Lucrezia Floriani/Chapitre 24

La bibliothèque libre.
Lucrezia Floriani
◄  XXIII.
XXV.  ►

XXIV.

— Elle ne m’aime pas, elle ne m’a jamais aimé, disait-il à Salvator dans les moments où son amitié pour lui redevenait lucide. Elle ne comprend même pas l’amour, cette âme si froide et si forte, quand elle invoque, pour me dégoûter de l’épouser, des considérations à moi personnelles ! Elle ne sait donc pas que rien n’atteint la joie d’un cœur rempli d’amour, quand il a tout sacrifié à la possession de ce qu’il aime ? Que parle-t-elle de me conserver ma liberté ? Je comprends bien que c’est elle qui craint de perdre la sienne. Mais que signifie le mot de liberté dans l’amour ? Peut-on en concevoir une autre que celle de s’appartenir l’un à l’autre sans aucun obstacle ? Si c’est, au contraire, une porte laissée ouverte au refroidissement et aux distractions, c’est-à-dire à l’infidélité, il n’y a pas, il n’y a jamais eu d’amour dans le cœur qui se défend ainsi !

Salvator essayait de justifier la Floriani de ces cruels soupçons ; mais c’était en vain, Karol était trop malheureux pour être juste. Tantôt il venait demander à son ami des consolations et des secours contre sa propre faiblesse, tantôt il le fuyait, persuadé qu’il était le principal ennemi de son bonheur.

Cette situation devenait chaque jour plus sombre et plus douloureuse, et le comte Albani, portant de bons conseils et de bonnes paroles d’affection à ces deux amants, tour à tour, voyait pourtant la plaie s’envenimer et leur bonheur devenir un supplice. Il eût voulu couper court en enlevant Karol. C’était impossible. Sa vie, à lui, n’était point agréable dans ce conflit perpétuel, et il eût souhaité partir. Il n’osait abandonner son ami au milieu d’une pareille crise.

Lucrezia avait espéré que Karol se calmerait et s’habituerait à l’idée de n’être que son amant. En voyant sa souffrance se prolonger et s’exalter, elle fut tout à coup saisie d’une profonde lassitude. Quand une mère voit son enfant condamné à la diète par le médecin, se tourmenter, pleurer, demander des aliments avec une insistance désespérée, elle se trouble, elle hésite, elle se demande s’il faut écouter la rigueur de la science, ou se confier aux instincts de la nature. Il advint que la Lucrezia procéda un peu de même à l’égard de son amant. Elle se demanda s’il ne valait pas mieux lui administrer le secours dangereux, mais souverain peut-être, de céder à sa volonté, que le condamner, par sa prudence, à une lente agonie. Elle appela Salvator, elle lui parla, elle s’avoua presque vaincue. Elle avoua aussi que ce mariage lui paraissait sa propre perte, mais qu’elle ne pouvait tenir plus longtemps au spectacle d’une douleur comme celle de Karol, et qu’elle ne voulait point lui refuser cette preuve d’amour et de dévouement.

Salvator se sentait presque aussi ébranlé qu’elle. Néanmoins il se raidit contre la compassion et lutta encore pour préserver ces deux amants de la tentation d’une irréparable folie.

Karol, qui épiait tous leurs mouvements plus qu’ils ne le pensaient, et qui devinait, sans l’entendre, tout ce qui se disait autour de lui, vit l’irrésolution de la Floriani et la persistance du comte. Ce dernier lui sembla jouer un rôle odieux. Il y eut des moments où il lui voua une haine profonde.

Les choses en étaient là, et Karol l’eût emporté sans un événement qui réveilla toute la force des arguments de la Lucrezia.

Karol se promenait sur le sable du rivage au bas du parc, et dans l’enceinte même de la propriété, fermée nuit et jour aux curieux. Cependant, comme l’eau était basse, par suite de la sécheresse, il y avait une langue de côte sablonneuse, mise à sec, qui permettait aux gens du dehors de pénétrer dans l’enclos, pour peu qu’ils en eussent la fantaisie. La jalousie instinctive du prince lui avait fait remarquer cette circonstance, et il avait hasardé plusieurs fois, tout haut, l’observation que quelques pieux entrelacés de branches feraient une barrière bien vite établie pour fermer quelques toises de grève découverte. La Floriani lui avait promis de le faire faire ; mais, préoccupée de pensées bien autrement importantes, elle n’y avait pas songé. Retirée dans son boudoir avec Salvator, elle lui disait, en ce moment, qu’elle était à bout de son courage, et que voir souffrir si obstinément par sa faute l’être pour lequel elle aurait voulu donner sa vie, devenait une entreprise au-dessus de ses forces.

Pendant ce temps, Karol marchait sur la grève, en proie à ses agitations accoutumées, et ne voyant des objets extérieurs que ce qui pouvait irriter son mal et aggraver ses inquiétudes. Ce passage si mal gardé l’impatientait particulièrement chaque fois qu’il approchait de la limite insuffisante.

Il ne voyait que cela, et pourtant la nature était splendide ; les rayons du couchant empourpraient l’atmosphère, les rossignols chantaient, et, dans une nacelle amarrée à quelques pas du prince, la charmante Stella berçait le petit Salvator qui jouait avec des coquillages. C’était un groupe adorable que ces deux enfants, l’un absorbé par cette mystérieuse tension de l’esprit que les enfants portent dans leurs jeux, l’autre perdu dans une rêverie non moins mystérieuse, en balançant la barque légère avec ses petits pieds, et en chantant, d’une voix frêle comme le bruissement de l’eau, un refrain monotone et lent. Stella, en chantant ainsi sur la barque attachée à un saule, croyait faire une longue navigation sur le lac. Elle était lancée dans un poëme sans fin, tout peuplé des plus riantes fictions. Salvator, en examinant, en rangeant et en dérangeant ses coquilles et ses cailloux sur la banquette qui lui servait d’appui, avait l’air sérieux et profond d’un savant qui résout une équation.

Antonia, la belle paysanne qui les surveillait, était assise à quelque distance et filait avec grâce. Karol ne voyait rien de tout cela. Il ne se doutait seulement pas de la présence des deux enfants. Il ne voyait que Biffi occupé à tailler des pieux, et bien lent à son gré, car la nuit allait venir, et il n’aurait pas seulement commencé à les planter dans une heure.

Tout à coup Biffi prit ses pieux, les chargea sur son épaule, et parut vouloir les emporter vers la chaumière du pêcheur.

Le prince se fût fait un crime de jamais donner un ordre dans la maison de la Floriani, car une indiscrétion sans importance, la plus légère infraction au savoir-vivre, est un véritable crime aux yeux des gens de sa classe. Mais, en ce moment, dominé par une impatience insurmontable, il demanda à Biffi, d’un ton d’autorité, pourquoi il abandonnait son ouvrage en emportant les matériaux.

Biffi était d’un naturel doux et moqueur comme ceux de son pays. Il fit d’abord la sourde oreille, pensant probablement que l’histrion jouait au prince pour le tâter. Puis, observant avec surprise l’emportement de Karol, il s’arrêta et daigna répondre que ces pieux étaient destinés au jardinet du père Menapace et qu’il allait les y installer.

— La signora ne vous a-t-elle pas ordonné, au contraire, dit Karol tout tremblant d’une inexplicable colère, de les placer ici pour fermer cette grève ?

— Elle ne m’en a rien dit, répondit Biffi, et je ne vois rien à fermer ici, puisqu’à la première pluie l’eau remontera jusqu’au mur de clôture.

— Cela ne vous regarde pas, reprit Karol ; ce que la signora commande, il me semble qu’il faut le faire.

— Soit ! répondit Biffi, je ne demande pas mieux ; mais si le père Menapace me voit employer à ceci les pieux qu’il voulait prendre pour soutenir sa vigne, il se fâchera.

— N’importe ! dit Karol tout hors de lui, vous devez obéir à la signora.

— J’en conviens, dit encore Biffi irrésolu et déchargeant à demi son fardeau ; c’est bien elle qui me paie, mais c’est son père qui me gronde.

Karol insista ; il voyait ou croyait voir errer au loin un homme qui côtoyait le lac, et s’arrêtait de temps en temps comme s’il eût cherché à s’orienter vers la villa Floriani. La lenteur indocile de Biffi exaspérait le prince. Il porta la main sur son épaule d’un air de commandement, et avec un regard d’indignation qui était si étranger à la douceur habituelle de sa physionomie, que Biffi eut peur et se hâta d’obéir.



Dans une nacelle amarrée à quelques pas. (Page 53.)

— Ah çà ! seigneur prince, dit-il avec une câlinerie un peu railleuse, que le prince trouva plus outrageante qu’elle ne l’était, montrez-moi la place, et commandez-moi puisque vous savez ce qu’il faut faire ; moi, je n’en sais rien ; on ne m’a averti de rien, je le jure !

Karol fit ce que de sa vie il ne s’était cru capable de faire. Il descendit à l’exécution d’une chose matérielle, au point de dessiner avec sa canne sur le sable la ligne de clôture que Biffi devait suivre, de lui indiquer la place où il fallait planter les piquets, et il le fit avec d’autant plus de justesse et d’ardeur, que, cette fois, il ne se trompait point : l’étranger qu’il avait aperçu dans le lointain s’approchait visiblement ; et, marchant toujours sur la grève, se dirigeait vers lui sans hésitation.

— Hâtez-vous, dit le prince à Biffi, si vous n’avez pas le temps d’entrelacer ce soir les branches de la palissade, que vos pieux soient du moins plantés, afin que les promeneurs respectent cette indication.

— Je ferai ce que voudra Votre Excellence, répondit Biffi avec son humilité narquoise. Mais qu’elle ne s’inquiète pas, il n’y a pas de voleurs dans le pays, et jamais il n’en est entré par là.

— Allez toujours, dépêchez-vous ! dit le prince en proie à une anxiété dévorante et tout à fait maladive ; et il roulait dans sa main une pièce d’or, pour faire voir à Biffi qu’il serait largement récompensé.

— Votre Excellence va perdre un beau sequin, dit le malin paysan en jetant un regard de convoitise sur la main tremblante et distraite de Karol.

— Maître Biffi, répondit le prince, je connais l’usage ; j’ai touché par mégarde à votre serpe, je vous dois un pour-boire. Il est tout prêt pour quand vous aurez fini.

— Votre Excellence a trop de bonté ! s’écria Biffi électrisé tout d’un coup. Oh ! pardieu ! pensa-t-il, c’est bien un vrai prince, je le vois maintenant ; mais je n’en dirai rien au père Menapace, car il me garderait mon sequin pour m’empêcher, soi-disant, de le dépenser mal à propos.


L’étranger s’était appuyé contre la nacelle. (Page 53.)

Et il se mit à travailler avec une rapidité et une vigueur athlétique, bien résolu, si le pêcheur venait l’interrompre, de lui dire avec aplomb qu’il agissait d’après l’ordre direct de la signora.

Tous les pieux étaient plantés lorsque l’obstiné personnage, dont l’approche causait une sueur froide au prince, arriva jusqu’à cette démarcation, et s’y arrêta, les bras croisés sur sa poitrine, les yeux fixés devant lui, dans la direction du prolongement de la grève, et sans paraître cependant faire aucune attention au prince ni à Biffi.

Cette préoccupation était au moins bizarre, car il n’était séparé d’eux que par quelques piquets. Il ne semblait pourtant pas songer à franchir cette limite fraîchement marquée. C’était un homme jeune, d’une taille médiocre et d’une mise assez recherchée, sans être de trop bon goût ; sa figure était admirablement belle, mais son regard fixe et son œil distrait annonçaient une espèce de fou, ou tout au moins de maniaque, à moins que ce ne fût un genre qu’il jugeait à propos de se donner.

Le prince, révolté d’abord de son audace, commençait à prendre de cet homme l’opinion qu’il ne savait réellement ni où il était, ni où il voulait aller, lorsque l’étranger, s’adressant à Biffi, lui dit d’une voix ronflante : « Mon ami, n’est-ce point là la villa Floriani ? »

— Oui, Monsieur, répondit le jeune homme sans se distraire de son travail.

Le prince dardait sur l’étranger le regard du lion qui défend sa proie. L’étranger jeta sur lui un regard de curiosité à peu près indifférente, et, sans s’inquiéter le moins du monde de l’expression de cette physionomie bouleversée, il se remit à contempler la grève à laquelle Karol tournait le dos.

Karol se retourna vivement, en pensant que Lucrezia s’avançait peut-être de ce côté, et que c’était son approche qui fascinait ainsi le voyageur ; mais il ne vit sur la grève que les enfants et leur bonne.

En ce moment Stella sortait de la barque, et, soulevant son petit frère dans ses bras, elle lui disait : « Allons, Salvator, laissez-vous aider, Monsieur, ou bien vous tomberez dans l’eau. »

À l’idée que l’enfant pouvait tomber dans l’eau avant que la bonne l’eût rejoint, Karol, dont l’esprit douloureux était toujours aux aguets de quelque malheur, oublia l’étranger et courut vers la barque pour aider Stella ; mais les deux enfants étaient déjà en sûreté sur le sable, et Karol, entendant marcher sur ses talons, se retourna et vit l’étranger derrière lui.

Il avait, sans façon, franchi la ligne fatale, et, sans daigner regarder le prince, il passa près de lui, fit un bond rapide vers les enfants, et prit le petit Salvator dans ses bras, comme s’il eût voulu l’enlever.

Par un mouvement spontané, le prince Karol et Antonia s’élancèrent sur l’étranger. Karol le saisit par le bras avec une vigueur dont l’indignation décuplait la portée naturelle, et Biffi, armé de sa serpe, approcha de manière à prêter main-forte, au besoin, contre l’étranger.

Celui-ci ne leur répondit que par un sourire de dédain ; mais Stella fut la seule qui ne montra aucune terreur :

— Vous êtes fous ! s’écria-t-elle en riant. Je connais bien ce monsieur, il ne veut faire aucun mal à Salvator, car il l’aime beaucoup. Je vais avertir maman que vous êtes là, ajouta-t-elle en s’adressant au voyageur.

— Non, mon enfant, répondit ce dernier, c’est fort inutile. Salvator ne me reconnaît pas, et je fais peur ici à tout le monde. On croit que je veux l’enlever. Tiens, ajouta-t-il en lui rendant son jeune frère, ne te dérange pas. Je ne désire qu’une chose, c’est de vous regarder encore un instant, et puis je m’en irai.

— Maman ne vous laissera pas partir sans vous dire bonjour, reprit la petite.

— Non, non, je n’ai pas le temps de m’arrêter, dit l’étranger visiblement troublé ; tu diras à ta mère que je la salue… Elle se porte bien, ta mère ?

— Très-bien, elle est à la maison. N’est-ce pas que Salvator a beaucoup grandi ?

— Et embelli ! répondit l’étranger. C’est un ange ! Ah ! s’il voulait me laisser l’embrasser !… Mais il a peur de moi, et je ne veux pas le faire pleurer.

— Salvator, dit la petite, embrassez donc monsieur. C’est votre bon ami, que vous avez oublié ! Allons, mettez vos petits bras à son cou. Vous aurez du bonbon, et je dirai à maman que vous avez été très-aimable.

L’enfant céda, et après avoir embrassé l’étranger, il redemanda ses coquillages et ses cailloux et se remit à jouer sur le sable.

L’étranger s’était appuyé contre la nacelle ; il regardait l’enfant avec des yeux pleins de larmes. Le prince, la bonne et Biffi, qui le surveillaient attentivement, semblaient invisibles pour lui.

Cependant, au bout de quelques instants, il parut remarquer leur présence et sourit de l’anxiété qui se peignait encore sur leurs figures. Celle de Karol attira surtout son attention, et il fit un mouvement pour se rapprocher de lui.

— Monsieur, lui dit-il, n’est-ce point au prince de Roswald que j’ai l’honneur de parler ?

Et, sur un signe affirmatif du prince, il ajouta : « Vous commandez ici, et moi, je ne connais dans cette maison, probablement, que les enfants et leur mère ; ayez l’obligeance de dire à ces braves serviteurs de s’éloigner un peu, afin que j’aie l’honneur de vous dire quelques mots. »

— Monsieur, répondit le prince en l’emmenant à quelques pas de là, il me paraît plus simple de nous éloigner nous-mêmes ; car je ne commande point ici, comme vous le prétendez, et je n’ai que les droits d’un ami. Mais ils suffisent pour que je regarde comme un devoir de vous faire une observation. Vous n’êtes pas entré ici régulièrement, et vous n’y pouvez rester davantage sans l’autorisation de la maîtresse du logis. Vous avez franchi une palissade, non achevée, il est vrai, mais que la bienséance vous commandait de respecter. Veuillez vous retirer par où vous êtes venu et vous présenter sous votre nom à la grille du parc. Si la signora Floriani juge à propos de vous recevoir, vous ne risquerez plus de rencontrer chez elle des personnes disposées à vous en faire sortir.

— Épargnez-vous le rôle que vous jouez, Monsieur, répondit l’étranger avec hauteur ; il est ridicule. Et, voyant étinceler les yeux du prince, il ajouta avec une douceur railleuse : « Ce rôle serait indigne d’un homme généreux comme vous, si vous saviez qui je suis ; écoutez-moi, vous allez vous en convaincre par vous-même. »