L’Anneau d’améthyste/VII

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Calmann-Lévy (p. 196-206).


VII


Le recteur, M. Leterrier, esprit absolu et philosophe spiritualiste, n’avait jamais eu beaucoup de sympathie pour l’intelligence critique de M. Bergeret. Mais une circonstance assez mémorable les avait rapprochés. M. Leterrier avait pris parti dans l’Affaire. Il avait signé une protestation contre la condamnation qu’il jugeait, en conscience, illégale et erronée. Aussitôt il devint l’objet de la colère et du mépris publics.

Dans la ville, qui comptait cent cinquante mille habitants, il n’y avait que cinq personnes qui fussent du même sentiment que lui sur l’Affaire ; c’était M. Bergeret, son collègue à la Faculté, deux officiers d’artillerie et M. Eusèbe Boulet. Encore les officiers observaient-ils un silence rigoureux et M. Eusèbe Boulet, rédacteur en chef du Phare, se trouvait-il obligé, par devoir professionnel, d’exprimer chaque jour avec violence des idées contraires aux siennes propres, de jeter l’invective à M. Leterrier et de le dénoncer à l’indignation des honnêtes gens.

M. Bergeret avait écrit à son recteur une lettre de félicitation. M. Leterrier alla lui faire visite.

— Ne croyez-vous pas, dit M. Leterrier, qu’il y a dans la vérité une force qui la rend invincible, et assure, pour une heure plus ou moins prochaine, son triomphe définitif ? C’est ce que pensait l’illustre monsieur Ernest Renan ; c’est ce qui a été exprimé plus récemment en une parole digne d’être gravée dans le bronze.

— Et c’est ce que, moi, je ne pense pas, dit M. Bergeret. Je pense tout au contraire que la vérité est le plus souvent exposée à périr obscurément sous le mépris ou l’injure. Cette croyance, je pourrais l’illustrer de preuves abondantes. Considérez, monsieur, que la vérité a sur le mensonge des caractères d’infériorité qui la condamnent à disparaître. D’abord elle est une, elle est une, comme dit monsieur l’abbé Lantaigne qui l’en admire. Et vraiment il n’y a pas de quoi. Car, le mensonge étant multiple, elle a contre elle le nombre. Ce n’est point son seul défaut. Elle est inerte. Elle n’est pas susceptible de modifications ; elle ne se prête pas aux combinaisons qui pourraient la faire entrer aisément dans l’intelligence ou dans les passions des hommes. Le mensonge, au contraire, a des ressources merveilleuses. Il est ductile, il est plastique. Et, de plus (ne craignons point de le dire), il est naturel et moral. Il est naturel comme le produit ordinaire du mécanisme des sens, source et réservoir d’illusions ; il est moral en ce qu’il s’accorde avec les habitudes des hommes qui, vivant en commun, ont fondé leur idée du bien et du mal, leurs lois divines et humaines, sur les interprétations les plus anciennes, les plus saintes, les plus absurdes, les plus augustes, les plus barbares et les plus fausses des phénomènes naturels. Le mensonge est le principe de toute vertu et de toute beauté chez les hommes. Aussi voit-on que des figures ailées et des images surnaturelles embellissent leurs jardins, leurs palais et leurs temples. Ils n’écoutent volontiers que les mensonges des poètes. Qui vous pousse à chasser le mensonge, à rechercher la vérité ? Une telle entreprise ne peut être inspirée que par une curiosité de décadents, par une coupable témérité d’intellectuels. C’est un attentat à la nature morale de l’homme et à l’ordre de la société. C’est une offense aux amours comme aux vertus des peuples. Le progrès de ce mal serait funeste, s’il pouvait être hâté. Il ruinerait tout. Mais nous voyons que, dans le fait, il est très petit et très lent et que jamais la vérité n’entame beaucoup le mensonge.

— Il est évident, dit M. Leterrier, que vous ne considérez point ici les vérités scientifiques. Leur progrès est rapide, irrésistible et bienfaisant.

— Il est malheureusement hors de doute, dit M. Bergeret, que les vérités scientifiques qui entrent dans les foules s’y enfoncent comme dans un marécage, s’y noient, n’éclatent point et sont sans force pour détruire les erreurs et les préjugés.

» Les vérités de laboratoire, qui exercent sur vous et sur moi, monsieur, une puissance souveraine, n’ont point d’empire sur la masse du peuple. Je n’en citerai qu’un exemple. Le système de Copernic et de Galilée est absolument inconciliable avec la physique chrétienne. Pourtant vous voyez qu’il a pénétré, en France et partout au monde, jusque dans les écoles primaires, sans modifier de la façon la plus légère les concepts théologiques qu’il devait détruire absolument. Il est certain que les idées d’un Laplace sur le système du monde font paraître la vieille cosmogonie judéo-chrétienne aussi puérile qu’un tableau à horloge fabriqué par quelque ouvrier suisse. Pourtant les théories de Laplace sont clairement exposées depuis près d’un siècle sans que les petits contes juifs ou chaldéens sur l’origine du monde, qui se trouvent dans les livres sacrés des chrétiens, aient rien perdu de leur crédit sur les hommes. La science n’a jamais fait de tort à la religion et l’on démontrera l’absurdité d’une pratique pieuse sans diminuer le nombre des personnes qui s’y livrent.

» Les vérités scientifiques ne sont pas sympathiques au vulgaire. Les peuples, monsieur, vivent de mythologie. Ils tirent de la fable toutes les notions dont ils ont besoin pour vivre. Il ne leur en faut pas beaucoup ; et quelques simples mensonges suffisent à dorer des millions d’existences. Bref la vérité n’a point de prise sur les hommes. Et il serait fâcheux qu’elle en eût, car elle est contraire à leur génie comme à leurs intérêts.

— Monsieur Bergeret, vous êtes comme les Grecs, dit M. Leterrier. Vous faites de beaux sophismes et vos raisonnements semblent modulés sur la flûte de Pan. Pourtant je crois avec Renan, je crois avec Émile Zola, que la vérité porte en elle une force pénétrante que n’a point l’erreur ni le mensonge. Je dis « la vérité » et vous m’entendez bien, monsieur Bergeret. Car ces mots si beaux de vérité et de justice, il suffit de ne point les définir pour en entendre parfaitement le véritable sens. Ils ont par eux-mêmes une beauté qui brille et une lumière céleste. Je crois donc au triomphe de la vérité. C’est ce qui me soutient dans les épreuves que je traverse en ce moment.

— Puissiez-vous avoir raison, monsieur le recteur, dit M. Bergeret. Mais, en thèse générale, je crois que la connaissance qu’on a des faits et des hommes est rarement conforme aux hommes eux-mêmes et aux faits accomplis, que les moyens par lesquels notre esprit peut approcher de cette conformité sont incomplets et insuffisants et que si le temps en découvre de nouveaux il en détruit encore plus qu’il n’en apporte. À mon sens, madame Roland, dans sa prison, montrait dans la justice humaine une confiance un peu naïve quand elle en appelait, d’un cœur si ferme et d’un esprit si sûr, à l’impartiale postérité. La postérité n’est impartiale que si elle est indifférente. Et ce qui ne l’intéresse plus, elle l’oublie. Elle n’est point un juge, comme le croyait madame Roland. Elle est une foule, une foule aveugle, étonnée, misérable et violente comme toutes les foules. Elle aime, elle hait surtout. Elle a ses préjugés ; elle vit dans le présent. Elle ignore le passé. Il n’y a pas de postérité.

— Mais, dit M. Leterrier, il y a des heures de justice et de réparation.

— Croyez-vous, demanda M. Bergeret, que cette heure sonne jamais pour Macbeth ?

— Pour Macbeth ?

— Pour Macbeth, fils de Finleg, roi d’Écosse. La légende et Shakespeare, deux grandes puissances de l’esprit, en ont fait un criminel. J’ai la conviction, monsieur, que c’était un excellent homme. Il protégea les gens du peuple et les gens d’église contre les violences des nobles. Il fut roi économe, bon justicier, ami des artisans. La chronique l’atteste. Il n’a point assassiné le roi Duncan. Sa femme n’était point méchante. Elle s’appelait Gruoch et avait trois vendettas contre la famille de Malcolm. Son premier mari avait été brûlé vif dans son château. J’ai là, sur ma table, dans une revue anglaise, de quoi prouver la vertu de Macbeth et l’innocence de lady Macbeth. Croyez-vous qu’en publiant ces preuves, je changerai le sentiment universel ?

— Je ne le crois pas, répondit M. Leterrier.

— Je ne le crois pas non plus, soupira M. Bergeret.

À ce moment des clameurs montèrent de la place publique. C’étaient des citoyens qui, selon l’habitude qu’ils avaient prise, allaient casser des carreaux chez le bottier Meyer, par respect pour l’armée.

Ils criaient mort à Zola ! mort à Leterrier ! mort à Bergeret ! mort aux juifs ! Et comme le recteur en éprouvait quelque tristesse et quelque indignation, M. Bergeret lui représenta qu’il fallait comprendre l’enthousiasme des foules.

— Cette troupe, dit-il, va casser les carreaux d’un bottier. Elle y parviendra sans peine. Croyez-vous qu’un tel amas d’hommes réussirait aussi facilement à poser des carreaux ou des sonnettes chez le général Cartier de Chalmot ? Non certes. L’enthousiasme populaire n’est pas constructif. Il est essentiellement subversif. Cette fois c’est nous qu’il veut détruire. Mais il ne faut pas tenir trop de compte de cette circonstance particulière. Et nous devons rechercher les lois auxquelles obéit sa pensée.

— Sans doute, répondit M. Leterrier, qui était la candeur même. Mais ce qui arrive me consterne. Pouvons-nous, sans gémir, voir s’insurger contre l’équité et la vérité ce peuple qui fut le professeur de droit de l’Europe et du monde et qui enseigna la justice à l’univers ?