Lucien, Érasme et Rabelais
ÉRASME ET RABELAIS
UCIEN fit, il y a quelque temps, connaissance
avec Érasme, malgré sa répugnance pour tout
ce qui venait des frontières d’Allemagne. Il ne
croyait pas qu’un Grec dût s’abaisser à parler avec
un Batave ; mais ce Batave lui ayant paru un mort
de bonne compagnie, ils eurent ensemble cet entretien :
LUCIEN. — Vous avez donc fait dans un pays barbare
le même métier que je faisais dans le pays le
plus poli de la terre ; vous vous êtes moqué de tout ?
ÉRASME. — Hélas ! je l’aurais bien voulu ; c’eût
été une grande consolation pour un pauvre théologien
tel que je l’étais ; mais je ne pouvais prendre les
mêmes libertés que vous avez prises.
LUCIEN. — Cela m’étonne : les hommes aiment assez qu’on leur montre leurs sottises en général,
pourvu qu’on ne désigne personne en particulier ;
chacun applique alors à son voisin ses propres ridicules,
et tous les hommes rient aux dépens les uns
des autres. N’en était-il donc pas de même chez vos
contemporains ?
ÉRASME. — Il y avait une énorme différence entre
les gens ridicules de votre temps et ceux du mien :
vous n’aviez affaire qu’à des dieux qu’on jouait sur le
théâtre, et à des philosophes qui avaient encore
moins de crédit que les dieux ; mais, moi, j’étais
entouré de fanatiques, et j’avais besoin d’une grande
circonspection pour n’être pas brûlé par les uns ou
assassiné par les autres.
LUCIEN. — Comment pouviez-vous rire dans cette
alternative ?
ÉRASME. — Aussi je ne riais guère ; et je passai
pour être beaucoup plus plaisant que je ne l’étais :
on me crut fort gai et fort ingénieux, parce qu’alors
tout le monde était triste. On s’occupait profondément
d’idées creuses qui rendaient les hommes
atrabilaires. Celui qui pensait qu’un corps peut être
en deux endroits à la fois était près d’égorger celui
qui expliquait la même chose d’une manière différente.
Il y avait bien pis ; un homme de mon état
qui n’eût point pris de parti entre ces deux factions
eût passé pour un monstre.
LUCIEN. — Voilà d’étranges hommes que les barbares
avec qui vous viviez ! De mon temps, les Gètes
et les Massagètes étaient plus doux et plus raisonnables.
Et quelle était donc votre profession dans
l’horrible pays que vous habitiez ?
ÉRASME. — J’étais moine hollandais.
LUCIEN. — Moine ! quelle est cette profession-là ?
ÉRASME. — C’est celle de n’en avoir aucune, de
s’engager par un serment inviolable à être inutile
au genre humain, à être absurde et esclave, et à vivre
aux dépens d’autrui.
LUCIEN. — Voilà un bien vilain métier ! Comment
avec tant d’esprit aviez-vous pu embrasser un état
qui déshonore la nature humaine ? Passe encore
pour vivre aux dépens d’autrui : mais faire vœu
de n’avoir pas le sens commun et de perdre sa
liberté !
ÉRASME. — C’est qu’étant fort jeune, et n’ayant
ni parents ni amis, je me laissai séduire par des
gueux qui cherchaient à augmenter le nombre de
leurs semblables.
LUCIEN. — Quoi ! il y avait beaucoup d’hommes
de cette espèce ?
ÉRASME. — Ils étaient en Europe environ six à
sept cent mille.
LUCIEN. — Juste ciel ! le monde est donc devenu
bien sot et bien barbare depuis que je l’ai quitté !
Horace l’avait bien dit, que tout irait en empirant :
Prigeniem vitiosiorem.
ÉRASME. — Ce qui me console, c’est que tous les
hommes, dans le siècle où j’ai vécu, étaient montés
au dernier échelon de la folie ; il faudra bien qu’ils
en descendent, et qu’il y en ait quelques-uns parmi
eux qui retrouvent enfin un peu de raison.
LUCIEN. — C’est de quoi je doute fort. Dites-moi,
je vous prie, quelles étaient les principales folies
de votre temps.
ÉRASME. — Tenez, en voici une liste que je porte
toujours avec moi ; lisez.
LUCIEN. — Elle est bien longue.
RABELAIS. — Messieurs, quand on rit, je ne suis
pas de trop ; de quoi s’agit-il ?
LUCIEN et ÉRASME. — D’extravagances.
RABELAIS. — Ah ! je suis votre homme.
LUCIEN, à Érasme. — Quel est cet original ?
ÉRASME. — C’est un homme qui a été plus hardi
que moi et plus plaisant ; mais il n’était que prêtre,
et pouvait prendre plus de liberté que moi qui étais
moine.
LUCIEN, à Rabelais. — Avais-tu fait, comme Érasme,
vœu de vivre aux dépens d’autrui ?
RABELAIS. — Doublement : car j’étais prêtre et
médecin. J’étais né fort sage, je devins aussi savant
qu’Érasme ; et voyant que la sagesse et la science
ne menaient communément qu’à l’hôpital ou au
gibet ; voyant même que ce demi-plaisant d’Érasme
était quelquefois persécuté, je m’avisai d’être plus
fou que tous mes compatriotes ensemble ; je composai
un gros livre de contes à dormir debout,
rempli d’ordures, dans lequel je tournai en ridicule
toutes les superstitions, toutes les cérémonies,
tout ce qu’on révérait dans mon pays, toutes les
conditions, depuis celle de roi et de grand pontife
jusqu’à celle de docteur en théologie, qui est la
dernière de toutes : je dédiai mon livre à un
cardinal, et je fis rire jusqu’à ceux qui me méprisaient.
LUCIEN. — Qu’est-ce qu’un cardinal, Érasme ?
ÉRASME. — C’est un prêtre vêtu de rouge, à qui
l’on donne cent mille écus de rente pour ne rien faire
du tout.
LUCIEN. — Vous m’avouerez du moins que ces
cardinaux-là étaient raisonnables. Il faut bien que
tous vos concitoyens ne fussent pas si fous que vous
le dites.
ÉRASME. — Que M. Rabelais me permette de
prendre la parole. Les cardinaux avaient une autre
espèce de folie, c’était celle de dominer ; et comme il
est plus aisé de subjuguer des sots que des gens d’esprit,
ils voulurent assommer la raison qui commençait
à lever la tête. M. Rabelais, que vous voyez,
imita le premier Brutus, qui contrefit l’insensé pour
échapper à la défiance et à la tyrannie des Tarquins.
LUCIEN. — Tout ce que vous me dites me confirme
dans l’opinion qu’il valait mieux vivre dans
mon siècle que dans le vôtre. Ces cardinaux dont
vous me parlez étaient donc les maîtres du monde
entier, puisqu’ils commandaient aux fous ?
RABELAIS. — Non ; il y avait un vieux fou au-dessus
d’eux.
LUCIEN. — Comment s’appelait-il ?
RABELAIS. — Un papegaut. La folie de cet homme consistait à se dire infaillible, et à se croire le maître
des rois ; et il l’avait tant dit, tant répété, tant fait
crier par les moines, qu’à la fin presque toute l’Europe
en fut persuadée.
LUCIEN. — Ah ! que vous l’emportez sur nous en
démence ! Les fables de Jupiter, de Neptune et de
Pluton, dont je me suis tant moqué, étaient des choses
respectables en comparaison des sottises dont
votre monde a été infatué. Je ne saurais comprendre
comment vous avez pu parvenir à tourner en ridicule
avec sécurité des gens qui devaient craindre le ridicule
encore plus qu’une conspiration. Car enfin on ne
se moque pas de ses maîtres impunément : et j’ai
été assez sage pour ne pas dire un seul mot des
empereurs romains. Quoi ! votre nation adorait un
papegaut ! Vous donniez à ce papegaut tous les
ridicules imaginables, et votre nation le souffrait !
Elle était donc bien patiente ?
RABELAIS. — Il faut que je vous apprenne ce
que c’était que ma nation. C’était un composé d’ignorance,
de superstition, de bêtise, de cruauté et de
plaisanterie. On commença par faire pendre et par
faire cuire tous ceux qui parlaient sérieusement
contre les papegauts et les cardinaux. Le pays des
Welches, dont je suis natif, nagea dans le sang ; mais,
dès que ces exécutions étaient faites, la nation se
mettait à danser, à chanter, à faire l’amour, à boire
et à rire. Je pris mes compatriotes par leur faible ; je parlai de boire, je dis des ordures, et avec ce
secret tout me fut permis. Les gens d’esprit y entendirent
finesse, et m’en surent gré ; les gens
grossiers ne virent que les ordures, et les savourèrent :
tout le monde m’aima, loin de me persécuter.
LUCIEN. — Vous me donnez une grande envie de
voir votre livre. N’en auriez-vous point un exemplaire
dans votre poche ? Et vous, Érasme, pourriez-vous
aussi me prêter vos facéties ?
(Ici Érasme et Rabelais donnent leurs ouvrages à
Lucien, qui en lit quelques morceaux, et, pendant
qu’il lit, ces deux philosophes s’entretiennent.)
RABELAIS, à Érasme. — J’ai lu vos écrits, et vous
n’avez pas lu les miens, parce que je suis venu un
peu après vous. Vous avez peut-être été trop réservé
dans vos railleries, et moi trop hardi dans les
miennes ; mais à présent nous pensons tous deux
de même. Pour moi, je ris quand je vois un docteur
arriver dans ce pays-ci.
ÉRASME. — Et moi je le plains ; je dis : Voilà un
malheureux qui s’est fatigué toute sa vie à se tromper,
et qui ne gagne rien ici à sortir d’erreur.
RABELAIS. — Comment donc ! n’est-ce rien d’être
détrompé ?
ÉRASME. — C’est peu de chose quand on ne peut
plus détromper les autres. Le grand plaisir est de
montrer le chemin à ses amis qui s’égarent, et les
morts ne demandent leur chemin à personne.
Érasme et Rabelais raisonnèrent assez longtemps. Lucien revint après avoir lu le chapitre des Torcheculs et quelques pages de l’Éloge de la folie. Ensuite ayant rencontré le docteur Swift, ils allèrent tous quatre souper ensemble.