Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 37

La bibliothèque libre.
Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 219-227).


CHAPITRE XXXVII


Le lendemain, le docteur trouva madame de Chasteller sans fièvre et tellement bien, qu’il eut peur d’avoir perdu tous les soins qu’il se donnait depuis trois semaines. Il affecta l’air très inquiet devant la bonne mademoiselle Beaulieu. Il partit comme un homme pressé, et revint une heure après, à une heure insolite.

— Beaulieu, lui dit-il, votre maîtresse tombe dans le marasme.

— Oh ! mon Dieu, monsieur !

Ici, le docteur expliqua longuement ce qu’est le marasme.

— Votre maîtresse a besoin de lait de femme. Si quelque chose peut lui sauver la vie, c’est l’usage du lait d’une jeune femme et fraîche paysanne. Je viens de faire courir dans tout Nancy, je ne trouve que des femmes d’ouvriers, dont le lait ferait plus de mal que de bien à madame de Chasteller. Il faut une jeune paysanne…

Le docteur remarqua que Beaulieu regardait attentivement la pendule.

— Mon village, Chefmont, n’est qu’à cinq lieues d’ici. J’arriverai de nuit, mais n’importe.

— Bien, très bien, brave et excellente Beaulieu. Mais si vous trouvez une jeune nourrice, ne lui faites pas faire les cinq lieues tout d’une traite. N’arrivez qu’après-demain matin ; le lait échauffé serait un poison pour votre pauvre maîtresse.

— Croyez-vous, monsieur le docteur, que voir encore une fois M. Leuwen puisse faire du mal à madame ? Elle vient en quelque sorte de m’ordonner de le faire entrer ce soir s’il se présente. Elle lui est si attachée !…

Le docteur croyait à peine au bonheur qui lui arrivait.

— Rien de plus naturel, Beaulieu. (Il insistait toujours sur le mot naturel.) Qui est-ce qui vous remplacera ?

— Anne-Marie, cette brave fille si dévote.

— Eh bien ! donnez vos instructions à Anne-Marie. Où M. Leuwen se place-t-il en attendant le moment où vous pouvez l’annoncer ?

— Dans la soupente où couchait Joseph autrefois, dans l’antichambre de madame.

— Dans l’état où est votre pauvre maîtresse, elle n’a pas besoin de trop d’émotions à la fois. Si vous m’en croyez, vous ferez défendre la porte pour tout le monde absolument, même pour M. de Blancet.

Ce détail et beaucoup d’autres furent convenus entre le docteur et mademoiselle Beaulieu. Cette bonne fille quitta Nancy à cinq heures, laissant ses fonctions à Anne-Marie.

Or, depuis longtemps, Anne-Marie, que madame de Chasteller ne gardait que par bonté et qu’elle avait été sur le point de renvoyer une ou deux fois, était entièrement dévouée à mademoiselle Bérard, et son espion contre Beaulieu.

Voici ce qui arriva : à huit heures et demie, dans un moment où mademoiselle Bérard parlait à la vieille portière, Anne-Marie fit passer dans la cour Leuwen qui, deux minutes après, fut placé dans un retranchement en bois peint qui occupait la moitié de l’antichambre de madame de Chasteller. De là, Leuwen voyait fort bien ce qui se passait dans la pièce voisine et entendait presque tout ce qui se disait dans l’appartement entier.

Tout à coup, il entendit les vagissements d’un enfant à peine né. Il vit arriver dans l’antichambre le docteur essoufflé portant l’enfant dans un linge qui lui parut taché de sang.

— Votre pauvre maîtresse, dit-il en toute hâte à Anne-Marie, est enfin sauvée. L’accouchement a eu lieu sans accident. M. le marquis est-il hors de la maison ?

— Oui, monsieur.

— Cette maudite Beaulieu n’y est pas ?

— Elle est en route pour son village.

— Sous un prétexte je l’ai envoyée chercher une nourrice, puisque celle que j’ai retenue au faubourg ne veut pas d’un enfant clandestin.

— Et M. de Blancet ?

— Ce qu’il y a de bien singulier, c’est que votre maîtresse ne veut pas le voir.

— Je le crois pardieu bien, dit Anne-Marie, après un tel cadeau !

— Après tout, peut-être l’enfant n’est pas de lui.

— Ma foi ! ces grandes dames, ça ne va pas souvent à l’église, mais en revanche cela a plus d’un amoureux.

— Je crois entendre gémir madame de Chasteller, je rentre, dit le docteur. Je vais vous envoyer mademoiselle Bérard.

Mademoiselle Bérard arriva, elle exécrait Leuwen, et dans une conversation d’un quart d’heure eut l’art, en disant les mêmes choses que le docteur, d’être bien plus méchante. Mademoiselle Bérard était d’avis que ce gros poupon, comme elle l’appelait, appartenait à M. de Blancet ou au lieutenant-colonel de hussards[1].

« Ou à M. de Goëllo, dit naturellement Anne-Marie.

— Non, pas à M. de Goëllo, dit mademoiselle Bérard[2], madame ne peut plus le souffrir. C’était de lui la fausse couche qui faillit, dans les temps, la brouiller avec ce pauvre M. de Chasteller. »

On peut juger de l’état où se trouvait Leuwen. Il fut sur le point de sortir de sa cachette et de s’enfuir, même en présence de mademoiselle Bérard.

« Non, se dit-il ; elle s’est moquée de moi comme d’un vrai blanc-bec que je suis. Mais il serait indigne de la compromettre. »

À ce moment, le docteur, craignant de la part de mademoiselle Bérard quelque raffinement de méchanceté trop peu vraisemblable, vint à la porte de l’antichambre.

— Mademoiselle Bérard ! Mademoiselle Bérard ! dit-il d’un air alarmé, il y a une hémorragie. Vite, vite, le seau de glace que j’ai apporté sous mon manteau.

Dès qu’Anne-Marie fut seule, Leuwen sortit en remettant sa bourse à Anne-Marie, en quoi faisant il vit, bien malgré lui, l’enfant qu’elle portait avec ostentation et qui, au lieu de quelques minutes de vie, avait bien un mois ou deux. C’est ce que Leuwen ne remarqua pas. Il dit avec beaucoup de tranquillité apparente à Anne-Marie :

— Je me sens un peu indisposé. Je ne verrai madame de Chasteller que demain. Voulez-vous venir parler à la portière pendant que je sortirai ?

Anne-Marie le regardait avec des yeux extrêmement ouverts :

« Est-ce qu’il est d’accord, lui aussi ? » pensait-elle.

Heureusement pour le succès des projets du docteur, comme le geste de Leuwen la pressait fort, elle n’eut pas le temps de commettre une indiscrétion ; elle ne dit rien, alla déposer l’enfant sur un lit dans la chambre voisine, descendit chez la portière.

« Cette bourse si pesante, se disait-elle, est-elle remplie d’argent ou de jaunets ? »

Elle conduisit la portière au fond de sa loge, et Leuwen put sortir inaperçu.

Il courut chez lui et s’enferma à clef dans sa chambre. Ce ne fut qu’à ce moment qu’il se permit de considérer en plein tout son malheur. Il était trop amoureux pour être furieux, dans ce premier moment, contre madame de Chasteller.

« M’a-t-elle jamais dit qu’elle n’eût aimé personne avant moi ? D’ailleurs, vivant avec moi comme avec un frère par ma sottise et ma très grande sottise, me devait-elle une telle confidence ?… Mais, ma chère Bathilde, je ne puis donc plus t’aimer ? » s’écriait-il tout à coup en fondant en larmes.

« Il serait digne d’un homme, pensa-t-il au bout d’une heure, d’aller chez madame d’Hocquincourt que j’abandonne sottement depuis un mois, et de chercher à prendre une revanche. »

Il s’habilla en se faisant une violence mortelle et, comme il allait sortir, il tomba évanoui dans le salon.

Il revint à lui quelques heures après ; un domestique le heurta du pied, en allant voir à trois heures du matin s’il était rentré.

— Ah ! le voilà encore ivre-mort ! Quelle saleté pour un maître ! dit cet homme.

Leuwen entendit fort bien ces paroles ; il se crut d’abord dans l’état que disait ce domestique ; mais tout à coup l’affreuse vérité lui apparut, et il fut bien plus malheureux que dans la soirée.

Le reste de la nuit se passa dans une sorte de délire. Il eut un instant l’ignoble idée d’aller faire des reproches à madame de Chasteller ; il eut horreur de cette tentation. Il écrivit au lieutenant-colonel Filloteau qui, par bonheur, commandait le régiment, qu’il était malade, et sortit de Nancy fort matin, espérant n’être pas vu.

Ce fut dans cette promenade solitaire qu’il sentit en plein toute l’étendue de son malheur.

« Je ne puis plus aimer Bathilde ! » se disait-il tout haut de temps en temps.

À neuf heures du matin, comme il se trouvait à six lieues de Nancy, l’idée d’y rentrer lui parut horrible.

« Il faut que j’aille à Paris à franc étrier, voir ma mère. »

Ses devoirs comme militaire avaient disparu à ses yeux, il se sentait comme un homme qui approche des derniers moments. Toutes les choses du monde avaient perdu leur importance à ses yeux, deux objets surnageaient seuls : sa mère et madame de Chasteller.

Pour cette âme épuisée par la douleur, l’idée folle de ce voyage fut comme une consolation, la seule qu’il entrevît. C’était une distraction.

Il renvoya son cheval à Nancy et écrivit au colonel Filloteau pour le prier de ne pas faire parler de son absence.

« Je suis mandé secrètement par le ministre de la Guerre. »

Ce mensonge se trouva sous sa plume parce qu’il eut la crainte folle d’être poursuivi.

Il demanda un cheval à une poste. Comme, sur son air égaré, on lui faisait quelques objections, il se dit envoyé par le colonel Filloteau, du 27e de lanciers, à une compagnie du régiment qui était détachée à Reims pour faire la guerre aux ouvriers.

Les difficultés qu’il eut pour obtenir le premier cheval ne se renouvelèrent plus, et trente-deux heures après il était à Paris.

Près d’entrer chez sa mère, il pensa qu’il lui ferait peur ; il alla descendre à un hôtel garni voisin, et ne revint chez lui que quelques heures plus tard.


[ — Maman, je suis fou. Je n’ai pas manqué à l’honneur, mais à cela près je suis le plus malheureux des hommes.

— Je vous pardonne tout, lui dit-elle en lui sautant au cou. Ne crains aucun reproche, mon Lucien. Est-ce une affaire d’argent ? J’en ai.

— C’est bien autre chose. J’aimais, et j’ai été trompé.]

  1. Cuirassiers, écrit Stendhal distrait. N. D. L. E.
  2. Stendhal répète par erreur le nom d’Anne-Marie, qu’il vient de faire parler dans la réplique précédente ajoutée en surcharge. N. D. L. E.