Lucienne/I/IV

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Calmann Lévy (p. 29-46).


IV


Dans l’après-midi, la plage de F… a une physionomie assez animée. Les riches bourgeois de la ville y accompagnent leurs femmes, qui rivalisent d’élégance avec les quelques étrangères en villégiature sur cette côte. Les hôtels situés dans le milieu de la ville, très-loin de la mer, l’hôtel du Chariot-d’Or, l’hôtel du Grand-Cerf, y amènent leurs pensionnaires dans de petits omnibus de famille. Les naturels du pays viennent pour la plupart dans des équipages, assez bizarres quelquefois : vieilles calèches attelées, d’un cheval de labour, cabriolets rustiques vernis à neuf, chars-à-bancs peints en couleur paille ; mais, quelquefois aussi, les voitures sont des plus élégantes, et traînées par des bêtes de prix ; celles-là appartiennent à de riches particuliers qui possèdent des châteaux dans les environs.

Tous ces véhicules se rangent avec ostentation devant la palissade qui borde le Casino, et attendent leur propriétaire au milieu des piaffements des chevaux et des conversations des cochers.

F… n’est pas assez éloigné de Paris pour que la mode n’y arrive pas dans toute sa fraîcheur. Cependant on distingue très-aisément les dames de la ville des étrangères. Tandis que ces dernières portent des toilettes charmantes, mais simples, et en apparence sans prétention, se coiffent de chapeaux pleins de fantaisie et de grâce, les provinciales s’habillent trop bien, leur costume est peu approprié au milieu et à la saison, il semble qu’elles rendent à la mer une visite de cérémonie.

À quatre heures, l’orphéon de la ville se range dans la galerie du Casino et, à grand renfort de trombones et de bugles, charme les oreilles des promeneurs par des valses déchirantes.

On s’installe sous la tente, en face de la mer ; les dames travaillent à de petits ouvrages ; les messieurs vont et viennent, causent avec elles, ou entrent au café pour jouer au billard.

Lucienne était là, appuyée à la balustrade de la terrasse, regardant parfois la mer, mais cherchant plus souvent des yeux le beau nageur qui n’arrivait pas.

M. Provot lisait son journal ; la jeune femme saisissait malgré elle des lambeaux de conversation ; elle les écoutait distraitement.

— Ah ! voici le petit docteur Pascou qui vient prendre son bain, disait quelqu’un.

— S’occupe-t-il toujours de magnétisme ?

— Certainement ; il donne des pilules magiques à ses malades et se fait dicter ses ordonnances par les esprits.

— Et les malades se trouvent bien de cela ?

— Comme tous les malades, ils ont foi en leur médecin ; ils guérissent souvent, meurent quelque-fois…

— N’est-ce pas la boulangère qui est là-bas ?

— Où donc ?

— Près de madame Dumont ; la robe de soie bleue.

— Oui ! oui ! c’est elle.

Et les deux causeurs partirent d’un éclat de rire qui dura longtemps. Cette gaîté était sans doute excitée par le souvenir de quelque mystérieuse histoire. Lucienne tourna les yeux du côté de celle dont on parlait ; elle vit une grande fille maigre, à long nez rouge, habillée d’une façon prétentieuse et criarde. Mais que lui importait la boulangère et son histoire ? celui qu’elle cherchait des yeux n’était pas là.

Tout à coup, en levant la tête vers le ciel pour suivre le vol d’une mouette, elle crut le voir au sommet de la falaise. Deux dames l’accompagnaient ; il leur montrait quelque chose au loin, du bout de sa canne ; c’était bien lui.

— Le point de vue doit être superbe de là-haut, dit alors Lucienne en tirant M. Provot de sa lecture. Si nous allions sur la falaise, mon oncle ?

— Comment ! tu veux gravir cette montagne, dit M. Provot avec inquiétude.

— Cela vous fera du bien, dit Lucienne.

Et elle s’élança gaiement du côté de la falaise.

Mais elle eut beau se hâter ; lorsqu’elle arriva au haut de la côte, ceux qu’elle cherchait avaient disparu. La promenade s’acheva de la façon la plus maussade, et M. Provot, tout essoufflé, recommença ses tristes réflexions sur l’instabilité de l’humeur féminine.

Au dîner, la gaieté de Lucienne était revenue. Les étrangers s’humanisèrent un peu. Ils avaient évidemment pris des renseignements sur leurs voisins de table, consulté peut-être le livre des voyageurs, et, rassurés sur leur état social, ils se laissèrent aller à causer.

On parla de la baignade du matin, La dame trouvait la mer très-froide, et M, Provot était de son avis. Lucienne et Jenry se récrièrent, prétendant qu’elle était très-bonne. Le jeune homme, lui aussi, trouvait l’eau un peu froide.

— Sans cela, disait-il, je passerais toute la journée dans la mer.

— Vous nagez si merveilleusement bien ! s’écria Lucienne.

Cette exclamation lui valut sous la table un coup de genou de M. Provot.

— Il y a bal ce soir au Casino, dit Jenny avec un soupir ; nous n’irons pas, nous sommes trop fatigués.

Lucienne soupira à son tour ; elle eût pu danser avec lui à ce bal.

— Vous aimez beaucoup la danse, mademoiselle ? dit-elle.

— Ah ! je l’adore. Ce n’est pas comme mon frère. Ce vilain Adrien ne peut pas la souffrir.

— Ah ! dit Lucienne.

— Et vous, l’aimez-vous ? reprit Jenny.

— Quelquefois, répondit Lucienne en levant les yeux vers le jeune homme.

On se retira de bonne heure, et, malgré la fatigue du premier bain de mer et de l’air vif des plages, Lucienne ne put dormir. Elle appelait cependant le sommeil de toutes ses forces, pour n’avoir pas les yeux gonflés le lendemain ; mais sa pensée ne voulait pas se taire et la tenait éveillée. Elle s’endormit un peu vers le matin et se leva tard.

Lorsqu’elle arriva sur la plage, Adrien était appuyé à la coque d’un canot tiré sur le galet ; il regardait la mer en fumant une cigarette.

Au bruit que fit Lucienne descendant sur les pierres, il se retourna et la salua ; puis il reporta ses regards vers l’horizon. Comprenant qu’il avait déjà pris son bain, elle déclara à son oncle qu’elle n’avait pas envie de se baigner, et tandis que M, Provot allait s’enfermer dans une cabine pour se déshabiller, elle s’assit sur les galets à quelque distance du jeune homme.

Elle le regardait souvent à la dérobée, mais son regard n’avait plus rien de son effronterie accoutumée ; il était humble, presque craintif en se levant vers lui. Elle sentait confusément que cet homme pouvait bouleverser sa vie et lui apprendre à connaître le chagrin, le désespoir même. Il lui apparaissait, à travers une vague terreur, comme un justicier chargé de lui faire expier les fautes de sa vie.

Il s’occupait cependant bien peu d’elle. Clignant légèrement les yeux, il s’efforçait de mieux voir un trois-mâts qui se découpait comme une légère fumée sur l’horizon blanc. Lucienne, tout en le regardant, souriait des idées bizarres qui maintenant la hantaient.

— L’air de la mer me trouble la cervelle ! se disait-elle pour se rassurer.

M. Provot lui avait confié la garde de son peignoir, et prenait son bain, barbotant dans les premières vagues.

— L’eau est très-bonne, criait-il à Lucienne, tu as tort de ne pas te baigner.

— J’aime mieux regarder la mer, dit-elle.

Mais bientôt le jeune homme s’en alla, sa mère et sa sœur l’appelant d’en haut.

Lucienne, tristement, le regarda s’éloigner.

— Pourquoi donc m’a-t-on dit souvent que j’étais jolie ? murmurait-elle, avec une vague envie de pleurer ? voici quelqu’un qui donne un démenti brutal à toutes les flatteries dont on m’a accablée. Il s’est certainement aperçu de l’attention dont il est l’objet, et il ne daigne pas plus me regarder que si j’étais le plus épouvantable des laiderons. Ah ! je ne céderai pas ! continua-t-elle en serrant le poing, il m’aimera, je le jure ! alors je le mépriserai à mon tour.

Au déjeuner, elle ne le regarda pas une seule fois, et ce fut elle qui sortit de table la première.

Elle monta dans sa chambre et s’assit devant un miroir.

— Voyons, se dit-elle, décidément suis-je, oui ou non, jolie ?

Elle ouvrit tout grands ses beaux yeux noirs, puis les ferma à demi et fit glisser ses prunelles sous les franges de ses longs cils. Elle s’accorda que ses yeux n’étaient pas mal. Elle examina ensuite son nez, de trois quarts, de profil ; il était fin, délicat, spirituel. Elle ne trouva rien à reprendre à ce nez. Les lèvres roses, un peu grasses, relevées légèrement aux commissures, avaient un charme incontestable. Elle les entr’ouvrit pour voir ses dents. Deux rangs de perles, elle fut obligée d’en convenir. Alors elle défit ses cheveux d’or et les secoua sur ses épaules. La teinture les avait un peu séchés et durcis, mais ils étaient abondants et longs.

— Je suis jolie, certainement ! prononça-t-elle.

Elle trouva seulement que sa peau, très-blanche d’ordinaire, était un peu irritée par l’air de la mer. Elle prit alors dans son nécessaire de voyage toutes sortes de pommades, de fards, de poudres, et se les apphqua sur le visage. Lorsqu’elle eut fini, elle éclata de rire.

— Je ressemble à une de ces figures de cire que l’on voit chez les coiffeurs, s’écria-t-elle.

Et elle courut se débarbouiller à grandes eaux.

Elle avait encore la figure dans sa cuvette, lorsqu’on frappa à la porte.

— Entrez, dit-elle brusquement, croyant que c’était M. Provot.

La porte s’ouvrit, Jenny entra.

Lucienne faillit pousser un cri.

— Est-ce que je vous dérange, mademoiselle ? dit la jeune fille.

— Nullement, s’écria Lucienne en s’essuyant à la hâte le visage. J’avais un peu mal à la tête, je me rafraîchissais le front.

Elle attira Jenny sur le canapé.

— Quelle charmante idée de venir me voir !

— C’est que j’ai quelque chose à vous demander, dit Jenny.

— Quelque chose à me demander, à moi ?

— Voici. Nous avons formé le projet d’aller visiter un château en ruine dans les environs ; la promenade est charmante, à ce qu’il paraît ; nous prendrions une grande voiture et nous dînerions à l’auberge du village. Voulez-vous que nous y allions ensemble ? On s’amuse bien mieux en société.

— Comme vous êtes aimable et charmante ! dit Lucienne, dont les yeux étincelèrent de plaisir.

— Acceptez-vous ?

— Si j’accepte ? mais avec joie !

— Ah ! quel bonheur ! que vous êtes gentille ! s’écria Jenny en serrant les mains de Lucienne. Mais votre oncle voudra-t-il venir ?

— Je réponds de lui.

— Votre mal de tête ne vous incommodera pas ?

— C’est passé. Mais, dites-moi, c’est vous qui avez eu cette charmante idée de m’emmener ?

— Non, dit Jenny, c’est maman.

— Ah ! … dit Lucienne, qui un instant avait espéré que c’était Adrien.

— Relevez vite vos beaux cheveux et préparez-vous ; je vais dire voire réponse à maman, et Adrien ira tout de suite choisir la voiture.

Jenny s’enfuit en courant dans la couloir sonore, Lucienne sonna madame Mafflu et fit appeler son oncle.

M. Provot dormait profondément. Le bain, le grand air, la chaleur l’accablaient, et on eut toutes les peines du monde à l’éveiller. Madame Mafflu avait beau le tirer par la manche et lui frapper sur l’épaule, il ne bougeait pas. Elle alla chercher Lucienne en riant. Celle-ci prit une éponge mouillée et la jeta brusquement sur les yeux du dormeur.

— Vous allez le saisir, le pauvre homme ! disait madame Mafflu.

En effet, M. Provot poussa des cris d’épouvante, et fut quelques minutes avant de comprendre ce qu’on lui voulait.

— Mais, ma chère, dit-il, inquiet, lorsqu’il fut rentré en possession de lui-même, c’est très-grave ce que tu me dis là. Il ne faut pas trop nous lier avec ces braves gens ; ce serait abuser de leur confiance. Ils te prennent pour une jeune fille honnête, et moi pour un oncle sérieux ; il ne faut pas profiter de leur erreur pour se glisser dans leur intimité.

— Ah ! vous m’ennuyez ! dit Lucienne ; est-ce qu’il y a quelque chose à reprendre dans mes manières ou dans mon langage, depuis que je suis votre nièce ?

— En public, tu te tiens très-bien, c’est vrai. Mais quelqu’un pourrait te reconnaître.

— Qui donc ? les pêcheurs de crevettes ?

— C’est vrai qu’il n’y a pas grand monde.

— Vous vous plaisez à me contrarier toujours. Est-ce que je les avalerai, ces bourgeois ? Est-ce que j’ai la peste ? Vous êtes d’une impertinence ! D’ailleurs, dites tout ce que vous voudrez, j’ai promis.

— Si tu as promis, il n’y a plus rien à dire, et du moment que cela te fait plaisir, j’obéis. Après tout, cela m’est égal, ce n’est pas moi qui leur ai fait des avances ?

— C’est bon ! arrangez-vous un peu, vous êtes tout ébouriffé, dit Lucienne. Prenez un paletot pour ce soir, et garnissez bien votre porte-monnaie ; nous dînerons là-bas, nous boirons du bon vin.

La voiture arriva bientôt. C’était une grande calèche aux ressorts usés, traînée par deux forts chevaux caparaçonnés de grelots. Le cocher avait un faux air de postillon. On emporta des ombrelles, des manteaux, des parapluies. Adrien monta sur le siège près du cocher, et le véhicule s’ébranla.

— Bonne promenade ! cria de la porte madame Mafflu, en agitant la main.

On enfila bruyamment les rues de la ville, la voiture sautait sur les pavés, les grelots tintaient, le cocher faisait claquer son fouet. On se mettait aux fenêtres pour voir passer ce beau tintamarre. Puis on roula sur la terre unie d’une grande route, ce qui permit de causer. Madame Després demanda à M. Provot s’il aimait les ruines.

— Ma foi, dit-il, au point de vue de la curiosité, je ne dis pas qu’elles n’offrent quelque intérêt, mais à tout autre point de vue, un bon hôtel bien construit et presque neuf…

— Vous ne savez ce que vous dites, mon oncle ! interrompit vivement Lucienne, il ne s’agit pas de savoir quel est le meilleur local pour abriter des rhumatismes.

— Comme tu me parles, ma nièce ! dit M. Provot.

— C’est vrai ; pardon, mon bon petit oncle ! pourquoi m’avez-vous tant gâtée ? répondit Lucienne d’un air contrit très-bien joué.

— Moi, j’aimerais à habiter des ruines ! dit Jenny.

— Avec les chouettes et les chauves-souris ? demanda Adrien en se retournant à demi.

— Oh ! non, non ! je leur ferais donner congé avant d’emménager.

Lucienne pensait qu’avec « lui » elle pourrait bien habiter une ruine, une cave, un cachot ; et se trouverait heureuse !

Jamais une promenade en voiture ne lui avait causé un tel plaisir ; elle aspirait délicieusement l’air tiède chargé du chaud parfum des fermes. Des canards barbotant dans une mare, une volée d’oiseaux pillant un buisson de mûres, une abeille suspendue aux pétales d’un bleuet l’attendrissaient profondément. Le rayonnement qui était en elle débordait et illuminait toute chose à ses yeux. Il lui semblait qu’elle voyait la nature pour la première fois.

On avait pris un chemin étroit à travers champs. Par instant, les épis de blé frôlaient les roues de la voiture, puis on entrait dans un bouquet d’arbres et l’on se trouvait tout à coup enveloppé d’une pénombre verte.

— Comme c’est joli ! disait Jenny en abaissant son ombrelle et en levant la tête.

Le jeune homme se penchait un peu pour éviter les branches.

Ces bouquets de verdure abritaient des fermes ; leurs toits de chaume, moussus et roux, descendant presque jusqu’au sol, se montraient derrière les troncs lisses des trembles. Des marmots accouraient sur les portes, des chiens aboyaient. Sous les pommiers penchés en tous sens, de jeunes veaux paissaient l’herbe épaisse.

Puis l’ombre cessait, on se retrouvait en plein champ.

Le cocher parlait à Adrien et lui nommait, en les désignant du bout de son fouet, les villages qui se découpaient sur l’horizon.

— Quand nous aurons grimpé cette côte, là-bas, disait-il, nous n’aurons plus qu’à descendre, nous serons à Valmont.

Bientôt la côte fut gravie, la voiture résonna sur les pavés inégaux du village où l’on se rendait, et elle entra bruyamment dans une cour d’auberge.

En même temps que la voiture, un personnage singulier, suivi d’une troupe de paysans, de femmes et de gamins, s’engageait sous la voûte de la porte cochère. C’était un berger, un vieillard grand et sec, au visage rasé, à la peau tannée par le grand air et ayant pris la teinte du vieux chêne. Quelques mèches de cheveux blancs lui descendaient jusque sur les épaules, s’échappant du bonnet de coton noir qui lui moulait le crâne sous son feutre déteint. Il s’enveloppait dans un vieux manteau brun tout rapiécé, et, s’appuyant sur un grand bâton recourbé, il s’avançait avec une certaine solennité. Deux chiens roux marchaient derrière lui. Puis venaient les curieux qui le suivaient en silence.

— Est-ce que c’est un sorcier ? dit Adrien en sautant à terre.

— Hé ! hé ! c’est un vieux malin, toujours ! dit le cocher, qui déjà dételait ses chevaux ; il n’est pas bavard, mais il en sait long sur bien des choses. C’est un berger des environs, il perche sur la hauteur, du côté de Colleville. On l’appelle Mathusalem. C’est un sobriquet, comme vous pensez. Eh mais, c’est qu’il ne doit pas être loin de ses cent ans.

— Qu’est-ce qu’il vient faire ici, suivi de tout ce monde ? dit madame Després.

— Il vient sans doute pour faire danser un voleur, dit le cocher qui s’éloigna, emmenant ses bêtes à l’écurie.

— Qu’est-ce qu’il nous chante ? dit M. Provot.

— Il n’a pas l’air de douter la moins du monde que nous ne comprenions le sens de ses paroles, dit Lucienne.

— Ah, maman, suivons le berger ! s’écria Jenny ; il va faire des sorcelleries, ce sera amusant ; le voilà qui entre dans l’auberge.

Adrien aida les dames à descendre de voiture. Lucienne, qui suivait des yeux le vieux berger, oublia plus longtemps qu’il n’était nécessaire sa main dans celle du jeune homme.

On courut se mêler aux groupes, bourdonnant devant la porte que venait de franchir le sorcier.

— Il monte l’escalier, disait-on ; quel dommage qu’on ne puisse pas le suivre !

— Il faut qu’il soit seul pour faire ses momeries.

— Tout ça, c’est des bêtises, dit un marchand de fromages qui portait un panier à son bras. Pourtant,’ça ne peut pas Faire de mal.

— Tâchons de tirer quelque chose de ce demi-sceptique, dit Adrien en se rapprochant du marchand. C’est donc un sorcier, ce berger ? lui dit-il.

— Le vieux finaud ! il l’a fait accroire à bien des gens ; et même ceux qui ne le croient pas vont le chercher tout de même.

— Pourquoi a-t-on été le chercher ?

— C’est pour faire danser le voleur, dit une vieille paysanne, qui écoutait, les poings sur les hanches.

— Vous ne comprenez pas, dit le marchand en riant ; c’est une idée d’ici. On vient de voler des breloques à une fermière qui était descendue à l’auberge ; elle a envoyé chercher le berger ; quand il aura fait des gestes et dit des paroles dans la chambre où a eu lieu le vol, la personne qui s’en est rendue coupable commencera à se sentir des picotements dans les jambes ; puis elle se mettra à danser et dansera par force jusqu’à ce qu’elle ait rendu l’objet volé ; ils croient ça, du moins, ajouta le narrateur ; pour moi, je suis d’avis qu’il aurait mieux valu aller chercher la police.

— Est-ce qu’on n’a pas vu cent fois les voleurs rapporter ce qu’ils avaient volé, par peur du berger ? dit la paysanne.

— C’est vrai, on l’a vu souvent, dit le marchand.

— C’est incroyable qu’une scène pareille puisse se produire de nos jours, à quelques heures de Paris, dit sentencieusemant M. Provot.

— La scène est en tout cas originale et curieuse, dit Adrien.

— J’aurais voulu demander au sorcier de me prédire l’avenir, dit Lucienne, qui s’éloignait à regret.

— Ah ! moi aussi, s’écria Jenny ; il m’aurait dit si mon mari sera brun ou blond.

On s’engagea dans les rues du village et l’on marcha vers le vieux château.

— Offre ton bras à mademoiselle, Adrien, dit madame Després, qui avait pris le bras de M. Provot.

Lucienne dissimula sa joie et appuya légèrement sa main gantée sur le bras du jeune homme. La réserve de ce dernier n’allait pas jusqu’à la gaucherie ; il lui parla avec la plus parfaite aisance.

— Vous aimez beaucoup la campagne, à ce que je crois, mademoiselle ? dit-il ; vous paraissez tout heureuse.

— Je n’ai jamais été aussi heureuse qu’en ce moment ! s’écria Lucienne en le regardant avec passion.

Puis elle baissa brusquement les yeux.

— J’adore la mer, ajouta-t-elle.

— Savez-vous nager ? demanda le jeune homme, sans paraître s’être aperçu de ce singulier regard.

— Je croyais savoir ; mais, depuis que je vous ai vu dans l’eau, je reconnais que je ne sais que barboter.

— Je vous donnerai des leçons si vous voulez, dit Adrien avec un sourire, dans lequel Lucienne crut voir une ombre de raillerie.

— C’est un détestable professeur ! dit Jenny qui s’était rapprochée. Imaginez-vous qu’il n’a jamais pu m’apprendre, à moi.

— Avoue que tu es une exécrable élève. Jugez-en, mademoiselle : elle refuse obstinément de détacher ses pieds du fond.

— C’est plus fort que moi, dit Jenny. J’ai peur.

On était arrivé. Le château situé au milieu d’un parc admirable, parfaitement entretenu, semblait être en très-bon état. La partie la plus ancienne était une tour ronde, coiffée d’un toit pointu, qui se dressait à l’un des angles de l’édifice et se mirait dans l’eau d’un fossé ; un petit pont d’une seule arcbe, reliant la tour à la terre, arrondissait son demi-cercle, dont le reflet faisait un cercle parfait.

Le château proprement dit appartenait au siècle de Louis XIII et montrait, comme les monuments de cette époque, un mélange de briques et de pierres, et des rampes soigneusement ouvragées.

Ce qu’on appelait la ruine était un reste de chapelle gothique envahi par les lierres et les plantes grimpantes ; mais, au milieu de ces allées sablées, de ces gazons anglais, de ces massifs de géraniums, la ruine semblait artificielle. Elle était charmante néanmoins, avec ses gracieux arceaux se découpant sur l’azur du ciel. La toiture avait complètement disparu ; le dallage, au contraire, était presque intact, et l’on pouvait lire encore les inscriptions funéraires indiquant les morts qu’il recouvrait. Dans les ogives des fenêtres, le caprice des liserons dessinait des vitraux que le soleil traversait gaiement. Derrière l’autel encore debout, fleurissait un églantier à la place des vases sacrés. Deux papillons blancs palpitaient au-dessus du même calice.

Sur l’autel était posé un album, et les visiteurs y écrivaient des vers, des pensées, ou simplement leur nom.

Lucienne, toujours au bras d’Adrien, monta les degrés de pierre et vint feuilleter ce livre.

— Vous avez l’air de deux fiancés, dit Jenny en les rejoignant ; les oiseaux chantent la messe.

Lucienne tressaillit et baissa la tête, tandis que le jeune homme laissait tomber sur elle un regard singulièrement doux, qu’elle ne vit pas.

On se promena longtemps dans le parc, puis on retourna à l’auberge où le dîner était commandé. Il se passa joyeusement. Madame Després était enchantée de ses nouvelles connaissances. M. Provot trouvait cette dame fort aimable. Lucienne seule était un peu mélancolique. Pendant le retour, à travers une nuit charmante embellie par le clair de lune, elle demeura silencieuse, absorbée par un monde de pensées qu’avait éveillées dans son esprit la parole de Jenny : « Vous avez l’air de deux fiancés. »