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Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie IV/Chapitre VIII

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PARTIE IV.

CHAPITRE VIII.

Comment le mareschal suit la reigle de justice.

La vertu de justice, avec les autres biens qui sont au mareschal, reluit en luy merveilleusement, ne nul ne la pourroit mieulx garder à l’ongle qu’il la garde, comme il est nécessaire, par espécial au pays de par delà, voire sans ce que il use de rigueur non due, ne de cruauté, à créature née. Ains en tous ses faits plus tire, comme doibt faire tout bon justicier, sur miséricorde que sur rigueur, en gardant la ligne et la balance de droict que il veut faire à tous, en rendant à un chascun ce qui est sien. Et s’il la tient bien, et tousjours a tenue, il y appert au lieu où il est ; qui est une grande merveille à considérer, que par le savoir d’un seul chevalier gens tant rébarbatifs, si rebelles, et tant mal accoustumés de ne rien craindre, puissent estre ramenés à telle discipline et à telle paix, que tout homme pourroit porter à toutes heures l’or et le trésor sur sa teste ou en ses mains par toute la cité de Jennes, sans ce que nul luy ostast, ne luy en fist tort. Ny en un an pas une fois ne vient à justice une seule plainte d’une buffe donnée, ou d’une barbe tirée, au lieu qu’ils se souloient entre-tuer par la ville tous les jours comme chiens ; ni que l’un die vilainie, ne face oultraige à l’autre. Ains y court une telle générale parole entre grands et petits, quoy que ils ayent à faire ensemble : « Fay moy raison de toy mesme, ou monseigneur me la fera. » Si peut-on voir que c’est solemnellement bien garder justice. Pour laquelle vertu de justice bien gardée et ensuivi, est ensuit tel bien aux Genevois, que les riches, qui souloient eulx tenir enclos, et mussés pour peur des mauvais, comme devant est dict, monstrent maintenant manifestement eulx et leur avoir, sans avoir peur que tort ne grief leur soit fait. Et leur fait de marchandise, qui estoit comme tout destruict sur mer, et en moult petite quantité de nefs, est maintenant à merveilles grand. Et monte leur navire, qu’ils envoyent par tout le monde, à plus de sept cens grosses naves. Et les mauvais, qui souloient vestir riches robes de leurs larcins, sont contraincts, s’ils veulent vivre, de bescher en la vigne, ou de mener un asne. Ô Genevois, que tant debvez aimer celuy qui ainsi vous a mis de exil en franchise, de povreté en richesse, de deuil en joye, de ténèbres au clair jour, et qui a restauré de mort cent mille des vostres, qui ores fussent destruicts, s’il n’eust esté, et qui a gardé vostre cité de destruction ! C’est chose vraye, et nul ne peut nier, et il y paroist, et par son moyen vostre puissance s’estend à présent sur toute la mer et la terre. Quel guerdon rendrez-vous à vostre bon duc et gouverneur, qui tant de biens vous a faits et fait chascun jour de mieulx en mieulx ? Ou prendrez-vous mérite suffisant pour guerdonner ces grands biens ? Bien lui debvez obéir, l’aimer et le garder soigneusement, et prier Dieu pour luy, et qu’il le vous veuille sauver ; car s’il vous estoit failli, je me doubte que vostre gloire iroit au déclin ; car tous les mauvais d’entre vous ne sont pas péris, quoyque par crainte ils tiennent cachés leurs felons couraiges. Ô que grand bien seroit pour vous, si sa vie estoit perpétuelle ! Car plus n’y a de meschef en vostre fait fors ce qu’il est homme mortel, de qui la vie ne peult estre moult longue. Si le vous conviendra perdre une fois ; qui vous sera grande désolation. Mais tant que vous l’avez, accoustumez-vous à bonnes coustumes, à tenir justice, et à suivre la voye de bonnes mœurs, et vous mirez en luy. Si délaissez vos cruautés et anciennes mauvaises coustumes, de ainsi vous entre desfaire. De bonne heure vous estes donnés au roy de France, qui tel gouverneur vous a envoyé. Bien debvez bénir le jour que premier véistes celuy qui ainsi vous garde, gouverne et deffend, et qui entre vous est si droicturier justicier, que l’empereur Trajan, lequel tant fut jadis renommé par sa grande justice, et que les histoires recommandent tant. Oncques mieulx ne la garda, nonobstant que il descendit de son destrier, quand il estoit armé pour aller en bataille, et fist arrester tout son ost, pour faire droict et justice à la bonne dame veufve, qui luy requéroit droict d’un tort que on luy avoit faict.