Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitres 2 à 10

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Volume Ip. 18-217).

CHAPITRE II


Comme M. Leuwen, ce banquier célèbre, donnait des dîners de la plus haute distinction, à peu près parfaits, et cependant n’était ni moral, ni ennuyeux, ni ambitieux, mais seulement fantasque et singulier, il avait beaucoup d’amis. Toutefois, par une grave erreur, ces amis n’étaient pas choisis de façon à augmenter la considération dont il jouissait et son ampleur dans le monde. C’étaient, avant tout, de ces hommes d’esprit et de plaisir, qui, peut-être, le matin, s’occupent sérieusement de leur fortune ; mais, le soir, se moquent de tout au monde, vont à l’Opéra et surtout ne chicanent pas le pouvoir sur son origine ; car pour cela, il faudrait se fâcher, blâmer, être triste.

Ces amis avaient dit au ministre régnant que Lucien n’était point un Hampden, un fanatique de liberté américaine, un homme à refuser l’impôt s’il n’y avait pas budget ; mais tout simplement un jeune homme de vingt ans, pensant comme tout le monde. En conséquence, depuis trente-six heures, Lucien était sous-lieutenant au 27e régiment de lanciers, lequel a des passe-poils amarante et de plus est renommé pour sa valeur brillante.

« Dois-je regretter le 9e, où il y avait aussi une place vacante ? se disait Lucien en allumant gaiement un petit cigare qu’il venait de faire avec du papier de réglisse à lui envoyé de Barcelone. Le 9e a des passe-poils jaune jonquille… cela est plus gai… oui, mais c’est moins noble, moins sévère, moins militaire… Bah ! militaire ! jamais on ne se battra avec ces régiments payés par une Chambre des communes ! L’essentiel, pour un uniforme, c’est d’être joli au bal, et le jaune jonquille est plus gai…

« Quelle différence ! Autrefois, lorsque je pris mon premier uniforme, en entrant à l’École, peu m’importait sa couleur ; je pensais à de belles batteries promptement élevées sous le feu tonnant de l’artillerie prussienne… Qui sait ? Peut-être mon 27e de lanciers chargera-t-il un jour ces beaux hussards de la mort, dont Napoléon dit du bien dans le bulletin d’Iéna !… Mais, pour se battre avec un vrai plaisir, ajouta-t-il, il faudrait que la patrie fût réellement intéressée au combat ; car, s’il s’agit seulement de plaire à cette halte dans la boue[1] qui a fait les étrangers si insolents[2], ma foi, ce n’est pas la peine. » Et tout le plaisir de braver le danger, de se battre en héros, fut flétri à ses yeux. Par amour pour l’uniforme, il essaya de songer aux avantages du métier : avoir de l’avancement, des croix, de l’argent… « Allons, tout de suite, pourquoi pas piller l’Allemand ou l’Espagnol, comme N… ou N… ? »

Sa lèvre, en exprimant le profond dégoût, laissa tomber le petit cigare sur le beau tapis, présent de sa mère ; il le releva précipitamment ; c’était déjà un autre homme ; la répugnance pour la guerre avait disparu.

« Bah ! se dit-il, jamais la Russie, ni les autres despotismes purs ne pardonneront aux trois journées[3]. Alors il sera beau de se battre. »

Une fois rassuré contre cet ignoble contact avec les amateurs d’appointements, ses regards reprirent la direction du canapé, où le tailleur militaire venait d’exposer l’uniforme de sous-lieutenant. Il se figurait la guerre d’après les exercices du canon au bois de Vincennes.

Peut-être une blessure ! mais alors il se voyait transporté dans une chaumière de Souabe ou d’Italie ; une jeune fille charmante, dont il n’entendait pas le langage, lui donnait des soins, d’abord par humanité, et ensuite… Quand l’imagination de vingt ans avait épuisé le bonheur d’aimer une naïve et fraîche paysanne, c’était une jeune femme de la cour, exilée sur les bords de la Sezia par un mari bourru. D’abord, elle envoyait son valet de chambre, chargé d’offrir de la charpie pour le jeune blessé, et, quelques jours après, elle paraissait elle-même, donnant le bras au curé du village.

« Mais non, reprit Lucien fronçant le sourcil et songeant tout à coup aux plaisanteries dont M. Leuwen l’accablait depuis la veille, je ne ferai la guerre qu’aux cigares ; je deviendrai un pilier du café militaire dans la triste garnison d’une petite ville mal pavée ; j’aurai, pour mes plaisirs du soir, des parties de billard et des bouteilles de bière, et quelquefois, le matin, la guerre aux tronçons de choux, contre de sales ouvriers mourant de faim… Tout au plus je serai tué comme Pyrrhus, par un pot de chambre (une tuile), lancé de la fenêtre d’un cinquième étage, par une vieille femme édentée ! Quelle gloire ! Mon âme sera bien attrapée lorsque je serai présenté à Napoléon, dans l’autre monde.

— Sans doute, me dira-t-il, vous mouriez de faim pour faire ce métier-là ? — Non, général, je croyais vous imiter. » Et Lucien rit aux éclats… « Nos gouvernants sont trop mal en selle pour hasarder la guerre véritable. Un caporal comme Hoche sortirait des rangs, un beau matin, et dirait aux soldats : Mes amis, marchons sur Paris et faisons un premier consul qui ne se laisse pas bafouer par Nicolas[4].

« Mais je veux que le caporal réussisse, continua-t-il philosophiquement en rallumant son cigare ; une fois la nation en colère et amoureuse de la gloire, adieu la liberté ; le journaliste qui élèvera des doutes sur le bulletin de la dernière bataille sera traité comme un traître, comme l’allié de l’ennemi, massacré comme font les républicains d’Amérique. Encore une fois nous serons distraits de la liberté par l’amour de la gloire… Cercle vicieux… et ainsi à l’infini. »

On voit que notre sous-lieutenant n’était pas tout à fait exempt de cette maladie du trop raisonner qui coupe bras et jambes à la jeunesse de notre temps et lui donne le caractère d’une vieille femme. « Quoi qu’il en soit, se dit-il tout à coup en essayant l’habit et se regardant dans la glace, ils disent tous qu’il faut être quelque chose. Eh bien, je serai lancier ; quand je saurai le métier, j’aurai rempli mon but, et alors comme alors. »

Le soir, revêtu d’épaulettes pour la première fois de sa vie, les sentinelles des Tuileries lui portèrent les armes ; il fut ivre de joie. Ernest Dévelroy, véritable intrigant, et qui connaissait tout le monde, le menait chez le lieutenant-colonel du 27e de lanciers, M. Filloteau, qui se trouvait de passage à Paris.

Dans une chambre au troisième étage d’un hôtel de la rue du Bouloi, Lucien, dont le cœur battait et qui était à la recherche d’un héros, trouva un homme à la taille épaisse et à l’œil cauteleux, lequel portait de gros favoris blonds, peignés avec soin et étalés sur la joue. Il resta stupéfait. « Grand Dieu ! se dit-il, c’est là un procureur de Basse-Normandie ! » Il était immobile, les yeux très ouverts, debout devant M. Filloteau, qui, en vain, l’engageait à prendre la peine de s’asseoir. À chaque mot de la conversation, ce brave soldat d’Austerlitz et de Marengo trouvait l’art de placer : ma fidélité au roi, ou : la nécessité de réprimer les factieux.

Après dix minutes, qui lui parurent un siècle, Lucien prit la fuite ; il courait de telle sorte, que Dévelroy avait peine à le suivre.

— Grand Dieu ! Est-ce là un héros ? s’écria-t-il enfin, en s’arrêtant tout à coup ; c’est un officier de maréchaussée ! c’est le sicaire d’un tyran, payé pour tuer ses concitoyens et qui s’en fait gloire.

Le futur académicien prenait les choses tout autrement et de moins haut.

— Que veut dire cette mine de dégoût, comme si on t’avait servi du pâté de Strasbourg trop avancé ? Veux-tu ou ne veux-tu pas être quelque chose dans le monde ?

— Grand Dieu ! quelle canaille !

— Ce lieutenant-colonel vaut cent fois mieux que toi ; c’est un paysan qui, à force de sabrer pour qui le paye, a accroché les épaulettes à graines d’épinard.

— Mais si grossier, si dégoûtant !…

— Il n’en a que plus de mérite ; c’est en donnant des nausées à ses chefs, s’ils valaient mieux que lui, qu’il les a forcés à solliciter en sa faveur cet avancement dont il jouit aujourd’hui. Et toi, monsieur le républicain, as-tu su gagner un centime en ta vie ? Tu as pris la peine de naître comme le fils d’un prince. Ton père te donne de quoi vivre ; sans quoi, où en serais-tu ? N’as-tu pas de vergogne, à ton âge, de n’être pas en état de gagner la valeur d’un cigare ?

— Mais un être si vil !…

— Vil ou non, il t’est mille fois supérieur ; il a agi et tu n’as rien fait. L’homme qui, en servant les passions du fort, se fait donner les quatre sous que coûte un cigare, ou qui, plus fort que les faibles qui possèdent les sacs d’argent, s’empare de ces quatre sous, est un être vil ou non vil ; c’est ce que nous discuterons plus tard, mais il est fort ; mais c’est un homme. On peut le mépriser, mais, avant tout, il faut compter avec lui. Toi, tu n’es qu’un enfant qui ne compte dans rien, qui a trouvé de belles phrases dans un livre et qui les répète avec grâce, comme un bon acteur pénétré de son rôle ; mais, pour de l’action, néant. Avant de mépriser un Auvergnat grossier qui, en dépit d’une physionomie repoussante, n’est plus commissionnaire au coin de la rue, mais reçoit la visite de respect de M. Lucien Leuwen, beau jeune homme de Paris et fils d’un millionnaire, songe un peu à la différence de valeur entre toi et lui. M. Filloteau fait peut-être vivre son père, vieux paysan ; et toi, ton père te fait vivre.

— Ah ! tu seras au premier jour membre de l’Institut ! s’écria Lucien avec l’accent du désespoir ; pour moi, je ne suis qu’un sot. Tu as cent fois raison, je le vois, je le sens, mais je suis bien à plaindre ! J’ai horreur de la porte par laquelle il faut passer ; il y a sous cette porte trop de fumier. Adieu.

Et Lucien prit la fuite. Il vit avec plaisir qu’Ernest ne le suivait point ; il monta chez lui en courant et lança son habit d’uniforme au milieu de la chambre avec fureur. « Dieu sait à quoi il me forcera ! »

Quelques minutes après, il descendit chez son père, qu’il embrassa les larmes aux yeux.

— Ah ! je vois ce que c’est, dit M. Leuwen, fort étonné ; tu as perdu cent louis, je vais t’en donner deux cents ; mais je n’aime pas cette façon de demander ; je voudrais ne pas voir des larmes dans les yeux d’un sous-lieutenant ; est-ce que, avant tout, un brave militaire ne doit pas songer à l’effet que sa mine produit sur les voisins ?

— Notre habile cousin Dévelroy m’a fait de la morale ; il vient de me prouver que je n’ai d’autre mérite au monde que d’avoir pris la peine de naître fils d’un homme d’esprit. Je n’ai jamais gagné par mon savoir-faire le prix d’un cigare ; sans vous je serais à l’hôpital, etc.

— Ainsi, tu ne veux pas deux cents louis ? dit M. Leuwen.

— Je tiens déjà de vos bontés bien plus qu’il ne me faut, etc., etc. Que serais-je sans vous ?

— Eh bien, que le diable t’emporte ! reprit M. Leuwen avec énergie. Est-ce que tu deviendrais saint-simonien, par hasard ? Comme tu vas être ennuyeux !

L’émotion de Lucien, qui ne pouvait se taire, finit par amuser son père.

— J’exige, dit M. Leuwen en l’interrompant tout à coup, comme neuf heures sonnaient, que tu ailles de ce pas occuper ma loge à l’Opéra. Là, tu trouveras des demoiselles qui valent trois ou quatre cents fois mieux que toi ; car, d’abord, elles ne se sont pas donné la peine de naître, et, d’ailleurs, les jours où elles dansent elles gagnent quinze à vingt francs. J’exige que tu leur donnes à souper, en mon nom, comme mon député, entends-tu ? Tu les conduiras au Rocher de Cancale, où tu dépenseras au moins deux cents francs, sinon je te répudie ; je te déclare saint-simonien, et je te défends de me voir pendant six mois. Quel supplice pour un fils aussi tendre ! »

Lucien avait tout simplement un accès de tendresse pour son père.

— Est-ce que je passe pour un ennuyeux parmi vos amis ? répondit-il avec assez de bon sens. Je vous jure de dépenser fort bien vos deux cents francs.

— Dieu soit loué ! et rappelle-toi qu’il n’y a rien d’impoli comme de venir à brûle-pourpoint parler de choses sérieuses à un pauvre homme de soixante-cinq ans, qui n’a que faire d’émotions et qui ne t’a donné aucun prétexte pour venir ainsi l’aimer avec fureur. Le diable t’emporte ! tu ne seras jamais qu’un plat républicain. Je suis étonné de ne pas te voir des cheveux gras et une barbe sale.

Lucien, piqué, fut aimable avec les dames qu’il trouva dans la loge de son père. Il parla beaucoup au souper et leur servit du vin de Champagne avec grâce. Après les avoir reconduites chez elles, il s’étonnait en revenant seul dans son fiacre, à une heure du matin, de l’accès de sensibilité où il était tombé au commencement de la soirée. « Il faut se méfier de mes premiers mouvements, se disait-il ; réellement, je ne suis sûr de rien sur mon compte ; ma tendresse n’a réussi qu’à choquer mon père… Je ne l’aurais pas deviné ; j’ai besoin d’agir et beaucoup. Donc, allons au régiment. »

Le lendemain, dès sept heures, il se présenta tout seul et en uniforme dans la chambre maussade du lieutenant-colonel Filloteau. Là, pendant deux heures, il eut le courage de lui faire la cour ; il cherchait sérieusement à s’habituer aux façons d’agir militaires ; il se figurait que tous ses camarades avaient le ton et les manières de Filloteau. Cette illusion est incroyable ; mais elle eut son bon côté. Ce qu’il voyait le choquait, lui déplaisait mortellement. « Et pourtant je passerai par là, se dit-il, avec courage ; je ne me moquerai point de ces façons d’agir et je les imiterai. »

Le lieutenant-colonel Filloteau parla de soi et beaucoup ; il conta longuement comme quoi il avait obtenu sa première épaulette en Égypte, à la première bataille, sous les murs d’Alexandrie ; le récit fut magnifique, plein de vérité et émut profondément Lucien. Mais le caractère du vieux soldat, brisé par quinze ans de Restauration, ne se révoltait point à la vue d’un muscadin de Paris, arrivant d’emblée à une lieutenance au régiment ; et comme, à mesure que l’héroïsme s’était retiré, la spéculation était entrée dans cette tête, Filloteau calcula sur-le-champ le parti qu’il pourrait tirer de ce jeune homme ; il lui demanda si son père était député.

M. Filloteau ne voulut point accepter l’invitation à dîner de madame Leuwen, dont Lucien était porteur ; mais, dès le surlendemain, il reçut sans difficulté une superbe pipe d’argent ciselé, fort massive, avec fourneau en écume de mer ; Filloteau la prit des mains de Lucien comme une dette et sans remercier le moins du monde.

« Cela veut dire, pensa-t-il quand il eut refermé la porte de sa chambre sur Lucien, que M. le muscadin, une fois au régiment, demandera souvent des permissions pour aller fricasser de l’argent dans la ville voisine… Et, ajouta-t-il en soupesant dans sa main l’argent qui formait la garniture de la pipe, vous les obtiendrez ces permissions, monsieur Leuwen, et vous les obtiendrez par mon canal ; je ne céderai pas une telle clientèle : ça a peut-être cinq cents francs par mois à dépenser ; le père sera quelque ancien commissaire des guerres, quelque fournisseur ; cet argent-là a été volé au pauvre soldat… Confisqué, » dit-il en souriant. Et, cachant la pipe sous ses chemises, il prit la clef du tiroir de sa commode.

CHAPITRE III


Hussard en 1794, à dix-huit ans, Filloteau avait fait toutes les campagnes de la Révolution ; pendant les six premières années, il s’était battu avec enthousiasme et en chantant la Marseillaise. Mais Bonaparte se fit consul, et bientôt l’esprit retors du futur lieutenant-colonel s’aperçut qu’il était maladroit de tant chanter la Marseillaise. Aussi fut-il le premier lieutenant du régiment qui obtint la croix. Sous les Bourbons, il fit sa première communion et fut officier de la Légion d’honneur. Maintenant il était venu passer trois jours à Paris, pour se rappeler au souvenir de quelques amis subalternes, pendant que le 27e régiment de lanciers se rendait de Nantes en Lorraine. Si Lucien avait eu un peu d’usage du monde, il aurait parlé du crédit qu’avait son père au bureau de la guerre. Mais il n’apercevait rien des choses de ce genre. Tel qu’un jeune cheval ombrageux, il voyait des périls qui n’existaient pas, mais aussi il se donnait le courage de les braver.

Voyant que M. Filloteau partait le lendemain par la diligence pour rejoindre le régiment, Lucien lui demanda la permission de voyager de compagnie. Madame Leuwen fut bien étonnée en voyant décharger la calèche de son fils, qu’elle avait fait amener sous ses fenêtres, et toutes les malles partir pour la diligence.

Dès la première dînée, le colonel réprimanda sèchement Lucien en lui voyant prendre un journal :

— Au 27e, il y a un ordre du jour qui défend à MM. les officiers de lire les journaux dans les lieux publics ; il n’y a d’exception que pour le journal ministériel.

— Au diable le journal ! s’écria Lucien gaiement, et jouons au domino le punch de ce soir, si toutefois les chevaux ne sont pas encore à la diligence.

Quelque jeune que fût Lucien, il eut pourtant l’esprit de perdre six parties de suite, et, en remontant en voiture, le bon Filloteau était tout à fait gagné. Il trouvait que ce muscadin avait du bon et se mit à lui expliquer la façon de se comporter au régiment, pour ne pas avoir l’air d’un blanc-bec. Cette façon était à peu près le contraire de la politesse exquise à laquelle Lucien était accoutumé. Car, aux yeux des Filloteau, comme parmi les moines, la politesse exquise passe pour faiblesse ; il faut, avant tout, parler de soi et de ses avantages, il faut exagérer. Pendant que notre héros écoutait avec tristesse et grande attention, Filloteau s’endormit profondément, et Lucien put rêver à son aise. Au total, il était heureux d’agir et de voir du nouveau.

Le surlendemain, sur les six heures du matin, ces messieurs trouvèrent le régiment en marche, à trois lieues en deçà de Nancy ; ils firent arrêter, et la diligence les déposa sur la grande route avec leurs effets.

Lucien, qui était tout yeux, fut frappé de l’air d’importance morose et grossière qui s’établit sur le gros visage du lieutenant-colonel au moment où son lancier ouvrit un portemanteau et lui présenta son habit garni des grosses épaulettes. M. Filloteau fit donner un cheval à Lucien, et ces messieurs rejoignirent le régiment, qui, pendant leur toilette, avait filé[5]. Sept à huit officiers s’étaient placés tout à fait à l’arrière-garde, pour faire honneur au lieutenant-colonel, et ce fut à ceux-là d’abord que Lucien fut présenté ; il les trouva très froids. Rien n’était moins encourageant que ces physionomies.

« Voilà donc les gens avec lesquels il faudra vivre ! » se dit Lucien, le cœur serré comme un enfant. Lui, accoutumé à ces figures brillantes de civilité et d’envie de plaire, avec lesquelles il échangeait des paroles dans les salons de Paris, il alla jusqu’à croire que ces messieurs voulaient faire les terribles à son égard. Il parlait trop, et rien de ce qu’il disait ne passait sans objection ou redressement : il se tut.

Depuis une heure Lucien marchait sans mot dire, à la gauche du capitaine commandant l’escadron auquel il devait appartenir ; sa mine était froide ; du moins il l’espérait, mais son cœur était vivement ému. À peine avait-il cessé le dialogue désagréable avec les officiers, qu’il avait oublié leur existence. Il regardait les lanciers et se trouvait tout transporté de joie et d’étonnement. Voilà donc les compagnons de Napoléon ; voilà donc le soldat français ! Il considérait les moindres détails avec un intérêt ridicule et passionné.

Revenu un peu de ses premiers transports, il songea à sa position. « Me voici donc pourvu d’un état, celui de tous qui passe pour le plus noble et le plus amusant. L’École polytechnique m’eût mis à cheval avec des artilleurs, m’y voici avec des lanciers. La seule différence, ajouta-t-il en souriant, c’est qu’au lieu de savoir le métier supérieurement bien, je l’ignore tout à fait. » Le capitaine son voisin, qui vit ce sourire plus tendre que moqueur, en fut piqué… « Bah ! continua Lucien, c’est ainsi que Desaix et Saint-Cyr ont commencé ; ces héros qui n’ont pas été salis par le duché[6]. »

Les propos des lanciers entre eux vinrent distraire Lucien. Ces propos étaient communs au fond, et relatifs aux besoins les plus simples de gens fort pauvres : la qualité du pain de soupe, le prix du vin, etc., etc. Mais la franchise du ton de voix, le caractère ferme et vrai des interlocuteurs, qui perçait à chaque mot, retrempait son âme comme l’air des hautes montagnes. Il y avait là quelque chose de simple et de pur, bien différent de l’atmosphère de serre-chaude où il avait vécu jusqu’alors. Sentir cette différence et changer de façon de voir la vie fut l’affaire d’un moment. Au lieu d’une civilité fort agréable, mais fort prudente au fond et fort méticuleuse, le ton de chacun de ces propos disait avec gaieté : « Je me moque de tout au monde, et je compte sur moi. »

« Voici les plus francs et les plus sincères des hommes, pensa Lucien, et peut-être les plus heureux ! Pourquoi un de leurs chefs ne serait-il pas comme eux ? Comme eux je suis sincère, je n’ai point d’arrière-pensée ; je n’aurai d’autre idée que de contribuer à leur bien-être ; au fond, je me moque de tout, excepté [de] ma propre estime. Quant à ces personnages importants, de ton dur et suffisant, qui s’intitulent mes camarades, je n’ai de commun avec eux que l’épaulette. » Il regarda du coin de l’œil le capitaine qui était à sa droite et le lieutenant qui était à la droite du capitaine[7]. « Ces messieurs font un parfait contraste avec les lanciers ; ils passent leur vie à jouer la comédie ; ils redoutent tout, peut-être, excepté la mort ; ce sont des gens comme mon cousin Dévelroy. »

Lucien se remit à écouter les lanciers, et avec délices ; bientôt son âme fut dans les espaces imaginaires ; il jouissait vivement de sa liberté et de sa générosité, il ne voyait que de grandes choses à faire et des beaux périls. La nécessité de l’intrigue et de la vie à la Dévelroy avait disparu à ses yeux. Les propos plus que simples de ces soldats faisaient sur lui l’effet d’une excellente musique ; la vie se peignait en couleur de rose.

Tout à coup, au milieu de ces deux lignes de lanciers, marchant négligemment et au pas, arriva au grand trot, par le milieu de la route, qui était resté libre, l’adjudant sous-officier. Il adressait certains mots à demi-voix aux sous-officiers, et Lucien vit les lanciers se redresser sur leurs chevaux. « Ce mouvement leur donne tout à fait bonne mine, » se dit-il.

Sa figure jeune et naïve ne put résister à cette sensation vive ; elle peignait le contentement et la bonté, et peut-être un peu de curiosité. Ce fut un tort ; il eût dû rester impassible, ou, mieux encore, donner à ses traits une expression contraire à celle qu’on s’attendait à y lire. Le capitaine, à la gauche duquel il marchait, se dit aussitôt : « Ce beau jeune homme va me faire une question, et je vais le remettre à sa place par une réponse bien ficelée. » Mais Lucien, pour tout au monde, n’eût pas fait une question à un de ses camarades, si peu camarades. Il chercha à deviner par lui-même le mot qui, tout à coup, donnait l’air si alerte à tous les lanciers et remplaçait le laisser-aller d’une longue route par toutes les grâces militaires.

Le capitaine attendait une question ; à la fin, il ne put supporter le silence continu du jeune Parisien.

— C’est l’inspecteur général que nous attendions, le général comte N…, pair de France, dit-il enfin, d’un air sec et hautain, et sans avoir l’air d’adresser précisément la parole à Lucien.

Celui-ci regarda le capitaine d’un air froid et comme simplement excité par le bruit. La bouche de ce héros faisait une moue effroyable ; son front était plissé avec une haute importance ; les yeux étaient tournés de côté, mais toutefois étaient bien loin de regarder tout à fait le sous-lieutenant.

« Voilà un plaisant animal ! pensa Lucien. C’est apparemment là ce ton militaire dont m’a tant parlé le lieutenant-colonel Filloteau ! Certainement, pour plaire à ces messieurs, je ne prendrai pas ces manières rudes et grossières ; je resterai un étranger parmi eux. Il m’en coûtera peut-être quelque bon coup d’épée ; mais certes je ne répondrai pas à une communication faite de ce ton. » Le capitaine attendait évidemment un mot admiratif de la part de Lucien, comme : « Est-ce le fameux comte N…, est-ce le général si honorablement mentionné dans les bulletins de la grande armée ? »

Mais notre héros était sur ses gardes : sa mine ne cessa pas d’avoir l’expression de quelqu’un qui est exposé à sentir une mauvaise odeur. Le capitaine fut obligé d’ajouter, après une minute de silence pénible, et en fronçant de plus en plus le sourcil :

— C’est le comte N…, qui fit cette belle charge à Austerlitz ; sa voiture va passer. Le colonel Malher de Saint-Mégrin, qui n’est pas gauche, a glissé un écu aux postillons de la dernière poste ; l’un d’eux vient d’arriver au galop ; les lanciers ne doivent pas former les rangs ; ça aurait l’air prévenu. Mais voyez la bonne idée que l’inspecteur va prendre du régiment ; il faut soigner la première impression… Voilà des hommes qui semblent nés à cheval.

Lucien ne répondit que par un signe de tête ; il avait honte de la façon de marcher de la rosse qu’on lui avait donnée ; il lui fit sentir l’éperon, elle fit un écart et fut sur le point de tomber. « J’ai l’air d’un frère coupe-chou, » se dit-il.

Dix minutes plus tard, on entendit le bruit d’une voiture pesamment chargée ; c’était le comte N… qui passait au milieu de la route, entre les deux files de lanciers ; la voiture arriva bientôt à la hauteur de Lucien et du capitaine. Ces messieurs ne purent apercevoir le fameux général, tant son énorme berline était remplie de paquets de toutes les formes.

— Caisse contre caisse, caisson, dit le capitaine avec humeur, ça ne marche jamais qu’avec force jambons, dindons rôtis, pâtés de foie gras ! et des bouteilles de champagne en quantité.

Notre héros fut obligé de répondre. Pendant qu’il est engagé dans la maussade besogne de rendre poliment dédain pour dédain au capitaine Henriet, nous demandons la permission de suivre un instant le lieutenant général comte N…, pair de France, chargé, cette année, de l’inspection de la 3e division militaire[8].

Au moment où sa voiture passait sur le pont-levis de Nancy, chef-lieu de cette division, sept coups de canon annoncèrent au public ce grand événement.

Ces coups de canon remontèrent dans les cieux l’âme de Lucien.

Deux sentinelles furent placées à la porte de l’inspecteur, et le lieutenant général baron Thérance, commandant la division, lui fit demander s’il voulait le recevoir sur-le-champ, ou le lendemain.

— Sur-le-champ, parbleu, dit le vieux général. Est-ce qu’il croit que je c…… le service ?

Le comte N… avait encore, pour les petites choses, les habitudes de l’armée de Sambre-et-Meuse, où jadis il avait commencé sa réputation. Ces habitudes lui étaient d’autant plus vivement présentes en ce moment, que, plus d’une fois, pendant les cinq ou six dernières postes, il avait reconnu les positions occupées jadis par cette armée d’une gloire si pure.

Quoique ce ne fût rien moins qu’un homme à imagination et à illusions, il se surprenait avec des souvenirs vifs de 1794. Quelle différence de 94 à 183* ! Grand Dieu ! comme alors nous jurions haine à la royauté ! Et de quel cœur ! Ces jeunes sous-officiers que N***[9] m’a tant recommandé de surveiller, alors c’étaient nous-mêmes !… Alors on se battait tous les jours ; le métier était agréable, on aimait à se battre. Aujourd’hui il faut faire sa cour à un monsieur le maréchal, il faut juger à la cour des pairs[10] !

Le général comte N… était un assez bel homme de soixante-cinq à soixante-six ans, élancé, maigre, droit, de fort bonne tenue ; il avait encore une très belle taille, et quelques boucles fort soignées de cheveux entre le blond et le gris donnaient de la grâce à une tête presque entièrement chauve. La physionomie annonçait un courage ferme et une grande résolution à obéir ; mais, du reste, la pensée était étrangère à ces traits.

Cette tête plaisait moins au second regard et semblait presque commune au troisième ; on y entrevoyait comme un nuage de fausseté. On voyait que l’Empire et sa servilité avaient passé par là.

Heureux les héros morts avant 1804 !

Ces vieilles figures de l’armée de Sambre-et-Meuse s’étaient assouplies dans les antichambres des Tuileries et aux cérémonies de l’église de Notre-Dame. Le comte N… avait vu le général Delmas exilé après ce dialogue célèbre :

— La belle cérémonie, Delmas ! C’est vraiment superbe, dit l’empereur revenant de Notre-Dame.

— Oui, général, il n’y manque que les deux millions d’hommes qui se sont fait tuer pour renverser ce que vous relevez.

Le lendemain Delmas fut exilé, avec ordre de ne jamais approcher de Paris à moins de quarante lieues.

Lorsque le valet de chambre annonça le baron Thérance, le général N…, qui avait mis son grand uniforme, se promenait dans son salon ; il entendait encore, en idée, le canon du déblocus de Valenciennes. Il chassa bien vite tous ces souvenirs qui peuvent mener à des imprudences ; et, en faveur du lecteur, comme disent les gens qui crient le discours du roi à l’ouverture de la session, nous allons donner quelques passages du dialogue des deux vieux généraux : ils se connaissaient fort peu.

Le baron Thérance entra en saluant gauchement ; il avait près de six pieds et la tournure d’un paysan franc-comtois. De plus, à la bataille de Hanau, où Napoléon dut percer les rangs de ses fidèles alliés les Bavarois pour rentrer en France, le colonel Thérance, qui couvrait avec son bataillon la célèbre batterie du général Drouot, reçut un coup de sabre qui lui avait partagé les deux joues, et coupé une petite partie du nez. Tout cela avait été réparé, tant bien que mal ; mais il y paraissait beaucoup, et cette cicatrice énorme, sur une figure sillonnée par un état de mécontentement habituel, donnait au général une apparence fort militaire. À la guerre il avait été d’une bravoure admirable ; mais, avec le règne de Napoléon, son assurance avait pris fin. Sur le pavé de Nancy il avait peur de tout, et des journaux plus que de toute autre chose : aussi parlait-il souvent de faire fusiller des avocats. Son cauchemar habituel était la peur d’être exposé à la risée publique. Une plaisanterie plate, dans un journal qui comptait cent lecteurs, mettait réellement hors de lui ce militaire si brave. Il avait un autre chagrin : à Nancy, personne ne faisait attention à ses épaulettes. Jadis, lors de l’émeute de mai 183*, il avait frotté ferme la jeunesse de la ville, et se croyait abhorré.

Cet homme, autrefois si heureux, présenta son aide de camp, qui aussitôt se retira. Il déploya sur une table les états des situations des troupes et des hôpitaux de la division ; une bonne heure se passa en détails militaires. Le général interrogea le baron sur l’opinion des soldats, sur les sous-officiers, de là à l’esprit public il n’y avait qu’un pas. Mais, il faut l’avouer, les réponses du digne commandant de la 3e division paraîtraient longues si nous leur laissions toutes les grâces du style militaire ; nous nous contenterons de placer ici les conclusions que le comte pair de France tirait des propos pleins d’humeur du général de province.

« Voilà un homme qui est l’honneur même, se disait le comte ; il ne craint pas la mort ; il se plaint même, et de tout son cœur, de l’absence du danger ; mais, du reste, il est démoralisé, et, s’il avait à se battre contre l’émeute, la peur des journaux du lendemain le rendrait fou. »

— On me fait avaler des couleuvres toute la journée, répétait le baron.

— Ne dites pas cela trop haut, mon cher général ; vingt officiers généraux, vos anciens, sollicitent votre place, et le maréchal veut qu’on soit content. Je vous rapporterai franchement, en bon camarade, un mot trop vif, peut-être. Il y a huit jours, quand j’ai pris congé du ministre : Il n’y a qu’un nigaud, m’a-t-il dit, qui ne sache pas faire son nid dans un pays.

— Je voudrais y voir M. le maréchal, reprit le baron avec impatience, entre une noblesse riche bien unie, qui nous méprise ouvertement et se moque de nous toute la journée, et des bourgeois menés par des jésuites fins comme l’ambre, qui dirigent toutes les femmes un peu riches. De l’autre côté, tous les jeunes gens de la ville, non nobles ou non dévots, républicains enragés. Si mes yeux s’arrêtent par hasard sur l’un d’eux, il me présente une poire[11], ou quelque autre emblème séditieux. Les gamins mêmes du collège me montrent des poires ; si les jeunes gens m’aperçoivent à deux cents pas de mes sentinelles, ils me sifflent à outrance ; et ensuite, par une lettre anonyme, ils m’offrent satisfaction avec des injures infernales, si je n’accepte pas… Et la lettre anonyme contient un petit chiffon de papier avec le nom et l’adresse de celui qui écrit. Avez-vous ces choses-là à Paris ? Et, si j’essuie une avanie, le lendemain tout le monde en parle, ou y fait allusion. Pas plus tard qu’avant-hier, M. Ludwig Roller, un ex-officier très brave, dont le domestique a été tué par hasard, lors des affaires du 3 avril, m’a offert de venir tirer le pistolet hors des limites de la division. Eh ! bien, hier cette insolence était l’entretien de toute la ville.

— On transmet la lettre au procureur du roi ; votre procureur du roi n’est-il pas énergique ?

— Il a le diable au corps ; c’est un parent du ministre qui est sûr de son avancement au premier procès politique. J’eus la gaucherie, quelques jours après l’émeute, de lui aller montrer une lettre anonyme atroce, que je venais de recevoir ; ce fut la première de ma vie, morbleu ! « Que voulez-vous que je fasse de ce chiffon ? me dit-il avec insouciance. C’est moi qui demanderais protection, à vous, général, si j’étais insulté ainsi, ou je me ferais justice. » Quelquefois je suis tenté d’appliquer un coup de sabre sur le nez de ces pékins insolents !

— Adieu la place !

— Ah ! si je pouvais les mitrailler ! dit le vieux et brave général avec un gros soupir et en levant les yeux au ciel.

— Pour cela, à la bonne heure, répliqua le pair de France ; telle a toujours été mon opinion ; c’est au canon de Saint-Roch que Bonaparte dut la tranquillité de son règne. Et M. Fléron, votre préfet, ne fait-il pas connaître l’esprit public au ministre de l’intérieur ?

— Ce n’est pas l’embarras, il écrivaille toute la journée ; mais c’est un enfant, un étourneau de vingt-huit ans, qui fait le politique avec moi ; il crève de vanité, et c’est peureux comme une femme. J’ai beau lui dire : Renvoyons la rivalité de préfet à général à des temps plus heureux ; vous et moi sommes vilipendés toute la journée et par tout le monde. Monseigneur l’évêque, par exemple, nous a-t-il rendu nos visites ? La noblesse ne vient jamais à vos bals et ne vous engage point aux siens. Si, d’après nos instructions, nous nous prévalons de quelque relation d’affaires, au conseil général, pour saluer un noble, il ne nous rend le salut que la première fois, et la seconde il détourne la tête. La jeunesse républicaine nous regarde en face et siffle. Tout cela est évident. Eh bien, le préfet le nie ; il me répond, tout rouge de colère : Parlez pour vous ; jamais on ne m’a sifflé. Et il ne se passe pas de semaine où, s’il ose paraître dans la rue, à la nuit tombante, on ne le siffle à deux pas de distance.

— Mais êtes-vous bien sûr de cela, mon cher général ? Le ministre de l’intérieur m’a fait voir dix lettres de M. Fléron, dans lesquelles il se présente comme à la veille d’être tout à fait réconcilié avec le parti légitimiste. M. G…, le préfet de N…, chez lequel j’ai dîné avant-hier, est très passablement avec les gens de cette opinion, et cela je l’ai vu.

— Parbleu, je le crois bien ; c’est un homme adroit, un excellent préfet, ami de tous les voleurs adroits, qui vole lui-même, sans qu’on puisse le prendre, vingt ou trente mille francs par an, et cela le fait respecter dans son département. Mais je puis être suspect dans ce que je vous rapporte de mon préfet ; permettez-vous que je fasse appeler le capitaine B… ? Vous savez ? Il doit être dans l’antichambre.

— C’est, si je ne me trompe, l’observateur envoyé dans le 107e, pour rendre raison de l’esprit de la garnison ?

— Précisément ; il n’y a que trois mois qu’il est ici ; pour ne pas le brûler dans son régiment, je ne le reçois jamais de jour.

Le capitaine B… parut. En le voyant entrer, le baron Thérance voulut absolument passer dans une autre pièce ; le capitaine confirma, par vingt faits particuliers, les doléances du pauvre général. Dans cette maudite ville, la jeunesse est républicaine, la noblesse bien unie et dévote. M. Gauthier, rédacteur du journal libéral et chef des républicains, est résolu et habile. M. Du Poirier, qui mène la noblesse, est un fin matois, du premier ordre et d’une activité assourdissante. Tout le monde, enfin, se moque du préfet et du général ; ils sont en dehors de tout ; ils ne comptent pour rien. L’évêque annonce périodiquement à tous ses fidèles que nous tomberons dans trois mois. Je suis enchanté, monsieur le comte, de pouvoir mettre ma responsabilité à couvert. Le pire de tout, c’est que si on écrit un peu nettement là-dessus au maréchal, il fait répondre qu’on manque de zèle. C’est commode à lui, en cas de changement de dynastie…

— Halte-là, monsieur.

— Pardon, mon général, je m’égare. Ici les jésuites mènent la noblesse comme les servantes ; enfin, tout ce qui n’est pas républicain.

— Quelle est la population de Nancy ? dit le général, qui trouvait le raisonnement trop sincère.

— Dix-huit mille habitants, non compris la garnison.

— Combien avez-vous de républicains ?

— De républicains vraiment avérés, trente-six.

— Donc deux pour mille. Et parmi ceux-là combien de bonnes têtes ?

— Une seule, Gauthier l’arpenteur, rédacteur du journal l’Aurore ; c’est un homme pauvre, qui se glorifie de sa pauvreté.

— Et vous ne pouvez pas dominer trente-cinq blancs-becs et faire coffrer la bonne tête ?

— D’abord, mon général, il est de bon ton, parmi tous les gens nobles, d’être dévot ; mais il est de mode, parmi tout ce qui n’est pas dévot, d’imiter les républicains dans toutes leurs folies. Il y a ce café Montor où se réunissent les jeunes gens de l’opposition ; c’est un véritable club de 93. Si quatre ou cinq soldats passent devant ces messieurs, ils crient : Vive la ligne ! à demi-voix ; si un sous-officier paraît, on le salue, on lui parle, on veut le régaler. Si c’est, au contraire, un officier attaché au gouvernement, moi, par exemple, il n’y a pas d’insulte indirecte qu’il ne faille essuyer. Dimanche dernier encore, j’ai passé devant le café Montor ; tous ont tourné le dos à la fois, comme des soldats à la parade ; j’ai été violemment tenté de leur allonger un coup de pied où vous savez.

— C’était un sûr moyen pour être mis en disponibilité, courrier par courrier. N’avez-vous pas une haute paye ?

— Je reçois un billet de mille francs tous les six mois. Je passais devant le café Montor par distraction ; d’ordinaire je fais un détour de cinq cents pas, pour éviter ce maudit café. Et dire que c’est un officier blessé à Dresde et à Waterloo, qui est obligé d’esquiver des pékins !

— Depuis les Glorieuses[12], il n’y a plus de pékins, dit le comte avec amertume ; mais faisons trêve à tout ce qui est personnel, ajouta-t-il en rappelant le baron Thérance et en ordonnant au capitaine de rester. Quels sont les meneurs des partis à Nancy ?

Le général répondit :

— MM. de Pontlevé et de Vassignies sont les chefs apparents du carlisme, commissionnés par Charles X ; mais un maudit intrigant, qu’on nomme le docteur Du Poirier (on l’appelle docteur parce qu’il est médecin) est, dans le fait, le chef véritable. Officiellement, il n’est que secrétaire du comité carliste. Le jésuite Rey, grand vicaire, mène toutes les femmes de la ville, depuis la plus grande dame jusqu’à la plus petite marchande ; cela est réglé comme un papier de musique. Voyez si au dîner que le préfet vous donnera il y a un seul convive hors des administrateurs salariés. Demandez si une seule des personnes attachées au gouvernement et allant chez le préfet est admise chez mesdames de Chasteller et d’Hocquincourt ou de Commercy ?

— Quelles sont ces dames ?

— C’est de la noblesse très riche et très fière. Madame d’Hocquincourt est la plus jolie femme de la ville et mène grand train. Madame de Commercy est peut-être plus jolie encore que madame d’Hocquincourt, mais c’est une folle, une sorte de madame de Staël, qui pérore toujours pour Charles X, comme celle de Genève contre Napoléon. Je commandais à Genève, et cette folle nous gênait beaucoup.

— Et madame de Chasteller ? dit le comte N… avec intérêt.

— Cela est tout jeune et cependant elle est veuve d’un maréchal de camp attaché à la cour de Charles X. Madame de Chasteller prêche dans son salon ; toute la jeunesse de la ville est folle d’elle ; l’autre jour, un jeune homme bien pensant fait une perte énorme au jeu, madame de Chasteller a osé aller chez lui. N’est-ce pas, capitaine ?

— Parfaitement, général ; je me trouvais, par hasard, dans l’allée de la maison du jeune homme. Madame de Chasteller lui a remis trois mille francs en or et un souvenir garni de diamants, à elle donné par la duchesse d’Angoulême, et que le jeune homme est allé mettre en gage à Strasbourg. J’ai sur moi la lettre du commissionnaire de Strasbourg.

— Assez de ce détail, dit le comte au capitaine qui déjà étalait un gros portefeuille.

— Il y a aussi, reprit le général Thérance, les maisons de Puylaurens, de Serpierre et de Marcilly, où monseigneur l’évêque est reçu comme un général en chef, et du diable si jamais un seul d’entre nous y met le nez. Savez-vous où M. le préfet passe ses soirées ? Chez une épicière, madame Berchu, et le salon est dans l’arrière-boutique. Voilà ce qu’il n’écrit pas au ministre. Moi, j’ai plus de dignité, je ne parais nulle part et vais me coucher à huit heures.

— Que font vos officiers le soir ?

— Le café et les demoiselles, pas la moindre bourgeoise ; nous vivons ici comme des réprouvés. Ces diables de maris bourgeois font la police les uns pour les autres, et cela sous prétexte de libéralisme ; il n’y a d’heureux que les artilleurs et les officiers du génie.

— À propos, comment pensent-ils ici ?

— De fichus républicains, des idéologues, quoi ! Le capitaine pourra vous dire qu’ils sont abonnés au National, au Charivari, à tous les mauvais journaux, et qu’ils se moquent ouvertement de mes ordres du jour sur les feuilles publiques. Ils les font venir sous le nom d’un bourgeois de Darney, bourg à six lieues d’ici. Je ne voudrais pas jurer que dans leurs parties de chasse ils n’aient des rendez-vous avec Gauthier.

— Quel est cet homme ?

— Le chef des républicains, dont je vous ai déjà parlé ; le principal rédacteur de leur journal incendiaire qui s’appelle l’Aurore, et dont la principale affaire est de déverser le ridicule sur moi. L’an passé, il m’a proposé une partie à l’épée, et ce qu’il y a d’abominable, c’est qu’il est employé par le gouvernement ; il est géomètre du cadastre, et je ne puis le faire destituer. J’ai eu beau dire qu’il a envoyé cent soixante-dix-neuf francs au National pour sa dernière amende, à l’égard du maréchal Ney…

— Ne parlons pas de cela, dit le comte N… en rougissant ; et il eut beaucoup de peine à se défaire du baron Thérance, qui trouvait soulagement à ouvrir son cœur.

CHAPITRE IV


Pendant que le baron Thérance faisait ce triste tableau de la ville de Nancy, le 27e régiment de lanciers s’en approchait, parcourant la plaine la plus triste du monde ; le terrain sec et pierreux paraissait ne pouvoir rien produire. C’est au point que Lucien remarqua un certain endroit, à une lieue de la ville, duquel on n’apercevait que trois arbres en tout ; et encore celui qui croissait sur le bord de la route était tout maladif et n’avait pas vingt pieds de haut. Un lointain fort rapproché était formé par une suite de collines pelées ; on apercevait quelques vignes chétives dans les gorges formées par ces vallées. À un quart de lieue de la ville, deux tristes rangées d’ormes rabougris marquaient le cours de la grande route. Les paysans que l’on rencontrait avaient l’air misérable et étonné. « Voilà donc la belle France ! » se disait Lucien. En approchant davantage, le régiment passa devant ces grands établissements utiles, mais sales qui annoncent si tristement une civilisation perfectionnée : l’abattoir, la raffinerie d’huile, etc. Après ces belles choses, venaient de vastes jardins plantés en choux, sans le plus petit arbuste.

Enfin, la route fit un brusque détour, et le régiment se trouva aux premières barrières des fortifications, qui, du côté de Paris, paraissent extrêmement basses et comme enterrées. Le régiment fit halte et fut reconnu par la garde. Nous avons oublié de dire qu’une lieue auparavant, sur le bord d’un ruisseau, on avait fait la halte de propreté. En quelques minutes les traces de boue avaient disparu, les uniformes et le harnachement des chevaux avaient repris tout leur éclat.

Ce fut sur les huit heures et demie du matin, le 24 de mars 183*, et par un temps sombre et froid, que le 27e régiment de lanciers entra dans Nancy. Il était précédé par un corps [de musique] magnifique et qui eut le plus grand succès auprès des bourgeois et des grisettes de l’endroit : trente-deux trompettes, vêtus de rouge et montés sur des chevaux blancs, sonnaient à tout rompre. Bien plus, les six trompettes formant le premier rang étaient des nègres, et le trompette-major avait près de sept pieds.

Les beautés de la ville et particulièrement les jeunes ouvrières en dentelle se montrèrent à toutes les fenêtres et furent fort sensibles à cette harmonie perçante ; il est vrai qu’elle était relevée par des habits rouges chamarrés de galons d’or superbes, que portaient les trompettes.

Nancy, cette ville si forte, chef-d’œuvre de Vauban[13], parut abominable à Lucien. La saleté, la pauvreté semblaient s’en disputer tous les aspects et les physionomies des habitants répondaient parfaitement à la tristesse des bâtiments[14]. Lucien ne vit partout que des figures d’usuriers, des physionomies mesquines, pointues, hargneuses. « Ces gens ne pensent qu’à l’argent et aux moyens d’en amasser, se dit-il avec dégoût. Tel est, sans doute, le caractère et l’aspect de cette Amérique que les libéraux nous vantent si fort. »

Ce jeune Parisien, accoutumé aux figures polies de son pays, était navré. Les rues étroites, mal pavées, remplies d’angles et de recoins, n’avaient rien de remarquable qu’une malpropreté abominable ; au milieu coulait un ruisseau d’eau boueuse, qui lui parut une décoction d’ardoise.

Le cheval du lancier qui marchait à la droite de Lucien fit un écart qui couvrit de cette eau noire et puante la rosse que le lieutenant-colonel lui avait fait donner. Notre héros remarqua que ce petit accident était un grand sujet de joie pour ceux de ses nouveaux camarades qui avaient été à portée de le voir. La vue de ces sourires qui voulaient être malins coupa les ailes à l’imagination de Lucien : il devint méchant.

« Avant tout, se dit-il, je dois me souvenir que ceci n’est pas le bivouac : il n’y a point d’ennemi à un quart de lieue d’ici ; et, d’ailleurs, tout ce qui a moins de quarante ans, parmi ces messieurs, n’a pas vu l’ennemi plus que moi. Donc, des habitudes mesquines, filles de l’ennui. Ce ne sont plus ici les jeunes officiers pleins de bravoure, d’étourderie et de gaieté, que l’on voit au Gymnase ; ce sont de pauvres ennuyés qui ne seraient pas fâchés de s’égayer à mes dépens ; ils seront mal pour moi, jusqu’à ce que j’aie eu quelque duel, et il vaut mieux l’engager tout de suite, pour arriver plus tôt à la paix. Mais ce gros lieutenant-colonel pourra-t-il être mon témoin ? J’en doute, son grade s’y oppose ; il doit l’exemple de l’ordre… Où trouver un témoin ? »

Lucien leva les yeux et vit une grande maison, moins mesquine que celles devant lesquelles le régiment avait passé jusque-là ; au milieu d’un grand mur blanc, il y avait une persienne peinte en vert perroquet. « Quel choix de couleurs voyantes ont ces marauds de provinciaux ! »

Lucien se complaisait dans cette idée peu polie, lorsqu’il vit la persienne vert perroquet s’entrouvrir un peu ; c’était une jeune femme blonde qui avait des cheveux magnifiques et l’air dédaigneux : elle venait voir défiler le régiment. Toutes les idées tristes de Lucien s’envolèrent à l’aspect de cette jolie figure ; son âme en fut ranimée. Les murs écorchés et sales des maisons de Nancy, la boue noire, l’esprit envieux et jaloux de ses camarades, les duels nécessaires, le méchant pavé sur lequel glissait la rosse qu’on lui avait donnée, peut-être exprès, tout disparut. Un embarras sous une voûte, au bout de la rue, avait forcé le régiment à s’arrêter. La jeune femme ferma sa croisée et regarda, à demi cachée par le rideau de mousseline brodée de sa fenêtre. Elle pouvait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Lucien trouva dans ses yeux une expression singulière ; était-ce de l’ironie, de la haine, ou tout simplement de la jeunesse et une certaine disposition à s’amuser de tout ?

Le second escadron, dont Lucien faisait partie, se remit en mouvement tout à coup ; Lucien, les yeux fixés sur la fenêtre vert perroquet, donna un coup d’éperon à son cheval, qui glissa, tomba et le jeta par terre.

Se relever, appliquer un grand coup de fourreau de son sabre à la rosse, sauter en selle fut, à la vérité, l’affaire d’un instant ; mais l’éclat de rire fut général et bruyant. Lucien remarqua que la dame aux cheveux d’un blond cendré souriait encore, que déjà il était remonté. Les officiers du régiment riaient, mais exprès, comme un membre du centre, à la Chambre des députés, quand on fait aux ministres quelque reproche fondé.

— Quoique ça, c’est un bon lapin, dit un vieux maréchal des logis à moustaches blanches.

— Jamais cette rosse n’a été mieux montée, dit un lancier.

Lucien était rouge et affectait une mine simple.

À peine le régiment fut-il établi à la caserne et le service réglé, que Lucien courut à la poste aux chevaux, au grand trot de sa rosse.

— Monsieur, dit-il au maître de poste, je suis officier comme vous voyez, et je n’ai pas de chevaux. Cette rosse, qu’on m’a prêtée au régiment, peut-être pour se moquer de moi, m’a déjà jeté par terre, comme vous voyez encore ; et il regarda en rougissant des vestiges de boue qui, ayant séché, blanchissaient son uniforme au-dessus du bras gauche. En un mot, monsieur, avez-vous un cheval passable à vendre dans la ville ? Il me le faut à l’instant.

— Parbleu, monsieur, voilà une belle occasion pour vous mettre dedans. C’est pourtant ce que je ne ferai pas, dit M. Bouchard, le maître de poste.

C’était un gros homme à l’air important, à la mine ironique et aux yeux perçants ; en faisant sa phrase, il regardait ce jeune homme élégant pour juger de combien de louis il pourrait surcharger le prix du cheval à vendre.

— Vous êtes officier de cavalerie, monsieur, et sans doute vous connaissez les chevaux.

Lucien ne répliquant pas par quelque blague, le maître de poste crut pouvoir ajouter :

— Je me permettrai de vous demander : Avez-vous fait la guerre ?

À cette question, qui pouvait être une plaisanterie, la physionomie ouverte de Lucien changea instantanément.

— Il ne s’agit point de savoir si j’ai fait la guerre, répondit-il, d’un ton fort sec, mais si vous, maître de poste, avez un cheval à vendre.

M. Bouchard, se voyant remis à sa place aussi nettement, eut quelque idée de planter là le jeune officier ; mais laisser échapper l’occasion de gagner dix louis ; mais, surtout, se priver volontairement d’un bavardage d’une heure, c’est ce qui fut impossible pour notre maître de poste. Dans sa jeunesse il avait servi et regardait les officiers de l’âge de Lucien comme des enfants qui jouent à la chapelle.

— Monsieur, reprit Bouchard d’un ton mielleux, et comme si rien ne se fût passé entre eux, j’ai été plusieurs années brigadier et ensuite maréchal des logis au 1er de cuirassiers ; et en cette qualité blessé à Montmirail en 1814, dans l’exercice de mes fonctions ; c’est pourquoi je parlais de guerre. Toutefois, quant aux chevaux, les miens sont des bidets de dix à douze louis, peu dignes d’un officier bien ficelé et requinqué comme vous, et bons tout au plus à faire une course ; de vrais bidets, quoi ! Mais si vous savez manier un cheval, comme je n’en doute pas (ici les yeux de Bouchard se dirigèrent sur la manche gauche de l’élégant uniforme, blanchi par la boue, et il reprit malgré lui le ton goguenard)… si vous savez manier un cheval, M. Fléron, notre jeune préfet, a votre affaire : cheval anglais vendu par un milord qui habite le pays et bien connu des amateurs, jarret superbe, épaules admirables, valeur trois mille francs, lequel n’a jeté par terre M. Fléron que quatre fois, par la grande raison que ledit préfet n’a osé le monter que quatre fois. La dernière chute eut lieu en passant la revue de la garde nationale, composée en partie de vieux troupiers, moi, par exemple, maréchal des logis…

— Marchons, monsieur, reprit Lucien avec humeur ; je l’achète à l’instant.

Le ton décidé de Lucien sur le prix de trois mille francs et sa fermeté à lui couper la parole enlevèrent l’ancien sous-officier.

— Marchons, mon lieutenant, répondit-il avec tout le respect désirable. Et il se mit en marche à l’instant, suivant à pied la rosse dont Lucien n’était pas descendu. Il fallut aller chercher la préfecture dans un coin reculé de la ville, vers le magasin à poudre, à cinq minutes de la partie habitée ; c’était un ancien couvent, fort bien arrangé par un des derniers préfets de l’Empire. Le pavillon habité par le préfet était entouré d’un jardin anglais. Ces messieurs arrivèrent à la porte en fer. Des entresols, où étaient les bureaux, on les renvoya à une autre porte ornée de colonnes et conduisant à un premier étage magnifique où logeait M. Fléron. M. Bouchard sonna ; on fut longtemps sans répondre. À la fin un valet de chambre fort affairé et très élégant parut et fit entrer dans un salon mal en ordre. Il est vrai qu’il n’était qu’une heure. Le valet de chambre répétait ses phrases habituelles d’une gravité mesurée sur la difficulté extrême de voir M. le préfet, et Lucien allait se fâcher, lorsque M. Bouchard en vint aux mots sacramentels :

— Nous venons pour une affaire d’argent qui intéresse M. le préfet.

L’importance du valet parut se scandaliser ; mais il ne remuait pas.

— Eh, pardieu ! c’est pour vous faire vendre votre Lara, qui jette si bien par terre votre M. le préfet, ajouta l’ancien maréchal des logis.

À ce mot, le valet de chambre prit la fuite, en priant ces messieurs d’attendre.

Après dix minutes, Lucien vit s’avancer gravement un jeune homme de quatre pieds et demi de haut, qui avait l’air à la fois timide et pédant. Il semblait porter avec respect une belle chevelure tellement blonde qu’elle en était sans couleur. Ces cheveux, d’une finesse extrême et tenus beaucoup trop longs, étaient partagés au sommet du front par une raie de chair parfaitement tracée et qui divisait le front du porteur en deux parties égales, à l’allemande. À l’aspect de cette figure marchant par ressorts, et qui prétendait à la fois à la grâce et à la majesté, la colère de Lucien disparut ; une envie de rire folle la remplaça, et sa grande affaire fut de ne pas éclater. Cette tête de préfet, se dit-il, est une copie des figures de Christ de Lucas Cranach. Voilà donc un de ces terribles préfets contre lesquels les journaux libéraux déclament tous les matins !

Lucien n’était plus choqué de la longue attente ; il examinait ce petit être si empesé qui approchait assez lentement, et en se dandinant ; c’était l’air d’un personnage naturellement impassible et au-dessus de toutes les impressions d’ici-bas. Lucien était tellement absorbé dans la contemplation qu’il y eut un silence.

M. Fléron fut flatté de l’effet qu’il produisait, et sur un militaire encore ! Enfin, il demanda à Lucien ce qu’il pouvait y avoir pour son service ; mais ce mot fut lancé en grasseyant et d’un ton à se faire répondre une impertinence.

L’embarras de Lucien était de ne pas rire au nez du personnage. Par malheur, il vint à se rappeler un monsieur Fléron député. Cet être-ci sera le digne fils ou neveu de ce M. Fléron qui pleure de tendresse en parlant de nos dignes ministres.

Ce souvenir fut trop fort pour notre héros, encore un peu neuf : il éclata de rire.

— Monsieur, dit-il enfin en regardant la robe de chambre, unique en son genre, dans laquelle le jeune préfet se drapait ; monsieur, on dit que vous avez un cheval à vendre. Je désire le voir, je l’essaie un quart d’heure, et je paye comptant.

Le digne préfet avait l’air de rêver ; il avait quelque peine à se rendre compte du rire du jeune officier. L’essentiel, à ses yeux, était que rien ne parût avoir pour lui le plus petit intérêt.

— Monsieur, dit-il enfin, et comme se décidant à réciter une leçon apprise par cœur, les affaires urgentes et graves dont je suis accablé m’ont, je le crains bien, rendu coupable d’impolitesse. J’ai lieu de soupçonner que vous n’ayez attendu, ce serait bien coupable à moi.

Et il se confondit en bontés. Les phrases doucereuses prirent assez de temps. Comme il ne concluait point, notre héros, qui soignait moins sa réputation d’homme d’un ton parfait, prit la liberté de rappeler l’objet de la visite.

— Je respecte, comme je le dois, les occupations de M. le préfet ; je désirerais voir le cheval à vendre et l’essayer en présence du groom de M. le préfet.

— La bête est anglaise, reprit le préfet d’un ton presque intime, de bon demi-sang bien prouvé, je l’ai eue de milord Link, qui habite ce pays depuis de longues années ; le cheval est bien connu des amateurs ; mais je dois avouer, ajouta-t-il, en baissant les yeux, qu’il n’est soigné dans ce moment que par un domestique français ; je vais mettre Perrin à vos ordres. Vous pensez, monsieur, que je ne confie pas cette bête à des soins vulgaires, et aucun autre de mes gens n’en approche, etc.

Après avoir donné ses ordres en beau style et en s’écoutant parler, le jeune magistrat croisa sa robe de chambre de cachemire brodée d’or et assura sur ses yeux une façon de bonnet singulier, en forme de rouleau de cavalerie légère, qui à chaque instant menaçait de tomber. Tous ces petits soins étaient pris lentement et considérés attentivement par le maître de poste Bouchard, dont l’air goguenard se changeait en sourire amer tout à fait impertinent. Mais cette autre affectation fut en pure perte. M. le préfet, qui n’avait pas l’habitude de regarder de telles gens, quand il fut rassuré sur les détails de sa toilette, salua Lucien, adressa un demi-salut à M. Bouchard, sans le regarder, et rentra dans ses appartements.

— Et dire qu’un gringalet de ce calibre-là nous passera en revue dimanche prochain ! s’écria Bouchard ; cela ne fait-il pas suer ?

Dans sa colère contre les jeunes gens plus avancés dans le monde que les sous-officiers de Montmirail, M. Bouchard eut bientôt un autre sujet de joie. À peine le cheval anglais se vit-il hors de l’écurie, d’où la pauvre bête sortait trop rarement à son gré, qu’il se mit à galoper autour de la cour et à faire les sauts les plus singuliers ; il s’élançait de terre des quatre pieds à la fois, la tête en l’air et comme pour grimper sur les platanes qui entouraient la cour de la préfecture.

— La bête a des moyens, dit Bouchard en se rapprochant de Lucien d’un air sournois ; mais depuis huit jours peut-être M. le préfet ni son valet de chambre Perrin n’ont osé la faire sortir, et peut-être ne serait-il pas prudent…

Lucien fut frappé de la joie contenue qui brillait dans les petits yeux du maître de poste. « Il est écrit, pensa-t-il, que deux fois en un jour je me ferai jeter par terre ; tel devait être mon début dans Nancy. » Bouchard alla chercher de l’avoine dans un crible et arrêta le cheval ; mais Lucien eut toute la peine du monde à le monter, puis à le maîtriser.

Il partit au galop, mais bientôt il prit le pas. Étonné de la beauté et de la vigueur des allures de Lara, Lucien ne se fit pas de scrupule de faire attendre le maître de poste goguenard. Lara fit une grande lieue, et ne reparut dans la cour de la préfecture qu’après une demi-heure. Le valet de chambre était tout effrayé du retard. Quant au maître de poste, il espérait bien voir le cheval revenir tout seul. Le voyant arriver monté, il examina de près l’uniforme de Lucien ; rien n’indiquait une chute. « Allons, celui-ci est moins godiche que les autres », se dit Bouchard.

Lucien conclut le marché sans descendre de cheval. « Il ne faut pas que Nancy me revoie monté sur la rosse fatale. » M. Bouchard, qui n’avait pas les mêmes craintes, prit le cheval du régiment. M. Perrin, le valet de chambre, accompagna ces messieurs jusqu’à la caisse du receveur général, où Lucien prit de l’argent.

— Vous voyez, monsieur, que je ne me laisse jeter par terre qu’une fois par jour, dit Lucien à Bouchard, dès qu’ils furent seuls. Ce qui me désole, c’est que ma chute a eu lieu sous les fenêtres avec persiennes vert perroquet, qui sont là-bas, avant la voûte… à l’entrée de la ville, à cette espèce d’hôtel.

— Ah ! dans la rue de la Pompe, dit Bouchard ; et il y avait sans doute une jolie dame à la plus petite de ces fenêtres ?

— Oui, monsieur, et elle a ri de mon malheur. Il est fort désagréable de débuter ainsi dans une garnison, et dans une première garnison encore ! Vous qui avez été militaire, vous comprenez cela, monsieur ; que va-t-on dire de moi dans le régiment ? mais quelle est cette dame ?

— Il s’agit, n’est-ce pas, d’une femme de vingt-cinq à vingt-six ans, avec des cheveux blonds cendrés, qui tombent jusqu’à terre ?

— Et des yeux fort beaux, mais remplis de malice.

— C’est madame de Chasteller, une veuve que tous ces beaux messieurs de la noblesse cajolent, parce qu’elle a des millions. Elle plaide en tous lieux avec chaleur la cause de Charles X, et si j’étais de ce petit préfet, je la ferais coffrer ; notre pays finira par être une seconde Vendée. C’est une ultra enragée, qui voudrait voir à cent pieds sous terre tout ce qui a servi la patrie. Elle est fille de M. le marquis de Pontlevé, un de nos ultras renforcés et, ajouta-t-il en baissant la voix, c’est un des commissaires pour Charles X dans cette province. Ceci entre nous ; je ne veux pas me rendre dénonciateur.

— Soyez sans crainte.

— Ils sont venus bouder ici depuis les journées de Juillet. Ils veulent, disent-ils, affamer le peuple de Paris, en le privant de travail ; mais, quoique ça, ce marquis n’est pas malin. C’est le docteur Du Poirier, le premier médecin du pays, qui est son bras droit. M. Du Poirier, qui est une fine mouche, mène par le nez tant M. de Pontlevé que M. de Puylaurens, l’autre commissaire de Charles X ; car l’on conspire ouvertement ici. Il y a aussi l’abbé Olive qui est un espion…

— Mais, mon cher monsieur, dit Lucien en riant, je ne m’oppose pas à ce que M. l’abbé Olive soit un espion ; tant d’autres le sont bien ! mais parlez-moi encore un peu, je vous prie, de cette jolie femme, madame de Chasteller.

— Ah ! cette jolie femme qui a ri quand vous êtes tombé de cheval ? Elle en a vu bien d’autres descendre de cheval ! Elle est veuve d’un des généraux de brigade attachés à la personne de Charles X, et qui était, de plus, grand chambellan ou aide de camp ; un grand seigneur, enfin, qui après les journées, est venu mourir ici de peur. Il croyait toujours que le peuple était dans les rues, comme il me l’a dit plus de vingt fois ; mais bon enfant quoique ça, point insolent, au contraire, fort doux. Quand il leur arrivait certains courriers de Paris, il voulait qu’il y eût toujours une paire de chevaux réservée pour lui à la poste et qu’il payait bien, da. Car, monsieur, il faut que vous sachiez qu’il n’y a que dix-neuf lieues d’ici au Rhin, par la traverse. C’était un grand homme sec et pâle ; il avait de fières peurs, toujours.

— Et sa veuve ? dit Lucien, en riant.

— Elle avait un hôtel dans le faubourg Saint-Germain, dans une rue qu’on appelle de Babylone, quel nom ! Vous devez connaître cela, monsieur. Elle a bonne envie de retourner à Paris ; mais le père s’y oppose et cherche à la brouiller avec tous ses amis ; il veut la circonvenir, quoi ! C’est que, pendant le règne des jésuites et de Charles X, M. de Chasteller, qui était fort dévot, a gagné des millions dans un emprunt, et sa veuve possède tout cet argent-là en rentes, et M. de Pontlevé veut mettre la main sur tout cela, en cas de révolution.

Chaque matin, M. de Chasteller faisait atteler sa voiture pour aller à la messe, à cinquante pas de chez lui ; une voiture anglaise de dix mille francs au moins qui, sur le pavé, ne faisait aucun bruit ; il disait qu’il fallait ça pour le peuple. Il était très fier de ce côté-là, toujours en grand uniforme le dimanche, à la grand’messe, avec cordon rouge par-dessus l’habit, et quatre laquais en grande livrée et en gants jaunes. Et avec cela, en mourant, il n’a rien laissé à ses gens, parce que, a-t-il dit au vicaire qui l’assistait, ce sont des jacobins. Mais madame, qui est restée en ce monde et qui a peur, a prétendu que c’était un oubli dans le testament ; elle leur fait de petites pensions, ou bien les a gardés à son service, et quelquefois, pour un rien, elle leur donne quarante francs. Elle occupe tout le premier étage de l’hôtel de Pontlevé ; c’est là que vous l’avez vue ; mais son père exige qu’elle paye le loyer. Elle en a pour quatre mille francs, tandis que jamais le marquis n’aurait pu louer ce premier étage plus de cent louis. C’est un avare enragé ; quoique ça, il parle à tout le monde et fort poliment ; il dit qu’il va y avoir la république, une nouvelle émigration ; que l’on coupera la tête aux nobles et aux prêtres, etc. Et M. de Pontlevé a été misérable pendant la première émigration ; on dit qu’à Hambourg il travaillait du métier de relieur ; mais il se fâche tout rouge, si l’on parle de livres aujourd’hui devant lui. Le fait est qu’il compte, en cas de besoin, sur les rentes de sa fille ; c’est pourquoi il ne veut pas la perdre de vue ; il l’a dit à un de mes amis…

— Mais, monsieur, dit Lucien, que me font les ridicules de ce vieillard ? Parlez-moi de madame de Chasteller.

— Elle rassemble le monde chez elle le vendredi, pour prêcher ni plus ni moins qu’un prêtre. Elle parle comme un ange, disent les domestiques ; tout le monde la comprend ; il y a des jours qu’elle les fait pleurer. Fichues bêtes, que je leur dis ; elle est enragée contre le peuple ; si elle pouvait, elle nous mettrait tous au mont Saint-Michel. Mais, quoique ça, elle les enjôle, ils l’aiment.

Elle blâme fort son père, dit le valet de chambre, de ce qu’il ne veut plus voir son frère cadet, président à la cour royale de Metz, parce qu’il a prêté serment ; il appelle cela se salir. Aucun juste-milieu n’est reçu dans la société ici. Ce préfet si muscadin, qui vous a vendu son cheval, boit les affronts comme de l’eau ; il n’ose se présenter chez madame de Chasteller, qui lui dirait son fait. Quand il va voir madame d’Hocquincourt, la plus pimpante de nos dames, elle se met à la fenêtre sur la rue, et lui fait dire par son portier qu’elle n’y est pas… Mais pardon, monsieur est juste-milieu, je m’oubliais.

Ce dernier mot fut dit avec bonheur ; il y en eut aussi dans la réponse de Lucien.

— Mon cher, vous me donnez des renseignements, et je les écoute comme un rapport sur la position occupée par l’ennemi. Du reste, adieu, au revoir. Quel est le plus renommé des hôtels garnis ?

— L’hôtel des Trois-Empereurs, rue des Vieux-Jésuites, n° 13 ; mais c’est difficile à trouver, mon chemin m’y conduit, et j’aurai l’honneur de vous indiquer moi-même cet hôtel. « Je l’ai blagué trop fort, se disait le maître de poste ; il faut parler de nos dames à ce jeune freluquet. »

— Madame de Chasteller est la plus braque de ces dames de la noblesse, reprit Bouchard de l’air aisé d’un homme du peuple qui veut cacher son embarras. C’est-à-dire, madame d’Hocquincourt est bien aussi jolie qu’elle ; mais madame de Chasteller n’a eu qu’un amant, M. Thomas de Busant de Sicile, lieutenant-colonel des hussards que vous remplacez. Elle est toujours triste et singulière, excepté quand elle prend feu en faveur de Henri V. Ses gens disent qu’elle fait mettre les chevaux à sa voiture, et puis, au bout d’une heure, ordonne de dételer, sans être sortie. Elle a les plus beaux yeux, comme vous avez vu, et des yeux qui disent tout ce qu’ils veulent ; mais madame d’Hocquincourt est bien plus gaie et a bien plus d’esprit ; elle a toujours quelque chose de drôle à dire. Madame d’Hocquincourt mène son mari, qui est un ancien capitaine, blessé dans les journées de Juillet, un fort brave homme, ma foi ! D’ailleurs, ils sont tous braves dans ce pays-ci. Mais elle en fait tout ce qu’elle veut et change d’amant sans se gêner, tous les ans. Maintenant, c’est M. d’Antin qui se ruine avec elle. Sans cesse, je lui fournis des chevaux pour des parties de plaisir dans les bois de Burelviller, que vous voyez là-bas, au bout de la plaine ; et Dieu sait ce qu’on fait dans ces bois ! L’on enivre toujours mes postillons, pour les empêcher de voir et d’entendre. Du diable si, en rentrant, ils peuvent me dire un mot.

— Mais où voyez-vous des bois ? dit Lucien en regardant le plus triste pays du monde.

— À une lieue d’ici, au bout de la plaine, des bois noirs magnifiques ; c’est un bel endroit. Là se trouve le café du Chasseur vert, tenu par des Allemands qui ont toujours de la musique ; c’est le Tivoli du pays…

Lucien fit faire un mouvement à son cheval, qui alarma le bavard ; il lui sembla voir échapper sa victime, et quelle victime encore ! un beau jeune homme de Paris, nouveau débarqué et obligé de l’écouter !

— Chaque semaine, cette jolie femme aux cheveux blonds, madame de Chasteller, reprit-il avec empressement, qui a ri un peu en vous voyant tomber, ou plutôt quand votre cheval est tombé, c’est bien différent ; mais, pour en revenir, chaque semaine, pour ainsi dire, elle refuse une proposition de mariage. M. de Blancet, son cousin, qui est toujours avec elle ; M. de Goello, le plus grand intrigant, un vrai jésuite, quoi ! le comte Ludwig Roller, le plus crâne de tous ces nobles, s’y sont cassé le nez. Mais pas si bête que de se marier en province ! Pour se désennuyer, elle a pris bravement, comme je vous le disais, en mariage en détrempe le lieutenant-colonel du 20e de hussards, M. Thomas de Busant de Sicile. Il était bien un peu maillé pour elle ; mais n’importe, il n’en bougeait, et c’est un des plus grands nobles de France, dit-on. Il y a aussi madame la marquise de Puylaurens et madame de Saint-Vincent, qui ne s’oublient pas ; mais les dames de notre ville répugnent à déroger. Elles sont sévères en diable sur ce point, et il faut que je vous le dise, mon cher monsieur, avec tout le respect que je vous dois, moi qui n’ai été que sous-officier de cuirassiers (à la vérité, j’ai fait dix campagnes en dix ans) ; je doute que cette veuve de M. de Chasteller, un général de brigade, et qui vient d’avoir pour amant un lieutenant-colonel, voulût agréer les hommages d’un simple sous-lieutenant, si aimable qu’il fût. Car, ajouta le maître de poste, en prenant un air piteux, le mérite n’est pas grand-chose en ce pays-ci, c’est le rang qu’on a et la noblesse qui font tout.

« En ce cas je suis frais, » pensa Lucien.

— Adieu, monsieur, dit-il à Bouchard en mettant son cheval au trot ; j’enverrai un lancier prendre le cheval laissé dans votre écurie, et bien le bonsoir.

Il avait aperçu dans le lointain l’immense enseigne des Trois-Empereurs.

« Tout de même en voilà un que j’ai solidement blagué, lui et son juste milieu, se dit Bouchard en riant dans sa barbe. Et, de plus, quarante francs de pourboire à donner à mes postillons : le plus souvent ! »

CHAPITRE V


M. Bouchard avait plus raison de rire qu’il ne pensait ; quand l’absence de ce personnage au regard perçant eut rendu Lucien à ses pensées, il se trouva beaucoup d’humeur. Son début par une chute dans une ville de province et dans un régiment de cavalerie lui semblait du dernier malheur. « Cela ne sera jamais oublié ; toutes les fois que je passerai dans la rue, quand je monterais comme le plus vieux lancier : Ah ! dira-t-on, c’est ce jeune homme de Paris qui est tombé de façon si plaisante le jour de l’arrivée du régiment. »

Notre héros subissait les conséquences de cette éducation de Paris, qui ne sait que développer la vanité, triste partage des fils de gens riches. Toute cette vanité avait été sous les armes pour débuter dans un régiment ; Lucien s’était attendu à quelque coup d’épée ; il s’agissait de prendre la chose avec légèreté et décision ; il fallait montrer de la hardiesse sous les armes, etc., etc. Loin de là, le ridicule et l’humiliation tombaient sur lui du haut de la fenêtre d’une jeune femme, la plus noble de l’endroit, et une ultra enragée et bavarde, qui saurait draper un serviteur du juste milieu. Que n’allait-elle pas dire de lui ?

Le sourire qu’il avait vu errer sur ses lèvres au moment où il se relevait couvert de boue et donnait avec colère un coup de fourreau de sabre à son cheval, ne pouvait sortir de son esprit. « Quelle sotte idée de donner un coup de fourreau de sabre à cette rosse ! et surtout avec colère ! Voilà ce qui prête réellement à la plaisanterie ! Tout le monde peut tomber avec son cheval, mais le frapper avec colère ! mais se montrer si malheureux d’une chute ! Il fallait être impassible ; il fallait faire voir le contraire de ce qu’on s’attendait que je serais, comme dit mon père..... Si jamais je rencontre cette madame de Chasteller, quelle envie de rire va la saisir en me reconnaissant ! Et que va-t-on dire au régiment ? Ah ! de ce côté-là, messieurs les mauvais plaisants, je vous conseille de plaisanter à voix basse. »

Agité par ces idées désagréables, Lucien, qui avait trouvé son domestique dans le plus bel appartement des Trois-Empereurs, employa deux grandes heures à faire la toilette militaire la plus soignée : « Tout dépend du début, et j’ai beaucoup à réparer. »

« Mon habit est fort bien, se dit-il en se regardant dans deux miroirs qu’il avait fait placer de façon à se voir des pieds à la tête ; mais toujours les yeux riants de madame de Chasteller, ces yeux scintillant de malice, verront de la boue sur cette manche gauche » ; et il regardait piteusement son uniforme de voyage, qui, jeté sur une chaise, gardait, en dépit des efforts de la brosse, des traces trop évidentes de son accident.

Après cette longue toilette, qui fut, sans qu’il s’en doutât, un spectacle pour les gens de l’hôtel et la maîtresse de la maison qui avait prêté sa Psyché, Lucien descendit dans la cour et examina d’un œil non moins critique la toilette de Lara. Il la trouva convenable, à l’exception d’un sabot de derrière hors du montoir, qu’il fit cirer de nouveau en sa présence. Enfin, il se plaça en selle avec la légèreté de la voltige, et non avec la précision et la gravité militaires. Il voulait trop montrer aux domestiques de l’hôtel, réunis dans la cour, qu’il était parfaitement à cheval. Il demanda où était la rue de la Pompe, et partit au grand trot. « Heureusement, se disait-il, madame de Chasteller, veuve d’un officier général, doit être un bon juge. »

Mais les persiennes vert perroquet étaient hermétiquement fermées, et ce fut en vain que Lucien passa et repassa. Il alla remercier le lieutenant-colonel Filloteau et s’informer des petits devoirs de convenance qui doivent occuper la première journée d’un sous-lieutenant arrivant au régiment.

Il fit deux ou trois visites de dix minutes chacune avec la froideur chaîne de puits qui convient, surtout à un jeune homme de vingt ans, et ce signe d’une éducation parfaite eut tout le succès désirable.

À peine libre, il revint visiter la place où le matin il était tombé. Il arriva devant l’hôtel de Pontlevé au très grand trot, et là précisément fit prendre à son cheval un petit galop arrondi et charmant. Quelques appels de bride, invisibles pour les profanes, donnèrent au cheval du préfet, étonné de l’insolence de son cavalier, de petits mouvements d’impatience charmants pour les connaisseurs. Mais en vain Lucien se tenait immobile en selle et même un peu raide : les persiennes vertes restèrent fermées.

Il reconnut militairement la fenêtre d’où l’on avait ri ; elle avait un encadrement gothique et était plus petite que les autres ; elle appartenait au premier étage d’une grande maison, apparemment fort ancienne, mais nouvellement badigeonnée, suivant le bon goût de la province. On avait percé de belles fenêtres au premier étage, mais celles du second étaient encore en croisillons. Cette maison, demi-gothique, avait une grille de fer toute moderne et magnifique sur la rue du Reposoir, qui venait couper à angle droit la rue de la Pompe. Au-dessus de la porte, Lucien lut en lettres d’or sur un marbre noirâtre : Hôtel de Pontlevé.

Ce quartier avait l’air triste, et la rue du Reposoir paraissait une des plus belles, mais des plus solitaires de la ville ; l’herbe y croissait de toutes parts.

« Que de mépris j’aurais pour cette triste maison, se dit Lucien, si elle ne renfermait pas une jeune femme qui s’est moquée de moi et avec raison !

» Mais au diable la provinciale ! Où est la promenade de cette sotte ville ? Cherchons. » En moins de trois quarts d’heure, grâce à la légèreté de son cheval, Lucien eut fait le tour de Nancy, triste bicoque, hérissée de fortifications. Il eut beau chercher, il n’aperçut d’autre promenade qu’une place longue, traversée aux deux bouts par des fossés puants charriant les immondices de la ville ; à l’entour végétaient pauvrement un millier de petits tilleuls rabougris, soigneusement taillés en éventail.

« Peut-on se figurer rien au monde de plus maussade que cette ville ? » se répétait notre héros à chaque nouvelle découverte ; et son cœur se serrait.

Il y avait de l’ingratitude dans ce sentiment de dégoût si profond ; car, pendant ces tours et détours sur les remparts et dans les rues, il avait été remarqué par madame d’Hocquincourt, par madame de Puylaurens et même par Mademoiselle Berchu, la reine des beautés bourgeoises. Cette dernière avait même dit : « Voilà un très joli cavalier. »

Habituellement, Lucien eût fort bien pu se promener incognito dans Nancy ; mais, ce jour-là, toute la société haute, basse et mitoyenne, était en émoi ; c’est un événement immense, en province, que l’arrivée d’un régiment ; Paris n’a aucune idée de cette sensation, ni de bien d’autres. À l’arrivée d’un régiment, le marchand rêve la fortune de son établissement, et la respectable mère de famille l’établissement d’une de ses filles ; il ne s’agit que de plaire aux chalands. La noblesse se dit : « Ce régiment a-t-il des noms ? » Les prêtres : « Tous les soldats ont-ils fait leur première communion ? » Une première communion de cent sujets ferait un bel effet auprès de monseigneur l’évêque. Le peuple des grisettes est agité de sensations moins profondes que celles des ministres du Seigneur, mais peut-être plus vives.

Pendant cette première promenade de Lucien, à la recherche d’une promenade, la hardiesse un peu affectée avec laquelle il maniait le cheval fort connu et fort dangereux de M. le préfet, hardiesse qui semblait indiquer qu’il l’avait acheté, l’avait rendu fort considérable auprès de bien des gens. « Quel est ce sous-lieutenant, disaient-ils, qui, pour son début dans notre ville, se donne un cheval de mille écus ? »

Parmi les personnes qu’avait le plus frappées l’opulence probable du sous-lieutenant nouveau venu, il est de toute justice de faire remarquer d’abord mademoiselle Sylviane Berchu.

— Maman, maman, s’était-elle écriée en apercevant le cheval du préfet, célèbre dans toute la ville : c’est Lara de M. le préfet ; mais cette fois le cavalier n’a pas peur.

— Il faut que ce soit un jeune homme bien riche, avait dit madame Berchu. Et cette idée avait bientôt absorbé l’attention de la mère et de la fille.

Ce même jour, toute la société noble de Nancy se trouvait à dîner chez M. d’Hocquincourt, jeune homme fort riche, et qui a déjà eu l’honneur d’être présenté au lecteur. On célébrait la fête d’une des princesses exilées. À côté d’une douzaine d’imbéciles, amoureux du passé et craignant l’avenir, il est juste de distinguer sept ou huit anciens officiers, jeunes, pleins de feu, désirant la guerre par-dessus tout, [qui] ne savaient pas se soumettre de bonne grâce aux chances d’une révolution. Démissionnaires après les journées de Juillet, ils ne travaillaient à rien et se croyaient malheureux par état. Ils ne s’amusaient guère de l’oisiveté forcée où ils languissaient ; et cette vie maussade ne les rendait pas fort indulgents pour les jeunes officiers de l’armée actuelle. La mauvaise humeur gâtait des esprits d’ailleurs assez distingués et se trahissait par un mépris affecté.

Dans le cours de sa reconnaissance des lieux, Lucien passa trois fois devant l’hôtel de Sauve-d’Hocquincourt, dont le jardin intercepte la promenade sur le rempart ; on sortait de table ; il fut examiné par tout ce qu’il y a de plus pur, soit pour la naissance, soit du côté des bons principes. Les meilleurs juges, MM. de Vassignies, lieutenant-colonel, les trois frères Roller, M. de Blancet, M. d’Antin, capitaines de cavalerie ; MM. de Goëllo, Murcé, de Lanfort, tous dirent leur mot. Ces pauvres jeunes gens s’ennuyèrent moins ce jour-là que de coutume ; le matin, l’arrivée du régiment leur avait donné lieu de parler guerre et cheval, les deux seules choses, avec la peinture à l’aquarelle, sur lesquelles la province permette à un bon gentilhomme d’avoir quelque instruction ; le soir, ils eurent la volonté de voir de près et de critiquer à fond un officier de la nouvelle armée.

— Le cheval de ce pauvre préfet doit être bien étonné de se sentir mené avec hardiesse, dit M. d’Antin, l’ami de madame d’Hocquincourt.

— Ce petit monsieur n’est pas ancien à cheval, quoiqu’il monte bien, dit M. de Vassigny. C’était un fort bel homme de quarante ans, qui avait de grands traits et l’air de mourir d’ennui, même quand il plaisantait.

— C’est apparemment un de ces garçons tapissiers ou fabricants de chandelles qui s’intitulent héros de Juillet, dit M. de Goëllo, grand jeune homme blond, sec et pincé, et déjà couvert des rides de l’envie.

— Que vous êtes arriéré, mon pauvre Goëllo ! dit madame de Puylaurens, l’esprit du pays. Les pauvres Juillets ne sont plus à la mode depuis longtemps ; ce sera le fils de quelque député ventru et vendu.

— D’un de ces éloquents personnages qui, placés en droite ligne derrière le dos des ministres, crient chut ou éclatent de rire à propos d’un amendement sur les vivres des forçats, au signal que leur donne le dos du ministre. C’était l’élégant M. de Lanfort, l’ami de madame de Puylaurens, qui, par cette belle phrase, prononcée lentement, développait et illustrait la pensée de sa spirituelle amie.

— Il aura loué pour quinze jours le cheval du préfet avec la haute paye que papa reçoit du château, dit M. de Sanréal.

— Halte-là ! connaissez mieux les gens, puisque vous en parlez, reprit le colonel marquis de Vassigny.

— La fourmi n’est pas prêteuse,
C’est là son moindre défaut,

s’écria d’un ton tragique le sombre Ludwig Roller.

— Enfin, messieurs, mettez-vous donc d’accord : où aura-t-il pris l’argent que coûte ce cheval ? dit madame de Sauve-d’Hocquincourt ; car enfin votre prévention contre ce jeune fabricant de chandelles n’ira point jusqu’à dire qu’il n’est pas actuellement sur un cheval.

— L’argent, l’argent, dit M. d’Antin ; rien de plus facile ; le papa aura défendu à la tribune, ou dans les comités du budget, le marché des fusils Gisquet, ou quelqu’un des marchés de la guerre[15].

— Il faut vivre et laisser vivre, dit M. de Vassigny d’un air politiquement profond ; voilà ce que nos pauvres Bourbons n’entendirent jamais ! Il fallait gorger tous les jeunes plébéiens bavards et effrontés, ce qu’on appelle aujourd’hui avoir du talent. Qui doute que MM. N***, N***, N***, ne se fussent vendus à Charles X, comme ils se vendent à celui-ci ? Et à meilleur marché encore, car ils auraient été moins honnis. La bonne compagnie les eût acceptés et reçus dans ses salons, ce qui est toujours le grand objet d’un bourgeois, dès que le dîner est assuré.

— Grâce à Dieu ! nous voici dans la haute politique, dit madame de Puylaurens.

— Héros de Juillet, ouvrier ébéniste, fils de ventru, tout ce que vous voudrez, reprit madame de Sauve-d’Hocquincourt, il monte à cheval avec grâce. Et celui-là, puisque le père s’est vendu, évitera de parler politique, et sera de meilleure compagnie que le Vassigny que voilà, qui attriste toujours ses amis avec ses regrets et ses prévisions éternelles. Gémir devrait être défendu, du moins après dîner.

— Homme aimable, fabricant de chandelles, ouvrier ébéniste, tout ce qui vous plaira, dit le puritain Ludwig Roller, grand jeune homme aux cheveux noirs et plats, qui encadraient une figure pâle et sombre. Depuis cinq minutes j’ai l’œil sur ce petit monsieur, et je parie tout ce que vous voudrez qu’il n’y a pas longtemps qu’il est au service.

— Donc, il n’est pas héros de Juillet ni fabricant de chandelles, reprit avec vivacité madame d’Hocquincourt ; car il s’est passé trois années depuis les Glorieuses, et il eût eu le temps de prendre de l’aplomb. Ce sera le fils d’un bon ventru, comme les Trois cents de M. de Villèle ; et il est même possible qu’il ait appris à lire et à écrire, et qu’il sache se présenter dans un salon tout comme un autre.

— Il n’a point l’air commun, dit madame de Commercy.

— Mais son aplomb à cheval n’est pas si parfait qu’il vous plaît de le croire, madame, reprit Ludwig Roller piqué. Il est raide et affecté ; que son cheval fasse une pointe un peu sèche, et il est par terre.

— Et ce serait pour la seconde fois de la journée, cria M. de Sanréal, de l’air triomphant d’un sot peu accoutumé à être écouté et qui a un fait curieux à dire. Ce M. de Sanréal était le gentilhomme le plus riche et le plus épais du pays ; il eut le plaisir, rare pour lui, de voir tous les yeux se tourner de son côté, et il en jouit longtemps avant de se décider à raconter intelligiblement l’histoire de la chute de Lucien. Comme il embrouillait beaucoup un si beau récit, en voulant y mettre de l’esprit, on prit le parti de lui faire des questions, et il eut le plaisir de recommencer son histoire ; mais il cherchait toujours à faire le héros plus ridicule qu’il n’était.

— Vous avez beau dire, s’écria madame de Sauve-d’Hocquincourt, comme Lucien passait pour la troisième fois sous les croisées de son hôtel, c’est un homme charmant ; et, si je n’étais en puissance de mari, je l’enverrais inviter à prendre du café chez moi, ne fût-ce que pour vous jouer un mauvais tour.

M. d’Hocquincourt crut cette idée sérieuse, et sa figure douce et pieuse en pâlit d’effroi.

— Mais, ma chère, un inconnu ! un homme sans naissance, un ouvrier peut-être ! dit-il d’un air suppliant à sa belle moitié.

— Allons, je vous en fais le sacrifice, ajouta-t-elle en se moquant de lui. Et M. d’Hocquincourt lui serra la main tendrement.

— Et vous, homme puissant et savant, dit-elle en se tournant vers Sanréal, de qui tenez-vous cette calomnie, d’une chute de ce pauvre petit jeune homme, si mince et si joli ?

— Rien que du docteur Du Poirier, répondit Sanréal, fort piqué de la plaisanterie sur l’épaisseur de sa taille ; rien que du docteur Du Poirier, qui se trouvait chez madame de Chasteller précisément à l’instant où ce héros de votre imagination a pris par terre la mesure d’un sot.

— Héros ou non, ce jeune officier a déjà des envieux, c’est bien commencer ; et, dans tous les cas, j’aimerais mieux être l’envié que l’envieux. Est-ce sa faute s’il n’est pas fait sur le modèle du Bacchus revenant des Indes, ou de ses compagnons ? Attendez qu’il ait vingt ans de plus, et alors il pourra lutter d’aplomb avec qui que ce soit. D’ici là je ne vous écoute plus, dit madame d’Hocquincourt, en allant ouvrir une fenêtre à l’autre extrémité du salon.

Le bruit de la fenêtre fit que Lucien tourna la tête, et son cheval eut un accès de gaieté qui retint cheval et cavalier, une ou deux minutes, sous les yeux de cette bienveillante réunion. Comme il avait un peu dépassé la fenêtre, au moment où elle s’était ouverte, son cheval eut l’air de reculer rapidement, un peu malgré le cavalier.

« Ce n’est pas la jeune femme de ce matin, » se dit-il un peu désappointé. Et il força son cheval, fort animé en ce moment, à s’éloigner au plus petit pas.

— Le fat ! dit Ludwig Roller en quittant la fenêtre de colère ; ce sera quelque écuyer de la troupe de Franconi, que Juillet aura transformé en héros.

— Mais est-ce bien l’uniforme du 27e qu’il porte là ? dit Sanréal d’un air capable. Le 27e doit avoir un autre passe-poil.

À ce mot intéressant et savant, tout le monde parla à la fois ; la discussion sur le passe-poil dura une grande demi-heure. Chacun de ces messieurs voulut montrer cette partie de la science militaire qui se rapproche infiniment de l’art du tailleur, et qui faisait jadis les délices d’un grand roi, notre contemporain.

Du passe-poil on avait passé au principe monarchique, et les femmes s’ennuyaient, quand M. de Sanréal, qui avait disparu un instant, revint tout haletant.

— Je sais du nouveau ! s’écria-t-il de la porte, pouvant à peine respirer. À l’instant, le principe monarchique se vit misérablement abandonné ; mais Sanréal devint muet tout à coup ; il avait découvert de la curiosité dans les yeux de madame d’Hocquincourt, et ce ne fut que mot par mot, pour ainsi dire, que l’on eut son histoire. Le valet d’écurie du préfet avait été domestique de Sanréal, et le zèle pour la vérité historique avait conduit ce noble marquis jusqu’à l’écurie de la préfecture : là, son ancien domestique lui avait appris toutes les circonstances du marché. Mais, tout à coup, il avait su de cet homme que, suivant toutes les apparences, les avoines allaient augmenter. Car le sous-chef de la préfecture, chargé des mercuriales, avait ordonné que l’on fît à l’instant la provision de M. le préfet ; et lui-même, riche propriétaire, avait déclaré qu’il ne vendrait plus ses avoines. À ce mot, il se fit chez le noble marquis un changement complet de préoccupation ; il se sut bon gré d’être allé jusqu’à la préfecture ; il fut à peu près comme un acteur qui, en jouant un rôle au théâtre, apprend que le feu est à sa maison. Sanréal avait de l’avoine à vendre, et, en province surtout, le moindre intérêt d’argent éclipse à l’instant tout autre intérêt ; on oublie la discussion la plus piquante ; on n’a plus d’attention pour l’histoire scandaleuse la plus attachante. En rentrant à l’hôtel d’Hocquincourt, Sanréal était profondément préoccupé de la nécessité de ne pas laisser échapper un seul mot sur les avoines ; il y avait là plusieurs riches propriétaires qui auraient pu en tirer avantage et vendre avant lui.

Pendant que Lucien avait l’honneur de réunir toutes les envies de la bonne compagnie de Nancy, car on apprenait qu’il avait acheté un cheval cent vingt louis, excédé de la laideur de la ville, il remettait tristement son cheval à l’écurie de la préfecture, dont M. Fléron lui avait fait offrir l’usage pour quelques jours.

Le lendemain, le régiment se réunit, et le colonel Malher de Saint-Mégrin fit reconnaître Lucien en qualité de sous-lieutenant. Après la parade, Lucien fut d’inspection à la caserne ; à peine rentré chez lui, les trente-six trompettes vinrent sous ses fenêtres lui donner une aubade agréable. Il se tira fort bien de toutes ces cérémonies plus nécessaires qu’amusantes.

Il fut froid chaîne de puits, mais pas assez complètement ; plusieurs fois, à son insu, le coin de sa lèvre indiqua une nuance d’ironie qui fut remarquée ; par exemple, quand le colonel Malher, en lui donnant l’accolade devant le front du régiment, mania mal son cheval qui, au moment de l’embrassade, s’éloigna un peu de celui de Lucien ; mais Lara obéit admirablement à un léger mouvement de la bride et des aides des jambes et suivit moelleusement le mouvement intempestif du cheval du colonel.

Comme un chef de corps est observé d’un œil plus jaloux encore qu’un muscadin de Paris qui arrive avec une sous-lieutenance, ce mouvement adroit fut remarqué par les lanciers et fit beaucoup d’honneur à notre héros.

— Et ils disent que ces anglais n’ont pas de bouche ! dit le maréchal des logis La Rose, le même qui, la veille, avait pris le parti de Lucien au moment de sa chute ; ils n’ont pas de bouche pour qui ne sait pas la trouver ; ce blanc-bec au moins sait se tenir ; on voit qu’il s’est préparé à entrer au régiment, ajouta-t-il avec importance.

Cette marque de respect pour le 27e de lanciers fut généralement goûtée par les voisins du maréchal des logis.

Mais, en manœuvrant pour suivre le cheval du colonel, la mine de Lucien trahit, à son insu, un peu d’ironie. « Fichu républicain de malheur, je te revaudrai cela, » pensa le colonel ; et Lucien eut un ennemi placé de façon à lui faire beaucoup de mal.

Quand enfin Lucien fut délivré des compliments des officiers, du service à la caserne, des trente-six trompettes, etc., etc., il se trouva horriblement triste. Une seule pensée surnageait dans son âme : « Tout cela est assez plat ; ils parlent de guerre, d’ennemi, d’héroïsme, d’honneur, et il n’y a plus d’ennemis depuis vingt ans ! Et mon père prétend que jamais des Chambres avares ne se détermineront à payer la guerre au delà d’une campagne. À quoi donc sommes-nous bons ? À faire du zèle en style de député vendu. »

En faisant cette réflexion profonde, Lucien s’étendait, horriblement découragé, sur un canapé de province, dont un des bras se rompit sous le poids ; il se leva furieux et acheva de briser ce vieux meuble.

N’eût-il pas mieux valu être fou de bonheur, comme l’eût été, dans la position de Lucien, un jeune homme de province, dont l’éducation n’eût pas coûté cent mille francs ? Il y a donc une fausse civilisation ! Nous ne sommes donc pas arrivés précisément à la perfection de la civilisation ! Et nous faisons de l’esprit toute la journée sur les désagréments infinis qui accompagnent cette perfection !

CHAPITRE VI


Le lendemain matin, Lucien prit un appartement sur la grande place, chez M. Bonard, le marchand de blé, et le soir il sut de M. Bonard, qui le tenait de la cantinière qui fournissait d’eau-de-vie la table de messieurs les sous-officiers, que le colonel Filloteau s’était déclaré son protecteur et l’avait défendu contre de certaines insinuations peu bienveillantes du colonel Malher de Saint-Mégrin.

L’âme de Lucien était aigrie. Tout y contribuait : la laideur de la ville, l’aspect des cafés sales et remplis d’officiers portant le même habit que lui ; et parmi tant de figures, pas une seule qui montrât, je ne dirai pas de la bienveillance, mais tout simplement cette urbanité que l’on voit à Paris chez tout le monde. Il alla voir M. Filloteau, mais ce n’était plus l’homme avec lequel il avait voyagé. Filloteau l’avait défendu, et pour le lui faire sentir, prit avec lui un ton d’importance et de protection grossière qui mit le comble à la mauvaise humeur de notre héros.

« Il faut donc tout cela pour gagner quatre-vingt-dix-neuf francs par mois[16], se disait-il. Qu’est-ce donc qu’ont dû supporter les hommes qui ont des millions ! Quoi ! reprenait-il avec rage, être protégé ! et par cet homme, dont je ne voudrais pas pour domestique ! » Le malheur exagère. Dur, amer et revêche comme Lucien l’était en ce moment, si son hôte se fût trouvé un Parisien digne, ils n’eussent pas échangé dix paroles en un an. Mais le gros M. Bonard n’était qu’horriblement intéressé en matière d’argent ; du reste, communicatif, obligeant, entrant, dès qu’il ne s’agissait plus de gagner quatre sous sur une mesure de blé. M. Bonard exerçait le négoce en grains. Il vint faire placer chez son nouvel hôte plusieurs petits meubles, et il se trouva qu’au bout de deux heures ils avaient grand plaisir à converser ensemble.

M. Bonard lui conseilla d’aller faire sa provision de liqueurs chez madame Berchu. Sans le digne marchand de blé, jamais Lucien n’eût eu cette idée si simple, qu’un sous-lieutenant qui passe pour riche et qui débute dans un régiment doit briller par sa provision de liqueurs.

— C’est madame Berchu, monsieur, qui a une si jolie fille, mademoiselle Sylviane ; c’est chez elle que le colonel de Busant se fournissait. C’est cette belle boutique là-bas, auprès des cafés ; et cherchez un prétexte, en marchandant, pour parler à mademoiselle Sylviane. C’est notre beauté à nous autres bourgeois, ajouta-t-il d’un ton sérieux qui allait bien mal à sa grosse figure. À l’honnêteté près qu’elle possède, et que les autres n’ont pas, elle peut fort bien soutenir la comparaison avec mesdames d’Hocquincourt, de Chasteller, de Puylaurens, etc., etc.

Le bon M. Bonard était oncle de M. Gauthier[17], chef des républicains du pays, sans quoi il n’eût pas donné dans ces réflexions méchantes ; mais les jeunes rédacteurs de l’Aurore, le journal américain de la Lorraine, venaient souvent chez lui bavarder autour d’un bol de punch, et lui persuader qu’il devait se croire offensé par certaines actions des nobles propriétaires qui lui vendaient leur blé. Quoique se disant et se croyant républicains austères, ces jeunes gens étaient navrés au fond de l’âme de se voir séparés, par un mur d’airain, de ces jeunes femmes nobles, dont la beauté et les grâces charmantes ne pouvaient, à tout jamais, être admirées d’eux qu’à la promenade ou à l’église ; ils se vengeaient en accueillant tous les bruits peu favorables à la vertu de ces dames, et ces médisances remontaient tout simplement à leurs laquais, car en province, il n’y a plus aucune communication, même indirecte, entre les classes ennemies.

Mais revenons à notre héros. Éclairé par M. Bonard, il reprit son sabre et son colback[18], et alla chez madame Berchu. Il acheta une caisse de kirsch-wasser, puis une caisse d’eau-de-vie de Cognac, puis une caisse de rhum portant la date de 1810 ; tout cela avec un petit air de nonchalance et d’indifférence pour les prix destiné à frapper l’imagination de mademoiselle Sylviane. Il vit avec plaisir que ses grâces, dignes d’un colonel du Gymnase, ne manquaient pas absolument leur effet. La vertueuse Sylviane Berchu était accourue ; elle avait vu par le vasistas pratiqué au plancher de la chambre, située au-dessus de la boutique, que cet acheteur qui faisait remuer tout le magasin n’était autre que le jeune officier qui, la veille, s’était montré sur Lara, le fameux cheval de M. le préfet. Cette reine des beautés bourgeoises daigna écouter quelques mots polis que lui adressa Lucien. « Elle est belle, à la vérité, se dit-il, mais pas pour moi. C’est une statue de Junon, copiée de l’antique par un artiste moderne : les finesses et la simplicité y manquent, les formes sont massives mais il y a de la fraîcheur allemande. De grosses mains, de gros pieds, des traits fort réguliers et force minauderies, tout cela cache mal une fierté trop visible. Et ces gens-là sont outrés de la fierté des femmes de la bonne compagnie ! » Lucien remarqua surtout des mouvements de tête en arrière pleins de noblesse vulgaire, et faits évidemment pour rappeler la dot de vingt mille écus. Lucien, songeant à l’ennui qu’il retrouverait chez lui, prolongea sa visite dans la boutique. Mademoiselle Sylviane vit ce triomphe, et daigna exposer à son approbation quelques lieux communs assez bien tournés sur messieurs les officiers et sur les dangers de leurs amabilités. Lucien répondit que les dangers étaient bien réciproques, et qu’il l’éprouvait en ce moment, etc., etc. « Il faut que cette demoiselle ait appris tout cela par cœur, se disait-il, car, tout commun que cela soit, ces belles choses font tache sur sa conversation ordinaire. » Tel fut le genre d’admiration que lui inspira mademoiselle Sylviane, la beauté de Nancy, et en sortant de chez elle la petite ville lui sembla plus maussade encore. Il suivait, tout pensif, ses trois caisses de spiritueux, comme disait mademoiselle Sylviane. « Il ne s’agit plus, se dit-il, que de trouver un prétexte honnête pour en faire porter une ou deux chez le [lieutenant-]colonel Filloteau. »

La soirée fut terrible pour ce jeune homme, qui commençait la plus brillante carrière du monde et la plus gaie. Son domestique Aubry était depuis nombre d’années dans la maison de son père ; cet homme voulut faire le pédant et donner des avis. Lucien lui dit qu’il partirait pour Paris le lendemain matin, et le chargea de porter à sa mère une caisse de fruits confits.

Après cette expédition, Lucien sortit. Le temps était couvert, et il faisait un petit vent du nord froid et perçant. Notre sous-lieutenant avait son grand uniforme ; il le fallait bien, étant d’inspection à la caserne ; et d’ailleurs il avait appris, parmi tant de devoirs à remplir, qu’il ne fallait pas songer à se permettre une redingote bourgeoise sans une permission spéciale du colonel. Sa ressource fut de se promener à pied dans les rues sales de cette ville forte et de s’entendre crier Qui vive ? avec insolence à tous les deux cents pas. Il fumait force cigares ; après deux heures de ce plaisir, il chercha un libraire, mais ne put en trouver. Il n’aperçut de livres que dans une seule boutique ; il se hâta d’y entrer ; c’étaient des Journées du Chrétien, exposées en vente chez un marchand de fromages, vers une des portes de la ville.

Il passa devant plusieurs cafés ; les vitres étaient ternies par la vapeur des respirations, et il ne put prendre sur lui d’entrer dans aucun ; il se figurait une odeur insupportable. Il entendit rire dans ces cafés, et, pour la première fois de sa vie, connut l’envie.

Il fit de profondes réflexions cette soirée-là sur les formes de gouvernement, sur les avantages qui étaient à désirer dans la vie, etc., etc. « S’il y avait un spectacle, je chercherais à faire la cour à une demoiselle chanteuse ; je la trouverais peut-être d’une amabilité moins lourde que mademoiselle Sylviane, et du moins elle ne voudrait pas m’épouser. »

Jamais il n’avait vu l’avenir sous d’aussi noires couleurs. Ce qui ôtait toute possibilité à des images moins tristes, c’était ce raisonnement qui lui semblait sans réplique : « Je vais passer ainsi au moins un an ou deux, et, quoi que je puisse inventer, ce que je fais dans ce moment-ci, je le ferai toujours. »

Un des jours suivants, après l’exercice, le lieutenant-colonel Filloteau passa devant le logement de notre héros et vit à la porte Nicolas Flamet, le lancier qu’il lui avait donné pour soigner son cheval. (Son cheval anglais pansé par un soldat ! Aussi Lucien allait-il dix fois par jour à l’écurie.)

— Eh bien, qu’est-ce que tu dis du lieutenant ?

— Bon garçon, fort généreux, colonel, mais pas gai.

Filloteau monta.

— Je viens passer l’inspection de votre quartier, mon cher camarade ; car je vous sers d’oncle, comme on disait dans Berchiny, quand j’y étais brigadier, avant l’Égypte, ma foi ! car je ne fus maréchal des logis qu’à Aboukir, sous Murat, et sous-lieutenant quinze jours après.

Mais tout ce détail héroïque était perdu pour Lucien ; au mot d’oncle il avait tressailli ; mais il se remit aussitôt.

— Eh ! bien, mon cher oncle, reprit-il avec gaieté, trop honoré du titre, j’ai ici, en visite, trois respectables parentes, que je veux avoir l’honneur de vous présenter. Ce sont ces trois caisses de la première, la veuve kirsch-wasser de la forêt Noire

— Je la retiens pour moi », dit le Filloteau avec un gros rire. Et, s’approchant de la caisse ouverte, il y prit un cruchon.

« Je n’ai pas eu de peine à amener le prétexte, » pensa Lucien.

— Mais, colonel, cette respectable parente a juré de ne se séparer jamais de sa sœur, qui se nomme mademoiselle Cognac de 1810, entendez-vous ?

— Parbleu, on n’a pas plus d’esprit que vous ! Vous êtes réellement un bon garçon, s’écria Filloteau, et je dois des remerciements à l’ami Dévelroy pour m’avoir fait faire votre connaissance.

Ce n’était pas précisément avarice chez notre digne colonel ; mais il n’eût jamais songé à faire la dépense de deux caisses de liqueurs, et il était ravi de se les voir tomber du ciel. Goûtant tour à tour le kirsch et l’eau-de-vie, il compara longuement l’un et l’autre, et fut attendri.

— Mais parlons d’affaires : je suis venu ici pour ça, ajouta-t-il avec une affectation mystérieuse et en se jetant pesamment sur un canapé. Vous faites de la dépense ; trois chevaux achetés en trois jours, je ne critique pas cela, bien ! bien ! très bien ! mais que vont dire ceux de vos camarades qui n’en ont qu’un de chevaux, et encore qui souvent n’ont que trois jambes ? ajouta-t-il en riant d’un gros rire. Savez-vous ce qu’ils diront ? Ils vous appelleront républicain ; c’est par là que le bât nous blesse, ajouta-t-il finement, et savez-vous la réponse ? Un beau portrait de Louis-Philippe à cheval, dans un riche cadre d’or, que vous placerez là, au-dessus de la commode, à la place d’honneur ; sur quoi, bien du plaisir, honneur ! Et il se leva avec peine du canapé. — À bon entendeur un mot suffit, et vous ne m’avez pas l’air si gauche ; honneur ! C’était la façon de saluer du colonel.

— Nicolas, Nicolas ! appelle-moi un de ces pékins qui sont là dans la rue à ne rien faire, et prends soin d’escorter jusque chez moi, tu sais, rue de Metz, n° 4, ces deux caisses de liqueurs, et f..... ne va pas me conter qu’un cruchon s’est cassé en route ; pas de ça, camarade ! Mais, j’y pense, dit Filloteau à Lucien : ceci est du bon bien de Dieu, le cruchon cassé serait toujours cassé ; je vais suivre les caisses à vingt pas, sans faire semblant de rien. Adieu, mon cher camarade. Et, montrant avec son poing ganté la place au-dessus de la commode :

— Vous m’entendez, un beau Louis-Philippe là-dessus. »

Lucien croyait être débarrassé du personnage : Filloteau reparut à la porte.

— Ah çà ! point de ces b… de livres dans vos malles, point de mauvais journaux, point de brochures, surtout. Rien de la mauvaise presse, comme dit Marquin. À ce mot Filloteau fit quatre pas dans la chambre et ajouta à mi-voix : Ce grand lieutenant grêlé, Marquin, qui nous est arrivé de Paris. Et, plaçant sa main les doigts serrés en mur sur le coin de sa bouche : Il fait peur au colonel lui-même ; enfin suffit. Tout le monde n’a pas des oreilles pour des prunes ! n’est-ce pas ?

« Il est bon homme au fond, se dit Lucien. C’est comme mademoiselle Sylviane Berchu ; cela me conviendrait fort si ça ne faisait pas mal au cœur. Ma caisse de kirsch m’a bien réussi. » Et il sortit pour acheter le plus grand portrait possible du roi Louis-Philippe.

Un quart d’heure après, Lucien rentrait suivi d’un ouvrier chargé d’un énorme portrait, qu’il avait trouvé tout encadré et préparé pour un commissaire de police, récemment nommé par le crédit de M. Fléron. Lucien regardait, tout pensif, attacher le clou et placer le portrait.

« Mon père me l’a souvent dit, et je comprends maintenant son mot si sage : « On dirait que tu n’es pas né gamin de Paris, parmi ce peuple dont l’esprit fin se trouve toujours au niveau de toutes les attentions utiles. Toi, tu crois les affaires et les hommes plus grands qu’ils ne sont, et tu fais des héros, en bien ou en mal, de tous tes interlocuteurs. Tu tends tes filets trop haut, comme dit Thucydide des Béotiens. » Et Lucien répéta les mots grecs que j’ignore.

« Le public de Paris, ajoutait mon père, s’il entend parler d’une bassesse ou d’une trahison utiles, s’écrie : Bravo, voilà un bon tour à la Talleyrand ! et il admire.

« Je songeais à des actions plus ou moins délicates, à des actions fines, difficiles, etc., pour écarter ce vernis de républicanisme et ce mot fatal : Élève chassé de l’École polytechnique. Cinquante-quatre francs de cadre et cinq francs de lithographie ont fait l’affaire ; voilà ce qu’il faut pour ces gens-ci ; Filloteau en sait plus que moi. C’est la vraie supériorité de l’homme de génie sur le vulgaire ; au lieu d’une foule de petites démarches, une seule action claire, simple, frappante, et qui répond à tout. J’ai grand’peur, ajouta-t-il avec un soupir, de devenir bien tard lieutenant-colonel, » etc.

Par bonheur pour Lucien, fort en train de se voir inférieur en tout, la trompette sonna au coin de sa rue, et il fallut courir à la caserne, où la peur des aigres réprimandes de ses chefs le rendait fort attentif.

Le soir, en rentrant, la servante de M. Bonard lui remit deux lettres. L’une était sur du gros papier d’écolier et fort grossièrement cachetée ; Lucien l’ouvrit et lut :

Nancy, département de la Meurthe,
le… mars 183…

« Monsieur le sous-lieutenant Blanc-Bec,

« De braves lanciers, connus dans vingt batailles, ne sont pas faits pour être commandés par un petit muscadin de Paris : attends-toi à des malheurs ; tu trouveras partout Martin-bâton ; plie bagage au plus vite et décampe ; nous te le conseillons pour ton avantage. Tremble ! » Suivaient ces trois signatures avec paraphes :

Chasselebaudet, Durelame,
Fousmoilecant.

Lucien était rouge comme un coq et tremblant de colère. Il ouvrit pourtant la seconde lettre. Ce sera une lettre de femme, pensa-t-il : elle était sur de très beau papier et d’un caractère fort soigné.

« Monsieur,

« Plaignez d’honnêtes gens qui rougissent du moyen auquel ils sont obligés d’avoir recours pour communiquer leurs pensées. Ce n’est pas pour un cœur généreux que nos noms doivent rester un secret, mais le régiment foisonne de dénonciateurs et d’espions. Le noble métier de la guerre, réduit à être une école d’espionnage ! Tant il est vrai qu’un grand parjure amène forcément après lui mille mauvaises actions de détail ! Nous vous engageons, monsieur, à vérifier par vos propres observations le fait suivant : Cinq lieutenants ou sous-lieutenants, MM. D…, R…, Bl…, V…, et Bi…, fort élégants et appartenant, en apparence, aux classes distinguées de la société, ce qui nous fait craindre leurs séductions pour vous, monsieur, ne sont-ils pas des espions à la recherche des opinions républicaines ? Nous les professons au fond du cœur ces opinions sacrées ; nous leur donnerons un jour notre sang, et nous osons croire que vous êtes prêt à leur faire en temps et en lieu le même sacrifice. Quand le grand jour du réveil arrivera, comptez, monsieur, sur des amis qui ne sont vos égaux que par leurs sentiments de tendre pitié pour la malheureuse France. »

« Martius, Publius, Julius, Marcus,
Vindex qui tuera Marquin. »
« Pour tous ces messieurs. »

Cette lettre effaça presque tout à fait la sensation d’ignoble et de laideur, si vivement réveillée par la première. « Les injures écrites sur mauvais papier, se dit Lucien, c’est la lettre anonyme de 1780, lorsque les soldats étaient de mauvais sujets et des laquais sans place, recrutés sur les quais de Paris ; celle-ci est la lettre anonyme de 183*.

» Publius ! Vindex ! pauvres amis ! vous auriez raison si vous étiez cent mille ; mais vous êtes deux mille, peut-être, répandus dans toute la France, et les Filloteau, les Malher, les Dévelroy même, vous feront fusiller légalement si vous vous montrez, et seront approuvés par l’immense majorité. »

Toutes les sensations de Lucien étaient si maussades depuis son arrivée à Nancy que, faute de mieux, il s’occupa de cette épître républicaine. « Il vaudrait mieux s’embarquer tous ensemble pour l’Amérique… m’embarquerai-je avec eux ? » Sur cette question, Lucien se promena longtemps d’un air agité.

« Non, se dit-il enfin… à quoi bon se flatter ? cela est d’un sot ! Je n’ai pas assez de vertus farouches pour penser comme Vindex. Je m’ennuierais en Amérique, au milieu d’hommes parfaitement justes et raisonnables, si l’on veut, mais grossiers, mais ne songeant qu’aux dollars. Ils me parleraient de leurs dix vaches, qui doivent leur donner au printemps prochain dix veaux, et moi j’aime à parler de l’éloquence de M. Lamennais, ou du talent de madame Malibran comparé à celui de madame Pasta ; je ne puis vivre avec des hommes incapables d’idées fines, si vertueux qu’ils soient ; je préférerais cent fois les mœurs élégantes d’une cour corrompue. Washington m’eût ennuyé à la mort, et j’aime mieux me trouver dans le même salon que M. de Talleyrand. Donc la sensation de l’estime n’est pas tout pour moi ; j’ai besoin des plaisirs donnés par une ancienne civilisation…

» Mais alors, animal, supporte les gouvernements corrompus, produits de cette ancienne civilisation ; il n’y a qu’un sot ou un enfant qui consente à conserver des désirs contradictoires. J’ai horreur du bon sens fastidieux d’un Américain. Les récits de la vie du jeune général Bonaparte, vainqueur au pont d’Arcole, me transportent ; c’est pour moi Homère, le Tasse, et cent fois mieux encore. La moralité américaine me semble d’une abominable vulgarité, et en lisant les ouvrages de leurs hommes distingués, je n’éprouve qu’un désir, c’est de ne jamais les rencontrer dans le monde. Ce pays modèle me semble le triomphe de la médiocrité sotte et égoïste, et, sous peine de périr, il faut lui faire la cour. Si j’étais un paysan, avec quatre cents louis de capitaux et cinq enfants, sans doute j’irais acheter et cultiver deux cents arpents dans les environs de Cincinnati ; mais entre ce paysan et moi, qu’y a-t-il de commun ? Jusqu’ici ai-je su gagner le prix d’un cigare ?

» Ces braves sous-officiers ne seraient pas ravis par le jeu de madame Pasta ; ils ne goûteraient pas la conversation de M. de Talleyrand, et surtout ils ont envie d’être capitaines : ils se figurent que le bonheur est là. Au fait, s’il ne s’agissait que de servir la patrie, ils méritent ces places cent fois mieux, peut-être, que ceux qui les occupent, et dont beaucoup sont arrivés comme moi. Ils croient, avec raison, que la république les ferait capitaines, et se sentent capables de justifier cet avancement par des actions héroïques. Moi, désiré-je d’être capitaine ? En vérité, non. [Je ne sais ce que je désire. Seulement, je ne vois de plaisir pour tous les jours de la vie que dans un salon comme celui de ma mère.]

» Je ne suis donc pas républicain ; mais j’ai horreur de la bassesse des Malher et des Marquin. Que suis-je donc ? Bien peu de chose, ce me semble. Dévelroy saurait bien me crier : « Tu es un homme fort heureux que son père lui ait donné une lettre de crédit sur le receveur général de la Meurthe. » Il est de fait que, sous le rapport économique, je suis au-dessous de mes domestiques ; je souffre horriblement depuis que je gagne quatre-vingt-dix-neuf francs par mois.

» Mais qu’est-ce qu’on estime dans le monde que j’ai entrevu ? L’homme qui a réuni quelques millions ou qui achète un journal et se fait prôner pendant huit ou dix ans de suite. (N’est-ce pas là le mérite de M. de Chateaubriand ?) Le bonheur suprême, quand on a de la fortune comme moi, n’est-il pas de passer pour homme d’esprit auprès des femmes qui en ont ? Mais il faudra courtiser les femmes, moi qui ai tant de mépris pour l’amour et surtout pour un homme amoureux.

» M. de Talleyrand n’a-t-il pas commencé sa carrière en sachant tenir tête, par un mot heureux, à l’orgueil outrecuidant de madame la duchesse de Grammont ? Excepté mes pauvres républicains attaqués de folie, je ne vois rien d’estimable dans le monde ; il entre du charlatanisme dans tous les mérites de ma connaissance. Ceux-ci sont peut-être fous : mais, du moins, ils ne sont pas bas. »

Le bon raisonnement de Lucien ne put pas aller au delà de cette conclusion. Un homme sage lui eût dit : « Avancez un peu plus dans la vie, vous verrez alors d’autres aspects des choses ; contentez-vous, pour le moment, de la manière vulgaire de ne nuire méchamment à personne. Réellement, vous avez trop peu vu de la vie pour juger de ces grandes questions : attendez et buvez frais. »

Un tel conseiller manquait à Lucien, et, faute de cette parole sage, il erra dans le vague.

« Mon mérite dépendra donc du jugement d’une femme, ou de cent femmes de bon ton ! Quoi de plus ridicule ! Que de mépris n’ai-je pas montré pour un homme amoureux, pour Edgar, mon cousin, qui fait dépendre son bonheur, et bien plus son estime pour lui-même, des opinions d’une jeune femme qui a passé toute sa matinée à discuter chez Victorine[19] le mérite d’une robe, ou à se moquer d’un homme de mérite comme Monge, parce qu’il a l’air commun !

» Mais, d’un autre côté, faire la cour aux hommes du peuple, comme il est de nécessité en Amérique, est au-dessus de mes forces. Il me faut les mœurs élégantes, fruits du gouvernement corrompu de Louis XV ; et, cependant, quel est l’homme marquant dans un tel état de la société ? Un duc de Richelieu, un Lauzun, dont les mémoires peignent la vie. »

Ces réflexions plongèrent Lucien dans une agitation extrême. Il s’agissait de sa religion : la vertu et l’honneur, et suivant cette religion, sans vertu point de bonheur. Grand Dieu ! qui pourrais-je consulter ? Sous le rapport de la valeur réelle de l’homme, quelle est ma place ? Suis-je au milieu de la liste, ou tout à fait le dernier ?… Et Filloteau, malgré tout le mépris que j’ai pour lui, a une place honorable ; il a donné de beaux coups de sabre en Égypte ; il a été récompensé par Napoléon, qui se connaissait en valeur militaire. Quoi que Filloteau puisse faire désormais, cela lui reste ; rien ne peut lui ôter ce rang honorable : « Brave homme fait capitaine, en Égypte, par Napoléon. »

Cette leçon de modestie fut sérieuse, profonde et surtout pénible. Lucien avait de la vanité, et cette vanité avait été continuellement réveillée par une excellente éducation.

Peu de jours après les lettres anonymes, comme Lucien passait dans une rue déserte, il rencontra deux sous-officiers à la taille svelte et bien prise ; ils étaient vêtus avec un soin remarquable et le saluèrent d’une façon singulière. Lucien les regarda marcher de loin et bientôt les vit revenir sur leurs pas avec une sorte d’affectation. « Ou je me trompe fort, ou ces messieurs-là pourraient bien être Vindex et Julius : ils se seront placés là par honneur, comme pour signer leur lettre anonyme. C’est moi qui ai honte aujourd’hui, je voudrais les détromper. J’ai de l’estime pour leur opinion, leur ambition est honnête. Mais je ne puis préférer l’Amérique à la France ; l’argent n’est pas tout pour moi, et la démocratie est trop âpre pour ma façon de sentir[20]. »

CHAPITRE VII


Cette discussion sur la république empoisonna plusieurs semaines de la vie intime de Lucien. La vanité, fruit amer de l’éducation de la meilleure compagnie, était son bourreau. Jeune, riche, heureux en apparence, il ne se livrait pas au plaisir avec feu : on eût dit un jeune protestant. L’abandon était rare chez lui ; il se croyait obligé à beaucoup de prudence. « Si tu te jettes à la tête d’une femme, jamais elle n’aura de considération pour toi, » lui avait dit son père. En un mot, la société, qui donne si peu de plaisir au dix-neuvième siècle, lui faisait peur à chaque instant. Comme chez la plupart de ses contemporains du balcon des Bouffes, une vanité puérile, une crainte extrême et continue de manquer aux mille petites règles établies par notre civilisation, occupait la place de tous les goûts impétueux qui, sous Charles X, agitaient le cœur d’un jeune Français. Il était fils unique d’un homme riche, et il faut bien des années pour effacer ce désavantage, si envié par la plupart des hommes.

Nous avouerons que la vanité de Lucien était agacée ; son genre de vie le plaçait huit ou dix heures de chaque journée au milieu d’hommes qui en savaient plus que lui sur la chose unique de laquelle il se permettait de parler avec eux. À chaque instant les camarades de Lucien lui faisaient sentir leur supériorité avec l’aigreur polie de l’amour-propre qui exerce une vengeance. Ces messieurs étaient furieux, car ils croyaient deviner que Lucien les prenait pour des sots. Aussi il fallait voir leur air hautain quand il se trompait sur la durée que, d’après les ordonnances, doit avoir le pantalon d’écurie ou le bonnet de police.

Lucien restait immobile et froid au milieu des gestes affectés et des sourires poliment ironiques ; il croyait ses camarades méchants ; il ne voyait pas avec assez de clarté que toutes ces façons n’étaient qu’une petite vengeance de la dépense qu’il se permettait. « Après tout, ces messieurs ne peuvent me nuire, se disait-il, qu’autant que je parlerai ou agirai trop ; m’abstenir est le mot d’ordre ; agir le moins possible, le plan de campagne. » Lucien riait, en faisant usage, avec emphase, de ces mots de son nouveau métier : ne parlant à cœur ouvert à personne, il était obligé de rire en se parlant à soi-même.

Pendant les huit ou dix heures qu’occupait chaque jour la vie d’homme gagnant quatre-vingt-dix-neuf francs par mois, impossible pour lui de parler d’autre chose que de manœuvre, de comptabilité de régiment, du prix des chevaux, de la grande question de savoir s’il valait mieux que les corps de cavalerie les achetassent directement des éleveurs, ou s’il était plus avantageux que le gouvernement donnât lui-même la première éducation dans les dépôts de remonte. Par cette dernière façon d’acheter, les chevaux revenaient à neuf cent deux francs ; mais il en mourait beaucoup, etc., etc.

Le lieutenant-colonel Filloteau lui avait donné un vieux lieutenant, officier de la Légion d’honneur, pour lui apprendre la grande guerre ; mais ce brave homme se crut obligé de faire des phrases, et quelles phrases ! Lucien, ne pouvant le remercier, se mit à lire avec lui la rapsodie ayant pour titre Victoires et Conquêtes des Français. Bientôt pourtant, M. Gauthier lui indiqua les excellents mémoires du maréchal Gouvion-Saint-Cyr. Lucien choisissait le récit des combats auxquels avait assisté le brave lieutenant, et celui-ci lui racontait ce qu’il avait vu, attendri jusqu’aux larmes d’entendre lire les récits imprimés des événements de sa jeunesse. Le vieux lieutenant était quelquefois sublime en racontant avec simplicité ce temps héroïque ; nul n’était hypocrite alors ! Ce simple paysan était admirable surtout pour dépeindre le site des combats et une foule de petites particularités dont un homme comme nous ne se fût pas souvenu, mais qui, dans sa bouche et avec son accent de vérité, portaient jusqu’à l’enthousiasme le plus fou l’amour de Lucien pour les armées de la République. Le lieutenant était fort plaisant, lorsque, dans des moments d’intimité, il racontait les révolutions arrivées dans le sein du régiment, à la suite des avancements imprévus, etc., etc.

Ces leçons, desquelles Lucien sortait avec l’œil en feu, furent tournées en ridicule par ses camarades. Un homme de vingt ans se soumettre à étudier comme un enfant, et encore avec un vieux soldat, qui ne pouvait parler sans faire des cuirs ! Mais sa réserve savante et son sérieux glacial déconcertèrent les plaisants et éloignèrent de lui toute expression directe de cette opinion générale.

Lucien ne voyait rien à reprendre à sa conduite, et, toutefois, il faut convenir qu’il eût été difficile d’accumuler plus de maladresses. Il n’y avait pas jusqu’au choix d’un appartement qui n’eût été une faute. Un simple sous-lieutenant choisir le logement d’un lieutenant-colonel ! car il faut redire ce que tout le monde répétait. Avant lui, l’appartement du bon M. Bonard avait été occupé par M. le marquis Thomas de Busant de Sicile, lieutenant-colonel du régiment de hussards, que le 27e de lanciers venait de remplacer.

Lucien ne voyait rien de ces choses ; l’accueil plus que froid dont il était l’objet, il ne l’attribuait qu’à l’éloignement des êtres grossiers pour les gens de bonne compagnie. Il eût repoussé comme un leurre tout témoignage de bienveillance, et néanmoins cette haine contenue, mais unanime, qu’il lisait dans tous les yeux, lui serrait le cœur. Le lecteur est supplié de ne pas le prendre tout à fait pour un sot : ce cœur était bien jeune encore. À l’École polytechnique, un travail ardu et de tous les instants, l’enthousiasme de la science, l’amour pour la liberté, la générosité naturelle à la première jeunesse neutralisaient les passions haineuses et les effets de l’envie. La plus ennuyeuse oisiveté règne, au contraire, dans les régiments ; car, que faire au bout de six mois, lorsque les devoirs du métier ne sont plus une occupation ?

Quatre ou cinq jeunes officiers, aux manières plus gracieuses, et dont les noms ne se trouvaient pas dans la liste d’espions fournie par la lettre anonyme, eussent inspiré à notre héros quelques idées de liaisons ; mais ils lui témoignaient un éloignement peut-être plus profond, ou du moins marqué d’une façon plus piquante ; il ne trouvait de bienveillance que dans les yeux de quelques sous-officiers, qui le saluaient avec empressement et comme avec des façons particulières, surtout quand ils le rencontraient dans une rue écartée.

Outre le vieux lieutenant Joubert, le lieutenant-colonel Filloteau lui avait procuré un maréchal des logis, pour lui montrer les mouvements d’un peloton, d’un escadron, d’un régiment.

— Vous ne pouvez pas, lui avait-il dit, offrir à ce vieux brave moins de quarante francs par mois.

Et Lucien, dont le cœur flétri se serait résigné à faire amitié avec M. Filloteau, qui, après tout, avait vu Desaix, Kléber, Michaud et les beaux jours de Sambre-et-Meuse, s’aperçut que le brave Filloteau, qu’il eût voulu faire héroïque, s’appropriait la moitié de la paye de quarante francs indiquée pour le maréchal des logis.

Lucien avait fait faire une immense table de sapin, et sur cette table, de petits morceaux de bois de noyer, taillés comme deux dés à jouer réunis ensemble, représentaient les cavaliers d’un régiment. Sous les ordres du maréchal des logis, il faisait manœuvrer ces soldats deux heures par jour ; c’était presque là son meilleur moment.

Peu à peu ce genre de vie devint une habitude. Toutes les sensations du jeune sous-lieutenant étaient ternes, rien ne lui faisait plus ni peine ni plaisir, et il n’apercevait aucune ressource ; il avait pris dans un profond dégoût les hommes et presque lui-même. Il avait refusé longtemps d’aller dîner le dimanche à la campagne avec son hôte, M. Bonard, le marchand de blé. Un jour il accepta, et il revint à la ville de compagnie avec M. Gauthier, que le lecteur connaît déjà comme le chef des républicains et le principal rédacteur du journal l’Aurore. Ce M. Gauthier était un gros jeune homme taillé en hercule ; il avait de beaux cheveux blonds qu’il portait trop longs : mais c’était là sa seule affectation ; les gestes simples, une énergie extrême qu’il mettait à tout, une bonne foi évidente le sauvaient de l’air vulgaire. La vulgarité la plus audacieuse et la plus plate faisait, au contraire, la physionomie de ses associés. Pour lui il était sérieux et ne mentait jamais ; c’était un fanatique de bonne foi. Mais à travers sa passion pour le gouvernement de la France par elle-même, on apercevait une belle âme. Lucien se fit un plaisir, pendant la route, de comparer cet être à M. Fléron, le chef du parti contraire. M. Gauthier, loin de voler, vivait tout juste de son métier d’arpenteur attaché au cadastre. Quant à son journal l’Aurore, il lui coûtait cinq ou six cents francs par an, outre les mois de prison.

Au bout de quelques jours, cet homme fit exception à tout ce que Lucien voyait à Nancy. Sur un corps énorme, comme celui de son oncle Bonard, Gauthier avait une tête de génie et de beaux cheveux blonds admirablement bouclés. Quelquefois il était vraiment éloquent ; c’était quand il parlait du bonheur futur de la France et de l’époque heureuse où toutes les fonctions seraient exercées gratuitement et payées par l’honneur.

L’éloquence touchait Lucien, mais Gauthier ne parvenait nullement à détruire sa grande objection contre la république : la nécessité de faire la cour aux gens médiocres.

Après six semaines de connaissance presque intime, Lucien s’aperçut, par hasard, que Gauthier était un géomètre de la première force ; cette découverte le toucha profondément : quelle différence avec Paris ! Lucien aimait avec passion les hautes mathématiques. Il passa désormais des soirées entières à discuter avec Gauthier, ou les idées de Fourier sur la chaleur de la terre, ou la réalité des découvertes d’Ampère, ou enfin cette question fondamentale : l’habitude de l’analyse empêchait-elle de voir les circonstances des expériences, etc., etc.

— Prenez garde, lui disait Gauthier, je ne suis pas seulement géomètre, je suis de plus républicain et l’un des rédacteurs de l’Aurore. Si le général Thérance ou votre colonel Malher de Saint-Mégrin découvrent nos conversations, ils ne me feront rien de neuf, car ils m’ont déjà fait tout le mal qu’ils peuvent, mais ils vous destitueront ou vous enverront à Alger comme mauvais sujet.

— En vérité, ce serait peut-être un bonheur pour moi, répondait Lucien ; ou, pour parler avec l’exactitude mathématique que nous aimons, rien ne peut être pour moi aggravation de peine ; je crois, sans trop présumer, être parvenu au comble de l’ennui.

Gauthier ne bégayait point en cherchant à le convertir à la démocratie américaine ; Lucien le laissait parler longuement ; puis lui disait avec toute franchise :

— Vous me consolez en effet, mon cher ami ; je conçois que si, au lieu d’être sous-lieutenant à Nancy, j’étais sous-lieutenant à Cincinnati ou à Pittsburg, je m’ennuierais encore davantage, et la vue d’un malheur pire est, comme vous savez, une consolation, la seule, peut-être, dont je sois susceptible. Pour me mettre en état de gagner quatre-vingt-dix-neuf francs par mois et ma propre estime, j’ai quitté une ville où je passais mon temps fort agréablement.

— Qui vous y forçait ?

— Je me suis jeté de ma pleine volonté dans cet enfer.

— Eh bien ! sortez-en et fuyez.

— Paris est maintenant gâté pour moi ; je n’y serais plus, en y retournant, ce que j’étais avant d’avoir revêtu ce fatal habit vert : un jeune homme qui peut-être un jour sera quelque chose. On verrait en moi un homme incapable d’être rien, même sous-lieutenant.

— Que vous importe l’opinion des autres, si, au fond, vous vous amusez.

— Hélas ! j’ai une vanité que vous, mon sage ami, ne pouvez comprendre ; ma position serait intolérable ; je ne pourrais répondre à certaines plaisanteries. Je ne vois que la guerre pour me tirer du pot au noir où je me suis fourré sans savoir ce que je faisais.

Lucien osa écrire toute cette confession et l’histoire de sa nouvelle amitié à sa mère ; mais il la supplia de lui renvoyer sa lettre ; ils étaient ensemble sur le ton de la plus franche amitié. Il lui écrivait : « Je ne dirai pas mon malheur, mais mon ennui serait redoublé si je devenais le sujet des plaisanteries de mon père et de ces hommes aimables dont l’absence me fait voir la vie en noir. »

Par bonheur pour Lucien, sa liaison avec M. Gauthier, qu’il rencontrait le soir chez M. Bonard, ne parvint pas jusqu’au colonel Malher. Mais, du reste, le mauvais vouloir de ce chef n’était plus un secret dans le régiment. Peut-être ce brave homme désirait-il qu’un duel le débarrassât de ce jeune républicain, trop protégé pour se permettre de le vexer en grand.

Un matin, le colonel le fit appeler, et Lucien ne fut introduit devant ce dignitaire qu’après avoir attendu trois quarts d’heure dans une antichambre malpropre, au milieu de vingt paires de bottes que ciraient trois lanciers. « Ceci est un fait exprès, se dit-il, mais je ne puis déjouer cette mauvaise volonté qu’en ne m’apercevant de rien. »

— On m’a fait rapport, monsieur, dit le colonel en serrant les lèvres et d’un ton de pédanterie marqué, on m’a fait rapport que vous mangez avec luxe chez vous ; c’est ce que je ne puis souffrir. Riche ou non riche, vous devez manger à la pension de quarante-cinq francs, avec MM. les lieutenants vos camarades. Adieu, monsieur, n’ayant autre chose à vous dire.

Le cœur de Lucien bondissait de rage ; jamais personne n’avait pris ce ton avec lui. « Donc, même pendant le temps des repas, je vais être obligé de me trouver avec ces aimables camarades, qui n’ont d’autre plaisir, quand nous sommes ensemble, que de m’écraser de leur supériorité. Ma foi, je pourrais dire comme Beaumarchais : Ma vie est un combat. Eh ! bien, s’écria-t-il en riant, je supporterai cela. Dévelroy n’aura pas la satisfaction de pouvoir répéter que je me suis donné la peine de naître ; je lui répondrai que je me donne aussi la peine de vivre. » Et Lucien alla de ce pas payer un mois à la pension ; le soir il y dîna, et fut d’une froideur et d’un dédain vraiment admirables.

Le surlendemain, il vit entrer chez lui, à six heures du matin, celui des adjudants sous-officiers du régiment qui passait pour le confident et l’âme damnée du colonel. Cet homme lui dit d’un air bénin :

— Messieurs les lieutenants et sous-lieutenants ne doivent jamais s’écarter, sans la permission du colonel, d’un rayon de deux lieues autour de la place. »

Lucien ne répondit pas un seul mot. L’adjudant, piqué, prit un air rogue et offrit de laisser par écrit le signalement des accidents de terrain qui, sur les différentes routes, pouvaient aider à reconnaître la limite du rayon de deux lieues. Il faut savoir que la plaine exécrable, stérile, sèche, où le génie de Vauban a placé Nancy ne fait place à des collines un peu passables qu’à trois lieues de la ville. Lucien eût donné tout au monde, en ce moment, pour pouvoir jeter l’adjudant par la fenêtre.

— Monsieur, lui dit-il d’un air simple, quand MM. les sous-lieutenants montent à cheval pour se promener, peuvent-ils aller au trot ou seulement au pas ?

— Monsieur, je rendrai compte de votre question au colonel, répondit l’adjudant, rouge de colère.

Un quart d’heure après, un ordonnance au galop apporta à Lucien le billet suivant :

« Le sous-lieutenant Leuwen gardera les arrêts vingt-quatre heures, pour avoir déversé le ridicule sur un ordre du colonel.

« Mahler de Saint-Mégrin. »

« Ô Galiléen ! tu ne prévaudras point contre moi ! » s’écria Lucien.

Cette dernière contrariété rappela la vie dans son cœur. Nancy était horrible, le métier militaire n’avait pour lui que le retentissement lointain de Fleurus et de Marengo ; mais Lucien tenait à prouver à son père et à Dévelroy qu’il savait supporter tous les désagréments.

Le jour même que Lucien passa aux arrêts, les officiers supérieurs du régiment eurent la naïveté d’essayer une visite à mesdames d’Hocquincourt, de Chasteller, de Puylaurens, de Marcilly, de Commercy, etc., etc., chez lesquelles ils avaient su que se présentaient quelques officiers du 20e de hussards. Nous ne ferons pas à notre lecteur l’injure d’indiquer les vingt raisons qui faisaient de cette démarche une gaucherie incroyable, et dans laquelle ne fût pas tombé le plus petit jeune homme de Paris.

La visite de ces officiers appartenant à un régiment qui passait pour juste-milieu fut reçue avec un degré d’impertinence qui réjouit infiniment la prison de notre héros. À ses yeux, les détails faisaient beaucoup d’honneur à l’esprit de ces dames.

Mesdames de Marcilly et de Commercy, qui étaient fort âgées, affectèrent, en voyant ces messieurs entrer dans leur salon, un sentiment d’effroi, comme si elles eussent vu paraître des agents de la terreur de 1793. La réception fut différente chez mesdames de Puylaurens et d’Hocquincourt ; leurs gens eurent ordre apparemment de se moquer des officiers supérieurs du 27e ; car leur passage dans l’antichambre, à leur sortie, fut le signal d’éclats de rire excessifs. Les rares propos qu’un étonnement extrême permit à mesdames d’Hocquincourt et de Puylaurens furent choisis de façon à pousser l’impertinence jusqu’au point précis où elle devient de la grossièreté, et peut déposer contre le savoir-vivre de la personne qui l’emploie. Chez madame de Chasteller, où le service était mieux fait, la porte fut simplement refusée à ces messieurs.

— Eh ! bien, le colonel avalait tout cela comme de l’eau, dit Filloteau, qui, à la nuit serrée et quand sa démarche ne put plus être remarquée, vint voir Lucien et le consoler de ses arrêts. Le colonel n’a-t-il pas voulu nous persuader, en sortant de chez cette madame d’Hocquincourt, qui n’a pas cessé de rire en nous regardant, qu’au fond nous avions été reçus avec bonté et gaieté, comme qui dirait sans façon, comme des amis, quoi !… Morbleu ! Dans le bon temps, quand nous traversâmes la France, de Mayence à Bayonne, pour entrer en Espagne, comme nous eussions fait voler les vitres d’une madame comme celle-là ! Une damnée vieille, la comtesse de Marcilly, je crois, qui montre au moins quatre-vingt-dix ans, nous a offert à boire du vin, comme nous nous levions pour partir, comme on ferait à des voituriers.

Lucien apprit bien d’autres détails quand il put sortir. Nous avons oublié de dire que M. Bonard l’avait présenté dans cinq ou six maisons de la bonne bourgeoisie. Il y avait trouvé la même affectation continue que chez mademoiselle Sylviane et les mêmes prétentions à la bonhomie. Il s’était aperçu, à son grand chagrin, que les maris bourgeois font réciproquement la police sur leurs femmes ; sans doute, sans en être convenus et uniquement par envie et méchanceté. Deux ou trois de leurs dames, pour parler leur langage, avaient de fort beaux yeux, et ces yeux avaient daigné parler à Lucien ; mais comment arriver à les voir en tête-à-tête ? Et, d’ailleurs, quelle affectation autour d’elles et même chez elles ! Quelles éternelles parties de boston à faire en société avec les maris, et surtout quelle incertitude dans le succès ! Lucien, dénué de toute expérience, un peu abattu par ce qui lui arrivait, aimait mieux s’ennuyer tout seul les soirées que d’aller faire des parties de boston avec messieurs les maris, qui avaient toujours soin de le placer dos à dos avec la plus jolie femme du salon. Il se réduisit volontiers au rôle d’observateur. L’ignorance de ces pauvres femmes est inimaginable. Les fortunes sont bornées ; les maris lisent des journaux auxquels ils sont abonnés en commun, et que leurs moitiés ne voient jamais. Leur rôle est absolument réduit à celui de faire des enfants et de les soigner quand ils sont malades. Seulement, le dimanche, donnant le bras à leurs maris, elles vont étaler dans une promenade les robes et les châles de couleur voyante dont ceux-ci ont jugé à propos de récompenser leur fidélité à remplir les devoirs de mère et d’épouse.

Si Lucien avait été plus constant auprès de mademoiselle Sylviane Berchu, c’est que la société était plus commode ; il suffisait d’entrer dans une boutique. Notre héros finit par être de l’avis de M. le préfet, dont l’affectation marquée et l’air doucereux frappaient tous les soirs à la porte de derrière du magasin de spiritueux ; sans s’arrêter dans la boutique, le premier magistrat du département passait dans l’arrière-boutique. Là, il se trouvait chez l’un des propriétaires les plus imposés du département, ainsi qu’il avait le soin de l’écrire à son ministre.

Lucien ne paraissait que tous les huit jours chez mademoiselle Sylviane, et à chaque fois, en sortant, il se promettait bien de ne pas revenir d’un mois. Il y alla tous les jours pendant quelque temps. Le récit et la colère du bon Filloteau, la déconvenue de ces officiers supérieurs, dont les façons le reléguaient à une distance si incommensurable, avaient réveillé chez lui l’esprit de contradiction. « Il y a ici une société qui ne veut pas recevoir les gens qui portent mon habit, essayons d’y pénétrer. Peut-être, au fond, sont-ils aussi ennuyeux que les bourgeois ; mais enfin il faut voir ; il me restera du moins le plaisir d’avoir triomphé d’une difficulté ; il faut que je demande des lettres d’introduction à mon père. »

Mais écrire à ce père sur le ton sérieux n’était pas chose facile. Hors de son comptoir, M. Leuwen avait l’habitude de ne pas lire jusqu’au bout les lettres qui n’étaient pas amusantes. « Plus la chose lui est facile, se disait Lucien, plus facilement l’idée lui viendra de me faire quelque niche. Il fait les affaires de bourse de M. Bonpain, le notaire du noble faubourg, celui qui dirige toutes les quêtes faites en province pour les besoins du parti et tous les envois en Espagne. M. Bonpain peut, avec deux ou trois mots, m’assurer une réception brillante dans toutes les maisons nobles de la Lorraine. » Ce fut dans ces idées que Lucien écrivit à son père.

Au lieu du paquet énorme qu’il attendait avec impatience, il ne reçut de la sollicitude paternelle qu’une toute petite lettre écrite sur le papier le plus exigu possible.

« Très aimable sous-lieutenant, vous êtes jeune, vous passez pour riche, vous vous croyez beau sans doute, vous avez du moins un beau cheval, puisqu’il coûte cent cinquante louis. Or, dans les pays où vous êtes, le cheval fait plus de la moitié de l’homme. Il faut que vous soyez encore plus piètre qu’un saint-simonien ordinaire pour n’avoir pas su vous ouvrir les manoirs des noblilions de Nancy. Je parie que Méllinet (un domestique de Lucien) est plus avancé que vous et n’a que l’embarras du choix pour ses soirées. Mon cher Lucien, studiate la matematica et devenez profond. Votre mère se porte bien, ainsi que votre dévoué serviteur.

François Leuwen. »

Lucien se serait donné au diable après une telle lettre. Pour l’achever, le soir, en rentrant de cette promenade qui ne pouvait se prolonger au delà de deux lieues, il vit son domestique Méllinet assis dans la rue devant une boutique, au milieu d’un cercle de femmes, et l’on riait beaucoup.

« Mon père est un sage, se dit-il, et moi je suis un sot. »

Il remarqua presque au même instant un cabinet littéraire, dont on allumait les quinquets ; il renvoya son cheval et entra dans cette boutique pour essayer de changer d’idées et de se dépiquer un peu. Le lendemain, à sept heures du matin, le colonel Malher le fit appeler.

— Monsieur, lui dit ce chef d’un air important, il peut y avoir des républicains, c’est un malheur pour la France ; mais j’aimerais autant qu’ils ne fussent pas dans le régiment que le roi m’a confié.

Et, comme Lucien le regardait d’un air étonné :

— Il est inutile de le nier, monsieur ; vous passez votre vie au cabinet littéraire de Schmidt, rue de la Pompe, vis-à-vis l’hôtel de Pontlevé. Ce lieu m’est signalé comme l’antre de l’anarchie, fréquenté par les plus effrontés jacobins de Nancy. Vous n’avez pas eu honte de vous lier avec les va-nu-pieds qui s’y donnent rendez-vous chaque soir. Sans cesse on vous voit passer devant cette boutique, et vous échangez des signes avec ces gens-là. On pourrait aller jusqu’à croire que c’est vous qui êtes le souscripteur anonyme de Nancy, signalé par le ministre à M. le général baron Thérance comme ayant envoyé quatre-vingts francs pour la souscription à l’amende du National

Ne dites rien, monsieur, s’écria le colonel d’un air colère, comme Lucien semblait vouloir parler à son tour. Si vous aviez le malheur d’avouer une telle sottise je serais obligé de vous envoyer au quartier général à Metz, et je ne veux pas perdre un jeune homme qui, déjà une fois, a manqué son état.

Lucien était furieux. Pendant que le colonel parlait, il eut deux ou trois fois la tentation de prendre une plume sur une large table de sapin, tachée d’encre et fort sale, derrière laquelle était retranché cet être grossier et despote de mauvais goût, et d’écrire sa démission. La perspective des plaisanteries de son père l’arrêta ; quelques minutes plus tard, il trouva plus digne d’un homme de forcer le colonel à reconnaître qu’on l’avait trompé ou qu’il voulait tromper.

— Colonel, dit-il d’une voix tremblante de colère, mais, du reste, en se contenant assez bien, j’ai été renvoyé de l’École polytechnique, il est vrai ; on m’a appelé républicain, je n’étais qu’étourdi. Excepté les mathématiques et la chimie, je ne sais rien. Je n’ai point étudié la politique, et j’entrevois les plus graves objections à toutes les formes de gouvernement. Je ne puis donc avoir d’avis sur celui qui convient à la France…

— Comment, monsieur, vous osez avouer que vous ne comprenez pas que le seul gouvernement du roi…

Nous supprimons ici trois pages que le brave colonel répéta tout d’un trait, et qu’il avait lues quelques jours auparavant dans un journal payé par le gouvernement.

« Je l’ai pris de trop haut avec cet espion sabreur, » se dit Lucien pendant ce long sermon ; et il chercha une phrase qui dît beaucoup en peu de mots.

— Je suis entré hier pour la première fois de ma vie dans ce cabinet littéraire, s’écria-t-il enfin, et je donnerai cinquante louis à qui pourra prouver le contraire.

— Il ne s’agit pas ici d’argent, répliqua le colonel avec amertume ; on sait assez que vous en avez beaucoup, et il paraît que vous le savez mieux que personne. Hier, monsieur, dans le cabinet de Schmidt, vous avez lu le National, et vous n’avez pris ni le Journal de Paris ni les Débats, qui tenaient le milieu de la table.

« Il y avait là un observateur exact, » pensa Lucien. Il se mit ensuite à raconter tout ce qu’il avait fait dans ce lieu-là, et, à force de petits détails terre à terre, il força le colonel à ne pas pouvoir disconvenir :

1o Que réellement la veille, lui, Lucien, avait lu un journal, pour la première fois, dans un lieu public, depuis son arrivée au régiment ;

2o Qu’il n’avait passé que quarante minutes au cabinet littéraire de Schmidt ;

3o Qu’il y avait été retenu tout ce temps uniquement par un grand feuilleton de six colonnes, sur le Don Juan de Mozart, ce qu’il offrit de prouver, en répétant les principales idées du feuilleton.

Après une séance de deux heures et de contre-examen le plus vétilleux de la part du colonel, Lucien sortit enfin, pâle de colère ; car la mauvaise foi du colonel était évidente : mais notre sous-lieutenant éprouvait le vif plaisir de l’avoir réduit au silence sur tous les points de l’accusation.

« J’aimerais mieux vivre avec les laquais de mon père, se dit Lucien en respirant sous la porte cochère. Quelle canaille ! se dit-il vingt fois pendant la journée. Mais toute ma vie je passerai pour un sot aux yeux de mes amis, si à vingt ans et avec le cheval le plus beau de la ville je fais fiasco dans un régiment juste-milieu, et où, par conséquent, l’argent est tout. Pour qu’au moins, en cas de démission, on ait quelque action de moi à citer à Paris, il faut que je me batte. Cela est d’usage en entrant dans un régiment ; du moins, on le croit dans nos salons, et, ma foi, si je perds la vie, je ne perdrai pas grand’chose. »

L’après-dînée, après le pansement du soir, dans la cour de la caserne, il dit à quelques officiers qui sortaient en même temps que lui :

— Des espions, qui abondent ici, m’ont accusé auprès du colonel du plus plat de tous les péchés ; on veut que je sois républicain. Il me semble pourtant que j’ai un rang dans le monde et quelque fortune à perdre. Je voudrais connaître l’accusateur pour, d’abord, me justifier à ses yeux, et ensuite lui faire deux ou trois petites caresses avec ma cravache.

Il y eut un moment de silence complet, et ensuite on parla d’autres choses.

Le soir Lucien rentrait de la promenade ; dans la rue son domestique lui remit une jolie lettre fort bien pliée ; il l’ouvrit et vit un seul mot : Renégat. En ce moment, Lucien était peut-être l’homme le plus malheureux de tous les régiments de lanciers de l’armée.

« Voilà comment ils font toutes leurs affaires ! en enfants, pensa-t-il enfin. Qui avait dit à ces pauvres jeunes gens que je pense comme eux ? Le sais-je moi-même ce que je pense ? Je serais un grand sot de songer à gouverner l’État, je n’ai pas su gouverner ma propre vie. » Lucien eut, pour la première fois, quelque idée de se tuer ; l’excès de l’ennui le rendait méchant, il ne voyait plus les choses comme elles sont réellement. Par exemple, il y avait dans son régiment huit ou dix officiers fort aimables ; il était aveugle, il ne voyait pas leur mérite.

Le lendemain, comme Lucien parlait encore de républicanisme à deux ou trois officiers :

— Mon cher, lui dit l’un d’eux, vous nous ennuyez toujours de la même chanson ; que diable cela nous fait-il, à nous, que vous ayez été à l’École polytechnique, qu’on vous ait chassé, qu’on vous ait calomnié ? etc., etc. Moi aussi j’ai eu mes malheurs, je me suis donné une entorse il y a six ans, mais je n’en ennuie pas mes amis.

Lucien n’eût pas relevé l’accusation d’être ennuyeux. Dès les premiers jours de son arrivée au corps, il s’était dit : « Je ne suis pas ici pour faire l’éducation de tout ce qu’il peut y avoir au régiment de gens mal élevés ; il ne faut me récrier que si l’un d’eux me fait l’honneur d’être pour moi plus grossier qu’à l’ordinaire. » À l’imputation d’être ennuyeux, Lucien répondit, après un petit silence :

— Je crains bien d’être ennuyeux, cela peut m’arriver quelquefois, et je vous en crois sur parole, monsieur ; mais je suis déterminé à ne pas me laisser accuser de républicanisme ; je désire marquer ma déclaration par un coup d’épée, et je vous serai fort obligé, monsieur, si vous voulez bien mesurer la vôtre avec moi.

Ce mot sembla rendre la vie à tous ces pauvres jeunes gens ; Lucien vit aussitôt vingt officiers autour de lui. Ce duel fut une bonne fortune pour tout le régiment. Il eut lieu le soir même, dans un recoin du rempart bien triste et bien sale. On se battit à l’épée, et les deux adversaires furent blessés, mais sans que l’État fût menacé de perdre aucun des deux. Lucien avait un grand coup dans le haut du bras droit. Il se permit sur sa blessure une plaisanterie qui sans doute était mauvaise, car elle ne fut pas comprise. Son témoin en fut choqué, et, lui ayant demandé s’il avait besoin de lui, sur sa réponse négative, le planta là.

Lucien s’assit sur une pierre ; quand il voulut se lever, il n’en eut plus la force, et bientôt se trouva mal ; il était presque nuit close. Lucien fut réveillé de sa stupeur par un petit bruit ; il ouvrit les yeux, il vit devant lui un lancier qui le regardait en riant.

« Voilà notre milord ivre-mort, disait le lancier. Eh ! bien, on a beau dire, moi je bois tout mon argent, mais jamais on ne m’a vu comme milord. Dame ! c’est qu’aussi il a plus de quibus que moi ; et, s’il met tout à boire, il doit être plus avancé que le lancier Jérôme Ménuel. » Lucien regardait le lancier, sans avoir la force de parler.

— Mon lieutenant, vous avez quelque difficulté à marcher ; vous serait-il agréable que je vous misse sur vos jambes ?

Ménuel n’eût eu garde de se permettre ce langage si l’officier ne lui eût pas semblé ivre ; mais il riait de bon cœur de voir le milord, comme l’appelaient les soldats, hors d’état de se mettre debout, et, en véritable Français, il était ravi de pouvoir parler ainsi avec un supérieur. Lucien le regarda, et put trouver enfin la force de lui dire :

— Aidez-moi, je vous prie.

Ménuel plaça ses mains sous les bras du sous-lieutenant, et l’aida à se mettre debout. Ménuel sentit sa main gauche mouillée ; il la regarda, elle était pleine de sang.

— En ce cas, asseyez-vous, dit-il à Lucien.

Sa voix était pleine de respect et de cordialité. « Diable ! ce n’est pas de l’ivresse, se dit-il, c’est un bon coup d’épée. »

— Lieutenant, voulez-vous que je vous porte jusque chez vous ? Je suis fort. Mais il y a mieux que cela : permettez que je vous ôte votre habit ; je serrerai votre blessure.

Lucien ne répondant pas, en un instant Ménuel ôta l’habit, déchira la chemise, fit, avec une manche qu’il arracha, une compresse qu’il plaça sur la blessure, près de l’aisselle, et serra de toute sa force avec son mouchoir ; il courut à un cabaret voisin, et revint avec un verre d’eau-de-vie dont il mouilla le bandage. Il restait un peu d’eau-de-vie qu’il fit boire à Lucien.

— Restez-là, lui dit celui-ci.

Un instant après il put ajouter :

— Ceci est un secret. Allez chez moi, faites atteler la calèche, mettez-vous dedans et venez me prendre. Vous me rendrez service si personne au monde ne se doute de ce petit accident, surtout le colonel.

« Milord n’est pas bête, après tout, » se disait Ménuel en allant chercher la calèche. Le lancier se sentait fier. « Je vais donner des ordres à ces beaux laquais qui ont des livrées si riches. » Ménuel avait méprisé Lucien, il le trouvait blessé et supportant bien son accident, il l’admirait avec autant de vivacité et de raison qu’il l’avait méprisé un quart d’heure auparavant.

CHAPITRE VIII


Une fois en calèche, Ménuel, au lieu de prendre le ton piteux, dit des choses plaisantes, moins par l’esprit que par l’accent dont elles étaient dites.

— Je vous demande votre parole d’honneur, mon camarade, de ne rien dire de ce que vous avez vu.

— Je vous donne toutes les paroles du monde, et, ce qui vaut un peu mieux, monsieur pourra se demander si je voudrais déplaire au Benjamin du lieutenant-colonel Filloteau.

Ménuel alla chercher le chirurgien du régiment ; on ne le trouva pas ; il resta auprès du blessé, qui ne souffrait pas du tout. Lucien fut frappé de l’esprit naturel de Ménuel, espèce de pauvre diable, qui prenait tout gaiement et s’établit chez notre héros. Excédé d’ennui, entouré de gens empesés, et encore peu enthousiaste du caractère du simple soldat, Lucien, au lieu de se livrer à ses sombres pensées, écoutait volontiers les cent contes de Ménuel.

Le chirurgien-major du régiment, le chevalier Bilars, comme il se faisait appeler, sorte de charlatan assez bon homme, natif des Hautes-Alpes, parut le lendemain de bonne heure. L’épée de l’adversaire avait passé près de l’artère. Le chevalier Bilars exagéra le danger, qui était nul, et vint deux ou trois fois pendant la journée. La bibliothèque du brave sous-lieutenant, comme disait le chevalier, se trouvait fournie des meilleures éditions, telles que kirsch-wasser de 1810, cognac de douze ans, anisette de Bordeaux de Marie Brizard, eau-de-vie de Dantzig chargée de paillettes d’or, etc., etc. Le chevalier Bilars, qui aimait la lecture, passait chez le blessé des journées entières, ce qui ennuyait fort Lucien ; mais, par compensation, Lucien avait Ménuel, qui, prisant aussi l’excellence de la bibliothèque de notre héros, s’était tout à fait établi chez lui. Lucien se le fit donner par le lieutenant-colonel Filloteau en qualité de garde-malade.

Ménuel contait à notre héros blessé certaines parties de sa vie[21] et se gardait bien de parler de certaines autres. Par forme d’épisode, nous conterons en passant cette vie d’un simple soldat. Si parfois les rôles d’un régiment contiennent des noms dont l’histoire est assez plate et toujours la même, d’autres fois aussi le simple habit de soldat recouvre des cœurs qui ont éprouvé de drôles de sensations.

Ménuel avait été ouvrier relieur à Saint-Malo, sa patrie. Amoureux de la soubrette d’une troupe de comédiens nomades, qui était venue donner des représentations à Saint-Malo, Ménuel avait déserté la boutique de son maître et s’était fait acteur. Un jour, à Bayonne, où il vivait depuis quelques mois, et où il s’était fait aimer et avait amassé quelque argent en donnant des leçons d’armes, Ménuel fut vivement pressé par un jeune homme de la ville auquel il devait cent cinquante francs prêtés par amitié. Son trésor était un peu supérieur à cette somme ; mais il se sentit une telle répugnance à l’entamer, ou, plutôt, à l’anéantir en payant sa dette, qu’il eut l’idée de faire un faux : c’était un reçu en deux mots, ainsi conçu : Reçu du porteur les cent cinquante francs. Perret fils. Quand un ami de M. Perret le créancier, qui était allé à Pau, vint le presser au nom de celui-ci, Ménuel eut l’audace de dire qu’il lui avait envoyé la somme avant son départ. Perret revint de son voyage et demanda ce qui lui était dû. Ménuel lui répondit mal ; Perret porta un défi à Ménuel, quoique celui-ci fût une sorte de maître d’armes.

Ménuel, déjà bourrelé par le remords, eut horreur de ce qu’il allait faire : tuer un homme pour voler cent cinquante francs ! Il offrit de payer. Perret lui dit qu’il était donc bien lâche. Ce mot rendit courage à Ménuel et lui fit du bien. Il se battit et se promit bien de chercher à ménager Perret. En allant au lieu du rendez-vous, Ménuel dit à Perret :

— Rompez toujours, ne vous fendez jamais, je ne pourrai vous tuer.

Il disait ces mots de très bonne foi ; il parlait en maître d’armes. Par malheur, Perret lui crut une profondeur de caractère et de scélératesse dont le pauvre Ménuel était bien loin.

Après deux ou trois reprises, Perret crut devoir prendre le contre-pied de ce que lui avait dit son adversaire ; il se précipita sur Ménuel et s’enferra de lui-même. La blessure était dangereuse. Ménuel fut au désespoir, et sa douleur passa pour de l’hypocrisie et de la lâcheté. Honni, bafoué dans toute la ville, il fut poursuivi par le père de Perret comme ayant fabriqué une pièce fausse. Tout Bayonne était en colère, et comme tout se fait par mode en France, même les déclarations du jury, Ménuel fut condamné aux galères.

Ménuel, dans sa prison, faisait venir du vin et était presque toujours en pointe de gaieté ; il avait des remords, et, se regardant comme un homme à jamais perdu, il voulait passer gaiement le peu de jours qui lui restaient.

Les geôliers, les porte-clefs de la prison, tous l’aimaient. Un jour il vit apporter dans la loge du portier huit ou dix gros paquets de cordes, destinées à renouveler celles de toutes les jalousies de la prison. Une idée le saisit ; il vola à l’instant un écheveau de ces cordes. Il eut le bonheur de n’être pas vu et, la nuit même, en escaladant deux murailles d’une hauteur très respectable, il parvint à se sauver. Il courut remettre à un ami de Perret les cent cinquante francs qu’il devait ; cet ami était un de ceux qui avaient le plus aidé le père de Perret à le faire condamner[22]. Mais à Bayonne, la mode changeant, on commençait à trouver sévère la condamnation de Ménuel. L’ami de Perret, en voyant Ménuel, eut pitié de lui, et à l’instant le plaça sur un bateau qui allait partir avant le jour pour la pêche.

Il y eut un coup de vent la nuit suivante ; le bateau de Bayonne fut jeté fort près de Saint-Sébastien. Ménuel héla un bateau espagnol et, le soir même, il errait sur le quai de Saint-Sébastien. Un recruteur lui proposa de se faire soldat de la légitimité et de don Carlos ; Ménuel accepta et, peu de jours après, arriva à l’armée du prétendant espagnol. Il prouva qu’il montait bien à cheval ; il avait du bagou ; on en fit un cavalier.

Un mois après, Ménuel sortit avec sa compagnie pour protéger un convoi ; les Christinos l’attaquèrent : Ménuel eut une peur effroyable. Après quelques coups de fusil, il s’enfuit au galop dans la montagne. Quand son cheval ne put plus s’avancer au milieu de rochers trop rapides, Ménuel attacha ensemble les deux jambes de devant de son cheval, le laissa dans le lit d’un torrent desséché, et continua de fuir à pied. Enfin, son oreille ne fut plus offensée par le bruit des coups de fusil. Alors il réfléchit.

« Après ce beau trait, comment oserais-je reparaître à l’armée, où je me suis fait une réputation de bravoure à trois poils, au moyen de trois petits duels ?

« Je suis donc un grand misérable ! se disait Ménuel. Faussaire, condamné aux galères et lâche, pour terminer l’affaire ! » Il eut l’idée de se tuer, mais, quand il vint à penser aux moyens, cette idée lui fit horreur. Quand la nuit fut venue, notre homme, mourant de faim, songea que peut-être le mulet de quelque cantinière avait été blessé ou tué, en ce cas les paniers qu’il portait seraient restés sur le champ de bataille ; il y revint à pas de loup et non sans peur. À tous les instants, il faisait de longues haltes ; il se couchait et plaçait l’oreille contre terre ; il n’entendait aucun autre bruit que celui du petit vent de la nuit, qui agitait les broussailles de.....[23] et les petits lièges.

Enfin il arriva, et, à son grand étonnement, il vit que cette grande affaire, après une fusillade de six heures, n’avait laissé sur le champ de bataille que deux morts. « Je suis donc un grand misérable, se dit-il, d’avoir eu une telle peur pour si peu de péril. » Il était au désespoir, quand il trouva une outre à demi pleine, et plus loin un pain tout entier. Par prudence, il alla souper à deux cents pas du champ de bataille ; ensuite il revint, toujours prêtant l’oreille.

Un des morts était un jeune Français nommé Ménuel, qui avait un portefeuille plein de lettres et renfermant un beau passe-port. Notre héros eut l’idée lumineuse de changer de nom ; il s’empara du passe-port, des lettres, du portefeuille, des chemises, meilleures que les siennes, et enfin du nom de Ménuel : jusque-là son nom avait été tout autre.

Une fois qu’il eut ce nom : « Pourquoi ne rentrerais-je pas en France, se dit-il ? Je ne suis plus condamné aux galères et signalé à toutes les gendarmeries ; pourvu que j’évite Bayonne, où j’ai brillé d’un faux éclat, et Montpellier, où ce pauvre Ménuel est né, je suis libre dans toute la France. » L’aube commençait à paraître ; il avait trouvé une centaine de francs dans la poche des deux morts et continuait ses recherches, quand il vit deux paysans s’approcher. Il songea à se dire blessé, alla chercher son cheval et revint aux paysans ; mais il s’aperçut que, le croyant affaibli par sa blessure, ces paysans voulaient le traiter comme il avait traité les morts. À l’instant il se trouva guéri, et, les paysans étant revenus à des sentiments plus naturels, l’un d’eux s’engagea, moyennant une piastre payée chaque matin, et une autre piastre payée chaque soir, à le conduire à la Bidassoa, torrent qui, comme on sait, fait la limite de la France.

Ménuel fut bien heureux. Mais à peine en France, il s’imagina (c’était un homme à imagination) que les gendarmes qu’il rencontrait le regardaient d’une façon singulière. Il alla sur son cheval jusqu’à Béziers ; là, il le vendit et prit la diligence de Lyon ; mais ses fonds diminuaient rapidement. Partie en bateau à vapeur, partie à pied, il gagna Dijon, et quelques jours après Colmar. Arrivé dans cette jolie ville, il ne lui restait plus que cinq francs. Il réfléchissait beaucoup. « Je fais très bien des armes, se dit-il ; je me bats très bien, pour peu que je sois en colère ; je monte à cheval ; tous les journaux prétendent qu’il n’y aura pas de guerre de longtemps ; d’ailleurs, en cas de guerre, je puis déserter. Engageons-nous dans le régiment de lanciers[24] dont le dépôt est à Colmar. Je remettrai mon passeport au commandant, et je tâcherai ensuite de l’enlever. Si je puis détruire cette pièce indiscrète, je me dirai né à Lyon, que je viens de bien examiner ; je m’appellerai Ménuel, et, c’est bien le diable si on découvre un condamné ! »

Tout cela fut fait six mois après son entrée au dépôt. Ménuel, le modèle des soldats, avait lui-même brûlé son passeport, qu’il avait eu l’adresse de voler dans le bureau du capitaine de recrutement. Il était fort aimé et fameux maître d’armes ; il passait pour fort gai. Afin de se distraire de ses malheurs, il dépensait au cabaret tout l’argent qu’il gagnait le fleuret à la main. Il s’était promis deux choses : se faire beaucoup d’amis au régiment, en ne buvant jamais seul, et ne jamais s’enivrer tout à fait pour ne pas dire de parole indiscrète.

Depuis deux ans que Ménuel avait rejoint le régiment, sa vie était heureuse en apparence. S’il n’eût pas caché soigneusement qu’il savait écrire, les officiers de sa compagnie, qui étaient fort contents de sa tenue propre, et auxquels il cherchait à rendre service, l’auraient fait passer brigadier. Ménuel passait pour le loustic du régiment. Il eut un duel fort heureux contre un maître d’armes : sa bravoure, non moins que son adresse, avaient brillé aux yeux de toute la garnison. Mais toutes les fois qu’il voyait un gendarme, il frémissait malgré lui, et la rencontre de ces gens-là empoisonnait sa vie. Contre ce malheur il n’avait d’autre ressource que le cabaret le plus prochain.

Quand il eut le bonheur de s’attacher à Lucien, son sort changea. « Un homme si riche, se dit-il, aurait ma grâce, quand même j’aurais été reconnu : il faut seulement qu’il le veuille. Il est fou pour l’argent, et, dans un bon moment, mille écus ne lui coûteraient rien pour acheter ma grâce de quelque chef de bureau ! »

Lucien apprit par le chevalier Bilars qu’il y avait à Nancy un médecin célèbre par un rare talent, et, de plus, fort bien venu dans la société à cause de son éloquence et de ses opinions furibondes de légitimité : on l’appelait M. Du Poirier. Par tout ce que disait le chevalier Bilars, Lucien comprit que ce docteur pourrait bien être le factotum de la ville, et, dans tous les cas, un intrigant amusant à voir.

— Il faut absolument, mon cher docteur, que vous m’ameniez demain ce monsieur Du Poirier ; dites-lui que je suis en danger.

— Mais vous n’êtes pas en danger !

— Mais n’est-il pas fort bien de commencer par un mensonge nos relations avec un fameux intrigant ? Une fois qu’il sera ici, ne me contredisez en rien ; laissez-moi dire, nous en entendrons de belles sur Henri V, sur Louis XIX, et peut-être nous amuserons-nous un peu.

— Votre blessure est tout à fait chirurgicale, et je ne vois pas ce qu’un docteur en médecine, etc., etc.

Le chevalier Bilars consentit enfin à aller chercher le docteur, parce qu’il comprit que, s’il ne l’amenait pas, Lucien pourrait bien lui écrire directement.

Le célèbre docteur vint le lendemain. « Cet homme a l’air sombre d’un énergumène », se dit Lucien. Le docteur n’eut pas été cinq minutes avec notre héros, qu’il lui frappa familièrement sur le ventre en lui parlant. Ce M. Du Poirier était un être de la dernière vulgarité, et qui semblait fier de ses façons basses et familières ; c’est ainsi que le cochon se vautre dans la fange avec une sorte de volupté insolente pour le spectateur. Mais Lucien n’eut presque pas le temps d’apercevoir ce ridicule extrême ; il était trop évident que ce n’était point par vanité, et pour se faire son égal ou son supérieur, que Du Poirier était familier avec lui. Lucien crut voir un homme de mérite, entraîné par le besoin d’exprimer vivement les pensées dont la foule et l’énergie l’oppriment. Un homme moins jeune que Lucien eût remarqué que la fougue de Du Poirier ne l’empêchait pas de se prévaloir de la familiarité qu’il avait usurpée et d’en sentir tous les avantages. Quand il ne parlait pas avec emportement, il avait autant de petite vanité que quelque Français que ce soit. Mais le chevalier Bilars ne vit point ces choses et trouva Du Poirier d’un mauvais ton à se faire chasser même d’un estaminet.

« Mais non, se dit Lucien, après avoir cru un moment à cette obsession d’un génie ardent, cet homme est un hypocrite ; il a trop d’esprit pour être entraîné ; il ne fait rien qu’après y avoir bien songé. Cet excès de vulgarité et de mauvais ton, avec cette élévation continue de pensée, doit avoir un but. » Lucien était tout oreille ; le docteur parlait de tout, mais notamment de politique ; il prétendait avoir des anecdotes secrètes sur tout.

— Mais, monsieur, dit le docteur Du Poirier en interrompant tout à coup ses raisonnements infinis sur le bonheur de la France, vous allez me prendre pour un médecin de Paris qui fait de l’esprit et parle de tout à son malade, excepté de sa maladie.

Le docteur vit le bras de Lucien et lui conseilla une immobilité absolue pendant huit jours.

— Laissez de côté tous les cataplasmes du monde, ne faites aucun remède, et s’il n’y a rien de nouveau alors, ne pensez plus à cette piqûre.

Lucien trouva que, pendant que le docteur Du Poirier examinait sa blessure et observait les battements de l’artère, son regard était admirable. À peine sa blessure examinée, Du Poirier reprit le grand thème de l’impossibilité de la durée du gouvernement de Louis-Philippe[25].

Notre héros s’était figuré assez légèrement qu’il s’amuserait sans peine aux dépens d’une sorte de bel esprit de province, hâbleur de son métier ; il trouva que la logique de la province vaut mieux que ses petits vers. Loin de mystifier Du Poirier, il eut toutes les peines du monde à ne pas tomber lui-même dans quelque position ridicule. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il fut complètement guéri de l’ennui par la vue d’un animal aussi étrange. Du Poirier pouvait avoir cinquante ans ; ses traits étaient grands et fort prononcés. Deux petits yeux gris-vert, fort enfoncés dans la tête, s’agitaient, se remuaient avec une activité étonnante et semblaient lancer des flammes : ils faisaient pardonner une longueur étonnante au nez qui les séparait. Dans beaucoup de positions, ce nez malheureux donnait au docteur la physionomie d’un renard alerte : c’est un désavantage pour un apôtre. Ce qui achevait la ressemblance, dès qu’on avait le malheur de l’apercevoir, c’était une épaisse forêt de cheveux d’un blond fort hasardé, qui hérissaient le front et les tempes du docteur. Au total, on ne pouvait oublier cette tête une fois qu’on l’avait vue ; à Paris, elle eût peut-être fait horreur aux sots ; en province, où l’on s’ennuie, tout ce qui promet une sensation est reçu avec empressement, et le docteur était à la mode.

Il avait une contenance vulgaire, et pourtant une physionomie extraordinaire et frappante. Quand le docteur croyait avoir convaincu son adversaire, et dès qu’il parlait à quelqu’un, il avait un adversaire à convaincre et un partisan à gagner, ses sourcils se relevaient d’une façon démesurée et ses petits yeux gris ouverts comme ceux d’une hyène semblaient prêts à lui sortir de la tête. « Même à Paris, se dit Lucien, cette physionomie de sanglier, ce fanatisme furieux, ces façons impertinentes, mais pleines d’éloquence et d’énergie, le sauveraient du ridicule. C’est là un apôtre, c’est un jésuite. » Et il le regardait avec une extrême curiosité.

Pendant ces réflexions, le docteur abordait la plus haute politique ; on le voyait entraîné. Il fallait abolir les partages du patrimoine à la mort du père de famille ; il fallait, avant tout, rappeler les jésuites. Quant à la branche aînée, il n’était pas légitime de boire un verre de vin en France jusqu’à ce qu’elle fût rétablie dans sa chose, c’est-à-dire aux Tuileries, etc., etc. Rien n’était dit par M. Du Poirier pour adoucir l’éclat de ces grandes vérités, ou pour ménager les préjugés de son adepte.

— Quoi ! dit tout à coup le docteur, vous, homme bien né, avec des mœurs élégantes, de la fortune, une jolie position dans le monde, une éducation délicate, vous vous jetez dans l’ignoble juste milieu ! Vous vous faites son soldat, vous ferez ses guerres, non pas la guerre véritable, dont même les misères ont tant de noblesse et de charmes pour les cœurs généreux, mais la guerre de maréchaussée, la guerre de tronçon de chou, contre de malheureux ouvriers mourant de faim : pour vous, l’expédition de la rue Transnonain[26] est la bataille de Marengo.....

— Mon cher chevalier, dit Lucien au docteur Bilars, qui se scandalisait et se croyait obligé de défendre le juste milieu ; mon cher chevalier, il me vient fantaisie de raconter au docteur quelques petits écarts de jeunesse qui sont tout à fait du ressort de la médecine et dont je vous ferai confidence, mais un autre jour ; il y a des choses qu’on n’aime à dire qu’à une seule personne à la fois, etc., etc.

Malgré une déclaration aussi vive, Lucien eut toutes les peines du monde à faire déguerpir le chevalier Bilars, qui se sentait une extrême démangeaison de parler de politique, et que Lucien soupçonnait à tort de pouvoir bien être un espion.

L’éloquence de Du Poirier ne fut nullement démontée par l’épisode de l’expulsion du chirurgien ; il continua à gesticuler avec feu et à parler à tue-tête.

— Quoi, vous allez végéter dans l’ennui et les petitesses d’une garnison ? Un tel rôle est-il fait pour un homme comme vous ? Quittez-le au plus vite. Le jour où l’on tirera le canon, non le plat canon d’Anvers, mais le canon national, celui qui fera palpiter tous les cœurs français, le mien, monsieur, tout comme le vôtre, vous distribuerez quelques louis dans les bureaux et vous serez sous-lieutenant comme devant ; et qu’importe à un homme de votre sorte de faire la guerre comme sous-lieutenant ou comme capitaine ? Laissez la petite vanité de l’épaulette aux demi-sots ; l’essentiel, pour une âme comme la vôtre, est de payer noblement votre dette à la patrie ; l’essentiel est de diriger avec esprit vingt-cinq paysans qui n’ont que du courage ; l’essentiel, pour votre amour-propre, est de faire preuve, dans ce siècle douteux, du seul genre de mérite que l’on ne puisse pas accuser d’hypocrisie. L’homme que le feu du canon prussien ne fait pas sourciller ne peut point être un hypocrite de bravoure ; tandis que tirer le sabre contre des ouvriers qui se défendent avec des fusils de chasse, et qui sont quatre cents contre dix mille, ne prouve absolument rien, que l’absence de noblesse dans le cœur et l’envie de s’avancer. Remarquez l’effet sur l’opinion : dans cet ignoble duel, l’admiration pour la bravoure sera toujours, comme à Lyon, pour le parti qui n’a ni canon ni pétard. Mais raisonnons comme Barême ; même en tuant beaucoup d’ouvriers, il vous faudra six ans au moins, monsieur le sous-lieutenant, pour perdre ce sous fatal[27], etc., etc. »

« On dirait que cet animal-là me connaît depuis six mois, » se disait Lucien. Ces choses, d’une nature si personnelle et qui peut-être paraissent offensantes, perdent tout à être écrites. Il fallait les voir dire par un fanatique plein de fougue, mais qui savait avoir de la grâce, et même, quand il le fallait, du respect pour le juste amour-propre d’un jeune homme bien né. Le docteur savait donner aux choses les plus personnelles, aux conseils intimes les moins sollicités, et qui eussent été les plus impertinents chez tout autre, un tour si vif, si amusant, si peu offensant, tellement éloigné de l’apparence de vouloir prendre un ton de supériorité, qu’il fallait tout lui passer. D’ailleurs, les façons qui accompagnaient ces étranges paroles étaient si burlesques, les gestes d’une vulgarité si plaisante, que Lucien, tout Parisien qu’il était, manqua tout à fait du courage nécessaire pour remettre le docteur à sa place, et c’est sur quoi Du Poirier comptait bien. D’ailleurs, je pense qu’il n’eût pas été au désespoir d’être sévèrement remis à sa place : ces gens hasardeux ont la peau dure.

Délivré tout à coup et d’une façon si imprévue, par un vieux médecin de province, de l’effroyable ennui qui l’accablait depuis deux mois, Lucien n’eut pas le courage de se priver d’une vision si amusante. « Je serais ridicule, se disait-il en pleurant presque à force de rire intérieur et contenu, si je faisais entendre à ce bouffon, prêchant la croisade, que ses façons ne sont pas précisément celles qui conviennent dans une première visite ; et, d’ailleurs, que gagnerais-je à l’effaroucher ? »

Tout ce que put faire Lucien, ce fut de frustrer l’attente de ce fougueux partisan des jésuites et de Henri V, qui voulait le confesser, et ne parvint tout au plus qu’à lui adresser, sans être interrompu ni contredit, une foule de phrases inconvenantes ; mais, comme un véritable apôtre, Du Poirier semblait accoutumé à cette absence de réponse, et n’en eut l’air nullement déferré.

Lucien ne put tromper ce savant médecin que dans ce qui avait rapport à sa santé. Il tint à ce que le docteur ne pût pas deviner qu’il ne l’appelait que par ennui. Il se prétendit fort tourmenté par la goutte volante, maladie qu’avait son père et dont il savait par cœur tous les symptômes. Le docteur l’interrogea avec attention et ensuite lui donna des avis sérieux.

Cette seconde consultation finie, Du Poirier était debout, mais ne s’en allait point ; il redoublait de flatteries brusques et incisives ; il voulait absolument faire parler Lucien. Notre héros se sentit tout à coup le courage de parler sans rire. « Si je ne prends pas position dès cette première visite, ce sycophante ne jouera pas tout son jeu, avec moi et sera moins amusant. »

— Je ne prétends point le nier, monsieur ; je ne me regarde point comme né sous un chou ; j’entre dans la vie avec certains avantages ; je trouve en France deux ou trois grandes maisons de commerce qui se disputent le monopole des faveurs sociales ; dois-je m’enrôler dans la maison Henri V et Cie, ou dans la maison le National et Cie ? En attendant le choix que je pourrai faire plus tard, j’ai accepté un petit intérêt dans la maison Louis-Philippe, la seule qui soit à même de faire des offres réelles et positives ; et moi, je vous l’avouerai, je ne crois qu’au positif : et même, en fait d’intérêt, je suppose toujours que la personne qui me parle veut me tromper, si elle ne me donne du positif. Avec le roi de mon choix, j’ai l’avantage d’apprendre mon métier. Quelque respectable et considérable que soit le parti de la république, et celui de Henri V ou de Louis XIX, ni l’un ni l’autre ne peut me donner le moyen d’apprendre à faire agir un escadron dans la plaine. Quand je saurai mon métier, je me trouverai probablement plein de respect, comme je le suis aujourd’hui, pour les avantages de l’esprit, ainsi que pour les belles positions acquises dans la société ; mais, dans le but d’arriver, moi aussi, à une belle position, je m’attacherai définitivement à celle de ces trois maisons de commerce qui me fera les meilleures conditions. Vous conviendrez, monsieur, qu’un choix précipité serait une grande faute ; car, pour le moment, je n’ai rien à désirer ; c’est de l’avenir qu’il me faudra, si toutefois quelqu’un me fait l’honneur de songer à moi.

À cette sortie imprévue et dite avec une véhémence extraordinaire, car Lucien mourait de peur de tomber dans un rire fou, le docteur, un instant, eut l’air interdit. Il répondit enfin, d’une voix pénible et du ton d’un curé de village :

— Je vois avec la joie la plus vive, monsieur, que vous respectez tout ce qui est respectable.

Le changement du ton libre et satanique qui, jusque-là, avait été celui de la conversation, en cette manière paternelle et morale, fit rougir de plaisir Lucien. « J’ai été assez coquin pour cet homme-ci, se dit-il ; je le force à quitter le raisonnement politique et à faire un appel aux émotions. » Il se sentait en verve.

— Je respecte tout ou rien, mon cher docteur, répliqua Lucien d’un ton léger, et, comme le docteur avait l’air étonné : je respecte tout ce que respectent mes amis, ajouta Lucien, comme expliquant sa pensée ; mais quels seront mes amis ?

À cette interrogation vive, le docteur tomba tout à coup dans le genre plat ; il fut réduit à parler d’idées antérieures à toute expérience dans la conscience de l’homme, de révélations intimes faites à chaque chrétien, de dévouement à la cause de Dieu, etc., etc.

— Tout cela est vrai, ou tout cela est faux, peu m’importe, continua Lucien de l’air le plus dégagé ; je n’ai pas étudié la théologie ; nous ne sommes encore que dans la région des intérêts positifs ; si jamais nous avons du loisir nous pourrons nous enfoncer ensemble dans les profondeurs de la philosophie allemande, si aimable et si claire, aux yeux des privilégiés. Un savant de mes amis m’a dit que lorsqu’elle est à bout de raisonnements, elle explique fort bien, par un appel à la foi, ce dont elle ne peut rendre compte par la simple raison. Et, comme j’avais l’honneur de vous le dire, monsieur, je n’ai pas encore décidé si, par la suite, je prendrai de l’emploi avec la maison de commerce qui place la foi comme chose nécessaire dans sa mise de fonds.

— Adieu, monsieur ; je vois que vous serez bientôt des nôtres, reprit le docteur de l’air le plus satisfait ; nous sommes tout à fait d’accord, ajouta-t-il en frappant sur la poitrine de Lucien ; en attendant, je vais chasser pour quelque temps, j’espère, les attaques de votre goutte volante.

Il écrivit une ordonnance et disparut.

« Il est moins niais, se disait le docteur en s’en allant, que tous ces petits Parisiens qui passent ici, chaque année, pour aller voir le camp de Lunéville ou la vallée du Rhin. Il récite avec intelligence une leçon qu’il aura apprise à Paris, de quelqu’un de ces athées de l’Institut. Tout ce machiavélisme si joli n’est heureusement que du bavardage, et l’ironie qui est dans ses discours n’a pas encore pénétré dans son âme ; nous en viendrons à bout. Il faut le faire amoureux de quelqu’une de nos femmes : madame d’Hocquincourt devrait bien se décider à quitter ce d’Antin, qui n’est bon à rien, car il se ruine, » etc., etc.

Lucien se retrouvait avec une activité et sa gaieté de Paris ; il n’avait appris à songer à ces belles choses que depuis le vide affreux et le désintérêt universel qui l’avaient assailli à Nancy.

Le soir, très tard, M. Gauthier monta chez lui.

— Vous me voyez ravi de ce docteur, lui dit Lucien ; il n’y a pas au monde de charlatan plus amusant.

— C’est mieux qu’un charlatan, répondit le républicain Gauthier. Dans sa jeunesse, lorsqu’il avait encore peu de malades, il ordonnait un remède, et puis courait chez l’apothicaire le préparer lui-même. Deux heures après, il revenait chez le malade pour voir l’effet. Il est maintenant en politique ce qu’il fut jadis pour son métier ; c’est lui qui devrait être le préfet du département. Malgré ses cinquante ans, la base du caractère de cet homme est encore un besoin d’agir et une vivacité d’enfant. En un mot, il est amoureux fou de ce qui fait tant de peine au commun des hommes : le travail. Il a besoin de parler, de persuader, de faire naître des événements, et surtout de s’occuper à surmonter des difficultés. Il monte à un quatrième étage en courant, pour donner des conseils à un fabricant de parapluies sur ses affaires domestiques. Si le parti de la légitimité avait en France deux cents hommes comme celui-là et savait les placer, nous autres républicains, nous serions mieux traités par le gouvernement. Ce que vous ne savez pas encore, c’est que Du Poirier est vraiment éloquent ; s’il n’était pas peureux, mais peureux comme un enfant, peureux comme on ne l’est pas, ce serait un homme dangereux, même pour nous. Il mène, en se jouant, toute la noblesse de ce pays ; il balance le crédit de M. Rey, le grand vicaire jésuite de notre évêque ; et il n’y a pas huit jours encore que, dans une aventure que je vous conterai, il a eu l’avantage sur l’abbé Rey. J’éclaire ses démarches de près, parce que c’est l’ennemi acharné de notre journal l’Aurore. Aux prochaines élections, dont cette âme sans repos s’occupe déjà, il laissera passer un ou peut-être deux des candidats du gouvernement, si le préfet Fléron veut lui permettre de ruiner notre Aurore et de me mettre en prison : car il me rend justice, comme moi à lui, et nous argumentons ensemble dans l’occasion. Il a sur moi deux avantages incontestables ; il est éloquent et amusant, et il est premier dans son art ; il passe, avec raison, pour le plus habile médecin de l’Est de la France, et on l’appelle souvent de Strasbourg, de Metz, de Lille ; il est arrivé il y a trois jours de Bruxelles.

— Ainsi, vous le demanderiez si vous étiez dangereusement malade ?

— Je m’en garderais bien ; une bonne médecine donnée à contre-temps ôterait à l’Aurore le seul de ses rédacteurs qui ait le diable au corps, comme il dit.

— Tous ont du courage, dites-vous ?

— Sans doute, plusieurs même ont plus d’esprit que moi ; mais tous n’ont pas pour unique amour au monde le bonheur de la France et la république.

Lucien dut subir de la part du bon Gauthier ce que les jeunes gens de Paris appellent une tartine sur l’Amérique, la démocratie, les préfets choisis forcément par le pouvoir central parmi les membres des conseils généraux, etc.

En écoutant ces raisonnements imprimés partout, « quelle différence d’esprit, pensait-il, entre Du Poirier et Gauthier ! et cependant ce dernier est probablement aussi honnête que l’autre est fripon. Malgré ma profonde estime pour lui, je meurs de sommeil. Puis-je, après cela, me dire républicain ? Ceci me montre que je ne suis pas fait pour vivre sous une république ; ce serait pour moi la tyrannie de toutes les médiocrités, et je ne puis supporter de sang-froid même les plus estimables. Il me faut un premier ministre coquin et amusant, comme Walpole ou M. de Talleyrand. »

En même temps Gauthier finissait son discours par ces mots… Mais nous n’avons pas d’Américains en France.

— Prenez un petit marchand de Rouen ou de Lyon, avare et sans imagination, et vous aurez un Américain.

— Ah ! que vous m’affligez ! s’écria Gauthier en se levant tristement et s’en allant comme une heure sonnait.

— Grenadier, que tu m’affliges[28] !

chanta Lucien quand il fut parti ; « et cependant je vous estime de tout mon cœur. » Après quoi il réfléchit : « La visite du docteur, se dit-il, est le commentaire de la lettre de mon père… Il faut hurler avec les loups. M. Du Poirier veut évidemment me convertir. Eh bien, je leur donnerai le plaisir de me convertir… Je viens de trouver un moyen simple de mettre ces fripons au pied du mur : je répondrai à leur doctrine sublime, à leurs appels hypocrites à la conscience, par ce mot bien humble : Que me donnez-vous ? »

CHAPITRE IX


Le lendemain, de fort bonne heure, le docteur Du Poirier, cette âme sans repos, frappa à la porte de Lucien ; il entrait dans ses projets d’éviter la présence de Bilars ; il comptait employer des arguments qu’il était bien aise de ne communiquer qu’à un seul interlocuteur à la fois ; il fallait rester maître de les nier au besoin.

« Si je cesse d’avoir les raisonnements d’un coquin, se dit Lucien en voyant Du Poirier, ce coquin-là va me mépriser. » Le docteur voulait le séduire, il étala devant ce jeune homme, privé de société et mourant probablement d’ennui, le nom des maisons de bonne compagnie et des jolies femmes de Nancy.

« Ah ! coquin, se dit Lucien, je te devine. »

— Ce qui m’intéresse surtout, mon cher monsieur, dit-il de l’air terne d’un marchand qui perd, ce qui m’intéresse surtout, ce sont vos projets de réforme dans le Code civil et pour les partages ; cela peut avoir des conséquences pour mes intérêts ! car je ne suis pas sans avoir quelques arpents au soleil. (C’était avec délices que Lucien empruntait au docteur les façons de parler de la province.) Vous voudriez donc qu’à la mort du père de famille il n’y eût pas de partage égal entre frères ?

— Certainement, monsieur ; ou nous allons tomber dans les horreurs de la démocratie. Un homme d’esprit devra, sous peine de mort, faire la cour au marchand d’allumettes, son voisin. Nos familles nobles et distinguées, l’espoir de la France, les seules qui aient des sentiments généreux et des idées élevées, vivent à la campagne en ce moment et font beaucoup d’enfants ; devrons-nous voir leur fortune divisée, morcelée entre tous ces enfants ? Alors ils n’ont plus le loisir d’acquérir des sentiments distingués, de s’élever à de hautes pensées ; ils ne rêvent qu’à l’argent, ils deviennent de vils prolétaires, comme le fils de l’imprimeur leur voisin. Mais, d’un autre côté, que ferons-nous des fils cadets, et comment les placer sous-lieutenants dans l’armée, après le vol qu’on a laissé prendre à ces maudits sous-officiers ?

Mais c’est une question à traiter plus tard, une question secondaire ; vous ne pouvez revenir à la monarchie qu’en organisant fortement l’Église, qu’en ayant un prêtre au moins pour contenir cent paysans, dont vos lois absurdes ont fait des anarchistes. Je placerai donc dans l’Église au moins un des fils de tout bon gentilhomme, comme l’Angleterre nous en donne l’exemple.

Je dis que, même parmi la canaille, le partage ne doit pas être égal. Si vous n’arrêtez le mal, bientôt tous vos paysans sauront lire ; alors se présenteront, gardez-vous d’en douter, des écrivains incendiaires ; tout sera mis en discussion, et vous n’aurez bientôt plus aucun principe sacré. Il faut donc commencer par établir, sous prétexte des convenances de la bonne culture, que jamais la terre ne pourra être divisée en morceaux de moins d’un arpent…

Prenons pour exemple ce que nous connaissons ; car c’est là toujours la marche la plus sûre. Voyons de près les intérêts des familles nobles de Nancy.

« Ah ! coquin, » pensa Lucien.

Bientôt le docteur en fut à lui répéter que madame de Sauve-d’Hocquincourt était la femme la plus séduisante de la ville ; qu’il était impossible d’avoir plus d’esprit que madame de Puylaurens, qui avait brillé jadis dans la société de madame de Duras, à Paris. Puis le docteur ajouta, d’un air bien plus sérieux, que madame de Chasteller était un fort bon parti, et il se mit à détailler tous ses biens.

— Mon cher docteur, si j’étais d’humeur mariante, mon père a mieux que cela pour moi ; il est tel parti à Paris qui est aussi riche que toutes ces dames prises ensemble.

— Mais vous oubliez une petite circonstance, dit le docteur avec un sourire de supériorité : la naissance.

— Certainement elle a son prix, répliqua Lucien d’un air calculateur. Une jeune personne qui porte le nom de Montmorency ou de La Trémouille, dans ma position cela peut bien équivaloir à cent, même à deux cent mille francs. Si j’avais moi-même un nom susceptible de paraître noble, un grand nom chez ma femme pourrait même s’évaluer à cent mille écus. Mais, mon cher docteur, votre noblesse de province est inconnue à trente lieues du pays qu’elle habite.

— Comment, monsieur, reprit le docteur avec une sorte d’indignation, madame de Commercy, cousine de l’empereur d’Autriche, qui descend des anciens souverains de Lorraine ?

— Absolument, mon cher docteur, comme M. de Gontran ou M. de Berval, qui n’existent pas. Paris ne connaît la noblesse de province que par les discours ridicules des trois cents députés de M. de Villèle. Je ne songe nullement au mariage ; j’aimerais mieux pour le moment la prison. Si je pensais autrement, mon père me déterrerait quelque banquière hollandaise enchantée de venir régner dans le salon de ma mère, et fort empressée d’acheter cet avantage avec un million ou deux, ou même trois.

Lucien était vraiment drôle pendant qu’il regardait le docteur en prononçant ces derniers mots.

Le son de ce mot million produisit un effet marqué dans la physionomie du docteur. « Il n’est pas assez impassible pour être bon politique, » se dit Lucien. Jamais le docteur n’avait rencontré de jeune homme élevé au milieu d’une grande fortune et absolument sans hypocrisie ; il commençait à être étonné de Lucien et à l’admirer.

Le docteur avait infiniment d’esprit, mais il n’avait jamais vu Paris ; autrement il eût vu l’affectation ; Lucien n’était pas homme à pouvoir tromper un coquin de cette force ; notre sous-lieutenant n’était rien moins qu’un comédien consommé ; il n’avait que de l’aisance et du feu.

Le docteur, comme tous les gens qui font profession de jésuitisme, s’exagérait Paris ; il le voyait peuplé d’athées furibonds comme Diderot, ou ironiques comme Voltaire, et de pères jésuites fort puissants faisant bâtir des séminaires plus grands que des casernes. Il s’exagéra de même ce qu’il croyait de Lucien ; il le crut absolument sans cœur. « De tels propos ne s’apprennent pas, » se dit le docteur. Et il commença à estimer notre héros. « Si ce garçon-là avait passé quatre ans dans un régiment et fait deux voyages à Prague ou à Vienne, il vaudrait mieux que nos d’Antin ou nos Roller. Du moins, quand nous sommes entre nous, il ne ferait pas de pathos. »

Après trois semaines de retraite forcée, rendue moins ennuyeuse par la présence presque continue du docteur, Lucien fit sa première sortie, et ce fut pour aller chez la directrice de la poste, la bonne mademoiselle Prichard, dévote célèbre. Là, il s’assit sous prétexte de fatigue, il entra en conversation d’un air sage et discret, et enfin s’abonna à la Quotidienne, à la Gazette, à la Mode, etc. La bonne maîtresse de poste regardait avec vénération ce jeune homme en uniforme et fort élégant, qui prenait un si grand nombre d’abonnements et à de tels journaux.

Lucien avait compris que dans un régiment juste milieu tous les rôles valaient mieux que celui de républicain, c’est-à-dire d’homme qui se bat pour un gouvernement qui n’a pas d’appointements à donner. Plusieurs honorables députés ne comprennent pas à la lettre un tel degré d’absurdité et trouvent cela immoral[29].

« Il est trop évident, se disait Lucien, que si je reste homme raisonnable, je ne trouverai pas ici un pauvre petit salon pour passer la soirée. D’après les dires du docteur, ces gens-ci m’ont l’air à la fois trop fous et trop bêtes pour comprendre la raison. Ils ne sortent pas du superlatif dans leurs discours. Il est aussi trop plat d’être juste milieu, comme le colonel Malher, et d’attendre tous les matins, par la poste, l’annonce de la platitude qu’il faudra prêcher pendant les vingt-quatre heures. Républicain, je viens de me battre pour prouver que je ne le suis pas ; il ne me reste d’autre mascarade que celle d’ami des privilèges et de la religion qui les soutient.

« C’est le rôle indiqué par la fortune de mon père. À moins de beaucoup d’esprit, d’un esprit étonnant comme le sien, où est l’homme riche qui ne soit pas conservateur ? On m’objectera la nudité de mon nom bourgeois. Je répondrai en faisant allusion au nombre et à la qualité de mes chevaux. Dans le fait, le peu de distinction dont je jouis ici ne vient-il pas uniquement de mon cheval ? Et encore, non pas parce qu’il est bon, mais parce qu’il est cher. Le colonel Malher de Saint-Mégrin me pourchasse ; parbleu ! je vais essayer de me battre à coups de bonne compagnie.

« Ce docteur me sera probablement fort utile ; il m’a tout l’air de ces gens qui s’attachent aux privilégiés avec l’office de penser pour eux, comme MM. N. N… à Paris. Ce fut jadis le rôle de Cicéron auprès des patriciens de Rome, étiolés et amoindris par un siècle d’aristocratie heureuse. Il serait bien plaisant qu’au fond ce docteur amusant ne crût pas plus à Henri V qu’à Dieu le père. »

La sévère vertu de M. Gauthier eut peut-être proposé des objections graves à ce parti pris si gaiement ; mais M. Gauthier était un peu comme ces femmes honnêtes qui disent du mal des actrices ; il n’amusait pas, tout en parlant d’êtres qui passent pour fort amusants.

Le soir du jour où Lucien avait fait connaissance avec mademoiselle Prichard, le docteur se trouvait chez lui ; il prêchait sur les ouvriers du ton d’un Juvénal furieux ; il parlait de leur misère fort réelle qui, exaspérée par les pamphlets jacobins, doit renverser Louis-Philippe. Tout à coup, le docteur s’arrêta au milieu d’une phrase commencée, comme cinq heures sonnaient, et se leva.

— Qu’avez-vous donc, docteur ? dit Lucien, fort surpris.

— C’est le moment du salut, répondit le bon docteur d’une voix tranquille, en baissant pieusement ses petits yeux et quittant en un clin d’œil le ton d’un Juvénal furieux, déclamant contre la cour des Tuileries.

Lucien éclata de rire. Désolé de ce qui lui arrivait, il entreprit de faire des excuses au docteur ; mais le fou rire l’emporta de nouveau, les larmes lui vinrent aux yeux ; et enfin il pleurait tout à fait à force de rire, en répétant au docteur :

— De grâce, monsieur, où allez-vous ? je ne vous ai pas bien entendu.

— Au salut, à la chapelle des Pénitents ; et le docteur lui expliqua gravement et doctement cette cérémonie religieuse, avec une voix pieuse, contrite, à peine articulée, qui faisait un étrange contraste avec la voix criarde, hardie et perçante qui lui était si naturelle.

« Ceci est divin, se dit Lucien, en cherchant à prolonger l’explication et à cacher le rire intérieur qui le suffoquait. Cet homme est mon bienfaiteur, sans lui je tombais dans le marasme. Il faut cependant que je trouve quelque chose à lui dire, ou il se piquera. »

— Que dirait-on de moi, cher docteur, si je vous accompagnais ?

— Rien ne vous ferait plus d’honneur, répondit tranquillement le docteur sans se fâcher le moins du monde du rire fou. Mais je dois, en conscience, m’opposer à cette seconde sortie, comme je l’ai fait à la première ; l’air frais du soir peut ramener l’inflammation, et, si nous arrivons à offenser l’artère, il faut songer au grand voyage.

— N’avez-vous pas d’autre objection ?

— Vous vous exposerez à des plaisanteries voltairiennes de la part de messieurs vos camarades.

— Bah ! je ne les crains pas ; ils sont trop courtisans pour cela. Le colonel nous a dit à l’ordre, le premier samedi après notre arrivée et d’un air significatif, qu’il allait à la messe.

— Et toutefois neuf de messieurs vos camarades ont encore manqué à ce devoir dimanche dernier. Mais, au fait, que vous importent les plaisanteries ? On sait dans Nancy comment vous savez les réprimer. Et d’ailleurs votre sage conduite a déjà porté ses fruits.

Pas plus tard qu’hier, comme on prétendait, chez M. le marquis de Pontlevé, que vous étiez un pilier du cabinet littéraire de ce polisson de Schmidt, madame de Chasteller a daigné prendre la parole pour vous justifier. Sa femme de chambre, qui passe sa vie aux fenêtres, sur la rue de la Pompe, lui a dit que c’était bien à tort que le colonel Malher de Saint-Mégrin vous avait fait une scène sur cet article ; que jamais elle ne vous avait remarqué dans cette boutique, et qu’à vous voir passer sur votre beau cheval de mille écus, avec votre air élégant et soigné, vous aviez l’air de tout… excusez le propos, plus juste qu’élégant, d’une femme de chambre… Et le docteur hésitait.

— Allons, allons, cher docteur, je ne n’offense que de ce qui peut me nuire.

— Eh bien, puisque vous le voulez : vous aviez l’air de tout autre chose que d’un manant de républicain.

— Je vous avouerai, monsieur, reprit Lucien d’un grand sérieux, que je ne puis me faire à l’idée d’aller lire dans une boutique. Ce dernier mot fut lancé avec bonheur ; un homme né du faubourg Saint-Germain n’eût pas mieux dit. D’ici à peu de jours, continua Lucien, je pourrai vous offrir le petit nombre de journaux dont un honnête homme peut avouer la lecture.

— Je le sais, monsieur, je le sais, reprit le docteur avec un petit air de satisfaction provinciale ; mademoiselle la directrice de la poste, qui pense bien, nous a dit ce matin que nous posséderions bientôt une cinquième Quotidienne dans Nancy.

« Ceci est trop fort, pensa Lucien. Cette figure hétéroclite se moquerait-elle de moi ? » Ces mots cinquième Quotidienne avait été dits avec un accent contrit, bien fait pour inquiéter la vanité de notre héros.

En ceci comme en bien d’autres choses, Lucien était jeune, c’est-à-dire, injuste. Fort de ses loyales intentions, il croyait tout voir, et n’avait pas encore vu le quart des choses de la vie. Comment aurait-il su que ces petits coups de pinceau sont aussi nécessaires à l’hypocrisie de province qu’ils seraient ridicules à Paris ? et, comme c’est apparemment en province que vivait le docteur, il avait toute raison de parler le langage de son pays.

« Je vais voir bientôt si cet homme se moque de moi, » pensa Lucien. Il appela son domestique pour attacher les élégants rubans noirs qui fermaient la manche droite de son habit, et suivit le docteur au salut. Cette cérémonie pieuse avait lieu aux Pénitents, jolie petite église très proprement blanchie à la chaux, et sans autre ornement que quelques confessionnaux en bois de noyer bien luisant. « Ceci est une maison pauvre, mais d’un goût très pur, » pensa Lucien. Il s’aperçut bien vite qu’il n’y trouvait là que la très bonne compagnie du pays. (Toute la bourgeoisie de l’Est de la France est patriote.)

Lucien vit le bedeau offrir un sou à une femme du peuple point mal mise, qui, voyant une église ouverte, fit mine d’entrer.

— Passez, la mère, dit le bedeau, ceci est une chapelle particulière.

L’offre était évidemment une insulte ; la petite bourgeoise rougit jusqu’au blanc des yeux, et laissa tomber le sou ; le bedeau regarda s’il était vu et remit le sou dans sa poche.

« Toutes ces femmes qui m’entourent et le peu d’hommes qui les accompagnent ont une physionomie parfaitement convenable, se dit Lucien ; le docteur ne se moque pas plus de moi que de tout le monde ; c’est tout ce que je puis prétendre. Sa vanité une fois rassurée, Lucien s’amusa infiniment. C’est ici comme à Paris, se disait-il, la noblesse se figure que la religion rend les hommes plus faciles à gouverner. Et mon père dit que c’est la haine qu’on avait pour les prêtres qui a fait tomber Charles X ! En me montrant pieux, je vais me faire noble. »

Il vit que tout le monde avait un livre. « Ce n’est pas tout d’être venu ici, il faut y être comme tout le monde » ; il eut recours au docteur. Aussitôt celui-ci quitta sa place et alla demander un livre à madame la comtesse de Commercy, qui en avait plusieurs portés dans un sac de velours par sa demoiselle de compagnie. Le docteur revint avec un petit in-quarto superbe et expliqua à Lucien les armes qui chamarraient cette reliure magnifique. Un coin de l’écusson était occupé par l’aigle de la maison de Habsbourg. Madame la comtesse de Commercy appartenait, en effet, à la maison de Lorraine, mais à une branche aînée, injustement dépossédée et, par une conséquence peu claire, se croyait plus noble que l’empereur d’Autriche. En écoutant ces belles choses, Lucien, persuadé qu’on le regardait et craignant par-dessus tout le rire fou, étudiait attentivement les alérions de Lorraine, frappés sur la couverture avec des fers à froid.

Vers la fin de l’office, Lucien, dont la chaise touchait presque à celle du docteur, s’aperçut que, sans être indiscret, il pouvait faire voir qu’il entendait la conversation qu’avaient avec lui cinq ou six dames ou demoiselles, toutes d’un âge mûr. Ces dames s’adressaient au bon docteur, comme elles l’appelaient ; mais il était plus qu’évident que tout l’édifice du dialogue était élevé en l’honneur du brillant uniforme dont la présence dans l’église des Pénitents faisait événement ce soir-là.

— C’est ce jeune officier millionnaire qui s’est battu il y a quinze jours, disait à voix basse une dame placée à trois pas du docteur ; il paraît qu’il pense bien.

— Mais on le disait blessé à mort ! répliqua sa voisine.

— Le bon docteur l’a sauvé des portes du tombeau, ajouta une troisième.

— Ne le disait-on pas républicain et que son colonel avait cherché à le faire périr par un duel ?

— Vous voyez bien que non, reprit la première, avec un air de supériorité marquée. Vous voyez bien que non ; il est des nôtres.

À quoi la seconde dame répliqua avec aigreur :

— Vous avez beau dire, ma chère ; on m’a assuré qu’il est proche parent de Robespierre, qui était d’Amiens : Leuwen est un nom du Nord.

Lucien se voyait le héros de la conversation ; notre héros ne résista point à ce bonheur ; il y avait plusieurs mois que rien de semblable ne lui était arrivé. « J’occupe trop ces provinciaux, pensa-t-il, pour que tôt ou tard le docteur ne me présente pas à ces dames, qui me font l’honneur de me croire de la famille de feu M. de Robespierre. Je passerai mes soirées à entendre dans un salon les mêmes choses que je viens d’entendre ici, et mon père aura de la considération pour moi, je serai aussi avancé que Mellinet. Avec ces figures respectables, on peut se livrer à toutes les idées qui passent par la tête ; il n’y a pas de ridicule à craindre en ce pays ; jamais ils ne se moqueront de ce qui flatte leur manie. » À ce moment, il était question d’une souscription[30] en faveur du célèbre Cochin, qui, deux ou trois fois par an, montre un talent du premier ordre et sauve le parti du ridicule. Comme tous les hommes profondément occupés d’une grande pensée, et qui ont du génie, M. Cochin pouvait être obligé de vendre ses terres.

— Je donnerais bien la pièce d’or, disait une des figures singulières qui entouraient le docteur (Lucien apprit, en sortant, que c’était madame la marquise de Marcilly) ; mais ce M. Cochin, après tout, n’est pas (n’est pas noble). Je ne porte sur moi que de l’or, et je prie le bon docteur d’envoyer sa servante chez moi demain, après la messe de huit heures et demie, je remettrai quelque argent.

— Votre nom, madame la marquise, répondit le docteur d’un air comblé, commencera justement la page quatorze de mon grand registre à dos élastique, que j’ai reçu, ou plutôt que nous avons reçu en cadeau de nos amis de Paris.

« Je suis ici comme M. Jabalot à Versailles : Je fais mes farces, » se dit Lucien animé par le succès ; tous les yeux étaient, en effet, arrêtés sur son uniforme. Nous ferons remarquer, pour la justification de notre héros, que, depuis son départ de Paris, il ne s’était pas trouvé dans un salon ; et vivre sans conversation piquante est-ce une vie heureuse ?

— Et moi, ajouta-t-il tout haut, j’oserai prier M. Du Poirier de m’inscrire pour quarante francs. Mais j’aurais l’ambition de voir mon nom figurer immédiatement après celui de madame la marquise ; cela me portera bonheur.

— Bien, fort bien, jeune homme, s’écria Du Poirier d’un air paterne et prophétique.

« Si mes camarades savent ceci, se dit Lucien, gare au deuxième duel ; les épithètes de cafard vont pleuvoir sur moi. Mais comment le sauraient-ils ? ils ne voient pas ce monde-ci ; tout au plus le colonel par ses espions ; et, ma foi, tant mieux : cafard vaut mieux que républicain. »

Vers la fin du service, le cœur de Lucien eut un grand sacrifice à faire ; malgré un pantalon blanc de la plus exquise fraîcheur, il fallut se mettre à deux genoux sur la pierre sale de la chapelle des Pénitents.

CHAPITRE X


On sortit bientôt après, et Lucien, voyant son pantalon terni sans ressource, rentra chez lui. « Mais ce petit malheur est peut-être un mérite », se dit-il. Et il affecta de marcher lentement et de façon à ne pas dépasser les groupes de saintes femmes qui s’avançaient au petit pas dans la rue solitaire et couverte d’herbes.

« Je suis curieux de savoir ce que le colonel pourra trouver à reprendre à ceci ? » se disait Lucien lorsque le docteur le rejoignit ; et, comme dissimuler n’était pas son fort, il laissa entrevoir quelque chose de cette idée à son nouvel ami.

— Votre colonel n’est qu’un plat juste milieu, nous le connaissons bien, s’écria Du Poirier d’un air d’autorité. C’est un pauvre hère, toujours tremblant de trouver sa destitution dans le Moniteur ; mais je ne vois pas ici l’officier manchot, ce libéral décoré à Brienne, qui lui sert d’espion. »

On était arrivé à la fin de la rue, et Lucien, qui l’avait parcourue lentement et en prêtant l’oreille aux propos qu’on tenait sur son compte, craignit que sa joie ne se trahît par quelque mouvement imprudent. Il se permit de faire un demi-salut fort grave à trois dames qui marchaient presque sur la même ligne que lui et qui parlaient fort haut. Il serra la main avec affection au docteur et disparut. Il monta à cheval, en donnant un libre cours au rire fou qui l’obsédait depuis une heure. Comme il passait devant le cabinet littéraire de Schmidt : « Voilà le plaisir d’être savant, » pensa-t-il. Il remarqua l’officier libéral, manchot, qui, placé derrière la vitre verdâtre du cabinet littéraire, tenait un numéro de la Tribune et le regarda du coin de l’œil comme il passait. Le lendemain il n’était bruit dans toute la haute société de Nancy que de la présence d’un uniforme dans l’église des Pénitents, et encore d’un uniforme dont le bras droit était décousu et attaché avec des rubans. Ce jeune homme venait d’être sur le point de paraître devant Dieu, ce fut un jour de triomphe pour Lucien. Il n’osa hasarder la messe basse de huit heures et demie. « Ceci aurait des conséquences, pensa-t-il ; il faudrait m’y trouver toutes les fois que je ne suis pas de service. »

Vers les dix heures, il alla en grande pompe acheter un eucologe, ou livre de prières, magnifiquement relié par Muller. Il ne voulut point permettre que le livre fût enveloppé dans du papier de soie ; il trouva plus drôle de le porter fièrement sous le bras gauche. « On n’eût pas mieux fait, se disait-il, en pleine Restauration, j’imite le maréchal N***, notre ministre de la guerre.

« On peut tout hasarder avec des provinciaux, pensait-il en riant ; c’est qu’il n’y a ici personne pour donner son nom au ridicule. » Il alla, toujours le livre sous le bras, porter lui-même ses quarante francs à M. Du Poirier, qui lui permit de lire la liste des souscripteurs. Le haut des pages était toujours tenu par les noms précédés d’un de, et, par un hasard flatteur, le seul nom de Lucien Leuwen fit exception et commença la page qui suivait immédiatement celle de madame de Marcilly.

En le reconduisant, M. Du Poirier lui dit d’un air profond :

— Soyez assuré, cher monsieur, que monsieur votre colonel ne vous laissera plus debout quand il aura à vous parler chez lui ; il sera poli du moins ; quant à être bienveillant, c’est une autre affaire.

Jamais prédiction ne sembla destinée à s’accomplir avec plus de promptitude. Quelques heures plus tard, le colonel, que Lucien vit de loin à la promenade, lui fit signe d’approcher et l’invita à dîner pour le lendemain. Lucien lui trouva des façons basses d’une intimité bourgeoise. « Malgré son brillant uniforme et sa bravoure, cet homme est un marguillier qui invite à dîner le procureur, son voisin. » Comme il allait s’éloigner :

— Votre cheval a des épaules admirables, lui dit le colonel ; deux lieues ne sont rien pour de tels jarrets ; je vous autorise à pousser vos promenades jusqu’à Darney.

C’était un bourg à six lieues de Nancy.

« Ô toute puissance de l’orviétan ! » se dit Lucien pouffant de rire et galopant du côté de Darney.

L’après-dînée fut encore plus triomphante pour Lucien ; le docteur Du Poirier voulut absolument le présenter chez madame la comtesse de Commercy, la dame qui, la veille, avait prêté pour lui le livre de prières.

L’hôtel de Commercy, situé au fond d’une grande cour, pavée en partie et garnie de tilleuls taillés en mur, était, au premier aspect, fort triste ; mais, du côté opposé à la cour, Lucien aperçut un jardin anglais d’un vert charmant, et où il eût été heureux de se promener. Il fut reçu dans un grand salon tendu en damas rouge avec des baguettes d’or. Le damas était un peu passé, mais ce défaut était dissimulé par des portraits de famille qui avaient fort bonne mine. Ces héros avaient des perruques poudrées à frimas et des cuirasses d’acier. D’immenses fauteuils, dont les bois fort contournés offraient une dorure brillante, firent peur à Lucien quand il entendit madame la comtesse de Commercy adresser au laquais ces paroles sacramentelles : « Un fauteuil pour monsieur. » Heureusement, l’usage de la maison n’était pas de déplacer ces vénérables machines ; on avança un fauteuil moderne et fort bien fait.

La comtesse était une grande femme maigre et se tenant fort droite, malgré son grand âge. Lucien remarqua que ses dentelles n’étaient point jaunies ; il avait en horreur les dentelles jaunies. Quant à la physionomie de la dame, elle n’en avait aucune. « Ses traits ne sont pas nobles, mais ils sont portés noblement, » se dit Lucien.

La conversation, comme l’ameublement, fut noble, monotone, lente, mais sans ridicule trop marqué. Au total, Lucien aurait pu se croire dans une maison de gens âgés du faubourg Saint-Germain. Madame de Commercy ne parlait pas trop haut, elle ne gesticulait pas à outrance, comme les jeunes gens de la bonne compagnie que Lucien apercevait dans les rues. « C’est un débris du siècle de la politesse, » se dit Lucien.

Madame de Commercy remarqua avec plaisir les regards d’admiration que Lucien jetait sur son jardin. Elle lui dit que son fils, qui avait habité douze ans de suite Hartwell (maison de Louis XVIII en Angleterre), en avait fait faire cette copie exacte et seulement un peu plus petite, comme il convient à un simple particulier. Madame de Commercy l’engagea à venir [se] promener quelquefois dans ce jardin.

— Plusieurs personnes y viennent et ne se croient point obligées, pour cela, à voir la vieille propriétaire : mon concierge a le nom des promeneurs.

Lucien fut touché de cette attention, et, comme c’était une âme bien née et que trop bien née, sa réponse exprima bien sa reconnaissance. Après cette offre faite avec simplicité, il n’était plus question pour lui de se moquer ; il se sentait renaître. Depuis plusieurs mois Lucien n’avait pas vu de bonne compagnie.

Lorsqu’il se leva pour prendre congé, madame de Commercy put lui dire, sans s’écarter du ton général de la conversation :

— Je vous avouerai, monsieur, que c’est pour la première fois que je vois dans mon salon la cocarde que vous portez ; mais je vous prie de l’y ramener souvent. Je me ferai toujours un plaisir de recevoir un homme qui a des manières aussi distinguées, et qui, d’ailleurs, pense aussi bien, quoiqu’il soit encore dans la première jeunesse.

« Et tout cela pour être allé aux Pénitents ! » Il avait tellement envie de rire que ce ne fut qu’à grand-peine qu’il ne suivit pas l’idée folle qui lui vint de distribuer des pièces de cinq francs aux laquais de la maison qu’il trouva dans l’antichambre rangés en haie sur son passage.

Il lut son devoir dans cette rangée de laquais. « Pour un homme qui commence à penser aussi bien que moi, c’est une inconséquence grave que de n’avoir qu’un seul domestique. » Il pria M. Du Poirier de lui trouver trois garçons sûrs, et surtout pensant bien.

En rentrant chez lui, Lucien était un peu comme le barbier du roi Midas : il mourait d’envie de raconter son bonheur. Il écrivit huit ou dix pages à sa mère et lui demanda des livrées brillantes pour cinq ou six domestiques. « Mon père verra bien, en les payant, que je ne suis pas encore un saint-simonien bien pur. »

Quelques jours après, madame de Commercy invita Lucien à dîner ; il trouva dans le salon, où il eut soin de se rendre à trois heures et demie bien précises, M. et madame de Serpierre, avec une seule de leurs six filles ; M. Du Poirier et deux ou trois femmes âgées, avec leurs maris, la plupart chevaliers de Saint-Louis. On attendait évidemment quelqu’un ; bientôt un laquais annonça M. et madame de Sauve-d’Hocquincourt ; Lucien fut frappé. « Il est impossible d’être plus jolie, se dit-il, et, pour la première fois, la renommée n’a pas menti. » Il y avait dans ces yeux-là un velouté, une gaieté, un naturel, qui faisaient presque un bonheur du plaisir de les regarder. En cherchant bien, il trouva cependant un défaut à cette femme charmante. Quoique à peine âgée de vingt-cinq ou vingt-six ans, elle avait quelque tendance à l’embonpoint. Un grand jeune homme blond, à moustaches presque diaphanes, fort pâle et à l’air hautain et taciturne, marchait après elle ; c’était son mari. M. d’Antin, son amant, était venu avec eux. À table, on le plaça à sa droite ; elle lui parlait bas assez souvent, et puis riait. « Ce rire de franche gaieté fait un étrange contraste, se dit Lucien, avec l’air morose et antique de toute la compagnie. Voilà ce que nous appellerions à Paris une gaieté bien hasardée. Que d’ennemis n’aurait pas cette jolie femme ! Les sages mêmes la blâmeraient de s’exposer à tous les terribles inconvénients de la calomnie, faute d’un peu de gêne. La province offre donc des dédommagements ! Au milieu de toutes ces figures nées pour l’ennui, l’essentiel n’est-il pas que la jeune première soit aimable ; et, ma foi, celle-ci est charmante ; pour un dîner comme celui-ci, j’irais vingt fois aux Pénitents. »

Lucien, en homme prudent, chercha à être poli pour M. de Sauve-d’Hocquincourt, car il tenait à porter les deux noms, illustrés le premier sous Charles IX et le second sous Louis XIV.

Tout en écoutant la parole lente, élégante et décolorée de M. d’Hocquincourt, Lucien examinait sa femme. Madame d’Hocquincourt pouvait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Elle était blonde avec de grands yeux bleus, point langoureux et d’une vivacité charmante, quelquefois languissants quand on l’ennuyait ; bientôt après, fous de bonheur à la première apparition d’une idée gaie ou seulement singulière. Une bouche délicieuse de fraîcheur avait des contours fins, nobles, bien arrêtés, qui donnaient à toute la tête une noblesse admirable. Un nez légèrement aquilin complétait le charme de cette tête noble à la fois et cependant variant à chaque instant, comme les nuances de passion qui agitaient madame d’Hocquincourt. Elle n’était point hypocrite ; ce genre de mérite eût été impossible avec une telle figure.

Madame d’Hocquincourt eût passé à Paris pour une beauté du premier ordre ; à Nancy, c’est tout au plus si l’on convenait qu’elle était belle. [D’abord, elle n’avait rien de cet air empesé si admiré en province, et ses façons d’agir gaies, libres, familières, sans façon, comme d’une princesse qui s’amuse, lui avaient valu l’aversion furibonde de toutes les femmes. Les dévotes surtout ne parlaient guère d’elle qu’avec fureur. Elles insinuaient, croyant la fâcher beaucoup, qu’elles la trouvaient presque laide. Mme d’Hocquincourt le savait, et c’était un de ses sujets de joie.] Lucien reconnut toute la haine qu’on lui portait, en voyant madame de Serpierre lui adresser la parole. Il trouva un peu trop marquée la haine des dévotes, et le que m’importe ! de la jeune femme. [Cette jeune marquise n’avait rien du gourmé de son rang, elle était naturellement coquette, folle et gaie. Aussi sa réputation était-elle bien plus mauvaise qu’elle ne le méritait. Par un hasard bien étonnant en province et qui frappa profondément Lucien, Madame d’Hocquincourt ne pouvait se plier à la moindre hypocrisie. Elle avait des yeux superbes et les faisait jouer avec une coquetterie si brillante de naturel que ce n’était plus de la coquetterie. Elle se promenait en calèche avec son amant et son mari sur la route de Paris qui à Nancy est la promenade à la mode. Un des jeunes gens de la société passait à cheval. Il faisait exécuter à son cheval quelques mouvements singuliers et gracieux. Ou bien il disait un mot qui plaisait à Mme d’Hocquincourt. Aussitôt elle n’avait plus d’yeux que pour lui. Et si M. d’Antin s’avisait de parler avant que le souvenir de la grâce du passant fût oublié, il était sûr de voir l’impatience et le dégoût remplacer à l’instant dans ses beaux yeux le feu céleste dont ils brillaient un instant auparavant. Lucien découvrit une autre qualité bien rare et bien précieuse chez Mme d’Hocquincourt. Elle n’avait pas le moindre souvenir aujourd’hui de ce qu’elle avait dit ou fait hier. C’était un être gai qui vivait exactement au jour le jour. Elle est faite, pensait Lucien, pour être la maîtresse d’un grand roi ennuyé de l’ambition et des manèges de ses courtisanes et de ses maîtresses. Lucien songea souvent à s’attacher à cette aimable femme. « Peut-être alors, se disait-il, Nancy me semblerait-il moins exécrable. » Mais prendre une maîtresse n’était pas une petite affaire. En province, encore plus qu’à Paris, il faut commencer par devenir l’ami intime du mari, et le triste M. d’Hocquincourt toujours lamentable, toujours parlant de l’histoire de 93, et pour la défigurer, était peut-être de tous les habitants de Nancy, le plus ennuyeux pour Lucien.

« Voici les grands mobiles de ces gens-ci, pensait-il. Ils voient un Robespierre dans l’avenir et ils envient les gens qui ont pris leurs places dans le budget. L’éloignement marqué de tous ces jeunes gens vient surtout des 93 francs par mois que je leur vole. » Lucien surprenait tous les jours des sentiments d’envie pour les bourgeois qui, en se tuant de peine, font fortune par le commerce.] Vers la fin du dîner, Lucien se sentit une véritable bienveillance pour le marquis d’Antin et son aimable maîtresse. [Pour le mari, M. de Sauve-d’Hocquincourt, c’était un grand jeune homme blond, à moustaches presque diaphanes, très doux et très bon.]

Au café, M. Du Poirier eut la facilité de répondre avec prudence aux nombreuses questions que Lucien lui adressait sur madame d’Hocquincourt.

— Elle adore sincèrement son ami et commet pour lui les plus grandes imprudences. Son malheur, ou plutôt celui de sa gloire, c’est qu’après deux ou trois ans d’admiration elle lui trouve des ridicules. Bientôt il lui inspire un ennui mortel et que rien ne peut vaincre. Alors, c’est à payer les places ; nous voyons cet ennui mettre sa bonté à la torture ; car c’est le meilleur cœur du monde et qui abhorre le plus d’être la cause d’un malheur réel. Ce qu’il y a eu de plaisant, je vous conterai ça en détail, c’est que le dernier de ses amis est devenu amoureux d’elle à la folie et jusqu’au tragique, précisément à l’instant où il commençait à l’ennuyer ; elle en fut mortellement peinée et ne sut, pendant six mois, comment se défaire de lui avec humanité. Je vis le moment où elle allait me demander une consultation à ce sujet ; dans ces moments elle a infiniment d’esprit.

— Et depuis combien de temps dure M. d’Antin ? dit Lucien avec une naïveté qui paya le docteur de tous ses soins.

— Depuis trente grands mois ; tout le monde s’en étonne ; mais il est d’un caractère aussi braque qu’elle : cela le soutient.

— Et le mari ? Il me semble qu’ils sont soupçonneux en diable dans la bourgeoisie de cette ville.

— En êtes-vous à vous apercevoir, dit M. Du Poirier avec une naïveté bien comique, qu’on n’a plus de gaieté ni de savoir-vivre que dans la noblesse ? Madame d’Hocquincourt a fait le sien amoureux d’elle à la folie ; elle l’a fait amoureux au point de ne pouvoir devenir jaloux. C’est elle qui ouvre toutes les lettres anonymes qu’on lui écrit.

[— C’est de bonne foi qu’il se prépare au martyre, dit le docteur.

— Quel martyre ?

— Quatre-vingt-treize qui va revenir si Louis-Philippe tombe.

— Et vous prétendez le renverser ! voilà qui est plaisant.

Ce futur martyr avait été capitaine de grenadiers dans la garde de Charles X et avait montré beaucoup de bravoure en Espagne et ailleurs. Ces joues pâles ne se coloraient un peu que lorsqu’il était question de l’ancienneté de sa maison, alliée en effet aux Vaudémont, aux Chastellux, aux Lillebonne, à tout ce qu’il y avait de mieux dans la Province. Lucien découvrit une singulière idée qu’avait ce brave gentilhomme. Il croyait son nom connu à Paris et, par une sorte de jalousie instinctive, il était furieux contre les gens qui se font un nom par leurs écrits. On vint à nommer Béranger, on le cita comme un démon puissant qui avait préparé la chute de Charles X.

— Il doit être bien fier, dit quelqu’un.

— Un peu moins pourtant, je m’imagine, reprit M. d’Hocquincourt avec une sorte d’énergie, que si ses ancêtres avaient suivi saint Louis à la croisade.]

Ce dialogue charmait Lucien, qui avait le double plaisir d’apprendre des choses intéressantes et de n’être pas dupe de qui les racontait ; il fut interrompu brusquement ; madame de Commercy l’appelait ; elle le présenta formellement à madame de Serpierre, grande femme sèche et dévote qui avait une fortune très bornée et six filles à marier. Celle qui était assise à ses côtés avait des cheveux d’un blond plus que hasardé, près de cinq pieds quatre pouces, une grande robe blanche et une ceinture verte de six doigts de hauteur, qui marquait admirablement une taille plate et maigre. Ce vert sur le blanc parut horriblement laid à Lucien ; mais ce ne fut point du tout comme homme politique qu’il fut choqué du mauvais goût que l’on a à l’étranger.

— Les cinq autres sœurs sont-elles aussi séduisantes ? dit-il au docteur en revenant près de lui.

Tout à coup le docteur prit un air de gravité sombre ; sa figure changea comme par l’effet d’un commandement, au grand amusement du sous-lieutenant. Celui-ci se répétait mentalement un commandement ainsi conçu en deux temps : fripon-sombre !

Pendant ce temps, Du Poirier parlait longuement de la haute naissance et de la haute vertu de ces demoiselles, choses fort respectables et que Lucien ne songeait nullement à contester. Après une foule de paroles emphatiques, le docteur arriva à sa véritable pensée d’homme adroit :

— À quoi bon mal parler des femmes qui ne sont pas jolies ?

— Ah ! je vous y prends, monsieur le docteur ! voilà une parole imprudente ; c’est vous qui avez dit que mademoiselle de Serpierre n’est pas jolie, et je puis vous citer.

Puis, d’un air grave et profond, il ajouta :

— Si je voulais mentir constamment et sur tout, j’irais dîner chez les ministres ; au moins ils peuvent donner des places ou de l’argent ; mais j’ai de l’argent et n’ambitionne pas d’autre place que la mienne. À quoi bon n’ouvrir la bouche que pour mentir, et au fond d’une province, et dans un dîner encore où il n’y a qu’une jolie femme ! C’est trop héroïque pour votre serviteur.

Après cette sortie, notre héros se mit à suivre à la lettre l’indication du docteur. Il fit une cour assidue à madame de Serpierre et à sa fille, et il abandonna d’une façon marquée la brillante madame d’Hocquincourt.

Malgré ses cheveux de mauvais augure, mademoiselle de Serpierre se trouva simple, raisonnable et même pas méchante, ce qui étonna fort Lucien. Après une demi-heure de conversation avec la mère et la fille, il les quitta à regret, pour suivre un conseil que madame de Serpierre venait de lui donner ; il alla prier madame de Commercy de le présenter aux autres dames âgées qui étaient dans le salon. Pendant l’ennui de ces conversations, il regardait de loin mademoiselle de Serpierre et la trouvait infiniment moins choquante. « Tant mieux, se dit-il, mon rôle en sera moins pénible ; il faut me moquer du docteur, mais le croire : je ne puis me tirer d’affaire dans cet enfer qu’en faisant la cour à la vieillesse, à la laideur et au ridicule. Parler souvent à madame d’Hocquincourt, hélas ! c’est trop de prétention pour moi, inconnu dans cette société et non noble. La réception qu’on me fait aujourd’hui est étonnante de bonté ; il y a là-dessous quelque projet. »

Madame de Serpierre fut si édifiée de la politesse de ce sous-lieutenant, qui, bientôt, revint se placer auprès de sa table de boston, qu’au lieu de lui trouver l’air jacobin et héros de Juillet (tel avait été son premier mot sur lui), elle déclara qu’il avait des manières fort distinguées.

— Quel est donc son nom exactement ? dit-elle à madame de Commercy. Elle parut horriblement peinée quand la réponse lui donna la fatale certitude que ce nom était bourgeois.

— Pourquoi n’a-t-il pas pris le nom du village où il est né en guise de nom de terre, comme font tous ses pareils ? C’est une attention qu’ils doivent avoir, s’ils veulent être soufferts dans la bonne compagnie.

L’excellente Théodelinde de Serpierre, à laquelle ce dernier mot était adressé, souffrait, depuis le commencement du dîner, de l’embarras qu’éprouvait Lucien, qui ne pouvait se servir de son bras droit.

Une dame considérable étant entrée, madame de Serpierre dit à Lucien qu’elle allait le présenter, et, sans attendre sa réponse, elle se mit à lui expliquer l’antiquité de la maison de Furonière, à laquelle appartenait cette dame, qui entendait très bien tout ce qu’on disait d’elle.

« Ceci est bouffon, se dit Lucien, et adressé à moi, qui évidemment ne suis pas noble, qu’on voit pour la première fois et pour lequel on veut être obligeant ! À Paris, nous appellerions cela une maladresse ; mais il y a plus de naturel en province. »

La présentation à madame de Furonière à peine terminée, madame de Commercy envoya appeler Lucien pour le présenter encore à une dame qui arrivait. « Autant de visites à faire, se disait Lucien à chaque présentation. Il faut que j’écrive tous ces noms avec quelques détails héraldiques et historiques, sans quoi je les oublierai et je tomberai dans quelque maladresse épouvantable. Le fond de ma conversation avec toutes ces nouvelles connaissances sera de demander à ces dames, parlant à elles-mêmes, de nouveaux détails sur leur noblesse. »

Dès le lendemain, Lucien, en tilbury, et suivi de deux laquais à cheval, alla pour mettre des cartes chez les dames auxquelles il avait eu l’honneur d’être présenté la veille. À son grand étonnement, il fut reçu presque partout ; on voulait le voir de près, et toutes ces dames, qui savaient sa fortune, s’apitoyèrent infiniment sur sa blessure ; lui fut parfaitement convenable, mais arriva excédé d’ennui chez madame de Serpierre. Il se consolait un peu en songeant qu’il allait retrouver mademoiselle Théodelinde, la grande fille de la veille que d’abord il avait trouvée si laide.

Un laquais, vêtu d’un habit de livrée vert clair trop long de six pouces, l’introduisit dans un salon immense assez bien meublé, mais mal éclairé. Toute la famille se leva à son arrivée. « C’est l’effet de leur manie de gesticuler, » pensa-t-il ; et, quoique d’une taille assez honnête, il se trouva presque le moins grand de la réunion. « Je conçois maintenant l’immensité du salon, pensa-t-il ; la famille n’aurait pas pu tenir dans une pièce ordinaire. »

Le père, vieillard en cheveux blancs, étonna Lucien. C’était exactement, pour le costume et pour les manières, un père noble d’une troupe de comédiens de province. Il portait la croix de Saint-Louis suspendue à un très long ruban, avec un large liséré blanc indiquant apparemment l’ordre du Lis. Il parlait fort bien et avec une sorte de grâce, celle qui convient à un gentilhomme de soixante et douze ans. Tout alla à merveille jusqu’au moment, où, en parlant de sa vie passée, il dit à Lucien qu’il avait été lieutenant du roi à Colmar.

À ce mot, Lucien fut saisi d’un sentiment d’horreur, que sa physionomie simple et bonne dut trahir à son insu, car le vieil officier se hâta de faire entendre, mais d’un air honnête et nullement piqué, qu’il était absent lors de l’affaire du colonel Caron[31].

Cette émotion vive fit oublier à Lucien tous ses projets ; il était venu fort disposé à se moquer de ces sœurs aux cheveux rouges et à la taille de grenadier, et de cette mère toujours fâchée, toujours blâmant, et, avec ce bon petit caractère, cherchant à marier toutes ses filles.

Le mot honnête du vieil officier sur l’affaire de Colmar sanctifia toute la maison ; dès ce moment, il n’y eut plus là de ridicule à ses yeux.

Le lecteur est prié de considérer que notre héros est fort jeune, fort neuf et dénué de toute expérience ; tout cela ne nous empêche pas d’éprouver un sentiment en nous voyant forcé d’avouer qu’il avait encore la faiblesse de s’indigner pour des choses politiques. C’était à cette époque une âme naïve et s’ignorant elle-même ; ce n’était pas du tout une tête forte, ou un homme d’esprit, se hâtant de tout juger d’une façon tranchante. Le salon de sa mère, où l’on se moquait de tout, lui avait appris à persifler l’hypocrisie et à la deviner assez bien ; mais, du reste, il ne savait pas ce qu’il serait un jour.

Lorsque, à quinze ans, il commença à lire les journaux, la mystification qui finit par la mort du colonel Caron était la dernière grande action du gouvernement d’alors ; elle servait de texte à tous les journaux de l’opposition. Cette coquinerie célèbre était, de plus, fort intelligible pour un enfant, et il en possédait tous les détails, comme s’il se fût agi d’une démonstration géométrique.

Revenu du moment de saisissement causé par le mot Colmar, Lucien observa avec intérêt M. de Serpierre. C’était un beau vieillard de cinq pieds huit pouces et se tenant fort droit ; de beaux cheveux blancs lui donnaient une mine tout à fait patriarcale. Il portait, en intimité, dans sa famille, un ancien habit bleu-de-roi, à collet droit et coupe toute militaire. « C’est apparemment pour l’user, » se dit Lucien. Cette réflexion le toucha profondément. Il était accoutumé aux vieillards coquets de Paris. L’absence d’affectation et la conversation sage et nourrie de faits de M. de Serpierre achevèrent la conquête de Lucien ; l’absence d’affectation surtout lui parut chose incroyable en province.

Pendant une grande partie de la visite, Lucien avait fait beaucoup plus d’attention à ce brave militaire, qui lui contait longuement ses campagnes de l’émigration et les injustices des généraux autrichiens, cherchant à faire écraser les corps d’émigrés, qu’aux six grandes filles qui l’entouraient. « Il faut cependant s’occuper d’elles, » se dit-il enfin. Ces demoiselles travaillaient autour d’une lampe unique ; car, cette année-là, l’huile était chère.

Leur manière de parler était simple. « On dirait, pensa Lucien, qu’elles demandent pardon de n’être pas jolies. »

Elles ne parlaient point trop haut ; elles ne penchaient point la tête sur l’épaule aux moments intéressants de leurs discours ; on ne les voyait point constamment occupées de l’effet produit sur les assistants ; elles ne donnaient pas de détails étendus sur la rareté ou le lieu de fabrique de l’étoffe dont leur robe était faite ; elles n’appelaient point un tableau une grande page historique, etc., etc. En un mot, sans la figure sèche et méchante de madame de Serpierre la mère, Lucien eût été complètement heureux et bonhomme ce soir-là, et encore il oublia bien vite ses remarques ; ce fut avec un plaisir vrai qu’il parla avec mademoiselle Théodelinde.

  1. Expression du général Maximilien Lamarque.
  2. Ce jeune homme a encore le langage de son ancien parti : c’est un républicain qui parle.
  3. Les 27, 28, 29 juillet 1830, à Paris. (Note de Colomb.)
  4. Épisode dangereux ! Mais c’est un républicain qui parle, ô Messieurs de la Police !
  5. Variante : s’était avancé d’un quart de lieue. Style : Filé plus expressif : avancé d’un plus français. Choisir.
  6. C’est un républicain qui parle.
  7. Demander la position à un officier. Actuellement je l’ai oubliée. De 1802, à Saluces, à 1835.
  8. « Metz est maintenant (1849) chef-lieu de la 3e division militaire », écrit Colomb en note après avoir corrigé. Car Stendhal avait écrit 26e division et un peu plus loin : 24e.N. D. L. É.
  9. Stendhal a d’abord écrit : Soult, mais il a corrigé. N. D. L. É.
  10. Vrai, mais…
  11. Peu après l’avènement de Louis-Philippe au trône de France, M. Philipon, gérant du journal la Caricature, traduit en cour d’assises pour délit de presse, s’amusa, pendant que les jurés étaient en délibération, à dessiner des poires qui offraient une sorte de ressemblance à la figure et à la coiffure du roi ; la plaisanterie eut un très grand succès. (Note de Colomb.)
  12. Surnom donné aux trois journées des 27, 28 et 29 juillet 1830. (Note de Colomb.)
  13. Tout ce que l’auteur dit sur les fortifications, les constructions, les rues et la physionomie de Nancy, n’est qu’une suite de contre-vérités. (Note de Colomb.)
  14. Il paraît que l’auteur n’est jamais allé à Nancy. La nouvelle rue de Paris est superbe. (Note de Colomb.)
  15. Ce sont des ultras qui parlent ; qui pourrait soupçonner la probité qui préside aux marchés ?
  16. À vérifier
  17. M. Gros.
  18. À vérifier — (M. Debraye fait remarquer que les lanciers portaient le schapska. N. D. L. É.)
  19. Célèbre couturière de Paris (Note de R. Colomb.)
  20. Le gouvernement a payé M. de Tocqueville pour donner cette opinion au public. Par bonheur pour le gouvernement, il suffisait de peindre avec vérité. Dominique.
  21. Histoire de Jérôme Ménuel.
  22. Preuve : M. Clément de la Roncière.
  23. En blanc dans le manuscrit. N. D. L. É.
  24. Stendhal écrit chasseurs. N. D. L. É.
  25. C’est un légitimiste qui parle comme, plus haut, c’était un républicain.
  26. Allusion aux mesures répressives des troubles qui éclatèrent sur divers points de Paris, notamment dans le quartier Saint-Martin, les 13 et 14 avril 1834. (Note de R. Colomb.)
  27. Dès 1835, et jusqu’à la Révolution du 24 février 1848, ce langage était aussi, à peu de chose près, celui du parti libéral. (Note de R. Colomb.)
  28. Du vaudeville les Cuisinières, que l’on donnait au théâtre des Variétés en 1822.
  29. Historique.
  30. Allusion à la souscription du parti légitimiste en faveur de M. Berryer fils (Note de R. Colomb.)
  31. Le 3 Juillet 1822 cet ancien lieutenant-colonel de dragons tomba dans un abominable guet-apens préparé par le gouvernement, et fut exécuté à Colmar le 1er octobre suivant. Le général Pamphile-Lacroix joua un rôle assez fâcheux dans cette triste affaire. (Note de R. Colomb.)