Lucie Hardinge/Chapitre 4

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 47-57).



CHAPITRE IV.


Où est la jeune fille dont l’œil eût pu être comparé à l’œil de Laïla, ou la bouche à sa bouche ; où est la jeune fille qui aima jamais d’un amour plus sincère, ou qui aima jamais un plus charmant jeune homme !
Southey.



Miles, dit Moïse tout à coup, comme s’il sortait d’une profonde rêverie, il faut que je quitte la bonne vieille ce soir même, et que je retourne avec vous à la ville. Je veux réunir l’argent à l’instant même, pour que ce fripon fieffé n’ait pas la moindre chance de jeter le grappin sur Willow Grove.

— Comme vous voudrez, Marbre ; mais, pour le moment, préparez-vous à recevoir une nouvelle parente ; la seconde sur qui vos yeux se seront fixés dans ce monde.

— Pensez un peu, Miles ! ne voilà-t-il pas que j’ai deux parentes à présent, une mère et une nièce ! Comme tout cela pleut à la fois !

— Il est probable que vous avez un tas d’oncles, de tantes et de cousins en réserve. Les Hollandais ont des cousins à n’en pas finir ; et vous allez les voir accourir de tous les côtés.

Je vis que Marbre avait l’air embarrassé ; je crus d’abord que c’était cette perspective de parents qui commençait à le tourmenter ; mais il n’était pas homme à me cacher longtemps ce qu’il éprouvait.

— Miles, dit-il en se grattant l’oreille, je ne sais plus comment me tirer de mon bonheur à présent. Dans quelques minutes, je vais être en présence de la fille de ma sœur, de ma propre nièce, — un petit bijou d’enfant, j’en suis sûr — que dis-je ? une grande et belle demoiselle, — je veux être pendu si je sais ce qu’on doit faire en pareille circonstance. Ce n’est pas le cas de généraliser, à ce qu’il me semble. La fille d’une sœur, ce doit être à peu près la même chose qu’une fille à soi, si on se trouvait en avoir une.

— Parfaitement raisonné. Eh bien ! donc, rien n’est plus simple. Traitez Kitty Huguenin, comme si elle était Kitty Marbre.

— Oui, oui, tout cela est bon à dire ; mais comment diable voulez-vous qu’un malotru comme moi en sorte jamais, lorsqu’il faudrait un cabestan pour me tirer les idées du cerveau ? Avec la vieille femme, cela allait tout seul, et j’aimerais mieux avoir affaire à une douzaine de mères qu’à une seule nièce. C’est qu’elle est capable encore d’avoir des yeux noirs, des joues roses, une petite mine charmante ! s’il allait falloir l’embrasser ?

— Mais cela va sans dire, et eût-elle des yeux blancs et des joues noires, vous ne pouvez vous en dispenser.

— Allons, je me conformerai à l’usage, répondit Marbre fort innocemment, et tout déconcerté de la position nouvelle où il se trouvait. Mais aussi se voir au même moment fils et oncle, quand on n’en a pas l’habitude ! Encore si ces parentés étaient venues l’une après l’autre !

— Voyons, Moïse, ne vous plaignez pas de votre excès de bonheur. Voici la maison, et je parierais qu’une de ces demoiselles est votre nièce ; tenez, celle qui a son chapeau sur la tête et qui se tient prête à partir, pendant que ses compagnes sont venues la conduire jusqu’à la porte, attendu qu’elles ont entendu le bruit de la voiture. — Ah ! on est intrigué de voir deux étrangers dans le cabriolet, au lieu du conducteur ordinaire.

Marbre toussa, comme pour se dérouiller le gosier, rajusta ses manches, passa ses mains dans sa cravate, composa son maintien ; puis, quand tous ces apprêts furent terminés, le cœur lui manqua, et au moment où j’arrêtais le cheval, il me dit d’une petite voix flûtée qui me fit un singulier effet à moi qui venais de l’entendre tonner si récemment :

— Mon bon ami, rendez-moi un service ; descendez à ma place, et arrangez tout cela. Elles sont quatre ; c’est trois de trop pour moi. Allez ; j’en ferai autant pour vous une autre fois.

Je me mis à rire, je jetai les guides à Marbre qui les saisit à deux mains, comme si ce n’était pas trop de toutes ses forces pour contenir la pauvre bête qui n’avait pas la moindre envie de bouger, et je sautai à terre pendant que les quatre amies observaient mes mouvements avec quelque surprise, riant, chuchotant entre elles, jusqu’au moment où je m’approchai ; alors chacune d’elles prit l’air le plus grave qu’il lui fut possible.

— Je présume que miss Kitty Huguenin est parmi vous, Mesdemoiselles ? dis-je en saluant avec le respect convenable ; car il me semble que voici la maison qu’on m’a indiquée.

Une jeune fille de seize ans, d’un extérieur très-agréable, et qui avait assez de ressemblance avec la vieille mistress Wetmore pour qu’on ne pût s’y méprendre, s’avança vivement hors du petit groupe, puis s’arrêta tout à coup, toute intimidée.

— C’est moi qui suis Kitty, dit-elle en balbutiant ; est-ce que grand-mère m’envoie chercher ?

— Oui, nous venons de la quitter pour aller parler de ses affaires à l’écuyer Van Tassel ; elle nous a prêté sa voiture, à condition que nous vous prendrions en passant, et nous voici.

Je n’avais pas une figure bien effrayante ; aussi Kitty, sans défiance, prit-elle en toute hâte congé de ses compagnes ; et, une minute après, elle était assise entre Marbre et moi, le cabriolet étant assez grand pour contenir trois personnes. Nous partîmes au petit trot, ou plutôt à l’amble, pour parler exactement. Pendant quelques instants nous restâmes silencieux, bien que je m’aperçusse que de temps en temps Marbre jetait un coup d’œil à la dérobée sur sa jolie petite nièce. Ses yeux étaient humides, il toussait, il se mouchait, pour avoir occasion de s’essuyer le front, et je finis par lui dire :

— Il paraît que vous êtes bien enrhumé ce soir, monsieur Wetmore.

— Je lui donnai ce nom, comme pour préparer les voies à la reconnaissance.

— Oui, vous savez, Miles, — ça ne va pas, — du diable si je ne suis pas ce soir comme une poule mouillée.

Je sentis la petite Kitty se rapprocher de moi.

— Vous êtes sans doute surprise, miss Kitty, repris-je, de trouver deux étrangers dans le cabriolet de votre grand’mère ?

— Je ne m’y attendais pas, il est vrai ; — mais ne disiez-vous pas que vous reveniez de chez M. Van Tassel ? Est-ce qu’il reconnaît enfin que grand-père lui a compté l’argent ?

— Pas tout à fait ; mais vous avez des amis qui vont prendre chaudement vos intérêts. Est-ce que vous avez craint d’être obligée de quitter la ferme ?

— Les filles de l’écuyer Van Tassel s’en sont vantées hautement, dit Kitty de sa petite voix douce et tremblotante ; mais je n’y fais pas grande attention, car, à les entendre, leur père posséderait bientôt tout le pays à lui tout seul. La maison a été bâtie, dit-on, par le grand-père de grand-mère ; grand-mère y est née, ainsi que moi. Il serait dur de la quitter, et cela pour une dette que grand-mère assure avoir été payée.

— Oui, diablement dur ! murmura Marbre entre ses dents.

Kitty se rapprocha de nouveau de moi, ou, pour mieux dire, s’éloigna du lieutenant, qui dans ce moment faisait une horrible grimace.

— Ce que vous dites est très-vrai, Kitty ; mais je vous répète que la Providence vous a envoyé des amis qui veilleront sur vous et sur votre grand-mère.

— Oui, oui, s’écria Marbre, la bonne vieille peut dormir tranquille ; elle ne quittera pas la maison tant que je vivrai, à moins que ce ne soit pour aller à la ville visiter le spectacle, les museum, les dix ou quinze églises hollandaises qui s’y trouvent, et tout le bataclan.

Kitty regarda son voisin de gauche avec surprise, mais il me sembla qu’elle n’avait plus tout à fait aussi peur.

— Je ne vous comprends pas, Monsieur, répondit-elle après avoir paru réfléchir un moment ; grand-mère n’a aucun désir d’aller à la ville ; elle ne demande qu’à passer tranquillement le reste de ses jours dans notre vieille maison, et personne n’a besoin de plus d’une église.

Si la chère enfant fût venue au monde quelques années plus tard, elle aurait vu qu’il y a des personnes à qui il en faut une demi-douzaine.

— Et croyez-vous, Kitty, que votre grand-mère ne songe pas à ce que vous deviendriez, si vous veniez à la perdre ?

— Oh ! Monsieur, elle n’y pense que trop, grand-mère, et je fais tous mes efforts pour la tranquilliser. Pourquoi prévoir un si affreux malheur ? Et puis, d’ailleurs, je saurais bien me suffire, et j’ai des amis qui ne me laisseront jamais dans l’embarras.

— Vous en avez un, Kitty, à qui vous ne pensez pas, et qui sera toujours là pour vous protéger.

— Dieu, voulez-vous dire ? Oh ! croyez-vous que je puisse l’oublier !

— Non, c’est d’un ami sur la terre que je veux parler. J’en connais un que vous n’avez pas encore nommé.

— Un ami ? serait-ce Horace Bright, Monsieur ?

Ce nom fut prononcé avec une légère rougeur, mais en même temps avec une naïveté enfantine qui me charma.

— Et quel est cet Horace Bright ? demandai-je en m’armant de tout mon sérieux.

— Oh ! rien, Monsieur, — c’est seulement le fils d’un de nos voisins. Voyez-vous là-bas cette vieille maison en pierres qui s’élève sur le bord de l’eau, au milieu des pommiers et des cerisiers, sur la même ligne que cette grange ?

— Parfaitement ; elle est dans une très-jolie position. Nous l’avions remarquée en venant.

— Eh bien, c’est là que demeure le père d’Horace ; et c’est une des meilleures fermes des environs. Mais grand-mère me répète toujours de ne pas faire attention à ce qu’il dit, parce que les garçons parlent à tort et à travers. Et puis, il n’est pas le seul qui s’intéresse à nous : tout le monde ici nous plaint, quoiqu’on ait peur de l’écuyer Van Tassel.

— Voyez-vous, comme dit grand-mère, ne vous fiez pas trop au jeune Horace ; à son âge, on ne pense pas toujours tout ce qu’on dit.

— Eh bien ! moi, je suis bien sûre qu’il le pense, lui ; mais il a beau protester que je ne serai jamais abandonnée, ce n’est pas lui que ce soin regarde ; j’ai mes tantes qui ne m’oublieraient pas.

— Et si elles venaient à vous manquer, s’écria Marbre avec une émotion visible, votre oncle est là, ma chère, et on n’aurait pas besoin de l’envoyer chercher, je vous en réponds !

— Quel oncle ? répondit Kitty surprise, et se serrant derechef contre moi. Mon père n’a jamais eu de frère, et le fils de grand-mère est mort.

— Non, Kitty, il n’est pas mort, dis-je en faisant signe à Marbre de ne point bouger. C’est une bonne nouvelle que j’avais à vous annoncer. Votre oncle vit, il se porte à merveille ; il a passé l’après-midi avec votre grand-mère ; il a plus d’argent qu’il n’en faut pour satisfaire cet infâme usurier, et ce sera un père pour vous.

— Oh ! mon Dieu ! serait-il possible ? s’écria Kitty en se rapprochant encore de mon côté ; vous, mon oncle ! et je n’étais pas auprès de grand-mère pour l’aider à supporter une si grande secousse !

— Votre grand mère a très-bien supporté son bonheur ; mais vous vous trompez en supposant que je sois votre oncle. Voyons, regardez-moi bien ; est-ce que je vous parais d’un âge à pouvoir être le frère de votre mère ?

— Voyez un peu comme je suis sotte ! Mais alors est-ce que ce serait Monsieur ?

Marbre, cette fois, suivit l’inspiration de la nature, et, serrant la jolie enfant dans ses bras, il l’embrassa avec une affection vraiment paternelle. La pauvre Kitty fut d’abord un peu effrayée, et peut-être, comme sa grand-mère, un peu désappointée ; mais il y avait tant de franchise dans les manières du lieutenant, qu’elle finit par se rassurer.

— Je suis un pauvre diable d’oncle pour une jeune fille comme vous, Kitty, n’est-ce pas ? Mais il y a pire encore, à ce que je crois. En tout cas, comme je suis il faut me prendre ; et quant à ce vieux scélérat de Van Tassel, n’y pensez plus, et fiez-vous à moi.

— Mon oncle est marin ? Grand’mère avait entendu dire qu’il était soldat.

— Oh ! oui, on avait suivi une fausse piste. Moi, soldat ! porter toujours un fusil sur l’épaule ! cela ne m’aurait pas été. Parlez-moi de la mer, à la bonne heure !

— Et comment se nomme mon oncle ? J’ai entendu dire à grand-mère que son fils avait été baptisé sous le nom d’Oloff.

— Moi, j’ai entendu dire que j’avais été baptisé sous le nom de Moïse. Grand’mère et moi, nous avons déjà ruminé tout cela. Vous savez sans doute ce que c’était que Moïse, mon enfant ?

— Certainement, mon oncle, répondit Kitty avec un léger sourire ; c’était le grand législateur des juifs.

— Est-ce exact, Miles ?

Je fis un signe d’assentiment.

— Et vous savez toute l’histoire des joncs et de la fille du roi d’Éthiopie ?

— Du roi d’Égypte, voulez-vous dire, mon oncle.

— Oui, d’Égypte, d’Éthiopie, n’importe. Cette enfant a été on ne peut mieux éduquée, Miles. Ce sera une fameuse société pour moi, pendant les longues soirées d’hiver, dans quelque vingt ans d’ici, ou quand je serai venu me retirer dans la latitude de la bonne chère vieille.

Une légère exclamation de Kitty, suivie d’un certain embarras qui se manifesta par de plus vives couleurs, indiqua que, dans ce moment, elle pensait à toute autre chose qu’à l’oncle Oloff. J’en demandai explication.

— Ce n’est qu’Horace, dit-elle, qui est là-bas à l’extrémité de son verger, et qui nous regarde. Il ne se doute guère avec qui je suis dans le cabriolet de grand-mère.

Cet Horace semblait singulièrement devoir contrarier les projets de Marbre de passer toutes ses soirées avec Kitty pour se distraire. Mais nous approchions de la maison, et bientôt nous l’eûmes perdu de vue. Pour rendre justice à Kitty, elle ne parut plus songer qu’à sa grand-mère et à la vive émotion qu’elle avait dû éprouver. Quant à moi, je fus surpris de trouver M. Hardinge en conversation animée avec la vieille mistress Wetmore, assis l’un et l’autre devant la maison, pendant que Lucie se promenait à grands pas sur le tapis de verdure qui régnait le long des saules, avec un air d’impatience qui ne lui était pas ordinaire. Dès que Kitty eut mis pied à terre, elle courut à sa grand-mère ; Marbre la suivit, et moi je me hâtai de rejoindre Lucie. Elle me présenta la main avec une grâce et un abandon qui m’eût ravi dans tout autre moment ; mais elle avait en même temps un air d’inquiétude qui ne présageait rien de bon.

— Miles, voilà un siècle que vous nous avez quittés ! dit-elle ; je vous gronderais, si l’histoire de cette bonne dame ne m’avait vivement intéressée, et ne vous excusait suffisamment. Mais marchons un peu, j’ai besoin d’air et d’exercice. Mon cher père ne consentira pas à quitter cette heureuse famille, tant qu’il restera un rayon de jour.

J’offris mon bras à Lucie, et nous gravîmes ensemble la colline que je venais de descendre. Elle était évidemment agitée, et je n’osais l’interroger.

— Votre ami Marbre est bien heureux maintenant, ajouta-t-elle ; il retrouve une famille qui est digne de toute son affection.

— Oui, il est même un peu étourdi de son bonheur. La reconnaissance a été si brusque, qu’il n’a vraiment pas eu le temps de se reconnaître.

— C’est un grand bienfait que les affections de famille, reprit-elle d’un air pensif ; il n’y a rien qui puisse les remplacer dans ce monde. C’était bien triste pour lui de vivre ainsi toujours seul, sans se connaître aucun parent.

— Ce qui le tourmentait le plus, c’était la crainte d’avoir à rougir de sa naissance. Marbre, sous une enveloppe un peu rude, cache un cœur aimant.

— Comment se fait-il qu’il n’ait jamais songé à se marier ? Ainsi, du moins, il aurait pu se faire une famille ?

— Cette réflexion part bien du cœur tendre et dévoué d’une femme, chère Lucie ; mais un marin doit-il se marier ? Sir John Jervis répétait toujours, m’a-t-on dit, qu’un marin n’est plus bon à rien dès qu’il est marié ; et je crois que Marbre aime tant son navire qu’il saurait à peine aimer sa femme.

Lucie ne répondit rien à cette boutade, qui m’échappa je ne sais comment. Il y a des moments d’amertume où le cœur à ses caprices, et dit tout le contraire de ce qu’il pense. Honteux de moi-même, et n’osant risquer des explications qui pouvaient aggraver le mal, je marchai quelque temps en silence, et Lucie en fit autant. Je doute qu’elle eût été très-contente de ma remarque ; mais le sujet dont elle avait à me parler pesait trop sur son cœur pour qu’elle pût penser beaucoup à autre chose.

— Miles, dit-elle enfin, quel dommage que nous ayons rencontré cet autre sloop ce matin !

Je m’arrêtai court pour la regarder en face ; le son de sa voix avait une expression qui m’épouvantait malgré moi ; de grosses larmes tremblaient sur ses paupières ; tout en elle annonçait une profonde émotion mal contenue.

— Vous voulez me parler de Grace ! m’écriai-je, quoique je fusse près de suffoquer.

— Et de qui pourrais-je m’occuper, Miles, quand je pense que c’est mon propre frère qui l’a réduite en cet état !

Que répondre à un pareil discours, et comment aurais-je pu avoir le triste courage de chercher à atténuer les torts de Rupert !

— Grace est donc plus mal par suite de cette fatale rencontre ? me risquai-je à demander.

— Oh ! Miles ! quelle conversation je viens d’avoir avec elle ! Elle parle comme un être qui n’appartiendrait déjà plus à la terre. Elle n’a plus de secrets pour moi. Graduellement je l’ai amenée à me tout révéler. J’ai pensé qu’elle en éprouverait quelque soulagement, et du moins, sous ce rapport, je ne me suis pas trompée ; car elle repose à présent.

— Et c’est donc une bien lamentable histoire !

— Oh ! Miles, figurez-vous que Grace n’avait que quinze ans quand ils se sont donné leur foi, non pas en l’air, comme des enfants dont le vent emporte les paroles, mais sérieusement, solennellement.

— Et d’où est provenue la rupture ?

— De Rupert, qui aurait dû mourir avant de manquer ainsi à tout ce qu’il devait à mon père, à moi, à nous tous, Miles, et surtout à lui-même. Nous avions bien deviné : il s’est laissé séduire, fasciner, par ce prestige qui s’attache aux Merton dans notre atmosphère provinciale. J’ai le cœur trop navré pour ne pas m’ouvrir entièrement à vous. Votre amitié m’est trop connue pour que je craigne de vous voir prendre avantage de mes paroles contre mon pauvre frère. Qui mieux que vous, si franc, si ouvert, si loyal, doit connaître les imperfections de son caractère ?

Plus Lucie accusait son frère, moins il m’était possible d’être sévère pour lui. — Je sais, répondis-je, qu’il est capricieux, et qu’il s’est toujours trop rendu l’esclave de la mode, et de l’opinion du monde.

— Ne cherchons pas à nous abuser, reprit la candide enfant, quoiqu’elle fît un si violent effort sur elle-même, que c’était à peine si je distinguais ses paroles, — Rupert a des défauts plus graves. Il est intéressé, et il n’est point vrai. Dieu sait que de larmes il m’a fait verser, que de peines j’ai prises pour qu’il s’amendât ! Mon excellent père ne voit rien, lui ; ou, s’il voit, il espère toujours. Il est si triste pour un père de penser qu’il n’y a plus de ressource pour son enfant !

La voix, la figure, toute la personne de Lucie, indiquait si clairement tout ce qu’elle éprouvait en parlant ainsi de Rupert, que je ne voulus pas la laisser continuer. Il semblait qu’elle voulût, à force de franchise, atténuer les torts de son frère, et amortir le coup qu’il avait porté ; mais il était évident qu’elle souffrait le martyre, et il y aurait eu peu de générosité à permettre qu’elle poussât le sacrifice plus loin qu’il n’était rigoureusement nécessaire.

— Épargnez-vous, épargnez-moi, ma chère Lucie, dis-je vivement, toutes les explications qui ne seraient pas indispensables pour m’éclairer sur la position exacte de ma sœur. S’il est une circonstance qu’il puisse m’importer de savoir, c’est comment Rupert s’y est pris pour se soustraire à un engagement qui remontait à quatre années.

— C’est ce que j’allais vous apprendre, Miles, et alors vous saurez tout. Grace remarquait depuis longtemps les attentions qu’il avait pour Émilie Merton, mais aucune explication n’avait eu lieu entre eux ; et, avant de quitter New-York, elle crut se devoir à elle-même de savoir à quoi s’en tenir. Après une conversation assez insignifiante, votre sœur offrit à Rupert de lui rendre sa parole, s’il le désirait le moins du monde.

— Et que répondit-il à une proposition aussi franche que généreuse ?

— Je dois à Grace cette justice, Miles, que, dans tout ce qu’elle m’a dit, elle a toujours montré les plus tendres ménagements pour mon frère. J’ai deviné le reste, plus qu’elle ne me l’a déclaré positivement. Rupert, dans le premier moment, affecta de croire que c’était Grace qui voulait rompre ; mais Grace était trop ingénue pour lui laisser cette misérable consolation, et elle n’essaya pas de cacher que son avenir de bonheur était à jamais perdu pour elle.

— Oh ! que je les reconnais bien là tous deux ! murmurai-je avec amertume.

Lucie attendit un moment que je fusse plus calme, puis elle continua :

— Quand Rupert vit qu’il fallait prendre sur lui la responsabilité de la rupture, il s’exprima plus sincèrement. Il avoua à Grace qu’il avait formé d’autres projets ; qu’ils étaient bien jeunes l’un et l’autre au moment où ils s’étaient promis de s’épouser ; que c’était une idée d’enfants ; puis il parla de minorité, et enfin de sa pauvreté, de l’impossibilité où il serait de pourvoir aux frais d’un ménage, à présent que mistress Bradfort m’avait laissé tous ses biens.

— Il lui sied bien de parler ainsi, lui qui veut laisser croire qu’il est son unique héritier ; lui qui m’a dit à moi-même qu’il vous considère comme une sorte de dépositaire, pour la moitié ou même pour les deux tiers de la fortune, jusqu’à ce que, dit-il, il ait jeté sa gourme !

— Avec quel plaisir je réaliserais ses espérances, pour que les choses se passassent comme je l’avais espéré autrefois, pour voir Grace heureuse, et Rupert honnête homme !

— Grace heureuse ! C’est ce que nous ne verrons jamais, du moins dans ce monde pervers.

— Je n’ai plus eu le courage de désirer cette alliance, Miles, depuis le moment où j’ai pu juger du véritable caractère de Rupert. Il a des goûts trop futiles, des principes trop superficiels pour une personne d’un cœur aussi tendre et d’un jugement aussi solide. Il y avait quelque chose de fondé dans ce prétexte qu’il donnait que l’engagement avait été contracté inconsidérément. Dans un âge aussi tendre, on sait à peine ce qu’on veut ; on sait encore moins quelles modifications le temps peut apporter dans nos sentiments. Quoi qu’il en soit, Grace elle-même ne consentirait pas aujourd’hui à épouser Rupert. Elle m’a avoué que le coup le plus sensible pour elle avait été de reconnaître qu’elle s’était trompée sur son caractère. Je lui ai parlé avec plus de franchise qu’une sœur n’aurait peut-être dû le faire, mais je voulais éveiller sa susceptibilité, comme moyen de la sauver. Hélas ! Grace est toute tendresse ; sa vie pour elle était dans son cœur ; et, ses affections une fois flétries, le reste de son être se flétrira bientôt comme elles.

Je ne répondis rien : l’arrivée de Lucie à la ferme, ses manières, ses discours, tout me convainquait qu’elle avait presque entièrement renoncé à l’espérance. Nous retournâmes à la maison, absorbés l’un et l’autre par de tristes pensées. Jamais je n’aurais songé à essayer d’exercer quelque influence sur Lucie en ma faveur, dans un pareil moment. Ma pauvre sœur m’occupait seule, et je brûlais d’impatience de retourner à bord du sloop où, au surplus, il était temps de nous rendre, le soleil ayant déjà depuis quelque temps disparu de l’horizon.