L’Enfant d’Austerlitz/2

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Paul Ollendorff (p. 25-41).

II

Au château de Lorraine, le mystère, c’était, pour Omer Héricourt, son parrain si vieux qu’on le disait même père du grand-père Lyrisse, ce soldat doré, aux favoris gris.

L’ancêtre jabotait seul au fond d’un haut fauteuil pourvu d’oreillettes. Les flocons de boucles blanches couvraient d’une neige mouvante les épaules de sa redingote spacieuse. Ses rides bien rasées dans un gros visage enfantin se crispaient fréquemment pour une grimace de malice. Verts et rouges, des perroquets, des palmes historiaient la moire du gilet sur les replis du ventre. Hors du jabot très ouvert, de vieilles peaux, rouges et plissées comme celles des dindons, allaient, venaient, du menton à la poitrine. Le bisaïeul tapotait avec la canne les guêtres d’épais drap bleu boursouflées autour de ses jambes ; et, de ses narines énormes, un liquide noirci dégouttait dans la poudre de tabac qu’il essuyait aux ramages de son foulard.

L’enfant vénérait un si grand âge parce que tous les parents le respectaient aussi. Devant le bisaïeul, il fallait toujours prendre soin d’ôter sa casquette à gland, et de la tenir proprement par la visière, de ne point mettre les mains aux poches de sa veste, ni laisser les bas glisser sur les talons, même quand s’était défait le bouton de la culotte, à la hauteur du genou. L’enfant observait ces règles minutieuses. Le vieillard l’appelait en criant : « Petit !…, petit !… » Ainsi la fermière appelait les poules. Souvent immobile comme la nature, il portait au crâne nu et au visage tant de signes incompréhensibles, changeants ! Quels pouvoirs cet esprit ne savait-il pas détenir ? Omer personnifiait en lui ce que sa nourrice picarde contait du génie gardien des trésors, et, sous son regard, jouait, silencieux. Soudain le bisaïeul, contre son nez en bourgeons, fixait de lourdes besicles, puis formait à terre un mot avec des lettres en bois tirées d’une cassette et que sa canne poussait :

― Lis ça, petit…

― F… R… A… fra…, T… E… R… ter…, N… I… ni…, T… É… té…

― Dis-moi ce que ça fait… Hein ?… Non pas… Non pas… Attention, sabre de bois !… Cela fait ?… Hé ! Picarde, le fouet ! Dieu me damne ! je corrigerai cet ignorant… Allons… du leste, s’il vous plaît, monsieur !… Fra… ter… Répétez avec moi, je vous prie. Fra… ter… ni… té. Fraternité… Parfaitement… Fraternité !… Et que signifie ce mot, monsieur ?… Un effort, donc ! Ne vous l’expliquai-je point mille fois ?… Ah ! Petit… je vais me fâcher… Pistolet de paille !… Laissez-moi votre ajustement, et me regardez en face… Là !

Non sans peine, Omer cherchait aux détours de sa mémoire les sons de la phrase à dire. Il voulait cependant plaire au bisaïeul qui s’obstinait, anxieux, à l’interrogation. « fraternité », cela représentait à l’enfant une série de petites maisons dont chaque façade était un rectangle de buis avec sa lettre. Il imaginait une rue ainsi construite. Les portes et les fenêtres s’ouvriraient dans les jambages. Mais il faudrait, devant, quelques bornes, ainsi que sur les boulevards de Paris.

― Eh bien, petit… ça ne veut pas venir ?… Voyons… la Fraternité est l’art…

― Est l’art, ― répétait l’enfant, ― est l’art…

L’art, lard : du lard grillé aux choux. On lui en laissait prendre quelquefois à la cuisine. Cela croquait sous la dent, il l’aimait beaucoup… Aimer ! ah !…

― La Fraternité… est l’art d’aimer tous les hommes !…

― Bien, petit… Bien…

le sourire du parrain se plissa, multiplia les rides dans la grosse face. Omer sauta deux fois. Aux limbes du souvenir, il retrouvait une autre phrase ; il la prononça, glorieux.

― La fraternité contient toutes les vertus : elle fait entendre que les hommes, égaux et libres les uns devant les autres, se doivent l’aide réciproque et l’exemple des mérites utiles à la nation.

De longtemps il ne découvrit le sens, et ne le cherchait point. Il se contentait d’avoir psalmodié les sons pour le plaisir du bisaïeul qui tirait un napoléon de sa poche. La pièce d’or luisait entre les doigts tremblants.

― Tu vois, petit ?… Tu l’auras, dimanche, pour t’acheter des fariboles, si tu ne manques pas un jour à me réciter cette maxime… Ah ! Ah ! tu louches, sacripant !

Quelquefois le bisaïeul prêtait les breloques pendues à son ruban de montre. C’étaient, en or, les diminutifs des instruments qu’il nommait :

― Avec la truelle le maçon étale le ciment, lie les pierres des édifices… Voici le marteau qui cloue les poutres et les chevrons… L’équerre et le fil à plomb donnent la direction de la ligne afin que le mur ne penche point ; ceci est l’étoile à cinq pointes, image de l’univers créateur et de l’homme qui s’unit à la création… Vois-tu, petit ?… ce sont les instruments du bon ouvrier, de l’homme qui construit et ne détruit pas… Tu seras aussi plus tard un bon ouvrier ; un maçon digne de rétablir l’édifice de la liberté… si tu es sage, petit… si tu ne joues pas trop avec tes sabres et tes trompettes !… Petit guerrier bruyant !… Ha ! Ha ! Ha !…

Il riait gras et frappait, de sa canne, les losanges du plancher. Maintes fois, ensemble, tous deux s’amusèrent, les après-midi, à des combinaisons d’architecture. Le menuisier, à l’occasion de Noël, avait apporté une boîte contenant de petites colonnes, de petits moellons de bois, des fenêtres, des portes, des pièces de toiture. On pouvait, à sa fantaisie, construire de la sorte une maison, une église, une ferme, et, à la fin, un monument aussi beau que ceux de Paris. Avant d’entreprendre ce dernier ouvrage, le vieux bourrait de tabac ses larges narines grêlées ; il clignait ses yeux rougis, puis examinait Omer de coin : c’était si drôle que l’âme de l’enfant bondissait, rieuse… Il pensait à tous les pantins de ses anniversaires, de ses étrennes ; nul n’avait offert jamais une grimace aussi burlesque.

― Polichinelle ! Polichinelle ! ― criait Omer victorieux d’avoir reconnu dans ce visage un souvenir de joie ; ― fais encore Polichinelle !… fais encore !

Complaisant, l’architecte recommençait à tordre sa bouche ; il poussait à droite le nez grossi, et gonflait, de la langue, sa joue gauche. Le contraste de cette face avec les figures ordinaires était la cause d’une surprise infinie. Afin de savoir comment s’opérait une telle transformation, la sagacité inquiète d’Omer s’évertuait. Alors les mots lui manquaient pour traduire ses remarques et les faire comprendre. Il sentait son esprit vivre davantage, très rapide. Tout lui-même s’agitait, âme et membres. Et l’étonnement vif de constater sa propre intelligence le mettait en fête. Sur ses jambes, Omer sautait. Il battait des mains. Il applaudissait à l’étonnante transfiguration.

― Et maintenant, ― proposait le bisaïeul, ― élevons le temple de la Liberté ! Comment appelles-tu cette colonne ?

― Iakin… on la met ici.

― Et celle-ci ?

― Boas… on la met là. C’étaient les colonnes qui soutenaient le temple de Salomon.

― Bien, petit !… Et qui a construit le temple de Salomon ?

― Hiram, maître des apprentis et des compagnons.

― Recommençons l’œuvre d’Hiram, alors.

Omer plantait Iakin à droite, Boas à gauche ; et soigneusement, à l’endroit qu’indiquait la canne, il emboîtait les uns dans les autres les carreaux noirs et blancs du parvis. Ensuite il élevait la muraille. Maniant la minuscule truelle d’or, il feignait d’étendre le ciment. Il usait de l’équerre, du fil à plomb. Il joignait les poutres aux chevrons en les frappant du marteau. Dès que le fronton surmontait les deux colonnes, il ne manquait pas d’y suspendre l’étoile à cinq pointes par l’anneau que recevait un clou.

― Et voilà ! Le petit Omer a terminé l’ouvrage du grand Hiram ! Il aura, dimanche, un beau napoléon…

Une seconde fois le bisaïeul donnait la représentation de sa grimace, puis cessait. Où le songe de ses regards atteignait-il ? Loin, sans doute, très loin vers les nuages noirs qui se poursuivaient entre les restes de feuillage, entre les branches nues, ruisselantes, fouettées par l’averse… Omer ne comprenait pas que son parrain l’eût abandonné tout à coup, bien que le grand corps s’appuyât contre une oreillette du fauteuil. Même, certain jour, l’enfant ressentit de la frayeur, comme s’il se fût trouvé réellement solitaire au milieu de la pièce dont les boiseries grises contournaient les cintres des glaces, dont les vitres verdâtres et bleuâtres carrelaient le sombre espace du parc. Les mouches tournaient si bêtement autour du lustre que cela faisait mal au cœur !

À la fois présent et absent, le mystérieux vieillard paraissait un être surnaturel, dans le silence subit. Sa main tremblait mollement à la pomme de la canne. L’œil, plus grave, s’enfonçait aux creux des sourcils en broussailles. Quelles choses, quels cortèges, quels régiments, quels peuples invisibles aux autres gens, le magicien voyait-il passer dans le ciel obscur ? Il oubliait même de reprendre ses breloques d’or, la truelle un peu bosselée, le marteau un peu déformé, l’équerre un peu faussée, l’étoile un peu écornée, qu’Omer n’osait pas fourbir avec le coin de sa veste. Des miasmes de chagrin s’élevaient de partout. Une lourde nuée couvrit d’ombre la façade du temple en bois. L’enfant craignit un péril inconnu, mais prochain. Il se conçut trop débile pour l’écarter au moyen de sa force. Il eut peur. Ses os gelèrent en lui. Derrière son dos, des silhouettes menacèrent, qu’il ne voulut pas voir. Confesser à haute voix sa terreur lui parut dangereux : les puissances mauvaises eussent hâté leur action prématurément découverte. Alors il inventa de crier :

― Parrain, parrain ! Et l’histoire !… Tu n’as pas dit l’histoire !

Et sa ruse l’emporta, puisqu’on ne parut pas deviner le malaise de sa peur.

― Ah ! Oui, l’histoire…

La vieille figure s’égayait. Elle rassura. L’ancêtre puisait en sa tabatière d’ivoire, où la belle dame était peinte dans un ovale de pierres brillantes. Il s’accouda plus commodément, sourit, et regardant Omer dont il prit les menottes entre ses doigts, il narra :

― Il était une fois… jadis… oh ! il y a longtemps… il y a près de cent années…, un petit garçon comme toi : mon père… Sans doute me croyais-tu mon propre aïeul hein ? en me voyant si vieux… Eh bien, pas du tout !… Mon père fut aussi un petit garçon, avec de bonnes joues pleines, et des boucles longues… À dix ans, il touchait du clavecin le plus habilement du monde… Si bien qu’on venait de toute la ville pour l’entendre, chez ses parents, dans leur cabinet de musique. On l’admirait autant que l’on admire ta tante Aurélie de Praxi-Blassans, tu sais, quand chacun se tait pour écouter sa harpe… et quand tu t’amuses en silence avec les bijoux de ma montre… Or il arriva que les parents de mon père furent ruinés ; et devinrent pauvres, pauvres comme ceux qui mendient devant la grille…

― Pourquoi ? Dis pourquoi !… ― supplia l’enfant consterné de ce qu’un pareil malheur lui pût échoir.

― Parce qu’il vint à Paris en ce temps-là, un mauvais génie qui s’appelait Law. Il promit des montagnes d’or à quiconque lui remettrait ses écus contre un papier. Il charma beaucoup de gens par son éloquence et ses maléfices. Aussi lui donnèrent-ils leurs bourses ; d’autres vendirent leurs champs, leurs maisons, leurs meubles, leurs carrosses pour offrir davantage, afin de recevoir en échange le centuple. Un jour, le mauvais génie disparut. Et mes grands-parents restèrent avec un méchant bout de papier inutile… Mais le petit garçon, quand il apprit ça, que penses-tu qu’il fît ?… Il s’en fut de ville en ville, offrant de jouer du clavecin devant les amateurs de musique. Il était si bel à voir, et il s’en tirait si habilement, qu’on se pressait dans les auberges où il annonçait sa venue, dans les châteaux où il était mandé par les seigneurs désireux de réjouir leur compagnie. En récompense, on donnait à son père des bourses bien remplies… Agirais-tu de même, toi, si nous devenions pauvres ? Non… Alors, comment s’accommoderait maman Virginie ?

― je ne sais pas ! ― avouait l’auditeur, tout confus.

Ça l’humiliait de ne pas savoir. Boudeur en face de celui qui l’acculait à un aveu d’impuissance, il traînait son doigt au bord de la console. Ce garçon exemplaire ressemblait au Petit Poucet, dont les exploits surpassent toute imagination. Que d’heures Omer avait envié son astuce ! La Picarde pouvait indéfiniment recommencer le conte où ce héros substitue les couronnes des filles de l’Ogre aux bonnets de ses sœurs endormies, les sauve ainsi du monstre. C’était une joie sans limites et toujours nouvelle d’apprendre qu’il dérobait les bottes de sept lieues au sommeil du géant, et s’en servait ensuite pour le bafouer.

N’étant guère plus petit, Omer pourrait de même bafouer les cruels, les méchants, les forts. Capable de semer son chemin de cailloux pour le retrouver, il l’était aussi ; mais jouer convenablement du clavecin dépassait encore ses prétentions.

― Il était plus grand que moi, dis ?

― Oui… il avait dix ans.

― Moi, quand j’aurai dix ans, je jouerai du clavecin, pas ?

― Sans doute !…

― Continue l’histoire…

― Voilà donc mon petit garçon qui gagne tous les cœurs dans les villes et dans les châteaux par sa gentillesse et son savoir-faire. Mais quand il avait fini sa musique, il étonnait en outre l’assistance en rapportant très bien l’histoire d’Hiram, l’architecte… tu sais ?…

― Dis tout de même comment parlait le petit garçon.

Et le parrain développait encore le récit merveilleux : Hiram, l’architecte du roi Salomon, bâtissait le temple de Jérusalem pour abriter les tables de la Loi selon laquelle tous les hommes devaient vivre frères, ni plus ni moins qu’en paradis.

Or, pendant que discourait le vieillard, voici comment les choses apparaissaient à l’imagination d’Omer Héricourt.

D’abord, le temple de bois posé à terre, tel qu’il venait d’être construit, grandissait peu à peu dans le rêve où se formait un pays de vitrail, aux arbres cernés de plomb ; il y avait en un coin, le puits de Rébecca, et les chameaux d’Éliézer semblables à ceux d’une gravure qui ornait une page de l’Histoire Sainte. Salomon portait la longue barbe blanche du bon Dieu, il étendait aussi des mains bénissantes ; Hiram était vêtu de la robe écarlate et du manteau brun que saint Joseph avait étrenné dans la crèche du plus récent Noël, à l’église du village. Les maîtres et les apprentis des maçons, Omer les voyait pareils aux couvreurs qui réparaient naguère la toiture du château. Gens aux courtes vestes de ratine, aux pantalons tachés de suie, ils s’accroupissaient au faîte du Temple ; d’ailleurs, l’enfant ne s’arrêtait guère à l’évocation de ces vils comparses. Hiram leur commandait de gravir les échelles. Ils le saluaient profondément, soigneux de tenir à la main leurs casquettes plates en velours. Les trois mauvais compagnons étaient : l’un, cet escogriffe d’Arlequin au visage masqué de noir ; l’autre, ce géant d’Ogre chaussé des bottes légendaires ; le troisième, Polichinelle ; car Omer se demandait si le bisaïeul n’avait point assisté lui-même à toute l’affaire… Il la contait trop chaleureusement ; il modifiait trop facilement sa voix, selon la parole de Salomon, celle d’Hiram, celles des mauvais compagnons. Certes le vieux les avait entendus… Et sa canne ! Il savait la tenir droite sur son genou comme le sceptre du roi ; ou bien il mesurait les largeurs du Temple dans l’air, comme avec la coudée d’Hiram ; ou bien il menaçait, terrible, en la brandissant, comme les mauvais compagnons avaient dû brandir la règle, l’équerre et le marteau sur le front du sage architecte.

Et quelle tragique histoire ! Omer apercevait Hiram majestueux dans sa lourde robe écarlate, arrivant du sanctuaire pour clore les portes du Temple. Mais le premier des compagnons maudits se dresse contre lui et réclame le mot de passe, le mot du maître, qui lui vaudra une augmentation de salaire, quand il le prononcera plus tard, à l’heure de la paye. Hiram refuse, en levant les bras qui soutiennent le manteau brun. Arlequin oppose la grimace de son mufle noir, et, de sa règle, il assène, en ricanant, un coup… Hiram fuit à la porte d’Orient, sans prévoir Polichinelle caché derrière la colonne. Le mufle noir du scélérat retient l’attention de l’architecte, qui court en guettant par-dessus l’épaule. Et voici que Polichinelle, narquois, la langue enflant la joue gauche, le nez grossi vers la droite, sa bosse rouge en avant, sa bosse bleue frétillante, Polichinelle, enfin, réclame aussi d’Hiram le mot du maître. « Non ! » Et pan ! de son équerre en fer le mauvais compagnon a frappé… Hiram vole à la porte d’Occident…, le front fendu… Là se blottissait l’Ogre, qui se dresse et barre le passage : « Le mot du maître, donne-le-moi ? ― Tu ne dois pas connaître le mot divin, toi qui sais peu des mystères de la nature ! Répondait Hiram. ― Tu mourras donc !… » et Hiram s’enfuit de nouveau. Mais l’Ogre a les bottes de sept lieues ! il rejoint vite le martyr. De son maillet, le maudit assomme Hiram. Alors tous trois l’emportent, et cachent le cadavre sous les pierres réunies là pour l’achèvement du Temple. Au faite des pierres, les meurtriers plantent une branche d’acacia, afin de reconnaître la place, et de n’y rien remuer.

Espérant soudain qu’une branche d’acacia signale aussi le tombeau de son père, le colonel tué dans les Allemagnes, par les boulets des tyrans, Omer interroge là-dessus. Réponse négative. Il s’attriste. Pourtant chacun vante son père autant que le bisaïeul vante Hiram. Envers ces deux victimes, les hommes de la famille affectent une égale dévotion. Pourquoi donc le tombeau du père ne fut-il point paré d’un acacia ?… Mais le vieillard passe outre, et le récit continue.

Maintenant le roi Salomon part à la recherche du bon architecte, dans le pays de vitrail. Il rencontre le puits de Rébecca, les chameaux d’Éliézer. Sa robe blanche et sa barbe blanche flottent entre les plis de la chasuble étoilée d’or, celle du curé. Le fils de David allonge les bénédictions de ses mains, à droite et à gauche, vers les femmes étriquées dans leurs fichus à ramages et leurs cornettes de soie noire. Les maîtres, les compagnons, les apprentis quêtent avec ardeur. Et celui qui, sur l’échelle du château, gardait une longue pipe à la bouche, celui-là trouve la branche d’acacia, les pierres, le doigt qui se détache d’une main quand il le tire à lui, puis la main, le poignet, le bras. Ôtant sa pipe des lèvres, il avertit :

― Mac-Benac ! La chair quitte les os !

Chose horrible. Omer se plaît à des frissons, cependant que le bisaïeul le saisit aux épaules, pour dire :

― Et le petit garçon, mon père, ajoutait : « Voilà comment, par avarice, les mauvaises gens, les barbares, les vainqueurs, les monarques tuèrent Hiram pour empêcher l’achèvement du temple de l’Égalité et de la Fraternité humaines… mais ne voulez-vous pas, messeigneurs, et messieurs, reprendre la tâche de notre maître Hiram et la mener à sa fin ? Ne consentirez-vous pas à construire ici même un temple à l’image de celui conçu par Hiram, pour y cultiver sa mémoire et vous y assembler dans l’intention de rétablir l’égalité, la fraternité et la liberté originelles entre les hommes ? » À ces mots, le père du petit garçon étalait devant les amateurs de musique le plan du temple, et il leur apprenait aussitôt des vérités si merveilleuses que beaucoup s’engageaient parmi les maçons du nouvel œuvre comme apprentis, compagnons ou maîtres, selon la mesure de leur savoir… Ainsi le petit garçon voyagea dans les villes, fondant partout, en Italie, en Allemagne, des temples à la gloire du grand architecte de l’Univers, qui est aussi nommé le bon Dieu… as-tu compris…, apprenti ?

Omer riait de l’assonance et de la grimace malicieuse que répétait le parrain Polichinelle. En vérité, ces dernières phrases lui semblèrent longtemps fort obscures. Exactement, il retenait ceci : un petit garçon, fameux comme le Petit Poucet et comme le petit Jésus, avait enrichi ses parents ruinés en jouant du clavecin de ville en ville, en racontant l’histoire d’Hiram et en élevant des temples que les amateurs de musique l’aidaient à construire. À la suite de quoi, d’effroyables changements étaient advenus qu’on appelait la révolution, et pour lesquels, à l’exemple d’Hiram, son père le colonel Héricourt était mort, tué peut-être par les valets des tyrans, peut-être par d’autres mauvais compagnons.

Cette idée s’affermit tandis qu’avançait l’hiver. On ne pouvait sortir de la maison. Les allées d’eau gelèrent jusqu’à la naïade voilée de glace dans sa grotte. Le chat Minos dormait sous l’éclat rose de l’âtre, aux pieds de la nourrice, qui remuait les vingt bobines de son tambour à broder la dentelle.

Pour sa Picarde, l’enfant éprouva de l’amour attentif, le soir, quand il fallait se tenir sage, pendant l’heure où le parrain, au reçu du volumineux courrier, lisait les missives et les gazettes, les brochures et les livres, après avoir relevé la mèche du quinquet de bronze. Alors le vieillard haussait les épaules, pestait et jurait à voix basse, ou bien discutait avec grand-père Lyrisse, dont le domestique retirait difficilement les grosses bottes à l’écuyère, si le général rentrait de ses inspections aux marchés de la remonte. Céline, la brodeuse, chantonnait tout bas :

Je voudrais que la rose
Fût encore au rosier,
Que mon amant fidèle
Fût encore à mes pieds…
Lala, lala, lalaire,
Lala, lala, tralala !

Et ses doigts allaient, séparaient les bobines, plantaient les épingles à tête de couleur, croisaient, décroisaient, nouaient les fils, pour l’émerveillement d’Omer accoudé sur la tiède hanche de Céline amie.


Chante, rossignol, chante,
Si tu as le cœur gai.
Pour moi, je ne l’ai guère :
Mon amant m’a quittée…
Lala, lala, lalaire,
Lala, lala, tralala !


Lente et douce plainte, qu’elle psalmodiait ainsi en un murmure, le long des heures. Les bûches, parfois, croulaient dans un pétillement ; le chat bâillait, étirait ses griffes hors de sa fourrure, dressait la queue, puis se léchait la cuisse, méticuleusement.

Omer, plus observateur, acheva de distinguer les cheveux blonds en mèches lisses sous la coiffe de toile, un visage rond fleuri de bons yeux bleuâtres, et de grosses lèvres capables de l’embrasser fort s’il grognait dans la torpeur que donne l’imminence du sommeil.

Au réveil, sa joue reposait dans la chaleur du giron qu’enveloppait un tricot de laine noire. Il s’étonnait de n’être pas dans son lit, d’avoir dormi si peu de temps, mais il trouvait un rire, deux mains pour le mettre debout sur la robe, pour le secouer doucement, une voix pour lui chanter…


C’est le petit Jésus
Qui allait à l’école
En portant sa croix
Sur les deux épaules.
Quand il savait sa leçon,
On lui donnait du bonbon,
Une pomme douce
Pour mettre à sa bouche,

bouquet de fleurs

pour mettre à son cœurc’est pour vous, c’est pour moi que Jésus est mort en croix ! et le monde avec son Dieu, avec Jésus, avec ses pareils, les petits enfants de miracle, avec le Poucet, le claveciniste, le monde renaissait au son du cantique. Le monde, c’étaient les boiseries grises de la salle vide, la table du bisaïeul tout éclairée par la lueur du quinquet, ses paperasses en tas, ses livres, l’écritoire d’argent noirci, les plumes d’oie éparses, la lourde montre bavardant au fond d’une coupe, la tabatière d’ivoire, son ovale de pierres étincelantes où paradait la belle dame peinte, entre les sceaux de cire verte attachés aux rouleaux de plusieurs parchemins. Parmi l’ombre, se dessinaient les lyres formant le dossier des chaises, les tentures de velours jaune tirées devant les fenêtres, la nymphe en marbre sur la cime de la demi-colonne. Par delà, les fourchettes des dîneurs frappaient les assiettes. C’étaient le gloussement d’une bouteille qu’on vidait dans un verre, la voix maîtresse du grand-père, le ton criard et saccadé de l’ancêtre, une odeur de rôti que tout à coup l’appétit désirait : " j’ai faim ". ― allons manger la bonne sousoupe, promettait Céline ; la bonne sousoupe du petit garçon qu’on va débarbouiller… et Denise ? Où elle est, ma sœur Denise ? ― elle est à Paris, chez tante Aurélie… elle se laisse débarbouiller… ah ! Qu’elle sera donc étonnée de voir un petit frère qui se laisse débarbouiller aussi, sans pleurer, comme un grand… hébété de sommeil encore, Omer se résignait au supplice de l’éponge dans l’office. Les servantes s’injuriaient à voix basse, en portant les plats. L’épaisse cuisinière ressemblait à une grosse poule dont le plumage se fût gonflé au-dessus des pattes, à la manière de cotillons troussés, dont la crête n’eût guère différé du foulard ceignant la tête. Avec vigueur elle découvrait la fournaise et tisonnait les flammes, elle enfournait les poêlons tout grésillants de la colère des sauces. Omer écarquillait les narines et les yeux. On le posait à terre. Alors la rudesse de l’éponge humide assaillait sa figure immédiatement frottée, raclée, essuyée, avant ses mains. Impitoyable, Céline tirait chaque doigt dans le torchon. Ensuite, la nourrissante odeur du potage fumait sur l’assiette. La Picarde mangeait près de lui. Elle coupait fins les morceaux. Du buffet de chêne, le parfum du pain s’évadait, entraînant celui des pommes. À sentir vaguement ainsi les essences de la terre le pénétrer, l’enfant était heureux de vaincre la résistance des chairs que broyaient ses mâchoires, qu’engloutissait la gorge. Il triomphait inconsciemment avec tous les efforts mémorables de la race qui avait asservi les bêtes, cultivé les fruits, écrasé les minéraux salins, conquis la planète pour les descendances. C’était l’heure de joie parfaite et grandiose. Omer s’estimait riche en forces, après s’être repu, communion de l’homme et de la nature.

Sans qu’un mot, sans qu’une image précise vinssent même signifier à son esprit ces raisons, l’âme à l’aise chantait un hymne reconnaissant. Elle jouissait de sa chaleur intime, des goûts demeurés à la langue, elle se complaisait en soi qui contenait les prémices du monde, et se félicitait de l’antique labeur humain.

À ce moment de la soirée entrait Mme  Héricourt. Les joues pâles étaient serrées dans la cornette que l’usage provincial imposait aux veuves. Que restait-il d’elle, autrefois si rieuse à Paris, avec ses enfants, Omer et Denise ? Là-bas avait disparu sa joie, depuis l’heure de sanglots qu’il se rappelait toujours en suivant sa mère par les longs corridors, jusqu’à l’oratoire où elle l’emmenait pour la prière quotidienne.

Que restait-il de maman Virginie, de son fourreau de satin vert, de ses bas de soie chinés, des mitaines gantant les beaux bras jusqu’au bouffant de l’épaule, de sa collerette évasée à la nuque, de ses chaînes d’or roulant sur la gorge, de son diadème émaillé, de sa chevelure aux boucles aplaties contre les yeux joyeux ? Une autre, elle était : une autre, morose et austère, semblable aux religieuses qui font peur à cause de la corde pendue à leur taille pour flageller. Elle était une autre depuis cette mort du père, en l’honneur de qui toute la famille subissait il ne sut jamais bien quelle punition.

À l’oratoire, Mme  Héricourt l’asseyait d’abord, docile et timide, sur ses genoux. Chaque soir, l’embrassant, elle répétait qu’il se trouverait seul au monde quand elle aurait rejoint au ciel le défunt. Il faudrait alors obéir, très sage, à tante Aurélie. Ces paroles navraient Omer : c’était moins la peur de perdre maman Virginie que celle de subir, un jour, s’il retournait à Paris, les façons colériques de son oncle, le comte de Praxi-Blassans. Ce parent terrible distribuait de rudes pichenettes aux mains caressant les vases bleus, les statuettes d’ivoire, les cent objets précieux en apparat dans les salons de l’hôtel, au faubourg Saint-Honoré.

De l’en préserver Omer suppliait Jésus, lorsque, les doigts joints sur le prie-Dieu, il redisait mot à mot l’oraison de la mère. Sa confiance ne doutait pas d’être exaucée. Qu’un enfant comme lui, que Jésus, des genoux de la sainte vierge pût conduire les destins, il s’en étonnait, il s’émerveillait et adorait, mais ne soupçonnait pas l’évidence d’une foi que démontraient au dehors les images séculaires, la splendeur des églises, la richesse des chasubles et des dalmatiques, l’or des ostensoirs, et surtout la puissance des orgues. Si le mot « empereur » signifiait pour lui le son glorieux des clairons entendus au passage des troupes, le mot « Jésus » signifiait l’harmonie versée par les voix célestes des orgues liturgiques. La musique paraissait la force mystérieuse qui produit les miracles. Bien qu’Omer lui-même soufflât dans les trompettes et les flûtes, il croyait que les ondes sonores émanent de certains êtres invisibles, répandus partout, supérieurs et angéliques. Jésus devant les docteurs avait dû les surprendre par une sagesse chantée en musique de cathédrale. D’ailleurs, Omer ne parlait pas de ses opinions sur le divin : il avait la terreur superstitieuse d’encourir un châtiment maintes fois annoncé par l’ombre des corridors obscurs, la solitude d’une vaste pièce, les cauchemars du sommeil, s’il révélait sa certitude. Aussi bien les mots lui demeuraient inconnus qui eussent expliqué ce sentiment. Mais il le savait : le père du bisaïeul, cet enfant prodige qui attirait à son clavecin les gens de France et d’Allemagne, et qui fondait en toutes villes des temples à la fraternité, cet enfant-là s’exprimait en musique aussi. C’était la preuve de sa mission. De même les trompes du carnaval, à Paris, consacrent l’omnipotence de l’enfant amour aux ailes d’or, quand il trône sous les panaches d’un dais que balance l’échine du Bœuf Gras, au milieu du cortège.

Au cours des oraisons, Jésus revêtait successivement ces formes diverses, dans l’esprit d’Omer. Triomphateur chevauchant un bœuf, claveciniste jouant parmi des maçons qui bâtissaient un temple avec des truelles et des équerres d’or ; simple poupon rose que flairait l’âne de la crèche, qu’encensaient les rois mages ; enfant grave qui levait deux doigts de la main jusque devant son auréole mêlée à l’auréole de la sainte Vierge ; Petit Poucet semant de cailloux le chemin de la forêt, ou tirant les bottes de l’ogre endormi : c’étaient là plusieurs faces du même Dieu. N’enseigne-t-on pas que Jésus vit dans toutes les âmes, qu’il voit tout, qu’il est partout, qu’il remplit l’univers et les consciences des hommes ?