Luçon et Mindanao, récit et souvenirs d’un voyage dans l’Extrême Orient

La bibliothèque libre.
LUÇON ET MINDANAO
RÉCIT ET SOUVENIRS D’UN VOYAGE DANS L’EXTREME ORIENT.

Un voyage aux extrémités de l’Asie est devenu chose si facile, qu’on parle aujourd’hui d’aller en Chine ou au Japon comme on pouvait parler, il y a trente ans, d’aller en Italie ou en Espagne, et ces pays lointains nous seront bientôt plus familiers que certains coins de notre Europe. Cependant quelques terres asiatiques, bien que voisines des routes suivies par les paquebots, restent en dehors du grand mouvement qui se fait autour d’elles, n’attirent que de loin en loin le voyageur, et sont encore imparfaitement étudiées de ceux même qui en sont les maîtres. Les îles Philippines sont de ce nombre; l’Espagne, qui les possède, ne les a encore ni explorées à fond, ni entièrement conquises, et à côté des parties que sa domination a civilisées s’étendent des régions inconnues et des peuplades en lutte constante avec son autorité. C’est un épisode de cette lutte auquel il nous a été donné d’assister, ce sont les impressions rapportées d’un séjour de quelques mois dans l’archipel, que nous voudrions raconter ici, en recueillant nos notes de chaque jour, prises au milieu d’autres occupations qui nous laissaient rarement quelques heures de loisir.


I.

Les paquebots des Messageries impériales et de la Compagnie péninsulaire-orientale passent à côté des îles Philippines sans y toucher. Des bâtimens à vapeur espagnols de la marine de l’état vont chercher à Hong-kong la correspondance et les rares passagers pour l’archipel. Ces bâtimens sans cargo sont secoués comme des bouteilles vides par les lames courtes et irrégulières de la mer de Chine; aussi, quand on les voit vieux et fatigués, quand le mécanicien vous apprend que la machine en est à sa dernière traversée et ne pourra plus servir avant d’avoir été réparée à fond, on est bien aise, au bout de trois jours, d’apercevoir la côte de Luçon.

Après la Punta Capones[1], qu’on reconnaît d’abord, on côtoie les montagnes boisées qui se terminent au cap Mariveles; puis, passant entre ce cap et la petite île du Corregidor, on se trouve dans un véritable golfe qui a près de 150 kilomètres de pourtour. C’est la fameuse baie de Manille. Trop vaste pour qu’on puisse jouir d’une vue d’ensemble, elle ne répond pas à la renommée de beauté imposante qu’on lui a faite. On n’aperçoit que les points les plus élevés de ses rivages comme autant d’îlots à l’horizon, et les trois heures que nous mettons à la traverser avant de mouiller devant Manille sont trois heures de désappointement.

Il fait nuit close lorsque nous nous dirigeons vers la terre dans un de ces lourds canots que les Espagnols appellent falúas. Nous remontons lentement le fleuve Pásig, qui sépare Manille de ses faubourgs. Les mille fanaux des grosses barques qui se pressent le long des quais, les innombrables lumières des boutiques chinoises de Binondo, les chants des Indiens qui résonnent dans le calme d’une belle nuit tropicale, ont quelque chose de féerique; l’attrait de la nouveauté, le charme de l’inconnu, rendent l’impression plus vive encore.

Mais différens un moment les descriptions particulières pour jeter d’abord un coup d’œil rapide sur l’ensemble de l’archipel. Comprises entre le 5e et le 19e degré de latitude nord, le 115e et le 125e degré de longitude est, les îles Philippines présentent une superficie plus grande que celle de l’Angleterre et égale environ à la moitié de celle de la France. Elles peuvent se diviser en trois groupes principaux : au nord, la grande île de Luçon, qui renferme Manille, capitale de la colonie; au sud, l’île un peu moins grande de Mindanao; entre les deux, les îles Bisayas, dont les plus importantes sont, en commençant par l’ouest, Panay, l’Ile des Noirs (Isla de Negros), Cebú, Leyte et Sámar. Les Espagnols comprennent encore dans leurs possessions la longue île de Paláuan ou Paragua, située fort à l’ouest des Bisayas, — et au sud de Mindanao la chaîne des îles Joló ou Soulou, dont le souverain indigène reçoit une subvention de l’Espagne.

La colonie est régie par un général de division de l’armée espagnole. Comme d’ordinaire, son grade et l’avènement de tel ou tel parti au pouvoir ont surtout contribué à l’élever à ce poste; pour l’en faire descendre, il suffit d’un changement de ministère en Espagne. Ses innombrables titres commencent par celui de gouverneur et capitaine-général des îles Philippines. Il est le chef de l’armée et de toutes les branches du gouvernement; mais son pouvoir, déjà tempéré par un conseil dit d’administration, où siègent avec l’amiral commandant la station les principales autorités civiles, ecclésiastiques et judiciaires, est de plus fort entravé par la nécessité de recourir à Madrid pour toute décision de quelque importance. L’archipel est divisé en provinces gouvernées par des fonctionnaires civils ou militaires; les premiers réunissent aux fonctions administratives des pouvoirs judiciaires; les seconds ont auprès d’eux des hommes spécialement chargés de rendre la justice. Ces tribunaux de première instance relèvent directement du tribunal suprême ou audiencia, siégeant à Manille, et dont le président est appelé regente.

Manille a une population d’environ 99,000 âmes; elle se divise en deux parties dont la physionomie est entièrement distincte. Sur la rive droite du Pásig est bâtie Manille proprement dite ou la ville de guerre entourée d’une enceinte de fortifications; sur la rive gauche s’élèvent les faubourgs Tondo, Binondo, Quiapo, Santa-Cruz, San-Miguel, Meisig, qui occupent une étendue beaucoup plus considérable que la ville, et qui sont, Binondo surtout, le centre des affaires commerciales; tout y est vie et mouvement. Dans les rues de la Escolta et del Rosario, les plus larges de Binondo, circule une foule compacte de piétons et de voitures : calèches légères attelées de deux petits chevaux indigènes qu’un cocher tagal coiffé du salacot[2] conduit à fond de train; lourds chariots chargés de sucre ou d’abacá[3], dont le conducteur sommeille bercé par le pas cadencé du buffle qui les traîne; coulies chinois pliant sous le poids de balances à deux paniers et auxquels le cocher indien, quand il ne renverse pas leur charge, allonge au moins un coup de fouet en passant. Sur les trottoirs, l’Européen, avec son costume de toile blanche et son large chapeau de paille, coudoie le commerçant chinois pressé par l’appât du gain, l’Indien et le métis étalant avec orgueil les couleurs voyantes d’une chemise de júsi et de sinamay[4], l’Indienne à la démarche gracieusement nonchalante. Il faut toute l’animation de cette foule bigarrée pour faire oublier la laideur et la vétusté des maisons. La partie inférieure seule est en pierre, elles n’ont qu’un étage, et sont surmontées d’un énorme toit en tuiles qui se prolonge sans interruption d’un bout de la rue à l’autre. Rien de moins comfortable que ces habitations, aucune fraîcheur pendant la saison chaude, qui dure de mars à juin, et, quand commence avec juillet la saison des pluies, on ne sait pendant trois mois dans quelle partie de sa chambre se réfugier pour échapper aux gouttières.

Sur les petites rivières qui sillonnent les faubourgs glissent, rapides et silencieuses, poussées par des pagaies, les pirogues indiennes ou bancas, faites d’un seul tronc d’arbre; elles apportent de la campagne de l’eau, de l’herbe fraîche, des fruits et surtout des cargaisons de cette noix d’arec que le Tagal, comme tous les Malais, enveloppe pour la mâcher dans une feuille de bétel enduite de chaux. Le buyo (c’est le nom qu’ils lui donnent) leur est presque aussi nécessaire que la nourriture. La principale de ces rivières, le rio de Binondo, est un véritable canal encaissé entre les maisons; elle reçoit les eaux des ruisseaux ou esteros de Sibacon, de Tutúban et autres qui baignent les faubourgs indiens de Troze et de Meisig, situés derrière Binondo. Ces faubourgs sont de larges espaces couverts de ces cabanes en bambou et nipa qui sont la demeure des paysans tagals. Elles ne leur coûtent ni bien du temps, ni bien de l’argent à construire. Avec le bolo, grand couteau dont il se sert très adroitement, l’Indien taille dans le bambou toutes les pièces de sa maison ; sur les bords marécageux de l’estero, il coupe les grandes palmes de la nipa, semblables à celles du cocotier, et en façonne son toit. Les planchers de bambou, qui crient et fléchissent sous les pieds, n’en sont pas moins solides. Pas un clou cependant dans toute cette structure, tout est uni et affermi par des ligatures en rotin ou en écorce de bambou ; mais dans une telle demeure gare aux ouragans! Un typhon enlèvera la maison, et l’estero débordé entraînera au Pásig tout ce qu’elle renferme. Gare surtout à l’incendie, quand il se déclare au milieu d’une agglomération de cases indiennes! Elles flambent comme des torches, et le bambou, éclatant sous l’action du feu, propage le fléau en tout sens; rien ne l’arrête. Aussi alors voit-on l’Indien enlever de chez lui tout ce qu’il peut porter; ce qui est trop pesant, il le jette à l’estero, où il le retrouvera le lendemain, et contemple d’un œil tranquille la ruine de sa demeure. J’ai vu par une belle nuit de juin brûler un millier de ces cases; sur un espace de 1 kilomètre carré, tout fut détruit. Au-dessus de l’immense brasier, où pétillaient la nipa et le bambou, se dressait la somptueuse maison d’un riche métis que l’incendie dévorait à l’intérieur, et qui semblait éclairée pour une fête. Au milieu de ce lugubre spectacle, pas de courses tumultueuses, pas de cris de désespoir, pas de désordre; chaque famille enlevait tranquillement ce qu’elle voulait sauver, et s’en allait camper loin du feu.

Quand on quitte les faubourgs pour traverser le Pásig, et qu’on franchit l’enceinte de Manille proprement dite, on est frappé du contraste entre les deux parties de la ville. La ville de guerre renferme avec les casernes les demeures des autorités et les couvens. On laisse sur l’autre rive des rues pleines de lumière, remplies de l’animation d’une capitale, et l’on pénètre dans une ville déserte. Les maisons, noircies par le temps, ont l’air délabré; les rues, tirées au cordeau et se coupant à angles droits, sont mal tenues, sombres, silencieuses. L’air circule mal dans tout cet espace enfermé de remparts. L’enceinte bastionnée de Manille est du XVIIe siècle. Deux des côtés de la ville, dont l’un touche à la plage et l’autre au Pásig, forment un angle aigu dans lequel est bâti le petit fort appelé Fuerza de Santiago, qui a plus d’une fois joué un rôle dans l’histoire des Philippines. Les fortifications sont bien conservées; l’armement est en bon état, mais fort ancien. En se promenant sur les remparts, on peut voir tel affût qui date du siècle dernier, et dont le bois de molave a bravé les termites et les pluies tropicales, tandis que les ferrures ont été plus d’une fois renouvelées; tel canon de bronze dont les élégantes moulures feraient mieux dans un musée que derrière un parapet. Dans le siècle des canons rayés et des projectiles d’acier, de pareilles défenses sont insuffisantes. Manille d’ailleurs n’est pas protégée du côté de la mer; deux vaisseaux cuirassés auraient aussi facilement raison des faibles navires de son apostadero[5] que du vieil armement de ses murailles; mais, une fois Manille occupée, resterait à faire la conquête de l’archipel, et l’expérience a prouvé que ce n’était pas chose aisée.

En 1762, une escadre anglaise se présentait inopinément devant Manille, et apprenait à la ville étonnée que l’Angleterre était en guerre avec l’Espagne en la sommant de se rendre. L’archevêque gouvernait alors par intérim. Il fait à la hâte quelques préparatifs de défense, appelle à son secours les Indiens des provinces; mais l’ennemi a seize bâtimens et de nombreuses troupes de débarquement : au bout de dix jours, il faut songer à capituler. L’archevêque, avant de livrer la ville, nomme lieutenant-gouverneur un simple juge, D. Simon de Anda. Ce vieillard énergique s’embarque, disent les historiens, « dans un canot, pendant la nuit, avec quelques rameurs, un domestique tagal, 5,000 piastres en numéraire et quarante feuilles de papier timbré. » Il traverse ainsi la baie de Manille et s’établit à Bacólor, dans la province de la Pampanga. Il y organise la résistance, et pendant quinze mois, à force d’activité et de courage, secondé par la grande majorité des populations, il tient tête aux Anglais. Malgré les révoltes que ceux-ci cherchent à fomenter parmi les Chinois et même les Indiens, malgré une somme de 5,000 piastres offerte à qui amènerait Anda vivant, celui-ci arrête les progrès des envahisseurs, et les tient enfermés dans Manille jusqu’à ce que la nouvelle de la paix de Paris délivre l’archipel de leur présence.

La tâche des conquérans serait aujourd’hui plus difficile encore, et leur succès plus douteux. D’une part, un siècle écoulé a consolidé la domination espagnole; de l’autre, l’armée, qui était alors à peine formée, est maintenant organisée d’une manière permanente; elle est recrutée presque entièrement parmi les indigènes, à qui l’habitude du climat donne sur les Européens un avantage considérable. L’armée des Philippines se compose de dix régimens d’infanterie indigène, dont sept sont distribués dans Luçon et les îles adjacentes, et trois dans Mindanao, indépendamment de deux bataillons d’artillerie, dont l’un est européen, l’autre indigène, et de deux compagnies de sapeurs du génie. Deux escadrons de cavalerie indigène pour l’escorte du capitaine-général et pour sa garde, une compagnie de hallebardiers européens, dite garde du sceau royal, complètent l’effectif total, qui est de 9,000 à 10,000 hommes. Presque tous les officiers et la plupart des sous-officiers sont Européens. Pour que le soldat tagal marche avec assurance, il faut qu’un visage blanc lui montre le chemin. Le Tagal a du reste d’admirables qualités militaires, qui ont pu être appréciées par nos officiers lors de la première expédition de Cochinchine. Il a l’intrépidité que donne le mépris de la mort propre aux races asiatiques; il est dur aux fatigues et aux souffrances; il est d’une incomparable agilité, d’une sobriété à toute épreuve ; sa nourriture ordinaire est la morisqueta ou riz cuit à l’eau, qu’il assaisonne à sa manière; le pain et la viande qu’on lui distribue ne lui sont pas choses absolument nécessaires; il subsistera, s’il le faut, plusieurs jours en mangeant quelques bananes et en mâchant son buyo. Le Tagal est généralement petit, mais robuste, musculeux, bien fait; coquet et soigneux de sa personne, il se tient toujours propre et sait se donner bonne tournure. Aussi avec sa blouse, son pantalon de coton bleu et son chapeau à larges bords recouvert de toile blanche, la troupe a-t-elle fort belle mine.

Les casernes ne sont pas moins bien tenues que les soldats. Entrons en passant dans le quartier de l’artillerie indigène; tout y est d’une propreté sans tache. Les planchers sont polis à force d’être frottés; chaque homme a sa caisse en bois verni qui contient ses effets, et sur laquelle sont bouclés le petate ou natte de paille, un petit oreiller qui, étendus à terre, forment son lit. Au fond de chaque chambre est dressée une sorte d’autel, orné et entretenu par les soldats, et surmonté d’une image de sainte Barbe, patronne des artilleurs. L’Indien ne saurait vivre sans une image de saint auprès de lui.

En faisant le tour des remparts, on voit, au-delà de l’avant-fossé, se dérouler une longue allée bordée de grands arbres ; c’est la Calzada, la promenade publique. Là, par les belles soirées de la saison chaude, tout Manille, échappant à l’atmosphère étouffante des rues, vient se grouper autour de la musique de quelque régiment indigène, ou chercher un peu de fraîcheur dans le voisinage de la mer. Les calèches vont et viennent, les petits chevaux tagals luttent de vitesse; chacun veut trouver dans la rapidité de la course une brise artificielle moins molle que la tiède brise du soir; mais si le rivage est animé, la rade ne l’est guère. Hormis les barques amarrées au quai du Pásig, on ne voit que fort peu de bâtimens mouillés devant Manille. Le commerce des Philippines est encore dans l’enfance, et il n’y a pas lieu de s’en étonner quand on voit combien d’entraves en ont toujours arrêté le développement.

Du haut des remparts de Manille, on embrasse toute l’étendue de la ville, et l’on se rend compte de sa physionomie. Ces fortifications massives à revétemens de pierre, ces grandes églises, ces couvens ont un air d’antiquité européenne qu’on ne voit nulle part dans l’extrême Orient, et qu’on est presque surpris d’y rencontrer. Dans la ville de guerre comme dans les faubourgs, on retrouve à chaque pas les traces du tremblement de terre du 3 juin 1863, l’un des plus terribles qui aient remué cette terre volcanique. Les belles églises de Santa-Cruz et de Binondo sont, l’une fort endommagée, l’autre entièrement détruite; plus d’un couvent, plus d’une église sont ou ruinés ou ébranlés dans leurs fondemens; le grand pont de pierre sur le Pásig est rompu et remplacé par un pont de bateaux; la douane, la grande manufacture de tabac, les plus beaux édifices sont tombés. Sur trois côtés de la plus belle place de Manille s’élevaient autrefois la cathédrale, grandiose comme les cathédrales d’Espagne, le palais des capitaines-généraux et l’hôtel de ville. Aujourd’hui ce sont trois monceaux de ruines sur lesquelles poussent çà et là des arbustes. En parcourant Manille trois ans après l’événement, je m’étonnais de voir qu’on n’eût pas essayé de relever ces ruines, qu’on n’en eût même pas remué les débris. « L’argent manque, » me répondait-on en haussant les épaules.

J’avais été témoin en Espagne de l’émotion produite par le tremblement de terre de Manille, et il m’était resté l’impression que la métropole avait beaucoup fait alors pour sa colonie. Les souscriptions particulières avaient atteint un chiffre assez élevé; un décret royal avait ouvert un crédit de 2 millions de piastres. à semble, à première vue, que cela aurait dû suffire avec les ressources de l’archipel pour relever au moins quelques-unes des principales ruines; mais les Philippines étaient alors hors d’état de se secourir elles-mêmes, car le budget de la colonie présentait un déficit à la fin de 1863. Dans celui de l’exercice de 1864-65, il ne figure qu’une somme de 100,000 piastres[6] « pour reconstruction et réparation des temples et couvens ruinés le 3 juin. » En outre le crédit ouvert par décret royal fut annulé dès juin 1864 avant qu’on en eût dépensé la moitié. C’est donc à peine 1 million de piastres qui a été employé à réparer cet immense désastre. On a élevé à la hâte des baraques de bois pour tenir lieu des édifices publics ruinés ou devenus trop dangereux; ce sont des églises provisoires, une manufacture de tabac provisoire; tout est dit provisoire à Manille, quoiqu’on ne songe pas à rien reconstruire de définitif. On a jeté un pont de bateaux sur le Pásig, on a meublé, pour en faire la résidence du capitaine-général, un collège dit de Santa-Potenciana, qu’il n’habite guère, parce qu’il préfère à l’air étouffé d’une rue de Manille l’air pur et le beau jardin baigné par le Pásig de sa maison de campagne de Malacuñan. Tous ces travaux sont peu de chose, il faut en convenir. Aussi, en voyant en 1866 tous ces édifices abattus, j’aimais à penser que, si l’on avait fait peu pour le service public, c’était peut-être pour mieux soulager les infortunes privées.


II.

Rien n’est plus monotone que la vie qu’on mène à Manille. Si l’on excepte les premières heures de la matinée, où l’on jouit d’une fraîcheur relative, on est toute la journée, bon gré mal gré, enfermé chez soi par l’ardeur du soleil, sans qu’on échappe pour cela à la chaleur. En dépit de mille précautions, la température des maisons reste étouffante; il semble qu’on y vive dans un bain de vapeur, et l’on appelle de ses vœux la fin du jour; mais alors viennent les visites à rendre ou à recevoir, et peut-être faut-il aller à quelque tertulia où la conversation n’a guère d’autre aliment que les commérages de la ville et les nouvelles d’Europe, arrivées quelquefois depuis quinze jours. Il ne reste plus que le temps de faire un tour en voiture, à la Calzada, ou d’arpenter à pied le quai de Pásig, qui se prolonge en jetée dans la mer et qu’on nomme le Malecon.

Heureusement les tertulias sont rares, et l’on a souvent devant soi plusieurs heures d’une belle soirée. Ce n’est pas la Calzada qui nous attire alors ; nous nous lassons vite du spectacle des voitures, l’ennui nous gagne à passer vingt fois devant les figures lamentables de deux municipaux indiens à tricornes énormes qui, postés à chacune des extrémités de la promenade, s’assoupissent sur leurs petits chevaux au bruit monotone du tourbillon qui les enveloppe. Nous aimons mieux errer dans la campagne, dont le riant spectacle rafraîchit et délasse après les longues heures du jour. Qu’elles sont belles ces routes bordées d’élégantes maisons et ombragées de manguiers, de tamariniers, de bambous! Qu’ils sont gracieux ces villages tagals, encadrés dans une luxuriante verdure qui laisse entrevoir le rideau bleuâtre des montagnes de la Lagune ! Quel air de paix et de bonheur dans toute cette population! Sampáloc, Mariquina, San-Fernando de Dilas, Santa-Ana, Malabon, tous ces noms des environs de Manille éveillent aujourd’hui en moi des souvenirs d’une indicible poésie, que je ne puis séparer des souvenirs de l’ami qui a partagé avec moi toutes les émotions de ce long voyage; mais la ville n’en est que plus chaude et plus, triste quand il faut y rentrer pour la nuit.

Une occasion s’offre à nous de faire une excursion en province ; nous la saisissons avec empressement. M. P., négociant français, qui occupe depuis de longues années une position élevée dans le commerce de Manille, et à la parfaite obligeance duquel nous sommes redevables de plus d’un détail intéressant, nous met en relation avec M. Martinez, qui possède des propriétés et une fabrique de sucre dans la Pampanga. Cette province borde la baie de Manille du côté du nord.

Le 10 avril, le vapeur Filipino nous transporte en trois heures à l’embouchure de la rivière Pásig, dont nous remontons le cours pendant quelques kilomètres entre des rives couvertes de palétuviers et de nipa. Du village de Guagua où nous débarquons, nous gagnons le chef-lieu de la province, Bacólor, illustré au siècle dernier par la glorieuse résistance de D. Simon de Anda dont nous avons déjà parlé. C’est chez le gouverneur de la province que nous descendons. Sa maison est appelée la Maison-Royale (Casa-Real) ; lui-même a le titre d’alcade-mayor. On ne saurait être plus empressé que don Juan Muñiz Alvarez. Après nous avoir fait les honneurs de sa maison, il veut nous faire lui-même les honneurs de sa province : il nous mène chez M. Martinez. En avant de sa voiture galopent quatre cavaliers indiens de misérable apparence et singulièrement équipés : ils portent la blouse et le chapeau blanc des troupes des Philippines, et sont armés de lances aux flammes rouge et jaune, couleurs espagnoles; perchés sur des selles de forme étrange, ils ont pour étriers des blocs de bois grossièrement taillés dans lesquels un creux imperceptible ne leur permet d’appuyer que le gros orteil de leurs pieds nus. Les chevaux sont aussi mal tenus que les hommes. Les cuadrilleros (c’est ainsi qu’on nomme ces irréguliers) sont une milice destinée à purger le pays des bandits (tulisanes), qui l’infestaient il y a peu de temps encore. Ils sont fournis par les villages ; le gouvernement leur donne chevaux, fusils et lances, mais ils ne reçoivent aucune solde, et n’ont d’autre privilège que d’être exempts de la prestation personnelle : aussi vivent-ils en général « sur le pays, » prenant à droite et à gauche ce qu’on veut bien leur donner ou ce qu’ils trouvent à leur convenance. Même quand ils prennent ce qu’on ne leur donne pas, ce n’est à leurs yeux que profiter légitimement de cette hospitalité dont les Indiens se font gloire. Le Tagal se vante de pouvoir traverser toute l’île de Luçon, de Cagayan à Albay, sans dépenser un réal, car toute maison indienne lui est ouverte. Bien qu’étranger aux endroits qu’il traverse, il entre sans mot dire dans la première case de bambou qu’il rencontre, s’y installe pour la nuit, prend part au repas de la famille, et repart le lendemain sans seulement remercier, tant la chose lui semble naturelle. Le long de la route que nous suivons sont étalés sur de petites échoppes quelques bananes, du buyo, un peu de riz enveloppé dans une feuille de bananier. Le passant choisit ce dont il a besoin et continue sa marche sans payer; personne n’y trouve à redire.

San-Fernando est la résidence de M. Martinez et le but de notre voyage. C’est un grand village de 12,000 habitans, situé au bord de la rivière Bétis, au milieu des aréquiers, des manguiers, des bambous. La maison de M. Martinez, celle du curé et le siège de la municipalité, qu’on nomme dans l’espagnol du pays la casa tribunal, sont construites sur le modèle des maisons de Manille. Presque toutes les autres sont de ces maisons légères que les Espagnols appellent casas de caña y nipa.

A peine sommes-nous arrivés qu’une députation d’Indiens, précédés d’une musique, se présente pour nous offrir ses félicitations; c’est la municipalité indienne, son chef, le gobernadorcillo, en tête. Ils portent comme tous les Indiens la chemise hors du pantalon; mais, pour constater leur dignité, ils mettent par-dessus une petite veste ronde d’étoffe noire : ce sont des personnages. Le gobernadorcillo ou capitan, qui équivaut à un maire de village, porte la canne à grosse pomme d’or des autorités espagnoles; ceux qui l’accompagnent sont les principaux (principales) de l’endroit, qui y ont exercé ou y exercent des fonctions. Le chef de ce corps municipal, sinon le corps tout entier, est censé avoir une certaine instruction et savoir l’espagnol; en fait, c’est chose fort rare, et le gobernadorcillo se fait presque toujours assister, pour se tirer d’embarras dans les circonstances difficiles, par un adjoint extra-officiel qui reçoit le nom de directorcillo. A San-Fernando, le capitan et son adjoint semblaient aussi embarrassés l’un que l’autre; ils se tenaient devant nous tête basse sans pouvoir articuler un mot. Notre hôte vint à leur secours en leur traduisant notre espagnol en dialecte pampango[7].

Nous sommes au mois d’avril; c’est à la fois le moment de la plantation et de la récolte de la canne à sucre. Tout l’ingenio[8] de M. Martinez est en activité. Ici, l’on coupe de la canne une bouture longue de 10 centimètres qu’on enfonce dans le sol; là, une petite machine à vapeur en plein vent, que manœuvrent des Indiens et des Chinois, écrase la tige comme dans un laminoir et en exprime le jus; plus loin, on fait subir au précieux liquide plusieurs cuissons successives, puis on en remplit des vases en terre de la forme d’un pot à fleurs qu’on nomme pilones. Lorsque le sucre a durci, on débouche le fond des vases afin d’en laisser couler la mélasse, qui s’emploie soit à la fabrication du rhum, soit à un breuvage pour les chevaux : les poneys tagals n’aiment que l’eau sucrée. La canne dont on a exprimé le jus est séchée au soleil, et sert à alimenter les fourneaux de l’usine. Le sucre figure dans les exportations de Manille pour plus de 3 millions de piastres (15,780,000 fr.); l’Angleterre et ses colonies, l’Australie surtout, en consomment plus des quatre cinquièmes. Le sucre des Philippines est toujours exporté à l’état brut. Il y a près de Manille des raffineries, mais on y purifie le sucre d’une manière imparfaite, car on ne voit pas de sucre blanc aux Philippines; on ne sert que des gâteaux spongieux et jaunâtres analogues aux azucarillos d’Espagne et qu’on appelle caramelos.

La plupart des ingenios des Philippines sont encore très primitifs; il n’y en a qu’un petit nombre où l’on se serve de la vapeur. Presque partout les moulins à broyer la canne sont de grossières machines mises en mouvement par des buffles, et l’on ne trouve guère d’établissemens montés sur une grande échelle. La culture du sucre est cependant de toutes les cultures des Philippines celle qui rapporte le plus, et n’est-ce pas dire beaucoup quand on parle d’une terre si merveilleusement fertile ?

La partie méridionale de la Pampanga est un des districts les plus peuplés et les mieux cultivés de l’île de Luçon. La campagne est plate, mais couverte de beaux arbres et d’une éclatante verdure. En quittant San-Fernando, nous prenons la route qui conduit à Aráyat par les villages de Mexico et Santa-Ana, tous deux d’environ 15,000 habitans. Les municipalités et les musiques se présentent au passage; il faut s’arrêter pour reconnaître leur bon vouloir. Le maire de Mexico sait l’espagnol, et s’empresse de nous en donner la preuve en se servant de la langue castillane pour nous offrir l’hospitalité : vamos á casa (allons chez moi). C’est laconique, mais c’est dit avec cordialité, et ce brave homme serait heureux, j’en suis sûr, de voir les Castilas[9] chez lui. Nous n’avons pas le temps de nous rendre, à ses désirs; il s’en dédommage en montant à cheval avec tout le corps municipal pour nous escorter jusqu’au village suivant. Partout on veut en faire autant, et nous n’échappons à la poussière d’une escorte que pour retomber dans celle d’une autre. A l’entrée des villages s’élèvent des constructions en bambou qui font arche au-dessus de la route, et sous lesquelles se tiennent des groupes d’Indiens. Quien vive? nous crie une sentinelle armée d’un fusil ou d’une lance. — España, répond notre cocher en fouettant ses chevaux d’un air vainqueur. Ces postes, qu’on nomme en tagal bantayan, sont établis pour la sûreté des villages, et font des rondes la nuit.

Nous arrivons tard à Aráyat, gros village situé au pied d’une montagne de même nom dont le sommet boisé se dresse isolé au milieu de la plaine. C’est chez une Indienne que nous devons loger; veuve d’un gobernadorcillo ou capitan, elle est connue dans le pays sous le nom de la capitana Sirlang. Nous nous promettons déjà de passer enfin une nuit dans une case de bambou. Quel n’est pas notre étonnement de trouver une grande et belle maison éclairée à giorno, des lustres, de grandes glaces, des parquets cirés, des meubles élégans! La vieille capitana nous a reçus sur l’escalier; elle porte tout le costume indien, mâche le bétel, et tient à la main un énorme cigare allumé ; les femmes en ce pays fument autant et plus que les hommes. Elle ne sait pas un mot d’espagnol, et nous promène en silence par toute sa maison en traînant langoureusement ses chinelas[10]. Ce qu’elle nous fait voir avec le plus de complaisance, ce ne sont pas ses beaux meubles, ce ne sont pas même ses lits tendus des plus riches tissus de fil d’ananas brodés; ce sont trois statuettes en ivoire, ouvrage du pays, et fort bien sculptées vraiment, qui représentent l’un l’enfant Jésus habillé en général espagnol, les deux autres la Vierge et saint Joseph vêtus de riches étoffes. C’est ce qu’elle appelle ses santos.

On ne peut s’arrêter dans un village indien sans faire visite au principal personnage, au curé. Le curé est comme le roi du village; depuis le gobernadorcillo, qui en est la première autorité, jusqu’au dernier habitant, tous se découvrent devant lui et viennent lui baiser la main avec un respect affectueux et presque filial. Tous les curés européens appartiennent à l’un des quatre ordres monastiques qui se sont partagé les Philippines : augustins, récollets, dominicains et franciscains. Beaucoup d’entre eux ont passé les années de leur jeunesse à évangéliser les tribus sauvages, et achèvent leur vie au milieu des populations chrétiennes converties par leurs prédécesseurs. Les ordres monastiques étant abolis en Espagne depuis plus de trente ans, chacun de ces quatre ordres n’a plus dans la péninsule qu’un séminaire qui envoie aux Philippines des missionnaires et des curés. Ces hommes, en se faisant moines, renoncent à leur pays natal et à tout espoir d’y revenir; ils se consacrent désormais à cette nouvelle patrie, qu’ils vont chercher au-delà des mers, avec tout le zèle de gens qui n’ont plus rien autre au monde ; ils prennent les habitudes du pays, en apprennent la langue, et, vivant seuls au milieu des Indiens, se font pour ainsi dire Indiens eux-mêmes. C’est là le secret de leur influence. Les ordres religieux, en envoyant leurs membres dans ce pays lointain auquel ils se dévouent sans réserve, leur ont assuré une existence proportionnée à l’importance de leur mission. Quelque peu considérable que soit le village, quand même il ne se compose que de cases de bambou, deux édifices sont invariablement en pierre et de dimensions monumentales : l’église et la maison du curé (el convento).

Le père Torres, curé d’Aráyat, n’est pas des plus mal partagés sous ce rapport. Le spacieux convento du village est entouré d’un jardin où abondent les plus belles plantes du pays. Devant la porte, un ilang-ilang[11] en pleine fleur pousse ses rameaux jusqu’au toit, remplit l’air de son parfum pénétrant. Un chemin mène du convento au mont Aráyat sous des ombrages de bambous, de mimosas, de cent arbres nouveaux pour nous. Sur le flanc boisé de la montagne, à côté d’une source digne de la Suisse, le padre s’est construit une maison d’agrément (casita de recreo). La source alimente un grand réservoir destiné au bain. On est voisin de l’épaisse végétation qui couvre l’Aráyat, et l’on voit au pied les maisons du village dispersées dans la verdure. Quel charme on éprouve à explorer cette belle nature, à gravir ces pentes escarpées ! Gardons-nous toutefois de porter la main aux branches des grands arbres, car parmi eux se trouve l’ortie des Philippines; la brûlure qu’elle inflige est en proportion de la taille extraordinaire de cette plante.

Nous trouvons en rentrant la table de la capitana Sirlang richement servie; un daim tué dans les bois des environs en est la pièce de résistance. La maîtresse du logis et ses filles ne prennent point part au repas; elles se tiennent debout derrière nous pour surveiller le service. Le dîner fini, après nous avoir reconduits auprès d’une table sur laquelle famé, à côté de plats d’argent chargés de cigares et de bétel, le pebete ou encens chinois, elles vont s’accroupir dans un coin et manger le riz avec les doigts. L’Indien même le plus riche reste insensible aux délicatesses de notre comfort.

Notre étape suivante est Sulipan, Ce village est situé au bord d’une large rivière navigable dont les rives sont couvertes de bambous gigantesques, et qui est connue dans le pays sous le nom de Rio-Grande de la Pampanga. Nous y recevons l’hospitalité d’un métis chinois (mestizo sangley). Il a été gobernadorcillo, et jouit par conséquent de la position respectée, ambitionnée de tous, d’exmaire ou capitan pasado. Sa maison, moins grande que celle de la capitana Sirlang, est aussi élégante, aussi propre dans ses moindres détails. Là aussi, on nous sert un dîner somptueux, auquel notre hôte ne s’assied pas. Deux curés du voisinage viennent ensuite mêler leur conversation pleine de verve aux joyeux propos qui s’échangent autour du café et des cigares; la musique du village nous donne une sérénade. Les Indiens ont au plus haut degré le sentiment musical. Le noyau de ces musiques de village est formé d’anciens musiciens militaires; un régiment allemand n’eût peut-être pas renié celle de Sulipan. Nos chambres sont remplies de la douce odeur que répandent des guirlandes de sampaguita[12]. Un enfant vient encenser les riches tentures de nos lits; on veut nous faire rêver des délices de l’Orient dans une atmosphère parfumée. C’est à regret que le lendemain nous disons adieu à la Pampanga pour revenir à Manille. Nous traversons la province de Bulacan, aussi belle, aussi riche que celle que nous venons de quitter. Les bambous et les manguiers forment voûte au-dessus du chemin; de petites rivières serpentent gracieusement au milieu des cultures; çà et là des cases indiennes s’abritent derrière les arbres fruitiers des jardins. La misère semble inconnue dans ce magnifique pays. Si cette population a peu de besoins, il faut dire aussi qu’elle est traitée paternellement par le gouvernement espagnol. En visitant la Pampanga, nous avons vu l’une des parties les plus fertiles de l’île de Luçon. Non-seulement le sucre y est plus abondant et de meilleure qualité que partout ailleurs, mais tout y croît avec une rapidité surprenante. Les Indiens obtiennent de la même terre trois récoltes par an, une de riz et deux de maïs. Ces deux produits se cultivent surtout dans les trois provinces de Manille, de Bulacan et de Cavité, et dans quelques endroits de la Laguna.

Que l’air est chaud et lourd à Manille, et que les rues semblent tristes quand on vient de quitter la magnifique nature des provinces ! Aussi n’y séjournons-nous que le moins possible et ne tardons-nous pas à reprendre nos excursions. Après avoir parcouru la province de la Laguna, nous allons visiter celle de Batangas, où nous attire particulièrement une des curiosités géologiques de Luçon, le volcan de Taal.

Nous nous rendons d’abord au village de Pateros, dont le curé, fray Agapito Apiricio, veut bien nous accompagner. De là, une banca poussée par une bonne brise nous mène en quatre heures à Viñang. Point de transports publics en ce pays ; le voyageur ne peut compter que sur la complaisance des particuliers. À Viñang, un métis nous prête sa voiture ; plus loin, à Calamba, deux calèches à quatre chevaux nous attendent : ce sont les équipages d’un curé. Les petits chevaux indigènes ne coûtent pas cher, et ce n’est pas un grand luxe aux Philippines qu’une voiture et un attelage. Le padre Alvaro d’ailleurs a une cure importante, Tanâuan, village peuplé de 17,000 habitans. Les principaux et les cuadrilleros de ce village forment une nombreuse escorte ; les uns portent de beaux salacots en corne de buffle aux ornemens d’argent, les autres sont armés de dagues et d’épées du XVIe siècle. On voudrait voir en d’autres mains que celles d’une milice en haillons les armes des premiers conquérans de l’archipel ; c’est une dérision de lire aujourd’hui sur ces épées déchues la belle devise de la chevalerie castillane : « no me saques sin razon ni me envaines sin honor (ne me tire pas sans raison, ne me rengaine pas sans honneur). »

La route pourrait être mieux entretenue, mais la beauté du pays fait oublier les cahots. Nous traversons à chaque instant, sur des ponts en bambou qui craquent et fléchissent sous le poids de la voiture, des ravins remplis d’une végétation touffue. On aperçoit à l’horizon la fumée du volcan de Taal ; on la prendrait aisément pour une de ces nuées d’orage que l’on voit en été s’élever en une épaisse colonne avant d’envahir le ciel.

Tanáuan est un riche village autour duquel poussent tous les produits de ce sol fertile, et entre autres deux plantes que nous n’avons pas encore rencontrées : l’abacá ou chanvre de Manille et le coton. Les indigènes fabriquent avec l’un et l’autre des étoffes qu’ils vont vendre à la capitale, ou qu’ils gardent pour leur usage. Malgré les droits élevés dont sont frappées à leur entrée les cotonnades étrangères, la culture du coton est encore très peu répandue dans l’archipel, et ne suffit même pas aux besoins des habitans. L’abacá au contraire est devenu l’un des articles les plus importans du commerce des Philippines. Le port de Manille en exporte annuellement pour environ 2 millions de piastres[13], dont près des deux tiers aux États-Unis. L’abacá se tire d’une espèce de palmier (musa textilis). On coupe la plante dès que les régimes commencent à se former, et l’on extrait les filamens du tronc ; les plus forts servent à fabriquer des câbles et de la toile à voiles, ce sont ceux qui s’exportent; les plus fins restent dans le pays. Les Indiens les mêlent à la soie pour tisser les étoffes légères dont sont faites leurs élégantes chemises.

Le 19 juin, avant le jour, nous descendons vers le lac de Taal par une obscurité profonde, en suivant un chemin raboteux où notre voiture manque de verser plus d’une fois. Sur la plage du lac, dont le sable est couleur de cendre, nous trouvons tous les principales du village de Talrsay, hommes et femmes. Celles-ci ont pris leurs plus riches costumes, leurs grands peignes d’or, leurs pierreries; à leur tête est la capitana Ramona, veuve d’un capitan pasado. Elles nous ont amené une banca faite d’un tronc d’arbre colossal, et qui n’a pas moins de 2 mètres 1/2 de large sur 1 de profondeur. Elles l’ont élégamment ornée, et y ont disposé des planches et des coussins pour que nous puissions nous y étendre, les deux padres qui sont du voyage, nous et elles aussi, car elles demandent à nous accompagner au volcan. Nous voilà donc mollement couchés dans la banca au milieu de sept femmes indiennes qui, le cigare à la bouche, échangent avec les deux moines des plaisanteries en langue tagale. C’est un curieux tableau des mœurs de ce pays.

Le lac de Taal a des eaux transparentes et un peu saumâtres. Au milieu se trouve une île peu élevée, dont la couleur de cendre contraste avec l’éclatante verdure des bords du lac; c’est le volcan de Taal. Il lance une prodigieuse colonne de fumée d’où tombent des cendres en abondance, pareilles à la pluie qui descend comme par franges d’un nuage éloigné. Cette cendre est emportée par le vent à de grandes distances. A Tanáuan, où nous étions à 17 kilomètres du volcan, elle se déposait partout en une poussière impalpable. Nous sommes obligés, pour gagner notre point de débarquement, de traverser cette pluie de cendre; l’atmosphère empestée de soufre gêne la respiration, le soleil est voilé pendant quelques momens, les rives du lac disparaissent entièrement.

Moins de trois quarts d’heure d’ascension sur une lave qui semble coulée d’hier, tant les moindres aspérités en sont intactes, nous amènent au bord du cratère, dont la vue est réellement imposante. C’est un vaste cirque qui a 2,500 mètres de diamètre et 800 à 1,000 de profondeur. Sur ses parois coupées à pic, on distingue les stratifications de lave accumulées par une série d’éruptions. Au fond, à côté d’un monticule en demi-cercle, s’est formé un lac d’une eau entièrement verte, et sur le monticule un autre plus petit. A côté de celui-ci se trouve le cratère actuel, d’où sortent par bouffées comme d’une locomotive une immense colonne de fumée noire et une autre plus petite de vapeur blanche. Il y a là trois cratères concentriques; le plus grand est le lac lui-même, témoin la nature volcanique de ses rives. Le volcan a été terrible autrefois. La dernière éruption, en 1754, a détruit tous les villages voisins et couvert Manille de cendres. Aujourd’hui il a cessé d’être redoutable et s’éteint peu à peu. Tous les ans néanmoins, à la fin de la saison chaude, il a un commencement d’éruption, il lance une fumée épaisse et chargée de cendres, rarement des flammes.

La violence du vent rendant assez difficile la traversée du lac, nous mettons près de six heures à atteindre l’embouchure du ruisseau qui lui sert d’écoulement. Ce ruisseau n’a guère que 6 ou 7 kilomètres de cours, et se jette dans la mer tout près de la ville de Taal, qui s’élève en gradins sur la côte du golfe de Balayan, en face de l’île de Mindoro.

Taal est une ville de 50,000 âmes, dont presque toutes les maisons sont de pauvres cases indiennes. Une église de proportions imposantes, trop grandiose pour le sol fréquemment ébranlé de Luçon, est en voie de construction au sommet de la ville; elle est la joie et l’orgueil du vieux moine augustin, curé de la paroisse, qui nous reçoit chez lui. La principale industrie des habitans paraît être la fabrication des étoffes de coton et d’abacá. Le coton qu’on cultive aux environs est, dit-on, d’excellente qualité. Taal et quelques autres villes de la province de Batangas ont cela de particulier, qu’on n’y trouve pas de Chinois. Les mélanges de sang avec les marchands chinois et japonais qui s’étaient fixés il y a deux siècles dans cette partie de Luçon ont donné à la race indigène une activité, une aptitude au travail bien supérieures à celles des autres Indiens, elle lutte avec avantage contre les Chinois qui viennent s’établir dans la contrée.

Ces fils du Céleste-Empire, fuyant leur pays, encombré de population, vont chercher ailleurs, jusqu’aux rivages les plus éloignés, les moyens de vivre; ils affluent surtout dans la Malaisie, placée pour ainsi dire à leurs portes, et où l’indolence des naturels laisse le champ libre à leur activité. Singapoure, Java, les Philippines, en sont remplis, et là, hors de chez eux, loin de ces bouges infects où la plus hideuse misère s’allie à la dernière dégradation morale, et qu’on nomme des villes chinoises, on ne peut s’empêcher d’admirer cette race énergique et laborieuse. Je ne crois pas qu’il y en ait une au monde qui soit plus dure au travail. Je les ai souvent observés dans ces grandes rues de Binondo qui sont peuplées de leurs boutiques; du thé, une soupe à leur façon, une pâte blanche qui ressemble à une eau de riz épaisse, sont leurs seuls alimens, et ils travaillent chez eux jusqu’à une heure avancée de la nuit, longtemps après que leur porte est fermée. Leurs boutiques sont toujours propres et bien rangées ; mais il est pénible de voir une douzaine de ces malheureux s’entasser dans de petits réduits sans ventilation où ils peuvent à peine se retourner. Économes, laborieux, actifs, prompts à saisir les occasions, d’une finesse extrême sous le masque le plus niais, ils ont pour le négoce toutes les qualités qui manquent à l’Indien. Aussi le marchand indigène ne peut-il tenir à côté du marchand chinois, et presque tout le petit commerce est entre les mains de ces derniers.

Outre la classe marchande, la population chinoise comprend encore cette nombreuse classe ouvrière à laquelle on donne dans tout l’Orient le nom indoustani de coolies. Seuls ils se livrent aux Philippines à de rudes travaux corporels, seuls ils exercent les plus fatigans métiers, par tout temps, à toute heure. La population chinoise de Manille est très considérable[14], elle forme comme un petit état dans la ville. Ils ont leur théâtre, leurs fumoirs d’opium et une municipalité de leur nation organisée sur le modèle de celles des villages indiens et élue par eux, à la condition que tous les élus seront chrétiens. Cette condition toutefois est illusoire. Le Chinois professera le christianisme, si son intérêt matériel l’exige, et le reniera quand il le trouvera commode. Il épousera une femme du pays en arrivant, et ne se fera aucun scrupule de la quitter quand il aura amassé assez de fortune pour retourner en Chine.

Dès les premiers temps de la conquête espagnole, les Chinois ont joué un rôle dans l’histoire des Philippines. En 1572, Miguel Lopez de Legaspi s’établissait à Manille, et dès 1574 le pirate Li-ma-Hong venait, avec cent jonques, donner à la nouvelle conquête de l’Espagne un assaut infructueux. Depuis cette époque, les Chinois n’ont cessé de venir en grand nombre se fixer aux Philippines. Deux fois, au XVIIe siècle, ceux de Manille se soulevèrent et essayèrent de s’emparer de la ville, et deux fois il en fut fait un grand massacre. Les historiens espagnols ne disent pas quel fut le motif de ces soulèvemens. Il est peut-être permis de supposer que les vexations de l’autorité n’y étaient pas étrangères, car aujourd’hui encore les Chinois sont peu généreusement traités. Tout Chinois n’entre dans l’archipel et n’en sort qu’en vertu d’une permission spéciale ; il est, dès son entrée, enregistré sous un numéro et tenu de payer un impôt qui varie suivant qu’il se consacre au commerce ou à l’agriculture, et qui, pour le commerçant, équivaut à près de six fois le tributo payé par l’Indien. En outre, pour établir boutique, il est obligé d’acheter une patente dont le prix maximum est de 100 piastres : heureux s’il n’a pas à subir d’autres extorsions, et s’il ne finit pas par être expulsé soudainement!

Ce ne sont pas les règlemens seuls qui pèsent sur les Chinois, ils sont encore l’objet des haines de la population indienne. L’Indien a pour le Chinois le mépris des Orientaux pour tout ce qui travaille; il est de plus jaloux de le voir réussir là où lui-même échoue. Il ne laisse échapper aucune occasion de lui nuire; dans la rue, on voit le coulie chinois bousculé et frappé impunément; dans la maison, le domestique chinois est le souffre-douleur des Indiens. Y a-t-il quelque chose de cassé, d’égaré ou qui ne soit pas dans l’ordre, à qui la faute? Je connais d’avance la réponse de mes Tagals : el Chino, señor; c’est toujours le Chinois. Toutes ces vexations pourtant n’ont point éloigné les Chinois, heureusement pour les Philippines, car non-seulement ils sont utiles à la colonie par leur travail, mais encore ils y multiplient, par leurs alliances avec les femmes indiennes, la race des métis sangleys, qui a hérité de beaucoup de leurs qualités. Cette race est peut-être destinée à devenir un jour la population dominante de l’archipel et à en développer les immenses ressources.

Mais revenons chez le curé de Taal. Il a convoqué, pour égayer la soirée du convento, les dames de la municipalité. Elles nous font en entrant leur demi-génuflexion à la manière indienne, et toutes à la fois nous saluent, sur le ton chantant qui leur est propre, de ces trois mots tagals : maganda gabi, po (bonsoir, maître). Elles exécutent sur le piano avec une certaine facilité des airs espagnols et tagals auxquels nous applaudissons. Vient ensuite un spécimen de leur chant; mais la voix nasillarde de leur race n’est pas faite pour des oreilles européennes.

Le 20 juin, l’alcade-mayor nous emmène à Batangas, chef-lieu de la province, quoique beaucoup moins important que Taal. Au grand galop des quatre poneys blancs de l’alcade, nous traversons un pays riche en cultures et parsemé de collines boisées. Partout nous sommes accueillis par les démonstrations des indigènes et par des feux d’artifice qui partent en plein jour entre les jambes de nos chevaux. A Báuang, village de 35,000 âmes, toute la population est dehors; la municipalité se présente, le curé en tête. Il nous faut descendre de voiture, et l’on nous place sous un dais porté par quatre jeunes Indiennes richement vêtues. Une cinquième exécuta devant nous, un drapeau à la main, des pas semblables à la danse compassée des pages de la cathédrale de Séville devant le saint-sacrement. Nous suivons ainsi, musique en tête, dans toute sa longueur, la grande rue, pavoisée d’étoffes de toutes couleurs. Au convento nous sommes introduits par un bel escalier en azulejos[15] dans de vastes pièces où le curé nous présente aux dames de la municipalité.

Malgré le gracieux accueil de don Salvador Elio, le chef-lieu de sa province n’a pas de quoi nous retenir longtemps. Nous reprenons le même jour la route de Tanáuan. Les chemins sont défoncés par les pluies, et la nuit nous surprend bien avant que nous ayons atteint le premier village important qui se trouve sur notre route, San-José. A travers les parois de bambou des cases indiennes, on voit vaciller de pâles lumières, et l’on peut saisir en passant le murmure des voix de la famille, qui récite en tagal ses prières du soir. C’est grâce aux attelages du curé de San-José que nous parvenons à gagner Lipa. Un autre père augustin nous y loge pour la nuit dans un antique couvent où le gecko[16] fait retentir sa voix sonore, et où l’on entend l’iguane[17] se promener à pas lents dans les combles.

Lipa est peuplé de 27,000 habitans. La situation élevée qu’occupe ce village y rend la température délicieusement fraîche. On récolte beaucoup de café aux environs. Les plantations ressemblent un peu à des bois incultes, car on laisse pousser à côté des plants (on prétend que c’est pour leur donner de l’ombre) quantité d’autres arbustes qui doivent leur nuire; le café néanmoins est d’excellente qualité; malheureusement cette culture, comme tant d’autres, est encore trop peu répandue.

Nous regagnons Manille en traversant le lac de Bay dans un de ces gros bateaux plats qu’on nomme cascos. Le passager n’étant que l’accessoire, le chargement prend toute la place : on ne peut s’y tenir que couché sous la barre du gouvernail ; mais par un grand vent d’orage qui enfle nos énormes voiles de paille nous allons plus vite, et nous nous trouvons mieux que dans une banca.

Il est difficile de voir un pays à la fois plus beau et plus varié que ces provinces centrales de Luçon que nous venons de visiter. Dans la montagne, à côté des forêts qui fournissent les plus beaux bois de construction, la température reste assez fraîche, même pendant la saison des chaleurs, pour que des cultures importées d’Europe, celles du blé, de la pomme de terre entre autres, puissent réussir à merveille. Toutes les plantes des régions tropicales y poussent en abondance : le riz, le sucre, le cacao, le coton, l’indigo dans les plaines, le café sur les collines; mais il s’en faut de beaucoup que ce pays soit cultivé comme il devrait l’être, et qu’on en obtienne tout ce qu’il pourrait donner. La grande pierre d’achoppement de l’agriculture aux Philippines, c’est le manque de bras. La richesse même du sol en est la cause. L’Indien n’a pas besoin de travailler pour vivre : dans le petit coin de terre qui entoure sa case pousse à l’envi, sans pour ainsi dire qu’il s’en occupe, tout ce qui est nécessaire à son existence, en assez grande quantité non-seulement pour suffire à ses besoins, mais encore pour lui faire un petit revenu. Il ne tient pas à s’enrichir, et, riche, il ne sait pas jouir de sa fortune; rien d’étonnant par conséquent s’il ne cherche pas à travailler, surtout pour le compte d’un autre.

Pour remplacer les Indiens, on a voulu attirer les Chinois en offrant des avantages à ceux qui se feraient laboureurs. Cette mesure a eu peu de succès. Le Chinois, né marchand, trouve son intérêt à rester dans les villes, où il exerce le petit commerce à peu près sans concurrence; la proportion des Chinois laboureurs aux Chinois commerçans est de un à quarante. Les propriétaires sont donc obligés, pour cultiver leurs terres, de ne compter que sur les Indiens ; mais ils ont de la peine à en trouver et à les retenir : ils peuvent toujours craindre de voir leurs ouvriers les quitter inopinément, d’où il résulte qu’ils reculent devant toute entreprise considérable. S’ils ont di grandes haciendas, ils en laissent une partie en friche ou ils cherchent à les louer par petits morceaux. L’agriculture languit, et le commerce ne peut manquer de s’en ressentir.


III.

Il s’en faut de beaucoup que l’Espagne règne en souveraine sur toute l’étendue des territoires qu’elle regarde comme lui appartenant. L’œuvre de la conquête, qui s’est accomplie par les patiens travaux des missionnaires bien plus que par les armes, a été lente, et ne s’est même pas étendue à toute l’île de Luçon. Néanmoins les tribus qui dans cette île maintiennent encore leur indépendance sont des ennemis peu dangereux; si de loin en loin elles commettent quelques excès, de petits corps de troupes les mettent promptement à la raison. Les missionnaires travaillent parmi elles avec ardeur, et tout porte à croire que, dans un temps plus ou moins éloigné, la population tout entière de la grande île sera chrétienne et soumise. Il en est tout autrement au sud de l’archipel. Là, les peuplades mahométanes de Mindanao et de Joló ont toujours opposé à la prédication du christianisme une invincible résistance, et ont été longtemps pour l’Espagne des ennemis redoutables.

Après quatre siècles écoulés, la situation des Espagnols dans Mindanao est à peu près la même qu’aux premiers jours où Magellan et Legaspi en prirent possession au nom de l’Espagne. Les points qu’ils occupent sont entourés de peuplades hostiles, moins audacieuses, il est vrai, et plus faciles à vaincre, mais qui cependant commettent de fréquentes agressions contre les indigènes soumis. De temps à autre, le capitaine-général des Philippines demande à Madrid l’autorisation de punir ces actes de violence. Une colonne de troupes pénètre sur le territoire ennemi, y fait une razzia plus ou moins étendue, et rentre dans ses retranchemens presque toujours victorieuse, quelquefois cependant vaincue et décimée. Une période de repos plus ou moins longue est le fruit de la victoire, mais la conquête n’avance pas.

Au mois d’avril 1866 se préparait une de ces razzias contre les Moros[18] du Rio-Grande, coupables du meurtre d’un certain nombre de chrétiens. Le commandant de la station navale des Philippines, contre-amiral don Francisco Pavia, quittait Manille à la même époque sur la corvette Narvaez, pour faire une tournée d’inspection dans l’archipel. Sa présence à Mindanao devant coïncider avec ce coup de main, il emmenait à son bord quelques officiers qui avaient reçu l’ordre de rejoindre les troupes déjà réunies à Mindanao.

Le 27 avril, après deux jours de navigation, au moment où la corvette Narvaez laisse derrière elle les trois îlots Zapato-Mayor, Zapato-Menor et Chinela (grand soulier, petit soulier et pantoufle), nous apercevons la côte de Panay, la première des Bisayas. Cette île comprend trois des trente-quatre provinces des îles Philippines[19], à savoir Cápiz, Antique et Iloilo. Après en avoir doublé la pointe nord-est, on s’engage dans un labyrinthe d’îlots aux formes pittoresques et couvertes d’arbres magnifiques, puis on pénètre dans le détroit qui sépare Panay de l’île plus petite de Guimarás. Au point le plus resserré du détroit. Là où il forme un port bien abrité, est situé Iloilo, chef-lieu de la province de ce nom.

L’arrivée de l’amiral met toute la population en émoi, et nous débarquons au milieu d’une flottille de pirogues pavoisées, montées par une foule d’Indiens qui se tiennent debout pour mieux nous voir. La musique indigène de l’endroit, vêtue d’uniformes surannés, est aussi debout dans une pirogue, et son empressement à ouvrir la marche l’expose à vingt abordages qui manquent de jeter à l’eau pêle-mêle les musiciens, leurs trombones et leurs gigantesques shakos. Chez le gouverneur politico-militar de la province sont rassemblées les municipalités indiennes de tout le voisinage, une centaine d’hommes environ. Même type, même costume que ceux de Luçon; mais ici le matandá ou doyen de la bande, un capitan pasado à cheveux blancs, nous débite en fort bon espagnol un discours assez bien tourné.

La province d’Iloilo renferme près de 600,000 habitans, le chef-lieu n’en a que 10,000; mais les villages sont prospères et très peuplés. Ceux de Molo et de Jaro, dans le voisinage d’Iloilo, ont, l’un 16,000, l’autre 28,000 âmes. A Jaro, nous assistons à un bal donné par un des principales; tous les invités sont des Indiens ou des métis sangleys qui portent avec un grand luxe l’élégant costume du pays, et dansent gravement et non sans grâce nos danses européennes. La maison est illuminée de lanternes chinoises de diverses couleurs; des fleurs et des fruits, en guise d’ornemens, pendent du plafond à hauteur de tête. Après les rafraîchissemens, on nous distribue des bouquets de fleurs artificielles en bois, ouvrages délicats qui ne sont cependant que de prosaïques paquets de cure-dents. Tout l’aspect de la fête est on ne peut plus original, mais l’excès de la chaleur et un parfum d’huile de coco légèrement rance que répandent les lampes et les chevelures des Indiens sont faits pour mettre en fuite l’Européen le plus aguerri.

Moins de deux jours après avoir quitté Iloilo, nous sommes mouillés devant Zamboanga. Dans les environs habite un petit nombre de chrétiens qui paraissent être des colons venus du nord. Les Mores de ces parages sont les sujets du roi de Sibuguey, qui entretient avec l’Espagne des rapports pacifiques; ils sont inoffensifs, et l’on peut sans danger parcourir à d’assez grandes distances les charmans vallons d’alentour. Zamboanga est la résidence d’un gouverneur politico-militar qui a en même temps le titre de commandant-général de Mindanao. Ce poste est rempli par le brigadier[20] don Gregorio Tenorio; il est en ce moment aux bouches du Rio-Grande, occupé à préparer la petite expédition qu’il est chargé de commander. Nous ne tardons pas à l’y suivre. En dix-huit heures de navigation, nous franchissons les deux golfes de Sibuguey et d’Illana, à l’ouvert de la mer des Célèbes, et par une éclatante matinée de mai, nous serrons de près la côte de l’île de Bongo, admirant en passant les lianes qui courent d’un arbre à l’autre et les mille plantes grimpantes qui marient leurs feuillages jusque sur les roches où le flot brise. L’île de Bongo ferme du côté de l’ouest l’entrée de l’anse de Pollok, qui fut choisie, après la prise de Joló, pour y placer un poste avancé, point de départ futur de la conquête du Rio-Grande; les bouches de cette rivière sont situées à 8 ou 10 milles au sud. La rade de Pollok est un excellent port, parfaitement abrité, environné de hautes collines.

Un fortin surmonte le promontoire qui borne la rade du côté sud, et au bord de la mer sont groupées, à côté de sentiers pierreux, une église en bois, des maisons en bambou et quelques échoppes chinoises. Une jetée en bois, qui avance dans le port, a son extrémité couverte par un abri en bambou qui sert de corps de garde, et qu’on nomme dans la langue du pays le pantalan. C’est là qu’on passe ses momens de loisir, car on ne peut sortir du village à moins d’être en nombre et armé. Plus d’un officier a péri à cent pas du fort sous les coups d’un More fanatique qui se cachait parmi les buissons. Telle est, après quinze ans d’occupation, la situation de cet établissement, fondé dans une pensée de conquête. Ce sont du reste les Mores eux-mêmes qui approvisionnent Pollok. Ils y trouvent maintenant leur profit; mais, comme on ne vit que de ce qu’ils veulent bien apporter, ils affameront le village quand bon leur semblera.

Le 6 mai, toute une escadre est réunie dans le port de Pollok : le vapeur de guerre le Patiño, qui a transporté les troupes, la corvette Narvaez, la goélette Valiente et six canonnières. Un mouvement singulier anime cette baie, ordinairement si paisible, et dont les échos ne sont pas accoutumés à des clameurs si bruyantes que le triple viva la reina, qui part de tous les équipages au moment où l’amiral quitte le Narvaez pour se rendre à Cotabato sur la canonnière Aráyat. En une heure, nous atteignons l’embouchure du bras nord du Rio-Grande. Des pirogues en grand nombre, montées par des Mores à demi nus, à l’air sauvage, au type malais accentué, s’écartent rapidement à la vue de la canonnière, et vont s’abriter derrière les palétuviers, au milieu desquels se jouent des troupes de singes.

Cotabato est situé sur la rive gauche du bras nord, et par conséquent dans le delta de la rivière. Les Espagnols s’y sont établis en 1861; un chef des Mores leur en a cédé la possession moyennant une pension de 800 piastres et le droit de continuer à s’intituler sultan de Cotabato : il règne maintenant sur la rive opposée. Seul entre les Mores, il a le droit de pénétrer en armes sur le territoire espagnol, et il traite gravement la reine d’Espagne de cousine. Pendant que nous sommes à dîner dans la caida ou palier de l’escalier, suivant l’usage des Philippines, le « très excellent sultan » vient faire sa visite à l’amiral. Il est petit et grêle; sa bouche est littéralement noircie par le bétel, sa figure est repoussante. Il porte un turban malais en soie brodée d’argent, une veste de forme chinoise en soie rose, un pantalon presque collant en damas rouge et blanc à grand dessin, qui ferait de beaux rideaux de salon; ses pieds nus sont passés dans des souliers vernis européens dont il a oublié les lacets. Sans interrompre le repas, on le fait asseoir; il paraît interdit et effrayé, et aux phrases qu’on lui adresse par interprète, il ne répond que par un sourire grimaçant qui découvre son affreuse mâchoire. De temps à autre il se courbe jusqu’à mettre sa tête entre ses jambes pour cracher son bétel sous le canapé qu’il occupe. Les gens de sa suite se sont rangés tout autour de notre table, et nous observent attentivement; l’un porte un kris, épée courte des Malais, l’autre une lance, un troisième s’appuie sur un campilan, grand sabre à lame droite, évasée au bout, et dont la poignée est garnie de crins rouges imitant des cheveux teints de sang; un enfant porte sur l’épaule une boîte d’argent qui contient le bétel du sultan. Après le dîner, ce souverain accepte avec empressement le café qui lui est offert, et un verre d’eau-de-vie trouve grâce devant lui. Tous ces Malais sont des disciples du prophète; on découvre dans leur langue quelques traces de l’arabe; leur chef spirituel, qu’ils nomment tchelif, est un hadji; il a vu la ville sainte et adopté le large turban et la longue robe des musulmans d’Occident. On est surpris de voir ces peuplades barbares conserver des relations avec leur métropole religieuse à trois mille lieues de distance.

L’expédition doit se composer de trois petites colonnes qui forment un total de 1,300 à 1,400 hommes, à savoir: treize compagnies d’infanterie des-régimens indigènes Rey, Fernando-Sétimo et España, et environ 80 hommes d’artillerie avec deux obusiers de montagne et deux petits mortiers. On doit se borner à prendre quatre redoutes, en malais cotas, situées dans un rayon de quelques kilomètres sur la rive droite du Rio-Grande, en face de Cotabato. On n’a sur ces redoutes que les renseignemens les plus vagues; on sait cependant que les deux principales sont appelées Sanditan et Supângan, et que cette dernière n’est pas éloignée d’un estero navigable. Deux des colonnes doivent partir de Cotabato; l’une marche sur Sanditan, l’autre remonte l’estero jusqu’à portée de Supángan dans des falúas remorquées par une canonnière; la troisième part de Pollok. Le brigadier Tenorio se met à la tête de la première, qui doit, après avoir pris Sanditan et une autre cota, se joindre à la seconde. C’est à peine si l’on a pu réunir assez de chevaux pour monter le brigadier, les officiers à ses ordres et les officiers supérieurs. Ce sont des presidiarios ou galériens indigènes, auxquels on a enlevé la chaîne pour l’occasion, qui font le métier de bêtes de somme. Le 7 mai, à quatre heures du matin, la diane met tout Cotabato en mouvement. Les troupes, les chevaux, les provisions traversent le fleuve, puis le brigadier et son état-major, et l’on se met en marche. Nous formons un groupe d’une douzaine de cavaliers derrière la compagnie d’avant-garde. La colonne n’est ni éclairée ni flanquée; la route lui est indiquée par un guide indigène. Le sultan de Cotabato a fourni 60 ou 80 auxiliaires, qui forment l’arrière-garde; vêtus et armés comme tous les Mores, ils ne se distinguent de ceux que nous allons attaquer que par des rubans aux couleurs espagnoles qu’on leur a mis en bandoulière; on a fait savoir au sultan que l’on traiterait en ennemi tout More qui ne les porterait pas. Le sol est marécageux, les chevaux enfoncent jusqu’aux jarrets d’abord, puis bientôt jusqu’au ventre; il faut les quitter pour marcher pendant plus d’un kilomètre dans la boue jusqu’aux genoux. Si les Mores avaient su leur métier, c’était le moment de tomber sur nous. Les presidiarios réussissent cependant à traîner la plupart des chevaux au travers du marais, et nous pouvons remonter à cheval lorsque le terrain se raffermit; mais c’est pour entrer dans un fourré de roseaux presque impénétrable, où il faut marcher un par un, les premiers fantassins ouvrant un sentier à coups de crosse. Les roseaux, dépassant de plus d’un mètre la tête des cavaliers, nous empêchent de voir devant nous, et rendent la chaleur étouffante. Nous cheminons le revolver à la main, nous attendant à tout moment à voir paraître des Mores embusqués. Aussi, quand on annonce que les roseaux s’éclaircissent et qu’on aperçoit la redoute, cette nouvelle cause-t-elle une satisfaction générale. En effet, le terrain s’ouvre tout à coup, et nous voyons à environ 500 mètres de distance la cota de Sanditan, au-dessus de laquelle flottent deux drapeaux rouge et blanc. A peine la compagnie d’avant-garde a-t-elle commencé à se déployer, que la redoute ouvre son feu. Le premier boulet qui ronfle au-dessus de nos têtes, à 1 mètre à peine, cause une certaine joie à ceux qui ne s’étaient pas encore vus à pareille fête.

Tandis que la première compagnie s’avance vers une des faces du fort, le brigadier en fait partir une seconde sur sa droite. Au moment où les soldats tagals s’élancent au pas de course en poussant des cris sauvages, un officier reçoit l’ordre d’aller reconnaître le point par lequel il convient d’attaquer la redoute. Je le suis de près; malheureusement mon cheval s’enfonce dans un bourbier, et je l’y abandonne pour rejoindre à pied la colonne, qui déjà s’avançait vers le fort. La mitraille sifflait autour de nous, mais sans nous faire grand mal. Nous arrivons, le revolver au poing, au pied de la cota. Derrière un fossé plein d’une boue profonde s’élève le terre-plein, dont les tains extérieur et intérieur sont revêtus de troncs de cocotiers solidement fixés en terre. Ceux du talus extérieur sont presque verticaux et dépassent le haut du terre-plein, de manière à fournir aux défenseurs un abri derrière lequel ils tirent par des ouvertures entre les troncs comme par des meurtrières. Les Mores se défendent derrière ce rempart avec des armes à feu, des flèches et des bambous aiguisés qu’ils lancent avec la main. Le capitaine de la compagnie d’avant-garde, don Francisco Sanchez, tombe frappé à mort en essayant de gravir le rempart. Les soldats indiens ont jeté loin d’eux leurs chaussures dès le commencement de la marche; ceux-ci se cramponnent des pieds et des mains aux troncs des cocotiers de la palissade avec cette agilité exceptionnelle qui n’appartient qu’à eux, et dont l’Européen n’est pas capable; ceux-là travaillent à élargir une embrasure basse pour pénétrer par là dans le fort. Les uns et les autres finissent par réussir: le rempart est escaladé, on se glisse par l’embrasure. C’est par là que j’entre moi-même dans la cota avec mon ami, M. B., qui ne m’avait pas quitté un instant. Un de nos porteurs grimpe à l’un des mâts, en arrache le drapeau et l’agite avec des cris frénétiques de viva la reina! Le fort est à nous. Quelques ennemis, et parmi eux une femme, ont combattu jusqu’au dernier moment et se sont fait tuer sur le rempart pendant que les autres prenaient la fuite. Sur la face opposée à celle que nous attaquions, une porte menait à un petit pont jeté sur le ruisseau qui coule derrière la redoute et en alimente le fossé bourbeux. C’est par là que la plupart se sont échappés; ils ont disparu dans le bois, dont l’épaisseur défie toute poursuite. Pas un ennemi n’a été pris vivant.

Nous trouvons dans la cota un gros canon de fonte de 16, deux canons de bronze de petit calibre qu’on nomme ici lantacas, et une petite pièce portative également en bronze, toute sorte d’armes, des munitions, des livres en arabe, une grande quantité de riz, des effets d’usage domestique, enfin un buffle, qui est immédiatement abattu à coups de fusil et dépecé pour fournir à notre repas. La poudre des Mores, qu’ils fabriquent eux-mêmes, est de mauvaise qualité; leurs boîtes à balles sont des paniers en jonc remplis de balles en plomb et en étain, et de morceaux irréguliers d’une pierre blanche très dure, sorte de madrépore, qu’ils nomment tarloba. Ils ont des fusils à pierre de la Tour de Londres, dont la platine est marquée G. R. Tower. Leurs armes blanches, kris, campilans et lances, ont de bonnes lames bien aiguisées, fabriquées par eux-mêmes, à ce qu’on croit. Ils les manœuvrent avec une grande adresse en se couvrant de boucliers en bois. Pendant tout le combat, nos auxiliaires n’ont prêté aucun secours; ils ont cru avoir assez fait pour nous en fournissant un guide qui, soit ignorance, soit mauvaise intention, a exactement amené notre tête de colonne dans le plan de tir du plus gros canon. Il y a lieu de croire que, dans le cas d’un échec, nous n’eussions pas eu à nous réjouir de leur présence sur nos derrières. La redoute prise, ils se livrent au révoltant plaisir d’essayer sur les cadavres l’effet de leurs armes blanches.

Nous ne nous arrêtons que le temps de manger à la hâte un peu de buffle à demi cuit et du riz arrosé de l’eau bourbeuse du ruisseau. Nous n’avons pas les moyens d’emmener le canon de fonte, nous l’enclouons. Il nous faut encore prendre une cota avant d’atteindre Sapángan; le brigadier est pressé, il se contente de faire mettre le feu à toutes les cabanes qui se trouvent dans la redoute ou à côté, sans se donner le temps de détruire la palissade, et la colonne se remet en marche. On est aux heures les plus chaudes de la journée; le soleil du 7e degré, tombant verticalement sur nos têtes, se fait cruellement sentir, rend la marche très pénible dans ce pays de marécages. Je n’ai jamais, même dans les étés d’Espagne, éprouvé pareille sensation : on est étourdi par la chaleur, il semble qu’une ruche entière bourdonne à vos oreilles. Tandis que par cette température l’Européen dans toute sa vigueur peut à peine se soutenir, je vois devant moi un soldat tagal, atteint d’une balle à la jambe, qui marche en boitant, mais sans se plaindre.

Nous arrivons à la seconde cota. Comme nous nous préparons à l’attaque, un More s’avance en nous faisant des signes d’amitié. On le laisse approcher; il se dit propriétaire du fort, et nous invite à en prendre possession. Dans la redoute, qui est construite comme celle de Sanditan, nous ne trouvons qu’un canon de fonte non monté; au centre s’élève une maison de caña y nipa; sur la porte, on voit des caractères arabes, quelque texte du Coran sans doute. La cota touche à un grand bois où abondent les cocotiers; les malheureux blessés y trouvent de l’ombre, et nos Tagals, grimpant comme des singes au sommet des arbres, font une abondante récolte de noix de coco, dont l’eau fraîche et sucrée remplace avantageusement l’eau noire des marécages.

Cependant on commence à entendre le canon dans la direction de Supángan; la seconde colonne avait attaqué sans nous attendre. Il en est parmi nous qui voudraient se mettre en route immédiatement pour lui prêter main-forte; mais le brigadier juge plus à propos de prolonger la halte pour laisser tomber un peu la chaleur. Les Européens en effet, officiers et sous-officiers, n’en peuvent plus. Le sultan a observé notre marche en se tenant à une distance fort prudente derrière notre arrière-garde. Voyant le danger momentanément éloigné, il arrive, suivi de quelques hommes, dont un lui tient un parasol au-dessus de la tête. Il s’informe des détails de l’affaire du matin, félicite le brigadier sur son succès, mais ne paraît encore que médiocrement rassuré. La sieste néanmoins a bien du charme par cette chaleur écrasante, il s’étend par terre pour en goûter les douceurs. Aussitôt trois hommes de sa suite s’accroupissent à ses côtés et lui massent lentement les jambes jusqu’à ce que sommeil s’ensuive.

Laissant ce puissant prince profondément endormi dans la cota, nous nous dirigeons vers Supángan à travers une magnifique forêt tropicale où il faut la plupart du temps se frayer un passage un par un. Encore une occasion manquée par les Mores! La nuit, qui est proche, leur rendrait la tâche d’autant plus facile. La forêt est coupée de canaux bourbeux, sur chacun desquels il faut construire avec des branchages un passage pour les chevaux. En approchant d’un de ces obstacles, nous apercevons dans l’obscurité un groupe d’hommes que nous prenons pour des Mores disposés à nous barrer le chemin; mais bientôt une sonnerie amie retentit dans le bois : nous avons rejoint la seconde colonne, la redoute de Supángan est en son pouvoir. Ici, comme à Sanditan, on s’est jeté vaillamment sur le front garni de canons, et le gros des Mores s’est échappé par la face op- posée. Un sergent européen du régiment Rey a eu les deux jambes hachées d’un coup de mitraille; on a perdu peu de monde du reste. Le fort renferme quatre pièces d’artillerie en batterie et deux non montées, en outre une immense quantité de riz. Les deux colonnes réunies établissent leur camp dans la redoute et aux alentours.

Il pleut toute la nuit et une partie de la matinée du 8 mai, ce qui rend le terrain presque impraticable. Le brigadier envoie un officier du génie avec une compagnie d’infanterie à la recherche de la troupe partie de Pollok, et me renvoie moi-même avec une autre compagnie d’infanterie à Sandîtan, pour démonter le canon de 16 et le déposer au bord du ruisseau, où une barque ira le prendre. En quittant le camp, nous trouvons le bois qui l’entoure rempli de Mores qui se glissent dans les fourrés; les soldats vont par détachemens les chasser comme du gibier; on entend de tous côtés des coups de feu, et l’on rencontre, revenant vers Supángan, des escouades qui ramènent les hommes blessés. Ils racontent d’un ton animé leurs combats avec des ennemis embusqués qu’ils ont laissés sur le carreau. Au sortir du bois, nous apercevons quelques groupes de Mores qui suivent à distance notre marche et paraissent épier le moment où nous approcherons de la cota. L’ennemi aurait-il placé quelques lantacas dans la redoute encore intacte? Cela pourrait être, et nous nous attendons à le voir nous offrir le combat derrière son rempart. Nous sommes détrompés en arrivant : la cota est vide; l’ennemi n’a fait qu’ensevelir ses morts et n’a pas touché au canon. Après l’avoir déposé où il nous était prescrit, nous détruisons l’affût, renversons une partie de la palissade, et reprenons le chemin de Supángan. Nous brûlons, chemin faisant, suivant nos instructions, toutes les maisons debout qui sont à portée; la plupart sont pleines de riz non mondé. Les escouades détachées en ont déjà incendié un grand nombre, les unes sont réduites en cendres, d’autres brûlent encore. Dans toute la plaine, on ne voit que des incendies. Ce que nous détruisons là, c’est la subsistance de bien des familles.

On nous apprend à Supángan que la colonne partie de Pollok a trouvé la quatrième redoute évacuée, et s’est contentée de faire main-basse sur les fuyards. Un chef ou datto est resté parmi les morts, et l’on rapporte sa ceinture rouge ornée d’une énorme boucle en cuivre doré.

Les redoutes des Mores sont des fortifications assurément très primitives, mais en leur genre assez bien entendues. Les marécages dans lesquels elles sont placées, les bois qui les entourent, en rendent l’abord difficile, et la construction en est solide, nous l’avons vu. Faire brèche à coups de canon dans ces ouvrages serait chose impossible, vu le calibre des pièces qu’on peut amener dans de tels terrains et la nature fibreuse du cocotier, sur lequel l’effet de l’artillerie se réduirait au trou du boulet. Aussi n’emploie-t-on que des obusiers et des mortiers de très petit calibre; seulement, comme on manque de chevaux, on est obligé de porter à dos d’homme pièces, affûts et munitions, et les inconvéniens de ce transport dépassent de beaucoup les avantages qui peuvent résulter de l’explosion de quelques projectiles creux dans la redoute. Pour s’emparer de ces cotas, on les fait donc attaquer de vive force par l’infanterie; mais le bois auquel elles sont toujours adossées fournit à la plupart des défenseurs, en cas de défaite, un refuge assuré.

Le but de l’expédition est pleinement atteint; les quatre forts sont pris, douze pièces de canon et un grand nombre d’armes sont tombées entre nos mains; les ennemis sont refoulés dans les bois, leurs approvisionnemens de riz ont été livrés aux flammes, et nous laissons derrière nous la disette. Quelque hostiles que soient les tribus voisines, on n’a point de motifs pressans de les attaquer, ni l’autorisation de le faire. Tout est donc terminé plus tôt qu’on n’aurait pu le penser, beaucoup plus tôt que plusieurs d’entre nous n’eussent voulu. Ceux qui espéraient une campagne sont déçus en voyant l’expédition toucher si promptement à sa fin, et ceux qui sont venus jusqu’en Océanie chercher l’occasion de faire la guerre dans les rangs d’une armée étrangère se prennent à envier les heureux auxquels il est donné, sans aller aussi loin, de combattre au milieu des soldats de leur pays.

Notre camp, dans la redoute de Supángan, ne manque pas de pittoresque. Dès le matin, les soldats commencent la récolte des noix de coco. On est en pays ennemi, inutile de S3 donner la peine de grimper aux arbres; on les abat. Les hommes en font un vrai ravage; le fracas de chaque cocotier qui tombe est suivi de cris de triomphe, et les trente ou quarante fruits qu’il porte sont enlevés en un instant. Les noix vertes, dont la coque n’est pas encore formée, sont celles qu’on recherche pour leur eau; en deux coups de bolo, l’indien en fait tomber la partie supérieure, et l’on boit dans la noix comme dans un gobelet. L’épaisseur de la pulpe maintient l’eau toujours fraîche; par cette température et dans ces marécages, c’est une boisson inappréciable. Le cocotier nous fournit aussi un dessert, le cœur du bouquet de branches ; il est blanc, tendre, et a un goût d’amande des plus fins.

De nuit, les sombres formes des forêts qui nous entourent prennent un aspect imposant; çà et là certains arbres, couverts d’innombrables lucioles, brillent dans l’obscurité comme des masses de feu. De la forêt s’échappe un murmure indistinct et continu, interrompu seulement par les voix rauques et étranges des sentinelles indiennes qui se renvoient de temps à autre le cri d’alerta.

Notre principal aliment est la morisqueta, à laquelle on ajoute, quand on le peut, une poule rapportée par quelques maraudeurs. Quand ceux-ci ne rapportent rien, les officiers ne se font pas faute d’aller eux-mêmes en quête. On part en troupe et armés, les uns d’un revolver, las autres d’une carabine; on s’ouvre comme on peut un chemin dans le fourré, on franchit les canaux sur des ponts naturels formés par les branches ou les arbres tombés, et l’on finit par rencontrer des habitations. A la vue des armes à feu, les Mores produisent bien vite les rubans rouge et jaune; on parlemente, et si l’on ne trouve pas de poules, on rapporte un chevreau. Hier nous eussions été attaqués dans le bois, aujourd’hui nous sommes les maîtres.

Toutes les troupes sont rentrées le 11 à Cotabato. On s’était proposé une razzia, elle a pleinement réussi; mais en présence de ce succès il est permis de se demander pendant combien de temps peuvent se faire sentir les effets d’expéditions de cette sorte, quels fruits elles peuvent porter pour l’avenir, et s’il n’y aurait pas avantage à renoncer à ce système de guerre. Depuis trop longtemps déjà l’on se bat sans gagner un pouce de terrain. Il y a près d’un siècle et demi qu’un chroniqueur espagnol s’écriait en racontant la longue série de combats soutenus par l’Espagne à Mindanao : « Tout cet archipel devrait être aujourd’hui soumis à nos lois...; les glorieux exploits de nos soldats sont restés stériles faute de direction. Une direction meilleure aurait, avec moins de sang, moins de dépenses, moins de bruit, amené de plus heureux résultats. » La situation n’a pas fait de progrès depuis l’époque où le chroniqueur écrivait ces lignes, et l’on ne peut s’empêcher, en regardant en arrière, de déplorer comme lui que tant de vaillans efforts soient demeurés inutiles. Les quelques établissemens que l’Espagne possède à Mindanao ne lui procurent aucun avantage matériel, et elle les aurait sans doute abandonnés depuis longtemps, s’ils ne lui servaient à affirmer son droit de possession sur l’île entière, si elle ne comptait en faire un jour les bases de la conquête. Cette conquête lui semble une vaste entreprise, et elle hésite à s’y lancer. Enfermée dans les postes qu’elle occupe, elle y est pour ainsi dire assiégée, et se contente de faire des sorties pour s’y maintenir. Elle dépense ainsi en pure perte la vie de ses soldats et l’argent de sa colonie. Occuper petit à petit le territoire au lieu de se borner à de vaines incursions, gagner les chefs, se concilier les populations en respectant leur organisation et leurs coutumes au lieu d’entretenir leurs haines par des dévastations périodiques, telle devrait être, il semble, la politique de l’Espagne à l’égard de Mindanao. Il faudrait pour cela que le gouvernement colonial donnât aux affaires du sud une attention soutenue ; il faudrait aussi y consacrer de plus fortes sommes; cette augmentation de charges serait amplement compensée dans l’avenir par un accroissement de puissance et de richesse.

L’Espagne occupe, outre Cotabato, trois points dans le delta du Rio-Grande. Le plus éloigné, Tumbao, n’est qu’une redoute située au sommet du delta, à environ 25 kilomètres de la mer; les autres, sur le bras sud, sont Taviran, qui n’est aussi qu’une redoute, et Tamontaca. A Tavïran comme à Tumbao, nous trouvons quelques soldats commandés par un lieutenant d’infanterie espagnol. C’est une triste vie que celle de ces malheureux Européens enfermés avec des Indiens au milieu du pays des Mores, dans un étroit espace d’où ils ne peuvent sortir sans s’exposer à une mort certaine.

En quittant Cotabato, nous disons adieu à une aimable société d’officiers dont le cordial accueil nous laisse les meilleurs souvenirs. Après un court séjour à Pollok, le Narvaez nous transporte à Basilan, d’où un autre navire de guerre, le Don-Jorge-Juan, nous ra mène à Zamboanga, et nous emporte bientôt après vers les Bisayas. Le 21 mai, vers le soir, nous mouillons devant la ville de Cebú, dans l’île du même nom, fondée en 1571 par don Miguel Lopez de Legaspi. Cebú est tout en fête pendant le séjour de l’amiral; le gouverneur général des Bisayas s’épuise en efforts pour le bien recevoir. Un bal qu’il a trouvé moyen d’organiser figure au nombre des divertissemens. La société est assez nombreuse ; les dames sont toutes Indiennes ou métisses, à l’exception de deux. Les jeunes danseurs espagnols se disputent ces deux visages blancs; c’est à qui obtiendra la faveur de quelques momens de habanera; elles règnent en souveraines au milieu des figures brunes. Et qui sont donc ces belles dames? Ce sont, nous dit-on, deux Espagnoles de l’île de Majorque; elles ont été cuisinières d’un ancien employé de la colonie, et le grand dîner que nous a donné le gouverneur était l’œuvre de leur talent.

Une excursion nous permet de constater que l’île de Cebú ne diffère guère de Luçon : partout nous sommes reçus à grand renfort de pétards et de musique; villages et habitans ont le même aspect, le même air de prospérité. De tribus sauvages habitant différentes îles et séparées les unes des autres, le christianisme a fait un peuple chez lequel on retrouve partout les mêmes lois, les mêmes mœurs, le même costume, presque la même langue, au point qu’un Bisaya est peut-être moins étranger parmi les Tagals qu’un Basque ne l’est en Andalousie. Le pays est bien cultivé, et produit du cacao, de la canne à sucre, du maïs et de l’abacá, les collines fournissent de beaux bois de teinture et de construction.

Le Don-Jorge-Juan nous ramène de Cebú à Manille. Nous avons passé de charmantes heures, tant sur terre que sur mer, pendant ce voyage au sud des Philippines. En traversant tout l’archipel dans sa plus grande longueur, nous avons vu la plupart de ses innombrables îles; de toutes on peut dire, comme on l’a dit de Basilan, qu’elles semblent de grandes corbeilles de verdure à demi plongées dans un lac. La nature leur a donné à toutes, en même temps qu’un sol d’une incomparable fertilité, un éclat et une grandeur dans les aspects qui charment et qui saisissent.

Les Philippines sont un Éden et une mine d’inépuisables richesses. Une position exceptionnelle, également voisine de la Chine, de la Cochinchine, des îles de la Sonde et des Moluques, peu éloignée de l’Inde et de l’Australie, pourrait en faire le principal centre commercial des mers de l’Indo-Chine. Les richesses de l’archipel sont encore imparfaitement exploitées, nous l’avons dit. Il est incontestable cependant que la colonie est en progrès : malgré l’ouverture de nouveaux ports, le mouvement commercial de celui de Manille a presque triplé depuis 1851; mais il s’en faut de beaucoup que l’état de la colonie réponde à ses ressources naturelles. Il sera difficile toutefois de rien entreprendre de sérieux tant que le haut personnel sera constamment changé pour satisfaire à des ambitions de parti, tant que la plupart des employés ne viendront d’Espagne qu’avec la pensée de faire de rapides fortunes. Une administration active, zélée, intelligente et rigoureusement probe est ce qui manque le plus aux Philippines.

On a accusé les moines de retarder les progrès de la colonie, de gêner l’essor des populations vers une vie plus active et des sphères plus larges. Rien n’est moins juste. Les moines ont amené les indigènes des Philippines au plus haut point de civilisation dont soit susceptible une race qui était, il y a quatre siècles, au dernier degré de la barbarie. Le temps et les mélanges de sang amèneront d’autres progrès sans doute ; mais les ordres monastiques peuvent contempler avec un légitime orgueil leur ouvrage dans ces 4 millions 1/2 d’indigènes chrétiens, dans ces paysans des Philippines plus civilisés, plus indépendans et plus riches que ceux d’aucune possession européenne en Asie, d’aucun pays d’Orient peut-être. Que l’Espagne leur laisse donc continuer en paix leurs travaux ; elle ne saurait avoir de plus utiles serviteurs aux Philippines. Si elle veut réformer et améliorer, qu’elle tourne son attention vers l’administration, les monopoles, les moyens de communication, l’état de l’agriculture et du commerce, elle y trouvera plus d’un abus à faire disparaître, plus d’un progrès à favoriser. Il lui rendra un immense service, celui qui accomplira cette tâche ardue ; mais elle a bien trop d’embarras aujourd’hui, tant chez elle qu’en Amérique, pour songer à sa lointaine possession d’Asie. Il faudrait d’ailleurs, pour qu’elle pût réformer sa colonie, qu’elle entreprît d’abord de se réformer elle-même. Espérons cependant que le jour viendra où ce beau pays des Philippines pourra devenir une importante ressource pour la métropole et tenir dans le monde la place qui lui est due.


Un jeune voyageur, qui ces dernières années a employé ses loisirs à visiter l’extrême Orient, a bien voulu nous communiquer ce vif récit, tiré de son journal. Les pages qu’on vient de lire font naturellement désirer que ce journal de voyage soit un jour livré à l’impression, et pour notre part nous espérons y puiser encore. C. Buloz.
90

  1. Tous les noms propres sont écrits avec l’orthographe espagnole.
  2. Chapeau hémisphérique en paille ou en corne.
  3. Chanvre de Manille.
  4. Tissus végétaux faits dans le pays.
  5. Station navale.
  6. La piastre vaut environ 5 fr. 26 cent.
  7. A Manille et dans les provinces avoisinantes, on parle la langue tagale. Les provinces plus éloignées ont des dialectes qui en diffèrent un peu, mais ne sont toujours que des modifications de la langue malaise.
  8. C’est le nom que les Espagnols donnent aux exploitations de sucre.
  9. Castila de Castilla (Castille); c’est ainsi que les Indiens désignent les Espagnols, et par extension tous les blancs.
  10. Pantoufles.
  11. Unona odoratissima.
  12. Nectantes sambac.
  13. 434,000 piculs, environ 27,500,000 kilogrammes.
  14. Des négocians (5trangers m’ont affirmé qu’elle s’élève à 50,000 âmes ; le budget et autres données officielles ne la portent qu’à 14,000.
  15. Carreaux de faïence mauresque, comme on en voit en Espagne.
  16. Espèce de lézard.
  17. Autre espèce de lézard plus grand qui a de 3 à 4 pieds de long.
  18. Les Espagnols étendent aux musulmans en général ce nom, qui désigne spécialement les flores d’Afrique.
  19. Les Mariannes forment une trente-cinquième province, qui dépend du gouvernement-général des Philippines.
  20. Brigadier, grade d’officier-général inférieur à celui de maréchal de camp ou général de brigade.