Lucrezia Floriani/Chapitre 21

La bibliothèque libre.
Lucrezia Floriani
◄  XX.
XXII.  ►

XXI.

Karol en était à s’adresser la même question : « Partirai-je ? Est-ce que je pourrai partir ? Dans un quart d’heure, ne serai-je pas forcé de revenir sur mes pas ? S’il en doit être ainsi, pourquoi me fatiguer à faire un chemin inutile ?

« Je partirai, s’écria-t-il en se jetant sur le gazon encore humide de rosée. » Là, son indignation se ralluma et ses forces revinrent. Il se remit en route, mais bientôt la fatigue ramena encore le doute et le découragement.

Des regrets amers remplissaient de larmes ses yeux fatigués de l’éclat du soleil levant, qui semblait venir à sa rencontre, et lui dire : « Nous marchons en sens inverse ; tu vas donc me fuir et entrer dans la nuit éternelle ? » Il se rappelait son bonheur de la veille, lorsqu’à pareille heure, il avait vu la Floriani entrer dans sa chambre, ouvrir elle-même sa fenêtre pour lui faire entendre le chant des oiseaux et respirer le parfum des chèvrefeuilles, s’arrêter près de son lit pour lui sourire, et, avant de lui donner le premier baiser, l’envelopper de cet ineffable regard d’amour et d’adoration plus éloquent que toutes les paroles, plus ardent que toutes les caresses. Oh ! qu’il était heureux encore, à ce moment-là ! Rien que le trajet du soleil autour des horizons, et tout était détruit ! Il ne verrait plus jamais cette femme si tendre l’enivrer de son regard profond, et mettre, à la place des visions de la nuit, son image tranquille et radieuse devant lui ! Cette main qui, en passant doucement à travers ses cheveux, semblait lui donner une vie nouvelle, ce cœur, dont le feu ne s’était jamais épuisé en fécondant le sien, ce souffle, dont la puissance entretenait en lui une sérénité jusque-là inconnue, ces douces attentions de tous les instants, cette constante sollicitude, plus assidue et plus ingénieuse encore que ne l’avait été celle de sa mère ; cette maison claire et riante, où l’atmosphère semblait assouplie et réchauffée par une influence magnétique, ce silence du parc, ces fleurs du jardin, ces enfants à la voix mélodieuse qui chantaient avec les oiseaux, tout, jusqu’au chien de Célio, qui courait si gracieusement dans les herbes, poursuivant les papillons pour imiter son jeune ami : enfin, cet ensemble de choses qu’il se représentait et se détaillait pour la première fois, au moment de s’en séparer, tout cela était donc fini pour lui !

Et justement, comme il pensait au chien de Célio, ce bel animal s’élança vers lui, et, pour la première fois, le caressa avec tendresse. Il n’avait pourtant pas suivi Karol, et celui-ci crut d’abord que Célio n’était pas loin. Mais, ne le voyant pas paraître, il se rappela que la veille, Laërtes (c’était le nom du chien) avait fait une pointe sur la rive où les barques s’étaient arrêtées ; qu’on l’avait rappelé en vain, et qu’en rentrant à la maison, Célio s’était inquiété de ne pas l’y trouver. On l’avait sifflé et appelé encore, pensant qu’il aurait côtoyé le lac et serait revenu par les prés ; mais on s’était couché sans le retrouver ; Lucrezia avait consolé son fils en lui disant que le chien avait déjà passé plusieurs fois la nuit dehors, et qu’il était trop intelligent pour ne pas retrouver, dès qu’il le voudrait, le chemin de sa demeure.

Le jeune et beau Laërtes, entraîné par l’ardeur de la chasse, avait donc guetté et poursuivi quelque lièvre pour son propre compte, jusqu’au point du jour, et soit qu’il eût perdu sa piste, ou qu’il eût réussi à l’atteindre et à le dévorer, il songeait à ce moment à Célio, qui le faisait jouer, à la Floriani qui lui donnait elle-même sa nourriture, au petit Salvator qui lui tirait les oreilles, à son frais coussin et à son déjeuner. Il se rendait très-bien compte de l’heure et se disait qu’il fallait rentrer pour n’être point grondé de sa trop longue absence. Il est bien possible même qu’il poussât la finesse jusqu’à se flatter qu’on ne s’en serait pas aperçu.

En voyant Karol, il s’imagina que celui-ci n’était venu aussi loin que pour le chercher ; et, se sentant coupable, ne voulant pas aggraver ses torts, il vint à sa rencontre d’un air affectueux et modeste, balayant la terre de sa longue queue soyeuse, et se donnant toutes sortes de grâces, pour se faire pardonner son escapade.

Le prince ne put résister à ses avances, et se décida à le toucher un peu sur la tête : « Et toi aussi, pensait-il, tu as voulu rompre ta chaîne et essayer de ta liberté ! Et voilà que tu hésites entre la servitude d’hier et l’effroi d’aujourd’hui ! »

Karol ne pouvait plus envisager qu’avec terreur la solitude de son passé. Il se disait qu’il valait mieux souffrir les tortures d’un amour troublé par le doute et la honte, que de ne vivre d’aucune façon. Qu’allait-il retrouver, en se replongeant dans l’isolement ? L’image de sa mère et celle de Lucie ne viendraient plus le visiter que pour lui faire d’amers reproches. Il essaya de les évoquer, elles n’obéissaient plus à son appel. Il n’avait jamais pu se persuader que sa mère fût morte, il le sentait à présent, la tombe ne rendait plus sa proie. Les traits de Lucie étaient tellement effacés de sa mémoire, qu’il s’efforçait en vain de se les représenter. Ils étaient couverts d’un épais nuage. Maintenant que Karol avait bu à la coupe de la vie, la société de ces ombres l’épouvantait au lieu de le charmer. Vivre ! il faut donc vivre malgré soi, il faut donc aimer la vie en la méprisant, et s’y plonger en dépit de la peur et du dégoût qu’elle inspire ? pensait-il en se débattant contre lui-même. Est-ce la volonté de Dieu ? Est-ce la tentation d’un esprit de vertige et de ténèbres ?

« Mais trouverai-je la vie désormais auprès de Lucrezia ? Ne sera-ce point la mort, que cet attachement dont les circonstances me font rougir, et que le doute va empoisonner ? Néant pour néant, ne vaudrait-il pas mieux languir et dépérir, avec le sentiment de son propre courage, que dans celui de son indignité ? »

Il ne trouvait point d’issue à ses incertitudes. Il se levait, faisait un pas vers l’exil, et regardait derrière lui. Son cœur se déchirait et se brisait à la pensée de ne plus voir sa maîtresse, et il le sentait physiquement s’éteindre, comme si cette femme en était le moteur unique.

Il était presque vaincu déjà, et cherchait dans quelque augure, dans quelque hasard providentiel, dernière ressource de la faiblesse, l’indice du chemin qu’il devait suivre. Laërtes vint à son secours. Laërtes était décidé à rentrer. Lorsque Karol tournait le dos à la villa, le chien s’arrêtait et le regardait d’un air étonné ; puis, lorsque le prince revenait vers lui, il bondissait d’un air joyeux, et lui disait avec ses yeux brillants d’expression et d’intelligence : « C’est par ici, en effet, vous vous trompiez, suivez-moi donc ! »


Ils revenaient à la villa… (Page 46.)

Karol trouva un faux-fuyant digne d’un enfant. Il se dit que la Floriani tenait beaucoup à ce chien, que Célio était capable de pleurer un jour entier, s’il ne le retrouvait point ; que l’animal était bien jeune, bien fou, et se laisserait peut-être tenter par quelque nouvelle proie avant de rentrer ; qu’enfin il pouvait se perdre ou se laisser emmener par quelque chasseur, et que son devoir, à lui, était de le ramener à la maison.

Il appela donc Laërtes, veilla puérilement sur lui, et regagna la villa Floriani sans le perdre de vue. Pourtant, l’on peut dire que jamais aveugle ne fut plus littéralement conduit par un chien.

En voyant la porte du parc ouverte, Laërtes prit sa course, et, enchanté de rentrer, il devança Karol et gagna la maison, la chambre de Célio, où il se blottit sous le lit, en attendant son réveil. Le prétexte du chien manquait dès lors à Karol, il n’était pas obligé de franchir la grille du parc, et il allait néanmoins la franchir, lorsque ses yeux rencontrèrent une inscription tracée au pinceau sur une pierre latérale. C’étaient les fameux vers du Dante :


Per me si va nella città dolente,
Per me si va nell’eterno dolore,
Per me si va tra la perduta gente…
… Lasciate ogni speranza, voi, ch’entrate
 !

Et plus bas :

Avis aux voyageurs ! Célio Floriani.

Karol se souvint que, peu de jours auparavant, Célio, qui venait d’apprendre par cœur ce passage classique de la Divine Comédie, et qui le répétait à tout propos avec ce mélange d’admiration et de parodie qui est propre aux enfants, s’était amusé à l’écrire sur le montant de la porte du parc, en l’accompagnant d’un avertissement facétieux aux passants. Comme la villa n’était située sur aucune route de passage, il y avait peu d’inconvénients à laisser subsister l’inscription de Célio jusqu’à la première pluie ; la Floriani n’avait fait qu’en rire, et Karol à qui ces vers lugubres n’offraient aucun sens, à ce moment-là, ne s’en était point alarmé. Il était repassé plusieurs fois par cette porte sans y prendre garde ; il n’y aurait plus jamais songé, sans la révolution qui s’était opérée en lui. Au premier abord, les mots de perduta gente lui parurent offrir une allusion affreuse et peut-être quelque peu vraie, car il se hâta de l’effacer. Puis, en relisant, malgré lui, le dernier vers, il fut saisi d’une terreur superstitieuse, en songeant que les enfants prophétisent souvent sans le savoir, et disent en riant d’effroyables vérités. Il cueillit une poignée d’herbe et en frotta la muraille ; mais, par un hasard fort simple, le dernier vers, portant sur une pierre moins polie que les autres, ne s’effaça pas entièrement et resta visible malgré tous les efforts de Karol.



Jusqu’au chien de Célio qui courait. (Page 47.)

— Eh bien ! dit-il en s’élançant dans le parc, cela est écrit ainsi au livre de ma destinée. Pourquoi mes yeux en seraient-ils offensés ? Ô Lucrezia, tu ne m’avais donné que du bonheur ; à présent que je vais souffrir par toi et pour toi, je vois à quel point je t’aime !

La Floriani était déjà très-inquiète, elle avait cherché Karol dans tout le parc, ne concevant pas que, contrairement à ses habitudes, il se fût levé avant elle et qu’il eût été se promener sans elle. Elle était dans la chaumière du pêcheur lorsqu’elle vit le prince effacer l’inscription et rentrer précipitamment comme si, de même que Laërtes, il eût craint d’être grondé. Elle courut après lui, et, l’enlaçant dans ses bras : « Vous trouvez donc, lui dit-elle, que ce serait un grave mensonge ? »

Karol n’avait guère l’esprit présent ; il ne songeait pas qu’elle eût pu le voir effacer les vers du Dante ; il ne pensait déjà plus à ces vers, mais bien à la trahison possible de Salvator. Il crut qu’elle répondait à ses secrètes pensées, qu’elle avait deviné ses angoisses, épié son essai de fuite ; que sais-je ? tout ce qu’il y avait de plus invraisemblable lui vint à l’esprit, et il répondit d’un air effaré : « Soyez-en juge vous-même, il ne m’appartient pas de répondre pour vous. »

Lucrezia fut un peu étonnée et commença à redouter quelque accès d’excentricité. Salvator l’en avait prévenue à diverses reprises avant qu’elle donnât son cœur au prince. Mais elle n’avait pu y croire, parce que, depuis sa maladie, Karol avait toujours été ravi au septième ciel et ne lui avait jamais causé un instant d’effroi. Elle se demanda s’il était bien guéri, s’il n’était pas menacé d’une rechute imminente, ou bien si, réellement, son cerveau était faible et tourmenté d’idées fantasques. Elle l’interrogea. Il ne voulut point répondre, et lui baisa la main à plusieurs reprises, en lui demandant pardon. Mais pardon de quoi ? Voilà ce qu’elle ne put jamais savoir, malgré les investigations de sa tendresse. Ses manières étaient aussi changées que sa figure et son langage. Il s’était dit que, s’il se décidait à rentrer chez elle, il devait prendre avec lui-même l’engagement de ne lui faire aucune question, aucun reproche, de ne point avilir son propre amour par des paroles blessantes de part ou d’autre ; enfin, il se raidissait pour ainsi dire dans une sorte de religion chevaleresque et dans un redoublement de respect extérieur, comme s’il eût cru réparer par là le tort qu’il lui avait fait dans son âme en la soupçonnant.

La Floriani avait toujours été vivement touchée de ce respect qu’il lui témoignait devant ses enfants et ses serviteurs. Rien, chez lui, ne lui rappelait le sans-gêne blessant et l’espèce d’abandon impertinent des amants heureux. Mais, dans le tête-à-tête, elle n’était pas habituée à lui voir détourner son front de ses lèvres et se rejeter sur ses mains en saluant comme un abbé qui rend hommage à une douairière. Elle essaya de rompre cette glace, elle lui fit de tendres reproches, elle le railla amicalement : tout fut inutile. Il se hâtait de retourner vers la maison, car il sentait que sa souffrance n’était pas assez calmée pour lui permettre de paraître heureux.

Salvator ne fut point étonné de voir, ce jour-là, son ami silencieux et sombre ; il l’avait vu si souvent ainsi ! « Je suis inquiète ce matin, lui dit tout bas Lucrezia ; Karol est pâle et triste. — Tu devrais être habituée à le voir s’éveiller tout différent de ce qu’il était en s’endormant, répondit Salvator. N’est-il pas mobile et changeant comme les nuages ?

— Non, Salvator, il n’est point ainsi. Depuis deux mois, c’est un ciel pur et brûlant, sans un seul nuage, sans la moindre vapeur.

— En vérité ! quelle merveille tu me contes là ? Je peux à peine te croire.

— Je te le jure. Que peut-il donc avoir aujourd’hui ?

— Mais rien ! il aura fait un mauvais rêve.

— Il n’en faisait plus que de beaux !

— C’était un grand hasard ou un grand prodige ; moi, je ne l’ai jamais vu une semaine… que dis-je ? un jour entier, sans tomber dans quelque accès de mélancolie.

— Et à propos de quoi y tombait-il si souvent ?

— Tu me demandes là ce que je n’ai jamais pu lui faire dire. Karol n’est-il pas un hiéroglyphe ambulant, un mythe personnifié ?

— Il ne l’a pas été pour moi jusqu’à cette heure ; et, puisque, j’avais trouvé, à mon insu, le moyen de le rendre heureux et confiant, il faut bien que je lui aie déplu en quelque chose depuis hier.

— Vous êtes-vous querellés cette nuit ?

— Querellés ? quel mot !

— Oh ! tu es devenue sublime comme lui, je le vois bien, et il faut se faire un vocabulaire choisi exprès pour vous deux. Eh bien, voyons, n’avez-vous pas touché à quelque point douloureux de votre existence à l’un ou à l’autre, en causant ensemble la nuit dernière ?

— La nuit dernière, comme toutes les autres nuits, je n’ai pas quitté mes enfants. Nous nous retirons de bonne heure, je me lève avec le jour, et, tandis que les petits sommeillent encore ou babillent avec leur bonne en se levant, je vais éveiller doucement Karol, et nous causons ensemble ; le plus souvent, nous nous regardons et nous nous adorons sans nous rien dire. Ce sont deux heures de délices, où jamais un mot pénible, une réflexion positive, un souvenir quelconque des ennuis et des maux de la vie réelle, n’ont trouvé place. Ce matin, j’ai été ouvrir ses fenêtres comme à l’ordinaire, comme j’en ai pris l’habitude durant sa maladie.

Il était déjà sorti, ce qui ne lui était encore jamais arrivé. Il est resté deux heures absent. Il avait l’air égaré en rentrant, il disait des paroles que je ne comprends pas, ses manières étaient bizarres. Il m’a fait presque peur, et, maintenant, son abattement, le soin qu’il prend de ne pas rester avec nous, me font mal. Toi, qui le connais, tâche de lui faire dire ce qu’il a !

— Moi, qui le connais, je ne puis rien te dire, sinon qu’il a été gai hier soir, ce qui était un signe certain qu’il serait triste ce matin. Il n’a jamais eu une heure d’expansion dans sa vie, sans la racheter par plusieurs heures de réserve et de taciturnité. Il y a certainement à cela des causes morales, mais trop légères ou trop subtiles pour être appréciables à l’œil nu. Il faudrait un microscope pour lire dans une âme où pénètre si peu de la lumière que consomment les vivants.

— Salvator, tu ne connais pas ton ami, dit la Lucrezia : ce n’est point là son organisation. Un soleil plus pur et plus éclatant que le nôtre rayonne dans son âme ardente et généreuse.

— Comme tu voudras, répondit Salvator en souriant ; alors, tâche d’y voir clair, et ne m’appelle pas pour tenir le flambeau.

— Tu railles, mon ami ! reprit la Floriani avec tristesse, et pourtant je souffre ! Je m’interroge en vain, je ne vois pas en quoi j’ai pu contrister le cœur de mon bien-aimé. Mais la froideur de son regard me glace jusqu’à la moelle des os, et, quand je le vois ainsi, il me semble que je vais mourir.