Lucie Hardinge/Chapitre 28

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 313-326).



CHAPITRE XXVIII.


Elle me fit une ceinture de ses deux bras, me pressa tendrement contre son cœur, puis rejetant la tête en arrière, elle attacha sur moi un long et passionné regard !
Coleridge.



Je fus deux heures sans voir personne. Une fenêtre du parloir où l’on me permit de rester, donnait sur ce qu’on veut bien appeler le parc, et je ne tardai pas à voir Neb et mon lieutenant qui couraient des bordées autour de la prison, comme s’ils voulaient établir une sorte de blocus de peur qu’on ne voulût me transporter dans quelques régions inconnues ; du moins, je ne pouvais donner d’autre explication à leur conduite. À la fin Neb disparut, et fut absent une heure. Quand il revint, il portait sur son épaule un paquet de cordes ; et alors les deux marins s’éloignèrent un peu, et se mirent à mesurer des brasses de corde, à couper, à faire des nœuds et des épissures. Je m’amusai de leur ardeur, qui ne se ralentit pas un seul instant, jusqu’au moment où l’on vint m’interrompre. C’était une nouvelle visite qui m’arrivait. J’attendais mon homme d’affaires, ou M. Harrison ; mais le lecteur jugera de ma surprise quand je vis entrer André Drewett. Il était accompagné du concierge de la prison, qui tenait une lettre à la main, et qui me rendit stupéfait en me disant :

— Capitaine Wallingford, j’ai ordre de vous ouvrir la porte, — la caution exigée a été fournie.

Puis il se retira.

— Et c’est à vous que j’en suis redevable, monsieur André Drewett !

— Je voudrais de tout mon cœur pouvoir le dire, mon cher Monsieur, répondit André en me serrant cordialement la main ; et j’aurais eu bien peu de mérite, lorsque je vous dois la vie, à venir vous offrir de vous rendre un si faible service. Mais que l’honneur en revienne à qui de droit. C’est miss Hardinge qui a eu l’idée la première, et mon bonheur est qu’elle ait bien voulu me choisir pour la seconder.

Ces paroles furent prononcées du ton le plus franc et le plus ouvert, et jamais je n’avais vu André Drewett sous un jour si favorable. D’un physique agréable, il avait en même temps des manières distinguées et un air aimable et spirituel. Il n’avait qu’un défaut à mes yeux, c’était la préférence que Lucie avait pour lui.

— Lucie n’oublie pas nos relations d’enfance, dis-je un peu confus. En me quittant, elle m’a annoncé l’intention de faire quelque chose de ce genre, quoique, je l’avoue, je ne fusse pas exactement préparé à ce qui m’arrive. Votre sort est digne d’envie, monsieur Drewett !

André parut embarrassé. Il me regarda, rougit, tourna la tête du côté de la fenêtre, puis faisant un grand effort sur lui-même pour reprendre son sang-froid :

— Vous croyez ? me dit-il ; vous supposez peut-être, Wallingford, que je suis encouragé à concevoir quelques espérances ?

— Des espérances ! il me semble que tout ce que j’apprends, tout ce que j’ai vu, le fait même qui vous amène ici est assez significatif.

— Eh bien ! vous vous trompez. Je n’ai pas le bonheur de posséder les affections de miss Hardinge ; et personne n’obtiendra jamais sa main sans avoir d’abord obtenu son cœur — et son cœur tout entier.

J’étais confondu ! Comment, Lucie n’était pas engagée à Drewett ! elle ne l’aimait pas, et cela de l’aveu de Drewett lui-même ! Sans doute André comprit la nature des sentiments qui m’agitaient ; car, avec une loyauté vraiment remarquable, il entra dans des explications propres à dissiper tous mes doutes.

— Ce n’est que tout récemment que j’acquis la certitude que je devais renoncer définitivement à l’illusion dont je cherchais depuis trop longtemps à me bercer. Comme vous êtes un ancien ami de la famille, je n’aurai rien de caché pour vous, Wallingford, et je chercherai du moins à justifier ma conduite. Vous aviez entendu dire, m’apprenez-vous, que j’étais engagé à miss Hardinge ?

— Sans doute ; je crois même que c’était l’opinion de son père, quoiqu’il dût bien savoir que la promesse faite par sa fille était conditionnelle, puisque jamais Lucie ne se serait mariée sans son consentement.

— M. Hardinge s’est donc étrangement abusé. Il est vrai, Wallingford, que j’ai fait pendant longtemps la cour à miss Hardinge, et que je me suis même déclaré il y a plusieurs années. Mais, dès la première ouverture, j’ai été refusé. Néanmoins, comme Lucie avait eu la franchise d’avouer que son cœur était libre, je ne me décourageai point, malgré ses conseils, et je puis même dire, ses prières. Je crois qu’elle a de l’estime pour moi, et je sais qu’elle est très-attachée à ma mère, qui l’aime presque autant que moi. Je me flattais qu’avec le temps cette estime se changerait en amour, et ma présomption a été bien punie. Il y a six mois — c’était peu de temps après que le bruit avait couru de votre naufrage, — j’eus avec elle une dernière conversation à ce sujet, et je me convainquis que je ne devais conserver aucune espérance. Depuis ce moment, je me suis efforcé de dompter ma passion, et vous voyez que ce n’a pas été tout à fait sans succès, puisque j’ai pu vous donner ces détails sans que mon cœur se brisât. Je n’en conserve pas moins pour miss Hardinge le plus respectueux dévouement, et il ne faudrait qu’un mot de sa bouche pour me rappeler. Mais je crois que son intention est de ne jamais se marier. Je m’aperçois que je prolonge ici votre séjour en bavardant ainsi. Sortons vite de ce triste lieu.

J’étais dans un état à pouvoir à peine me conduire moi-même. C’était peu pour moi d’être libre ; mais apprendre si inopinément que Lucie l’était aussi ! Lucie dont depuis tant d’années je croyais la main irrévocablement promise ; Lucie que je n’avais jamais cessé d’aimer, quoique sans espérance ! Je me dis qu’André Drewett ne l’avait jamais aimée comme moi ; que son amour pour Lucie n’avait point fait, comme le mien, depuis son enfance, partie essentielle de son existence, autrement il n’aurait jamais pu parler comme il venait de le faire. Pendant que ces pensées se croisaient dans mon esprit, je pris le bras d’André, qui m’entraîna précipitamment hors de la prison.

J’avoue que je respirai plus librement quand je me trouvai au grand air. Je me dirigeai vers l’endroit où Marbre et Neb étaient toujours occupés à faire des nœuds à leur corde. Grande fut leur surprise de me voir en liberté ; et Marbre en parut même presque contrarié, quoique la présence de Drewett lui expliquât ce qui s’était passé.

— Si vous aviez seulement attendu jusqu’à ce soir, Miles, dit-il en secouant la tête d’un air de menace, Neb et moi nous aurions appris à cette infernale prison comment un marin sait s’y prendre pour la quitter. Je suis presque fâché que l’occasion soit perdue ; car les coquins auraient fait une jolie grimace, en relevant le quart et en trouvant la cage vide ! Il ne tient à rien que je ne vous prie d’y retourner, mon garçon !

— Bien obligé ! — En attendant, Neb, faites-moi le plaisir de reporter mon bagage à notre hôtel, où je compte bien suspendre de nouveau mon hamac ce soir. — Monsieur Drewett, je cours remercier celle à qui je dois ma liberté. Ne venez-vous pas avec moi ?

André s’excusa ; je lui renouvelai mes remerciements, lui serrai affectueusement la main, et nous nous séparâmes. Je courus à Wall-Street, et je frappai à la porte de Lucie, sans presque savoir comment je m’y trouvais transporté. L’heure du dîner approchait, et le domestique hésitait s’il laisserait entrer un matelot qui savait à peine ce qu’il disait, quand Chloé accourut au son de ma voix.

— Maître Miles ! maître Miles ! s’écria-t-elle. Le gars m’avoir bien dit vous être de retour ! Oh ! maintenant que maître être ici, les coquins installés à Clawbonny décamper bien vite !

Ces paroles, malgré la confiance qu’elles respiraient, calmèrent un peu mon ardeur en me rappelant que j’étais ruiné. Cependant Chloé m’introduisit, et je fus bientôt dans le salon en présence de la jeune maîtresse de la maison. Que Lucie me parut belle alors ! Elle s’était habillée pour le dîner, suivant son habitude ; sa toilette était simple, mais du meilleur goût. Sa figure rayonnait de satisfaction, et l’agitation qu’elle avait éprouvée avait donné un nouvel éclat aux couleurs naturellement vives de ses joues.

— Très-bien, Miles, dit-elle en étendant les deux mains pour me recevoir, je vois que vous m’avez tenu parole. André Drewett a été ravi de trouver l’occasion de faire quelque chose pour son sauveur, mais je craignais un peu votre mauvaise tête.

— Après tout ce que j’ai appris de ce cher André, ne craignez pas que je prenne jamais en mauvaise part rien de ce qui viendra de lui. Non-seulement il a fait sortir mon corps de prison ; mais il a soulagé mon âme d’un fardeau immense, en m’avouant franchement que vous ne l’aimiez pas.

Les teintes rosées qui se jouent le soir sur un ciel d’automne ne sont pas plus charmantes que celles qui se succédèrent sur le visage de Lucie. Elle ne parla pas d’abord ; mais le regard qu’elle me jeta, tout modeste et tout timide qu’il était, me parut en même temps si expressif et si encourageant, que j’avais à peine besoin de la question qu’elle finit pourtant par réussir à m’adresser.

— Et qu’en concluez-vous, Miles ? dit-elle enfin d’une voix défaillante.

— Que vous me permettrez peut-être de garder à jamais ces deux mains que je tiens en ce moment dans les miennes ; pas une seule, Lucie ; oh ! non, une seule ne satisferait pas un amour comme le mien, qui s’est incorporé à mon existence, et que ni l’absence, ni le découragement, ni le désespoir, n’ont jamais pu affaiblir une minute. Ce sont toutes les deux que je demande.

— Eh bien ! toutes les deux sont à vous, cher Miles, et vous pouvez les garder tant qu’il vous plaira

Et tout en disant ces mots, ces jolies mains m’étaient retirées pour cacher un visage qui se baignait de pleurs. Je la serrai dans mes bras, et pendant un quart d’heure nous confondîmes nos larmes, larmes de joie et de bonheur, sans pouvoir nous dire un seul mot.

— Comment ne m’en avoir jamais rien dit, Miles ? demanda enfin Lucie d’un ton de reproche ; vous qui avez eu tant d’occasions de vous ouvrir à moi, et qui deviez savoir comment vous seriez reçu ! que de peines vous nous auriez épargnées à tous deux !

— Celles que j’ai pu vous causer, je ne me les pardonnerai de ma vie ; mais quant aux tourments que j’ai endurés, je ne les ai que trop bien mérités. Que voulez-vous ? J’étais persuadé que vous aimiez Drewett ; tout le monde disait que vous alliez l’épouser ; votre père lui-même le croyait et me l’a répété.

— Pauvre père ! il connaissait peu mon cœur. Mais cependant il m’en a dit assez pour m’empêcher de jamais écouter aucune proposition de mariage tant que vous auriez vécu, Miles.

— Que Dieu l’en récompense ! comme de toutes ses bonnes et charitables actions. — Mais comment cela, Lucie ?

— Quand le bruit courut de votre mort, je fus la seule à ne pas y croire. Je ne sais pourquoi je m’obstinais dans mon incrédulité, quand tous ceux qui m’entouraient étaient convaincus. Sans doute c’était un bienfait de la Providence, qui daignait me laisser au moins une ombre d’espérance. Mais enfin mon père, dans la conviction que je ne vous reverrais jamais, en rappelant toutes vos excellentes qualités, Miles, car il vous aime presque autant que sa fille…

— L’excellent homme ! Mais enfin, que vous dit-il, Lucie ?

— Vous ne le saurez jamais, si vous m’interrompez toujours, dit Lucie en me faisant une petite moue charmante, mais sans me retirer ses mains dont j’avais repris possession, et que je couvrais de baisers Mon père donc, vous croyant mort, m’apprit l’aveu que vous lui aviez fait de l’attachement que vous portiez à sa fille. Et, une fois en possession d’un pareil secret, pouvais-je écouter André Drewett, ou personne au monde ?

Je ne révélerai pas ce qui suivit ces paroles ; mais, lorsque nous fûmes un peu plus calmes, Lucie me gronda doucement d’avoir attendu si longtemps pour me déclarer.

— Savez-vous bien que j’ai vu le moment où je serais obligée de faire les avances ? ajouta-t-elle, moitié souriant, moitié rougissant, comme pendant presque tout le reste de cette délicieuse journée. Le joli rôle que j’aurais joué la ! Méchant ! avoir pu supposer que j’aimerais jamais un autre que vous ! — Tenez, voyez un peu !

Et elle tira de son sein le médaillon que je lui avais donné, et le mit entre mes mains. Je couvris de baisers ce premier gage de notre amour, puis les mains qui me l’avaient rendu, puis la figure qui me souriait si tendrement. Dans ce moment un léger coup se fit entendre à la porte, et Chloé passa la tête, pour demander s’il fallait servir. Lucie dînait ordinairement à quatre heures, et il en était près de cinq.

— Est-ce que mon père est rentré ? demanda Lucie.

— Pas encore, maîtresse ; mais Monsieur pas beaucoup songer à dîner ; et maître Miles devoir être pressé — marin, toujours bon appétit. Et lui avoir tant souffert, si vous saviez, maîtresse !

— Ah ! ah ! je vois qu’on a causé avec Neb, miss Chloé, m’écriai-je ; et il vous a régalée du récit de ses aventures, qu’il a fait bien noir, bien lugubre, n’est-ce pas, pour vous attendrir ?

— Le gars ! s’écria Chloé, qui rougit sans doute sans qu’on pût s’en apercevoir ; mais toute noire qu’était la peau de cette honnête créature, elle avait un cœur aimant, et ses traits mêmes exprimaient l’émotion qu’elle éprouvait.

— Eh bien ! soit ; qu’on nous serve, dit Lucie en souriant. M. Hardinge ne tardera sans doute pas à rentrer. Nous ne serons que trois à table.

L’annonce du dîner me fit jeter un regard sur ma toilette ; et mon costume de marin, quoiqu’il allât assez bien à ma figure, me rappela ma pauvreté, et me fit comprendre la distance énorme qui, aux yeux du monde, séparait l’héritière de mistress Bradfort, d’un pauvre capitaine de bâtiment marchand qui ne possédait pas un dollar au monde. Lucie devina le motif de l’altération de mes traits ; et passant son bras dans le mien elle me dit d’un petit air malin, en me conduisant à la bibliothèque :

— Si cette veste vous déplaît, Miles, rien de plus simple que de la faire allonger.

— Sans doute, Lucie, avec de l’argent. Mais j’ai été tellement étourdi de mon bonheur que j’avais oublié que je ne possède plus rien ; que je ne suis pas un parti convenable pour vous ! Si du moins Clawbonny m’appartenait encore, je serais moins humilié… Clawbonny me relèverait à mes propres yeux !

Nous étions arrivés dans la bibliothèque. Lucie me regarda un moment fixement, et je pus voir que ma réflexion lui avait fait de la peine. Elle prit dans un coffre une petite clef, ouvrit un tiroir, et me montra les mêmes pièces d’or qui avaient été autrefois en ma possession, et que je lui avais rendues au retour de mon premier voyage. Je vis que les perles qui lui avaient été données en souvenir de Grace, et celles qui étaient à moi, — si toutefois je pouvais dire que quelque chose m’appartînt encore, — étaient placées à côté. Elle mit les pièces dans la paume d’une petite main aussi douce que le velours, aussi blanche que l’ivoire, et elle me dit :

— Il fut un jour où vous prîtes tout ce que j’avais, Miles, et alors vous n’étiez pour moi qu’un frère ; pourquoi hésiteriez-vous à en faire autant, maintenant que vous désirez devenir mon mari… ?

— Chère Lucie ! vous finirez par me guérir même de mon sot orgueil. — Puis, prenant les perles, je les passai autour d’un cou qui rivalisait avec elles de blancheur. J’ai toujours dit, ajoutai-je, que ce collier serait un présent de noce à ma femme ; acceptez-le donc aujourd’hui, en dépit de Daggett.

— Merci, Miles. — Vous voyez que je ne me fais pas prier, moi, pour accepter vos présents ; pourquoi donc seriez-vous plus difficile ? Quant à ce M. Daggett, n’y pensez pas ; nous trouverons bien moyen de le désintéresser. Un peu de patience, mon ami, et rien ne sera plus facile à Miles Wallingford que de payer ses dettes ; tout ce que j’ai ne lui appartiendra-t-il pas bientôt ? Non, non, monsieur Daggett, vous ne parviendrez pas à me ravir mon cher collier !

— Et Rupert ? demandai-je pour éclaircir tous mes doutes.

— Rupert n’a rien à voir dans mes affaires, et c’est moi qui insisterai pour qu’il rende tout ce qu’il a eu le courage de recevoir, au nom de notre bien-aimée Grace. Mais j’entends la voix de mon père. Il parle à une autre personne. J’avais espéré que nous dînerions seuls.

La porte s’ouvrit, et M. Hardinge entra suivi d’un monsieur d’un certain âge, dont l’air grave et posé annonçait qu’il était accoutumé à se mêler d’affaires importantes. Je le reconnus aussitôt ; c’était Richard Harrison, un des plus habiles jurisconsultes des États-Unis, celui-là même chez lequel Jacques Wallingford m’avait conduit quand il m’avait si fort pressé de faire mon testament. M. Harrison me secoua cordialement la main, après avoir salué Lucie qu’il connaissait intimement. Je vis du premier coup d’œil qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans son esprit. Cet homme éminent procédait toujours avec beaucoup de calme et de sang-froid en affaires, et il entra sur-le-champ en matière sans beaucoup de circonlocutions.

— J’ai été surpris d’apprendre que mon digne ami, M. Jacques Wallingford, était mort, dit-il en commençant. Je ne sais comment l’annonce de sa mort dans les journaux a pu m’échapper ; je ne puis l’attribuer qu’à une grave maladie que j’ai faite vers la même époque. Mon bon ami, M. Hardinge, vient de m’en informer pour la première fois, il n’y a qu’une demi-heure.

— Il est vrai, Monsieur, répondis-je. Il paraît que mon cousin est mort il y a huit mois.

— Et, au moment de sa mort, il avait entre les mains votre obligation de quarante mille dollars ?

— Hélas, oui, Monsieur ! obligation avec hypothèque sur mon bien patrimonial de Clawbonny, qui depuis a été vendu par autorité de justice, et vendu pour une misère, — moins du quart de sa valeur.

— Et vous avez été arrêté à la requête de l’administrateur de la succession, pour la balance dont vous restiez débiteur ?

— Il est vrai, Monsieur ; et j’ai été mis en liberté sous caution, il n’y a qu’une heure ou deux.

— Eh bien, Monsieur, tous ces actes sont nuls, radicalement nuls. J’ai déjà donné des ordres pour qu’on rédigeât une requête à présenter au chancelier ; et, à moins que l’administrateur des biens de votre cousin ne soit le plus stupide et le plus entêté des hommes vous serez paisible possesseur de Clawbonny dans moins d’un mois, et, pour peu qu’il ait un grain de bon sens, dans vingt-quatre heures.

— Vous ne voudriez pas faire concevoir des espérances qui s’évanouiraient aussitôt, monsieur Harrison ; et pourtant je ne puis comprendre…

— Écoutez-moi. Votre parent, M. Jacques Wallingford, qui était un de mes plus honorables clients, a fait un testament, que j’ai rédigé moi-même, et qu’il a laissé entre mes mains. Je vous le remets aujourd’hui comme à son exécuteur testamentaire. Vous verrez qu’il vous y fait remise des quarante mille dollars, et qu’il vous donne mainlevée de l’hypothèque. Mais ce n’est pas tout. Après avoir fait quelques legs insignifiants à quelques parents, c’est vous qu’il a institué son légataire universel ; et je suis assez au courant de ses affaires pour être certain que votre fortune sera augmentée d’au moins deux cent mille dollars. Jacques Wallingford était un maniaque ; mais sa manie, c’était d’entasser de l’argent. S’il eût vécu vingt ans de plus, il eût été un des hommes les plus riches du comté. Il avait jeté des fondements excellents ; mais il mourut trop jeune pour voir s’élever l’édifice.

Quel changement soudain ! non-seulement je me voyais affranchi de toute dette, mais Clawbonny m’était rendu ! L’Aurore seule et l’argent que j’y avais placé étaient des pertes irréparables, mais, en compensation, j’héritais de la fortune de Jacques Wallingford. Elle se composait d’une somme considérable placée dans le 3 %, qui était alors à soixante, et qui devait plus tard atteindre le pair ; d’actions de la banque et de compagnies d’assurances ; de créances et d’obligations hypothécaires ; de belles et bonnes terres dans la partie occidentale du comté, et de plusieurs maisons à New-York. En un mot, j’étais plus riche que Lucie elle-même, et je cessais d’être une charge pour elle. Était-il rien de comparable à mon bonheur ? Je regardai Lucie pour jouir de son ravissement ; mais cet accroissement de richesses avait produit sur elle un effet tout différent. Elle regrettait d’avoir perdu l’occasion de me témoigner sa confiance en remettant entre mes mains toute sa fortune. Néanmoins elle n’était pas moins attachée que moi à Clawbonny, et ma restauration sur le trône de mes ancêtres lui fit éprouver un vif sentiment de joie.

M. Harrison ajouta qu’il s’était assuré que Daggett était à New-York, pour s’occuper de l’arrangement projeté avec moi, et qu’il venait d’envoyer un de ses clercs à M. Meekly, son homme d’affaires, pour lui faire connaître l’existence du testament. Il avait donc grand espoir que les choses ne traîneraient pas en longueur. En effet, nous étions encore à table quand le clerc vint annoncer qu’on proposait de se réunir immédiatement dans le cabinet de M. Harrison, et nous nous y rendîmes tous, à l’exception de Lucie. Nous reconnûmes du premier coup d’œil que le procureur et son client étaient également consternés, le premier n’ayant pas mis dans la conduite de cette affaire toute la délicatesse dont son caractère eût dû lui faire un devoir.

— Voilà pour nous d’étranges nouvelles, monsieur Harrison ! dit en commençant le procureur, et il faut toute la considération et toute la confiance dont vous jouissez, à juste titre, pour y ajouter foi. Êtes-vous bien sûr qu’il n’y ait pas ici quelque méprise ?

— Pas la moindre, monsieur Meekly. Ayez la bonté de parcourir le testament, et vous verrez que les faits sont tels qu’ils ont été rapportés à votre client. Quant à l’authenticité du testament, je me bornerai à dire que, non-seulement il a été rédigé par moi, d’après les instructions précises de M. Wallingford, — instructions que je possède encore, écrites de sa propre main, — mais qu’il a été copié en entier par mon client, et signé et scellé par lui en ma présence. Même non signé, ce testament serait valide, quant aux biens-meubles, en l’absence d’autre testament ; mais je me flatte qu’il vous paraîtra revêtu de toutes les formalités nécessaires.

M. Meekly fut le testament tout haut, d’un bout à l’autre ; et, en me le remettant, il jeta à la dérobée à Daggett un regard découragé. Celui-ci demanda avec anxiété si quelque inventaire des biens accompagnait le testament ?

— Oui, Monsieur, répondit M. Harrison, avec des indications précises sur les endroits où se trouvent les titres et les certificats de toute espèce, ainsi que les obligations hypothécaires. J’ai quelques-unes de ces dernières entre les mains. Je présume que celle de M. Miles Wallingford avait été gardée par le testateur lui-même, comme papier de famille.

— Eh bien, Monsieur, vous pourrez vous convaincre qu’aucune rente n’a été touchée ; et l’obligation dont vous parlez est à peu près le seul titre que nous ayons pu découvrir. Je m’étonnais même de trouver si peu de valeurs réalisables pour payer les différents legs laissés par le défunt.

— Ne vous inquiétez pas, monsieur Daggett. C’est un soin qui regarde maintenant l’exécuteur testamentaire. Votre administration provisoire va cesser naturellement ; vous n’avez sans doute pas d’objections à faire ? Qu’en pense monsieur Meekly ?

— Aucune objection, monsieur Harrison, répondit vivement le procureur. Que tout soit oublié de part et d’autre.

Voilà ce que me valait l’avantage d’avoir pour moi un jurisconsulte d’un grand mérite et d’une intégrité non moins éprouvée. Daggett renonça de lui-même à toutes ses prétentions, et me rendit Clawbonny. Il ne restait qu’à accomplir les formalités requises. Je me vis obligé de me transporter au domicile de mon cousin, et de me séparer de Lucie. C’était dans le comté de Genessee qu’il fallait faire le dépôt du testament, et ce comté était bien éloigné de New-York en 1804. Le voyage qu’on ferait aujourd’hui en trente heures, me prit trente jours, et il me fallut près d’un mois pour terminer mes affaires. Pendant ce temps, M. Hardinge ne restait pas inactif, et s’occupait de Clawbonny. Lucie m’écrivait continuellement — au moins trois fois par semaine — pour me tenir au courant de tout ce qui se passait. Tout avait été rétabli sur l’ancien pied, dans la maison, à la ferme et au moulin. Le Wallingford avait recommencé ses voyages périodiques sur l’Hudson, et les troupeaux de tout genre étaient rentrés au bercail. Les nègres avaient été réinstallés ; Clawbonny était revenu à son ancien état ; seulement on avait profité de l’occasion pour repeindre la maison, que la parcimonie de M. Daggett l’avait empêché de défigurer par de prétendus embellissements modernes. En un mot, « maître Miles » manquait seul, pour que tout le monde fût heureux. Chloé avait demandé le consentement de « miss Lucie » ; et il fut convenu que Neb et son maître seraient mariés le même jour. Quant à Moïse, il avait demandé un congé pour aller à Willow Cove. J’ai sous la main une de ses lettres, qui rendra compte de sa conduite et de ses sentiments, beaucoup mieux que je ne pourrais le faire moi-même. La voici :


« Capitaine Wallingford ;

« Cher Monsieur et très-cher Miles — Voilà dix jours que j’ai jeté l’ancre ici ; et c’est un fameux mouillage que celui qui vous retient ainsi au milieu de votre famille. La bonne vieille, en me revoyant, a éprouvé une telle joie, qu’elle en a pleuré de tous les yeux de son corps. Quant à Kitty, elle riait, elle pleurait tour à tour ; elle ne savait plus où elle en était. Vous savez bien ce jeune Bright, que nous signalâmes dans notre croisière à la recherche du vieux Van Tassel ? il a entrepris tout de bon l’abordage du cœur de ma nièce, et la petite futée est bien près d’amener pavillon. Il est dur tout de même de perdre une nièce de cette manière, quand on vient à peine de la retrouver ; mais la chère mère dit à cela que je gagnerai un neveu, ce qui fera compensation.

« Un mot du vieux Van Tassel à présent. On a bien raison de dire que le Seigneur ne laisse jamais les coquins prospérer longtemps. Mère a retrouvé la quittance que le vieux fripon avait donnée dans le temps à mon père, et il a bien fallu qu’il rendît gorge. C’est une affaire terminée pour elle, mais non pour moi ; car je ne le tiendrai quitte, le misérable, que quand je lui aurai administré une correction convenable. La bonne vieille a reçu la somme en bons dollars, n’entendant rien au papier ; et je n’étais pas dans la maison, de dix minutes, qu’elle avait tiré un bas du fond d’une armoire, et qu’elle se mettait à compter les pièces pour me rembourser. Vous voyez, Miles, que vous n’êtes pas le seul qui soit rentré dans son bien. Quant à votre offre de me tenir compte de ma paye pour toute la durée de notre dernier voyage, bien obligé ! C’est une proposition qui vous fait honneur, et on n’est guère accoutumé à des procédés semblables par le temps qui court ; mais je n’accepterai rien. Quand un bâtiment se perd, la paye est perdue avec lui ; c’est la loi, c’est la raison qui le dit. Il serait dur pour un armateur d’avoir à payer pour de la besogne faite à bord d’un bâtiment qui est au fond de la mer. Ainsi donc, n’en parlons plus. C’est un point réglé.

« Je suis ravi d’apprendre que votre mariage aura lieu dès que vous serez de retour à Clawbonny. Si j’étais à votre place, et qu’une si jolie fille m’attendît au port, je ne resterais pas longtemps au large. Merci du fond du cœur pour l’invitation que vous me faites d’être premier garçon de noce ; c’est un honneur, mon cher Miles, que j’apprécie vivement. Un mot seulement, je vous prie, sur le gréement qui convient à la circonstance, car je voudrais être comme les autres. Une noce est une noce, et il faut que rien n’y manque. En attendant, je reste votre ami, et votre vieux lieutenant pour vous servir.

« Moïse Van Duzer Marbre. »


Je n’affirme pas que, dans l’original, l’orthographe fût irréprochable ; mais l’écriture était lisible, et elle dut coûter beaucoup de peine à Marbre. Quant aux lettres de Lucie, je m’abstiens d’en transcrire aucune. Elles respiraient toute la candeur, toute la franchise, toute la tendresse de son âme. Ce fut dans cette délicieuse correspondance que tous les arrangements qui concernaient notre mariage furent réglés. Il devait se célébrer dans l’église de Saint-Michel. J’irais la prendre au presbytère, et, au sortir de l’église, nous nous rendrions à Clawbonny. Elle avait invité Rupert et Émilie ; mais la santé de cette dernière les empêcherait de se rendre à l’invitation. Le major, ou le général Merton, comme on l’appelait universellement à New-York, avait la goutte, et ne pourrait venir. On me demandait si, dans ces circonstances, il ne serait pas à propos de faire les choses avec le moins de bruit et d’apparat possible. Lucie allait ainsi au-devant de mes désirs ; je m’empressai de le lui écrire ; et une semaine après, je quittais le comté de Genessee, après avoir terminé mes affaires à ma satisfaction. Personne n’avait songé à me susciter des entraves, et j’avais été reconnu partout comme le seul et unique héritier de mon cousin.