Lucie Hardinge/Chapitre 19

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 219-229).



CHAPITRE XIX.


La mer était calme, et je vis deux vaisseaux venir droit à moi, l’un de Corinthe, l’autre d’Épidaure : ils venaient,… mais ne m’en demandez pas plus, et que ce que je vous ai dit vous serve à vous faire deviner le reste.
La Comédie des Erreurs.



Il était grand temps que l’Aurore agît. De tous les bâtiments sous le vent, le Rapide, celui que nous avions le plus sujet de craindre, était le plus en état de nous nuire. Il est vrai que, pour le moment, nous pouvions le gagner de vitesse ; mais un bâtiment de guerre, avec son nombreux équipage, pouvait bientôt rétablir l’équilibre. J’appelai Marbre pour me concerter avec lui.

— Eh bien ! Moïse, je crois qu’il ne faut pas nous amuser ici plus longtemps ; les Anglais sont vainqueurs, et comme les officiers du Rapide nous ont reconnus, on ne va pas tarder à se mettre à nos trousses.

— Je suis tenté de croire, Miles, qu’ils en ont pour quelques heures encore à travailler avant de se mettre en route ; et dire que notre équipage est sur leur bord, et pas moyen d’en ravoir quelques hommes ! Ce serait si bon pourtant ! Si l’on avait seulement un canot, j’irais les trouver avec un pavillon parlementaire, et je verrais s’il n’y aurait pas moyen de s’entendre.

Je ris de cette saillie, en conseillant à Marbre de rester où il était :

— Il faudra bien du temps au Rapide pour remettre en état sa voilure, ajoutai-je, et puis il peut être tenté de poursuivre l’autre frégate française, qui se dirige évidemment sur Brest, auquel cas nous n’aurions rien à craindre. — Par Saint-George ! voilà un coup de canon, et l’on tire de notre côté. Voyez-vous le boulet, Moïse, qui décrit ses ricochets sur l’eau, presque en droite ligne entre nous et la frégate ? Parbleu ! le voilà qui arrive à son adresse.

En effet, le Rapide avait le cap tourné vers nous, et le boulet, bondissant de vague en vague, vint tomber à cent brasses de l’Aurore.

— Oh ! oh ! s’écria Marbre, qui avait braqué sa longue-vue sur les frégates ; voilà bien une autre affaire ! Voilà un canot qui vient de ce côté à force de rames, et un autre canot le poursuit. C’est au premier de ces canots que le boulet s’adressait, et non pas à nous.

Je regardai à mon tour ; c’était bien, comme Marbre le disait, une petite embarcation, qui était naturellement au vent de la frégate ; elle venait droit à nous, et les rameurs faisaient des efforts désespérés. Il y avait sept matelots, six aux avirons et un au gouvernail. La vérité jaillit tout à coup à mon esprit ; c’étaient des hommes de notre équipage, sous la conduite du second lieutenant, qui, voyant à l’eau un des canots du Rapide sans que personne y fût, avaient profité de cette circonstance pour s’enfuir, dans la confusion du moment. Le Prince-Noir avait pris possession de la prise en employant une seule embarcation, et le cutter envoyé à la poursuite me paraissait venir du bâtiment français. Je fis part sur-le-champ de mes soupçons à Marbre, et, pour lui, ils se changèrent aussitôt en certitude.

— Eh ! parbleu, oui, ce sont nos hommes, s’écria-t-il ; — vite, il faut faire servir, et leur épargner la moitié du chemin.

Ce projet ne pouvait être effectué sans nous exposer au feu des Anglais, car nous venions d’éprouver tout récemment qu’il s’en fallait de bien peu que leurs boulets ne portassent jusqu’à nous. Nous commençâmes toujours par mettre le vent dans nos voiles ; il ne pouvait en résulter aucun inconvénient, et nous pouvions, au contraire, en retirer de grands avantages. Je n’avais jamais supposé un moment que ce fût après nous que les Anglais envoyaient des embarcations, puisque, avec le vent qu’il faisait, l’Aurore n’aurait pas tardé à les laisser de plusieurs milles en arrière. Chaque minute rendait ma conjecture de plus en plus vraisemblable : on ne pouvait se méprendre aux efforts énergiques que faisaient également les hommes des deux équipages. Cependant la frégate ne pouvait plus tirer, les deux canots se trouvant exactement sur la même ligne, de sorte que l’un eût couru tout autant de dangers que l’autre.

Il est rare qu’un combat naval s’engage sans que les bâtiments mettent une ou deux embarcations à la mer, et, quand l’action est chaude, sans que ces embarcations aient plus ou moins à souffrir. Il arrive souvent qu’une frégate n’a qu’un ou deux canots qui puissent tenir l’eau après une affaire, et, la plupart du temps, elle n’a que celui qu’elle a eu la précaution de mettre à la mer avant d’en venir aux mains. C’est ce qui explique pourquoi, dans l’occasion actuelle, une seule embarcation s’était mise à la poursuite des fugitifs.

L’Aurore arbora son pavillon pour montrer que nous voyions nos pauvres amis qui nageaient à tour de bras pour nous rejoindre ; puis elle éventa son grand hunier, brassa carré, et se dirigea droit vers les fugitifs. Nous n’étions que trois aux bras de la grande vergue ; mais chacun de nous semblait avoir la force d’un géant. Que de motifs, en effet, pour exciter notre ardeur ! De quel secours ne nous seraient pas les sept hommes qui venaient à nous, qui étaient des nôtres, et qui nous mettraient à même de conduire notre bâtiment droit à Hambourg !

Notre bon navire se conduisit à merveille : Neb était à la barre, le cuisinier sur le gaillard d’avant, et Marbre et moi nous tenions des cordes à la main pour les jeter aux fugitifs dès qu’ils seraient assez près pour les recevoir. Il était temps que nous arrivassions, car le cutter, qui avait dix avirons et un équipage complet, s’approchait de plus en plus du canot. Comme nous l’apprîmes ensuite, nos gens, dans la précipitation du départ, avaient embarqué le sommet d’une lame, et ils éprouvaient le grand désavantage d’avoir plus d’un baril d’eau, qui ballottait au fond de leur cutter et le rendait plus lourd et plus difficile à gouverner.

L’intérêt que nous prenions au résultat de cette course était si vif que ce que nous avions éprouvé pendant le combat n’était rien en comparaison. Marbre imitait avec son corps tous les mouvements des rameurs, comme s’il pouvait les aider ainsi. Diogène les appelait de toutes ses forces, et les encourageait à nager en désespérés, et il ne réfléchissait pas qu’ils n’étaient pas encore à portée de l’entendre. Avec ma longue-vue j’apercevais mon second lieutenant qui d’une main tenait la barre, de l’autre vidait l’eau avec son chapeau. Cependant le cutter était assez proche alors pour que je pusse distinguer le bout de quelques fusils ; s’il arrivait assez près du canot pour en faire usage, nos hommes étaient perdus ; car il n’était pas probable qu’ils eussent aucune arme pour se défendre.

La crise approchait ; l’Aurore faisait bonne route, Marbre et Diogène ayant bordé avec peine et hissé le grand perroquet ; l’eau écumait sous nos bossoirs, et bientôt le canot fut si près que nous fûmes obligés de serrer le vent, afin de donner aux fugitifs le temps de nous rejoindre. Marbre apporta sur le pont les fusils laissés par les corsaires, et se mit à les amorcer. Il voulait faire feu sans plus attendre, sur le cutter, qui se trouvait alors à portée ; mais c’eût été nous mettre dans notre tort ; je lui promis de me servir de ces armes si les Anglais tentaient de nous aborder, mais j’ajoutai que jusque-là il fallait nous tenir tranquilles.

Cependant les embarcations approchaient de plus en plus, le cutter gagnant toujours du terrain sur le canot. Le Prince-Noir et le Rapide, qui pouvaient être à un mille de distance, envoyèrent chacun un boulet qui passa sur nos têtes. Dans ce moment, l’officier qui commandait le cutter fit feu sur le canot, et je vis un de nos matelots baisser la tête ; il avait été atteint. Je pensai que le pauvre diable avait le bras cassé, car il semblait éprouver une vive souffrance, et il changea de place avec le second lieutenant, qui saisit l’aviron, et se mit à nager avec fureur. Trois nouvelles décharges eurent lieu, en apparence sans résultat ; nos matelots étaient alors à cent cinquante brasses de nous, et les Anglais à moins de vingt brasses derrière eux. Les Anglais cessèrent de tirer, peut-être parce qu’ils avaient alors la partie trop belle pour répandre le sang inutilement.

Je dis à Marbre de se tenir prêt avec une corde à la main. L’Aurore allait lentement de l’avant, et il n’y avait pas de temps à perdre. Je criai alors à mon second lieutenant d’avoir bon courage, et il répondit par des acclamations. Les Anglais poussèrent des hourrah, et nous en fîmes autant de notre côté.

— Oh ! du canot ! attention à la corde ! m’écriai-je ; file, Moïse, file !

Moïse jeta la corde des chaînes d’artimon ; elle fut saisie, et je fis signe à Neb de laisser arriver jusqu’à ce que les voiles fussent disposées. Le bruit des poulies de cargue-points annonça que Diogène amurait la grande voile avec une force de géant. La voile s’ouvrit, et Moïse et moi nous halâmes l’écoute de manière à faire sentir au bâtiment l’impulsion de cette énorme toile. M’élançant sur la lisse de couronnement, je vis nos hommes debout dans le canot, agitant leurs chapeaux, et regardant le cutter qui faisait de vains efforts pour atteindre une embarcation que nous entraînions si rapidement à la remorque. L’officier animait ses matelots à grands cris, et il se mit à charger un fusil. Dans ce moment, par une fatalité terrible, la remorque se détacha du banc du canot, et nous fûmes lancés, à ce qu’il me parut, à cent pieds de distance sur le sommet de la première vague. Nos pauvres amis n’eurent pas même le temps de s’asseoir pour reprendre leurs avirons avant que le cutter les eût accostés. Tant d’efforts étaient en pure perte ; et, après avoir été si près de recouvrer la meilleure partie de mon équipage, je restais de nouveau sur l’Océan, n’ayant que trois hommes avec moi pour gouverner l’Aurore.

Le lieutenant anglais connaissait trop bien son métier pour ne pas chercher à s’emparer de notre bâtiment. Il se contenta d’enlever du cutter tous les avirons, et il s’élança dans notre sillage. D’abord, il nous gagna, et je n’en fus pas fâché, car je désirais lui parler. Lorsqu’il fut à cinquante brasses, nous avions filé les écoutes, — l’officier me coucha en joue et m’ordonna de mettre en panne. Je sautai à bas de la lisse de couronnement, et, ayant le corps couvert jusqu’aux épaules, je l’ajustai avec un des fusils français, et l’engageai à prendre le large.

— Qu’avez-vous fait de l’équipage de prise que le Rapide a mis l’autre jour sur votre bord ? demanda le lieutenant.

— Nous les avons envoyés faire une promenade sur mer, répondis-je. Nous avons eu assez d’équipages de prise ici, et nous n’en voulons plus.

— Mettez en panne, Monsieur, ou craignez d’être traité comme pirate.

— Pas possible ! s’écria Marbre, qui ne put se contenir plus longtemps. Mais pour nous traiter en pirates, il faudrait commencer par nous attraper. Faites feu, si vous êtes las de votre métier de croiseurs. Je voudrais que ces Français infernaux vous eussent fait passer à jamais le goût du grog.

Ce langage n’était ni convenable ni politique, et je dis à Marbre de se taire. M’armant de sang-froid, je demandai tranquillement les noms des combattants, et les pertes des différents navires ; mais l’officier anglais n’était pas d’humeur à me répondre. Il n’osa pourtant pas faire feu, et voyant que nous étions armés, et que, quand même il parviendrait à nous rejoindre, il n’aurait pas bon marché de nous, il abandonna la chasse, et retourna au canot capturé. Nous fîmes aussitôt servir, et l’Aurore prit son élan à raison de sept nœuds par heure.

Les frégates ne nous envoyèrent plus de boulets. Elles avaient sans doute alors à penser à beaucoup d’autres choses ; et d’ailleurs elles avaient peu de chances de nous atteindre, quand même elles eussent réussi à endommager un mât ou deux.

Le dénouement de cette journée mémorable causa un vif désappointement à bord de l’Aurore. Marbre épuisa ses jurons les plus énergiques, et ce n’est pas peu dire ; car, malgré toutes mes remontrances, il enrichissait tous les jours son vocabulaire à cet égard, surtout lorsqu’il était excité. Diogène faisait ses plus horribles grimaces en montrant les deux poings au cutter, tandis que Neb riait et pleurait à la fois, le signe le plus certain que son agitation était portée au plus haut degré.

Mes sensations n’étaient pas moins vives ; mais je sentis le besoin de les maîtriser. Il fallait quitter au plus vite ce dangereux voisinage, et je mis le cap au nord-ouest, en ayant soin de me tenir assez éloigné des frégates pour n’être pas exposé au feu de leurs batteries. Je fis signe alors à Marbre de venir près du gouvernail ; car je faisais depuis une heure les fonctions de timonier, fonctions que, lors de mes premiers voyages sur l’Hudson, je croyais que c’était non seulement un devoir pour tout capitaine, mais même un plaisir de remplir. L’expérience devait m’apprendre que, de toutes les besognes dont le matelot peut être chargé à bord d’un bâtiment, celle dont il est le moins jaloux, est le maniement du gouvernail, si ce n’est peut-être de serrer le foc par un gros temps.

— Eh bien ! Moïse, voilà une affaire terminée, et l’Atlantique s’étend de nouveau devant nous ; avec tous les ports de l’Europe offerts à notre choix, et un équipage de quatre hommes, compris le capitaine, pour conduire le bâtiment où nous voudrons.

— Ah ! cette dernière affaire me coupe bras et jambes, Miles. Dire que nos braves matelots nous rejoignaient, si cette remorque infernale n’était pas venue à nous faire faux bond ! Je n’ai jamais éprouvé de désappointement pareil, depuis le jour où je découvris que je n’étais qu’un maudit ermite, malgré la manière dont j’ai généralisé sur l’avantage d’être gouverneur et grand amiral d’une île à moi tout seul.

— Comme il n’y a point de remède, il faut bien en prendre notre parti, mon pauvre ami. La question qui reste à examiner est celle-ci : qu’allons-nous faire ? Si nous nous aventurons dans la Manche, nous rencontrerons cinquante croiseurs prêts à nous arrêter. D’ailleurs les vainqueurs auront bientôt réparé leurs avaries, et ils pourraient nous rejoindre. Le Rapide n’est qu’à moitié désemparé.

— Oui, oui, vous voyez vite et juste, Miles, et je vous admire. Mais il me passe par la tête une idée que je vous soumets ; après cela, faites-en ce que vous voudrez. Au lieu d’aller à l’est de Scilly, si nous passions à l’ouest, pour gagner la mer d’Irlande ? Il faudra plus de temps pour que les nouvelles parviennent de ce côté, et nous pouvons trouver quelque bâtiment américain, ou tout autre, en destination de Liverpool. En mettant les choses au pis, nous pouvons passer entre l’Irlande et l’Écosse, doubler le cap Wrath, et nous diriger sur Hambourg. C’est une longue route, je le sais, qui, de plus, est rude dans certaines saisons de l’année ; mais il y a moyen de s’en tirer en plein été.

— Soit, Marbre, je suis prêt à essayer. Ce serait jouer de malheur, si nous ne trouvions pas quelque caboteur, ou quelque bâtiment pêcheur qui consentît à nous céder un ou deux matelots, moyennant double paie.

— Ah ! pour cela, c’est ce qui ne sera point facile, Miles, à cause de la guerre. La presse doit aller joliment son train, et je crains bien que les Anglais n’aient fait rafle sur toute la côte.

— Allons, Moïse, songez qu’il ne nous faut qu’un ou deux hommes. Qu’ils puissent tenir le gouvernail pour nous soulager, c’est tout ce que je demande. Appelez Neb, qu’il vienne prendre ma place, et nous consulterons la carte pour arrêter notre route.

Une demi-heure après, l’Aurore cinglait vers la côte occidentale d’Angleterre. En voulant éviter la Manche, nous faisions trois fois plus de chemin ; mais le vent se maintint favorable pendant plusieurs jours, et nous arrivâmes sans accident à deux lieues de Scilly. Nous y fûmes accostés par un bateau-pilote qui sortait de ces îles. C’était au lever du soleil, le vent était au nord-est ; et nous avions en vue du côté du vent un bâtiment qui avait tout l’air d’une corvette, quoique sa coque fût encore cachée, et que le cap ne fût pas sur nous.

Les pilotes n’eurent pas plus tôt remarqué la faiblesse de notre équipage, et la direction que nous suivions, qu’ils en parurent frappés. Il était rare à cette époque, et il l’est encore, je crois aujourd’hui, que des bâtiments américains, pesamment chargés, passassent si près de l’Angleterre, venant du sud-est et se dirigeant vers le nord-ouest. C’est la remarque que fit naturellement le pilote principal, quand je lui dis que mon intention n’était d’entrer dans aucun des ports voisins.

— Je manque de bras, ajoutai-je, et je voudrais trouver trois ou quatre bons matelots. Ils seront bien payés, et leur retour aura lieu à nos frais.

— En effet, capitaine, vous êtes en bien petit nombre pour manœuvrer un si grand bâtiment. Pourrais-je vous demander d’où cela provient ?

— Et ne savez vous pas comment agissent vos croiseurs en temps de guerre ? Une frégate anglaise nous a pris tous nos hommes, à l’exception de ceux que vous voyez.

— Il est rare que les officiers de Sa Majesté fassent une rafle si complète, répondit le pilote avec un ton sarcastique qui ne me plut pas. Ils mettent ordinairement du monde à bord du bâtiment qu’ils croient devoir dépeupler ainsi.

— Oui, je suppose que la loi le veut ainsi à l’égard des navires anglais ; mais quand il s’agit de bâtiments américains, il paraît qu’on n’y regarde pas de si près. En tout cas, vous voyez ici tout l’équipage, et vous nous rendriez un grand service en nous donnant un ou deux hommes.

— Où allez-vous, capitaine ? Avant de s’embarquer, on est bien aise de savoir ou l’on va.

— À Hambourg.

— À Hambourg ! on ne s’en douterait guère. C’est la Manche alors que vous auriez dû prendre, et non pas la mer d’Irlande.

— Je le sais parfaitement ; mais j’ai craint d’entrer dans la Manche avec un si faible équipage. Ces eaux étroites donnent beaucoup de mal, quand on n’est pas en nombre.

— C’est pourtant un excellent endroit pour y trouver des matelots, capitaine. Quoi qu’il en soit, aucun de nous ne se soucie de vous accompagner. Vous, de votre côté, vous n’avez pas besoin de pilote. Ainsi donc, bon voyage.

Et il nous quitta sans plus de façon. Il était à une lieue de nous, et nous allions notre petit train, lorsque je vis qu’il faisait des signaux à la corvette, qui avait laissé porter, et qui avait toutes ses bonnettes dehors. Comme c’était beaucoup plus de toile que nous ne pouvions nous hasarder à en montrer, je pensai que nous étions perdus ; mais je n’en fis pas moins bonne contenance, et je fis de la voile autant que je le pouvais, pour tâcher de l’éviter. La corvette parla au bateau-pilote, et les renseignements qu’elle en tira confirmèrent sans doute ses conjectures, car elle se mit sur-le-champ à notre poursuite.

Elle gagnait sur nous un nœud par heure, mais comme elle était à dix milles derrière nous, il y avait encore quelque espoir que la nuit vînt avant qu’elle nous eût rejoints. Le vent aussi n’était pas stable, et vers midi il faiblit à un tel point que les deux bâtiments n’avançaient plus que de deux ou trois nœuds ; ce qui diminuait en proportion l’avance que la corvette prenait sur nous.

Le vent resta faible jusqu’au coucher du soleil, et alors il s’éleva une bonne brise du nord-ouest, qui nous porta droit au vent de la corvette, alors à six milles de distance. Je commençai à prendre un peu de confiance ; Marbre la partageait, et c’était beaucoup pour moi ; car pour tout ce qui touchait à la marine, j’avais la plus grande déférence pour son opinion.

Vers dix heures, les deux bâtiments avaient les amures à tribord, se dirigeant vers le sud-ouest. La corvette pouvait être à une lieue sous le vent de l’Aurore, et un peu en avant de son travers. C’était pour nous la position la plus favorable, puisque le croiseur avait déjà dépassé le point le plus rapproché de nous, sur ce bord. L’horizon du côté du vent, et tout le long du bord de la mer du nord, était couvert de nuages qui faisaient présager un grain. Ce sombre arrière-plan pouvait empêcher qu’on ne nous vît, et, dès que la nuit nous déroba la vue des voiles de la corvette, je fis mettre la barre dessous.

Ce n’était pas une petite affaire de faire virer vent devant un bâtiment tel que l’Aurore, avec tant de voiles, une pareille brise, et rien que quatre hommes. Nous nous jetâmes sur la barre comme autant de tigres ; puis les vergues de l’arrière furent changées facilement, mais les amures et les écoutes de la grande voile nous donnèrent beaucoup de peine. Après avoir mis la vergue de misaine carrée, nous brassâmes tout à l’arrière au plus près. Alors nous éventâmes toutes les voiles de l’avant, et nous finîmes par orienter les vergues et les boulines avec une force qui semblait irrésistible.

La corvette avait-elle viré de bord en même temps que nous ? C’était ce qu’il nous était impossible de savoir. En tout cas, elle devait nous rester près d’une lieue sous le vent, et nous continuâmes à gouverner vers les côtes d’Angleterre. Pas un de nous ne ferma l’œil de toute la nuit ; et comme nos regards dévorèrent de tous côtés l’horizon quand le retour de la lumière souleva lentement le voile qui nous le dérobait ! Rien n’était en vue, même lorsque le soleil eut paru pour inonder de flots de lumière toute la surface de l’Océan ; pas plus de corvette que si nous n’avions jamais été poursuivis. Sans doute elle avait continué sa route dans la même direction, dans l’espoir de nous rejoindre graduellement, ou de gagner assez de l’avant au vent pour être sûre de ne pas manquer sa proie dans la matinée.

Suivant notre estime, nous avions alors le cap tourné vers les côtes du pays de Galles, où nous pouvions espérer d’arriver dans les vingt-quatre heures, si le vent tenait bon. Je résolus donc de remonter le canal de Saint-George. Je pouvais rencontrer quelque embarcation venant de la côte septentrionale qui n’aurait peut-être pas à bord des matois aussi futés que notre pilote de Scilly. Nous portâmes en route tout le jour, et le soleil se coucha de nouveau sans que nous eussions découvert la terre. Nous vîmes plusieurs bâtiments dans l’éloignement ; mais c’était une des parties de l’Océan où nous avions le moins à craindre d’être inquiétés. C’était la route régulière des bâtiments chargés pour Liverpool. Si nous pouvions doubler ce port, nous aurions grande chance de ramasser en chemin une demi-douzaine d’Irlandais.