L’Enfant d’Austerlitz/3

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Paul Ollendorff (p. 52-73).

III

Quand furent partis le capitaine et le général dans la chaise de poste raccommodée par le charron, repeinte, tout éblouissante de ses roues neuves ; quand l’ordonnance du grand-père eut éperonné la jument géante ; quand le bruit des grelots et du fouet se fut éteint, maman Virginie demeura, toute une matinée, assise sur les marches du perron, à larmoyer. Omer s’ennuyait bien. Le ciel bas frôlait les murailles de verdure, le long du parc. Le vent poussait des nuages lourds, inclinait les branches, éparpillait les feuilles jusqu’aux vitres de la maison blafarde. Les ardoises s’envolaient du toit. Aux premières gouttes de pluie, le bisaïeul vint relever la pleureuse et la consoler en ses bras. L’orage tonnait dans le lointain.

Puis des saisons passèrent ; et la maison fut morose. Le vieillard s’acharna mieux encore à l’éducation du descendant. Seul le chien Médor égayait de ses abois, de sa queue battante, de ses ruses pour pénétrer dans la cuisine, puis ressortir, la gueule pleine, en fuyant les coups du torchon que brandissait la cuisinière injurieuse. Hirsute et roux, l’audacieux chassait les merles des taillis ; il réussissait presque à les atteindre en bondissant à la manière d’une bête ailée. Il effarouchait le vol tumultueux des canards. Le pleur discret de ses narines appelait par les fentes des portes lorsqu’on oubliait la promenade. Il osait franchir les plates-bandes. Très habilement il esquivait les corrections. Aux genoux de maman Virginie, Médor, attentif à la possibilité d’un fâcheux accueil, posait doucement deux lourdes pattes fauves ; il aplatissait là son museau de berger à poil rude. Il fût resté des heures immobiles, confit dans la satisfaction de mêler à la chaleur humaine celle de son corps, noir et gris sur le dos, blond sur les cuisses. D’autres heures, étendu contre une marche du perron, il veillait au soleil, pour aboyer terriblement vers les loqueteux, les colporteurs et les courriers.

Si Médor eût permis qu’on l’enfourchât, tel qu’un cheval, les prévenances de son amitié eussent été complètes. Mais il se dérobait, d’un brusque mouvement, ou s’accroupissait, le malicieux, afin que le cavalier glissât. Même, après une insistance trop impérieuse, le chien grogna des menaces avant de se retirer à pas majestueux, l’œil de coin.

Donc, Omer apprit que la suprématie trouve des bornes devant les meilleures volontés. Il s’en étonna. Le chien, cet ami des premiers temps, lui devint un sujet parfois rebelle et hostile qu’il craignit de dompter, à cause des crocs visibles sous les babines barbues.

Ce fut, dans le parc d’été, une défaite qui lui blessa l’orgueil profondément. Il se jugea diminué. Plusieurs jours, près de son théâtre, il décousait machinalement le galon des marionnettes, par revanche de sa honte qui avait connu la révolte d’un inférieur, et ne l’avait pu soumettre. L’idée de vengeance naquit en sa méditation.

Marquer sa puissance par le mal, faire comprendre la réalité de sa force en infligeant une peine, ce lui parut juste. Céline ne le secouait-elle pas à l’heure où il était surpris avec un sarrau tout sali par la terre des plates-bandes, une collerette froissée, des mains grasses ? Le bisaïeul ne privait-il pas son élève de gâteaux, certains jours où le texte de l’Ancien Testament cessait, par magie, de se laisser lire, ne présentait plus aux yeux d’Omer qu’une série de minuscules dessins noirs alignés au long de la page jaunie, régulièrement, et dépourvus de toute signification possible ? Il avait beau frotter l’un contre l’autre ses souliers, il avait beau tordre sa veste dans ses doigts en sueur, il avait beau implorer du regard craintif la grosse tête blême si dure à l’abri des besicles d’argent, la punition était sévèrement proclamée ; maman Virginie l’exécutait, inexorable. C’était la loi.

Maintenant il connaissait le plaisir de Céline et du bisaïeul, celui de sa mère quand ils le châtiaient pour avoir répondu mal aux questions du catéchisme. Ceux-là se vengeaient, comme lui se vengeait de Médor. Toutefois, les crocs du chien annonçaient une vigueur certaine. Et sa faiblesse, devant l’animal aussi, contraignit Omer à des réflexions profondes.

Très souvent, Médor se glissait, par l’entrebâillement d’une porte latérale, vers l’office. D’ordinaire, pareil manège avait l’enfant pour complice. Dans l’intérieur, les insultes de la cuisinière ne tardaient pas à chasser l’intrus. Au galop, celui-ci repassait, la gueule pleine et poursuivi par les coups vains du torchon. L’inutile fureur du cordon bleu ne réjouissait pas moins Omer que celle de Galimafré recevant, aux tréteaux du boulevard, à Paris, la claque invisible de Bobèche. C’était une victoire impromptue, de la faiblesse adroite renversant tout à coup la réalité des apparences. Cela changeait l’ordre de la vie ; et le spectacle inattendu causait plusieurs sensations vives, dont le jeu se transformait en joie saine.

Mais vers ce temps-là, dans le salon, un matin, il changea son âme : dès qu’il eut vu le chien pénétrer dans le lieu de délices culinaires, il se hâta de crier : « Céline ! Céline ! Médor vole à la cuisine ! »

Omer savoura le désir de sa vengeance. Échapperait-il ou non, le rebelle qui ne permettait point à l’enfant de le monter comme un cheval ? Le cœur d’Omer gonfla. Ses doigts s’arquèrent contre les vitres. Tout lui-même vécut avec la convoitise de voir panteler. Les abois, bientôt, hurlèrent et gémirent. Enveloppé dans les cinglements du fouet, l’animal s’élança, la queue sous le ventre, le corps dardé pour la fuite. Deux fois la lanière lui coupa le poil roux. Omer crut mordre comme mordait le cuir du fouet. Il serra les dents. Un long cri du chien se lamenta. L’enfant trépigna de bonheur. Il était la cause de ce qui domptait.

Dorénavant son astuce ménagea de semblables sanctions à ses rancunes. Céline le rudoyait-elle parce qu’il courait au bord des pièces d’eau, il demandait obstinément, au retour dans la maison, le bol qu’elle avait naguère cassé devant lui. À la voir gronder fort il éprouvait une satisfaction extrême, celle de sa puissance qui de loin agissait, par intermédiaires et tout aussi terriblement qu’une autre. Mille fois, il réussit de la sorte à créer des destins fâcheux aux adversaires. Mais son triomphe, parmi tant d’expériences, fut celui-ci.

Le bisaïeul une fois maugréait fort parce que le disciple récitait sans exactitude la leçon de l’Ancien Testament relative à la Tour de Babel. L’enfant ne se rappelait guère les paroles du vieillard qui tenait beaucoup à lui apprendre comment Babel avait été la première loge maçonnique centrale, propre à réunir les hommes de toutes langues dans une même patrie et pour une même œuvre de fraternité. Omer savait mal la signification, et pourquoi les chefs ambitieux, s’étant disputé le pouvoir, entraînèrent les races diverses dans leurs querelles, rompirent le pacte, et défendirent l’usage de la langue universelle alors en honneur, afin d’obliger leurs partisans à se distinguer les uns des autres.

Chaque race reprit le patois des ancêtres sauvages. Le peuple de Babel se dispersa. Depuis lors, jamais les nations ne se purent défaire de la haine mutuelle, ni de la guerre ; car les rois et les empereurs les maintinrent dans l’ignorance de ce bien, ignorance qui assurait à chacun des monarques, la suprématie dans leurs royaumes, au lieu d’être seulement les égaux des autres hommes, élus par eux, pour une besogne de justice.

Réciter cela mot à mot, l’enfant n’y put réussir.

— Tu ne veux pas apprendre, petit paresseux, dit le vieillard… apprends toujours. Plus tard, tu comprendras la leçon ; et ton intelligence en recueillera les fruits. Fais-moi plaisir, Omer… Apprends bien ce que je te dis. Je veux que tu continues notre œuvre, celle de tant de siècles ! Nous aussi, nous avons tenté de reconstruire Babel, et pour cela de renverser les tyrans qui séparent les nations. Nous avons entrepris cela, nos pères et nous-mêmes, petit ! Et cela s’est appelé la Révolution française… et c’est pour l’idéal de la Révolution que mourut ton père, petit, en combattant les valets des monarques !… cela ne te persuade point ? Tu ne m’écoutes pas. Tu suis le vol de la mouche, et tu comptes les losanges du parquet, méchant !… ne veux-tu pas m’entendre ? Je t’engage à devenir un homme libre. Je t’affranchis… je t’arrache à l’esclavage des traditions mensongères… Écoute-moi donc, Omer ! Écoute-moi, te dis-je !… tu ne veux pas, sacripant !… m’écouteras-tu enfin !

Et comme Omer s’échappait, la canne l’atteignit aux ongles.

Or, sur la plaque du secrétaire, s’amoncelaient des missives de tous pays. Le bisaïeul nommait leur origine, car il connaissait les villes des Allemagnes, des Hollandes, des Espagnes et des Siciles.

― Voilà, disait-il, un message qui arrive de Hambourg. La loge de la Concorde se tient à l’enseigne du Nègre-des-Îles, dans une rue voisine du port, chez le restaurateur Hans Hüttich qui sert d’excellente soupe au poisson, pour les adeptes, dans son arrière-boutique. Ah ! Nous avons bu là des brocs de bière en espérant la liberté. C’est un nègre en bois brun ; aussi grand qu’un homme et juché à la hauteur des fenêtres, il étonne les voyageurs par son caleçon peint de raies rouges et vertes… Ah ! le drôle de nègre que c’est, avec ses grosses lèvres rouges, avec sa pipe plantée dans un trou fait à la vrille entre ses dents blanches !… Ah ! Ce qu’il ouït d’histoires merveilleuses, quand nos frères débarquaient de leurs bricks, après un tour de cabotage sur les côtes d’Angleterre, de France et d’Espagne… Ah ! ah ! Dès que tu seras grand, nous retournerons ensemble à Hambourg, et je te mènerai voir rire le Nègre-des-Îles ; petit !… si tu es sage.

Ainsi dans chaque cité lointaine, fabuleuse, il savait une taverne, son enseigne, et son plat le meilleur. Il avait mangé dans toutes, autrefois, quand il propageait en mille lieux les idées dont naquit la Révolution. À présent la malle-poste sans cesse lui apportait les messages de ces villes. Il décachetait soigneusement. Il équilibrait ses besicles ; il ratissait la poudre de tabac collée à l’encre des mots ; il secouait de pichenettes le vélin, puis lisait avant que de rédiger les réponses d’une grosse écriture qu’écrasait le grincement de la plume d’oie. Certains jours le bisaïeul réunissait toutes ses lettres afin de les cacheter à la file. La cloche du dîner, vers une heure, interrompait ce travail qu’il abandonnait épars sur la planche du secrétaire. Il en fut de même le lendemain du coup de canne aux doigts. Justement, le chat Minos ayant dormi dans la suie du ramoneur, marquait les dalles à l’effigie de ses pattes. Omer le vit. Attirer la bête dans le cabinet du vieillard par l’appât d’une friandise fut commode. À son habitude, le chat sautait sur le secrétaire pour y faire sa toilette. L’enfant l’effraya par des gestes fous qui le repoussèrent dans les lettres où il piétina, scellant chacune selon les formes de sa patte noircie.

Le bisaïeul eût pleuré à la vue des dégâts. Il lui fallut recommencer les missives, et, tout un après-midi, se hâter pour finir avant le passage de la malle-poste. Quelle volupté intime Omer connut, dans le fauteuil où il feignit d’épeler, très sage, son Ancien Testament, jusqu’au soir ! Sans avoir rien commis d’évidemment punissable, il obligeait à une tâche fastidieuse le brutal qui essuyait, sous les lunettes, sa larme de vieillesse, et qui toussait parmi les paperasses innombrables.

Astucieuse, la justice d’Omer ne laissa nul méfait impuni, touchant sa personne. Pour cela, son estime envers lui-même s’exagérait.

D’ailleurs l’histoire lui prêta maints exemples qui l’encourageaient à l’éducation de cette puissance dissimulée.

Omer souhaita de l’obtenir. L’ancêtre n’assurait-il pas que Mizraïm légua la science aux sociétés des maçons, et qu’à Paris, en d’autres villes, les adeptes s’en instruisent mutuellement sous le sceau d’un secret rigoureux. Quand il serait grand, Omer les pourrait savoir ; et sa canne aussi fendrait les eaux, ferait jaillir les sources des rochers, les grenouilles des ruisseaux, les poux de la poussière, afin de nuire à ses ennemis. Fuyant les sauts de grenouilles acharnées à ses bas, ce hargneux comte de Praxi-Blassans ferait une drôle de figure qui vengerait Omer des pichenettes.

Le vœu d’égaler Moïse changea beaucoup de sa vie. Au premier orage, il refusa de quitter la fenêtre où se cassaient les promptes lueurs des éclairs, car Moïse les avait affrontés, avant d’être reçu à la Porte des Hommes par l’hiérophante de Thèbes, et de prononcer, l’épée sur la gorge, son serment de discrétion. Tout ce jour d’orage, Omer s’imagina revivre les actes du prophète. Il se fabriqua le bonnet pyramidal d’initié au moyen d’une vieille gazette, et feignit d’étudier dans les livres la physique, la médecine, la pharmacie, l’écriture, le calcul relatif aux inondations du Nil, la géométrie, l’architecture et la mathématique, que Moïse avait approfondis durant ses années de néocore.

À Céline l’interrogeant sur la profession future, il répondit souvent, dès lors : « je serai magicien comme Moïse. J’arrêterai par des enchantements la poursuite du Pharaon et il sera noyé dans la mer avec tous ses soldats… je serai plus malin que les forts…, et leur épée se brisera contre ma baguette… Les chevaliers meurent dans les combats, mais les magiciens ne sont-ils pas immortels ? » Il pensait à son père, pendant cette phrase. Il prétendit éviter le sort ridicule d’être tué. Dans aucune légende le chevalier ne parvient à occire ceux qui charment la forêt, ou qui suscitent des dragons. La fée règne sans conteste. Elle récompense. Elle châtie. Son pouvoir ingénieux dompte l’orgueil de tous les courages. Maintenant qu’il savait le moyen d’acquérir la science de Mizraïm, rien autre que la magie ne le tentait plus.

Un message annonça la visite de la tante Cavrois. Lorsque Céline et Omer lui remirent la lettre, maman Virginie s’étonna fort dans le lit où elle souffrait de ses névralgies, durant les mois humides :

— Eh bien ! Caroline sort de ses moulins d’Arras ! Ciel ! qu’arrive-t-il ? Tu vas donc revoir ta tante, Omer : te la rappelles-tu ?… comment, tu ne te souviens pas ? Tu étais alors si petit !… Caroline, pourtant ! La sœur de Bernard, la sœur de ton père infortuné !… Tu sais bien, une grosse, en noir, qui avait toujours des coiffes de soie, et un réticule plein de mouchoirs bleus… et qui faisait chauffer tes petits pieds nus devant les bûches, et qui te faisait prendre tes panades en soufflant sur la cuiller ?… c’est elle qui t’a donné le beau couvert d’argent, pour ton baptême. Mais oui, c’est elle. Il n’y a pas si longtemps ! Il faudra te montrer bien respectueux envers ta tante… son mari, ce pauvre Cavrois, avait la tutelle de tes biens. Hélas, il est mort aussi ! Maintenant Caroline et le comte de Praxi-blassans gouvernent ton patrimoine : car, ma foi, tu es propriétaire… mais oui, monsieur, tu possèdes une part des moulins Héricourt… la part de ton père ! Tu en partages les revenus avec tante Caroline, l’oncle Augustin, tante Aurélie et le comte, que tu aimes tant !… ah ! Ah ! Dame !… c’est beaucoup de souris pour un seul gâteau… n’importe, Caroline veut, cette fois, te remettre elle-même ton quartier. Elle m’écrit qu’elle désire connaître son neveu, puisque le voilà parvenu à l’âge de raison. Elle pense à nous et à notre chagrin depuis le départ de mon père et de mon frère Edme. Omer espéra le quartier d’une tarte et demanda quelle serait la taille du gâteau. Sa mère le railla. Caroline apportait, non pas un quartier de tarte, mais un quartier de rentes à son pupille qui ne voulut pas en démordre, se figurant mieux la friandise que l’argent. Le matin où l’on fut au relais, pour recevoir la voyageuse, Céline dut faire emplette de la pâtisserie chez le boulanger du village. Le gourmand y trouva moins de plaisir qu’il n’en attendait ; la pâte était lourde et les prunes sèches. Aussi vilaine que la tarte, Caroline ne le surprit guère par la laideur de son gros visage rouge, de sa vieille redingote anglaise bouffant au dos, quand elle descendit le marchepied du coche sans rabattre ses jupes sur une jambe épaisse en bas de laine grise. Omer se laissa froidement baiser les joues. Il y avait tant de bruit, tant de choses curieuses !… la veste du postillon et ses bottes énormes, ― celles de sept lieues sans doute, ― sa queue de cheveux tressée avec des fils d’archal, l’immense voiture, jaune à la caisse, verte à l’impériale, bossuée par les colis en tas sous la bâche ; et la malle qu’on fit glisser le long de l’échelle ; et les gens qui regardaient aux vasistas ; enfin le joli jeune homme du coupé, svelte en son carrick et qui, froissant les ruches de son jabot, contempla maman Virginie. Trois petites filles faisaient des « bouches » sur les vitres, à l’intérieur, puis les effaçaient de leurs mains rouges. On regarda disputer un gros homme dont l’habit bleu dépassait, en dessous, la blouse de serge, dont le bonnet de coton débordait le chapeau de castor, dont le pantalon court flottait à mi-botte. Et l’étranger si drôlement affublé d’un manteau et d’un capuchon, d’un bonnet de drap, de guêtres en toile crottées ; et les poules accourant picorer le crottin vers le timon sans chevaux ! Sous le vaste écu d’or qui décorait l’enseigne de l’auberge, plusieurs dames jasaient en présentant les doigts au réchaud. Des hommes, afin d’allumer leurs pipes, soufflaient sur les braises parmi la cendre d’un pot de cuivre. Les chiens se flairaient entre les roues du véhicule. On amena les cinq chevaux pommelés ; on les attela. Les voyageurs se rassirent. Le conducteur sonna du cor, et toute la machine s’ébranla, traversant la déroute des poules, les abois des chiens, les saluts des palefreniers qui vérifièrent la générosité des pourboires.

Alors seulement Omer remarqua les attentions de la tante Caroline. Elle s’efforçait de lui plaire, inclinait jusqu’à lui son visage, qu’il jugea fort pareil à celui du chat Minos. Elle avait les joues pleines, le nez étroit, rosé, la lèvre supérieure saillante et bourrelée, le menton bref ; et, dans les façons, un air de se vouloir caresser à vous. Quant aux yeux, ils devinaient, ronds et graves, l’âme de l’enfant. Il l’estimait, à la fois, redoutable et amie.

Dans la voiture elle déballa des pains d’épices en forme de cœur, saupoudrés d’anis, que l’on croquait. Elle exhalait la même odeur de farine, d’épicerie sucrée, de colle et d’angélique un peu chancie. Large et ventrue, elle occupait de la place. Les réticules, les cabas et les sacs pendus à ses bras l’augmentaient encore. Elle parlait continûment, interrogeait et répondait elle-même, habile à lire, sur la physionomie, les paroles, devant qu’elles fussent prononcées. ― certainement, il ressemble à Bernard ; mais bien plus à mon père, Virginie ! Regarde-le donc ton fils. C’est à croire, mon dieu, qu’il va peser de l’or au trébuchet dans le bureau des farines, comme le pauvre défunt. Avise-le quand il rit. Avise : c’est tout le père Héricourt, ma chère ! Tu l’as connu trop vieux pour le retrouver dans ce minois… mais c’est tout son aïeul. Voilà sa façon de porter la tête et de secouer les mèches de sa perruque… ah ! Ma bonne, je n’en reviens pas… embrasse-moi, mon gros… veux-tu encore un cœur d’Arras ? Aimes-tu ça ? Elle tirait de son cabas d’autres douceurs. Il fut assuré de plaire à cause de cette ressemblance avec le mort inconnu. D’ailleurs, Caroline attira son neveu, l’assit sur ses genoux entre les sacs qu’elle écartait, le serra contre sa poitrine, sans vouloir le remettre à sa mère avant l’entrée au château. De tout le jour, il ne quitta point sa nouvelle amie. Contre les gronderies des parents, il la devinait protectrice. La robe de velours brun déteint lui parut un chaud refuge. Les mains grasses le palpaient sous les bras. La visiteuse fit don, quand la malle fut débouclée, d’une corvette munie de ses caronades, de ses cordages et de ses poulies, de ses chaloupes, de tous ses agrès vernis. Des poupées minuscules portaient des pantalons de matelot en toile véritable et des chapeaux de cuir. Cent objets menus, rivés soigneusement au pont du bateau, justifiaient qu’on les admirât. C’était le modèle de la belle-ariadne, le navire de Joseph Héricourt armé en corsaire pour enlever les sucres des galiotes anglaises, et qu’on n’avait plus revu depuis trois ans déjà. Le frère de Caroline languissait-il sur les pontons, prisonnier des " queues rouges ", ou bien la tempête l’avait-elle broyé ? La tante l’ignorait. Perdus corps et biens, captifs ou tués dans un combat naval, jamais sans doute les matelots de Joseph ne reparaîtraient en France, ni lui-même. Elle le dit, d’une voix triste, tandis que sa main caressait les boucles d’Omer. Plus tard, elle fouilla ses paquets ; ils encombraient les chaises ; elle choisit un écrin, l’ouvrit. Une large timbale y brillait. ― c’est du vermeil ! ― O. H. ! Ses initiales gravées. ― mais, Caroline, tu me gâtes l’enfant… on se récriait. La timbale passa dans les mains. Ahuri de sa fortune, Omer, longuement y savoura le laitage du goûter. Ses narines flairaient la lueur du vermeil ; et il mirait, à la surface concave, ses traits élargis. Il posséda toute la splendeur du métal. De la tante Caroline, il ne devinait rien. Pourquoi faisait-elle de magnifiques cadeaux, la dame en robe usée, aux bas de tricot gris comme ceux des servantes ? Pourquoi était-elle riche, cette dame à figure épaisse, sournoise, encadrée de cheveux déjà grisonnants et rares entre les peignes qui retenaient des frisures ridicules ? Le soir, dans son lit, il écouta Céline et sa mère rire des modes antiques, du haut chapeau enrubanné de jaune, des mitaines déteintes, des souliers à cordons, de la mante trop courte, du fichu écossais. Voilà donc la voyageuse qui réalisait le miracle de la mendiante prête à devenir magicienne, en se révélant semeuse d’or, donatrice de corvettes coûteuses et de timbales en vermeil ! Vraiment, elle devait être cette fée des contes. Il s’endormit accru d’un espoir, celui de la voir, le lendemain ou un peu plus tard, offrir une calèche, une chape d’évêque. Qu’elle eût dissimulé sa fortune sous les apparences sordides, cela lui semblait un art excellent, qui la faisait double, la rendait mystérieuse, lointaine, un peu divine.

À quelques jours de là, comme maman Virginie discutait de ses fermages en compagnie des métayers, dans le salon aux colonnes blanches, Omer se trouvant avec le bisaïeul et la tante Caroline, l’entendit déplorer qu’un bouton pendillât par le fil à la guêtre du vieillard.

Négligeait-on les soins nécessaires ? Mme  Cavrois promit de gronder sa belle-sœur. Aussitôt, du réticule pendu à sa chaise, elle tira une aiguillée, puis s’agenouilla pesamment, auprès de la jambe. Malgré les représentations du parrain, elle entreprit de recoudre. Attentive et lente, elle étalait un large dos marron ; la ceinture entourant les aisselles écourtait le buste ; le reste du corps était comme un sac de velours trop rempli.

D’abord elle vanta son frère cadet, le colonel Augustin. Elle excusa l’enfance du mauvais diable qui jadis avait fait sauter avec de la poudre le bénitier de l’église, à Sainte-Catherine-Lez-Arras. Plus tard, le démon s’était enfui des moulins, pour rejoindre leur aîné Bernard, et s’engager à seize ans dans le corps de Lecourbe ! La providence avait choyé le scélérat. Il avait épousé une hollandaise opulente. Maintenant il entrait à Moscou, colonel de trente ans. À quelle gloire n’atteindrait-il pas « si… Dieu nous garde ! » gémit Caroline en se signant. Omer se rappelait l’oncle à la mine sévère et à la voix douce, et sa belle femme qui lui avait donné le petit cimeterre turc, aujourd’hui brisé.

Ayant étendu sur une chaise la jambe du podagre, la tante recousait le bord de la guêtre. Elle enfonça l’aiguille, continua de parler. À l’en croire, Augustin Héricourt écrivait des choses fâcheuses, sur la situation des troupes : l’Empereur les menait trop loin de leurs appuis naturels par delà les sables et les forêts de Lithuanie. Rarement Augustin avait commis des erreurs en instruisant des probabilités utiles aux spéculations de la compagnie Héricourt et aux fournitures militaires. Il avait prévu les chances d’Iéna, la prise de Lübeck et les négociations de Tilsitt, avant le comte de Praxi-Blassans lui-même. Tous deux niaient qu’à Moscou la paix se pût conclure. Donc, l’armée devant rester de longs mois en campagne, ne serait-il pas habile de faire parvenir là-bas, pour les vivres, quelques convois de blé ?

Poussive, elle s’arrêta. Le parrain souriait en jouant avec ses breloques maçonniques. Caroline pêcha dans son réticule une lettre, et pria le vieillard de lire, pendant qu’elle s’attardait à fixer le bouton de guêtre par mille points.

— Oui, oui, Augustin et moi, — répondit-il, — nous pensons de la même façon là-dessus… Envoyez du blé en Russie, Mme  Cavrois. Envoyez vos blés d’Artois !

Elle se moucha longuement ; puis, la tête baissée vers l’ouvrage, elle exposa en phrases brèves et simples l’essentiel de son désir. Elle souhaitait que le bisaïeul, aidé de Virginie, achetât la moisson du pays lorrain. On leur livrerait à meilleur compte : une personne étrangère est aussitôt soupçonnée de spéculation par les paysans. En outre, Caroline manquait d’argent, à cette heure. Sur le conseil du chimiste Balthazar Claës, son ami de Douai, elle avait voulu cristalliser le jus de betterave, et le vendre comme le sucre de canne que les navires n’apportaient plus des Antilles, depuis le blocus. À Paris déjà, beaucoup de cafés, de tavernes débitaient ce produit. Toutefois les frais de l’usine étaient considérables, bien qu’un associé, M. Crespel, y participât. Caroline avait dû récemment payer la maçonnerie, les alambics, les chaudières et les fours, toute une machinerie coûteuse, qui mangeait du combustible. La compagnie Héricourt ne pouvait donc acquérir seule assez de grains pour la consommation des armées impériales. Elle présenterait bien un tiers de la garantie, en effets à prompte échéance et en bons du trésor ; elle acquitterait d’avance le prix du transport par bateaux jusqu’à Rotterdam, et le fret des navires jusqu’à Dantzig ; mais elle avait besoin dans cette affaire d’une commandite. Or, le château de Lorraine constituait un gage excellent. La banque d’Artois en formation prêterait là-dessus de bon argent liquide. Caroline en répondit. Le projet de contrat était même dans son portemanteau : il n’y manquait que les signatures et le parafe d’un tabellion.

Elle avait fini de coudre. Tenant le fil et l’aiguille attachés encore à la guêtre, elle s’assit sur les talons. Sa grosse tête de chatte blême visait le sourire malin du vieillard, qui secoua ses breloques et dit :

― Ma bonne amie, vous savez, je soupçonne aussi qu’Alexandre ne signera point la paix à Moscou. C’est l’avis de Fouché. Napoléon devra quérir à Saint-Pétersbourg son traité, en plein hiver russe, et à deux cents lieues de ses lignes de soutien, avec une multitude de soldats divers, espagnols, italiens, polonais, prussiens et bataves, fatigués par cinq mois d’une rude guerre, affamés, dépourvus de tout. Il vaincra, parbleu ! mais ensuite ?… Imaginez, je vous prie, le retour de ces hordes à travers l’Allemagne entière, l’Allemagne lassée de nourrir les troupes impériales et de subir leurs bravades. La révolte couve dans toutes les cités que, depuis un siècle, l’illuminisme exhorte à la liberté. Oui : quand ils croyaient que les divisions françaises apportaient, avec elles, la République et la ruine des rois, les illuminés d’Allemagne et les francs-maçons, la bourgeoisie, les artisans, accueillirent nos drapeaux. Mais Napoléon est seulement un monarque plus fort qui les opprime, un tyran qui les pille et qui les outrage, qui fusille les apôtres de la liberté, qui dément la France de Valmy. Aussi en Bavière et en Saxe, l’esprit de la république se réveille. Les philadelphes, dans chaque état-major français, excitent les mécontents ; et les illuminés, dans chaque ville de Prusse ou d’Autriche… eh bien ! Pour rétablir les choses comme les avait établies la convention nationale, il faut des ressources… toutes les miennes seront consacrées à cette tâche. Aussi ne puis-je en rien détourner, ma bonne amie, pour votre commerce… pardonnez-moi, je vous prie… d’abord la tante Cavrois ne répondit rien. Elle coupa le fil avec ses dents, reboutonna soigneusement la guêtre, reposa la jambe à terre, l’aiguille dans l’étui, l’étui dans le réticule. Omer la regardait qui se releva péniblement et vint le prendre entre ses bras. Avec elle, sur le sofa de velours d’Utrecht, elle l’assit, puis le couchant contre le mol oreiller de sa poitrine, elle l’embrassa très étroitement. ― tu es mon petit Omer, mon petit neveu chéri ; je t’aime autant déjà que mon fils Dieudonné… tu ne connais pas Dieudonné !… c’est un poupard qui a dix ans. Un gros patapouf !… il faudra venir à Sainte-Catherine jouer ensemble, si Dieu le permet. Mon Dieudonné récite par cœur la table de Pythagore ? Six fois six ?… trente-six… si tu vois un panier de six pommes, et que je te donne six paniers comme celui-là, dis-moi, combien auras-tu de pommes ?… mais non !… cherche… six paniers de six pommes… six fois six pommes ?… eh bien… tu viens de le dire… six fois six, trente-six… trente-six… tu auras trente-six pommes, quand je te donnerai six paniers de six pommes… Omer !… mon dieu, comme tu ressembles à mon papa !… il comptait lui !… demande à ton parrain. Apprends à compter, mon pauvre petit… autrement, plus tard… car tu ne seras pas un gros richard, toi, si ton parrain ne veut pas nous aider à garnir ta part des Moulins Héricourt… Il ne veut pas, tu sais, ton parrain. Il veut que tu restes pauvre… Il refuse d’augmenter ta part… À Dieu ne plaise !…

― Point du tout ! ― protesta le bisaïeul ; ― point du tout, Omer !

― Si fait, si fait !… il feint de t’adorer, mon pauvre petit, mais il se défend de t’enrichir, quand il le pourrait en signant l’acte que j’ai dans ma valise…

― Voyons, ma chère dame, ne donnez pas des idées fausses à cet enfant…

― N’est-il pas vrai que vous vous obstinez à ne le pas enrichir, alors que vous admettez vous-même le bon aloi de mon entreprise ? Donc vous n’aimez pas votre filleul, puisque vous immolez son avenir au succès de vos ambitions particulières…

― Madame Cavrois, la passion vous égare… Je vous saurais gré…

― Je veux mettre en garde cet innocent.

― Et contre qui, s’il vous plaît ?

― Contre vous. Je connais vos machinations infernales et celles de vos amis. Elles aboutissent à faire monter sur l’échafaud des milliers d’honnêtes gens…

Omer écarquillait les yeux et s’alanguissait dans la tiédeur des jupes. La tante Caroline imputait des crimes au bisaïeul. La sévérité de l’éducateur ne justifiait-elle pas l’accusation de meurtres ?… Cependant il témoignait de la tendresse, il choyait son élève ; il le contemplait avec des yeux pleins de larmes. À qui fallait-il entendre ? L’enfant écoutait la grosse chatte qui perpétua ses reproches d’une voix geignante et parfois sifflante.

― Virginie m’a confié ses chagrins… Elle tremble que vous ne gâtiez le cœur de son fils. Notre Bernard était un caractère droit, qui répugnait aux allures hypocrites et secrètes de la Maçonnerie… Que faites-vous de son enfant ?…

― Bernard Héricourt était un fils de la Révolution. Il est mort pour les Droits de l’Homme… c’est au même culte qu’Omer sacrifiera, s’il m’écoute.

Le vieil homme, debout, proférait les mots distinctement. Il assurait sa canne devant lui. Ses mains s’y appuyèrent. Il regarda les yeux ronds de la tante. Il se redressait en son habit vert qui tombait de ses hautes épaules jusqu’aux guêtres. Il épousseta son jabot moucheté de tabac. Il releva une tête large, blafarde et fière, entre les flocons de sa chevelure. Au coin de sa narine, la verrue était plus rouge.

― Vous me demandez des comptes, madame, ce me semble… Et sa grosse lèvre inférieure tremblait.

― Praxi-Blassans est le tuteur ; je le représente ici ; je représente mon frère mort ; et je vous demande ce que vous faites de son enfant.

― J’en fais un être libre…

― Un jacobin par l’esprit, c’est-à-dire un homme impie, un homme de sang et de crimes ; et un pauvre hère, par la bourse… Voilà ce que je sais de votre éducation…

De sa voix lamentable, elle gémit cela, sans arrêter les caresses dont elle flattait les boucles d’Omer. Même elle rajustait, en la tirant, la petite veste ; elle remontait machinalement, par le pont, la culotte rayée. Interdit, Omer ne bougea point. Le besoin de pleurer l’étouffa. En même temps, il s’enorgueillissait de conquérir cette importance que deux personnes redoutables se disputaient ainsi, pour lui, la haine aux lèvres.

― En effet, ― reprit le parrain, ― vous êtes la tante de l’orphelin : je vous dois de m’expliquer…

― Plaise à Dieu !… j’aimerais apprendre vos raisons…

Elle n’acheva point, mais se baissa pour ramasser une épingle échappée de sa robe. L’oncle marchait, insensible au mal qui d’habitude affligeait ses jambes. Il revint brusquement vers elle, et dit : ― que celui-ci recommence notre œuvre ! Je veux le rendre riche de gloire et d’immortalité, plutôt que de le faire riche d’argent… ― billevesées, monsieur ! L’empereur règne jusqu’à ce que M. De Lille rentre dans ses carrosses à Paris. Avant peu, la révolution ne sera plus qu’un souvenir ; oui, plus tôt qu’on ne pense… je relisais, hier soir, la lettre d’Augustin. L’état-major de Davout est aux cent coups. Une masse de moscovites qui revient de combattre le turc, marche du Danube au flanc de la grande armée !… gare là ! De tout l’empire il ne restera point ça… vous m’écoutez ? Pas ça !… et alors : " vive le roi ! " Praxi-Blassans me mande comment tout le faubourg saint-Germain est en effervescence. Les chouans s’organisent en Vendée, en Anjou… ils arrêtent en Normandie les convois qui transportent l’argent de l’impôt… et ce n’est pas d’aujourd’hui… ― ouais ! Ce n’est pas d’aujourd’hui non plus que mes philadelphes et nos jacobins travaillent les régiments de Paris… apparemment, je puis dire que je suis au courant de quelque chose, moi, hein ? Il y a trois ans, nous avons tenu les gardes nationales avec Bernadotte et Fouché. Notre belle amie Mme De Staël a pu croire que nous allions déplanter la branche d’acacia et réveiller le cadavre de la révolution. Aujourd’hui tout sert autant nos desseins… les philadelphes ont un chef… et le colonel Oudet un successeur digne de lui. Nos braves suivront leur Léonidas. ― Léonidas ! Peuh !… vous allez compromettre de braves gens, pour les bleuses-vues de vos adeptes… ― corbleu, je sais mon affaire ! ― Praxi-Blassans me l’a dit : le général Malet… ― Léonidas ! ― rectifia le bisaïeul.

Et, violemment, il tapa le plancher de sa canne.

― Bon, bon, ― sourit Caroline, ― ce n’est pas moi qui préviendrai les gendarmes… D’abord, mon pauvre Cavrois était des vôtres. Fouché l’avait embobeliné… Moi, je ne veux rien savoir de toutes vos diableries, que le Ciel confonde ! Ça fait, au reste, plus de peur que de mal… Le général Malet ! Ouste ! Un fou qui ne sortira jamais de son hôpital !

― J’ai nommé Léonidas ; je ne veux connaître que notre frère Philadelphe Léonidas.

― Vous me la baillez belle… Il y a six semaines que Praxi-Blassans l’avertit en sous main de se tenir coi !… La police n’attend qu’un geste de lui pour se débarrasser des gens dangereux. C’est un complot qui finira dans la plaine de Grenelle… Sa femme a pour sigisbée un mouchard, et ne s’en doute point.

― Mais les Philadelphes s’en doutent ! Je ne veux pas vous prier de lire ces cinquante messages… Vous y verriez que la police du despote ignore le principal, qu’elle guette inutilement et qu’elle se laisse prendre à toutes nos diversions. Dès que Bonaparte quittera Moscow pour marcher sur Saint-Pétersbourg… le roi de Rome d’abord sera proclamé à Paris, puis, en temps voulu, la <république… Le peuple réclame la paix. Il se fatigue de mourir. Il hait le dévoreur d’hommes… Il saluera d’une seule acclamation le régime de la Liberté… Nous rétablirons alors l’acte constitutionnel…

― La Montagne, la Commune, la guillotine en permanence et le triomphe d’un autre Marat !… Dieu nous en préserve, monsieur ! J’étais une petite fille lorsque vos abominations s’accomplirent… mais j’ai tout vu, et j’ai gardé la saine horreur de ces temps.

― Il ne s’agit pas de revenir aux excès de la Révolution, mais à ses bienfaits. Ma petite fortune y servira ; et j’estime qu’en élevant Omer dans l’amour de la liberté et de la fraternité humaines, j’accomplis mieux le devoir de parrain qu’en gonflant sa bourse par des spéculations sur la disette de l’armée et sur le malheur public… ― vous l’entendez, seigneur ! Mais pensez-vous que je suis une bête ?… n’est-ce pas vous qui avez, à Berlin, circonvenu, lors de sa mission, ce Mirabeau, perdu de dettes et de crimes, comme Catilina, qui l’avez affilié aux sectaires, et qui l’avez conduit dans les antres maçonniques de Paris ? Cruel vieillard, n’avez-vous pas fondé cette loge impie des " neuf sœurs ", où Danton, Camille Desmoulins, Marat, Robespierre, tant d’autres scélérats se rencontraient et préparaient les malheurs du royaume… avant que de transporter leur officine de forfaits au couvent des jacobins !… vous étiez l’âme satanique de cette loge… vous étiez le guide mystérieux de ces régicides par qui le sang le plus noble de France a coulé sur l’échafaud… mon dieu ! Et ils excitèrent une telle réprobation par le monde que, depuis, l’Europe entière nous combat. Et pour quel résultat ces violences ? La famine et le chômage à Paris !… le commerce ruiné par le blocus continental… toutes les familles en deuil… miserere nobis, domine ! ses mains jointes se levèrent au ciel. ― ah ! Madame, n’invoquez point les dieux contre nous. Ce n’est pas sous l’ancien régime que j’aurais pu acquérir, pour ma petite-fille Virginie et pour son fils, avec l’argent de mes comptoirs aux Indes, le domaine des ducs de Lorraine, quand leur héritier eut émigré à Coblentz dès l’appel de Brunswick et de Bourbon-Condé ! Ce n’est pas sous l’ancien régime, que les moulins Héricourt se fussent accrus de tant de biens nationaux, ni vos caisses comblées de l’argent que vous avez gagné en fournissant de cuirs et de farines les demi-brigades de la république… laissez Dieu en paix ; et contentez-vous de mener à bien vos négoces… ― j’y réussirai sans vous, monsieur, si Dieu m’aide… ― j’ en suis bien sûr, madame… et je vous le souhaite de bon cœur !… là-dessus, l’un et l’autre se turent. Alternativement, Omer les examinait, celle-ci les coudes aux genoux et le visage en avant, des larmes aux billes de ses yeux tenaces ; celui-là dans le fond du fauteuil, l’allure aisée, la main pendante, et le regard malin. Qui des deux avait raison ? La douceur des jupes en velours et la caresse lente de Caroline retenaient Omer entre ses genoux. L’abandonner au milieu de la querelle lui sembla périlleux. Comme punition, ne lui eût-elle pas repris la corvette ? D’autre part, elle retournerait bientôt en Artois ; alors le vieux, s’il conservait de la rancune, infligerait peut-être des leçons très longues et des pénitences sévères ; il confisquerait les bois du petit temple ; il ne prêterait plus les outils en or du maçon. Assurément, c’était un homme terrible, doué de puissance et qui avait prescrit le supplice de bien des gens. Toutes les histoires d’ogres et de loups mangeurs d’enfants affluèrent en souvenirs, parmi ceux des images où du vermillon épars désigne le sang des victimes. Un tel homme ne pourrait-il tuer aussi le filleul récalcitrant ? Omer le craignit et se pressa de courir jusqu’à la vieille main noueuse quand elle lui fut tendue par le bisaïeul debout : ― Omer, allons voir les poules ensemble ! Près d’être quittée, la tante Caroline épousseta sa robe et pleura tout à fait : ― mon dieu, que dirai-je au tuteur de mon neveu, que dirai-je au comte ? Lui écrirai-je donc que cet enfant est dans vos mains pour toujours, et que vous le corrompez par des fables dangereuses, que vous l’appauvrissez pour vos ambitions de fou ? ― s’il vous plaît, madame, écrivez-lui de la sorte ! ― répondit le vieillard, incliné en un salut profond.