L’Enfant d’Austerlitz/10

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Paul Ollendorff (p. 360-383).

XI

À Monsieur Omer Héricourt,
au Château des Ducs.
Varangeville-lez-Nancy.

Département de la Meurthe,


À bord de l’Arétè, en rade de Patras (Morée).
Ce 20 de septembre 1821.


« C’était écrit ! comme disent nos ennemis les Turcs quand on les mène au fût de colonne qui sert ici de billot : je ne t’embrasserai pas, cet été, mon cher conscrit, pour la bonne raison que je vogue entre la côte et les îles grecques, où je distribue quelques sacs d’argent libéral. C’est une commission de ton parrain. Je ne pouvais pas lui refuser de passer l’eau.

« je pense à toi, tout le temps, collégien. Je vis dans la guerre de Troie, que tu traduis sans doute en bâillant sur Homère. Ulysse, en fustanelle crasseuse, me découpe un melon à la pointe du kandjar. Ajax me fait royalement largesse de sa vermine. Agamemnon sue à grosses gouttes dans mon verre de mastic en insultant la politique russe qui enferme dans une forteresse de Bohême notre noble Ypsilanti, le héros de Jassy, parce que ce fourbe de Metternich a montré au tsar Alexandre, dans le cabinet noir de Laybach, les lettres échangées par les hétéries grecques, les ventes d’Italie et les constitutionnels espagnols. En se nettoyant le nez, Calchas prédit que la guerre éclatera partout entre les tyrans et les peuples, car, à Naples, les vainqueurs autrichiens et le roi de plâtre emprisonnent, torturent, décapitent quiconque a une conscience ou un nom, comme s’ils entendaient mettre à bout les plus timides de ces carbonari livrés soudain aux soldats de Vienne par la trahison du duc de Calabre, leur frère et ami. Ton parrain a raison : notre confiance dans les princes nous perd. Je finirai par devenir une espèce Spartacus, un babouviste, je ne sais quoi, maintenant que l’Empereur empoisonné par le mauvais air de Sainte-Hélène, est mort. Ah ! S’il avait suivi le nègre que nous lui envoyâmes en 1817 ! Tout eût réussi. Notre trois-mâts ramenait Napoléon en Europe. Le grand homme n’a pas consenti. Il exigeait que la France le rappelât d’elle-même, et toute entière. Ô ingratitude humaine !

« J’ai laissé ma femme dans notre maison de Saumur. Ta sainte mère eût imposé trop de dévotion à Graziella, qui est déjà bien assez bigote au naturel. D’autre part, je ne pouvais l’amener ici : on se coupe trop le cou à droite et à gauche. Sur le mur de la douane, devant le sabord de ma cabine, neuf têtes de turcs saignent, pendues à des crampons. Triste spectacle pour une femme grosse, encore qu’il ne semble pas déplaire aux hirondelles qui effleurent de l’aile ces grimaces livides et crient gentiment alentour. En outre, la chaleur est accablante. Les mouches bleues recouvrent les tranches d’orange avant qu’on ait fini de les couper. Les cadavres amoncelés dans les fortifications de la ville, depuis qu’elle a été prise par les hétéries, dégagent une odeur intolérable. J’ai fui Mitylène à toutes voiles, pour cette même raison. Une fois les morts dépouillés, on les mutile, puis on les laisse pourrir à l’air, par un esprit de rancune vraiment démesurée. Chacun les insulte en passant, fait des ordures sur eux. Les enfants s’amusent de voir enfler les tumeurs de la décomposition sur les paupières mahométanes. Il faut dire qu’à Constantinople, en avril, les turcs ont massacré tous les grecs du fanar, et ceux du port. N’empêche, je n’avais jamais assisté à tant d’horreurs, même en Russie, quand, le sabre au poing, nous nous disputions les reliquaires d’or byzantin dans les rues de Moscou en flammes. J’ai vu des souliotes attacher à la queue de leurs chevaux les femmes toutes nues d’un harem, et se lancer ensuite à la charge contre les janissaires. Les malheureuses, meurtries par les fers des bêtes au galop, poussaient des hurlements atroces dans la mêlée. Les turcs, pour leur éviter le déshonneur, les tuaient à coups de cimeterre ; et, tout acharnés à cela, ils ne s’occupaient point de leurs adversaires, qui les décapitaient alors le plus commodément du monde. C’était la raison pour laquelle les descendants des atrides agissaient ainsi. " nous ne faisons pas la guerre de même façon ; chaque pays a ses mœurs particulières. Je ne crois pas qu’un français puisse regarder sans frémir un grand gaillard, en veste de soie bleue passementée d’argent, s’asseoir, pour fumer son chibouk, sur un tas de cadavres couverts de sang caillé, parmi lesquels une sorcière étique écarquille des yeux vitreux que rongent des insectes d’azur. Voilà ce que j’aperçois de ma place, en t’écrivant sur un baril. Cet Achille arrange coquettement un fez sur ses longs cheveux noirs. Il veut plaire sans doute à la misérable Briséis qu’il attire entre ses genoux d’une main énorme nouée aux deux poignets délicats. Elle se tord comme un ver, dans son large caleçon de brocart rose, et lui mord les doigts. Il ne lâche point. Il a fini d’assurer son fez ; il déchire l’écharpe de la captive… je voile ici le tableau, qui n’est pas pour les petits garçons comme toi. " au reste, j’envoie une assez méchante description de scènes pareilles à M. Ary Scheffer, le peintre, dont j’ai fait la connaissance, lors de mon retour de Gênes, en mai, à Paris, chez M. Buchez, étudiant, rue Copeau. Le jeune artiste m’avait alors demandé quelques renseignements pittoresques touchant l’Italie, ainsi qu’à mon ami Bazar, en compagnie duquel j’avais accompli mon premier voyage à Naples ; et aussi à MM. Dugied et Joubert, qui en sont revenus, ce printemps, avant moi, puisqu’ils ne poussèrent point jusqu’à Novare. D’ailleurs, tu as dû voir ces messieurs chez Corinne, un dimanche : ils apportaient des nouvelles de Paris à la Goguette, pour ce pauvre lieutenant Boredain, qui est toujours en prison. Bref, en buvant de la bière, du punch, avec M. Ary Scheffer, nous lui avions tracé un tableau des Deux-Siciles assez exact pour nous contenter tous ; et je crois bien qu’il sortira de notre cénacle de la rue Copeau, transféré maintenant ailleurs, quelque chose d’assez propre à étonner le monde, peinture ou action. M. Ary Scheffer nous amena, certain jour, M. De Lafayette, et j’ai pu causer de la Révolution avec le héros de l’indépendance américaine, avec l’ami de Washington et de Franklin.

« Au moment où je voulais me rendre en Artois pour te dire bonjour, les Amis de la Vérité me prièrent d’aller m’établir à Saumur, avec M. Riobé, un de nos amis : nous dûmes aller nous entendre avec mes chevaliers de la Légion d’honneur, en Maine-et-Loire. Voilà comment j’emmenai Graziella sur les bords de la Loire, et la laissai dans une maisonnette tapissée de vigne. De braves dames saumuroises la soignent pendant ma navigation à travers les flots que fendirent les proues des birèmes portant Ulysse.

« Ce verbiage est pour t’annoncer, mon cher conscrit, l’expédition d’un tonneau : il recèle, dans l’étoupe, deux chibouks, un narguilé de cuivre, trois cimeterres et six kandjars, deux fusils albanais, la veste d’une odalisque son collier de sequins et ses boucles d’oreilles en croissant, plusieurs fez, calottes et paires de babouches, une selle de pacha fort curieusement ornée et ses étriers d’argent, un plateau incrusté de nacre et son support ; plus, un ballot de tapis turcs. Le tout, acheté par moi à des pillards souliotes, te doit rejoindre au château des ducs, par roulage, et grâce aux soins de Mm. Lamanjoin et Cie, négociants de Marseille. J’ai pensé que tes classes se termineront dans deux ans et qu’une panoplie turque donne bon air à l’entresol d’un étudiant.

« E. L. »

« P.-S. ― Le major Gresloup est décidément au Spielberg, prisonnier avec Silvio Pellico, ce grand poète milanais qu’on a enchaîné dans un cachot là-bas. Je connais le pays de Brünn, m’y étant trouvé sous les ordres de ton père, au moment d’Austerlitz. Je visitai la forteresse dans ce temps-là. Ce pauvre Gresloup ne doit pas rire. Après tout, nous continuons la lutte de nos aînés contre les tyrans. Veillons au salut de l’empire !… comme dit la chanson… »


À Monsieur Omer Héricourt,
aux Moulins-Héricourt,
Sainte-Catherine-lez-Arras,
Département du Pas-de-Calais.


MANUFACTURE D’ÉMAUX
LEROY ET BEUMINSEL
SAUMUR
Saumur, le 5 de novembre 1821.

« L’enfant de Novare est né, mon cher conscrit ! Je suis arrivé à temps de Navarin pour lui souhaiter la bienvenue ici-bas. C’est un garçon. Je l’appelle Omer, comme l’enfant d’Austerlitz. Vive l’empereur ! À bas les Bourbons et les tyrans ! Ma femme va bien, et je t’embrasse solidement, va !

« L’ONCLE EDME »


Saumur, le 25 de décembre 1821.

« Inutile de m’écrire ici, pendant les vacances des étrennes. Je pars à cheval pour Béfort, où il faut que j’annonce à temps la catastrophe qui anéantit, pour l’heure, nos projets.

« Un incendie a éclaté dans la ville. Un mur en flammes s’est écroulé sur plusieurs élèves de l’école de cavalerie accourus pour combattre le fléau. Il y en eut de tués qui étaient de notre bord. Dans la poche d’un cadavre on a trouvé à l’hôpital quelques papiers compromettants. La police fait des perquisitions. On arrête plusieurs des nôtres. On saisit les courriers. Donc, motus ! Bonjour aux moulins !

« E. L. »


À Monsieur Omer Héricourt,
Collège de Saint-Éloi en Artois.


Du château des ducs, le 6 de janvier 1822.


« Mon cher fils,

« Mille grâces pour tes bons souhaits de nouvel an. Que l’an 1822 de Notre Seigneur Jésus-Christ te rende la paix du cœur et de la conscience.

« Sois pieux, Omer, et tu m’ôteras beaucoup d’afflictions. Il semble que le seigneur se plaise à me les envoyer toutes. Mon père était venu de Saumur m’embrasser à l’occasion de Noël. Il est parti pour Béfort, la semaine dernière, dans l’intention d’acheter des instruments de labour ; mais il a emporté son uniforme de général de l’Empire. Je ne m’en suis aperçue que le lendemain. J’aurais dû me douter de quelque folie : M. Kœchlin, le maître de forges, et un officier, M. Armand Carrel, étaient venus faire visite à mon grand-père et à mon père, vers le 15, et ils s’étaient entretenus, en secret, tous les quatre, pendant deux jours, dans le cabinet jaune. J’apprends aujourd’hui qu’une conspiration a échoué à Béfort, qu’on a saisi chez le colonel Pailhès, l’ami de ton père, des aigles, des étendards et des cocardes tricolores, que les trois bataillons du 29e de ligne en garnison à Béfort, Neuf-Brisach et Huningue devaient prendre part à cette révolte impie contre le meilleur des rois légitimes, qu’un sergent rentré de semestre, le soir même, s’étonnant de voir les pierres mises aux fusils des soldats, à une heure indue, fut tout dire au commandant de place, qu’on vient d’arrêter le colonel Pailhès, avec M. Buchez, un étudiant en médecine que connaît bien mon frère Edme, et une foule de gens. Ton parrain est aux cent coups ; il brûle des papiers. Enfin, tout à l’heure seulement, un postillon allemand est venu nous avertir que mon père était sur l’autre rive du Rhin, hors d’atteinte, et qu’il doit revenir avec deux charrues et un semoir. Apparemment, il aura feint d’avoir passé la frontière pour acheter, comme s’il n’avait pas trouvé son affaire à Béfort.

« Tant de malheurs sont permis par la Providence pour avertir notre famille du mécontentement de Dieu. Ne serviront-ils point à la convaincre ? Quant à moi je suis à bout de forces. L’échafaud menace l’auteur de mes jours, après que la guerre m’a rendue veuve toute jeune. Je t’en prie, mon fils, demande à ta tante Caroline si elle ne veut point m’offrir un asile. Quel que soit le respect que je doive à des parents vénérés, je ne puis cependant vivre toujours dans l’antre du crime et du sacrilège. Je tremble que ma foi ne me fasse un devoir de révéler ce que ma piété filiale doit celer à tous. Et si je cédais aux exhortations d’un confesseur scrupuleux, si j’éclairais la justice sur les complots abominables qui se trament dans ma demeure ? Ou être damnée pour avoir tu un exécrable régicide, ou livrer au bourreau la tête de celui qui m’engendra : telle est l’alternative dans laquelle je me débats à chaque heure du jour et de la nuit. Aie pitié de moi, mon fils. Prie Caroline de m’arracher d’ici… ces souffrances morales m’excèdent. Faudra-t-il donc affronter les supplices de Satan, après la plus triste existence de veuve ? J’entends déjà siffler les lanières des démons sur mes pauvres membres. Et tu pourrais, si tu le voulais, en te consacrant à Dieu, apaiser mon âme. Pourquoi ne le veux-tu pas, mon enfant ? Pourquoi, fils cruel, te refuser à mon vœu le plus cher ? Et tu écris que tu m’aimes ! Je suis vaincue par mon père et par mon fils. Je suis donc maudite de Dieu, moi ! " devrais-je correspondre ainsi, mon Omer, avec toi ? Tu es en vacances ; tu te réjouis auprès de Caroline et de tes cousins ; et je viens, en mauvaise mère, troubler ta joie. Mais à qui confier de telles douleurs, sinon à un fils. Tu es mon seul espoir. " souvent je me plais à rêver de notre vie commune, plus tard, bientôt, dans le presbytère. Je t’aperçois. L’auréole de la piété sincère illumine ton front. L’habit sacré recouvre ton corps pur. Je m’assieds auprès de toi, à la porte d’une humble demeure bénite. Je te regarde, tout étourdie de bonheur. L’angélus du soir tinte au clocher de ton église. Le souffle des archanges balance les feuilles. Enfin autour de nous il n’y a plus de sang. à ta voix, les chrétiens se rassemblent et s’aiment. " la

« La voilà, la bonne année que je nous souhaite ! C’est mon rêve : me réveilleras-tu dans la terreur et l’horreur ? Non, n’est-ce pas ? Tu m’aimes, mon fils, et je t’aime de tout mon cœur transpercé. Appelle-moi près de toi. Annonce-moi que tu consens à entrer au séminaire. Je suis sûre que tu vas me le promettre. Je sens palpiter déjà dans mon cœur la parole bienheureuse. Écris vite. J’attends ta lettre en pleurant d’espérance.

« VIRGINIE, VEUVE HÉRICOURT. »


À Monsieur Omer Héricourt, aux Moulins-Héricourt.
Sainte-Catherine-lez-Arras,
Département du Pas-de-Calais.


RESTAURANT DU ROI CLOVIS
RUE DESCARTES
derrière l’église St-Étienne-du-Mont
HUÎTRES ET FRITURES DE SEINE
SALONS
POUR NOCES ET SOCIÉTÉS
Paris, le 15 de janvier 1822.

« Ah ! Mon conscrit, tu vas rire de ton ancien, tu le peux ! Figure-toi que je suis resté à cheval, sauf quelques heures, du 25 décembre au 3 janvier. Je faisais des courses urgentes. Le 2 au soir, j’ai été forcé brusquement de quitter Béfort et d’aller voir à Lyon le frère de mon peintre, Ary Scheffer. Un officier de nos amis m’a prêté pour le voyage une rosse très vive, mais dont le trot était si dur que je criais. J’ai dû la mettre au galop tout le temps. Je dormais sur la selle, si bien que je me suis réveillé deux ou trois fois le nez dans les oreilles de la bête. Alors j’ai pensé à ton système : j’ai glissé les doigts sous l’arçon et j’ai pu donner à Morphée quelques instants. Ris à ton aise. Je devais avoir la mine d’un piètre cavalier. Foin des illusions ! Tu ressembles à un singe sur une autruche, quand tu emploies ta ruse, mon conscrit. " au reste, le somme à cheval ne fut sans doute pas très reposant : car, de Lyon à Marseille, pendant que nous descendions, Mm. Corcelle, Scheffer et moi, le Rhône en bateau, j’ai ronflé, paraît-il, sans cesse ; et même, après un temps de voiture, je me suis juste éveillé sur la cannebière pour t’acheter une corbeille d’oranges que j’ai mise au roulage à ton intention. Elles sont bien mûres et sanguines. N’en donne pas trop à tes jésuites ; ils ne méritent pas d’y goûter. Ils viennent de faire arrêter, à Marseille, un de mes bons amis de la garde impériale, le capitaine Vallé, à qui je confiai, en novembre, à mon retour de Grèce, le soin d’organiser une compagnie de volontaires qui désirent aller se battre contre le turc en Morée. Le franc militaire a parlé trop net dans un déjeuner, à Toulon, et un brave garçon, mais un peu borné, le capitaine Sicard, l’ayant pris pour un agent provocateur, a cru jouer un fameux tour à la police en le dénonçant. Et voilà mon pauvre Vallé au clou comme conspirateur et racoleur de conjurés. " le coche d’eau nous avait juste débarqués à temps pour que nous puissions faire monter avec nous dans la malle-poste qui va de Marseille à Paris le commandant Caron, imprudemment compromis par Vallé. Nous repartîmes à toutes brides sur Valence, où je déposai Mm. Scheffer et Corcelle, puis sur Lyon, où je déposai le commandant, qui put de là gagner la Suisse. Quant à moi, je continuai ma route jusqu’à la capitale, et m’offris le nez des mouchards quand ils me virent descendre seul le marchepied : les préfets avaient fait jouer les bras du télégraphe. " ah ! Ce pauvre grand Vallé ! Quand j’y pense !… je n’en ai pas moins fait, comme tu vois, de fameuses é étapes en vingt jours ; ça m’a rappelé le bon temps de la campagne d’Iéna, quand on poursuivait l’ennemi jusqu’à Stettin, et que les culottes mouillées collaient à la peau du postérieur. Ça me pince encore dès que j’y pense… Ouf ! me voilà donc à Paris.

« Au débotté, ce matin, j’ai vu la comtesse de Praxi-Blassans, à qui j’ai remis le paquet et le message dont mon père m’avait chargé à Béfort, de la part de Virginie. Elle m’a dit que la femme de cette canaille d’Augustin est fort malade ayant pris froid au bal du ministère de la guerre. Il paraît qu’on l’entourait beaucoup ; on la félicitait du grade dans l’état-major des jésuites que S. M. T. C. vient de conférer à ton oncle. Sache, à ce propos, que le gredin s’appelle maintenant d’Héricourt, avec apostrophe… Quelle calotte il recevrait de son brave jacobin de père, si celui-ci vivait ! Quoi qu’il en soit, la pauvre dame a eu très chaud dans la cohue. Elle a été prendre l’air au balcon ; et depuis, elle tousse. On lui a tiré cinq palettes de sang pour la sauver de la congestion. Il faut que tu lui écrives un petit mot d’encouragement… C’est une fameuse belle femme encore, et qu’on ne saurait trop soigner par billets doux quand on approche de seize ans. Les dames sont toujours sensibles à ces attentions, et les récompensent.

« Je t’écris ce poulet à la hâte, sur le papier de l’estaminet où nous déjeunons, après un assaut d’armes, quelques militaires de mes amis et moi. Il y a là un M. Hénon, chef d’institution de son état, qui n’est point pour cela un cuistre. Il vient de nous dire, sur la gloire des armées républicaines, des choses qui mettent une larme à l’œil. Nous offrons un repas d’adieux à quelques sous-officiers et soldats du 45e de ligne qui vont former garnison à La Rochelle et qui sont tous de notre bord. J’ai cru me retrouver au milieu des brisquards de la garde impériale, tant ils parlaient en vrais soldats ; surtout un nommé Bories et un certain Goubin, qui n’ont pas d’avoir froid aux yeux. N’écoute donc pas les jésuites quand ils t’assurent que leurs maîtres tiennent solidement. L’armée ne les aime pas, ni la vieille, ni la jeune. Qu’il y ait eu un incendie à Saumur, et un imbécile à Béfort pour revenir de semestre le soir même des préparatifs, pour n’y rien comprendre, et tout raconter aux supérieurs, croyant bien faire ; qu’il y ait eu un malentendu à Marseille qui a fait prendre mon ami Vallé pour un agent provocateur par le capitaine Sicard, ce sont là des accidents. On en voit bien d’autres en campagne. Un jour ou l’autre, tout marchera droit. Et alors… " je compte retourner à Saumur, demain ou après-demain. J’ai hâte d’embrasser l’enfant de Novare et ma Graziella. Et puis des affaires m’y appellent. écris-moi chez M. Caffé, chirurgien : c’est plus sûr. Tu recevras aux moulins six volumes de Voltaire reliés en veau plein, dont j’ai fait l’emplette tout à l’heure en passant le long du quai. C’est un bon auteur que tu dois cultiver si tu veux avoir des opinions voisines de la vérité…, la vraie. " E. Lyrisse. " à Monsieur Omer Héricourt, au collège de Saint-éloi, en Artois : (du château des ducs le 5 de mai 1822.) " mon fils, " ta lettre m’afflige. Comment peux-tu attribuer à l’ennui de vivre dans une campagne les justes craintes de ma foi et de mon amour maternel ? Dieu merci, la providence m’a laissé peu le loisir de me corrompre dans l’oisiveté ; et si, en te contant le menu de mes occupations, je puis te persuader du sain état de mon esprit, je veux le faire aussitôt, dans l’espoir que mes prières gagneront sur ton entêtement.

« Mon père nous a quittés pour se rendre à Saumur auprès de la femme d’Edme, qui s’y trouve seule, en butte aux avanies de la police, par la faute de son mari. J’ai dû reprendre la direction des travaux agricoles, et malgré ma lenteur dans la marche, voyager toutes les après-dînées, d’une métairie à l’autre. On attelle ton âne à la petite carriole, Céline le conduit, et nous allons comme ça, jusqu’à la brune, surveiller les semailles de printemps. Ce n’est pas mince affaire. Le tâcheron vole du grain : on ne met pas en terre la moitié du sac. Il faut y avoir l’œil. Au bout de la journée, je n’ai pu même lire complètement mes offices.

« Le matin, j’ai ma basse-cour. La vente des volailles au marché de Nancy nous fournit la rente qui paye les gages de nos gens. Aussi je soigne mes couvées : sur dix ou douze œufs, c’est le plus si l’on peut mener à bien l’élève de huit poulets ; encore souvent en conserve-t-on six, ou trois seulement. J’ai perdu ce matin quatre canards étouffés sous la poule. Les rats ont ravagé deux nids de couveuses, la semaine dernière, dans l’étable dallée ; et, quand mes poussins viennent au monde, il faut les nourrir au pain et au lait, les transporter au soleil sous la mue, avec leur mère, veiller à leur boisson. Si j’abandonne ces mille petits soins au jardinier, ou à Céline, ils en omettent la plupart, et les poussins meurent. Dimanche, j’étais restée à l’église plus longtemps que d’habitude, à cause de la sainte communion que j’ai reçue à l’intention de ton salut ; je voulais assister à une seconde messe. À mon retour, dix de mes poussins s’étaient noyés en buvant au bol qu’on avait trop rempli.

« Voilà des malheurs que je puis, moi seule, éviter. Cela m’occupe une grande partie du jour. Par économie, j’ai engagé des allemandes à la cuisine. Elles travaillent beaucoup plus que nos paysannes, et sont dociles. Mais cela m’oblige à recevoir moi-même les marchands, les messagers et les colporteurs dont elles n’entendent guère le français ; et, de ceux-ci, il en vient à chaque instant. Je dois débattre les prix avec eux. Après ça, je me promène au potager pour voir où en sont nos salades et notre oseille. La nuit tombe, qu’on se croit encore à trois heures de relevée. " ajoute ma kyrielle de drogues à avaler, les visites de l’apothicaire et du médecin, les demi-heures où la souffrance m’anéantit, celles que réclament de moi les exigences de ton parrain, le temps consacré à la correspondance, pour les choses temporelles et mes œuvres de piété. Pendant mes prières du soir et mon examen de conscience, je m’épouvante d’avoir oublié la moitié de mes devoirs quotidiens. Voilà quatre ans que je vis de même, et je m’étonne de la rapidité folle du temps. Ah ! Que la vie est brève pour faire son salut ! Et comme l’enfer accourt ! épargne-moi trop de douleurs, mon cher fils ! " Virginie, veuve Héricourt. " à Monsieur Omer Héricourt, au collège des pères jésuites, Saint-éloi en Artois : " cher neveu, " mon épouse bien-aimée est décédée hier dans notre hôtel, à Paris, après une courte maladie. Priez pour elle et pour moi. " général d’Hé

À Monsieur Omer Héricourt,
au Collège de Saint-Éloi en Artois


ÉTUDE DE Me  PIERQUIN
NOTAIRE À DOUAI
Ce 20 de juillet 1822.


« Monsieur.

« Mme  veuve Cavrois, votre estimée tante, me prie de vous représenter que Madame votre mère s’est fait, depuis l’an 1814, adresser régulièrement les quartiers de l’usufruit qui lui est échu dans la succession du colonel Héricourt. Au moment où vous atteignez l’âge d’homme, M. Le comte de Praxi-Blassans, votre tuteur, désire que vous appreniez comment furent employés ces revenus. Mme  Héricourt a touché, depuis quatre ans, sans exception, comme la loi l’y autorise, les sommes que les Moulins-Héricourt et la Batellerie de la Scarpe, d’abord, puis les Charbonnages de Rœux et la Banque d’Artois ont versées, pour jouissance d’intérêt, aux détenteurs de chaque part de la Compagnie Héricourt. Ces sommes, importantes dans l’espèce, s’élèvent environ à cent mille livres et plus. Aucune d’elles ne fut employée, que l’on sache, à votre usage personnel, vu que Mme  Cavrois paye votre entretien et pension chez les Pères, d’après son plaisir, et Mme  De Praxi-Blassans l’entretien et pension de votre sœur Denise chez les dominicaines ; vu que votre bisaïeul et parrain pourvoit aux frais de la vie commune au château des Ducs. Selon toute apparence et d’après des renseignements certains, madame votre mère a soutenu, par le moyen de cet argent, des œuvres pieuses, entre autres celle des Missions Apostoliques en France, celle des Bons Livres et des Bonnes Lettres. Elle a contribué à l’édification de la basilique de Saint-Ignace à Nancy, par l’achat de trente vitraux anciens et d’une cloche-bourdon dont elle fut la marraine.

« Je n’entends blâmer en aucune façon ces dépenses justifiées par une dévotion admirable et destinées à appeler la protection de Dieu sur les voies spirituelles de votre carrière ecclésiastique, à laquelle je suis fort aise de vous savoir enfin consentant. Mais, au cas où vos hésitations se renouvelleraient pour ce qui est d’embrasser cet état, le tuteur tient à dégager sa responsabilité vis-à-vis de vous. D’autre part, il est convenable que vous puissiez dès ce jour causer à bon escient de vos intérêts matériels avec madame votre mère. Le bilan de cette année 1821-1822, dressé pour la Compagnie Héricourt, fixe à vingt-sept mille huit cent trente-neuf livres sept sous, comme vous pourrez le voir sur le duplicata ci-joint, l’intérêt dû à l’usufruit de la part dont vous êtes nu-propriétaire, ainsi que votre sœur Denise, jusqu’à la fin de vos minorités. Cette somme en sus des quarante mille livres d’annuité, retenues pour l’amortissement, les réserves, le remploi, et les extensions du principal. Cela dit, afin que vous avisiez aux comptes de Mme  Héricourt, en votre nom et en celui de mademoiselle votre sœur.

« Je vous salue, monsieur, avec le plus grand plaisir.

« PIERQUIN. »


À Monsieur Omer Héricourt,
au Collège des Pères Jésuites,
Saint-Éloi en Artois.


« Mon enfant, mon cher neveu,

« Aux pieds de la Sainte Vierge, je viens de finir la station de douleurs que me commande la triste date du 9 juin, chaque année. J’ai prié le Seigneur et sa divine Mère de te transmettre les mérites de celui qui n’est plus.

« Je n’ignore pas que tu les possèdes en partie déjà. Édouard ne manque pas de louer en ses lettres la gravité de ton caractère et l’élégance de tes façons. C’est par ces deux qualités que mon pauvre frère plaisait à tous ceux et celles qui eurent le bonheur de l’approcher. Aurais-je donc celui de le reconnaître en toi-même, sous les traits que j’ai tant chéris ? Plaise à la Providence m’accorder cette grâce. Point d’heure où je ne supplie la suprême Miséricorde de me l’octroyer. Depuis douze ans, mes yeux ont goutte à goutte imprimé leur trace sur le crucifix, dans l’attente de l’instant qui fera reparaître Bernard Héricourt en mon neveu. Aujourd’hui, tu es à l’âge où l’on ressemble le plus à sa mère ; dans deux ans, tu atteindras celui où l’image du père ressaisit tout l’être de son fils. Ah ! Que ma faiblesse de pauvre sœur obtienne d’exhaler sur ton sein le soupir de félicité que répriment mes sanglots depuis ces onze années d’amertume ! Parfois, je m’accompagne sur la harpe pour moduler les chants qu’il préféra. Et je crois l’entendre vanter ma voix. Je me retourne en tressaillant : le rideau cesse de s’agiter, semble-t-il, à la place qu’il quitta ; tout l’air est encore plein de lui.

« Que j’ai hâte de te voir achever tes études à Paris, mon petit Omer ! Nous serons ensemble. Tu me raconteras tes espoirs, tes ennuis, tes travaux et tes escapades, comme Bernard me les racontait. Je te ferai pareil à lui. Tu auras pitié d’une dame un peu vieille, maniaque et triste, n’est-ce pas ? Tu voudras bien croire que ma vie d’apparat n’est qu’une obligation d’épouse, qu’un devoir pénible.

« Ta sœur Denise change beaucoup. La voilà tout entière dépouillée de l’enfance, et femme. Elle a corrigé peu à peu ce qui restait en elle du garçon pétulant où je reconnaissais mon frère. Je suis tout éperdue de cela. Tu demeures mon seul espoir de revivre les années les plus belles de l’existence. Puisse cette lettre te trouver content et complètement rétabli de ta mauvaise fièvre ! Quoi qu’on en dise, la saignée est excellente pour chasser les humeurs pernicieuses. Laisse-toi saigner gentiment pour me faire plaisir et me rassurer ainsi que ta bonne mère.

« Chacun va bien ici. Émile est content à l’École militaire. Ton oncle Gaétan a toute la confiance de Mgr  Matthieu de Montmorency, qui se pousse fort avec M. De Villèle au ministère. On dit que celui de maintenant va tomber pour n’avoir point su faire intervenir Sa Majesté à Naples dans les affaires de son cousin Ferdinand de Bourbon, au lieu de laisser l’Autriche et la Prusse remplir ce devoir, et que c’est une forte partie compromise par nos diplomates. Comme mon mari a prêché pour l’intervention directe de Sa Majesté, il croit parvenir bientôt aux affaires. Ce serait le moment pour un jeune neveu de se rapprocher des conseils et de l’appui de son oncle. Je voulais en venir là, en t’entretenant de politique aride. Rien ne saurait tant me réjouir que ta présence à Paris, malgré toutes les représentations de ma sœur Caroline, qui tient à satisfaire jusqu’au bout les Pères Jésuites. Mais nous l’emporterons.

« Mille bons baisers de ta tante qui t’aime.

« AURÉLIE, COMTESSE DE PRAXI-BLASSANS. »


À Monsieur
Monsieur Omer Héricourt,
Au Collège des Pères Jésuites de Saint-Acheul,
Succursale de Saint-Éloi,
en Artois.


CHAMBRE DES PAIRS

Paris, ce 26 de février 1822.


« Sa Majesté le Roi m’a fait l’honneur et la grâce, monsieur mon neveu, de m’appeler à la charge de secrétaire d’État près de M. Matthieu De Montmorency, ministre des Affaires Étrangères. Je vous en informe comme d’un honneur qui touche la famille, de laquelle vous êtes le représentant et hoir pour la branche Héricourt, ensuite de votre oncle, le général, chevalier de Saint-Louis, commandeur de la légion d’honneur, mais aujourd’hui veuf et sans postérité.

« J’espère que vous reconnaîtrez sans faute que lui et moi avons, jusques et à présent, contribué, dans la mesure de nos forces et facultés, à jeter quelque lustre sur les noms de votre parenté, ainsi que le fit auparavant votre oncle et tuteur, feu M. Cavrois-Héricourt, directeur des consulats et des courriers diplomatiques. C’est en appelant votre attention sur la déférence qui nous semble due, tant en raison de notre âge que de nos travaux, que je prends la plume afin de vous transmettre les réflexions que nous échangeâmes hier, le général et moi, la comtesse de Praxi-Blassans, ainsi que Mme  Cavrois, de passage à Paris. Ayant relu vos notes de collège, et pris connaissance de quelques renseignements particuliers qui vous concernent, nous avons résolu de vous faire, paternellement, les représentations ci-dessous.

« En premier lieu : il est déplorable que votre application aux lettres latines et grecques n’égale point celle dont vous faites preuve, je me plais à le reconnaître, à l’égard des matières historiques. Sa Majesté, m’interrogeant naguère sur mes proches et descendants, me dit : « Vos fils et neveux sont-ils bons latinistes, Monsieur le comte ?… Il faut être bon latiniste. Je réserverai toujours mes faveurs aux jeunes gens qui sauront rédiger leurs suppliques en vers latins. Rome et Athènes sont les deux mamelles de l’esprit français… » Ignorez-vous que Sa Majesté excelle dans l’exercice du distique ? Je ne doute pas qu’après un tel encouragement direct de Sa Majesté, vous ne redoubliez d’efforts pour mériter cette faveur insigne, en vous perfectionnant dans la culture des lettres antiques.

« En deuxième lieu : cette étude-là est notoirement utile aux débuts de la carrière ecclésiastique ; et quelle que soit votre hésitation présente à embrasser cette carrière, il nous paraît urgent que vous décidiez d’y donner d’ores et déjà vos soins, d’abord pour ne point affliger outre mesure madame votre mère et, en outre, parce que l’intérêt de la famille exige la soumission de vos fantaisies à son honneur.

« Souffrez que je m’étende quelque peu sur ce sujet. La famille doit être la figure de l’État qui en est sorti ; destinée par Dieu à en manifester toutes les forces et facultés dans un cercle moindre, il lui sied de les reproduire au total par le total de ses individus : car, si l’État vient à péricliter, c’est dans la famille qu’il puisera les vigueurs de sa renaissance ; et s’il prospère, c’est encore dans les familles exerçant toutes les fonctions qu’il s’attribue qu’il trouvera les hommes capables d’assurer son expansion sous toutes les formes religieuses, militaires et administratives. Or mon fils Émile, comme aîné de chevalier de Saint-Louis, détient le droit et privilège d’être instruit sous la protection de Mgr le prince de Condé dans l’usage des armes nobles et dans la science du capitaine. N’étant pas né, il vous serait difficile et rebutant de suivre cet état où, sous l’ordre de choses actuel, et, à Dieu plaise ! éternel, un garçon de roture sera toujours en moins bonne position qu’un gentilhomme. J’eusse réservé la prêtrise à mon puîné, si la volonté expresse de Mme  la comtesse de Praxi-blassans ne réclamait un mariage qui, pour n’avoir point mon entière approbation, n’en découle pas moins de raisons estimables et d’un legs mortuaire à quoi je n’entends point dérober les respects de mon fils Édouard. « Mais, d’autre part, si je suis enclin à ne m’opposer point, en l’espèce, puisque le nom est mâle, à une union, toujours fâcheuse, de noblesse et roture, je ne crois point émettre des prétentions exagérées en souhaitant que ce sacrifice de mes convictions les plus chères soit compensé par des sacrifices pareils dans la branche que ces fiançailles avantagent. Sa Majesté et Son Altesse Royale Mgr  le duc d’Angoulême daignent me laisser entendre qu’il ne serait pas impossible d’obtenir pour le général Héricourt un brevet de garde de la porte de Monsieur, et l’autorisation de joindre un nom de terre à ce titre exceptionnellement conféré pour reconnaître les bons et loyaux services d’une famille qui, en des heures difficiles obligea Mgr  le comte d’Artois, lors de son passage en sa comté, pour se rendre au quartier général de Gand, dans l’année 1815. Je ne suppose pas que vous ne prisiez à leur juste valeur les changements qu’apporterait à votre fortune une semblable marque de bienveillance royale. Dès lors il m’en coûterait moins d’autoriser une mésalliance. Mais il est d’urgence que je présente au Château un état dûment justifié des charges et professions, occupées, exercées ou briguées par les parents du général. Sa Majesté et Monsieur, frère du Roi, de qui dépend surtout l’octroi du privilège, verraient avec faveur le neveu du postulant près d’entrer au séminaire. Frère d’une vicomtesse, neveu d’un garde de la porte et d’un pair de France, vous ne languiriez point, une fois tonsuré, dans les petites cures ; la voie du palais épiscopal vous serait tout aplanie, de fait, sans compter que j’y emploierais tous les ressorts des influences dont je dispose à cette heure. Je vous saurais gré de votre obéissance. Comptez-y.

« Je n’ignore point que certains scrupules honorables vous détournent présentement des vœux ecclésiastiques. Sur ce point je vous baillerai ce qu’il faut pour vous rassurer, en la personne d’un Père de mes amis auquel je vous présenterai cet automne : car il sera bon que vous veniez alors à Paris, et que vous y prolongiez votre séjour jusqu’à la mi-novembre environ. La Congrégation vous recevra en qualité de probationnaire, comme mes fils. C’est un devoir auquel vous ne sauriez manquer décemment. Pour ces motifs, il convient que vous agissiez comme un aspirant au diaconat. À l’instant de recevoir l’ordination, il sera temps encore de céder à vos scrupules ou à vos passions, si tant est que vous ne soyez pas homme à les surmonter. Le mariage de votre sœur est à ce prix. À vous de voir si les dernières volontés de M. Votre père, au moment où il expirait sur le champ de bataille, méritent, pour être exaucées, que vous leur immoliez vos caprices.

« Quant à moi, serviteur de la Royauté légitime et chef responsable d’une famille, j’entends présenter cette famille à mon souverain comme une parfaite image de l’État, ayant pour la fonction militaire, mon fils Émile ; pour la diplomatique, mon puîné Édouard ; pour la religieuse, mon neveu Omer Héricourt ; pour l’agricole, mon neveu Dieudonné Cavrois, puisque celui-ci a le goût des sciences qui préparent aux fonctions d’ingénieur et d’agronome. Son père, votre tuteur avant moi, m’a bien parlé, de son vivant, du désir que montre Mme  Cavrois de vous voir entreprendre l’étude du droit. Mais je lui représentai qu’il n’était pas de notre rang d’avoir parenté parmi les basochiens, les avocats et les tabellions. Si les intérêts de la Banque et des Moulins réclament aide d’avoué, le mieux sera toujours d’en avoir un à gages. L’étude de la législation ne vous mènerait proprement qu’à la diplomatie. Outre que je réserve cette occupation à mon cadet, je pense aussi que, n’étant pas né, vous éprouveriez dans cette carrière les mêmes déboires que dans la militaire. Mme  Cavrois s’est rendue à mon avis, après le général ; et nous sommes tombés d’accord, tous trois, avec Mme  votre mère, sur le choix de votre profession, qui sera donc la prêtrise, à moins que vous n’alliez à l’encontre des volontés de ma belle-sœur, de sa fille Denise, votre sœur, et des vénérables intentions de votre père.

« Enfin, et en troisième lieu, nous avons appris que vous demeuriez en rapports constants avec le capitaine Lyrisse. Cela ne peut continuer. Dans une perquisition faite en sa maison de Saumur par la police de Sa Majesté, on a trouvé des lettres de vous tout à fait intempestives. M. le préfet de police a bien voulu me les faire remettre fort obligeamment, par égard pour l’inexpérience de votre jeunesse. L’effet n’en fut pas moins déplorable auprès de nos familiers. Je ne me soucie pas de condamner M. Lyrisse sur des imaginations funestes. Il partage l’humeur de tous les officiers qui comptèrent parvenir aux plus hauts grades par les chances de la guerre et que déçoit la paix consécutive à la ruine de leur maître. Leurs vues sont toutes bornées à cet ennui, et leur manie qui s’agite prétend bouleverser le monde pour leur gagner des croix, des dotations et des duchés impromptus. Ils cachent cet appétit sous d’assez pauvres déclamations, qu’on n’écoute guère, au reste, puisque toutes leurs conspirations de théâtre avortent piteusement grâce à la franchise des sujets loyaux épris de paix. Je m’étonnerais que vous ayez pu vous abandonner à entendre ces discours, si je ne savais aussi quelles autres séductions le capitaine Lyrisse utilise auprès de vous. M. le préfet du Pas-de-Calais eut la bonté de m’en avertir. Rien ne me demeure inconnu des turpitudes de votre libertinage. Il importe d’y mettre un terme incontinent.

« Aussi bien, la Providence veut-elle vous dérober à une influence pernicieuse. Avant-hier, le capitaine fut forcé de quitter avec précipitation le territoire français pour se garder de la police qui le recherche comme un des complices du général Berton, duquel vous avez doute ouï dire qu’il marcha depuis Thouars jusque Saumur, en compagnie de quelques pauvres égarés brandissant le drapeau de l’usurpateur et pensant soulever ainsi la population de cette ville ou entraîner les élèves de l’École de cavalerie dans leur complot. Apprenez ici leur folie. Au pont de Saumur, Berton et votre oncle ne se purent concilier, sur le principal de l’affaire, avec la municipalité et la garde nationale, ceux-là ne voulant pénétrer que si la révolte éclatait d’abord au dedans, et celles-ci refusant de se compromettre avant que d’avoir vu les bonapartistes parcourir leurs rues, les armes à la main. Or les uns et les autres se séparèrent sottement, après avoir discuté par-devant le sous-préfet, six heures d’horloge. On ne joue point sa tête avec plus de niaiserie. Cent soixante personnes sont arrêtées déjà. Le général et moi avons eu bien de la difficulté à faire en sorte que le capitaine pût gagner La Rochelle et s’embarquer pour l’Espagne, où il a des amis ; non sans avoir essayé dans ce port des extravagances, en compagnie de sergents du 45e de ligne, desquels l’un déjà est sous les verroux. En conséquence, nous vous mandons qu’il faut cesser toute correspondance avec votre oncle, à qui je communiquerai moi-même de vos nouvelles.

« Veuillez croire, monsieur mon neveu, à mon affection ferme et dévouée.

« GAËTAN, COMTE DE PRAXI-BLASSANS. »