Lucrezia Floriani/Notice

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Lucrezia Floriani


LUCREZIA FLORIANI

NOTICE

Je n’ai point à dire ici sous l’empire de quelles idées littéraires j’ai écrit ce roman, puisqu’il est accompagné d’une préface qui résume mes opinions d’alors, et que ces opinions n’ont pas changé. Mais je tiens à bien dire ce que j’ai seulement indiqué dans cette préface à l’égard des productions contemporaines dont j’ai critiqué la forme et rejeté l’exemple.

Ce n’est point par fausse modestie, encore moins par pusillanimité de caractère, que je déclare aimer beaucoup les événements romanesques, l’imprévu, l’intrigue, l’action dans le roman. Pour le roman comme pour le théâtre, je voudrais que l’on trouvât le moyen d’allier le mouvement dramatique à l’analyse vraie des caractères et des sentiments humains. Sans vouloir faire ici la critique ni l’éloge de personne, je dis que ce problème n’est encore résolu d’une manière générale et absolue, ni pour le roman, ni pour le théâtre. Depuis vingt ans, on flotte entre les deux extrêmes, et, pour ma part, aimant les émotions fortes dans la fiction, j’ai marché cependant dans l’extrême opposé, non point tant par goût que par conscience, parce que je voyais ce côté négligé et abandonné par la mode. J’ai fait tous mes efforts, sans m’exagérer leur faiblesse ni leur importance, pour retenir la littérature de mon temps dans un chemin praticable entre le lac paisible et le torrent fougueux. Mon instinct m’eût poussé vers les abîmes, je le sens encore à l’intérêt et à l’avidité irréfléchie avec lesquels mes yeux et mes oreilles cherchent le drame ; mais quand je me retrouve avec ma pensée apaisée et rassasiée, je fais comme tous les lecteurs, comme tous les spectateurs, je reviens sur ce que j’ai vu et entendu, et je me demande le pourquoi et le comment de l’action qui m’a ému et emporté. Je m’aperçois alors des brusques invraisemblances ou des mauvaises raisons de ces faits que le torrent de l’imagination a poussés devant lui, au mépris des obstacles de la raison ou de la vérité morale, et de là le mouvement rétrograde qui me repousse, comme tant d’autres, vers le lac uni et monotone de l’analyse.

Pourtant, je ne voudrais pas voir la génération à laquelle j’appartiens s’oublier trop longtemps sur ces eaux dormantes et méconnaître le progrès qui l’appelle sans cesse vers des horizons nouveaux. Lucrezia Floriani, ce livre tout d’analyse et de méditation, n’est donc qu’une protestation relative contre l’abus de ces formes à la mode d’alors, véritables machines à surprises, dont il me semblait voir le public confondre avec peu de discernement les qualités et les défauts.

Dirai-je maintenant un mot sur mon œuvre même, non pas quant à la forme, qui a tous les défauts (acceptés d’avance) que mon plan comportait, mais quant au fond, cette inaliénable question de liberté intellectuelle que chaque lecteur s’est toujours arrogé et s’arrogera toujours le droit de contester ? Je ne demande pas mieux. Victor Hugo, déniant au public, dans la préface des Orientales, le droit d’adresser au poëte son insolent pourquoi, et décrétant qu’en fait de choix dans le sujet, l’auteur ne relevait que de lui-même, avait certainement raison devant la puissance surhumaine qui envoie au poëte l’inspiration, sans consulter le goût, les habitudes ou les opinions du siècle. Mais le public ne se rend pas à de si hautes considérations ; il va son train, et continue à dire aux grands comme aux petits : Pourquoi nous servez-vous ce mets ? De quoi se compose-t-il ? Où l’avez-vous pris ? Avec quoi est-il assaisonné ? etc., etc.

De telles questions sont assez oiseuses, et surtout elles sont embarrassantes ; car cet instinct qui porte un écrivain à choisir aujourd’hui tel ou tel sujet qui ne l’eût peut-être pas frappé hier, est insaisissable de sa nature. Et si l’on y répondait ingénument, le public serait-il beaucoup plus avancé ?

Si je vous disais, par exemple, ce qu’un très-grand poëte me disait un jour, sans aucune affectation, et même avec une naïveté enjouée : à toute heure, mille sujets flottent et se succèdent dans ma cervelle : tous me plaisent un instant, mais je ne m’y arrête point, sachant que celui que je suis capable de traiter m’empoignera d’une manière toute particulière et me fera sentir son autorité sur ma volonté par des signes irrécusables ? — Quels sont-ils ? lui demandai-je, vivement intéressé. — Une sorte d’éblouissement, me répondit-il, et un battement de cœur comme si j’allais m’évanouir. Quand une pensée, une image, un fait quelconque, traversent mon esprit en agitant ainsi mon être physique, quelque vague qu’ils soient, je me sens averti par cette sorte de vertige, d’avoir à m’y arrêter afin d’y chercher mon poëme.

Eh bien, qu’auriez-vous à répondre à ce poëte ? Eût-il mieux fait de vous consulter, que d’écouter cette voix intérieure qui le sommait de lui obéir ?

Dans un ordre d’idées et de productions moins élevées, il y a un attrait mystérieux que je n’aurai pas, quant à moi, l’orgueil d’appeler l’inspiration, mais que je subis sans vouloir m’en défendre quand il se présente. Les gens qui ne font pas d’ouvrages d’imagination croient que cela ne se fait qu’avec des souvenirs, et vous demandent toujours : « Qui donc avez-vous voulu peindre ? » Ils se trompent beaucoup s’ils croient qu’il soit possible de faire d’un personnage réel un type de roman, même dans un roman aussi peu romanesque que celui de Lucrezia Floriani. Il faudrait toujours tellement aider à la réalité de cet être, pour le rendre logique et soutenu, dans un fait fictif, ne fût-ce que pendant vingt pages, qu’à la vingt et unième vous seriez déjà sorti de la ressemblance, et à la trentième, le type que vous auriez prétendu retracer aurait entièrement disparu. Ce qui est possible à faire, c’est l’analyse d’un sentiment. Pour qu’il ait un sens à l’intelligence, en passant à travers le prisme des imaginations, il faut donc créer les personnages pour le sentiment qu’on veut décrire, et non le sentiment pour les personnages.

Du moins c’est là mon procédé, et je n’en ai jamais pu trouver d’autre. Cent fois, on m’a proposé des sujets à traiter. On me racontait une histoire intéressante, on me décrivait les héros, on me les montrait même. Jamais il ne m’a été possible de faire usage de ces précieux matériaux. J’étais de suite frappé d’une chose que tous, vous avez dû observer plus d’une fois. C’est qu’il y a un désaccord apparent, inexplicable, mais très-complet, entre la conduite des personnes dans les circonstances romanesques de la vie, et le caractère, les habitudes, l’extérieur de ces personnes mêmes. De là, ce premier mouvement qui nous fait dire à tous, à l’aspect d’une personne dont les œuvres ou les actions ont frappé notre esprit : Je ne me la figurais pas comme cela !

D’où vient ? Je ne sais, ni vous non plus, lecteurs amis. Mais, c’est ainsi, et nous pourrons le chercher ensemble quand nous en aurons le temps. Quant à présent, pour abréger cet avant-propos déjà trop long, je n’ai qu’un mot à répondre à vos questions accoutumées. Examinez si la peinture de la passion qui fait le sujet de ce livre a quelque vérité, quelque profondeur, je ne dirai pas quelque enseignement, c’est à vous de trouver les conclusions, et tout l’office de l’écrivain consiste à vous faire réfléchir. Quant aux deux types sacrifiés (tous deux) à cette passion terrible, refaites-les mieux en vous-mêmes si la fantaisie de l’auteur les a mal appropriés au genre d’exemple qu’ils devaient fournir.

GEORGE SAND.
Nohant, 16 janvier 1853.