L’Enfant d’Austerlitz/16

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Paul Ollendorff (p. 485-536).

XVII

Le Père Ronsin se laissa difficilement aborder par Omer, aux Missions de la rue du Bac, pour l’entendre dire que M. De Montmorency avait, en route, reçu les courriers du tsar, ce qui présageait une politique russe de la diplomatie française à Vérone. Avec une politesse sévère, le prêtre prépara le geste impatient qui bientôt congédierait. Penché de son fauteuil vers des écrits, il en détournait à peine un œil pour inspecter le visiteur. Vêtu d’une douillette brune, la calotte au front, les jambes ramenées sous le siège, il demeurait accroupi dans la posture d’un furieux chat gris. Sa paupière resta clignée par affectation de fatigue ou de migraine. Il examina vaguement les pièces dont la présentation formait le prétexte de l’entrevue ; enfin il se remit au travail avec un « Excusez-moi, monsieur » bien sec. La plume d’oie tout ébouriffée grinça de nouveau. À ce bruit discret, un sacristain, qui guettait derrière la tenture, la souleva, fit la révérence devant Omer, le reconduisit.

« Quelle insolence ! quelle hauteur ! ― pensait le jeune homme pendant le retour en cabriolet. ― Comme je suis peu devant cet ecclésiastique !… Baste ! Je rirai le dernier, si mon oncle Praxi-Blassans a vu clair en voyage. Pensons à ma belle espionne. Certes, je n’irai pas demain là-bas. Elle me ferait tout trahir, moi-même et les miens, pour un baiser, pour une faveur… Et que elle pas, si, m’ayant offert à goûter la splendeur de son corps, elle mettait ensuite au prix d’une forfaiture la reprise de nos voluptés !… quelle folie que l’espoir d’éprouver la vigueur de ses beaux membres sveltes ! Quel suave épanouissement de mon être si je savourais sa gorge digne de Cybèle !… et combien a-t-elle de visages ! Tantôt elle semble une petite fille inquiète et triste dans une chevelure abondante. Tantôt ses regards approfondissent l’âme, y fouillent et y déterrent de l’inconnu, comme ceux d’une sibylle antique devinant l’avenir des rois. Elle pleure soudain : et c’est la douleur tragique d’électre, toute la Grèce apparue entre ses mèches brunes. Elle incline sa figure : on se croit un enfant rose devant l’amour d’une jeune mère tendre, et délicatement attentive… elle paraît avoir tous les âges et toutes les passions. Cependant elle demeure elle-même, une beauté mate, un peu dure et près d’attendrir pourtant ; un ciel sur quoi passent les nuées de l’aube, de midi, du couchant du crépuscule et de la nuit… si j’ai tant vu d’elle, en cette rencontre, pendant quelques minutes, que ne découvre pas celui qu’elle aime, à toutes les heures du temps ?… " ah ! Je souffre. L’air m’oppresse… mon dieu ! Qu’il serait bon d’égorger son honneur, son avenir, sa loyauté, sa famille et sa patrie sur l’autel de cette volupté !… ce serait beau. Ce serait une noble sauvagerie. Ce serait une magnifique indépendance. Et quel mépris légitime des hommes affirmerait cette injure à leurs lois, à leur idéal, à leurs mensonges !… ah ! Je suis trop faible ! Et je suis vaincu… ma mère !… voilà les supplications de ma mère qui retentissent en moi… elle me veut chaste et prêtre pour ne pas mourir de désespoir. Et j’immole aussitôt mon rêve, mon désir, ma sincérité, mon enthousiasme… immole, immole donc, esclave débile de la pitié !… accepte la tonsure. Tourne-toi vers Dieu ! Sois le symbole des douleurs et des renoncements ! Assure le joug sur ton cou… " il réprima sa rage, pour ne pas étonner le vieux militaire qui fouettait le cheval de son cabriolet. Ces déclamations intérieures se succédèrent et se répétèrent quand il fut chez lui, dans le salon cramoisi. Il se versa de grands verres d’eau. Il espéra que son exaltation était passagère : un mal engendré par le frôlement des filles aux galeries de bois, et qui s’apaiserait. Aloyse, la signataire du billet mystérieux, vint à la brune. Elle se débarrassa fort adroitement d’un coqueluchon de soie, dégrafa une mante légère et se laissa reconnaître pour une dame entrevue dans les salons des Praxi-Blassans, le soir de la fête, dame à sourcils trop noirs confondus vers la racine du nez, à bouche trop rouge, à cheveux touffus sous un turban de crêpe. Elle minauda, se trouvant hardie de faire visite à un jeune homme. Le canezou de mousseline chargé de vingt pompons polychromes découvrait à demi sa poitrine abondante et jaune. Mais elle avait quelque sveltesse dans le sautillement. Par malheur, les veines et les tendons saillaient à travers la peau trop fine, comme écaillée en maintes places. Les termes chaleureux du poulet ne furent pas convertis en réalisations immédiates. Ce fut à peine si l’intruse permit qu’on lui baisât la main. Elle parla beaucoup de mythologie, de Ganymède et de Bacchus, de Diane et d’Adonis, de poésie, de rêve sublime. Omer abandonna le divan à sa visiteuse et vint s’accouder au guéridon. Il n’eut point à inventer de propos ; elle s’affichait érudite et bavarde ; il écouta complaisamment les louanges qu’elle prodiguait avant sa prière d’intercéder pour une affaire de pension : le comte, fort bien en cour, était homme à faire agréer cette requête. Omer se félicita de saluer enfin la dame au départ. Il soupa seul, réfléchissant au contraste entre cette insolente créature et l’admirable Aquilina ; il s’endormit là-dessus.

Le lendemain, comme il récitait ses prières habituelles qu’il mêla de rêveries, il pensa tout à coup :

« Une oraison de ma pauvre mère m’a peut-être sauvé des embûches que dressait la passante du Palais de Justice. »

car maman Virginie priait pour son fils, deux ou trois fois le jour. Précisément, il avait rencontré la touchante Aquilina vers cinq heures, avait eu sa compagnie jusqu’à six. À cette phase de la journée, sa mère revenue des champs, avait coutume de se rendre à la chapelle. Elle se demandait alors quelles pouvaient être les peines de son père, d’Aurélie, de son fils et de son frère, afin de solliciter, en leur faveur, le secours de la Sainte Vierge. Cette concordance entre les heures frappa l’imagination d’Omer. Durant qu’il avait suivi l’ensorceleuse par les rues à saltimbanques, Virginie, laissant les guérets, avait dû se diriger vers le château. Céline conduisait l’âne de la petite voiture qui craquait contre les ornières sèches. Ensemble, elles avaient sans doute parlé de l’étudiant. Céline l’aimait toujours, elle qui avait offert tant de plaisirs à la malice de l’enfant, sans réclamer même une parole de reconnaissance. Il se la représentait un peu lourde et ronde, la figure épanouie de belle humeur, dans le volant jauni de sa coiffe. Elle invectivait plaisamment le baudet. Maman Virginie avait peur d’un cahot, se signait, souhaitait d’atteindre au prochain calvaire. Toutes deux avaient-elles uni leurs âmes dévouées dans le pur désir de savoir leur enfant garanti contre tous les maléfices de la tentation ? À cette heure même, l’oraison de la mère avait dû s’exalter en vœux ardents pour que le péril de nouvelles rencontres amoureuses fut écarté du jeune galant.

« Oh ! Mère, mère, que ta piété est puissante, qui sauve ton enfant à la limite de périr et sans que tu t’en doutes même ! S’écria-t-il intérieurement. »

Chez le général Héricourt, il négligea de s’assimiler la réfutation des erreurs propagées au temps de Marcile Ficin dans les universités scolastiques : inutilement le livre ouvert l’y conviait. Il regretta de plus en plus l’espoir perdu d’aimer Aquilina. Avec son image, il cessait d’être lui-même et lui seul : la parole d’Aquilina doublait les propos de son âme ; il y eut constamment des gestes féminins entre les livres et lui, le professeur et lui ; l’odeur de la souple créature se mêlait à l’air des salles, au goût des mets, à la saveur de la boisson. S’il parvenait à lire une phrase de philosophie, il en appliquait la thèse aux émois éprouvés durant l’heure de la divine poursuite. De minute en minute, ce souvenir se multipliait, s’accroissait de petits souvenirs : une maille lâchée de la mitaine lui avait permis d’apercevoir la nacre du poignet ; la prunelle du soulier gris épousait avec exactitude la forme longue des orteils ; et la sanguine rose de l’oreille, et mille et une babioles !… Il la comparait à Denise, à ce qu’il se représentait de la jeunesse d’Aurélie, à la petite Elvire Gresloup même, afin de l’estimer autrement séduisante.

Sous les blâmes du maître, qui lui reprochait de l’étourderie, Omer voulut se ressaisir, inquiet de se concevoir comme l’esclave de cette inconnue. Il l’évoquait nonchalante devant un miroir, et active dans la rue. À l’heure où il pensa qu’elle se dirigeait vers la salle d’audience, il se trouva possédé d’un grand trouble, quelle que fût sa résolution de ne pas sortir. D’ailleurs, le général Héricourt rentra par hasard et, le jésuite s’étant plaint, il se montra sévère. Omer dut écrire sous la dictée, en manière de punition, jusqu’au soir.

Ce fut la deuxième coïncidence, survenue comme la veille, à l’heure même de l’oraison maternelle, pour abolir la minime chance qui lui restât de se résoudre aux avis dangereux du vice… Pourquoi le général, toujours absent, était-il soudain rentré ? La Providence agissait. L’ange gardien tendait son aile entre l’enfer et l’adolescent, entre la mort et la jeunesse. Omer fut entièrement convaincu par ce hasard. La crainte de l’espionne cessa d’être contredite par ses raisonnements. Il s’occupa de haïr celle qui le dominait de sa présence immatérielle ; cela le révoltait d’être vaincu par l’amour aussi. Suffisait-il qu’une passante l’eût écouté pour que son âme faible ne s’appartînt plus ? L’influence de cette promeneuse, en robe de percale et en chapeau de gaze, le dominerait-elle ? Il regimba, contractant ses mâchoires, s’obstinant à comprendre le texte dicté par la voix molle et dédaigneuse de l’ecclésiastique. En vain ! L’aimée s’imposa mieux. Omer voulut courir au palais de justice. Il frémit de rage amoureuse. Il composa vingt romans qui se terminaient par la gloire de leurs chairs en extase, de leurs tendresses réunies. " être deux roseaux pensants sur la rive du lac où se reflètent les saisons de la vie, ses soleils et ses orages ; plier et ne point rompre, attendre la caresse du vent amoureux qui redresse… et puis s’étioler doucement avec l’automne ! " pour s’arracher à l’obsession, il s’obligea de méditer sur le miracle qui l’avait averti de fuir l’espionne, à l’heure même où Mme Héricourt implorait la vierge pour son fils. L’esprit de l’étudiant n’accordait pas toute certitude aux principes de l’église. La parole du père Anselme n’avait convaincu le disciple qu’à demi. Cependant les vues de Dieu sont manifestes… d’autre part, la haine priante de Jacques Molay, conduit au supplice du feu, avait suffi pour faire tomber, quatre siècles plus tard, la tête du capétien sur l’échafaud révolutionnaire. Que ne pouvait donc pas obtenir la dévotion d’une mère qui, dans la consécration de son fils à Dieu, voyait le seul moyen d’éviter les supplices éternels ! Omer choisit cette persuasion. Il laissa ricaner Voltaire à la porte de sa logique ; il goûta l’idée de la prière efficace. Noble tableau qu’il contempla, dans son esprit, tout le jour, des larmes aux yeux. Il pleurait sur lui-même, aussi, que commandait malgré tout, la volonté des parents, des ancêtres, de la tradition. Aquilina, seul bien désirable et offert, ne pouvait être chérie, parce qu’à l’autre bout de la France une pauvre femme désolée, dans sa chapelle, avait fait signe à Dieu ! Il s’enveloppa de plus de mélancolie, s’astreignit à plus de résignation. Le général Héricourt, qui avait écrit jusqu’au soir dans la bibliothèque, pria son neveu à souper et congédia le précepteur. ― le duc d’Angoulême me désignera, j’en ai l’assurance, maintenant, comme inspecteur de l’infanterie qu’on envoie renforcer le corps d’observation sur les Pyrénées. Je ne tarderai pas à rejoindre mon nouveau poste. Cette charge me permet de croire que d’autres faveurs importantes nous seront octroyées. On dit, à Saint-Cloud, que Praxi-Blassans a fait tenir à M. De Villèle un courrier qui dévoile admirablement les machinations des souverains étrangers contre la France ; on ne parle que de sa perspicacité. Vous voyez, Omer, la fortune de la famille se développe. Pardonnez-moi si je vous presse avec insistance d’y aider par le bon résultat de vos études… j’aimerais vous voir pourvu bientôt… et en état de faire figure partout, comme les autres… vous portez le nom d’Héricourt. Vous êtes l’héritier principal des biens et des titres que je puis avoir. Un boulet espagnol peut vous mettre, par hasard, avant peu, dans la position de me succéder… comme chef de famille… le vieux Joseph n’a point de postérité qu’un bâtard mulâtre qui fait le joli cœur à Java. D’ailleurs, mes frères du premier lit ont renoncé jadis à toute prétention sur les moulins, en échange des docks et des navires, de la maison installée à Dunkerque. À vous seul doit revenir l’hoirie… Je suis rentré de bonne heure aujourd’hui pour commencer mes préparatifs de campagne, commander ma sellerie et mes équipages, et en outre, pour rédiger une manière de testament. Nous lirons cela tout à l’heure ensemble… Il vous oblige, ce testament, à de grandes responsabilités, mon cher enfant… Quittez-moi cet air de circonstance… Je commence par vous dire que je n’ai pas le moindre pressentiment de ma fin ; et que je compte revenir de là-bas les membres au complet. Mais… c’est en se promenant que Moreau fut tué avant Leipzig… J’ai eu de la vie le meilleur qu’elle pût m’offrir ; ce qui m’arrivera maintenant d’heureux fut trop attendu pour que j’en jouisse beaucoup… Et, depuis la mort de l’infortunée Malvina… j’ai moins de raisons de félicité…

Il frappait délicatement sur la nappe avec la pointe d’un couteau d’argent. Les gestes silencieux des laquais apportèrent, enlevèrent des plats, versèrent à boire. Il fit honneur au chaud-froid de perdrix, aux blancs-mangers. Subitement, il but quatre ou cinq rasades d’un vieux bourgogne illustre dans la famille, et qu’il s’était attribué, au désespoir de la tante Caroline, à la jalousie du comte.

Omer pensa d’abord que l’oncle Augustin lui proposait de consentir au mariage avec Denise, moyennant un legs. Mais le bel homme aux cheveux gris ne souffla mot de sa nièce. Il parut sincèrement triste.

― je me loue d’avoir prié Virginie de venir, ― reprit-il : ― nous passerons en famille ces derniers jours. Quand je cause avec vous, je me plais à croire que mon pauvre frère assiste à l’entretien… Pouah ! la vilaine chose que la guerre !

Tressaillant sous sa grande robe de chambre à la turque, soutachée de soie, il fit un geste de dégoût comme à l’aspect d’une ordure abominable. Omer cherchait à comprendre ce que signifiait cette affectation de délicatesse propre à donner de l’étonnement… Son oncle Augustin lui parut dangereux. Il eût voulu lui redire à mots couverts l’opinion fâcheuse du général Pithouët. Mais le moyen de répondre par des allusions désagréables au parent qui énumérait les richesses mobilières et immobilières de l’héritage, qui prolongeait ses indications sur la manière de gérer les biens, comme s’ils devaient appartenir, sur l’heure, au légataire ?

Le jeune homme s’empêcha mal de souhaiter la mort du testateur. Au cours du dialogue qui suivit le dîner, son imagination aperçut vingt fois le corps du général étendu sur la plaine déserte, à la clarté de la lune, ou bien écroulé parmi les pierres des remparts de Saragosse, ou porté en grand honneur, dans un drapeau, vers la fosse, entre deux haies d’infanterie présentant les armes, tambours voilés. Au retour, dans l’allée des veuves, Omer évoqua ses souvenirs de la guerre atroce qui, de 1809 à 1812, avait dévoré des régiments de héros dans les sierras. À peine se rappela-t-il que son oncle Augustin convoitait la dot de la sœur. Ni les paroles graves, ni les amicales instructions du général n’avaient permis d’entendre qu’il eût ce dessein. Aussi bien ne convenait-il pas que le nom d’Héricourt, représentant la fortune des Moulins, des Charbonnages et de la Banque, prévalût dans la famille ? Il y avait intérêt de race à rendre puissant le nom des aïeux. Praxi-Blassans n’avait jadis conclu son mariage que pour remettre en état ses affaires d’émigré, avec les biens d’Aurélie. Le fils de la tante Cavrois, engraissé par sa gourmandise flamande, ne laissait guère à penser qu’il rehaussât d’un grand prestige les traditions des ancêtres. Ce n’était point tout que de posséder le domaine d’Artois, il fallait l’ennoblir par la gloire. Le colonel Bernard Héricourt, le général Augustin Héricourt avaient, pour cela, l’un prodigué sa vie, l’autre donné son sang. Et qui savait ce qu’eût résolu le mort de Presbourg, s’il avait pu constater le faible penchant de sa fille pour édouard De Praxi-Blassans ? Entre les heures où il arrangeait des romans autour d’Aquilina perdue, Omer raisonnait ainsi, se répétant les discours du bel oncle spirituel. Parfois les accusations du général Pithouët venaient y contredire, dans sa mémoire. L’image de cet homme colérique, gesticulant à travers l’entresol obscur, se confondait avec celle du colonel Héricourt insultant Napoléon dans le logis bas de la chaussée-D’Antin, autrefois, pour la peur du petit Omer qui se réfugiait derrière une chaise, pour les sanglots de Denise qu’emportait la bonne Céline. Et cependant le jeune homme ne pouvait se défendre d’incliner vers l’intelligence de l’oncle Augustin, vers celle du comte, au détriment de l’étroite sévérité honnête. Le buste antique de Trajan et les toiles précieuses, dans l’entresol de la rue de Bourgogne, témoignaient aussi de trop d’accommodements entre une conscience rigide et les cupidités de la guerre. Las de cette oscillation logique, Omer en revenait à son désir obstiné d’Aquilina. " quel abîme que l’âme humaine ! ― songeait-il en refermant le volume de Lamartine ; ― et quel effroi pour le jeune homme qui prétend vivre d’honneur, de gloire, d’amour !… je souffre parce que je convoite l’intimité d’une femme dont je redoute les ruses. Ma faiblesse est si grande que je reste sûr, si jamais je puis la revoir, de tomber dans ses embûches, bien qu’averti. Je me dérobe à de magnifiques délires par lâcheté, par crainte de trahir les miens dans la folie d’un embrassement. Deviendrai-je jamais l’homme fort et certain de garder prudemment un secret, même lorsque le veut connaître une beauté pantelante d’amour ?… Dieu est-il donc le seul refuge des faibles ?… ô seigneur ! La piété de ma sainte mère, à deux reprises, par un miracle, m’a sauvé. Et je doute encore !… toi aussi, Jésus, tu promets tout à qui t’honore !… tu promets la victoire d’Hildebrand, la gloire de Léon X, l’extase heureuse et perpétuelle de saint François, la fougueuse passion solitaire de sainte Thérèse. Que n’as-tu pas donné à tes serviteurs déjà ?… et je doute ici, dans ma mélancolie misérable… ô mère, viens !… accours ! Je veux pleurer sur ton cœur plein de foi ! " deux jours après, maman Virginie apparut à la portière du coupé, quand la diligence entra dans la cour de Laffite et Caillard, au trot des cinq chevaux pommelés, le fouet claquant à la main du postillon, les chiens aboyant, le cor sonnant sa fanfare du haut de l’impériale pleine de jeunes gens chevelus et de militaires en bonnet de police. La grosse voiture jaune tourna, s’arrêta, les compartiments de velours rouge s’ouvrirent. Les commissionnaires agitaient leurs casquettes retombantes, et criaient les adresses des hôtels. De l’intérieur, quelques bourgeois sautèrent avec des portemanteaux. De la rotonde dégringolèrent plusieurs paysans coiffés de bonnets de coton et chargés de corbeilles. Les embrassades s’accomplirent. Les malles glissèrent le long de l’échelle vers les bras tendus d’hommes en vestes qui les assurèrent sur leurs épaules et leurs nuques, sur leurs larges chapeaux de cuir. Maman Virginie eut de la peine à descendre malgré l’aide de son fils et d’Augustin. Elle ne voulut pas quitter un sac de nuit en tapisserie à rosaces, ni son cabas bourré de formulaires liturgiques, ni une fiole de baume ; cependant elle oublia dans la voiture son écharpe, et le flacon de sels. Sous le turban de crêpe noir elle n’avait point la mine maladive, mais sèche et bistrée, animée par ses yeux clairs entre les cils sombres. Elle marchait avec une canne. Omer faillit pleurer ; mais la vérité de son dévouement filial demeurait tout intérieure : il ne sut que dire, étonné de ne point voir sa mère dans une auréole, et les mains jointes. C’était la sainte du miracle pourtant, cette dame épaisse qui, sous une mante légère, cachait sa taille difforme. Le général gardait à la main son chapeau, sans vouloir se couvrir. Arrondissant un bras, il l’offrit pour gagner la calèche. Virginie donna des nouvelles du bisaïeul immuable. Très gaillard, il voulait entreprendre le voyage de Paris, pour des intérêts sataniques, hélas ! Il l’eut accompagnée si elle avait consenti à laisser le château sans maître… ensuite elle se plaignit de douleurs au foie. Durant le trajet, ce fut la matière de l’entretien. Le général y déploya une élégante et joyeuse bonhomie qui réduisait à rien les appréhensions. Il expliqua les doctrines rassurantes de Broussais. Le fils tenait dans ses mains les doigts paisibles, en mitaines, de maman Virginie. Il la regardait avidement, sans chasser l’absurde espérance d’apercevoir le sacré-cœur dans ces yeux à la fois heureux et inquiets, affables et douloureux, bons et défensifs. Quand elle le reçut, seul, dans le boudoir chinois de Malvina, tout réinstallé pour la voyageuse, il lui baisa la main, qu’elle avait fraîche et insensible. Assis à ses pieds sur un coussin de damas jaune, il lui demanda quand elle avait prié pour lui. Toute l’âme du jeune homme tremblait en écoutant la réponse ; il forma le vœu de s’offrir à Dieu, si maman Virginie affirmait ce qu’il avait pressenti. Elle l’affirma le plus simplement du monde. Alors la crise qui le torturait depuis quatre jours acheva de le vaincre… la fièvre de ses désirs réprimée l’étourdit. Il cacha sa face dans les jupes de sa mère, et ravala des sanglots. Le suprême espoir d’aimer Aquilina venait d’être anéanti : si sa mère n’avait point prié à l’heure précise de la séparation dans le palais-royal, il eût essayé de revoir la passante. Rien n’était plus… ivre de douleur, étranglé par l’angoisse, il confessa tout entre les mains pacifiques de la sainte. Ensuite il confia ses doutes sur l’innocence de Denise, sur l’affection de l’oncle Augustin, sur la probe intelligence du général Pithouët, comme il avait dit son horreur de prévoir une espionne dans la belle et sensible amie des conspirateurs. Les apparences heureuses s’évanouissaient. Il déclama son désespoir. ― ne blasphème pas ! évite le jugement téméraire… garde-toi de juger faussement tes frères… c’est une preuve d’orgueil, mon pauvre enfant… mon pauvre enfant… ne crains-tu pas de reprocher à autrui les fautes mêmes dont tu te sens capable ? C’est à Dieu de juger les criminels, et non pas aux hommes. ― il n’y a pas de sincérité humaine, je t’assure, ma mère, rien n’est vrai ! ― rien autre que Dieu. ― Dieu ?… le fils et la mère se regardaient. L’amertume et la compassion se contemplèrent. ― Dieu !.. " ce que nous souhaitons de grand, de noble et de juste… notre rêve de bonté ; ce que nous admirons : le sacrifice de Jésus en croix… la douleur de Marie… le triomphe des anges beaux comme nos idées de vertu… ", m’a dit un jour le prêtre qui consolait mes douleurs de veuve au confessionnal. ― à ce compte, Dieu serait nous-mêmes qui souhaitons, qui rêvons, qui admirons ? ― oui, quand la grâce te touche. Non, quand elle s’éloigne de toi… il ne faut qu’obtenir la grâce ! ― tu connais la grâce, toi ? ― comment vivrais-je sans elle, dans ce désert de larmes ! Tout se flétrit. Les souvenirs, même les plus chers et les plus doux, s’effacent ! C’est à peine aujourd’hui si la figure de ton père ressuscite quelquefois, avec ses sourires d’affection, ou ses rires de bonheur. Il faut que je m’en remette à son portrait pour le revoir totalement. Le bonheur perdu n’a même pas de lendemain… Tout prend la figure du Remords atroce. Il me ronge. Ne pas me souvenir, c’est le remords de mon ingratitude. Me souvenir, c’est le remords d’une jeunesse trop frivole…

― Aucune joie n’est donc permise !…

― Toute joie est mauvaise hors de Dieu… Ne l’admets-tu pas maintenant ? Ne viens-tu pas de le proclamer en accusant Denise, tes oncles, tes cousins, cette fille ?… Toute la joie que tu recevais d’eux, était passagère et menteuse.

― Mais pourquoi l’immensité de Dieu ne comprendrait-elle pas nos plaisirs ?

― Parce qu’ils nous détournent de méditer sur son essence, parce que, dans nos joies, notre orgueil l’oublie.

― Tous les prêtres n’usent pas de sévérité…

― Non, car ils craignent d’effaroucher les impies qu’ils tentent de ramener à la religion. Mais n’es-tu pas capable de l’effort qui vise tout de suite le but final, sans errer d’abord !

Omer ne répondit rien. Tout autre propos eût abouti à l’expression de cette folie dévote. Il essaya plus tard d’interroger sa mère sur le bisaïeul : elle s’en tint à son idée sèche d’un écrivassier maniaque, solide, vivant à l’écart, mangeant dans son cabinet, dépouillant des courriers, recevant des personnages équivoques ou dangereux. De Médor, elle dit qu’on avait retrouvé son cadavre dévoré par les fourmis dans un buisson, et refusa de répliquer à l’attendrissement d’Omer. Converti à la royauté, à la religion, tandis que le général et le capitaine Lyrisse se joignaient aux scélérats constitutionnels de l’Espagne, l’oncle Augustin était pour elle un exemple de loyal repentir, une âme haute capable de reconnaître et d’abjurer ses erreurs. Élevée par les dominicaines, Denise n’accomplirait que des actes dignes, puisque la supérieure d’Esquermes l’avait écrit. Maman Virginie excusait " les crimes " de son père par la vieillesse ; ceux de son frère lui semblaient impardonnables. Chacun de ces verdicts parut définitif. Omer les combattit en vain ; avec les mêmes mots de la même phrase, Mme Héricourt, obstinément, répétait son opinion. D’une lippe dégoûtée, d’un sourire triste et béant, elle niait toute critique de son jugement inébranlable. Et la seule sensibilité qu’elle montrât, envers son fils, s’exprimait en véhémentes exhortations pour qu’il prît la soutane, plutôt même le froc. En lui conseillant cela, Virginie le couvait d’un œil effrayé, comme à l’attente d’une catastrophe. Elle avait la sclérotique jaune des personnes atteintes au foie ; sur ce globe saillant, la pupille claire allait, venait, comme au spectacle d’affreuses images interposées entre Omer et elle. ― tu me regardes, mère, ainsi qu’on regarde un enfant à l’agonie ! ― l’agonie de ton âme, n’est-ce pas pire que l’agonie de ton corps ?… elle pleura lentement, les mains jointes. Son chagrin effraya le jeune homme qui la considérait, si lourde dans la sombre robe. N’était-elle pas semblable à cette pierre noire que les initiés du temple d’Ammon trouvaient au fond du sanctuaire suprême ? Une grande voix lugubre leur criait alors, des souterrains : " le dieu de lumière est un dieu noir ! " signifiant par ces deux contraires le mystère insondable pour la science humaine. L’apparence de sa mère, si lointaine d’âme, lui rappela ce roc immuable et sans légende. Face close, elle ne montrait aucune clarté de Dieu… et ce lui fut une infinie désolation, pendant qu’il la baisait aux paupières trop fines et fripées sur les yeux trop gros et brûlants. Il comprenait les larmes du Christ dans le Jardin des Oliviers : devant sa mère, il se fût incliné, les bras en croix, comme devant la vision du calice que le père ne détourne d’aucun de ses enfants.

Le général se fit annoncer : la calèche allait conduire la malade chez le docteur. Omer ne fut pas invité à les suivre. Il en conclut que l’oncle voulait affermir son influence sur maman Virginie, soit par la nomenclature des richesses inscrites à son testament, par le texte du legs, soit par le récit des prouesses qui le maintenaient bien en cour sous le ministère de la Congrégation. Sans doute, il réussirait parfaitement à la persuader ; il obtiendrait d’elle une confiance inutilement sollicitée par un fils dont elle récusait sans examen les craintes : elle se gaussait de l’entendre prévoir un mariage agencé entre l’habile Augustin et la naïve Denise.

Pendant leur absence, Omer mesura la solitude absolue de son esprit qui ne s’alliait à nul autre. Sa mère elle-même se défiait ; sa sœur le haïssait ; l’oncle Héricourt le jouait ; le comte le maniait comme un instrument d’intrigue ; Édouard l’aimait par reconnaissance, rien que par ce motif, et s’occupait uniquement de marivaudage ; quant à Émile, ses devoirs de lieutenant l’avaient rappelé dans sa garnison, loin de Paris. « Il faut se résigner à Dieu… Prions ! » se dit Omer. Mais il n’écoutait pas les mots des oraisons qu’il prononçait à demi-voix.

D’abord superbe et triste, l’aspect du Christ aux grandes boucles se transfigurait bientôt, en son imagination, pour revêtir, sans toutefois cesser d’y transparaître, la face changeante d’Aquilina… De jeunes soldats ardents avaient, dans cette beauté même, incarné l’idéal de leur héroïsme libéral et patriotique. Cet idéal était un dieu sans doute, un de ces dieux à la façon romaine de la Vénus Victrix… Alors lui revint dans la mémoire cette parole étonnante du Père Anselme qu’il admirait maintenant : " il n’y a qu’un seul Dieu ; les autres sont ses masques !… " masque de Dieu, la liberté pour qui des martyrs allaient connaître la mort ignominieuse ? Masque de Dieu, l’amour ? Qu’était-ce que le divin, en somme ? La toute-puissance, celle même de créer en Aquilina un délire d’amour… il rêva de ce pouvoir, et d’un autre qui persisterait, éternel, parmi les transformations de la nature. Dieu lui fut la faculté sans limites de vivre toutes les existences, d’être, selon l’image du poète, ce grand tout qui soi-même s’adore par les voix des créatures et le scintillement des mondes. Et la raison naïve de l’adolescent s’excitait sans fin à ce jeu de métaphores faciles. Connaître Dieu, n’était-ce pas le devenir, régner avec lui, dompter ensemble ? Dans cette science se cachait le pouvoir qui plie les orgueils, qui dénonce les ruses, qui redresse la faiblesse, la coiffe d’une mitre, d’une tiare, et jette les royaumes des conquérants à ses pieds pontificaux. Parmi les foudres du Sinaï, Moïse écrit la loi, sous la figure éclatante apparue dans le buisson d’Horeb. Il masque Dieu. Auprès de cela, que valait une chair esclave de femme amoureuse ? Omer rit de sa sottise. Il réconforta sa mélancolie. Quelle chétive personne serait cette Aquilina vieillie, cassée, perdue parmi la foule à genoux, dans l’ombre d’une main bénissante et souveraine des âmes ! Il exalta son espoir du divin qui est aux cieux, dont le nom est sanctifié par ceux qui le comprennent totalement, dont le règne arrive dans les esprits savants, dont la volonté s’accomplit sur les planètes du firmament, qui donne le pain quotidien, qui pardonne les offenses envers la chasteté comme on pardonne aux mères défiantes, aux oncles traîtres, aux samaritaines et aux sulamites, qui ne laisse point succomber les sœurs folles à la tentation, mais qui délivre du mal les hommes de bonne volonté… ainsi la prière le calma. Le général Héricourt avait invité d’avance Denise et la tante Praxi-Blassans à venir souper avec la voyageuse et son fils. De Saint-Cloud, Aurélie et sa nièce arrivèrent à l’heure juste. Les grelots de leur voiture attelée en poste sonnèrent au moment même où Virginie dépouillait sa mante de levantine, et la jetait sur une plaque ovale de malachite soutenue, au milieu du salon, par un trépied de bronze. Denise, en un bond, fut au cou de sa mère : ― dieu merci ! Te voilà, ma vieille sainte… qu’a dit Broussais ?… ah ! Tant mieux !… la belle mine que vous avez, maman chérie, pour une malade !… vous n’avez pas souffert du froid, dans la diligence ? Pourquoi n’être point venue en chaise !… ta ! Ta ! Ta ! De l’argent… fi l’avare ! Vous tricotez, je gage, un fameux bas de laine, là-bas, dans la grande bicoque, pour y mettre un trésor bien lourd !… bel oncle, je vous souhaite le bonjour… vous avez aujourd’hui votre air de ténébreux Childe Harold ! N’est-ce pas, tante Aurélie ? C’est Childe Harold en Espagne !… ah ! Le voir debout, à la cime d’une sierra, en posture de dédaigner l’ignominie humaine ! Elle déclamait ces choses d’une voix drôle, parmi les jappements du petit chien rageur qui tentait de mordre les bottes du général. Durant plusieurs minutes on ne put s’entendre : la fureur de la bestiole dominait tout. Qu’Aurélie ne pût se faire écouter, et crispât les rides de son front las, cela ne choquait point Denise, ravie de soi, de son chien, du tumulte, de sa redingote en mousseline rose ballonnée sur les épaules, de ses manchettes bouffantes, des torsades épaisses cerclant le bas de son costume qui rappelait, par l’ampleur du col Médicis et par la roideur de la collerette, certaines modes en honneur au temps des Valois. Cependant que le bichon hurlait, elle se mira dans une glace d’acajou penchée entre deux colonnes de cuivre. Il lui importait peu qu’on ne pût émettre une phrase qui ne fût étouffée par les interruptions du chien. À un ordre de sa mère, elle finit néanmoins par s’accroupir devant lui, l’appelant :

― Amour !… Oh ! l’Amour qui fait du bruit méchant… avec sa petite gueule rose !

Elle le cueillit, le serra contre son cœur, lui offrit tout son visage à lécher.

― Ma fille, tu gagneras des boutons !

Denise haussa les épaules, laissa battre insolemment ses cils, frémir ses narines, tandis qu’elle berçait l’asthmatique et adipeux Amour. Omer lui décocha quelques réprimandes dissimulées sous la plaisanterie. Elle répliqua vivement qu’elle ne s’estimait point si ridicule. Ne courait-on pas en foule au Cirque Olympique pour voir le petit éléphant Baba dérober un mouchoir dans la poche de son cornac, ou le cheval Génie recevoir étendu sur un sofa et affublé d’une robe, les galanteries du cerf Coco ? Si Paris s’amusait à de telles sottises, était-il raisonnable d’attaquer son affection pour Amour, le seul être, après tout, qui lui fit fête quand elle rentrait, personne d’autre ne se dérangeant pour elle ?

― Même Édouard ?

― Oh !…

Elle le négligea de sa moue, en se tournant vers l’oncle Augustin, qui, sous un prétexte improbable, avait été revêtir l’uniforme de grande tenue avant qu’elle arrivât. Cette bizarrerie réveilla toutes les suspicions du jeune homme. Il essaya de la faire remarquer à sa mère ; mais celle-ci, sans répondre, témoignait à haute voix de la gratitude pour le testament du général. questionna Denise, étonnée. ― quand on part en campagne, ma chère, il est de règle d’écrire son testament… ― est-ce donc la guerre ? ― sans doute… on ne double pas, pour de simples manœuvres, les troupes du corps d’observation sur la frontière. Praxi-Blassans va préparer le bal au congrès de Vérone ! ― ciel ! Aussitôt sa figure se contracta, blêmit. Elle laissa tomber le petit chien, qui poussa des cris aigus, étranglés par l’angoisse et le désespoir, puis se réfugia sous un guéridon. ― eh bien, qu’est-ce ? Denise ! Demanda sa mère. Quel petit cœur sensible ! Crois-tu, Aurélie ?… mais elle est aussi pâle qu’une morte ! Immobile, le général examinait attentivement le trouble de sa nièce. Elle toussait, afin de faire paraître une raison de cacher son visage dans le mouchoir. L’oncle Augustin mit ostensiblement la main, sur les décorations qui lui couvraient le cœur : ― hé quoi, Denise ?… hé quoi ?… une fille de militaire !… allez-vous avoir vos vapeurs comme une petite bourgeoise de la rue Saint-Denis, quand son mari va monter la garde un jour d’émeute ! Omer remarqua très bien qu’il accommodait le ton de ses paroles au simulacre d’une profonde émotion malaisément contenue. Le général tira son mouchoir aussi, et s’essuya les tempes, de jolies tempes creuses, hâlées, d’où se projetait, droit, le profil d’une face aux yeux ardents, au nez courbe, à la bouche nue, rouge, arquée, retroussée, mobile et riche en significations. ― ah ! ― reprit la mère, ― ma petite chérie, ton oncle en a vu d’autres !… la providence garde ceux qui se dévouent à Dieu et à leur roi !… mais soudain Mme Héricourt parut gênée par une appréhension secrète. Elle baissa les yeux. Elle s’occupa de chasser quelques poussières illusoires le long de sa robe. La tante Aurélie regardait soigneusement les muses de stuc assises, une lyre à la main, dans la voussure du plafond. Une sorte de nuage noya son œil tendre. Alors le silence de chacun exprima des sentiments tragiques devinés par tous. Denise ramenait, en les frottant, le rose à ses joues. Elle appela le petit chien, pour dissimuler, et se plaignit de la température. ― le souvenir de Bernard, dit sourdement Aurélie, nous a toujours rendu pénibles les départs des nôtres pour la guerre… j’aime à penser que ce souvenir, Denise, ne te quitte pas non plus. Sa nièce ne répondit rien. Elle étancha deux larmes, sans épargner ses caresses à la bestiole, qui s’arrangea pour dormir sur les genoux et grogna. Nerveuse, Aurélie serrait en pelote les dentelles de son mouchoir. Maman Virginie, ayant croisé les doigts, murmurait une prière. Apparemment, le général flaira le péril qu’il y avait à découvrir, dès cette minute, son dessein. Le temps qui s’obscurcit, une lointaine détonation, le sifflement d’une chaude bise qui retroussa les feuilles du platane dans la cour, lui permirent de craindre à haute voix l’orage, puis de le souhaiter, changeant de propos. ― j’aime l’orage ! ― affirma Denise. ― la puissance de Dieu nous apparaît mieux alors, et d’une façon toute sensible, ― déclara Virginie sous un signe de croix. ― oh ! Moi, reprit l’enfant, ― je suis comme lord Byron. J’aime la tempête, la foudre et l’éclair. Ah, qu’il me plairait de braver les flots en furie sur un esquif, pendant que le feu sillonnerait l’air au-dessus de moi ! ― comment ! Tu lis les ouvrages de cet athée ? ― gémit sa mère. ― non… la gouvernante anglaise de Mathilde de Chaumont en sait les poèmes par cœur. Elle nous traduit les plus beaux passages… ― lord Byron est un grand désolé ! ― jugea l’oncle Augustin. ― vous aussi : vous êtes sévère à la façon de Childe Harold pour ce que les hommes admirent et recherchent. Tout vous paraît mesquin, parce que vous possédez une âme trop haute. ― oh ! ― douta modestement le sourire satisfait du général. ― je le sais bien, moi ! ― conclut-elle, en promettant beaucoup par l’intonation passionnée de ce " moi ". ― vous vivez donc avec Gulnare et Conrad, Kaled et Lara, ma chère ? ― je les connais par les récits de la gouvernante… que cette Gulnare fut heureuse d’aimer le corsaire et d’en être aimée, d’être sauvée par lui, de le suivre, déguisée en page, au milieu des plus grands périls, de les braver auprès de lui !… voilà la vie que je désire. ― tout cela est fort contraire à la décence que doit observer une jeune personne de la société ! ― fit observer doucement la tante Aurélie. ― mais pourquoi laisses-tu ma fille fréquenter cette Mathilde De Chaumont, et cette gouvernante immorale ? ― mon dieu, Virginie, il sied que les jeunes personnes aient des notions sur la littérature anglaise… et je ne m’imagine pas que Denise puisse prendre à la lettre les belles folies du lord… ― de pareilles abominations ne peuvent pas éduquer le goût naturel, mais le gâter ! ― ne sais-tu pas que le génie de lord Byron a chanté la plus magnifique tristesse qui soit au cœur humain ? ― n’importe ; il ne me plaît guère que Denise… et tu vois, tu vois la conséquence !… Mme Héricourt leva les mains au ciel, secoua la tête, ouvrit démesurément ses gros yeux navrés. ― mais, ma chère maman, ― cria Denise, ― je n’ai pas envie de prendre le voile, moi ! Il faut bien s’y résigner. Le sang de mon père bout dans mes veines !… je voudrais être homme, adorer le dieu des combats ! Pour les grands cœurs, la mort a des appâts inconnus aux âmes faibles… Dieu ! Si mon esprit vivait dans le corps de mon frère !… ― on croirait entendre, par ma foi, Mme la duchesse d’Angoulême ! ― plaisanta le général. ― " le seul homme de la famille " ― appuya l’ironie d’Omer, citant la parole de Napoléon. ― oh bien ! ― accorda-t-elle, ― je te permets de rire. Je sais… tu n’auras jamais de goût ni d’attrait pour ce jeu redoutable dont le sang du héros paye les fiches… tu ne joueras jamais aux dés avec le sort, toi !… ― holà ! ― fit le général. ― peste ! Ma chère, vous lui dites son fait… ah ! Le pauvre garçon !… Denise, je vous défends de médire de mon héritier… ― si vous attendez de lui qu’il couvre de gloire le nom des Héricourt !… ah !… lui et son cousin édouard se ressemblent ! à leur âge, vous vous échappiez des moulins, caché dans les chariots de fournitures sous les sacs de blé, pour rejoindre mon père à l’armée du Rhin… n’ayez pas peur, ils n’iront pas vous rejoindre à l’armée d’Espagne ! Omer n’avait jamais vu la sœur aussi méchante. Préparée à tout, elle ne déclamait pas. Elle n’égarait pas ses gestes plus loin que ne l’exigeait la caresse dont elle flattait méticuleusement le poil roux du bichon. L’élégance de ses grâces était parfaite. Elle comprimait tous les éclats de sa voix ; elle affectait un calme démenti par l’audace des images et des mots. Parfois sa face devenait comme de marbre verdâtre, impassible. Elle semblait vouloir donner l’exemple d’un caractère irréductible, en dépit de convenances parfaites. La crispation fréquente des narines marquait seulement du dégoût. Son frère, contre l’attaque directe, regimba. Comment admettre que Denise se vantât de perpétuer l’énergie de leur père, dans l’heure même où elle méditait de forfaire au vœu du mort ? Cette impudence l’irrita. Il voulut formuler une réplique, mais craignit de précipiter le destin en indiquant avec précision le malheur qu’il attendait. Toutefois à l’engouement pour l’oncle Augustin il opposa les opinions des Lyrisse et du général Pithouët. La violence de leurs idées en sommeil renaissait au nom de cette guerre d’Espagne.

― Peut-être, ma sœur, si j’allais du côté que vous dites, ne serait-ce pas en deçà, mais au delà des Pyrénées, dans la région que notre grand-père Lyrisse et l’oncle Edme s’apprêtent à défendre.

Il admira son courage civique, qui les blâmait tous.

― Bien répondu ! ― marqua le général Augustin, avec un grand rire. ― À la bonne heure !

― Hélas ! mon pauvre ami, tu seras toujours avec les gens de peu, toi ! ― soupira Denise.

Cette parole cingla la fureur d’Omer :

― Enfin, ― cria-t-il, ― tu m’as écrit à maintes reprises que ton avenir dépendait de mon ordination… J’agis au mieux de tes projets. Il ne t’appartient pas de me proposer aujourd’hui les exemples de l’état militaire, puisque aussi bien que notre mère tu m’en as détourné… Vraiment, cela ne t’appartient pas !… À moins, ― ajouta-t-il en hésitant, ― que tu ne renonces aux projets d’autrefois… À moins que tu ne renonces à tout ce que désira notre père…

Ayant marché jusqu’à la robe rose, il s’arrêta, les mains étendues, tout vibrant de la peur que la mauvaise fille ne s’affranchît, tout épouvanté devant ce que ses paroles nécessitaient de net et d’irréparable. Elle ne répondit rien encore. Elle enferma son âme dans l’impassibilité de son visage verdâtre. Mais elle ne protesta point de son attachement aux idées de leur père, de la tante Aurélie. Le silence fut un aveu. Chacun l’entendit de la sorte, car chacun regarda la comtesse de Praxi-Blassans… à sa place, dans le fauteuil de bois doré et de velours pourpre, il ne restait plus qu’une vieille créature lamentable, dont les joues se fanèrent instantanément, dont les mains s’agitaient au hasard devant ses yeux clos. ― Omer !… Omer, que veux-tu dire ? ― gémit-elle. Puis avec hauteur et indignation, elle avertit : ― prends garde à ce que tu veux dire…, Omer ! Aux derniers mots, le son de cette prière vint comme du fond d’un abîme. Omer ne parla plus. D’ailleurs il pouvait encore se tromper. Muni, depuis le veuvage, d’une fortune considérable, l’oncle Augustin n’était pas obligé de céder à sa convoitise du bien Héricourt. Une taille de jeune homme, une belle figure, une situation glorieuse lui permettaient de vouloir les joies diverses des aventures illicites. Peut-être se souciait-il peu de jouer les rôles byroniens, sa vie durant, pour les émois d’une petite fille que des lectures affolaient et persuadaient de courir, vêtue en page, aux côtés d’un Lara botté, chamarré. Le général s’en fut au bout de la pièce, par discrétion. Il feuilleta des brochures, il déplia des cartes militaires. Un moment il y eut le seul bruit du papier qu’il étendait sur le marbre de la table haussée par des sphinx d’acajou. Denise leva la tête vers son oncle, et le contempla qui déchiffrait avec indifférence, semblait-il, la topographie du pays basque. Alors elle laissa, muette et grave, ruisseler contre ses joues des larmes d’enfant. Aurélie les regarda du fond de son trône où elle gisait vagissante, éperdue, effondrée dans sa robe grise et son écharpe noire, le chapeau de paille à visière tombé des genoux, les mains contenant son cœur torturé. ― Denise !… Denise ! ― implora-t-elle comme si elle l’appelait d’un pays lointain. ― Denise !… ne te souviendras-tu pas de ma tendresse ? Je t’ai élevée pour l’accomplissement d’un désir sacré !… Denise ? Alors la figure de la jeune fille se contracta vers ses lèvres, qui s’ouvrirent, se froncèrent autour des narines. Un hoquet de douleur la secoua ; elle fondit en sanglots… ― c’est donc vrai, ma fille ?… tu n’acceptes pas de réaliser le vœu de ton père ? ― cria Virginie. ― je ne peux pas ! Je ne peux pas ! ― scandèrent les sanglots. Le général s’était dressé. Du fond de la pièce, debout derrière ses cartes et ses brochures, il déclara : ― j’aime Denise comme elle m’aime… je vous demande sa main, Virginie. ― c’est infâme, c’est abominable, ô mon dieu ! Ainsi la tante Aurélie se lamentait. Elle s’affaissa dans le fauteuil, en se tordant les mains. Omer sentit fléchir ses jambes à la vue d’un si terrible désespoir… il s’indigna contre celle qui le provoquait. ― ma sœur !… Denise !… l’espérance du mort n’est donc plus sacrée pour toi ? ― je ne peux pas !… je ne peux pas ! ― scandèrent encore les sanglots de la jeune fille. Elle se cacha, suffoquant, sous le mouchoir trempé. Omer répéta sa phrase, qu’il estimait digne d’être prononcée au théâtre, imprimée dans l’histoire. Corneille en eût fait un vers… cette sensation d’artifice ne l’empêchait point de souffrir à l’unisson des autres, dans cette grande salle aux sombres lambris rougeâtres, aux sphinx d’acajou, aux muses de stuc, aux vastes glaces cintrées, aux lustres qui se miraient dans les lumières profondes du plancher en losanges. ― Denise ! Denise ? L’espérance du mort n’est donc plus sacrée pour toi ? ― ah ! Ah ! Mon frère… pardon !… pardon !… je ne peux pas !… je ne peux pas !… elle glissait de la chaise à terre. Le petit chien, ébaubi, se gratta l’oreille, puis se blottit près la jupe de la pleureuse, qui avait enfoui sa tête dans ses bras croisés sur le siège. ― Dieu ne peut me conseiller de vous unir ensemble, Augustin ! ― Virginie, je vous le jure, j’aime Denise. Elle a cette illusion que je possède les mérites de Bernard ; elle a cette illusion que j’ai participé à ses exploits, que j’ai son courage, que je continue sa gloire… c’est un peu de son père qu’elle aime en moi. ― oui ! Oui !… ― soupira Denise. ― alors, ne l’accusez pas d’anéantir les espérances de son père ; c’est pour vivre près de celui qu’elle imagine à la ressemblance de ce grand homme qu’elle m’a choisi plutôt qu’un freluquet… ne doutez pas de son respect filial. Ses sentiments à mon endroit témoignent de ce respect. ― qu’en savez-vous, mon oncle ? ― dit Omer. ― qu’en savez-vous ? ― cria la tante Aurélie. ― Denise est une enfant. Elle ignore tout… votre uniforme et vos aventures de guerre l’éblouissent… elle vous aime comme le personnage d’une gravure de roman… mais plus tard ? ― oui, plus tard ? Dit Virginie. ― cela ne regarde que moi seul, ― répliqua durement le général. ― les goûts de ma fiancée sont ceux de bien des françaises pour les compagnons de l’empereur… vous-mêmes, Omer, n’avez-vous pas une vive sympathie pour le capitaine Lyrisse parce qu’il raconte chaleureusement la gloire de nos armes ? Il n’y a rien d’étonnant à ce que votre sœur aime la gloire aussi.

― Il y a d’autres gloires que la gloire militaire…

― Celle-là seule est impérissable qui s’inscrit avec le sang des batailles… Elle récompense le plus haut sacrifice que l’homme puisse faire, celui de la vie, pour une idée…

― Ou pour… quelques idées ! ― insinua froidement Aurélie, derrière ses mains collées à son visage.

― Personne ne saurait mettre en doute ma loyauté… Un soldat sert la patrie d’abord, les souverains ensuite. J’ai servi la France, qu’elle fût républicaine, impérialiste ou royaliste, parce que mon épée lui appartient avant d’appartenir à mes raisonnements… Sachez-le… Je n’ai pas, comme le comte de Praxi-Blassans, été voir d’abord à l’étranger qui payait le mieux les services, Condé ou le premier consul, pour me décider en faveur du plus puissant, avec l’intention de le trahir dans la suite ! Je n’ai pas acheté, un à un, les sénateurs, en avril 1814, pour le comte de Talleyrand !… Voilà ce que je n’ai pas fait, moi !

Le général marchait à grands pas. Ses éperons sonnèrent. Ses sourcils noirs se froncèrent vers ses cheveux argentés. Il laissa tout à coup sa fureur bondir.

― S’il s’agit d’honneur, je me contente du jugement de mes pairs, Soult, Oudinot, Marmont, Gouvion Saint-Cyr, Bourmont. De quel droit irez-vous contredire ces hommes généreux qui ont répandu leur sang par toute l’Europe ? De quel droit nierez-vous la rigueur de leurs consciences, vous, Aurélie, vous, la femme d’un diplomate retors qui, à ce moment même, trahit M. De Villèle pour M. Mathieu de Montmorency, avant qu’il perde celui-ci pour s’inféoder à M. De Chateaubriand, et qui mêle cet enfant à ses machinations auprès du Père Ronsin ?… Et, tenez, je n’insisterai pas. Je comprends trop pourquoi mon pauvre frère, qui était un soldat loyal, accapara toute votre affection, à la place de ce gentilhomme adroit. Je prise et j’admire cette profonde et noble amitié qui vous lia tous deux, qui vous fit promettre de marier ensemble vos enfants nés à la même date… Vous détestiez la ruse de Praxi-Blassans. Vous aimiez la franchise de Bernard… Denise est comme vous. Elle craint l’esprit d’Édouard, élevé dans la société fourbe des diplomates. Elle me l’a dit mille fois. Le caractère de Praxi-Blassans effraie la simplicité de son cœur noble et généreux comme celui de son père.

― Oh ! oui, cela m’effraie ! ― protesta Denise, toujours immobile et qui reniflait ses larmes. ― Oh ! oui…

― Denise ! Denise ! ― s’écria la tante Aurélie, du fond de l’ombre. ― J’ai instruit Édouard en vue de ton seul bonheur. Je l’ai formé à l’image de ton père, autant qu’il me fut possible. Il t’aime tant ! Il t’adore avec tout l’amour que j’ai su cultiver en son cœur. C’est pour toi que je lui fis lire les poèmes qui enchantent l’âme et qui donnent l’envie d’aimer passionnément. Je lui enseignai que la Béatrice du Dante, c’était toi ; que la Laure de Pétrarque, c’était toi ; que la Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, c’était toi. Je lui appris lentement à chérir comme j’aurais voulu être chérie, comme j’avais rêvé, toute ma vie, d’être chérie. Maintenant il t’aime, il t’adore. Il mourra de ton abandon. Quoi ! Denise, me rendrais-tu criminelle et marâtre devant un fils qui m’accuserait de n’avoir pas su prévoir sa douleur ? Rejetterais-tu dans mes bras un enfant désespéré, blasphémant contre la nature ?… Denise !

― Édouard n’aime pas, ― ripostait la jeune fille d’une voix sourde et grelottante. ― Il entend surtout me dominer. Il espionne mes gestes, il me demande compte de toutes mes paroles, il soupçonne tous mes pas. Il ne m’aime pas ; il veut me dominer, voilà tout… Avec un titre de noblesse et quelque fortune, il m’achèterait comme un animal de luxe, qui plaît, qu’on flatte, qu’on mène, qui cède, qui obéit, qui tremble… Il veut savoir mes pensées ! Il ordonne déjà mes attitudes ! (Elle releva la tête et ses accents devinrent colériques.) Il réprimande ! Il autorise !… C’est à en mourir !… La fille du colonel Héricourt n’est pas de celles que peuvent soumettre les caprices d’un petit garçon vaniteux… Si j’accepte un maître, c’est qu’il aura prouvé d’abord sa puissance sur les hommes. Et, puisque je dois tout dire : eh bien, votre fils, ma tante, cherche en moi une amie de ses péchés et non pas une épouse de son âme…

― Mais c’est l’amour, ça ! ― dit Omer.

Cette fois Denise s’agitait, gesticulait. Elle se releva, s’essuya la figure, défripa sa robe, pinça les crevés de la mousseline sur ses manches… Son frère la jugea fort ridicule. Il supposait aisément les raisons qui poussaient le général à demander la main de la jeune fille, mais il ne s’expliquait pas comment elle préférait à la jeunesse d’Édouard l’élégant et froid égoïsme de l’oncle, sa figure un peu trop desséchée, les rides certainement menues, mais évidentes, de la patte d’oie, les cheveux argentés, et la poigne de fer qu’on soupçonnait sous cette politesse affable. Omer n’osa présenter tout haut ces remarques, parce qu’il prévoyait le triomphe du général : dès lors, il eût été maladroit d’agir en adversaire. Il compta qu’il ménageait suffisamment les scrupules de son propre orgueil en n’épargnant point à Denise les objections de sa rhétorique.

Mme  Héricourt ne disait rien. Les yeux au plafond, les mains jointes, elle présentait à Dieu ses tourments. Aurélie gardait ses longs doigts d’opale, enrichis de joyaux bleus et verts, contre ses paupières, contre sa figure un peu mauve dans sa pâleur. Le chapeau de paille était tombé à ses pieds ; elle ne se révélait vivante que par de légers bruits de soie grise dans les volants horizontaux de sa robe. Pourtant elle se plaignit avec douceur :

— Mon dieu, avoir choyé, quinze ans, sur mon cœur cette enfant-là… Avoir avidement recherché dans ses yeux jolis le regard fort de mon frère… Avoir cru l’y retrouver, pour… Oh ! C’est trop de peine ! c’est trop de peine !… Que reste-t-il de ma vie alors ?… Dis-moi, Denise, quelle pitié as-tu de moi ?… Tu fus mon enfant à qui j’ai sacrifié mes deux aînés. Ma fille est jalouse de toi, tant je t’aime ! Delphine veut entrer au couvent parce que je la délaisse… Et voici que tu renies tout, tout… la parole sacrée du mort… Et comment peux-tu penser que ta mère consente à cette union ?… Réfléchis…

― Je ne peux pas… Je ne peux pas laisser Augustin partir seul pour l’Espagne. Je m’enfuirai plutôt. Je tenterai toutes les folies… Je ne peux pas… Je ne peux pas faire autrement… Je t’aime, ma tante, mais je l’aime plus que toi, plus que maman, plus que tous… plus que moi-même… C’est ainsi… Et je n’y peux rien… et vous n’y pourrez rien non plus…

La jeune fille dit cela très sûrement, très simplement. Elle écrasa de nouvelles larmes venues aux coins de ses yeux. Une porte se referma : le général avait disparu pour laisser Denise les convaincre sans honte.

― Ma chère maman, ― dit-elle, ― laisse-moi me marier avec mon oncle ! Je te le jure : c’est notre bonheur que tu permettras… Ma chère tante, comment vous plaire si j’épouse Édouard contre mon gré ? Je l’estime assez pour ne pas vouloir qu’il soit malheureux. Ma chère maman, je t’en prie à genoux…, tu vois : je suis à tes genoux ; permets-moi d’épouser Augustin…

― En vérité, je ne le puis pas. Ton père m’a légué un vœu auquel tu dois obéir… Écoute, Denise. Tu es une enfant. Tu ne devines pas qu’une enfant ne saurait se marier à un homme de cet âge. Le succès n’est pas tout… Veux tu aller faire une retraite au couvent, avec moi ? Nous demanderons conseil à Dieu ?… Si tu acceptes, je ne rendrai pas aujourd’hui de réponse à mon beau-frère… Inutile de me demander autre chose… Seul, Dieu peut te rendre sage et docile… Le monde a donc perverti en si peu de temps une petite fille pieuse, Seigneur !

Mme  Héricourt ne se laissait point fléchir. Invoquant sa correspondance avec les religieuses, qui dissertaient naguère sur leur élève comme sur une jeune personne accomplie, elle accusait indirectement Aurélie de tout le mal. Denise se reprit à sangloter dans les jupes de sa mère, qui lissait les boucles de ses cheveux artistement calamistrés autour du front, et la coque de tresses érigée en haut de la tête. Le petit chien ronflait dans un fauteuil, sous le nœud de soie blanche. Mme  De Praxi-Blassans s’essoufflait, immobile et silencieuse derrière ses belles mains qui portaient tant d’opales, de turquoises, de rubis et de diamants au milieu des anneaux d’or. Derrière ce masque de lumières somptueuses, elle était comme morte, sur un trône impérial.

― Ah ! Ma pauvre Aurélie, on dirait que j’entends saigner ton cœur, goutte à goutte, ― dit tout à coup sa belle-sœur. — Tu l’aimais, notre Bernard, tu l’aimais bien plus que je ne savais l’aimer, moi… Te rappelles-tu ? C’était en 1804, pendant l’été, en Lorraine. Il attendait au camp de Boulogne que l’Empereur lui rendît son grade, après l’affaire du général Moreau… Un soir, tu entras dans le salon des colonnes ; tu paraissais hors de toi… Tu m’as remis une bourse, et tu m’as conjurée de rejoindre Bernard, parce qu’il devait être très malheureux ; et tu m’as tant priée, suppliée, que j’ai fait atteler la chaise sur l’heure, et que je suis partie, la tête toute pleine de ta peur et de ton affection pour lui ; et quand je suis arrivée là-bas, près de la mer, je l’ai trouvé, comme tu l’avais craint, devant ses pistolets chargés sur la table… Alors je lui ai répété mot pour mot ce que tu m’avais dit de tendre pour lui, et il baisait éperdument tes paroles sur ma bouche… Ah ! j’ai compris ce jour-là, que je ne saurais jamais le chérir qu’en t’écoutant l’aimer… Nous étions bénies de Dieu quand j’ai su que nous étions grosses du même mois, que nous mettrions, le même mois, au monde nos deux enfants, conçus au moment le plus fort de ton amour fraternel, de mon amour d’épouse… Et quand ils sont nés, les chérubins, comme nous avons pensé tous trois à voir un jour marcher par les chemins du parc, au printemps, le garçon et la fille qui lui ressembleraient et qui nous ressembleraient… Nous avons frémi de bonheur en imaginant quelles âmes, les nôtres, échangeraient leurs lèvres, le soir de leurs fiançailles… Nous nous serions vus vivre tous trois en eux deux, corps et cœurs… Te souviens-tu ?… Tu pleures, ma mie ? Tu pleures… Et cette enfant pleure sur mes genoux, Aurélie !… Et quand Dieu eut enlevé glorieusement Bernard à notre passion, comme il nous a paru qu’il continuait de vivre, puisque Édouard et Denise grandissaient côte à côte pour ce baiser des noces que nous avions rêvées ensemble… Tu pleures, Aurélie !… Tu pleures… Hélas ! rien n’est sûr de ce que nous proposons, en dehors de Dieu… Entends-tu, Denise entends-tu pleurer ta tante Aurélie ? Entends-tu, ainsi que moi, saigner son cœur goutte à goutte ?…

― Ma sœur, tu pourrais entendre saigner aussi le corps de notre père comme il saignait quand il désira ton mariage avec Édouard, sur le champ de bataille de Presbourg !

Omer articula religieusement ces mots. Il lui semblait que le mort habitait sa chair de fils, parlait en lui, et suppliait, par lui, sa sœur agenouillée dans cette robe rose, sa sœur qui sanglota plus fort, sa sœur qui n’était qu’une nuque frêle et fauve sous les cheveux bien étirés vers les hautes coques de la coiffure… Aurélie n’ôta point le masque de lumière que lui faisaient les joyaux de ses mains, mais elle soupira ces mots :

― Denise ! Denise ! n’entends-tu pas pleurer l’espoir de nos trois vies, Denise ?… au moins des deux vies qui t’ont engendrée, Denise !…

Alors un frisson terrible tordit l’enfant sur les genoux de sa mère, et elle s’écria, sans lever la tête :

― Je ne peux pas entendre… je ne peux plus entendre… Je suis l’épouse d’Augustin, car j’ai obtenu qu’il fît de moi sa femme… avant le sacrement…

L’angoisse d’Aurélie cria.

Et pendant que Mme  Héricourt étreignait les poings de sa fille, la repoussait, l’interrogeait, pendant que Denise, de hoquets en sanglots, confessait les visites secrètes du général, comment il chevauchait, chaque midi, jusqu’au domaine de Saint-Cloud, et les hymnes de séduction, et toute la comédie : le saut de loup que franchit le cavalier pour baiser la main de la jeune fille pour abuser ensuite d’une innocente, d’une imprudente, d’une ardente enfant, Omer pensait : « L’espoir même de mon père est anéanti à cette heure, après son corps tué à Presbourg, après ses triomphes abolis à Waterloo… L’espoir même de mon père est vaincu… Tout ce qu’il crut sacré, le voilà vaincu… »

Aux exclamations de ces fureurs et de ces douleurs, reparut le général.

― Augustin, Dieu vous pardonne !… Voici votre femme, ― accorda Mme  Héricourt.

― Qu’on appelle mes gens ! priait Aurélie : je veux partir.

Le général releva tendrement Denise et la conduisit à un siège. Puis il déclara :

― Omer je vous en donne ma parole d’honneur, je rendrai la générale Héricourt la femme la plus glorieuse de France !

— Je le souhaite, monsieur, et vous salue, ― répondit gravement le frère.

Il ne se révoltait pas contre la puissance de cet homme. Il ne voulut même pas arracher les breloques et la montre pour les lui jeter à la face… Il quitta simplement l’hôtel avec sa mère et sa tante qui une fois en calèche, s’évanouit. On la transporta dans la petite maison de l’Allée des Veuves ; et l’on eut quelque mal à lui faire reprendre ses esprits. Alors elle ne parla plus, resta telle qu’un mince cadavre de vieille, en robe de soie grise, en écharpe noire ; un petit cadavre masqué de joyaux multicolores par les mains qui voilaient la déchéance de son visage. Sur le tard, les deux femmes regagnèrent Saint-Cloud.

Resté seul, Omer médita la parole de Mme  Héricourt : « Tu vois bien : il n’y a que Dieu… » Oui, certainement il ne restait que les magnifiques illusions divines. Hommes, femmes, lui parurent de rusés criminels, ou des brutes violentes et maîtresses. Le général Héricourt lui semblait un travestissement de ce beau Lucifer, vainqueur des âmes, qu’à tant de vitrines les gravures montraient assis sur la cime d’une roche abrupte, enclos dans ses ailes de nuit et méditant, les doigts contre le rire arqué de sa bouche sardonique. L’amour était son œuvre : mensonge, viol et trahison. La gloire était son œuvre : vol, meurtre et jactance. Omer condamnait son désir d’Aquilina et les affres de sa passion quand il se fut agenouillé devant le crucifix pour se livrer à Dieu, à son omnipotence : elle finira par régner sur le monde et par chasser Satan de tous les cœurs.

Le surlendemain, il reçut la visite matinale d’Édouard : Omer s’attendait à le voir abattu par le chagrin, défait près du suicide. Au contraire, le cousin exhala sa fureur d’avoir sollicité l’affection d’une sotte, d’avoir renoncé un moment pour elle à la brillante carrière ecclésiastique que son père lui pouvait offrir. Et, parce qu’Omer excusait Denise, certain qu’au fond il la regrettait, Édouard s’irrita :

― Ta sœur ne vaut pas la crosse et la mitre !… Il ne faut servir que Dieu, ne parlons plus d’elle. J’ai été fou, deux nuits. Ce matin, je suis fort.

L’était-il, vraiment ? Ils s’embrassèrent et s’entretinrent de théologie, en souffrant. Omer s’étonna : l’orgueil extrême du cousin le guérirait. Le dépit d’avoir été méconnu étoufferait les rancœurs de l’amour trahi. Édouard était plus fort que ses chagrins.

La comtesse était partie en poste pour sa terre de Blassans. Les jours furent occupés par les démarches précédant les noces. Il convenait d’obtenir les dispenses ecclésiastiques pour l’union entre parents. Denise accepta de rester en retraite chez les religieuses de Picpus jusqu’à l’heure de la cérémonie, qu’on célébrerait dans leur chapelle. Un soir, elle se dit souffrante, fit venir le médecin et sa mère qui sortit du cloître, sûre de la virginité de sa fille. Le docteur l’avait certifié : c’était une ruse que cet aveu de séduction totale. Avec les notaires, Denise discutait les termes du contrat d’après les messages reçus de Caroline. L’étudiant découvrit encore, sous les cachets des lettres qu’envoya Aloyse, deux boulettes diplomatiques. Il fut en dire le contenu au Père Ronsin, qui le reçut mieux. Entre temps, Omer ne quittait pas Édouard, ni Mme  Héricourt très malade. Le nom de la pécheresse, ils ne le prononçaient pas, mais ils s’éclairaient mutuellement, tous trois, sur ce qu’ils estimaient connaître des mystères religieux. Les deux jeunes gens souhaitaient encore d’établir le bonheur des hommes, avec le secours providentiel. Mme  Héricourt ne songeait plus qu’à éviter l’enfer… Elle décrivit des visions affreuses qui ne manquaient pas de l’assaillir, chaque nuit, pendant le sommeil.

— Tout à coup, ― disait-elle, ― je sens le monde s’abîmer sous moi. La terreur étrangle mes cris. Puis, tout s’éclaire d’une lueur blafarde. Je me vois rouler dans un mouvement confus d’avalanche. Le feu hurle ; les vents écorchent et sifflent. Et peu à peu je distingue, autour des plaintes, autour des lamentations, les chairs flétries de milliers de gens qui tombent indéfiniment, comme les eaux d’une cataracte humaine sans limites, depuis les hauteurs oubliées jusque vers les profondeurs insoupçonnables. Les grimaces atroces des douleurs sautent avec les visages, comme les flocons d’écume sur le torrent. Une bouche sanglante appelle un nom. Deux yeux glauques regardent l’épouvante. Un nez s’écarquille à flairer la foudre qui cingle. Tous les crânes sont chauves ; toutes les figures trouées par des ulcères bleuâtres. Les mains saigneuses griffent le vide. Les jambes crevées par leurs tibias rompus se ramassent autour des ventres flasques, pour retarder l’instant de toucher les flammes éternelles qu’on entend tonner et mugir… Souvent une face hideuse point dans l’infini livide : c’est un ricanement démoniaque entre deux oreilles de chat vert, et une queue de singe qui se tord par-dessous. Ensuite un œil triangulaire grossit et toute une tête grandit, accourt, précédée par les glaces de l’effroi qu’elle darde… La cataracte entière des damnés gémit et se tord. En une seconde, les chairs gèlent ; les ongles se fendent, la peau se rétrécit, craque. Les os éclatent, percent les muscles. Les yeux deviennent deux glaçons si froids qu’ils brûlent l’intérieur de la cervelle ; elle enfle et fait s’ouvrir le crâne comme la coque trop étroite d’un marron mûr. Alors on est effleuré par l’œil triangulaire de Belzébuth, qui est un pôle de neiges entassées… Le gouffre de son ricanement aspire les ondes de la cataracte. Elle s’y précipite avec les corps noués les uns aux autres, les poings serrés, les terreurs qui beuglent, les blessures d’où jaillissent les fontaines de sang noir et tiède… À ce moment, des faux invisibles coupent les membres, tranchent les ventres. Les intestins coulent des plaies. Les mâchoires sautent des bouches avec des lambeaux de joues. Les échines sont cassées en deux, ainsi que les branches sous le genou d’un bûcheron robuste. Des morsures creusent la vie pantelante. On souffre à peine de la torture présente, tant on redoute la torture prochaine… Les poitrines s’ouvrent à deux battants, tandis que les nerfs se rompent comme des ficelles étirées, que les chairs se déchirent comme des étoffes, que les viscères pendillent au bout des veines bleues…

Immobile dans le fauteuil, Virginie contemplait le cauchemar, muette subitement. Ses gros yeux saillaient des paupières inertes ; ses mains tremblaient sur ses genoux, et des frissons la traversaient…

― Les mots manquent pour décrire — reprenait-elle. ― Et qui sait ? J’ai peur de décrire… Les choses se réaliseraient peut-être, si je les racontais toutes… Ce sont des mystères indicibles… Oh ! cette rapidité de douleurs en torrent dans lesquelles on roule, tandis que les moitiés du corps fendu en deux heurtent on ne sait quels rocs, on ne sait quelles créatures visqueuses et plates mêlées aux flots des damnés… Et puis il y a des apparitions… Souvent, j’aperçois Bernard, qui repousse la lourde terre et l’herbe de sa tombe : il a son casque de dragon sur sa tête pourrie mais reconnaissable pourtant, ses épaulettes d’argent, son habit vert, et sa croix ; au lieu de jambes, il entraîne des débris fangeux et sanglants dans la chute universelle… La colère de son regard cherche Napoléon, que je vois alors descendre avec un flot de soldats hargneux qui le percent de leurs baïonnettes, qui l’amputent avec leurs sabres, qui l’atteignent à coups de feu ; les boulets emportent ses membres, repoussés aussitôt afin de souffrir les blessures des millions d’hommes morts pour son ambition. Bernard l’avise et, soudain, la pourriture de sa face disparaît, son visage net et sain brille de haine ; il se penche sur le bronze d’un canon ; la fumée l’enveloppe ; je le revois alors admirant sa vengeance : Napoléon à terre, dans une mare rouge, les jambes déchiquetées, comme furent déchiquetées celles de ton père par le boulet de Presbourg… Pendant que Bernard se repaît du spectacle effroyable, ses yeux se vitrifient, des pustules gonflent ses joues, sur les dents la peau se colle, s’étire, s’applique, fond, et dans le casque il n’y a plus qu’un crâne affreux… Oh !… Cependant Napoléon se redresse pour trébucher sous les douze balles des exécuteurs que commande un beau jeune homme, le duc d’Enghien. Puis le fantôme disparaît dans l’avalanche de fantômes en uniformes, qui ont pour voix confuses des roulements de tambour et des détonations d’artillerie… Ensuite la cataracte tombe, tombe, tombe… Ah ! pourquoi, mon Dieu, pourquoi me faut-il vivre déjà dans l’horreur de l’enfer ?

Son fils et son neveu la calmaient à peine. Ces images grossières et naïvement abominables la hantaient presque toujours. Elle n’y échappait qu’à l’église, parmi les odeurs des cires, de l’encens, les sons des orgues, des chœurs sacrés, sous les rayons colorés des vitraux. Elle emmenait avec elle les deux probationnaires, dont elle réclamait les oraisons. À genoux sur le prie-Dieu, non loin de l’autel doré, du Christ en croix, Omer goûtait une jouissance bizarre à reconnaître sa détresse. Fini le temps où chez Corinne, à la Goguette, il accompagnait le capitaine Lyrisse, se croyant près de rétablir en Artois la République des Philadelphes ! Nul enthousiasme ne persistait en son âme débile. Pauvres, proscrits, les Lyrisse erraient par l’Espagne, à la veille de combattre les soldats de cette France dont ils avaient conduit les étendards jusqu’aux frontières de l’Asie. Quelle fin misérable leur était réservée ? Vaincus, ils l’étaient encore plus que le bisaïeul enseveli dans ses paperasses entre les vieux murs du château que délabraient les ouragans de la saison. Et maintenant, Omer pouvait-il conserver l’espoir de porter quelque jour la mitre épiscopale ? Édouard De Praxi-Blassans allait obtenir de son père la protection promise d’abord au frère de sa fiancée. Toute la vie, sans doute, Omer serait un prêtre obscur disant la messe du matin dans une triste et froide église de province, écoutant au confessionnal les stupides aveux des maritornes, des servantes, des boutiquiers et des rustres.

Parmi les exercices de piété, c’était le chemin de la croix qui lui plaisait le mieux. De station en station, il substituait ses malheurs à ceux du Christ ; il s’attristait sur lui-même, qui ne pouvait s’affranchir comme Denise, et qui demeurait le serviteur de la démence maternelle. Un jour, il envia l’audace de cette fille vicieuse, gourmande et colérique, si fière de ses fautes. Il se demandait si ce n’était point la vérité que d’acquérir l’indépendance de ses passions, que de triompher du devoir traditionnel, que de vaincre la Loi, comme les jacobins avaient vaincu le Roi, comme les soldats de la République, du Consulat et de l’Empire même avaient vaincu les monarques de l’Europe ?… Denise avait rompu les fers rivés à son avenir par le vœu du colonel Héricourt. Lui restait l’esclave de la compassion pour sa mère, de l’obéissance. Et il admit que Denise déployât l’énergie qui fait les grandes choses. Au contraire, il se rangeait dans la catégorie des bonnes gens dociles aux volontés des forts. Il abdiquait sa vie volontaire.

Et pourtant ceci se nommait le Bien ; cela se nommait le Mal. Sa faiblesse l’invitait au Bien. Les entraves de la Loi garrottaient ses gestes. Il n’eût pas, lui, renié le vœu du père, même s’il se fût agi d’épouser la laide, l’acariâtre Delphine. Ne s’était-il pas soumis, pour l’honneur de ce vœu, aux remontrances du comte ; n’avait-il pas loyalement cessé d’écrire au capitaine Lyrisse ; n’avait-il pas renoncé à toute la fièvre amusante et belle des conspirateurs ?

Aujourd’hui cependant, l’acte de sa sœur le débarrassait des serments : rien n’empêchait qu’il sautât en selle, que d’un seul galop il gagnât Bayonne et l’Espagne constitutionnelle pour y combattre au milieu des carbonari, des demi-soldes, des chevaliers de la Liberté, contre les tyrans. Rien ne l’empêchait que peu de chose : l’allure pitoyable d’une pauvre veuve au visage incolore, contemplant son propre effroi de l’enfer, dans la solitude d’une église. Et cette malheureuse qu’aimaient seules la raison d’Omer, la pitié d’Omer, non ses instincts spontanés, cette malheureuse le retenait par des liens plus étroits que ceux des passions violentes ou des idées héroïques.


Au jour marqué pour l’exécution des quatre soldats de La Rochelle, jugeant sa mère trop triste dans le petit salon cramoisi de l’Allée des Veuves, où elle était venue se lamenter, Omer faillit ne point la quitter, si grand que fût son désir d’admirer les figures de ces hommes. Il avait lu dans les journaux les débats du procès, les fières réponses de Bories aux juges, l’odieux acharnement du ministère public contre des jeunes gens épris d’une liberté toute verbale, et qu’avait compromis l’unique tort du dîner avec le général Berton, après le complot avorté sur le pont de Saumur. Il prétendit voir, au passage, ces nobles faces et les plus vrais des héroïsmes, afin de leur jeter, si possible, un salut. Surtout il espéra que les dix mille carbonari de la capitale tenteraient les hasards d’une émeute pour délivrer leurs « bons cousins ». Le capitaine Lyrisse avait toujours vanté les dévouements romains et les courages mystérieux de ses amis ! Omer ne douta point d’assister à une scène grandiose, où reparaîtrait l’élan de la liberté latine en lutte contre les rois. Sa mémoire des auteurs classiques assimilait aux Brutus les amis inconnus des condamnés. Il déplora que la raison et les circonstances le retinssent dans l’autre parti. Mais il souhaitait furieusement la réussite du complot et la délivrance des victimes. De ce spectacle probable il attendait des émotions très vives. Pendant toute la première partie du jour, il trembla de ne les pouvoir éprouver.

Enfin les peines de maman Virginie se turent. L’herboriste vint la saigner à deux heures, et la faiblesse qui suivit la perte du sang lui valut un peu de sommeil. Omer envoya chercher son cheval au manège. Il se mit en selle et trotta vers le Palais de Justice.

En silence lugubre, des gens se hâtaient le long du quai. Des rues ils sortaient en bande, la canne au poing. Un peloton de gendarmes au grand trot passa, la jugulaire à la lèvre, et la mine dure, dans un cliquetis de fer. Les redingotes brunes, les chapeaux militaires et les gourdins des policiers apparurent au débouché des passages, sous les potences des réverbères, devant les fontaines publiques, près des marchands de coco, dont le kiosque portatif attirait en groupes les buveurs. Derrière les échoppes des savetiers et des ravaudeuses se dissimulaient maintes silhouettes de mouchards, reconnues, puis raillées par les commères qui avaient, autour de leurs coiffes, noué des rubans noirs ou rouges. À mesure qu’Omer s’approchait du Pont au Change, l’affluence s’augmentait moins de populaire que de petite bourgeoisie. Polonaises à brandebourgs, chapeaux poilus, habits marrons, pantalons de casimir, gilets à châles, habillaient de funèbres jeunes gens. Des vieillards à favoris gris et des civils à tournure martiale se cambraient dans de longues redingotes bleues, se saluaient comme aux enterrements. De-ci de-là, le cavalier aperçut quelques bonnets de coton à rayures sur la tête d’apprentis en vestes, dans les rangs de la multitude. Pas une parole ne se mêlait au bruit des pas foulant le sol. Aux fenêtres, les personnes accoudées entre des pots de fleurs échangeaient à voix basse leurs réflexions. Les buffleteries jaunes des gendarmes à pied, leurs bicornes en bataille, leurs baïonnettes ternes limitèrent la procession de la foule. Une farouche prudence fermait les bouches furieuses, éteignait les regards. Devant un estaminet, un monsieur qui proclamait à haute voix l’indignation d’un journal fut d’ailleurs enlevé par un essaim de mouchards. Vivement ils bousculèrent le remous de la cohue, et crossèrent de leurs gourdins les criards. Une fille qu’on avait frappée rajusta son fichu de madras en pleurant, tandis qu’une marchande de papiers peints ramassait à la hâte ses rouleaux à l’étal sur le pavé ; elle les sauva du piétinement. Au quai de la Mégisserie, les habits blancs des légions apparurent en lignes, sous les pompons cramoisis des hauts shakos chargeant les figures moroses. Omer mena sa monture vers un officier dont il reconnut la moustache par-dessus le hausse-col à fleurs de lys : Émile De Praxi-Blassans avait présenté son cousin à ce lieutenant, fils de pair, au hasard d’une rencontre. Le passage d’Omer fut facilité. Il put traverser à cheval le Pont au Change encombré de troupes, prendre place à côté d’un chef de bataillon, M. de Sorges, qui voulut accueillir affablement le neveu du comte.

― Vous venez voir ce sacrifice… Ah ! ils sont bien coupables, monsieur, les jacobins qui excitent de pauvres étourneaux à se compromettre pour leurs folies, et qui les abandonnent ensuite, sans vergogne. Je n’aimais pas beaucoup les libéraux ; maintenant je les méprise. Corrompre de braves sous-officiers, monsieur ! Introduire dans l’armée les troubles de la politique ! C’est un crime infâme, monsieur, et qu’aucun châtiment ne saurait punir assez.

Le commandant caressait la crinière blanche de son cheval ; il balançait sa maigre tête rasée aux lèvres, fleurie, jusqu’aux narines, de favoris en touffes que cerclait la jugulaire de cuivre. Il craignait la pluie pour ses épaulettes neuves : un nuage s’étendait sous le ciel.

Omer crut à l’intervention des carbonari. Dans la masse humaine qu’écartait de la voie publique une double haie d’infanterie, il chercha les physionomies des conspirateurs. Un jeune homme pâle plongeait la main dans son gilet, pour s’assurer d’un poignard, peut-être ; il en tira seulement un mouchoir écarlate. Mais, non loin de l’horloge royale qui parait la tour carrée du vieux bâtiment de justice, se formait un groupe d’étudiants, de calicots, de demi-soldes et de ces faubouriens qui portaient, la plupart, aux oreilles, les anneaux d’or distinguant jadis les grenadiers de l’Empire. Une file de cabriolets de place les flanquait à droite. Tous ces cochers avaient dû servir dans les cuirassiers de Nansouty, les chasseurs de Marbot ou les hussards de Lassalle. Ils se firent des clins d’œil en se montrant du fouet l’infanterie blanche qui barrait le pont. Elle se roidit sous les armes, au commandement :

― Garde à vous !

De lourdes portes grincèrent dans le porche noir de la Conciergerie. Un peloton de gendarmes déboucha, sabre au clair, puis s’arrêta net entre les sombres murailles et le quai. Un murmure anima les visages pressés. La foule s’irrita contre la crécelle d’une vieille marchande d’oublies, puis se tut, s’immobilisa. À la surface des figures haussées en un seul champ blême, toutes les âmes apparurent, anxieuses. Parmi les mentons levés sur les cravates de crin, les narines poudrées de tabac, les mains assurant les chapeaux roux et les casquettes de velours à longues visières, quelques visages de femmes pâlirent au fond des larges cornets de mousseline, de paille, entre les choux roses et verts de leurs brides. Une ombrelle se ferma, s’abattit. Juchée sur le bât de son âne, une maraîchère, pour se signer, porta sa vieille main au foulard de ses cheveux gris, au madras de ses épaules ; au tablier bleu de sa taille.

― Arme bras ! ― répétèrent les officiers. Leurs épaulettes scintillèrent. M. De Sorges tira sa fine épée, la dressa contre sa hanche. Le cheval à crinière blanche frappa le pavé de son sabot, régulièrement.

Plusieurs radeaux chargés de bois se suivirent au fil de la Seine, grise et molle, derrière l’attelage haleur en marche sur la berge. Les jurons du charretier retentirent, solitaires. Mais, des garde-fous qu’occupaient, assis, les gamins et les filles, mille injures lui enjoignirent de cesser le tapage de sa besogne. Ses bêtes s’arrêtèrent. Et rien qu’un lugubre silence emplit l’espace entre les façades jaunes des maisons, les donjons noirâtres du palais, par-dessus les rangées blanches de soldats et la houle figée de la multitude engorgeant les quais, les boyaux des rues.

Omer frissonna. Le destin de quatre héros voués à la mort infâme de la guillotine s’apparentait à celui de l’oncle Edme. Pour jamais aussi devait-elle périr, cette affection de neveu qui avait prêté à l’âme du jeune homme les uniques heures de vaillance, d’espoirs virils, maintenant finis ? Cette Aquilina, si désirée en quelques jours de démence, ne l’avait été qu’au rappel des illusions révolutionnaires : c’était cela qu’évoquaient sa parole et les traits de sa face changeante. Auprès de l’oncle Edme, auprès d’elle, Omer s’était senti capable de grandes actions. Loin d’eux, il s’avouait n’avoir eu qu’une âme de défaite, une âme de résignation. Et ces quatre pauvres soldats allaient mourir pour avoir vécu complètement, eux, et en toute intensité, quelques brèves heures d’une semblable passion. C’était presque à la mort de son âme qu’Omer assistait, transi, malgré la moiteur de l’air et les chaudes odeurs que dégageait le poil de sa monture.

À ce moment, les gendarmes rassemblèrent les rênes. Les lourds chevaux du peloton s’ébranlèrent. Ils avançaient au son de leurs pas ferrés, au bruit des gourmettes. Les cavaliers n’osèrent pas voir la haine du peuple : ils regardaient, droit devant eux, les lignes de baïonnettes, et le pavé vide, puis les réflecteurs luisants des réverbères. Après eux, après leurs dos barrés par les bandoulières des gibernes, après les ganses blafardes de leurs bicornes, et les croupes larges de leurs bêtes, deux haridelles trottinèrent, attelées à un carrosse noir qui contenait, invisible, le bourreau. Le cœur d’Omer se crispa. Il lui fallut soupirer douloureusement.

Une escouade précéda le cheval qui allongeait l’amble, entre les brancards de la charrette à claire-voie. On vit un fier adolescent blond. Son œil défiait les troupes. Il semblait un martyr triomphant de foi, dans la blancheur de sa chemise que soulevait sa poitrine oppressée. Il aperçut les cochers de coucous, les chapeaux levés des étudiants, des calicots et des demi-soldes, le mouchoir écarlate du jeune homme pâle. Alors il dirigea vers eux son regard ébloui d’espérance. Rien ne bougea dans cette masse qui, certes, attendait un signal. La charrette roula, cahotant le fier soldat, un prêtre poudré sous la calotte noire, et un gardien malingre.

À la suite de trois gendarmes à cheval, la seconde charrette emportait une sorte de colosse brun, au front qui menaça de sa mâchoire, de son œil fauve et fou, le commandant de Sorges, Omer… il tentait sans doute de rompre la corde nouant ses mains derrière le dos. Toute l’énergie de la bête aux abois agitait le rictus de la bouche convulsive, et les plis du front court. " comme il doit souffrir de ne pas se résigner ! " se dit Omer, qui voulait savoir l’intime de leurs émotions. Il fit un grand effort pour y parvenir. Mais rien ne se révélait que de prévu et d’ordinaire, en ces deux hommes, l’un ivre de foi, l’autre tordu de fureur impuissante. Le troisième, aux joues creuses et verdâtres, aux yeux pareils à de la craie, sous des sourcils noirs, se mordait cruellement les lèvres pour ne pas laisser fuir un cri. Dans le squelette de son torse sec, se succédaient visiblement les soubresauts d’une vie rétive à l’approche du supplice. La sueur collait les cheveux au crâne, brillait aux tempes, ruisselait sur les joues, sur le cou nerveux, essoufflé, jusqu’au linge chiffonné autour des épaules. Cependant le corps, arc-bouté à la barre de la charrette, ne fléchissait pas. " quelle lutte de la raison courageuse contre une sensibilité timide ! Voilà, certes, ― jugeait Omer, ― le plus noble des trois, bien qu’il soit le plus lâche… le premier semble déjà se croire au paradis des martyrs ; l’autre jouit encore de sa rage ; mais celui-ci pleure une existence qui, sans doute, s’annonçait noble et charmante ; et rien, ni l’espérance de la gloire, ni l’ivresse de la lutte, ne remédie à son désespoir. Pourtant il se tient debout : il ne veut pas laisser mourir son orgueil avant son corps… " une plainte perça le silence. Par-dessus la haie d’infanterie, une main de femme lançait une fleur qui retomba entre des baïonnettes. Un visage de terreur agonisait dans un chapeau de gaze : le chapeau d’Aquilina… c’é tait son écharpe de barège que des gens lui rattachaient aux épaules pendant qu’ils l’entraînaient, inerte dans la robe de percale brodée d’épis. Sur la face changeante une grimace livide entourait le cristal terni des yeux. Les dents claquaient avec un bruit dominant les rumeurs des curieux que dispersa tout de suite la brutalité des recors. Saisie par eux, hissée sous la capote d’un cabriolet, dont un policier prit les guides et détourna le cheval, Aquilina disparut dans l’instant même où s’imposait la certitude de sa présence. Stupéfait, Omer admit cette évidence : " elle n’est donc pas une espionne… elle est donc la sincère amante d’un martyr… " mais la quatrième charrette et ses gendarmes défilèrent, qu’il aperçut à peine. ― Bories !… Bories ! ― nomma l’immense rumeur de la foule. L’amant éperdu entrevit mal le jeune dieu palpitant et beau qu’acclamait l’émotion publique, comme le génie de la mort glorieuse. Le martyr passa, noble et serein, avec l’air d’un maître que salue son peuple. " mon Dieu, ― priait Omer, ― vous avez donc voulu faire dérisoire ma prudence ! Par cette femme, si je l’avais pu croire noble d’esprit, j’eusse approfondi le bonheur d’exister. Je le sentais bien ; j’en avais la foi, même. Hélas ! Ma ruse, ma ruse de faible, a soupçonné la ruse dans sa franchise. Mon erreur fut entière. J’ai évité celle de qui la passion eût fleuri ma jeunesse… je pourrais me mettre à la recherche d’Aquilina ?… dans quelle rue courir ? à quelles portes frapper ? Quelles malices affronter ? Parviendrai-je à découvrir où elle cache ses larmes ? La police me renseignerait ?… j’aurai honte d’indiquer ainsi ma luxure à des inconnus… au demeurant, suis-je assuré, à cette heure, de goûter auprès d’elle des plaisirs ?… rien n’est vrai de ce que je présume… certes, elle me garde rancune d’avoir omis le rendez-vous au Palais de Justice. Peut-être refuserait-elle mes avances… Elle refusera, si elle est la vaillante que je devine, car elle m’accuse de couardise. Je suis pour elle un petit garçon curieux, timide et lâche, qui n’ai point osé revenir devant les gendarmes… Comment son désespoir d’héroïne accueillerait-il la requête d’un amant aussi piteux ? Elle se déroberait… Où la rencontrer, quand même ? Quels portiers interrogerai-je ? Quelle piste suivre dans l’énorme Paris ?… Me voici déjà las de cette recherche que je n’ai pas commencée… À quoi bon ?… L’aventure finit comme ça…

» La Providence voulut m’instruire sur la fragilité de ma raison. Elle appela sur mon chemin une fille qui me parut déesse. Le parfum qu’exhalait sa poitrine enivra la fièvre de mes seize ans. Les circonstances de notre rencontre lui prêtèrent la magnificence d’une héroïne tragique. Elle a tout été dans mon esprit : la femme de volupté et l’amante fatale qui jette les fleurs sur le billot d’un martyr, après l’espionne astucieuse dont les caresses enchaînent, dont le baiser trahit, dont l’astuce livre. Mes sens et mon imagination l’ont éperdûment désirée. Ma raison l’a crainte : j’ai obéi à ma raison. J’ai bâillonné la bouche de mon instinct ; je n’ai pas écouté les voix séductrices de mon imagination… J’ai cru que ma mère, en priant au loin, avait averti mon imprudence capable de nuire à l’oncle Edme et à ses amis. Tout ce que j’estimais subtil en moi confirmait ma foi dans ce miracle et, par conséquent, le péril de m’abandonner à cette passion naissante. Or voilà qu’aujourd’hui la Providence remet cette femme sur mon chemin pour me la montrer sincère, héroïque et belle d’âme comme le supposait l’ardeur de mon rêve… Ah ! ma prétendue sagesse, qui a troqué tant de bonheur possible contre l’orgueil inutile et faux d’être un esprit adroit, prévoyant, pieux. Ô Dieu ! Comme vous avez terrassé mon orgueil ! Oui, vous me l’enseignez avec rudesse : ma nature hésitante et débile ne connaîtra jamais ni la vaillance ni l’amour. J’ai miré ma faiblesse au visage changeant d’Aquilina !

» Ô mon Dieu que vos desseins sont obscurs ! Sur ce chemin du supplice, pareil à celui, Seigneur, où vous portiez la croix, la Providence fait apparaître la figure de cette femme jetant une dernière fleur à son amant ; et je suis convaincu de mon insanité… Est-ce donc l’oraison de ma mère, l’oraison dite au loin, dans cette chapelle de Lorraine, qui m’a détourné de suivre l’inconnue ? Sans doute, votre divine volonté a jugé que ma faiblesse était impropre à endurer avec honneur les feux de la passion. Elle s’est servie de ma ruse soupçonneuse, de ma seule force, pour me faire connaître le néant de mon intelligence qui s’y fiait… Rien n’est sûr en moi, ni l’enthousiasme, ni l’énergie virile, ni l’amour, ni la ruse même. Ô mon Dieu, rien n’est véritable en moi que Dieu, que votre volonté !… Je servirai donc aveuglément votre puissance, Seigneur. Je vivrai donc sous l’habit du prêtre qui se prosterne dans la poussière, au pied de la croix… Car je sais maintenant que je ne suis rien… »

Les troupes rompirent leurs haies, se formèrent par quatre files. Le cortège n’était plus au loin qu’une masse de cavalerie s’éloignant à travers des flots humains. Des gens coururent pour revoir ailleurs les victimes.

― Monsieur, je vous salue, ― dit le commandant de Sorges. Je me félicite d’avoir rencontré le fils du colonel Héricourt, du célèbre dragon d’Austerlitz.

Omer balbutia sa réponse, effleura son cheval de l’éperon, et repassa le Pont au Change.

« Austerlitz ?… Je suis un enfant conçu dans la gloire d’Austerlitz, quand ma mère eut rejoint le vainqueur aux bivouacs de Moravie ? Je suis l’enfant d’Austerlitz, comme dit l’oncle Edme… Ah bien oui !… » Omer ricana. Vraiment, il ne s’imaginait pas vainqueur et fort à l’exemple de son père ; vraiment non. Il était une triste poussière desséchée, dont se jouaient les hasards, ou la Providence. À un âge, il avait, dans la Goguette, chez Corinne, voulu poursuivre les œuvres de triomphe entreprises par sa race, par l’aïeul jacobin, par le dragon des victoires républicaines et impériales. De toute cette illusion que restait-il ? Un grand-père, un oncle proscrits en Espagne et réduits à l’état de maquignons ; et le souvenir, déjà le souvenir seul, de quatre jeunes gens avec lesquels il aurait pu sans doute s’exalter. Quatre martyrs dont les têtes, à cette heure, roulaient sanglantes sur le plancher de l’échafaud, sans que cette foule, lâche et faible comme lui-même, leur donnât du secours !

De tout il ne restait qu’une attitude : celle du troisième condamné qui ne voulait pas laisser mourir l’orgueil avant le corps, et qui se mordait les lèvres pour retenir le cri de sa détresse. La fleur inutile d’Aquilina s’était adressée à celui-là, comme elle avait naguère adressé à Omer Héricourt un sourire d’accueil, méconnu par le soupçon.

Non, il ne fallait pas laisser mourir l’orgueil avant le corps.

Aussi convenait-il de demander à la puissance de Dieu le vêtement qui honore, du moins, la misère d’exister. Il seyait de compatir filialement à la démence d’une mère. Cela seul était le bien. Il fallait revêtir la soutane, cette forme souple et vague où disparaissent les dessins des membres, où l’homme quitte l’apparence de la vigueur animale pour le flottement de l’ombre.

« Car je sens que je ne suis rien…  »

Il atteignait le Pont-Royal. Les arbres entourant les bains frémissaient à la brise du crépuscule. Omer avisa l’entrée de la rue du Bac. Il y trouverait l’hôtel des Missions. Jusqu’alors, et pour s’octroyer le répit d’hésiter encore un peu, il avait sournoisement ajourné une démarche rituelle et indispensable auprès du Père Ronsin, si l’on voulait être inscrit officiellement, au nombre des probationnaires, sur les listes de la Congrégation. Il jugea l’heure venue d’accomplir ce devoir. Appelant l’auvergnat installé au coin du pont, il ordonna de garder son cheval, et mit pied à terre.

Humblement, Omer Héricourt s’achemina vers la maison de Dieu.