Lucette, ou les Progrès du libertinage/03-14

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CHAPITRE XIV.

À quoi doivent s’attendre les Débauchés.


Les adverſités fondirent tout-à-coup ſur mes perſonnages. Monſieur le Marquis de *** s’apperçut des vices & des friponneries de ſon Secrétaire ; il le chaſſa honteuſement de chez lui. Une Dame, qui protégeoit Lucette, pour raiſon à elle connue, ſe laiſſa enlever de ce monde, par une mort ſubite.

Les voila donc dénués de leurs plus chers Protecteurs. Ce coup leur fut ſenſible. Ils ſe flattèrent de réparer d’auſſi grandes pertes. Séduits par les chimères qu’ils ſe mettoient en tête, ils eſſuièrent leurs larmes, & ſe conſolèrent bientôt. Au lieu de ménager leur finance, ils inventent mille moyens de la dépenſer. Le luxe les environne avec encore plus d’éclat qu’auparavant. Les plaiſirs les ſuivent. Ils ſe comportent comme ſi leur bourſe ne devoit jamais tarir. Inſenſés qu’ils étoient, l’avenir ne les inquiétoit pas ! Ils ne maudirent que trop leur ſécurité ! Ils s’apperçoivent enfin que leurs fonds baiſſent. Ils veulent envain ſe diſſimuler leur infortune ; ils s’avouent, en gémiſſant, qu’ils ſont ruinés.

Mais ils ne ſe croyoient pas ſans reſſource. Ils comptoient ſur leurs connoiſſances ; ils s’attendoient que des amis généreux ouvriroient leur bourſe, & qu’ils y puiſeroient au gré de leurs deſirs. Ils eſpéroient ſurtout beaucoup, de ces gens qui les conduiſirent dans le crime, de ces riches Libertins dont ils partagèrent les folies & les débauches. Leurs yeux ſe deſſillèrent, les Amis feignirent long-tems de ne pas s’appercevoir de leur indigence ; & lorſqu’ils ne purent l’ignorer, ils furent inſenſibles à leurs prières, à leurs larmes. Ceux qui les avoient entraînés dans l’abîme, écoutèrent froidement le recit de leur infortune, les plaignirent avec hauteur, & leur donnèrent, à peine, de modiques ſecours. Lucette courut aux pieds de Monſeigneur, lui détailler ſes diſgrâces, ſa triſte ſituation. Il la reçut avec indifférence, lui dit qu’il falloit être ſage, lui fit remettre une bagatelle, & la fit prier de ne plus l’honorer de ſes viſites.

Quel coup de foudre pour mes malheureux perſonnages ! Ils ſe voyoient dédaignés de ceux dont ils attendoient le plus de compaſſion. Toutes les portes leur étoient fermées ; ou, ſi l’on avoit la bonté de les accueillir, c’étoit avec une froideur, une arrogance, qui les couvroit de honte. On les honoroit de cette fauſſe pitié, qui ſe fait tant valoir ; de ces bienfaits, plus accablans que le refus même. Leur cœur ſe briſoit chaque jour. Tout le monde ſembla les abandonner d’un commun accord ; chacun évitoit leur préſence. Jadis une compagnie brillante s’aſſembloit chez eux ; perſonne ne vient les chercher maintenant ; ils ne voient plus que des viſages de mauvais augure : on craint de troubler leur ſolitude : on les fuit comme des gens dangereux : on rougiroit de les regarder. Voilà le digne prix qu’on réſervoit à leurs travers.

Une foule de Créanciers vint achever de les écraſer. L’un redemandoit une dette criarde ; l’autre exigeoit le paiement d’une Lettre-de-change, d’un billet à ordre ; & tous vouloient être ſatisfaits ſur le champ. Que pouvoient faire nos infortunés ! Ils remontrèrent envain leur impuiſſance, leur misère. Ils eurent beau les ſupplier de leur accorder au moins certains délais ; les barbares furent ſourds à leurs cris, à leurs repréſentations. Ils firent des frais énormes. De ſorte que Lucas & Lucette ſe trouvèrent devoir trois fois plus.

Les malheureux dont j’écris l’hiſtoire, traînoient leurs jours dans les chagrins affreux, & dans les plus vives allarmes. Ils craignoient à chaque inſtant, d’être arrachés de chez eux, & conduits avec ignominie dans le fond d’une priſon, où l’indigence & le déſeſpoir auroient bientôt terminé leur vie. Les avides Créanciers eurent recours à un moyen plus doux, afin d’être rembourſés. Ils les dépouillèrent de tout ce qu’ils poſſédoient ; on enleva leurs meubles ſans aucune pitié ; on les vendit à vil prix avec éclat ; on les réduiſit à la dernière extrêmité ; on leur laiſſa à peine un méchant grabat.

Contraints de ſe réfugier dans un galetas, ils y furent déplorer leurs égaremens. L’aſile où les entraîne leur fatale deſtinée, auroit fait horreur, & rempli de pitié l’homme le moins ſenſible. Quelle différence des maiſons ſomptueuſes qu’ils habitoient autrefois, avec le triſte galetas où ils ſont maintenant ! La muraille noire & crevaſſée, n’a d’autres tapiſſeries que les toiles d’araignées. Loin d’être plafonné, le plancher, ouvert de toutes parts, ne ſçauroit les garantir des injures de l’air. Leurs meubles pourroient s’emporter aiſément ſous le bras. Ce qu’ils appellent un lit, eſt auſſi dur que les carreaux dont il eſt élevé de deux pieds tout au plus. Dénués des moindres commodités de la vie, ils ne peuvent que gémir, & pouſſer des ſanglots entrecoupés. Quelquefois, en jettant un œil abattu autour d’eux, ils repaſſent dans leur eſprit, le bonheur, l’aiſance dont ils ont joui. Alors des torrens de larmes s’échappent de leurs yeux.


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