Aller au contenu

Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie IV/Chapitre X

La bibliothèque libre.
◄  Chap. IX.
Chap. XI.  ►
PARTIE IV.

CHAPITRE X.

De la belle éloquence que le mareschal a.

Des vertus de cestuy bon mareschal pourroye dire sans cesser, mais pour tirer à la fin de mon œuvre, vrayement par ce que moult de gens me rapportent, et comme dit l’Escripture : « Le tesmoignage de plusieurs doibt estre creu ; » je tiens que nulle en luy ne défault. Et à tout dire, tant en y a, que tous ceux qui le voyent et hantent, qui ont bonne volonté de bien faire, prennent à leur pouvoir exemple à luy de toutes choses, et mettent peine à le ressembler. Et avec ce que il est très vertueux et très saige de bien et pourvuement ordonner tous ses faits, comme devant est dict, et que par sa bonté il est aimé, et par sa justice craint : son très beau langaige doulx, benin et bien ordonné et sans fraude, attire les cœurs de maintes gens, comme j’ay jà prouvé par le fait de l’église, où il ramena par sa saige et doulce parole les Genevois à vraye obéissance, et aussi par autres grands faits que il a tirés à fin par sa discrète éloquence. Si pourroit par adventure sembler à aulcuns qui orront ou liront ceste histoire, que forte chose soit que un homme sans avoir grandement estudié puisse avoir si bel et si orné langaige comme je dis. Mais ce ne doibt sembler merveille à nul qui a discrétion ; car il n’est savoir quelconque qui soit impossible à acquérir à homme qui mettre y veult grande diligence, s’il a entendement. Posons encore que l’homme soit de rude entendement, si est-ce comme dict le proverbe : « Que l’usage rend maistre. » Et pource que c’est moult belle chose et bien séante à tout prince et chevetaine de gent, et à tout gouverneur de peuple, et dont maints grands bien peuvent venir, que avoir beau laingage, et afin que chascun mette peine de l’acquérir, ne que nul se désespère de le pouvoir apprendre, tant ait rude manière de parler, je diray à ce propos aucuns exemples. Sainct Hierosme en son livre tesmoigne que Desmothènes acquit, par y mettre peine, la science de très solemnelle éloquence. « Et toutesfois, ce dit-il, estoit-il bègue à son commencement, et de très laide voix, et ne pouvoit proférer ses lettres. Mais il se travailla tant par grande peine et estude, et tant mit peine à matter le vice de sa langue, que il prononça souverainement ses mots. Et ainsi, par force de accoustumance, il corrigea le défault naturel de sa langue et de sa bouche. » Celuy mesme aussi fut souverain musicien, et toutesfois avoit-il naturellement très laide voix, mais par longue accoustumance, il ramena à douceur et accord mesuré et plaisant à ouïr, sa voix qui souloit estre laide et mal accordable, et desplaisante à ouïr. Et à brief parler, il estoit en toutes choses par nature si rude, excepté au désir de savoir qui estoit en luy, que Valère, en le louant grandement, dit de luy qu’il se combattit avec la nature des choses, et en fut vaincueur, en surmontant sa malignité par force de couraige très persévérant. « Et ainsi, ce dit Valère, sa mère enfanta un Démosthènes défectueux, et non parfait, et l’estude et accoustumance le rengendra et refit maistre vertueux et parfaict. » Et pourtant, dit le philosophe, du grand bien qui vient de l’éloquence et du gracieux et saige langaige, peut-on tirer à exemple ce que dit Tulles : « Que jadis les hommes habitoient ès bois et ès forests en guise de bestes, sans user de nulle raison, fors seulement de force corporelle, par laquelle ils pourchassoient leur vie. Mais adonc un homme de grande authorité, qui par éloquence et beau langaige leur monstra le grand bien de la vie civile, c’est-à-dire de la communauté de gens, et d’habiter et converser ensemble, soubs loix et ordre de raison, tant de ce les enhorta, que il les attira à icelle civilité, et que ils s’assemblèrent ensemble, et prirent à converser l’un avec l’autre. Et ainsi par la vertu d’éloquence furent premièrement fondées les cités. » Et à ce s’accorde assez la fable de laquelle faict mention Stace, qui dict : que Amphion fonda les murs de la cité de Thèbes par la douceur de sa chanson. Ce que nous pouvons entendre, que par son beau langage il peupla ceste cité. Et pareillement se peult entendre d’Orphéus, lequel les poètes dient : que il attiroit mesme les bestes sauvaiges, les serpens et les lyons au son de sa harpe. Ce sont les fières gens et cruels qu’il amollissoit et rendoit privés par son beau langaige.