Lord Erlistoun/Chapitre 8

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Lord Erlistoun — Lord Erlistoun — 1861
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 290-307).


VIII


La vie, comme l’amour, a ses phases d’activité et de sommeil, ses moments d’hiver et de neige, où toute vitalité extérieure cesse, et où tout l’effort de la foi et de la raison est nécessaire pour nous convaincre que la vitalité subsiste. Nous marchons à grand’-peine et dans l’obscurité, comme chaque jour nous porte, pas plus loin.

Ainsi, pendant bien des jours, je ne sais pas combien, je vécus entre mon appartement et Mincing-Lane, prétextant l’excès des affaires pour excuser mon absence de Pleasant-Row, s’il était nécessaire de m’excuser. Pour tout ce qui s’y passait, j’étais aussi impuissant que si j’eusse vécu au pôle Nord. Mieux valait se tenir à l’écart.

Mais aussi fermement que je crois à la vie de la nature dormant sous la neige, je crois et je croyais dès lors à la vitalité éternelle de la vérité, du droit, et de l’amour sous sa forme la plus pure. Oui, je crois à l’amour. En dépit de toutes les contrefaçons, de tous les alliages, parfois si bien imités qu’ils peuvent passer quelque temps pour vrais, avec tout ce qui souille l’amour, tout ce qui le défigure, je ne doute pas qu’au fond du cœur de tous les honnêtes gens, hommes et femmes, ne réside cet or pur qui fait la richesse d’une vie lorsqu’on en découvre la valeur, et qui reste le trésor de la vie lors même qu’on n’en sait pas le prix, parce que c’est de l’or pur qui porte l’image et l’exergue du grand roi.

J’avais beaucoup appris dans ces quelques années. Marc Browne n’était plus ce Marc Browne dont le grossier château en Espagne s’était écroulé un jour au son de quelques paroles légèrement prononcées sous les marronniers. Le château était tombé, comme il le méritait peut-être, puisqu’il n’avait pas de fondements. C’était le seul effort en ce genre d’une jeunesse tardive ; nous autres hommes, nous bâtissons différemment.

Il me semblait maintenant que je n’avais jamais été tout à fait homme jusqu’à ce que le fardeau de ces deux chères personnes fût venu m’imposer une responsabilité qui me faisait comprendre à la fois ma faiblesse et ma force.

Oui, ma force ; magna est veritas et prævalebit, dit le peu de latin que j’ai eu le temps d’apprendre. Un homme qui possède la vérité en lui-même a bien peu de pénétration s’il ne peut pas distinguer chez les autres le vrai du faux, et celui qui peut se fier à lui-même ne craint pas de se fier pour tout le reste à la destinée, c’est-à-dire à la Providence.

Ma pauvre Jeanne ! Ma Jeanne ballottée, éprouvée, tentée, sans père, sans frère, sans ami, sans un cœur, à sa connaissance, sur lequel elle pût s’appuyer pour chercher du repos ou des conseils ! Quelquefois je pensais à lui venir en aide, et puis… Non, mon ancienne doctrine que le silence est permis, mais jamais l’hypocrisie, m’empêchait de devenir le conseiller de Jeanne. D’ailleurs il fallait que ce qu’elle avait à faire découlât de sa rectitude naturelle, il fallait nécessairement qu’elle souffrît seule ce qu’elle avait à souffrir.

Oh ! non, Jeanne, pas seule ! Si on pouvait dire plus tard les fardeaux qu’on a portés pour autrui, en secret et sans qu’on vous le demandât, si on pouvait compter les jours de mortelle inquiétude, les nuits sans sommeil, lorsque envers et contre toute raison l’esprit revient avec une terreur de femme à tous les maux possibles ou probables, se met à la torture, s’épuise et se heurte contre les limites du temps, de la distance et de la nécessité, quand on donnerait l’univers entier pour se lever et aller en avant !

Enfin, un soir je pris mon chapeau et je partis.

Une voiture s’éloignait de la porte de Pleasant-Row ; je tournai dans la rue à côté. Elle me dépassa de nouveau, et j’aperçus, plongé dans une rêverie qui allait jusqu’à la mélancolie, le doux visage de lady Émily Gage. Mon humeur cynique disparut pour faire place à une pitié abstraite pour quatre personnes, dont je ne dirai pas le nom ; les anges qui servent Dieu le savent.

Je trouvai lord Erlistoun causant avec ma mère. Tous deux tressaillirent ; ils croyaient que c’était Jeanne.

— Jeanne est dehors, seule, avec cette pluie battante ?

— Je n’y puis rien, Marc, elle le veut ; mais j’oublie que vous ne savez pas qu’elle a pris de nouveaux élèves, et qu’elle se donne autant de mal que si elle devait être toute sa vie une pauvre maîtresse de chant.

Lord Erlistoun s’élança vers la fenêtre et il resta là jusqu’à ce qu’un coup à la porte vînt annoncer l’arrivée de Jeanne.

Mouillée, crottée, un cahier de musique sous le bras, pâle, avec cet air épuisé que prennent peu à peu tous les maîtres, elle était là devant le jeune homme, si sensible aux choses extérieures par nature et par éducation. Peut-être sentit-elle quelque chose, quelque chose d’insaisissable que toute sa politesse courtoise ne put cacher ; elle rougit, dit vaguement qu’elle ne prenait jamais froid et monta chez elle.

Les contrastes ont leur bon côté, mais non ce genre de contraste. Toute la soirée, une foule de petits incidents, sans importance en eux-mêmes, vinrent assaillir Jeanne et la faire tressaillir comme une personne qui cherche à marcher d’un pas ferme, mais qui rencontre à chaque instant des pierres ou des épines, ces petites choses qui, involontairement, sans qu’on s’en rende compte, sont le signe du déclin de l’amour.

Elle prit son ouvrage. Lord Erlistoun, toujours oisif, s’assit auprès d’elle ; elle lui demanda machinalement où il avait été toute la semaine, et il répondit d’un ton d’excuse, par une longue liste d’engagements inévitables.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je sais que vous devez être très occupé, vous étiez à la réception de la Reine, lundi ?

— Oui, cela était nécessaire, en revenant de l’étranger ; et puis je m’attends à y retourner bientôt, pour cette mission diplomatique dont je vous ai parlé.

Jeanne fit un signe de tête.

— Lady Émily y était. Je l’ai vue en toilette. Elle était charmante, n’est-ce pas ?

— Il m’a semblé.

Là-dessus ma mère l’interrompit pour faire la commission de lady Émily, comment, trouvant lord Erlistoun ici et Jeanne absente, elle n’avait pas voulu rester.

— Elle avait un peu d’humeur, si une si aimable personne peut avoir de l’humeur. Je me figure que la vie du monde ne lui convient pas ; elle n’a l’air ni aussi heureuse ni aussi bien portante qu’il y a six mois.

La physionomie de lord Erlistoun avait toujours été expressive, elle parlait terriblement maintenant. Jeanne le vit. La sienne exprimait moins de doute et de souffrance que de profonde compassion ; mais, lorsqu’il leva les yeux, il tressaillit comme s’il ne pouvait supporter ses regards.

— Que faites-vous donc ? Vous êtes toujours occupée.

— Je corrige des exercices de contre-point pour mes élèves.

— Ses élèves ! répéta-t-il avec irritation. M. Browne, votre influence ici est au moins égale à la mienne, à ce qu’il paraît ; ne pourriez-vous pas faire comprendre combien il est inutile et comme il convient peu à miss Dowglas de prendre des élèves ?

— Elle n’en avait jamais eu jusqu’à présent, dis-je, à l’exception de lady Émily Gage.

Il garda le silence.

Jeanne dit doucement :

— Mes élèves me font du bien au lieu de me faire du mal. Le travail m’est nécessaire ; j’ai travaillé toute ma vie, je crois que je travaillerai toujours.

— Que voulez-vous dire ?

— Je vous le dirai un autre jour.

— Jeanne, miss Dowglas, j’espère que…

— Chut ! je vous en prie, j’ai dit un autre jour.

Lord Erlistoun consentit d’un air un peu honteux. Pendant le reste de la soirée il causa surtout avec ma mère et avec moi, parlant à peine à Jeanne. Mais, avant de se retirer, il la tira un peu à l’écart.

— Dans le court espace de temps qui s’est écoulé depuis mon retour, je n’ai jamais pu causer seul avec vous. Puis-je revenir demain, et en attendant, voulez-vous me faire le plaisir d’accepter ceci ?

Il plaça au troisième doigt de sa main gauche une bague étincelante de diamants ; avant qu’elle eût pu dire un mot, il avait disparu.

Tant que je fus là après son départ, Jeanne resta où il l’avait laissée, la bague brillant toujours sur sa main qui commençait à maigrir et à s’allonger comme la main d’une vieille femme.

Le lendemain, une voiture à deux chevaux vint étonner Mincing-Lane, et je vis apparaître lord Erlistoun dans le sombre bureau qui d’ordinaire m’apparfenait exclusivement à cette heure de la journée. Il était évidemment fort agité.

— Pardonnez-moi, je ne vous retiendrai pas deux minutes ; mais avant d’aller trouver votre cousine, je voulais vous demander si vous aviez en aucune façon conseillé cette lettre.

Ma surprise suffisait pour témoigner de mon ignorance absolue.

— Je le pensais bien, je vous ai toujours connu homme d’honneur ; vous ne voudriez pas suggérer quelque chose qui pût compromettre le mien. Lisez ceci et jugez entre nous.

L’idée d’un tiers jugeant entre deux amants ! J’hésitais.

— Je vous prie de lire ; vous êtes en quelque sorte son tuteur ; je réclame ceci comme mon droit.

La lettre n’était pas longue.

« Mon cher ami,

» Je vous renvoie ci-joint votre anneau. Un jour j’accepterai de vous quelque autre souvenir, comme d’un ami à une amie, mais pas d’anneau.

» Je crois qu’il vaut mieux vous écrire ce que je veux vous dire depuis quelque temps. Je veux vous demander de bannir de votre esprit toute idée que vous êtes engagé envers moi. Les raisons qui m’ont toujours fait résister à tout engagement formel de votre part se sont trouvées justes et bonnes. Vous avez toujours été libre, vous restez libre. Je vous connaissais mieux que vous ne vous connaissiez vous-même, et je ne vous fais pas l’ombre d’un reproche.

» Je crois que vous m’avez aimée tendrement et que vous m’aimerez toujours jusqu’à un certain point, mais non de cet amour complet et parfait que vous devez à votre femme et le seul que je consentirais à recevoir de mon mari. Je suis donc décidée à rester ce que je serai toujours,

» Votre amie affectionnée,

» Jeanne Dowglas. »

— Eh bien, monsieur Browne ?

Le cœur me battait horriblement, mais il fallait lui répondre.

— Je suis sûr que ma cousine a son parti pris, et qu’au bout du compte c’est ce qui vaudra le mieux pour tous deux.

— Et de quel droit ?… Mais j’oubliais que je vous avais demandé votre avis. Maintenant que vous l’avez donné, voulez-vous me faire encore la grâce de m’accompagner à Pleasant-Row ?

L’état d’esprit du jeune homme était si clair, qu’en qualité d’unique parent et ami de Jeanne je résolus de l’accompagner. À peine échangeâmes-nous un mot jusqu’à ce que nous fussions en sa présence.

Lord Erlistoun s’avança d’un air hautain.

— Miss Dowglas, j’ose me présenter par suite d’une lettre que j’ai reçue… (mais en la voyant, le courage lui manqua). Jeanne, qu’est-ce que cela veut dire ? En quoi vous ai-je offensée ?

— En rien.

— Alors, expliquez-vous. Il me faut une explication.

En voyant sa violence, Jeanne devint pâle comme le marbre ; mais cette fois encore elle se contint, par un sentiment supérieur à cet orgueil permis dont parlent les femmes, par le même sentiment qui, dès le début de la passion de lord Erlistoun, l’avait toujours amenée à penser d’abord à lui et à son bien.

— Avant de répondre, dites-moi un seul mot. Je sais que vous ne voudriez ni dire ni faire un mensonge. M’aimez-vous comme il y a trois ans ?

Il ne répondit pas, il n’osait pas.

— Alors, quelque puisse être le code d’honneur des hommes aux yeux de Dieu, ce serait pour vous un déshonneur que de m’épouser.

Ma mère quitta la chambre, j’allais la suivre, mais lord Erlistoun me rappela.

— Arrêtez ! mon honneur, que mademoiselle met en question, exige des témoins dans cette douloureuse crise.

Il s’adressa alors à Jeanne.

— Vous voulez donc me faire comprendre que vous regardez ma main comme indigne de vous ?

— Je n’ai pas dit indigne, mais vous savez (et elle le regardait fixement) ; vous savez bien que la seule chose qui rende le mariage légitime ou saint n’existe plus entre nous.

— Et quoi donc ? s’il m’est permis de vous le demander.

— L’amour, entendez-moi bien. Je n’ai jamais douté de votre honneur. Je sais que vous m’épouseriez, que vous seriez fidèle, tendre, affectueux, mais cela ne suffit pas ; il me faut de l’amour. Point de cœur à moitié donné par charité, ou par générosité. Le cœur de mon mari tout entier, ou rien.

— Est-ce votre ancien reproche, ma nature inconstante ? dit lord Erlistoun amèrement. Parce que vous n’êtes pas mon premier amour, comme on dit ?

— Non, je ne suis pas si folle ; pour la plupart des hommes le dernier amour vaut mieux que le premier ; ce sera le cas pour vous ; mais il faut que ce soit le dernier. J’aime mieux vous dire toute la vérité.

Jeanne parlait vivement, avec agitation, comme une personne longtemps comprimée.

— Vous disiez que j’étais un ange, mais je suis une femme, et même une femme pleine de défauts. Je sais ce que c’est que la jalousie, pénible à supporter en amitié, plus pénible encore en amour, mais dans le mariage, je ne pourrais pas la supporter. Cela me rendrait folle, cela me corromprait. Par conséquent, même pour mon propre compte, je n’ose pas vous épouser.

— Vous n’osez pas ?

— Ne vous fâchez pas ; je ne vous fais pas de reproche, mais ne fermons pas les yeux à la vérité. L’amour peut changer, il change ; il vaut mieux que ce soit chez un amant, pour qui cela est encore excusable et remédiable, que chez un mari qu’on mépriserait dans une certaine mesure tout en lui pardonnant.

— Vous me méprisez ! oh ! Jeanne !

À l’angoisse de sa voix, le sang-froid de Jeanne disparut à l’instant.

— Non, non, ce n’est pas votre faute ; j’aurais dû le prévoir, j’étais une femme et vous un enfant ; il était naturel, il était presque juste que vous changeassiez.

Elle s’agenouilla près de la table, sur laquelle il était appuyé, la tête cachée dans ses mains.

— Je ne voulais pas vous faire tant de peine, Nugent ! Nugent !

— Vous me méprisez, répéta-t-il, et vous avez raison, car je me méprise moi-même. Non, Jeanne, je ne peux pas vous dire un mensonge, je ne vous aime plus… de cette façon.

Peut-être la vérité restée jusqu’alors sans confirmation verbale ne l’avait-elle pas encore atteinte au cœur avec cette netteté inexorable ; Jeanne frissonna légèrement.

Lord Erlistoun continua avec passion :

— Je ne sais pas comment cela se fait, je ne me reconnais pas du tout ; mais c’est le fait. Depuis six mois, je suis un lâche et un hypocrite ; chaque jour a été pour moi une torture. Pour y échapper, j’allais me condamner à l’hypocrisie pour toute ma vie. Jeanne, ne me méprisez pas, plaignez-moi !

— Je vous plains.

— Voulez-vous me venir en aide ?

— Oui.

Elle sépara les mains crispées de lord Erlistoun et en prit une entre les siennes. Ce n’était plus la main d’un amant. Puis, se tournant avec un léger mouvement des yeux et des lèvres, elle me pria de sortir.

La sonnette retentit pour renvoyer la voiture de lord Erlistoun. Bientôt après, Jeanne vint à la porte et appela ma mère :

— Je voudrais un morceau de pain et un verre de vin.

Lorsque nous entrâmes, Jeanne était debout auprès de lui ; il mangeait et buvait ; c’était le signe de la dernière séparation. Il en avait besoin, car il était pâle comme un mort et ses mains tremblaient comme s’il eût eu la fièvre. Ce qu’il lui avait dit devait lui avoir beaucoup coûté ; mais il avait évidemment tout dit.

Jeanne prit la parole.

— Ma tante et mon cousin Marc, lord Erlistoun veut vous dire adieu, il repart presque immédiatement pour le continent. Quand il reviendra, je lui ai dit que nous serions tous ses plus fidèles amis (avec une intonation marquée sur ce mot), rien de plus.

Il resta encore quelques instants, la tête appuyée sur le dossier du canapé, tandis que Jeanne le regardait. Quel regard que le sien ! Ce n’était pas de l’amour, mais une tendresse ineffable, comme celle d’une mère pour un enfant malade. Le passion se consume ; l’attachement personnel s’en va, le besoin de la propriété personnelle disparaît complètement ; mais la tendresse qu’on garde pour ce qu’on a aimé une fois reste, je crois, indestructible. Honte à l’homme ou à la femme qui pourraient désirer qu’il en fût autrement, car, en tuant cette tendresse, on tuerait la foi à l’amour même, et douter de l’amour est la mort de l’âme !

Lord Erlistoun se leva. Jeanne dit qu’elle ferait quelques pas avec lui et il se rassit sans une parole. Il semblait se laisser guider complètement par elle. Une fois seulement, comme si quelque pensée irritante ne voulait pas se laisser dompter, je l’entendis qui murmurait :

— C’est inutile, je n’y puis consentir. Il ne faut pas le lui dire.

— Il le faut, c’est un devoir. Rien n’est plus fatal en amour qu’un secret. Il faut que je lui dise tout.

— Jeanne !

— Vous n’avez pas peur de moi, de moi, Nugent ?

À ce reproche, le seul qu’elle lui eût jamais fait, il céda complètement.

— Écrivez-moi seulement ; l’attente sera intolérable jusqu’à votre lettre.

— J’écrirai… une fois.

— Pas davantage ?

— Pas davantage.

Il leva les yeux et il vit un instant… si jamais un homme peut voir ce qui se passe dans le cœur d’une femme.

— Un mot seulement. Dites-moi que vous n’êtes pas malheureuse.

Jeanne hésita un moment, puis elle répliqua :

— Je ne crois pas qu’il soit dans la volonté de Dieu qu’une de ses créatures ait le pouvoir d’en rendre une autre malheureuse d’une manière permanente.

— Et vous me pardonnez ?

Jeanne se pencha vers lui ; il était assis, et elle le baisa au front, le premier baiser qu’il eût jamais reçu d’elle et le dernier.

Ils sortirent ensemble et suivirent, en se donnant le bras, la rue tranquille où on allumait les lampes dans de petits salons bien clos, pendant qu’on couchait les enfants récemment arrachés à leurs jeux, et qu’on attendait le retour des maris fatigués.

Il y a par là un cimetière entouré maintenant de maisons, mais qui était alors fermé seulement par une grille à travers laquelle on voyait et on sentait les fleurs qui croissaient en abondance autour des tombeaux. Au coin de cette grille, je vis Jeanne Dowglas et lord Erlistoun qui s’arrêtaient un instant, les mains entrelacées, puis ils se séparèrent. Il continua du côté de la ville, elle retourna lentement sur ses pas sans regarder en arrière.

Non, on ne revient pas en arrière dans le chemin qui finissait là pour elle.

Un cœur au moins saignait pour toi, Jeanne, ma Jeanne !

Je la suivis à une certaine distance jusqu’à Pleasant-Row, mais elle passa la porte. Déjà, le long des rues, d’un pas tantôt rapide, tantôt lent et pénible, dans tous les lieux qui lui avaient été familiers et qui étaient devenus pour elle, comme je l’ai dit, une terre sainte, sans qu’elle me vît, mais sans jamais la perdre de vue, je suivis ma cousine Jeanne Dowglas.

Enfin elle retourna au coin du cimetière, à l’endroit où lord Erlistoun l’avait quittée, et là elle resta longtemps appuyée sur la barrière, regardant les tombeaux.

Je la laissai en repos. Il valait mieux qu’elle enterrât son mort loin de ses yeux. Qui de nous n’en a fait autant ? Qui de nous, dans ce monde affairé, ne possède quelque tombeau ?

Enfin je traversai la rue et je touchai son bras.

— Jeanne ?

— Oh ! Marc, ramenez-moi à la maison, ramenez-moi à la maison !

Je la ramenai à la maison.