Livre pour l’enseignement de ses filles du Chevalier de La Tour Landry/Chapitre 65

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Chappitre LXVe
Cy parle de la femme à Aman


Et encores vous diray un autre exemple sur ceste matière. Ce fust de la femme à Aman, qui fust femme du seneschal du roy, et vint de néant et de petites gens ; sy devint riche par son service et acquist terres et possessions, et gouverna aussy comme le plus du royaume. Et quant il devint sy riche et que il eust tant de bien, si s’en orguillist et fust fier et presumpcieux, et vouloit que l’en se agenoillast devant lui et que chascun luy feist une grant reverence. Sy advint que Mardocius, qui estoit noubles homs et avoit nourry la royne Ester, qui fut bonne dame et juste, et à cellui Mardocius desplaisoit sur tous l’orgueil et la presumpcion d’icellui homme, qui estoit venu de néant. Si ne lui daignoit faire honneur ne soy lever contre lui ne lui faire nulle reverence, dont cellui Aaman en fust bien fel et s’en plaigny à sa femme. Et sa femme, qui fut d’aussy grant couraige et orgueilleuse comme lui, ly conseilla que il feist lever un gibet devant son hostel et que il le feist pendre illecques, et lui meist aucun cas à sus. Et le fol creust sa femme à son grant meschief, et quant il fust pris et le gibet fut levé les amis de luy alèrent à la royne courant et lui comptèrent comment Aaman vouloit faire à cellui qui l’avoit nourye. Et la royne y envoya tantost pour celluy fait et envoya querre cellui Aaman ; si vint devant le roy, et fust la chose bien enquise et diligemment, tant qu’il fut trouvé que Mardocius n’avoit coulpe, et que l’autre le faisoit par envie. Adonc la royne Ester se agenouilla devant le roy son seigneur, et requist que l’en feist autelle justice de Aaman le seneschal, et qu’il feust pendu devant sa porte et ses vij. enffans, pour monstrer exemple que faulsement et par envie l’avoit jugié. Et ainsi comme la bonne royne le requist il fust fait, et lui avec ses vij. enffans fut pendu devant sa porte, par son orgueil et par son oultrecuidance et par le fol conseil de sa femme. Dont c’est grant folie à un homme qui est venu de petit lieu et de néant de soy orgueillir ne se oultrecuidier pour nul bien terrien qu’il ait amassé, ne mesprisier autrui ; ainçois, se il est sage, il se doit à tous humilier, affin de cheoir en la grâce de tous et affin que l’en ne ait envie sur lui. Car l’en a plus souvent envie et despit sur gens qui viennent de petit lieu que sur ceulx qui sont de bon lieu et d’ancesserie. Et aussy la femme ne fut pas saige, quant elle vit l’ire et le courroux de son seigneur, de le soustenir en sa folie. Car toute saige femme doit bel et courtoisement oster l’ire de son seigneur par doulces paroles, et espéciaulment quant elle le voit esmeu de faire aucun mal ou aucun villain fait dont deshonneur ne blasme leur en peust venir, si comme fist la femme à Aaman, qui ne reprist pas son seigneur de sa folie, ainçois l’atisa et li donna fol conseil, pourquoy il mourut vilement et ordement. Sy a cy bon exemple comment l’en ne doit point soustenir son seigneur en son yre ne en sa male colle, ainçois le doit l’en courtoisement re-prendre et monstrer les raysons petit à petit, et com- ment il en pourroit avenir mal ou dommaige à l’ame ou au corps. Et ainsi le doit faire toute saige femme vers son seigneur. Pourquoy, belles filles, prenez y exemple et regardez quel mal en avint à Aaman par la sotize de sa femme.