L’Enfant d’Austerlitz/Texte entier

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Paul Ollendorff (p. np-536).


« On ne saurait nier qu’en 1814, l’Angleterre n’eût conclu un traité de paix avec Bonaparte, si ses prétentions eussent été modérées ; et l’Espagne ne peut ignorer que, même après qu’on eut mis de côté Bonaparte, il n’ait été question, entre les alliés, de placer un autre qu’un Bourbon sur le trône de France. »
Canning, ministre des affaires étrangères.


(Note diplomatique adressée au gouvernement espagnol le 25 mars 1825 par le gouvernement de la Grande-Bretagne.)
L’ENFANT D’AUSTERLITZ


I


Les canards des bassins furent les premiers ennemis véritables d’Omer Héricourt ; lorsqu’il commença de s’éveiller au monde, dans les bras d’une Picarde en bonnet noir, et à fichu de Madras. Certain jour, il étrennait une robe de nankin toute neuve, pour une promenade dans le jardin du Tribunat. Inquiète, sans doute, de le savoir triste, malgré les bruits de la foule, Céline demanda : « Ch’est-y que tu veux vir chès militaires min p’tiot, chès militaires qui sont comme papa ! Comme papa ! papa ! Il voyage fin loin, va, mon pauv’p’tiot, tin papa… avec l’impéreur Napolion… à c’t’heure… Marchons vir chès militaires, min fieu !… » puis l’avait porté jusqu’aux Tuileries, à travers les périls de la rue, les tumultes des cavaliers, les équipages aux cochers étincelant de chamarrures. Sans catastrophe, l’enfant et sa bonne atterrirent parmi les chaises des élégants tassées à l’ombre des marronniers. Le grand édifice en zinc fixé à l’échine du marchand de coco brillait, tout papillotant de drapeaux tricolores. L’homme agitait la sonnette. Le tablier blanc éblouissait depuis le menton jusqu’à la jambe de bois. Un joueur d’orgue étonna. Tant de musiques vivantes sortaient de sa boîte somptueuse à panneaux de soie rouge, entre lesquels une image exposait un cheval blanc sous un homme.

― Tu vois, mon gros fieu, ch’est l’impéreur Napolion !… là l’impéreur, dis… Vive l’Impéreur ! »

Ainsi le nom du maître s’associait à l’impression d’un bruit splendide et joyeux qui vibrait aux oreilles, au cœur, au ventre, qui s’élançait vers le ciel de juin, et les lumières radieuses. Pendu à la main de la Picarde, Omer écouta longtemps sa nouvelle idée dont les harmonies, là-bas, finissaient de décroître.

Ensuite, il examina les lorgnons braqués aux visages des dames, il voulut se rappeler des souvenirs concernant les yeux mobiles que les mains plaçaient, déplaçaient. Mais alors parurent les gerbes d’eau jaillies au centre du bassin. La Picarde l’entraîna. Les rides de la surface le réjouirent ; et surtout les canards se détournant à sa vue, parce qu’il brandissait une arme audacieuse, le bâton du cerceau. Une explosion d’orgueil intérieur exagéra la force de son rire. Elles fuyaient sa victoire, les bêtes ! Leurs courtes queues frétillaient d’effroi sûrement. Poursuivre, dompter, vaincre. Tout un désir l’exalta, titubant, et il se penchait sur la margelle, avec des cris de chasse.

― Ce moutard, c’est donc le fils du colonel, plaisantait une lourde voix.

Boucles de métal aux souliers, bas blancs, culotte jaune, habit bleu chevronné d’or, bicorne en bataille, et pompon écarlate, un soldat causait avec Céline. Chatouilleuse, elle le repoussa du coude.

Omer se devina plus libre. Tandis qu’anxieux de réussir, il levait le bâton sur la queue du canard inattentif et béat au soleil, la main de la bonne, mieux occupée là haut, s’amollissait, le suivait, fléchissante.

Chasseur, il asséna le coup. Ailes claquantes, flaques jaillies aux yeux, essor éperdu ; l’enfant sentit choir son propre poids, giflé par l’eau, éclaboussé. Ses bras plongèrent. Un cri et une fureur l’en tirèrent. Debout, secoué, ruisselant, il craignit tous les hasards. La douleur grandit vite en lui, l’étrangla. Elle s’enfuit de sa gorge en sanglots précipités. Le soleil, les arbres, les eaux, Céline et le soldat tremblèrent par delà l’éclosion des larmes.

On le bousculait. On l’essuyait. On se lamentait.

Pris à bras, emporté, Omer vainement en appela aux pigeons du ciel. Les cimes des arbres se balancèrent. Les cerf-volants planèrent. Les façades de maisons demeuraient impassibles. Rien ne le consolait de l’injustice. Rien ne le vengerait d’un canard féroce. Les fillettes continuaient leur ronde, comme si l’enfant n’eut pas été abominablement noyé par la malice du monstre. Elles chantaient même. Musique enfuie de l’orgue, l’Empereur montait toujours dans les lumières radieuses. Tout se moquait du pauvre vaincu. Et la rustaude en outre l’accablait de menaces injurieuses. Elle le frotta brutalement avec les durs plis d’un mouchoir. Elle râclait la peau. Il sentit le sang brûler dans ses paupières, dans ses joues salées par les pleurs, et dans ses oreilles.

À la maison seulement, il trouva des larmes égales aux siennes. Maman Virginie le serra fort contre son cœur. Elle ne le grondait point. Elle répétait :

― Tu ne sais pas ? Tu ne verras plus ton père jamais… jamais… mon pauvre petit, jamais, tu ne le verras plus. Oh ! je t’aimerai va… oui, je t’aimerai comme je l’aime…

Et puis elle enfouit sa tête en sanglots dans la petite robe de nankin souillé. La tante Aurélie, toute maigre, se mordait cruellement un poing, les yeux terribles et fixes. Omer eut peur davantage. Pourquoi donc maman Virginie le baignait-elle de grosses larmes tièdes ; pourquoi tante Aurélie se mangeait-elle la main, en regardant les vitres ? Le canard les avait-il noyées aussi. Le dos de la tante frissonnait par moments, et puis elle riait de coin, d’une manière stridente, comme le diable doit rire. Qu’elle ne quittât point cette attitude sévère pour l’embrasser, cela lui fit une peine. Sa mère ne cessait pas non plus de tressaillir le long de lui. Il pensa qu’elles le jugeaient trop méchant, et que ne plus voir son père, serait la punition. Alors il étouffa. Quel irréparable avait-il commis ?

― Maman ! Maman ! S’écria-t-il ne pleure plus. Je n’irai plus au bassin des canards. Maman !

Mais elle secoua la tête et le mit à terre pour être emmené par la bonne qui ordonna le silence, dans la cuisine même.

Denise, la grande sœur, soufflait sur une cuiller pleine de panade qu’on lui tendait. « tu sais, papa est au ciel ! » annonça-t-elle, fière de savoir. Omer admit ce fait sans autre inquiétude, car il désirait le goût de beurre sur la tartine. En mangeant, il songeait que son père pouvait bien connaître, au ciel, les personnages d’importance que sont les anges et les saints. Ne voyageait-il pas avec l’empereur déjà ? Quand furent avalées la tartine et la panade, la nourrice fit répéter la prière au Petit Jésus, bien que ce ne fut pas l’heure. Dociles, tous deux, articulaient convenablement les syllabes. Omer se trompa parce qu’il écoutait l’oncle Cavrois dire dans l’antichambre à des visiteurs :

― Veuillez excuser ma belle-sœur de ne pas vous recevoir. Un grand malheur nous accable. Le colonel Héricourt a été tué en poursuivant l’ennemi, devant Presbourg…

Depuis le jour néfaste du canard, Maman Virginie cacha ses cheveux sous une coiffe de veuve, et chacun s’habilla de noir. Des ouvriers accrochèrent, au salon, le portrait d’un soldat en culottes blanches, en bottes géantes, et le torse drapé dans un manteau vert. Il en sortait une main formidable dont le gantelet de cuir jaune empoignait un sabre. À ses pieds, une grenade fumait. Les cheveux se plaquaient à son grand front. Plus loin, dans le tableau c’était la neige, des lignes d’infanterie sombre, et les feux dardés des canons.

― Voilà votre père, petits.

Attirant Denise et Omer devant ses genoux, Maman Virginie les questionnait sur leurs souvenirs du colonel, et ils tâchaient de répondre. Le fils se rappelait ceci.

Un soir d’autrefois, le père traversait la lueur ronde du quinquet éclairant le billard de la chaussée d’Antin. Malgré le tumulte de Paris assaillant les fenêtres, il cria sa colère. L’empereur lui refusait le titre de général cette fois encore. La main du colonel contenait les palpitations du cœur à travers la ruche du jabot, le pouce s’enfonçait dans l’entournure du gilet gris. Toute sa haute personne soufflait. Il jeta son chapeau. Sourcils froncés, il apparut un peu chauve au-dessus du front tout blanc, protégé seul par la visière du casque contre l’air qui avait bruni la figure entre les deux touffes de cheveux, aux tempes. Son poing tapa la console. Deux plis de peau tirèrent sa face depuis les narines jusqu’à la bouche écumante. Tante Aurélie fit alors sortir les enfants. Denise toute rouge, s’étranglait pour l’effroi de la nourrice.

Omer se représentait ces choses ; mais il ignorait les mots qui décrivent. La mère se désolait parce qu’il ne pouvait pas. Comment savoir les sons ? Et c’était un dur travail de la jeune intelligence pour traduire l’image mémorable, entière et vivante, qui devenait de piteux lambeaux épars dans son bégaiement. Virginie le pressait de questions anxieuses. Fouillé par les yeux cruellement clairs, l’enfant cachait dans la grosse poitrine chaude, sa honte d’impuissance. La veuve le redressait brusquement. Si, las de l’effort mental, il s’intéressait au moucheron en valse dans le rai de soleil, elle l’empoignait aux épaules, elle ramenait le visage distrait dans la lumière de son visage pour mieux scruter encore la petite âme incapable. À la sentir obstinée, sévère et nerveuse, il craignait. Les pleurs lui montaient aux yeux. Elle l’écartait alors, furieuse.

― Cet enfant n’a pas de cœur ! Il ne se rappelle rien !… Mon Dieu ! Mon Dieu !…

Et dans le mouchoir toujours humide elle enfouissait la douleur de sa face.

Tante Aurélie agissait de même envers Denise qui savait un peu mieux, étant plus âgée d’un an.

Des saisons illuminèrent l’appartement, d’autres l’obscurcirent. À la fenêtre, dans les bras de la picarde, Omer apprenait la vie de la rue, les magnificences des équipages avec leurs chasseurs empanachés, leurs laquais debout entre les ressorts, sur le porte-coffre de l’arrière, et tous les cris des artisans qui offrent de réparer la fontaine et la porcelaine, de montrer la lanterne magique, de vendre les chansons, la marée bien fraîche, les allumettes, les herbes et salades, d’acheter la ferraille, les bouteilles cassées, les tonneaux, les chiffons et les peaux de lapin. Céline connaissait tout, l’expliquait abondamment pour lui seul, car la tante Aurélie emmenait toujours la sœur jouer avec les petits cousins, le grand Émile qui avait dix ans et possédait une armure romaine en cuivre, le petit Édouard que sa mère habillait comme Denise et qui donnait des coups méchants, Delphine, dite Mme Quiquengrogne : elle tirait les cheveux quand on touchait aux robes de ses belles poupées, une impératrice avec un manteau de velours plein d’abeilles d’or, un pape de satin blanc avec une tiare à trois couronnes d’argent, et beaucoup d’autres vêtues en dames, en reines, en poissardes. Quand Omer regrettait de n’en pas recevoir de semblables, Céline lui vantait celles en chair et en os de la rue. N’avait-il pas les quatre petites modistes d’en face qui lui riaient entre les chapeaux profonds plantés dans la devanture. Par le moyen de leurs bras nus agités en mille postures, ces filles imitaient, à son intention, le jeu des marionnettes. Comment ne pas les juger aussi belles que l’impératrice du théâtre quand elles sortaient, le carton enfilé au coude, la figure enfouie dans le cornet d’une capote. Les fourreaux de percaline flottaient autour de leur démarche preste. Les muscadins riaient à leurs gorges nues dans le carré du décolletage. Les friponnes écartaient les mains audacieuses par des tapes lestes ; puis se sauvaient jusque à la planche de l’Auvergnat recevant un liard pour leur faire passer à sec la boue de la chaussée. Céline s’amusait d’elles, Omer aussi, un peu surpris, quelquefois, de voir tant de gaieté à la grosse picarde, si un vélite de la garde plantait dans le corsage de la petite, qui fuyait, une rose épanouie.

Telle succulente odeur issue de la cuisine, donnait faim aussitôt. Céline permettait qu’il écornât discrètement la pâte de la tourte ou qu’il goûtât le marasquin en suçant le bouchon de la fiole. La cuisinière tournait des sauces au fond des casseroles. Hors de la lèchefrite, s’il gouttait de la graisse, Omer avait le droit de la recevoir sur une croûte. Les flammes enveloppaient le rissolement des poulardes. Des crèmes se figeaient à l’air dans des pots historiés d’or. Au passage de la pelle rougie qui étalait du caramel, le flanc grésillait.

Comme il s’instruisait du monde par les figures des passants aperçus au cadre de la fenêtre, dans la chaussée d’Antin, il s’instruisait de son être intime par les sensations que valait à sa bouche la gastronomie. Il se parut une individualité précieuse que les sauces transformaient selon leurs essences. Il s’estima d’abord perfectible. Les bonbons du Fidèle Berger excitaient en lui des jouissances imprévues. Les savourant, il se connut, tout autre qu’à l’heure du simple lait sucré. Un enfant nouveau, tout différent de lui, sentait, dans son corps, fondre les cristaux de la praline. L’Omer habituel était moins fertile en impressions ; plus isolé, fruste et endormi. Qu’un macaron de Frascati fut moulu entre les mâchoires, s’émiettât, transmît à cent points de la langue et du palais telles satisfactions imprévues, le gourmand se croyait un Omer centuple ; car l’esprit s’augmentait alors de cent manières d’être affecté. Un Omer paisible avalait la soupe aux pommes de terre, content de cette chaleur emplissante. Un Omer astucieux rongeait l’os de veau avec science afin de détacher le vernis de graisse sublimée par la cuisson et collée en suc croustillant le long de la côtelette. Un Omer vorace et puissant mastiquait le bœuf, triturait, réduisait et mâchait, victorieux enfin de la proie conquise, puis adjointe à sa force. Un Omer cupide mordait une pêche, la prenait toute, chair et peau, l’eût voulue renaissante à mesure qu’il l’absorbait. En dégustant il s’étudiait sans peine. À chaque repas, il prenait conscience de ses vertus bien mieux qu’en aucune heure du jour. Parce que sa dent avait vaincu la résistance d’un biscuit oublié longtemps au fond de l’armoire, il risquait de saisir le cou du chat, puis de l’étreindre à bras le corps ; ayant jugé d’abord la mesure de sa vigueur, au goûter. Sûr d’une malice qui lui avait permis de découvrir la noix au cœur de la gaine, il tentait d’ouvrir une porte close au verrou, et il y parvenait en appliquant les principes observés naguère pour l’apaisement de la faim. Très vite il sut démonter par ces motifs, les roues de ses chariots, et détacher le chapeau de son polichinelle. Vautré sur le tapis d’une chambre, il déduisait de ses connaissances gustatives, les lois nécessaires aux entreprises d’une curiosité fureteuse. Ainsi le sens du goût l’éduqua, lui enseigna les valeurs de son ingéniosité.

Pour l’éprouver, il aima faire des niches. Caché entre le battant d’une porte béante et la muraille, il laissait la mère ou Céline le chercher par toute la pièce ; et n’appelait qu’à l’instant de leur inquiétude manifeste. De rire alors, triomphant. Une grande personne était, par sa ruse, trompée. Cette minute, il avait eu le sens de la suprématie.

Telle lui vint l’ambition première. Céline fut sujette et victime. Appelée chez madame, elle trouvait, au retour, les mailles du tricot sans aiguilles. Omer feignait gravement d’approfondir au moyen d’un clou les yeux du pantin, Denise somnolente derrière le guéridon à ouvrage, serait crue la coupable. Il en advenait ainsi. Alors le frère s’admirait. Le résultat était positif. Dans le coin, et le nez au mur, en punition, la sœur longuement pleurnichait à sa place.

Pour se couler, sans être aperçu, dans les chambres interdites, pour toucher aux choses délicates et précieuses qu’on défendait de son approche, Omer employait mille allures secrètes. Il rampait, se couchait, s’effaçait, glissait invisible, habile à reconnaître des minutes où la conversation absorbait les gens. Point de surveillance qu’il ne déjouât, moins avide peut-être, de dévorer le gâteau atteint sournoisement, que de se féliciter, l’ayant atteint. Maintes fois, avant de porter à sa bouche la friandise, il la montra, pour que sa mère ou Céline s’étonnassent bruyamment de la lui voir aux mains…

― Comment qu’t’as fait, dis donc ?… Il en a du vice, ch’tiot !

Les mines ahuries des gardiennes lui donnaient des joies d’orgueil intérieur.

Grimpé contre la fenêtre, il lui semblait ensuite que jamais il n’eut comme ce vieillard mis de travers la perruque sur un col crasseux. Ouvrir le parapluie lui eut coûté moins de peine qu’au valet, piétinant, sans les voir, les flaques qui l’éclaboussaient jusqu’en haut des bas bleus. L’enfant se moquait de tant de maladresse, et de la dame qui relevait trop la draperie de sa traîne sur ses grosses jambes, et de l’homme qu’abritait le chapeau de haute forme extravagante, et de la fille perdant un chausson. Il s’estimait supérieur à ceux-là, l’égal au moins des personnes penchées aux portières de leurs calèches, ou des soldats brillants, de son père le colonel, de l’empereur, musique triomphale.

De bonne heure, Omer Héricourt eut de ses moyens une opinion avantageuse. En beaucoup de choses, il réunissait. Une seule fois le sens d’infériorité devant un égal en âge s’imposa.

C’était un jour de carnaval. Selon l’ordinaire, Denise se promenait avec la tante Aurélie de Praxi-Blassans, les cousins, Émile, Édouard, Delphine. Maman Virginie ne sortait pas. À la main de la Picarde, Omer partit assez tôt pour admirer toute la fête dont la servante promettait merveilles. Un clair et pâle soleil leur caressa les yeux, d’abord. La foule s’emmêlait le long des hôtels ayant des figures à toutes les fenêtres, par delà les arbres nus des jardins. Enfouis dans les trois pèlerines de leurs carricks, et abrités de chapeaux bas à ailes courbes, les messieurs souriaient à travers leur lorgnon pour des créatures en vitchouras de zibeline. Ce pelage inquiétait Omer. Quel magicien avait ainsi transformé les corps de ces figures gracieuses. Jusqu’alors les fourrures lui étaient apparues sous l’aspect d’étroites palatines, de boas onduleux, de pèlerines propres aux cochers. Il n’avait point vu de personnes aussi velues du col aux pieds. Cet extérieur les différencia fort de la société habituelle. Pour la première fois, il réfléchit que des adultes pouvaient ne pas lui être parents, dévoués ou favorables. Des femmes étrangères, par l’espèce, les coutumes et les goûts lui étaient soudain présentées, ce jour-là. Il pensa les redouter. La vieille dame qui voulut lui sourire, affublée de la sorte, l’effaroucha même. À la toucher il eut pu devenir sénile et velu comme elle. Cherchant refuge dans le tablier de la picarde, il y voila sa crainte. Que son erreur provint seulement d’une mode nouvelle inaugurée cet hiver-là, il le comprit mal à travers les explications patientes de Céline. Ces gens lui semblèrent d’autres races ; les ennemis.

En son petit cœur, le sang affluait trop vite, et l’air sortait difficilement de sa gorge étrécie par l’angoisse de découvrir l’immensité de la vie extérieure, tout hostile.

Plus il marchait, plus s’accumulaient maintes preuves de cette vérité subite. Souvenir des récits évoquant les régions lointaines, irréelles, où l’on tue les petits chrétiens, où l’on adore un autre dieu que Jésus, ce souvenir l’obséda quand il eut croisé le turc muni d’un croissant métallique au turban, et d’un soleil au dos. Céline se vantait de savoir tout. La notion de l’étendue planétaire s’établissait dans les chambres auparavant exiguës de la mentalité. Elle disjoignait les limites, elle enfonçait les cloisons, elle amenait dans l’univers de la chaussée d’Antin, des peuples, des pays, des Océans. Et l’âme d’Omer s’effraya d’être amoindrie par comparaison. Elle se jugea faible. Ce fut, en lui, un effondrement de ses gloires. Chétif, il redouta comme un meurtrier, l’apothicaire blémi, qui, la seringue à la main, menaçait d’aspersion les badauds et les élégants assis sur quatre rangées de chaises, entre les platanes. Pourquoi tant de gaité accueillait-elle cette menace ? Pourquoi tant de visages s’illuminaient-ils de cris joyeux ? Pourquoi tant de gestes, brandissant les cannes, les manchons ? Convenaient-ils à ce personnage livide, de noir habillé, et qui hurlait lugubrement ? Seuls les petits se devaient-ils épouvaner ? Il ne sut. La complicité de la foule et du masque dérouta son intelligence. Céline eut pitié, l’emmena.

Contre les jupes il se colla mieux ; il risquait à peine un œil pour reconnaître le succès d’un couple travesti. La servante montrait et discourait. À sa gauche, l’homme portait l’habit de l’ancien temps, dit-elle, la culotte et l’épée de cour ; à sa droite, le spencer actuel de drap vert, le demi-pantalon jusqu’au mollet, la botte à cœur et la canne du muscadin.

― Ravise : d’un côté l’homme est vêtu comme bon papa Lyrisse ; et, de l’autre comme ton oncle Augustin !

De même, la femme offrait, à droite, sa coiffure poudrée, mais taillée à la Titus, sur l’autre tempe ; une épaule couverte du fichu à la Marie-Antoinette ; une épaule nue sous la gaze ; une robe mi-partie sombre à l’ancienne mode, mi-partie blanche à la mode nouvelle. Autour la foule s’égayait, approuvait. À droite le couple saluait. À gauche il amplifiait des révérences et des courbettes. Céline fit concevoir qu’ils ressuscitaient les grands-pères et les grand’mères, d’un côté ; et de l’autre, les oncles et les tantes ; un siècle passé, une époque nouvelle.

Ce fut encore une idée troublante. Avant cela, tout paraissait vivre aujourd’hui. Quand on parlait de jadis, Omer logeait cette date à l’heure précédente. Voici que le temps se prolongeait indéfini, dans l’obscur des choses ignorées. Il écarquilla les yeux, triste de toucher partout l’inconnu, qu’éclaircit peu, malgré la démonstration de Céline, la bruyante parade menée par l’écuyer d’un cheval en carton et à housse longue. L’homme émergeait depuis la taille, hors de la selle pourvue de jambes fausses. Il riait, dansait, distribuait des coups de son tricorne, criait : « Place ! place ! à Monsieur De Coblenz !… » Mille injures l’assaillaient. Un soldat tirait la queue de la perruque à marteaux. La picarde parlait de princes en exil.

Ensuite on se précipita sous les platanes ; on escalada les bornes qui protégeaient des voitures la foule. Des trompes meuglèrent. Par la chaussée, une grande berline avança, remplie de masques. Des nez verruqueux s’offrirent aux portières ; des crânes étrangement bleus. Sur le toit du véhicule, Arlequin aux joues noires frappait de sa batte la bosse jaune de Polichinelle. Stupéfait, Omer reconnut ses pantins en vie. Cassandre buvait le vin que lui versait Paillasse. Ils n’étaient plus ces chiffes galonnées que le poing de l’enfant assénait contre les tapis, contre les murailles. Ils n’étaient plus ces esclaves dont se jouait sa vigueur. Ils eussent pu se défendre et lui nuire, comme il leur avait nui. Ils échappaient à sa victoire. Et tous ces fantoches l’ahurirent qu’il avait vus seulement inanimés. Puissances réelles, vindicatives, ne le voudraient-elles pas aussi battre, pierrots qui secouaient leurs longues manches vides du haut des marchepieds ; poissarde en fanchon, qui, de l’arrière, à la place des laquais et des malles, caressait du plumeau les enfants acharnés à lui tirer les jupons ; romains en manteaux rouges et en casques qui menaient les chevaux lents ; fille qui jetait des chansons du bout de ses bras en mitaines. Celle-ci était une grâce venue de l’autre pays, des contrées étrangères. On s’attrista de la voir disparaître au milieu des acclamations, des visages levés dans les chapeaux vol-au-vent, des mouchoirs agités par des mains jeunes. Sur ces gens, Omer eût voulu l’emporter et conquérir l’affection de la fille. Ainsi, brusquement, il apprit les rivaux, et leurs crimes.

Alors des tambours grondèrent. Le tumulte ébranla son être. Sa mémoire reconnut un air : « L’empereur ! » espéra-t-il.

Ce furent plutôt des empereurs. Sous les panaches abondants et tricolores de leurs chapeaux, ils chevauchèrent enrichis de manteaux écarlates brodés en métal. De larges coursiers balançaient la magnificence de ces potentats. Omer s’éblouit à les voir. Les musiques l’étourdirent aussi. Toutes proches, elles retentissaient dans son ventre. Plusieurs cohortes défilèrent somptueuses par les habits dorés, par les éclairs des armes, par l’immensité de leurs plumages versicolores, par les caparaçons des montures. Trop lentement Céline désignait et nommait, dissertait. Au milieu de ses commentaires, de nouvelles cavaleries lumineuses, des infanteries étonnantes survenaient, dignes d’être à leur tour apprises, et bien vite. Mameluks de velours vert à hautes aigrettes ; bruns visages peinturlurés ; Espagnols de soie jaune et de satin noir ; coureurs à toquets de pourpre ; turcs aux larges culottes ; géant capable de jeter au ciel une canne enrubannée d’argent ; tambours antiques, nus aux bras et aux jambes, cuirassés de bronze ; chinois surmontés de chapeaux biscornus à clochettes et qui jouaient du fifre ; schapskas et brandebourgs polonais sur les porteurs de lances ; cela se succédait, derrière les rangs de platanes, le champ de la foule, ses têtes avides, ses lorgnons aux yeux, les rubans de ses coiffures, ses bébés établis sur les épaules paternelles ou dans les bras des mères, et qui se trémoussaient au son des fanfares.

Miraculeuse, héroïque, la vie de ce cortège parut l’avenir même, au fort de quoi, il faudrait prendre quelque jour, un rôle difficile. Et le sens de l’effort nécessaire déçut la faiblesse d’Omer. Comment triompherait-il jamais à l’exemple de cette gent prestigieuse, de ces musiques ? Une force infinie naissait devant sa malice. Il en ignorait tout. Ses petites mains se tendirent pour atteindre, toucher, posséder et comprendre. Il désira, de toute son angoisse, la beauté du spectacle. Des bras de la Picarde, il s’élançait, douloureux d’être retenu.

Les trompettes criaient. La grosse caisse tonnait. Céline indiquait à grand’peine les dignitaires hérissés de plumes, au crâne. Les sauvages haussaient des bannières, soufflaient dans les cors. Polichinelle tapait un immense tambourin. Au dos caparaçonné d’un bœuf parut un enfant ailé d’or qui trônait sous un baldaquin à panaches…

― Tu vois : l’Amour ! Avertit Céline.

Au tumulte de ce triomphe, et parmi tant de seigneurs le maître se montrait. Or, c’était un enfant comme Omer, un Bel enfant frisé pourvu d’ailes d’ange, tenant à la main une flèche lumineuse. Enfant plus malin, empereur déjà, qui l’humiliait par la splendeur de son destin. Enfant qui avait pour jouets mille polichinelles et arlequins vivants, des poissardes parlantes, des mameluks sur de vrais chevaux, des sauvages nombreux, ornés de plumes et de bannières, beuglant à travers des trompes. Omer l’envia, lui son bœuf roux chargé de guirlandes, ses fous à grelots, sa suite en manteaux de broderies, les turbans multicolores de ses gardes.

L’enfant-dieu passait déjà ; son sourire et ses frisures, ses ailes. Balancé selon le pas du bœuf roux, le dais aux grands panaches de couleurs, s’effaça même derrière un nouvel escadron de Turcs. Alors la Picarde refoulée par une bousculade, s’écarta de la chaussée. Omer ne vit plus rien, qu’un vaste chapeau de dame et la visière chargée de rubans. Il se plaignit. Il trépigna. Il secoua l’étreinte des bras solides. On l’emportait inexorablement.

De ce jour, Omer réfléchit au monde extérieur, et à l’avenir. Des puissants existaient : les rois, les fées des contes, l’empereur des musiques, cet enfant ailé. Les seuls dominateurs n’étaient pas les oncles, les tantes, la mère, la sœur, la bonne. Il s’inquiéta.

Dans l’histoire sainte lue à haute voix, chaque matin, pour lui, la victoire du petit David sur le géant Goliath l’émerveilla. Se pouvait-il que le plus faible vainquit le fort. Curieusement il interrogeait l’éducatrice. Elle assura qu’avec la protection divine, cela se pouvait. Omer étudia l’art de lancer des cailloux, et, à leur défaut, des noix, des bouchons, mille objets menus dont il essayait le poids accru par l’effet des trajectoires. Minos, le chat gris, ne garda plus la quiétude habituelle, au faîte du secrétaire où il s’était jusqu’à ce temps réfugié, souple et silencieux. Si, parfois, la fenêtre demeurait ouverte, rien n’empêchait d’assaillir le passant, avec une pelote de fil. Ce pour quoi, Denise fut tancée vertement, son frère ayant vite couru dans la pièce voisine, le coup fait, afin de paraître y compter, sage, les losanges du plancher.

Cependant il ne négligeait pas d’accroître la science de soi-même. Dans la maison de tante Aurélie, à l’hôtel de Praxi-Blassans, des messieurs en bas de soie et des dames à traînes câlinaient les enfants bien propres. Là, sous le vêtement masculin endossé pour la fête de son cinquième anniversaire, large culotte rayée, courte veste à revers pointus, casquette à grande visière et à gland rouge, Omer timide se crut d’abord fâcheusement travesti. La tante, au contraire, le complimenta devant ses amis :

― Oui, voilà les cheveux mêmes de mon frère, lorsqu’il était enfant, les cheveux et les yeux de Bernard Héricourt, son menton carré. Oui, ce sont les boucles mêmes que mon père se plut à flatter doucement jadis !

Aussitôt chacun le caressa. Vite l’enfant assuma l’orgueil d’égaler ainsi le héros si religieusement vanté par tous. De hauts soldats lui permirent un peu de jouer avec leurs boutons d’argent, leurs dragonnes, de toucher leurs sabres. On le persuada de nommer « mon oncle Augustin » l’officier à la mine sévère et à la voix douce qui, frère du mort, l’avait suivi de bataille en bataille. La femme d’Augustin était odorante et somptueuse ; elle fit présent à son neveu d’un petit cimeterre doré.

― n’oublie jamais la bravoure de ton père ! Dit-elle, mon bel enfant !

— Et imite-la, surtout, quand tu seras grand ! Ajouta l’oncle Edme que grand-père Lyrisse promenait à travers les salons. Il le tenait par le col, en disant à tous :

― Voilà mon gredin de fils revenu d’Allemagne… A-t-il assez belle mine !… Croyez-vous ? Il repart pour l’Espagne ; il se rend à franc étrier auprès de Masséna… Je n’aurai pas gardé longtemps auprès de moi mes deux enfants, Edme et Virginie. Ah ! Pas longtemps… La gloire m’enlève celui-ci ; et quant à ma pauvre Virginie, elle veut aller vivre dans notre château de Lorraine, chez mon père, avec son tourment. Enfin !… elle a son petit pour la consoler !

Et ce fut alors l’inoubliable triomphe pour Omer, que ce monde de fées et de capitaines entourait. Même l’oncle Edme l’embrassa très fort, comme s’il partait déjà pour la guerre. La splendide femme de l’oncle Augustin lui caressa les joues.

Et pour la remercier, Omer tendit vers elle ses petits bras.

― Ô mon petit, mon petit-fils !… Veux-tu bien être mon fils à moi, un peu, dis ? Maman Virginie et moi nous sommes tes deux mères, tu sais ?

Il réfléchit, pendant que de bonnes paroles le dorlotaient. Sa mère vivait en deuil, triste et morose, toujours priante, amie d’un Jésus trop grave et trop puissant pour les petits. Le père demeurait au ciel. Il était mort, le grand dragon qu’autrefois l’enfant avait vu, dont il avait touché le plastron rouge, le casque luisant et froid, le sabre immense, les bottes lourdes. La sœur grandissait là, chez l’oncle et la tante de Praxi-Blassans, dans les salons mêmes pleins de soldats magnifiques, de dames ou de reines qui brillaient à tous les plis de leurs robes, à tous les joyaux de leurs cous. Puis Denise recevait en cadeau tant de poupées ! S’il acceptait la tante Malvina pour deuxième mère, comme Denise avait élu sa tante Aurélie, Omer ne recevrait moins de présents. Denise serait moins fière à son égard ; et lui donnerait moins de claques, s’il froissait, en jouant le linon de leurs tabliers.

― Dis, veux-tu bien être mon fils à moi ? répétait la belle parente.

― Mais oui, répondit-il. Tante Aurélie est l’autre maman de ma sœur Denise… Denise a deux mamans ! J’en aurai deux aussi !

Il fut glorieux d’acquérir une seconde mère vêtue de velours orange.

Cette magnifique tante Malvina lui devint un sujet d’orgueil. Seulement alors il sut avoir souffert de la préférence marquée par les Praxi-Blassans envers Denise. Tout un jour, il s’étonna d’avoir mal conçu les causes de sa tristesse, lorsqu’on emmenait sa sœur à l’hôtel du faubourg saint-Honoré. À son tour, il se prévalait d’une double affection, d’autant plus sensible que maman Virginie, drapée dans ses crêpes, le câlinait à peine, inattentive, fâchée sans doute à jamais. Elle pleurait jusqu’à l’émouvoir au milieu de combinaisons mécaniques pour dévisser la roue d’un chariot, ou réintroduire dans l’épaule le bras amputé d’Arlequin. Enclore de ses petits bras le cou de sa mère, lui mettre de gros baisers aux joues rougies, râpeuses, cela ne pouvait-il réussir à la consoler enfin du crime inconnu ?

Au moins tante Malvina s’égayait de lui. Elle augmenta les perceptions de l’enfant par ses cadeaux. Elle l’emmena même à la promenade.

Tandis que, dans la berline de tante Aurélie, les cousins et Denise ne paradaient qu’avec un chasseur derrière et un cocher devant, Omer, dans la calèche de Malvina, se vit traîné par la manœuvre d’un svelte jockey, couvert d’un gland d’or vif et montant l’une des postières blanches ; puis, à la descente, c’était l’empressement de deux laquais marrons sautés du porte-malle, afin de recueillir le jeune voyageur. En outre, le chasseur galonné veillait au milieu du siège, par devant.

D’autre part, Malvina savait paraître très belle dans le velours orange de sa redingote ; la doublure et les bords d’hermine s’épanchaient royalement. Un coqueluchon de même fourrure encadrait la tête blonde et prête à rire des cavaliers la saluant au large, le long des boulevards, ou bien à Longchamps. Leurs charivaris de breloques pendues à la ceinture offraient des motifs admirables de surprise, quand ces gentilshommes s’attardaient le long de la portière, au pas de leurs coursiers, pour quelques propos. Petits poissons d’or articulés, pantins de pierres précieuses, montres à paysages d’émail, flacons d’argent guilloché, fleurs d’ivoire et de nacre, Omer eût voulu les saisir. Mais, sur ce point, la sévérité de tante Malvina ne fléchissait guère. Il fallait se tenir sage. D’ailleurs, ils en imposaient par le prestige de leurs habits bruns sanglés jusqu’à la cravate, sur deux rangs de boutons métalliques, et par leurs culottes collant à toutes les formes des muscles. Plus beaux étaient les soldats, sous les grands bicornes. Des torsades de brandebourgs, des cols brodés en or, des revers d’habits écarlates ou jaunes, des bottes à l’écuyère, des aiguillettes brillantes les distinguaient des hommes. Omer n’ignorait pas qu’ils triomphaient du monde. À remarquer leur soudaine gentillesse à son égard, quand Malvina le désignait pour le fils du colonel Héricourt, il espéra confusément participer de leur nature semi-divine.

Au nom du colonel, un mystère dangereux obligeait chacun à parler bas. Omer se posait néanmoins une question. Mourir, n’était-ce pas l’aveu de la défaite ? Un plus fort a terrassé, vaincu. Les vrais triomphants vivent. Ils passent à cheval dans les promenades publiques. Leurs sabres tintent. À leurs compliments, les jolies dames aiment rire. Qu’au ciel, des ambitions supérieures fussent apparemment satisfaites, Omer n’en doutait pas ; mais le fait d’avoir été tué à la guerre, au lieu de vaincre, diminuait, au sens du fils, le mérite du père. Cela gâtait peu le plaisir qu’il prenait aux taquineries des élégants hussards, des dragons roides, des hauts cuirassiers en escorte près la calèche de tante Malvina, sur tant de chevaux robustes et dociles.

Vers ce temps, Omer se promit de ne pas mourir. Il acquit la notion d’exister, actif et avide. Dès la première dragée mordue, son imagination se peuplait immédiatement d’espérances curieuses. Il lui semblait que chaque bonbon de la boîte apporterait un plaisir différent à sa bouche. D’une joie, il concluait à mille autres joies analogues, toutes possibles, et nuancées. Rien ne le déçut davantage que de constater la similitude entre la troisième dragée et la première, entre la septième et la cinquième. L’univers était infécond pour l’ampleur de son appétit. Les allées du jardin, à Tivoli, devinrent trop étroites pour les évolutions de sa balle, et les brouettes pour les ouvrages de terrassement. Au drap tendu dans la chambre obscurcie, l’homme de la lanterne magique ne montrait plus assez de légendes. Si vite se succédaient les scènes, que l’enfant n’admit guère la possibilité d’apercevoir presque en même temps compère le loup dévorer la vieille, revêtir la camisole et la coiffe, puis répondre au petit Chaperon Rouge, déjà parvenu jusqu’à la chevillette de la porte. Omer désira une logique meilleure. La brièveté du spectacle magique dans le cercle de lumière, gâchait l’espoir du positif, c’est-à-dire la vérité de la victoire du loup, seule chose qui l’intéressât dès la troisième représentation. Un fait ne valut que par son résultat. Ainsi mécontentait la mort du père, défaite certaine, pour glorieuse qu’on la louât. Désormais, lorsque le tambourin du montreur retentit entre les bruits de la rue, l’enfant ne réclama plus la présence du miracle.

Ce fut de la sorte que se fanèrent, à Paris, les premiers plaisirs.

Bientôt, il s’ennuya même dans la calèche. Le boulevard le déçut. Les caractères bizarres historiant les deux obélisques dressés devant les Bains chinois sollicitèrent moins ses regards ; il eût fallu apprendre des choses difficiles réservées à sa future science. Il finit par connaître trop les pays des panoramas. Leurs horizons circulaires intéressaient mal ses regards dans les deux tours flanquant les colonnes blanches du théâtre des Variétés. Cependant, Malvina s’ingéniait à dire les merveilles de la mer et des ports, les exploits des matelots. Que la chaîne d’or coulant sur la douce proéminence de la gorge elle l’eût gagnée par les voyages des navires allant chercher, à Java, des épices, cela paraissait un conte. Omer aimait le parfum tiède de l’ample poitrine mouvante, que ses joues frôlaient, heureuses, au vague souvenir de sa nourrice, d’une ancienne existence goulue, chaude, endormie, protégée. Sans la singulière certitude de honte et d’offense, il eût demandé qu’elle lui donnât le sein, cette magnifique tante. En ces minutes, il souhaitait même qu’elle se déclarât soudain sa mère véritable, à la place de maman Virginie, l’éternelle pleureuse.

Alors le sens de la volupté naquit aux battements de son petit cœur.

En l’honneur de la belle dame, il rêva d’efforts qui l’égaleraient aux dragons et aux hussards de Longchamps. Elle leur riait toujours, elle flattait les chevaux écumeux par de fines claques en mitaines de soie jaune dépassant le bord capitonné de la calèche. Tel soir, dans le salon, nerveuse, en une robe de mousseline pailletée recouverte par les feuillages d’or changeant, et par les pans aigus d’une tunique de satin clair, ses épaules découvertes, Malvina cerclait ses bras de bracelets lourds. Tout brillait de sa figure malicieuse que bordaient les bouclettes blondes serrées dans une étroite capote de rubans à trois plumes bleues, adamantines. La tante s’apprêtait au départ. Omer connut la douleur qui étrangle et qui mord les entrailles. Elle refusait gentiment de le prendre avec elle. La Picarde l’arracha des glands auxquels il s’attachait, à genoux ; car la magnifique inexorable criait, d’une voix tout à coup méchante :

― Mais enlève-le donc, Céline ; il me déchire !

Au bruit, l’oncle Augustin arrivait dans l’or de son uniforme. En vain embrassait-il son neveu avant de le jeter en l’air et de le rattraper dans ses bras, à plusieurs reprises. Omer ne fut pas distrait de sa peine, comme à l’ordinaire, par cet exercice.

― Est-ce curieux vraiment ? Je crois, parole, qu’il avait les yeux de son père, et toute sa physionomie, quand il me suppliait, le pauvre, avec ses gros sanglots,… confiait Malvina, le lendemain, à son mari pendant qu’elle berçait du mouvement de ses jambes, le petit ami réconcilié.

Et tous deux d’étouffer un rire, en rappelant une aventure de berline, par la forêt dans un pays lointain.

Omer se souvint exactement de ce qu’il entendit là. Sa volonté se promit d’en apprendre la signification plus tard. Mais le major Augustin l’intimidait trop pour qu’il questionnât. Il feignit le sommeil.

Boulevard du temple, quand Bobêche reçoit de Galimafré les lourds coups de bottes, quand il se frotte le derrière, en faisant la bouche « en cul-de-poule » et les « yeux de merlan frit » selon les mots de la Picarde, c’est un ennemi commode qu’Omer souhaite à sa force, à sa ruse. Victorieux comme Galimafré de l’homme à la queue de perruque où voltige un papillon obstiné, l’enfant posséderait la gloire même de l’oncle Augustin. Malvina garderait toujours dans ses luxes, au milieu des succulences, le triomphateur.

Aussi ne permet-il pas à Céline de quitter la foule des badauds réunie devant la parade. Que la grosse caisse tonne, que le singe tire la corde de la cloche, que Paillasse souffle dans le trombone, que le discours de Bobêche penché à la barre de l’estrade invite à entrer la Picarde elle-même rougissante et gênée, Omer persiste à vouloir demeurer là. Il verra tout à l’heure se rejouer les péripéties de son espoir. Chaque soufflet claquant la joue fardée du pître, il l’aura presque allongé lui-même. Chaque coup de pied arrivant parmi les basques du ridicule habit à ramages, il l’aura presque lui-même envoyé. Cela l’extasie qu’aucune riposte n’atteigne jamais l’agresseur. Voilà ce qu’il faut, et non point mourir, ainsi que le père, comparable, en somme, à ce Bobêche imbécile toujours écorniflé, giflé, secoué. L’oncle Augustin ne se laisse pas tuer, lui, ni l’Empereur !

Il raisonnait de même quand, faubourg Saint-Honoré la tante Aurélie le complimentait de sa ressemblance avec le colonel Héricourt. Très fier malgré cela, l’enfant se laissait conduire par la main jusqu’au médaillon qui figurait un colonel Héricourt embrouillé dans ses mèches brunes, entre deux épaulettes d’argent.

Ces épaulettes ! Il se souvenait de les avoir aperçues une fois, bien auparavant, désignées par Maman Virginie lors d’une revue, au Carrousel. Parmi tant de soldats, Omer avait mal reconnu le dragon qu’elle indiquait du bout de l’ombrelle à franges bleues. Quel que fût le souhait de son respect filial, Omer se représentait mieux les poitrines en or des maréchaux, les aigrettes des mameluks, les oursons des grenadiers à cheval. Il pouvait même écouter retentir encore les musiques, galoper un peloton étincelant, sous les cris innombrables de : « Vive l’Empereur ! » L’élan de l’escorte avait alors effacé la prestance immobile et lointaine du colonel enserré dans les roides lumières des escadrons.

II

Au château de Lorraine, le mystère, c’était, pour Omer Héricourt, son parrain si vieux qu’on le disait même père du grand-père Lyrisse, ce soldat doré, aux favoris gris.

L’ancêtre jabotait seul au fond d’un haut fauteuil pourvu d’oreillettes. Les flocons de boucles blanches couvraient d’une neige mouvante les épaules de sa redingote spacieuse. Ses rides bien rasées dans un gros visage enfantin se crispaient fréquemment pour une grimace de malice. Verts et rouges, des perroquets, des palmes historiaient la moire du gilet sur les replis du ventre. Hors du jabot très ouvert, de vieilles peaux, rouges et plissées comme celles des dindons, allaient, venaient, du menton à la poitrine. Le bisaïeul tapotait avec la canne les guêtres d’épais drap bleu boursouflées autour de ses jambes ; et, de ses narines énormes, un liquide noirci dégouttait dans la poudre de tabac qu’il essuyait aux ramages de son foulard.

L’enfant vénérait un si grand âge parce que tous les parents le respectaient aussi. Devant le bisaïeul, il fallait toujours prendre soin d’ôter sa casquette à gland, et de la tenir proprement par la visière, de ne point mettre les mains aux poches de sa veste, ni laisser les bas glisser sur les talons, même quand s’était défait le bouton de la culotte, à la hauteur du genou. L’enfant observait ces règles minutieuses. Le vieillard l’appelait en criant : « Petit !…, petit !… » Ainsi la fermière appelait les poules. Souvent immobile comme la nature, il portait au crâne nu et au visage tant de signes incompréhensibles, changeants ! Quels pouvoirs cet esprit ne savait-il pas détenir ? Omer personnifiait en lui ce que sa nourrice picarde contait du génie gardien des trésors, et, sous son regard, jouait, silencieux. Soudain le bisaïeul, contre son nez en bourgeons, fixait de lourdes besicles, puis formait à terre un mot avec des lettres en bois tirées d’une cassette et que sa canne poussait :

― Lis ça, petit…

― F… R… A… fra…, T… E… R… ter…, N… I… ni…, T… É… té…

― Dis-moi ce que ça fait… Hein ?… Non pas… Non pas… Attention, sabre de bois !… Cela fait ?… Hé ! Picarde, le fouet ! Dieu me damne ! je corrigerai cet ignorant… Allons… du leste, s’il vous plaît, monsieur !… Fra… ter… Répétez avec moi, je vous prie. Fra… ter… ni… té. Fraternité… Parfaitement… Fraternité !… Et que signifie ce mot, monsieur ?… Un effort, donc ! Ne vous l’expliquai-je point mille fois ?… Ah ! Petit… je vais me fâcher… Pistolet de paille !… Laissez-moi votre ajustement, et me regardez en face… Là !

Non sans peine, Omer cherchait aux détours de sa mémoire les sons de la phrase à dire. Il voulait cependant plaire au bisaïeul qui s’obstinait, anxieux, à l’interrogation. « fraternité », cela représentait à l’enfant une série de petites maisons dont chaque façade était un rectangle de buis avec sa lettre. Il imaginait une rue ainsi construite. Les portes et les fenêtres s’ouvriraient dans les jambages. Mais il faudrait, devant, quelques bornes, ainsi que sur les boulevards de Paris.

― Eh bien, petit… ça ne veut pas venir ?… Voyons… la Fraternité est l’art…

― Est l’art, ― répétait l’enfant, ― est l’art…

L’art, lard : du lard grillé aux choux. On lui en laissait prendre quelquefois à la cuisine. Cela croquait sous la dent, il l’aimait beaucoup… Aimer ! ah !…

― La Fraternité… est l’art d’aimer tous les hommes !…

― Bien, petit… Bien…

le sourire du parrain se plissa, multiplia les rides dans la grosse face. Omer sauta deux fois. Aux limbes du souvenir, il retrouvait une autre phrase ; il la prononça, glorieux.

― La fraternité contient toutes les vertus : elle fait entendre que les hommes, égaux et libres les uns devant les autres, se doivent l’aide réciproque et l’exemple des mérites utiles à la nation.

De longtemps il ne découvrit le sens, et ne le cherchait point. Il se contentait d’avoir psalmodié les sons pour le plaisir du bisaïeul qui tirait un napoléon de sa poche. La pièce d’or luisait entre les doigts tremblants.

― Tu vois, petit ?… Tu l’auras, dimanche, pour t’acheter des fariboles, si tu ne manques pas un jour à me réciter cette maxime… Ah ! Ah ! tu louches, sacripant !

Quelquefois le bisaïeul prêtait les breloques pendues à son ruban de montre. C’étaient, en or, les diminutifs des instruments qu’il nommait :

― Avec la truelle le maçon étale le ciment, lie les pierres des édifices… Voici le marteau qui cloue les poutres et les chevrons… L’équerre et le fil à plomb donnent la direction de la ligne afin que le mur ne penche point ; ceci est l’étoile à cinq pointes, image de l’univers créateur et de l’homme qui s’unit à la création… Vois-tu, petit ?… ce sont les instruments du bon ouvrier, de l’homme qui construit et ne détruit pas… Tu seras aussi plus tard un bon ouvrier ; un maçon digne de rétablir l’édifice de la liberté… si tu es sage, petit… si tu ne joues pas trop avec tes sabres et tes trompettes !… Petit guerrier bruyant !… Ha ! Ha ! Ha !…

Il riait gras et frappait, de sa canne, les losanges du plancher. Maintes fois, ensemble, tous deux s’amusèrent, les après-midi, à des combinaisons d’architecture. Le menuisier, à l’occasion de Noël, avait apporté une boîte contenant de petites colonnes, de petits moellons de bois, des fenêtres, des portes, des pièces de toiture. On pouvait, à sa fantaisie, construire de la sorte une maison, une église, une ferme, et, à la fin, un monument aussi beau que ceux de Paris. Avant d’entreprendre ce dernier ouvrage, le vieux bourrait de tabac ses larges narines grêlées ; il clignait ses yeux rougis, puis examinait Omer de coin : c’était si drôle que l’âme de l’enfant bondissait, rieuse… Il pensait à tous les pantins de ses anniversaires, de ses étrennes ; nul n’avait offert jamais une grimace aussi burlesque.

― Polichinelle ! Polichinelle ! ― criait Omer victorieux d’avoir reconnu dans ce visage un souvenir de joie ; ― fais encore Polichinelle !… fais encore !

Complaisant, l’architecte recommençait à tordre sa bouche ; il poussait à droite le nez grossi, et gonflait, de la langue, sa joue gauche. Le contraste de cette face avec les figures ordinaires était la cause d’une surprise infinie. Afin de savoir comment s’opérait une telle transformation, la sagacité inquiète d’Omer s’évertuait. Alors les mots lui manquaient pour traduire ses remarques et les faire comprendre. Il sentait son esprit vivre davantage, très rapide. Tout lui-même s’agitait, âme et membres. Et l’étonnement vif de constater sa propre intelligence le mettait en fête. Sur ses jambes, Omer sautait. Il battait des mains. Il applaudissait à l’étonnante transfiguration.

― Et maintenant, ― proposait le bisaïeul, ― élevons le temple de la Liberté ! Comment appelles-tu cette colonne ?

― Iakin… on la met ici.

― Et celle-ci ?

― Boas… on la met là. C’étaient les colonnes qui soutenaient le temple de Salomon.

― Bien, petit !… Et qui a construit le temple de Salomon ?

― Hiram, maître des apprentis et des compagnons.

― Recommençons l’œuvre d’Hiram, alors.

Omer plantait Iakin à droite, Boas à gauche ; et soigneusement, à l’endroit qu’indiquait la canne, il emboîtait les uns dans les autres les carreaux noirs et blancs du parvis. Ensuite il élevait la muraille. Maniant la minuscule truelle d’or, il feignait d’étendre le ciment. Il usait de l’équerre, du fil à plomb. Il joignait les poutres aux chevrons en les frappant du marteau. Dès que le fronton surmontait les deux colonnes, il ne manquait pas d’y suspendre l’étoile à cinq pointes par l’anneau que recevait un clou.

― Et voilà ! Le petit Omer a terminé l’ouvrage du grand Hiram ! Il aura, dimanche, un beau napoléon…

Une seconde fois le bisaïeul donnait la représentation de sa grimace, puis cessait. Où le songe de ses regards atteignait-il ? Loin, sans doute, très loin vers les nuages noirs qui se poursuivaient entre les restes de feuillage, entre les branches nues, ruisselantes, fouettées par l’averse… Omer ne comprenait pas que son parrain l’eût abandonné tout à coup, bien que le grand corps s’appuyât contre une oreillette du fauteuil. Même, certain jour, l’enfant ressentit de la frayeur, comme s’il se fût trouvé réellement solitaire au milieu de la pièce dont les boiseries grises contournaient les cintres des glaces, dont les vitres verdâtres et bleuâtres carrelaient le sombre espace du parc. Les mouches tournaient si bêtement autour du lustre que cela faisait mal au cœur !

À la fois présent et absent, le mystérieux vieillard paraissait un être surnaturel, dans le silence subit. Sa main tremblait mollement à la pomme de la canne. L’œil, plus grave, s’enfonçait aux creux des sourcils en broussailles. Quelles choses, quels cortèges, quels régiments, quels peuples invisibles aux autres gens, le magicien voyait-il passer dans le ciel obscur ? Il oubliait même de reprendre ses breloques d’or, la truelle un peu bosselée, le marteau un peu déformé, l’équerre un peu faussée, l’étoile un peu écornée, qu’Omer n’osait pas fourbir avec le coin de sa veste. Des miasmes de chagrin s’élevaient de partout. Une lourde nuée couvrit d’ombre la façade du temple en bois. L’enfant craignit un péril inconnu, mais prochain. Il se conçut trop débile pour l’écarter au moyen de sa force. Il eut peur. Ses os gelèrent en lui. Derrière son dos, des silhouettes menacèrent, qu’il ne voulut pas voir. Confesser à haute voix sa terreur lui parut dangereux : les puissances mauvaises eussent hâté leur action prématurément découverte. Alors il inventa de crier :

― Parrain, parrain ! Et l’histoire !… Tu n’as pas dit l’histoire !

Et sa ruse l’emporta, puisqu’on ne parut pas deviner le malaise de sa peur.

― Ah ! Oui, l’histoire…

La vieille figure s’égayait. Elle rassura. L’ancêtre puisait en sa tabatière d’ivoire, où la belle dame était peinte dans un ovale de pierres brillantes. Il s’accouda plus commodément, sourit, et regardant Omer dont il prit les menottes entre ses doigts, il narra :

― Il était une fois… jadis… oh ! il y a longtemps… il y a près de cent années…, un petit garçon comme toi : mon père… Sans doute me croyais-tu mon propre aïeul hein ? en me voyant si vieux… Eh bien, pas du tout !… Mon père fut aussi un petit garçon, avec de bonnes joues pleines, et des boucles longues… À dix ans, il touchait du clavecin le plus habilement du monde… Si bien qu’on venait de toute la ville pour l’entendre, chez ses parents, dans leur cabinet de musique. On l’admirait autant que l’on admire ta tante Aurélie de Praxi-Blassans, tu sais, quand chacun se tait pour écouter sa harpe… et quand tu t’amuses en silence avec les bijoux de ma montre… Or il arriva que les parents de mon père furent ruinés ; et devinrent pauvres, pauvres comme ceux qui mendient devant la grille…

― Pourquoi ? Dis pourquoi !… ― supplia l’enfant consterné de ce qu’un pareil malheur lui pût échoir.

― Parce qu’il vint à Paris en ce temps-là, un mauvais génie qui s’appelait Law. Il promit des montagnes d’or à quiconque lui remettrait ses écus contre un papier. Il charma beaucoup de gens par son éloquence et ses maléfices. Aussi lui donnèrent-ils leurs bourses ; d’autres vendirent leurs champs, leurs maisons, leurs meubles, leurs carrosses pour offrir davantage, afin de recevoir en échange le centuple. Un jour, le mauvais génie disparut. Et mes grands-parents restèrent avec un méchant bout de papier inutile… Mais le petit garçon, quand il apprit ça, que penses-tu qu’il fît ?… Il s’en fut de ville en ville, offrant de jouer du clavecin devant les amateurs de musique. Il était si bel à voir, et il s’en tirait si habilement, qu’on se pressait dans les auberges où il annonçait sa venue, dans les châteaux où il était mandé par les seigneurs désireux de réjouir leur compagnie. En récompense, on donnait à son père des bourses bien remplies… Agirais-tu de même, toi, si nous devenions pauvres ? Non… Alors, comment s’accommoderait maman Virginie ?

― je ne sais pas ! ― avouait l’auditeur, tout confus.

Ça l’humiliait de ne pas savoir. Boudeur en face de celui qui l’acculait à un aveu d’impuissance, il traînait son doigt au bord de la console. Ce garçon exemplaire ressemblait au Petit Poucet, dont les exploits surpassent toute imagination. Que d’heures Omer avait envié son astuce ! La Picarde pouvait indéfiniment recommencer le conte où ce héros substitue les couronnes des filles de l’Ogre aux bonnets de ses sœurs endormies, les sauve ainsi du monstre. C’était une joie sans limites et toujours nouvelle d’apprendre qu’il dérobait les bottes de sept lieues au sommeil du géant, et s’en servait ensuite pour le bafouer.

N’étant guère plus petit, Omer pourrait de même bafouer les cruels, les méchants, les forts. Capable de semer son chemin de cailloux pour le retrouver, il l’était aussi ; mais jouer convenablement du clavecin dépassait encore ses prétentions.

― Il était plus grand que moi, dis ?

― Oui… il avait dix ans.

― Moi, quand j’aurai dix ans, je jouerai du clavecin, pas ?

― Sans doute !…

― Continue l’histoire…

― Voilà donc mon petit garçon qui gagne tous les cœurs dans les villes et dans les châteaux par sa gentillesse et son savoir-faire. Mais quand il avait fini sa musique, il étonnait en outre l’assistance en rapportant très bien l’histoire d’Hiram, l’architecte… tu sais ?…

― Dis tout de même comment parlait le petit garçon.

Et le parrain développait encore le récit merveilleux : Hiram, l’architecte du roi Salomon, bâtissait le temple de Jérusalem pour abriter les tables de la Loi selon laquelle tous les hommes devaient vivre frères, ni plus ni moins qu’en paradis.

Or, pendant que discourait le vieillard, voici comment les choses apparaissaient à l’imagination d’Omer Héricourt.

D’abord, le temple de bois posé à terre, tel qu’il venait d’être construit, grandissait peu à peu dans le rêve où se formait un pays de vitrail, aux arbres cernés de plomb ; il y avait en un coin, le puits de Rébecca, et les chameaux d’Éliézer semblables à ceux d’une gravure qui ornait une page de l’Histoire Sainte. Salomon portait la longue barbe blanche du bon Dieu, il étendait aussi des mains bénissantes ; Hiram était vêtu de la robe écarlate et du manteau brun que saint Joseph avait étrenné dans la crèche du plus récent Noël, à l’église du village. Les maîtres et les apprentis des maçons, Omer les voyait pareils aux couvreurs qui réparaient naguère la toiture du château. Gens aux courtes vestes de ratine, aux pantalons tachés de suie, ils s’accroupissaient au faîte du Temple ; d’ailleurs, l’enfant ne s’arrêtait guère à l’évocation de ces vils comparses. Hiram leur commandait de gravir les échelles. Ils le saluaient profondément, soigneux de tenir à la main leurs casquettes plates en velours. Les trois mauvais compagnons étaient : l’un, cet escogriffe d’Arlequin au visage masqué de noir ; l’autre, ce géant d’Ogre chaussé des bottes légendaires ; le troisième, Polichinelle ; car Omer se demandait si le bisaïeul n’avait point assisté lui-même à toute l’affaire… Il la contait trop chaleureusement ; il modifiait trop facilement sa voix, selon la parole de Salomon, celle d’Hiram, celles des mauvais compagnons. Certes le vieux les avait entendus… Et sa canne ! Il savait la tenir droite sur son genou comme le sceptre du roi ; ou bien il mesurait les largeurs du Temple dans l’air, comme avec la coudée d’Hiram ; ou bien il menaçait, terrible, en la brandissant, comme les mauvais compagnons avaient dû brandir la règle, l’équerre et le marteau sur le front du sage architecte.

Et quelle tragique histoire ! Omer apercevait Hiram majestueux dans sa lourde robe écarlate, arrivant du sanctuaire pour clore les portes du Temple. Mais le premier des compagnons maudits se dresse contre lui et réclame le mot de passe, le mot du maître, qui lui vaudra une augmentation de salaire, quand il le prononcera plus tard, à l’heure de la paye. Hiram refuse, en levant les bras qui soutiennent le manteau brun. Arlequin oppose la grimace de son mufle noir, et, de sa règle, il assène, en ricanant, un coup… Hiram fuit à la porte d’Orient, sans prévoir Polichinelle caché derrière la colonne. Le mufle noir du scélérat retient l’attention de l’architecte, qui court en guettant par-dessus l’épaule. Et voici que Polichinelle, narquois, la langue enflant la joue gauche, le nez grossi vers la droite, sa bosse rouge en avant, sa bosse bleue frétillante, Polichinelle, enfin, réclame aussi d’Hiram le mot du maître. « Non ! » Et pan ! de son équerre en fer le mauvais compagnon a frappé… Hiram vole à la porte d’Occident…, le front fendu… Là se blottissait l’Ogre, qui se dresse et barre le passage : « Le mot du maître, donne-le-moi ? ― Tu ne dois pas connaître le mot divin, toi qui sais peu des mystères de la nature ! Répondait Hiram. ― Tu mourras donc !… » et Hiram s’enfuit de nouveau. Mais l’Ogre a les bottes de sept lieues ! il rejoint vite le martyr. De son maillet, le maudit assomme Hiram. Alors tous trois l’emportent, et cachent le cadavre sous les pierres réunies là pour l’achèvement du Temple. Au faite des pierres, les meurtriers plantent une branche d’acacia, afin de reconnaître la place, et de n’y rien remuer.

Espérant soudain qu’une branche d’acacia signale aussi le tombeau de son père, le colonel tué dans les Allemagnes, par les boulets des tyrans, Omer interroge là-dessus. Réponse négative. Il s’attriste. Pourtant chacun vante son père autant que le bisaïeul vante Hiram. Envers ces deux victimes, les hommes de la famille affectent une égale dévotion. Pourquoi donc le tombeau du père ne fut-il point paré d’un acacia ?… Mais le vieillard passe outre, et le récit continue.

Maintenant le roi Salomon part à la recherche du bon architecte, dans le pays de vitrail. Il rencontre le puits de Rébecca, les chameaux d’Éliézer. Sa robe blanche et sa barbe blanche flottent entre les plis de la chasuble étoilée d’or, celle du curé. Le fils de David allonge les bénédictions de ses mains, à droite et à gauche, vers les femmes étriquées dans leurs fichus à ramages et leurs cornettes de soie noire. Les maîtres, les compagnons, les apprentis quêtent avec ardeur. Et celui qui, sur l’échelle du château, gardait une longue pipe à la bouche, celui-là trouve la branche d’acacia, les pierres, le doigt qui se détache d’une main quand il le tire à lui, puis la main, le poignet, le bras. Ôtant sa pipe des lèvres, il avertit :

― Mac-Benac ! La chair quitte les os !

Chose horrible. Omer se plaît à des frissons, cependant que le bisaïeul le saisit aux épaules, pour dire :

― Et le petit garçon, mon père, ajoutait : « Voilà comment, par avarice, les mauvaises gens, les barbares, les vainqueurs, les monarques tuèrent Hiram pour empêcher l’achèvement du temple de l’Égalité et de la Fraternité humaines… mais ne voulez-vous pas, messeigneurs, et messieurs, reprendre la tâche de notre maître Hiram et la mener à sa fin ? Ne consentirez-vous pas à construire ici même un temple à l’image de celui conçu par Hiram, pour y cultiver sa mémoire et vous y assembler dans l’intention de rétablir l’égalité, la fraternité et la liberté originelles entre les hommes ? » À ces mots, le père du petit garçon étalait devant les amateurs de musique le plan du temple, et il leur apprenait aussitôt des vérités si merveilleuses que beaucoup s’engageaient parmi les maçons du nouvel œuvre comme apprentis, compagnons ou maîtres, selon la mesure de leur savoir… Ainsi le petit garçon voyagea dans les villes, fondant partout, en Italie, en Allemagne, des temples à la gloire du grand architecte de l’Univers, qui est aussi nommé le bon Dieu… as-tu compris…, apprenti ?

Omer riait de l’assonance et de la grimace malicieuse que répétait le parrain Polichinelle. En vérité, ces dernières phrases lui semblèrent longtemps fort obscures. Exactement, il retenait ceci : un petit garçon, fameux comme le Petit Poucet et comme le petit Jésus, avait enrichi ses parents ruinés en jouant du clavecin de ville en ville, en racontant l’histoire d’Hiram et en élevant des temples que les amateurs de musique l’aidaient à construire. À la suite de quoi, d’effroyables changements étaient advenus qu’on appelait la révolution, et pour lesquels, à l’exemple d’Hiram, son père le colonel Héricourt était mort, tué peut-être par les valets des tyrans, peut-être par d’autres mauvais compagnons.

Cette idée s’affermit tandis qu’avançait l’hiver. On ne pouvait sortir de la maison. Les allées d’eau gelèrent jusqu’à la naïade voilée de glace dans sa grotte. Le chat Minos dormait sous l’éclat rose de l’âtre, aux pieds de la nourrice, qui remuait les vingt bobines de son tambour à broder la dentelle.

Pour sa Picarde, l’enfant éprouva de l’amour attentif, le soir, quand il fallait se tenir sage, pendant l’heure où le parrain, au reçu du volumineux courrier, lisait les missives et les gazettes, les brochures et les livres, après avoir relevé la mèche du quinquet de bronze. Alors le vieillard haussait les épaules, pestait et jurait à voix basse, ou bien discutait avec grand-père Lyrisse, dont le domestique retirait difficilement les grosses bottes à l’écuyère, si le général rentrait de ses inspections aux marchés de la remonte. Céline, la brodeuse, chantonnait tout bas :

Je voudrais que la rose
Fût encore au rosier,
Que mon amant fidèle
Fût encore à mes pieds…
Lala, lala, lalaire,
Lala, lala, tralala !

Et ses doigts allaient, séparaient les bobines, plantaient les épingles à tête de couleur, croisaient, décroisaient, nouaient les fils, pour l’émerveillement d’Omer accoudé sur la tiède hanche de Céline amie.


Chante, rossignol, chante,
Si tu as le cœur gai.
Pour moi, je ne l’ai guère :
Mon amant m’a quittée…
Lala, lala, lalaire,
Lala, lala, tralala !


Lente et douce plainte, qu’elle psalmodiait ainsi en un murmure, le long des heures. Les bûches, parfois, croulaient dans un pétillement ; le chat bâillait, étirait ses griffes hors de sa fourrure, dressait la queue, puis se léchait la cuisse, méticuleusement.

Omer, plus observateur, acheva de distinguer les cheveux blonds en mèches lisses sous la coiffe de toile, un visage rond fleuri de bons yeux bleuâtres, et de grosses lèvres capables de l’embrasser fort s’il grognait dans la torpeur que donne l’imminence du sommeil.

Au réveil, sa joue reposait dans la chaleur du giron qu’enveloppait un tricot de laine noire. Il s’étonnait de n’être pas dans son lit, d’avoir dormi si peu de temps, mais il trouvait un rire, deux mains pour le mettre debout sur la robe, pour le secouer doucement, une voix pour lui chanter…


C’est le petit Jésus
Qui allait à l’école
En portant sa croix
Sur les deux épaules.
Quand il savait sa leçon,
On lui donnait du bonbon,
Une pomme douce
Pour mettre à sa bouche,

bouquet de fleurs

pour mettre à son cœurc’est pour vous, c’est pour moi que Jésus est mort en croix ! et le monde avec son Dieu, avec Jésus, avec ses pareils, les petits enfants de miracle, avec le Poucet, le claveciniste, le monde renaissait au son du cantique. Le monde, c’étaient les boiseries grises de la salle vide, la table du bisaïeul tout éclairée par la lueur du quinquet, ses paperasses en tas, ses livres, l’écritoire d’argent noirci, les plumes d’oie éparses, la lourde montre bavardant au fond d’une coupe, la tabatière d’ivoire, son ovale de pierres étincelantes où paradait la belle dame peinte, entre les sceaux de cire verte attachés aux rouleaux de plusieurs parchemins. Parmi l’ombre, se dessinaient les lyres formant le dossier des chaises, les tentures de velours jaune tirées devant les fenêtres, la nymphe en marbre sur la cime de la demi-colonne. Par delà, les fourchettes des dîneurs frappaient les assiettes. C’étaient le gloussement d’une bouteille qu’on vidait dans un verre, la voix maîtresse du grand-père, le ton criard et saccadé de l’ancêtre, une odeur de rôti que tout à coup l’appétit désirait : " j’ai faim ". ― allons manger la bonne sousoupe, promettait Céline ; la bonne sousoupe du petit garçon qu’on va débarbouiller… et Denise ? Où elle est, ma sœur Denise ? ― elle est à Paris, chez tante Aurélie… elle se laisse débarbouiller… ah ! Qu’elle sera donc étonnée de voir un petit frère qui se laisse débarbouiller aussi, sans pleurer, comme un grand… hébété de sommeil encore, Omer se résignait au supplice de l’éponge dans l’office. Les servantes s’injuriaient à voix basse, en portant les plats. L’épaisse cuisinière ressemblait à une grosse poule dont le plumage se fût gonflé au-dessus des pattes, à la manière de cotillons troussés, dont la crête n’eût guère différé du foulard ceignant la tête. Avec vigueur elle découvrait la fournaise et tisonnait les flammes, elle enfournait les poêlons tout grésillants de la colère des sauces. Omer écarquillait les narines et les yeux. On le posait à terre. Alors la rudesse de l’éponge humide assaillait sa figure immédiatement frottée, raclée, essuyée, avant ses mains. Impitoyable, Céline tirait chaque doigt dans le torchon. Ensuite, la nourrissante odeur du potage fumait sur l’assiette. La Picarde mangeait près de lui. Elle coupait fins les morceaux. Du buffet de chêne, le parfum du pain s’évadait, entraînant celui des pommes. À sentir vaguement ainsi les essences de la terre le pénétrer, l’enfant était heureux de vaincre la résistance des chairs que broyaient ses mâchoires, qu’engloutissait la gorge. Il triomphait inconsciemment avec tous les efforts mémorables de la race qui avait asservi les bêtes, cultivé les fruits, écrasé les minéraux salins, conquis la planète pour les descendances. C’était l’heure de joie parfaite et grandiose. Omer s’estimait riche en forces, après s’être repu, communion de l’homme et de la nature.

Sans qu’un mot, sans qu’une image précise vinssent même signifier à son esprit ces raisons, l’âme à l’aise chantait un hymne reconnaissant. Elle jouissait de sa chaleur intime, des goûts demeurés à la langue, elle se complaisait en soi qui contenait les prémices du monde, et se félicitait de l’antique labeur humain.

À ce moment de la soirée entrait Mme Héricourt. Les joues pâles étaient serrées dans la cornette que l’usage provincial imposait aux veuves. Que restait-il d’elle, autrefois si rieuse à Paris, avec ses enfants, Omer et Denise ? Là-bas avait disparu sa joie, depuis l’heure de sanglots qu’il se rappelait toujours en suivant sa mère par les longs corridors, jusqu’à l’oratoire où elle l’emmenait pour la prière quotidienne.

Que restait-il de maman Virginie, de son fourreau de satin vert, de ses bas de soie chinés, des mitaines gantant les beaux bras jusqu’au bouffant de l’épaule, de sa collerette évasée à la nuque, de ses chaînes d’or roulant sur la gorge, de son diadème émaillé, de sa chevelure aux boucles aplaties contre les yeux joyeux ? Une autre, elle était : une autre, morose et austère, semblable aux religieuses qui font peur à cause de la corde pendue à leur taille pour flageller. Elle était une autre depuis cette mort du père, en l’honneur de qui toute la famille subissait il ne sut jamais bien quelle punition.

À l’oratoire, Mme Héricourt l’asseyait d’abord, docile et timide, sur ses genoux. Chaque soir, l’embrassant, elle répétait qu’il se trouverait seul au monde quand elle aurait rejoint au ciel le défunt. Il faudrait alors obéir, très sage, à tante Aurélie. Ces paroles navraient Omer : c’était moins la peur de perdre maman Virginie que celle de subir, un jour, s’il retournait à Paris, les façons colériques de son oncle, le comte de Praxi-Blassans. Ce parent terrible distribuait de rudes pichenettes aux mains caressant les vases bleus, les statuettes d’ivoire, les cent objets précieux en apparat dans les salons de l’hôtel, au faubourg Saint-Honoré.

De l’en préserver Omer suppliait Jésus, lorsque, les doigts joints sur le prie-Dieu, il redisait mot à mot l’oraison de la mère. Sa confiance ne doutait pas d’être exaucée. Qu’un enfant comme lui, que Jésus, des genoux de la sainte vierge pût conduire les destins, il s’en étonnait, il s’émerveillait et adorait, mais ne soupçonnait pas l’évidence d’une foi que démontraient au dehors les images séculaires, la splendeur des églises, la richesse des chasubles et des dalmatiques, l’or des ostensoirs, et surtout la puissance des orgues. Si le mot « empereur » signifiait pour lui le son glorieux des clairons entendus au passage des troupes, le mot « Jésus » signifiait l’harmonie versée par les voix célestes des orgues liturgiques. La musique paraissait la force mystérieuse qui produit les miracles. Bien qu’Omer lui-même soufflât dans les trompettes et les flûtes, il croyait que les ondes sonores émanent de certains êtres invisibles, répandus partout, supérieurs et angéliques. Jésus devant les docteurs avait dû les surprendre par une sagesse chantée en musique de cathédrale. D’ailleurs, Omer ne parlait pas de ses opinions sur le divin : il avait la terreur superstitieuse d’encourir un châtiment maintes fois annoncé par l’ombre des corridors obscurs, la solitude d’une vaste pièce, les cauchemars du sommeil, s’il révélait sa certitude. Aussi bien les mots lui demeuraient inconnus qui eussent expliqué ce sentiment. Mais il le savait : le père du bisaïeul, cet enfant prodige qui attirait à son clavecin les gens de France et d’Allemagne, et qui fondait en toutes villes des temples à la fraternité, cet enfant-là s’exprimait en musique aussi. C’était la preuve de sa mission. De même les trompes du carnaval, à Paris, consacrent l’omnipotence de l’enfant amour aux ailes d’or, quand il trône sous les panaches d’un dais que balance l’échine du Bœuf Gras, au milieu du cortège.

Au cours des oraisons, Jésus revêtait successivement ces formes diverses, dans l’esprit d’Omer. Triomphateur chevauchant un bœuf, claveciniste jouant parmi des maçons qui bâtissaient un temple avec des truelles et des équerres d’or ; simple poupon rose que flairait l’âne de la crèche, qu’encensaient les rois mages ; enfant grave qui levait deux doigts de la main jusque devant son auréole mêlée à l’auréole de la sainte Vierge ; Petit Poucet semant de cailloux le chemin de la forêt, ou tirant les bottes de l’ogre endormi : c’étaient là plusieurs faces du même Dieu. N’enseigne-t-on pas que Jésus vit dans toutes les âmes, qu’il voit tout, qu’il est partout, qu’il remplit l’univers et les consciences des hommes ?

Omer Héricourt se promit d’imiter cet enfant sublime, égal en âge à lui-même. S’avouant inférieur par l’intelligence, le courage et le savoir, il déplorait pieusement son ignorance de la musique.

C’est pourquoi maman Virginie excitait en lui une vénération sincère quand elle touchait l’harmonium. Il restait immobile et silencieux sur le carreau, non loin de la robe noire. Le miracle s’opérait. La voix de l’être invisible et puissant jaillissait vers les petites flammes tremblotant à la cime des cierges ; elle se heurtait aux murs de pierre et aux vitraux colorés par la lune. L’ancien oratoire de la duchesse de Lorraine vibrait ; et l’autel étroit, son minuscule tabernacle de bois peint se transfiguraient alors pour l’enfant dont les oreilles ronflaient, dont la poitrine s’émouvait aux chocs continus des ondes chassées dans l’espace. Son corps lui paraissait une frêle chose qu’elles traversaient facilement et qu’elles imprégnaient d’une âme enthousiaste, vague, prête à pleurer, à crier, à aimer.

Maman Virginie chantait en latin. Ce langage inconnu augmentait le mystère. Son fils la regardait sérieuse, virile, pleine de douleurs qui se lamentaient en ces mots inconnus. Il pensait, à ces moments, la voir grandir. Les joues frémissaient autour de la bouche émue ; les yeux bleus visaient une apparition fort triste, sans doute, par delà ; les doigts refoulaient sur les touches, comme au fond du pauvre cœur même, les peines toujours victorieuses.

En même temps, les sons le pénétraient, lui, chétif. Leur force le saisissait, emportait sa raison lasse de vouloir comprendre et qui s’abandonnait aux essors harmonieux vers des gloires vagues. Soudain, il désirait avidement voir des personnes radieuses, ailées, en or, celles aussi que désirait certainement l’hymne de sa mère.

En lui un élan cherchait son but, s’épuisait à vouloir : un élan qui n’avait pu s’envoler parmi les sons, qui battait de l’aile, comme un oiseau blessé, à terre. Omer souffrait d’être le seul qui ne partît point vers les espaces. À voir sa mère éperdue laisser les finales mourir, il la devinait éprise de cet inconnu qu’il aimait en elle plus savante pour le concevoir. Alors, s’il courait aux genoux de la veuve, s’il se hissait entre les bras accueillants, s’il écrasait sa bouche contre la joue offerte, s’il se pouvait blottir dans la chaleur du corps, s’il sentait deux lèvres à son front, cet élan trouvait le but dans l’étreinte maternelle, apaisante et consolatrice.

Sa mère lui fut apprise ainsi, pendant les soirs d’hiver, dans l’oratoire du château. Elle fut le terme de ses aspirations violentes, l’abri sûr contre les souffrances, un lieu de satiété où les désirs s’endorment.

— M’aimes-tu bien ?

— Oh ! oui, maman !

Tout autre que la Picarde, elle inspirait plus d’affection. Au bras de la servante, Omer se trouvait à l’aise : des heurts et du froid, on le protégeait ; on lui servait de véhicule pour avancer sans fatigue, et de perchoir pour découvrir au loin ; de siège pour être vêtu, dévêtu, lavé, peigné, bercé. Il aimait Céline ainsi qu’une part de lui-même, un autre corps, de vigueur et de stature mieux appropriés aux besoins de la vie. Maman Virginie, il l’admirait, ainsi qu’un être très différent de tous, supérieur. En elle aboutissait le vœu d’un bonheur obscur, mais certain ; d’elle tout dépendait : l’ordre de la maison et la succulence du repas, la promenade, la prière, la musique et la joie d’être chéri, non comme un animal amusant, mais comme une vie précieuse.

Omer concevait clairement ces idées, bien qu’il n’eût pu les dire. Dans les mains de Céline, il jouissait mieux des choses ; dans les mains de sa mère, il jouissait mieux de soi. Il goûtait en la compagnie de celle-ci ses fiertés, et de celle-là ses plaisirs. Cela l’eût intimidé que maman Virginie lui ingurgitât la soupe au lait. Avec Céline, il oubliait les mots de la prière ; il s’en distrayait presque complètement, les soirs de réception, quand Madame Héricourt demeurait au milieu des convives. Alors Jésus ne se divinisait point. Il restait un petit garçon qu’on négligeait pour le tic tac de la pendule, le pétillement du foyer, ou le ronron du chat Minos.

Dès le printemps, le Divin Fils récupéra, tout seul, le prestige de sa domination. En jupon tissé d’or, le chef couronné de diamants et la main tenant le sceptre, il apparut, au faîte du petit autel, sur le bras droit d’une sainte Vierge également couronnée de pierreries, vêtue d’une ample robe d’or et d’un manteau de velours : les instruments de la Passion y étaient brodés entre des cœurs flambants.

Au retour d’un pays lointain, l’Espagne, l’oncle Edme rapportait cette magnificence. Omer eut quelque peine à se souvenir que le voyageur était le frère de maman Virginie, le fils du grand-père Lyrisse ; mais il comprit mieux qu’il eût bataillé. Le capitaine de cavalerie souleva par la taille son neveu, le considéra longtemps, lui mit aux doigts le métal de sa dragonne. La mère aux joues pâles pleurait comme à l’ordinaire quand survenaient des visites. Grand-père Lyrisse parlait des chevaux qu’il achetait dans toute la Lorraine pour la remonte des régiments. Il embrassait son fils qui le nommait en riant : « Mon général ! »

Qu’ils étaient forts, ces parents ! Le casque du dragon fleurait à l’intérieur le cuir et le fer quand le petit, dedans, introduisait la tête, pour le rire de tous ; et la longue crinière traînait derrière lui sur le plancher. Les éperons cliquetaient sur les carreaux des corridors, où grinçaient aussi les fourreaux de sabres. Le grand-père endossait fréquemment un habit à plastron d’or ; il sortait devant deux soldats, celui montant la bête rouge, celui montant le gros pommelé.

Quelquefois, le grand-père et l’oncle se montraient vêtus de longues redingotes à brandebourgs. Ils étaient alors d’autres gens. Leurs allures inquiétaient. Sans armes, sans revers de couleur à la poitrine, sans culottes de peau et sans épaulettes, ils semblaient de graves messieurs qui refusaient de se travestir pour jouer. Omer se tenait à l’écart, fort sage. D’ailleurs, il avait bien raison, puisqu’un jour ils se disputèrent, attaquant de gestes et de cris le bisaïeul assis dans le fauteuil à oreillettes. Lui déclamait à vingt reprises :

— J’affirme que le général Oudet et nos frères les Philadelphes n’ont pas été tués par l’ennemi, le soir de Wagram… j’affirme que Napoléon leur a fait transmettre l’ordre de passer les avant-postes, sous prétexte d’une reconnaissance ; j’affirme que cet ordre leur prescrivait d’atteindre le lieu du guet-apens. Les gendarmes de Savary, déguisés en kaiserlicks, les y fusillèrent…

— C’est une calomnie ! — ripostait le général Lyrisse, secouant, à la faire tomber, la pomme ridée de sa petite tête blanche, au bout du long cou. — l’Empereur avait signé, la veille, la promotion d’Oudet au grade de général. Eût-il fait cela, s’il l’eût voulu perdre ?

— Pourquoi pas ? Criait l’oncle Edme, se croisant les bras et avançant une figure rouge et furieuse d’où s’envolaient ses mèches. — Bonaparte, en le nommant d’abord, écartait ainsi les soupçons des braves gens, simples et loyaux, comme vous, incapables de croire aux nécessités d’État !…

— À d’autres, blanc-bec !

— Mais, mon père, tous les états-majors l’ont compris. À Schœnbtrunn, à Vienne, on parlait d’un soulèvement de l’arrière-garde. Par malheur, messieurs les Sublimes Chevaliers, les maîtres du grand Orient, nous envoyèrent message sur message dans les loges militaires, pour nous interdire de répondre à l’appel des jacobins.

— Oui, notre devoir, — interrompait le bisaïeul, — était, à cette époque, d’épargner l’homme que les soldats considéraient comme leur fétiche de victoire. Il fallait consommer, avant tout, la ruine des monarques, cela malgré l’avis de Bernadotte et de Fouché.

— Vous n’avez réussi qu’à rétablir plus solidement un nouveau trône…, qu’à soumettre au despote les forces suprêmes de la République, hurla l’oncle revenu d’Espagne, les bras au ciel.

Et il perdit la respiration.

― La République…, les monarques l’eussent écrasée mieux encore, en restaurant ici la féodalité, s’ils étaient entrés avec des troupes triomphantes…

― Non, mon père ! Parce que le peuple aurait aperçu clairement la vérité. Il eût repoussé le joug ! Tandis qu’en Napoléon, il voit toujours le soldat de la convention, l’admirateur de Robespierre, l’ami des terroristes, canonnant à Toulon les partisans des Girondins… Et la nation laisse tuer une à une les libertés, au nom de la liberté !

Le capitaine se précipita vers le bisaïeul. Autour de son corps maigre, les os de ses bras, les os de ses jambes trépignaient… il proféra :

— Et vous, les chefs de la maçonnerie… vous les Sublimes Maîtres du Royal Secret, vous-même, Grand Inquisiteur de la Stricte Observance, vous avez trahi l’Ordre et la République, en obligeant à l’obéissance les états-majors d’Espagne, le lendemain de l’assassinat d’Oudet. Six mille philadelphes, tous officiers, eussent mené leurs troupes contre les valets du despote… et proclamé à Madrid la constitution de l’an III. Tous les vieux Jacobins du Midi nous ouvraient les villes. Les loges de Toulouse, de Bordeaux, de Nantes nous appelaient… vous avez anéanti la République…

— Napoléon défend le camp d’Hiram contre les barbares. Il faut qu’il achève son œuvre… Après, l’on verra ! … — répondait le général.

Mais l’oncle Edme agitait ses bras, disant :

— Oui… si les loges obéissaient toutes à vos avis ! Il n’en est rien. En Espagne, depuis deux années, on nous ferme les ateliers du Grand Architecte. Quand nous nous présentons en visiteurs, les experts refusent l’entrée… Le tuileur déclare qu’il pleut dans le Temple. Nous sommes traités en profanes, en séides de la tyrannie… L’état-major anglais reçoit ses renseignements de tous les Frères. Ce sont eux qui firent cerner le général Dupont à Baylen. Wellington put marcher sûrement. Apprentis et compagnons le nomment le libérateur. Nous ne sommes plus les armées de la République, apportant aux intelligences de l’Europe la lumière et la liberté, nous sommes les complices d’un traître que son mariage avec Marie-Louise d’Autriche a fait entrer dans le complot des rois contre les nations ! … Voilà ce que nous sommes, aujourd’hui ; voilà pourquoi nous évacuons l’Espagne, vaincus et honteux, sous les huées des peuples ! …

Le bisaïeul l’apaisait, levant sa vieille main tremblante et molle.

Atroce était la peur d’Omer Héricourt. Tapi dans l’angle de la cheminée, il écoutait ces mots, ces phrases cent fois répétées depuis une heure, sans qu’il les comprît. Il s’efforçait de tout entendre, pour interroger ensuite, méditer, savoir les détails du péril prochain. Un instant, il attendit que le vieil homme dans son fauteuil fût frappé par le dragon d’Espagne, tant celui-ci jetait au ciel ses poings maigres issus de dentelles chiffonnées. Grand-père Lyrisse haussait les épaules au faîte de son immense échine courbée sous la flasque redingote olive. L’oncle Edme grattait ses favoris avec rage. Grand-père Lyrisse répétait toujours la même chose :

— Philadelphes, nous jurons d’employer uniquement la force des armées françaises à la défense des Droits de l’Homme, mais il importe de les protéger d’abord contre les ennemis extérieurs ; il importe d’interdire, par tous les moyens, aux barbares le camp d’Hiram !

À quoi le bisaïeul répondait, hochant sa large tête flétrie et les anneaux de ses boucles neigeuses, enfin condamnant d’une voix solennelle :

— Napoléon sera châtié à notre heure, après les autres tyrans… ah !

Au nom d’Hiram, Omer se rappelait, combinait ses souvenirs et les paroles de la dispute. Arlequin, l’Ogre et Polichinelle, les mauvais compagnons, menaçaient donc encore les amis du bon architecte, puisqu’il fallait défendre son camp, qui était sans doute la région des temples construits par le petit claveciniste au loin, il y avait cent ans ! Mille leçons oubliées ressuscitèrent. Une clarté soudaine illumina sa mémoire… les rois assaillaient les temples d’Hiram, les temples d’égalité, de fraternité, comme l’en avait maintes fois averti le bisaïeul. Et le grand-père Lyrisse, l’oncle Edme, si beau entre les mèches de sa chevelure, tous deux étaient les soldats du bon architecte, qui revivait dans les Enfants de la Veuve, dans le parrain savant !

Pourquoi se querellaient-ils ainsi ?… Omer ne put arriver à le connaître. À l’exemple du Petit Poucet, il aima mieux rester coi. Questionner lui eût peut-être valu d’extraordinaires punitions.

Son cœur tressautait aux paroles violentes. Il contenait malaisément les larmes de sa peur. L’angoisse enflait dans sa gorge frêle ; et il craignit qu’un sanglot n’attirât sur lui la fureur du capitaine. Il se recroquevillait en soi, vaguement sûr de voir tout à l’heure s’abattre sur lui la salle, le château, et le temple même d’Hiram, qu’on disait immense comme la terre.

Cependant le général Lyrisse obtenait qu’on refrénât les colères. Il conseilla de penser aux équipages, aux chevaux, aux voitures de campagne et aux harnais indispensables. On partirait bientôt. L’oncle et le bisaïeul se turent un instant. Ils écoutèrent ses chiffres. Puis, les voyant plus calmes, le grand-père ajouta :

― Allez, allez, tout se passera comme d’habitude. Nous nous divertissons à des histoires de sociétés secrètes ; mais nous ne changerons rien au monde. Les peuples aiment les victoires et les empereurs plus que les libertés et les républiques, et Napoléon, qui étonne l’Europe, va la réunir définitivement sous une seule autorité, comme le firent César et Charlemagne avant lui. Vous aurez beau vous ceindre de tabliers en soie dans les loges, et brandir les épées flamboyantes devant les colonnes, vous ne transformerez pas l’âme éternelle des peuples, qui aiment l’esclavage. Le joug de Napoléon leur plaît. Il triomphera par nos armes, puissantes pour le servir, impuissantes à l’ébranler.

Là-dessus, les deux autres se récrièrent et nièrent avec d’épouvantables vociférations. Le bisaïeul se dressa :

― Bonaparte a trahi son serment, que nous avons reçu dans les loges de Valence et de Malte. Le monde maçonnique sera relevé de ses obligations envers lui… Je l’affirme : encore un peu de temps, et les ateliers de toute l’Europe refuseront leur concours aux armées impériales. Bientôt vous heurterez en vain au seuil des temples, en Allemagne, en Autriche, en Pologne. Les aigles éprouveront le vent de la déroute, parce que tous les enfants de la veuve se lèveront contre elles… parce que les prétoriens ont permis à leur maître de renier l’œuvre jacobine… parce que le sang de Jacques Molay crie contre eux… comme celui d’Hiram !

Ainsi hurla le parrain, tout droit hors du fauteuil. Sa canne fendait l’air. Il crachait les mots. Il chancelait sur ses grosses jambes boursouflées ; il piétinait obstinément le sol. L’oncle Edme récrimina :

― Il fallait m’écouter en 1806 ! Il fallait soutenir Oudet, les Philadelphes de Milan !… il fallait m’écouter en 1809, suivre Fouché et Bernadotte ! Nous serons châtiés avec notre maître ! Nous avons été les mauvais compagnons du temple ! Hélas ! maintenant, ce sont les fils des Illuminés allemands, les Amis de la Vertu, qui vont anéantir le nouvel assassin d’Hiram et la France avec lui !

Au bruit, la Picarde entra, recueillit Omer, l’emporta jusque dans la cour d’honneur.

L’ordonnance de l’oncle Edme y nettoyait une selle poudreuse, des mors ternis, des courroies sèches… Et il fredonnait :

 
Veillons au salut de l’Empire,
Veillons au maintien de nos droits ;
Si le despotisme conspire,
Conspirons la perte des rois !
Liberté, que tout mortel te rende hommage !
Tremblez, tyrans, vous allez expier vos forfaits.
Plutôt la mort que l’esclavage !
Les hommes libres sont français.

Omer s’amusa de le voir fourbir. Hors de ses mains, les anneaux glissaient brillants et magnifiques. Le gland du bonnet de police rabattu dansait contre son oreille.

― Partez-vous aussi, Monsieur Omer ? ― demanda-t-il. ― Faut venir, donc ! Je vous tiendrai tout votre fourniment bien propre, vous savez… Et puis nous allons loin cette fois, mam’selle Céline !… on dit que le Petit Tondu, il nous emmène chez le Grand Mogol, quoi ! Au fin fond des Asies, en passant par chez les cosaques et le grand turc… ah ! La la, on va en voir du pays ; on va en manger des drôles de soupes… faut venir, que je vous dis. Si vot’papa était encore de ce monde, Monsieur Omer, allez, il se ferait pas dire deux fois : " guide à gauche !… " c’était un dur, un fameux… et qu’on peut le dire… je l’ai suivi à Essling, moi qui vous parle… ah ! Tonnerre ! C’était un dragon que le colonel Héricourt… liberté ! Que ce nom sacré nous rallie ! poursuivons les tyrans, punissons leurs forfaits ! on ne voit plus qu’une patrie quand on a l’âme d’un français ! Omer eut envie d’aller aussi jusque là-bas… n’était-ce pas en Asie qu’Hiram avait élevé le temple de Salomon et toutes les splendeurs assemblées avec la truelle d’or, l’équerre et le marteau ?… quand

III

Quand furent partis le capitaine et le général dans la chaise de poste raccommodée par le charron, repeinte, tout éblouissante de ses roues neuves ; quand l’ordonnance du grand-père eut éperonné la jument géante ; quand le bruit des grelots et du fouet se fut éteint, maman Virginie demeura, toute une matinée, assise sur les marches du perron, à larmoyer. Omer s’ennuyait bien. Le ciel bas frôlait les murailles de verdure, le long du parc. Le vent poussait des nuages lourds, inclinait les branches, éparpillait les feuilles jusqu’aux vitres de la maison blafarde. Les ardoises s’envolaient du toit. Aux premières gouttes de pluie, le bisaïeul vint relever la pleureuse et la consoler en ses bras. L’orage tonnait dans le lointain.

Puis des saisons passèrent ; et la maison fut morose. Le vieillard s’acharna mieux encore à l’éducation du descendant. Seul le chien Médor égayait de ses abois, de sa queue battante, de ses ruses pour pénétrer dans la cuisine, puis ressortir, la gueule pleine, en fuyant les coups du torchon que brandissait la cuisinière injurieuse. Hirsute et roux, l’audacieux chassait les merles des taillis ; il réussissait presque à les atteindre en bondissant à la manière d’une bête ailée. Il effarouchait le vol tumultueux des canards. Le pleur discret de ses narines appelait par les fentes des portes lorsqu’on oubliait la promenade. Il osait franchir les plates-bandes. Très habilement il esquivait les corrections. Aux genoux de maman Virginie, Médor, attentif à la possibilité d’un fâcheux accueil, posait doucement deux lourdes pattes fauves ; il aplatissait là son museau de berger à poil rude. Il fût resté des heures immobiles, confit dans la satisfaction de mêler à la chaleur humaine celle de son corps, noir et gris sur le dos, blond sur les cuisses. D’autres heures, étendu contre une marche du perron, il veillait au soleil, pour aboyer terriblement vers les loqueteux, les colporteurs et les courriers.

Si Médor eût permis qu’on l’enfourchât, tel qu’un cheval, les prévenances de son amitié eussent été complètes. Mais il se dérobait, d’un brusque mouvement, ou s’accroupissait, le malicieux, afin que le cavalier glissât. Même, après une insistance trop impérieuse, le chien grogna des menaces avant de se retirer à pas majestueux, l’œil de coin.

Donc, Omer apprit que la suprématie trouve des bornes devant les meilleures volontés. Il s’en étonna. Le chien, cet ami des premiers temps, lui devint un sujet parfois rebelle et hostile qu’il craignit de dompter, à cause des crocs visibles sous les babines barbues.

Ce fut, dans le parc d’été, une défaite qui lui blessa l’orgueil profondément. Il se jugea diminué. Plusieurs jours, près de son théâtre, il décousait machinalement le galon des marionnettes, par revanche de sa honte qui avait connu la révolte d’un inférieur, et ne l’avait pu soumettre. L’idée de vengeance naquit en sa méditation.

Marquer sa puissance par le mal, faire comprendre la réalité de sa force en infligeant une peine, ce lui parut juste. Céline ne le secouait-elle pas à l’heure où il était surpris avec un sarrau tout sali par la terre des plates-bandes, une collerette froissée, des mains grasses ? Le bisaïeul ne privait-il pas son élève de gâteaux, certains jours où le texte de l’Ancien Testament cessait, par magie, de se laisser lire, ne présentait plus aux yeux d’Omer qu’une série de minuscules dessins noirs alignés au long de la page jaunie, régulièrement, et dépourvus de toute signification possible ? Il avait beau frotter l’un contre l’autre ses souliers, il avait beau tordre sa veste dans ses doigts en sueur, il avait beau implorer du regard craintif la grosse tête blême si dure à l’abri des besicles d’argent, la punition était sévèrement proclamée ; maman Virginie l’exécutait, inexorable. C’était la loi.

Maintenant il connaissait le plaisir de Céline et du bisaïeul, celui de sa mère quand ils le châtiaient pour avoir répondu mal aux questions du catéchisme. Ceux-là se vengeaient, comme lui se vengeait de Médor. Toutefois, les crocs du chien annonçaient une vigueur certaine. Et sa faiblesse, devant l’animal aussi, contraignit Omer à des réflexions profondes.

Très souvent, Médor se glissait, par l’entrebâillement d’une porte latérale, vers l’office. D’ordinaire, pareil manège avait l’enfant pour complice. Dans l’intérieur, les insultes de la cuisinière ne tardaient pas à chasser l’intrus. Au galop, celui-ci repassait, la gueule pleine et poursuivi par les coups vains du torchon. L’inutile fureur du cordon bleu ne réjouissait pas moins Omer que celle de Galimafré recevant, aux tréteaux du boulevard, à Paris, la claque invisible de Bobèche. C’était une victoire impromptue, de la faiblesse adroite renversant tout à coup la réalité des apparences. Cela changeait l’ordre de la vie ; et le spectacle inattendu causait plusieurs sensations vives, dont le jeu se transformait en joie saine.

Mais vers ce temps-là, dans le salon, un matin, il changea son âme : dès qu’il eut vu le chien pénétrer dans le lieu de délices culinaires, il se hâta de crier : « Céline ! Céline ! Médor vole à la cuisine ! »

Omer savoura le désir de sa vengeance. Échapperait-il ou non, le rebelle qui ne permettait point à l’enfant de le monter comme un cheval ? Le cœur d’Omer gonfla. Ses doigts s’arquèrent contre les vitres. Tout lui-même vécut avec la convoitise de voir panteler. Les abois, bientôt, hurlèrent et gémirent. Enveloppé dans les cinglements du fouet, l’animal s’élança, la queue sous le ventre, le corps dardé pour la fuite. Deux fois la lanière lui coupa le poil roux. Omer crut mordre comme mordait le cuir du fouet. Il serra les dents. Un long cri du chien se lamenta. L’enfant trépigna de bonheur. Il était la cause de ce qui domptait.

Dorénavant son astuce ménagea de semblables sanctions à ses rancunes. Céline le rudoyait-elle parce qu’il courait au bord des pièces d’eau, il demandait obstinément, au retour dans la maison, le bol qu’elle avait naguère cassé devant lui. À la voir gronder fort il éprouvait une satisfaction extrême, celle de sa puissance qui de loin agissait, par intermédiaires et tout aussi terriblement qu’une autre. Mille fois, il réussit de la sorte à créer des destins fâcheux aux adversaires. Mais son triomphe, parmi tant d’expériences, fut celui-ci.

Le bisaïeul une fois maugréait fort parce que le disciple récitait sans exactitude la leçon de l’Ancien Testament relative à la Tour de Babel. L’enfant ne se rappelait guère les paroles du vieillard qui tenait beaucoup à lui apprendre comment Babel avait été la première loge maçonnique centrale, propre à réunir les hommes de toutes langues dans une même patrie et pour une même œuvre de fraternité. Omer savait mal la signification, et pourquoi les chefs ambitieux, s’étant disputé le pouvoir, entraînèrent les races diverses dans leurs querelles, rompirent le pacte, et défendirent l’usage de la langue universelle alors en honneur, afin d’obliger leurs partisans à se distinguer les uns des autres.

Chaque race reprit le patois des ancêtres sauvages. Le peuple de Babel se dispersa. Depuis lors, jamais les nations ne se purent défaire de la haine mutuelle, ni de la guerre ; car les rois et les empereurs les maintinrent dans l’ignorance de ce bien, ignorance qui assurait à chacun des monarques, la suprématie dans leurs royaumes, au lieu d’être seulement les égaux des autres hommes, élus par eux, pour une besogne de justice.

Réciter cela mot à mot, l’enfant n’y put réussir.

— Tu ne veux pas apprendre, petit paresseux, dit le vieillard… apprends toujours. Plus tard, tu comprendras la leçon ; et ton intelligence en recueillera les fruits. Fais-moi plaisir, Omer… Apprends bien ce que je te dis. Je veux que tu continues notre œuvre, celle de tant de siècles ! Nous aussi, nous avons tenté de reconstruire Babel, et pour cela de renverser les tyrans qui séparent les nations. Nous avons entrepris cela, nos pères et nous-mêmes, petit ! Et cela s’est appelé la Révolution française… et c’est pour l’idéal de la Révolution que mourut ton père, petit, en combattant les valets des monarques !… cela ne te persuade point ? Tu ne m’écoutes pas. Tu suis le vol de la mouche, et tu comptes les losanges du parquet, méchant !… ne veux-tu pas m’entendre ? Je t’engage à devenir un homme libre. Je t’affranchis… je t’arrache à l’esclavage des traditions mensongères… Écoute-moi donc, Omer ! Écoute-moi, te dis-je !… tu ne veux pas, sacripant !… m’écouteras-tu enfin !

Et comme Omer s’échappait, la canne l’atteignit aux ongles.

Or, sur la plaque du secrétaire, s’amoncelaient des missives de tous pays. Le bisaïeul nommait leur origine, car il connaissait les villes des Allemagnes, des Hollandes, des Espagnes et des Siciles.

― Voilà, disait-il, un message qui arrive de Hambourg. La loge de la Concorde se tient à l’enseigne du Nègre-des-Îles, dans une rue voisine du port, chez le restaurateur Hans Hüttich qui sert d’excellente soupe au poisson, pour les adeptes, dans son arrière-boutique. Ah ! Nous avons bu là des brocs de bière en espérant la liberté. C’est un nègre en bois brun ; aussi grand qu’un homme et juché à la hauteur des fenêtres, il étonne les voyageurs par son caleçon peint de raies rouges et vertes… Ah ! le drôle de nègre que c’est, avec ses grosses lèvres rouges, avec sa pipe plantée dans un trou fait à la vrille entre ses dents blanches !… Ah ! Ce qu’il ouït d’histoires merveilleuses, quand nos frères débarquaient de leurs bricks, après un tour de cabotage sur les côtes d’Angleterre, de France et d’Espagne… Ah ! ah ! Dès que tu seras grand, nous retournerons ensemble à Hambourg, et je te mènerai voir rire le Nègre-des-Îles ; petit !… si tu es sage.

Ainsi dans chaque cité lointaine, fabuleuse, il savait une taverne, son enseigne, et son plat le meilleur. Il avait mangé dans toutes, autrefois, quand il propageait en mille lieux les idées dont naquit la Révolution. À présent la malle-poste sans cesse lui apportait les messages de ces villes. Il décachetait soigneusement. Il équilibrait ses besicles ; il ratissait la poudre de tabac collée à l’encre des mots ; il secouait de pichenettes le vélin, puis lisait avant que de rédiger les réponses d’une grosse écriture qu’écrasait le grincement de la plume d’oie. Certains jours le bisaïeul réunissait toutes ses lettres afin de les cacheter à la file. La cloche du dîner, vers une heure, interrompait ce travail qu’il abandonnait épars sur la planche du secrétaire. Il en fut de même le lendemain du coup de canne aux doigts. Justement, le chat Minos ayant dormi dans la suie du ramoneur, marquait les dalles à l’effigie de ses pattes. Omer le vit. Attirer la bête dans le cabinet du vieillard par l’appât d’une friandise fut commode. À son habitude, le chat sautait sur le secrétaire pour y faire sa toilette. L’enfant l’effraya par des gestes fous qui le repoussèrent dans les lettres où il piétina, scellant chacune selon les formes de sa patte noircie.

Le bisaïeul eût pleuré à la vue des dégâts. Il lui fallut recommencer les missives, et, tout un après-midi, se hâter pour finir avant le passage de la malle-poste. Quelle volupté intime Omer connut, dans le fauteuil où il feignit d’épeler, très sage, son Ancien Testament, jusqu’au soir ! Sans avoir rien commis d’évidemment punissable, il obligeait à une tâche fastidieuse le brutal qui essuyait, sous les lunettes, sa larme de vieillesse, et qui toussait parmi les paperasses innombrables.

Astucieuse, la justice d’Omer ne laissa nul méfait impuni, touchant sa personne. Pour cela, son estime envers lui-même s’exagérait.

D’ailleurs l’histoire lui prêta maints exemples qui l’encourageaient à l’éducation de cette puissance dissimulée.

Omer souhaita de l’obtenir. L’ancêtre n’assurait-il pas que Mizraïm légua la science aux sociétés des maçons, et qu’à Paris, en d’autres villes, les adeptes s’en instruisent mutuellement sous le sceau d’un secret rigoureux. Quand il serait grand, Omer les pourrait savoir ; et sa canne aussi fendrait les eaux, ferait jaillir les sources des rochers, les grenouilles des ruisseaux, les poux de la poussière, afin de nuire à ses ennemis. Fuyant les sauts de grenouilles acharnées à ses bas, ce hargneux comte de Praxi-Blassans ferait une drôle de figure qui vengerait Omer des pichenettes.

Le vœu d’égaler Moïse changea beaucoup de sa vie. Au premier orage, il refusa de quitter la fenêtre où se cassaient les promptes lueurs des éclairs, car Moïse les avait affrontés, avant d’être reçu à la Porte des Hommes par l’hiérophante de Thèbes, et de prononcer, l’épée sur la gorge, son serment de discrétion. Tout ce jour d’orage, Omer s’imagina revivre les actes du prophète. Il se fabriqua le bonnet pyramidal d’initié au moyen d’une vieille gazette, et feignit d’étudier dans les livres la physique, la médecine, la pharmacie, l’écriture, le calcul relatif aux inondations du Nil, la géométrie, l’architecture et la mathématique, que Moïse avait approfondis durant ses années de néocore.

À Céline l’interrogeant sur la profession future, il répondit souvent, dès lors : « je serai magicien comme Moïse. J’arrêterai par des enchantements la poursuite du Pharaon et il sera noyé dans la mer avec tous ses soldats… je serai plus malin que les forts…, et leur épée se brisera contre ma baguette… Les chevaliers meurent dans les combats, mais les magiciens ne sont-ils pas immortels ? » Il pensait à son père, pendant cette phrase. Il prétendit éviter le sort ridicule d’être tué. Dans aucune légende le chevalier ne parvient à occire ceux qui charment la forêt, ou qui suscitent des dragons. La fée règne sans conteste. Elle récompense. Elle châtie. Son pouvoir ingénieux dompte l’orgueil de tous les courages. Maintenant qu’il savait le moyen d’acquérir la science de Mizraïm, rien autre que la magie ne le tentait plus.

Un message annonça la visite de la tante Cavrois. Lorsque Céline et Omer lui remirent la lettre, maman Virginie s’étonna fort dans le lit où elle souffrait de ses névralgies, durant les mois humides :

— Eh bien ! Caroline sort de ses moulins d’Arras ! Ciel ! qu’arrive-t-il ? Tu vas donc revoir ta tante, Omer : te la rappelles-tu ?… comment, tu ne te souviens pas ? Tu étais alors si petit !… Caroline, pourtant ! La sœur de Bernard, la sœur de ton père infortuné !… Tu sais bien, une grosse, en noir, qui avait toujours des coiffes de soie, et un réticule plein de mouchoirs bleus… et qui faisait chauffer tes petits pieds nus devant les bûches, et qui te faisait prendre tes panades en soufflant sur la cuiller ?… c’est elle qui t’a donné le beau couvert d’argent, pour ton baptême. Mais oui, c’est elle. Il n’y a pas si longtemps ! Il faudra te montrer bien respectueux envers ta tante… son mari, ce pauvre Cavrois, avait la tutelle de tes biens. Hélas, il est mort aussi ! Maintenant Caroline et le comte de Praxi-blassans gouvernent ton patrimoine : car, ma foi, tu es propriétaire… mais oui, monsieur, tu possèdes une part des moulins Héricourt… la part de ton père ! Tu en partages les revenus avec tante Caroline, l’oncle Augustin, tante Aurélie et le comte, que tu aimes tant !… ah ! Ah ! Dame !… c’est beaucoup de souris pour un seul gâteau… n’importe, Caroline veut, cette fois, te remettre elle-même ton quartier. Elle m’écrit qu’elle désire connaître son neveu, puisque le voilà parvenu à l’âge de raison. Elle pense à nous et à notre chagrin depuis le départ de mon père et de mon frère Edme. Omer espéra le quartier d’une tarte et demanda quelle serait la taille du gâteau. Sa mère le railla. Caroline apportait, non pas un quartier de tarte, mais un quartier de rentes à son pupille qui ne voulut pas en démordre, se figurant mieux la friandise que l’argent. Le matin où l’on fut au relais, pour recevoir la voyageuse, Céline dut faire emplette de la pâtisserie chez le boulanger du village. Le gourmand y trouva moins de plaisir qu’il n’en attendait ; la pâte était lourde et les prunes sèches. Aussi vilaine que la tarte, Caroline ne le surprit guère par la laideur de son gros visage rouge, de sa vieille redingote anglaise bouffant au dos, quand elle descendit le marchepied du coche sans rabattre ses jupes sur une jambe épaisse en bas de laine grise. Omer se laissa froidement baiser les joues. Il y avait tant de bruit, tant de choses curieuses !… la veste du postillon et ses bottes énormes, ― celles de sept lieues sans doute, ― sa queue de cheveux tressée avec des fils d’archal, l’immense voiture, jaune à la caisse, verte à l’impériale, bossuée par les colis en tas sous la bâche ; et la malle qu’on fit glisser le long de l’échelle ; et les gens qui regardaient aux vasistas ; enfin le joli jeune homme du coupé, svelte en son carrick et qui, froissant les ruches de son jabot, contempla maman Virginie. Trois petites filles faisaient des « bouches » sur les vitres, à l’intérieur, puis les effaçaient de leurs mains rouges. On regarda disputer un gros homme dont l’habit bleu dépassait, en dessous, la blouse de serge, dont le bonnet de coton débordait le chapeau de castor, dont le pantalon court flottait à mi-botte. Et l’étranger si drôlement affublé d’un manteau et d’un capuchon, d’un bonnet de drap, de guêtres en toile crottées ; et les poules accourant picorer le crottin vers le timon sans chevaux ! Sous le vaste écu d’or qui décorait l’enseigne de l’auberge, plusieurs dames jasaient en présentant les doigts au réchaud. Des hommes, afin d’allumer leurs pipes, soufflaient sur les braises parmi la cendre d’un pot de cuivre. Les chiens se flairaient entre les roues du véhicule. On amena les cinq chevaux pommelés ; on les attela. Les voyageurs se rassirent. Le conducteur sonna du cor, et toute la machine s’ébranla, traversant la déroute des poules, les abois des chiens, les saluts des palefreniers qui vérifièrent la générosité des pourboires.

Alors seulement Omer remarqua les attentions de la tante Caroline. Elle s’efforçait de lui plaire, inclinait jusqu’à lui son visage, qu’il jugea fort pareil à celui du chat Minos. Elle avait les joues pleines, le nez étroit, rosé, la lèvre supérieure saillante et bourrelée, le menton bref ; et, dans les façons, un air de se vouloir caresser à vous. Quant aux yeux, ils devinaient, ronds et graves, l’âme de l’enfant. Il l’estimait, à la fois, redoutable et amie.

Dans la voiture elle déballa des pains d’épices en forme de cœur, saupoudrés d’anis, que l’on croquait. Elle exhalait la même odeur de farine, d’épicerie sucrée, de colle et d’angélique un peu chancie. Large et ventrue, elle occupait de la place. Les réticules, les cabas et les sacs pendus à ses bras l’augmentaient encore. Elle parlait continûment, interrogeait et répondait elle-même, habile à lire, sur la physionomie, les paroles, devant qu’elles fussent prononcées. ― certainement, il ressemble à Bernard ; mais bien plus à mon père, Virginie ! Regarde-le donc ton fils. C’est à croire, mon dieu, qu’il va peser de l’or au trébuchet dans le bureau des farines, comme le pauvre défunt. Avise-le quand il rit. Avise : c’est tout le père Héricourt, ma chère ! Tu l’as connu trop vieux pour le retrouver dans ce minois… mais c’est tout son aïeul. Voilà sa façon de porter la tête et de secouer les mèches de sa perruque… ah ! Ma bonne, je n’en reviens pas… embrasse-moi, mon gros… veux-tu encore un cœur d’Arras ? Aimes-tu ça ? Elle tirait de son cabas d’autres douceurs. Il fut assuré de plaire à cause de cette ressemblance avec le mort inconnu. D’ailleurs, Caroline attira son neveu, l’assit sur ses genoux entre les sacs qu’elle écartait, le serra contre sa poitrine, sans vouloir le remettre à sa mère avant l’entrée au château. De tout le jour, il ne quitta point sa nouvelle amie. Contre les gronderies des parents, il la devinait protectrice. La robe de velours brun déteint lui parut un chaud refuge. Les mains grasses le palpaient sous les bras. La visiteuse fit don, quand la malle fut débouclée, d’une corvette munie de ses caronades, de ses cordages et de ses poulies, de ses chaloupes, de tous ses agrès vernis. Des poupées minuscules portaient des pantalons de matelot en toile véritable et des chapeaux de cuir. Cent objets menus, rivés soigneusement au pont du bateau, justifiaient qu’on les admirât. C’était le modèle de la belle-ariadne, le navire de Joseph Héricourt armé en corsaire pour enlever les sucres des galiotes anglaises, et qu’on n’avait plus revu depuis trois ans déjà. Le frère de Caroline languissait-il sur les pontons, prisonnier des " queues rouges ", ou bien la tempête l’avait-elle broyé ? La tante l’ignorait. Perdus corps et biens, captifs ou tués dans un combat naval, jamais sans doute les matelots de Joseph ne reparaîtraient en France, ni lui-même. Elle le dit, d’une voix triste, tandis que sa main caressait les boucles d’Omer. Plus tard, elle fouilla ses paquets ; ils encombraient les chaises ; elle choisit un écrin, l’ouvrit. Une large timbale y brillait. ― c’est du vermeil ! ― O. H. ! Ses initiales gravées. ― mais, Caroline, tu me gâtes l’enfant… on se récriait. La timbale passa dans les mains. Ahuri de sa fortune, Omer, longuement y savoura le laitage du goûter. Ses narines flairaient la lueur du vermeil ; et il mirait, à la surface concave, ses traits élargis. Il posséda toute la splendeur du métal. De la tante Caroline, il ne devinait rien. Pourquoi faisait-elle de magnifiques cadeaux, la dame en robe usée, aux bas de tricot gris comme ceux des servantes ? Pourquoi était-elle riche, cette dame à figure épaisse, sournoise, encadrée de cheveux déjà grisonnants et rares entre les peignes qui retenaient des frisures ridicules ? Le soir, dans son lit, il écouta Céline et sa mère rire des modes antiques, du haut chapeau enrubanné de jaune, des mitaines déteintes, des souliers à cordons, de la mante trop courte, du fichu écossais. Voilà donc la voyageuse qui réalisait le miracle de la mendiante prête à devenir magicienne, en se révélant semeuse d’or, donatrice de corvettes coûteuses et de timbales en vermeil ! Vraiment, elle devait être cette fée des contes. Il s’endormit accru d’un espoir, celui de la voir, le lendemain ou un peu plus tard, offrir une calèche, une chape d’évêque. Qu’elle eût dissimulé sa fortune sous les apparences sordides, cela lui semblait un art excellent, qui la faisait double, la rendait mystérieuse, lointaine, un peu divine.

À quelques jours de là, comme maman Virginie discutait de ses fermages en compagnie des métayers, dans le salon aux colonnes blanches, Omer se trouvant avec le bisaïeul et la tante Caroline, l’entendit déplorer qu’un bouton pendillât par le fil à la guêtre du vieillard.

Négligeait-on les soins nécessaires ? Mme Cavrois promit de gronder sa belle-sœur. Aussitôt, du réticule pendu à sa chaise, elle tira une aiguillée, puis s’agenouilla pesamment, auprès de la jambe. Malgré les représentations du parrain, elle entreprit de recoudre. Attentive et lente, elle étalait un large dos marron ; la ceinture entourant les aisselles écourtait le buste ; le reste du corps était comme un sac de velours trop rempli.

D’abord elle vanta son frère cadet, le colonel Augustin. Elle excusa l’enfance du mauvais diable qui jadis avait fait sauter avec de la poudre le bénitier de l’église, à Sainte-Catherine-Lez-Arras. Plus tard, le démon s’était enfui des moulins, pour rejoindre leur aîné Bernard, et s’engager à seize ans dans le corps de Lecourbe ! La providence avait choyé le scélérat. Il avait épousé une hollandaise opulente. Maintenant il entrait à Moscou, colonel de trente ans. À quelle gloire n’atteindrait-il pas « si… Dieu nous garde ! » gémit Caroline en se signant. Omer se rappelait l’oncle à la mine sévère et à la voix douce, et sa belle femme qui lui avait donné le petit cimeterre turc, aujourd’hui brisé.

Ayant étendu sur une chaise la jambe du podagre, la tante recousait le bord de la guêtre. Elle enfonça l’aiguille, continua de parler. À l’en croire, Augustin Héricourt écrivait des choses fâcheuses, sur la situation des troupes : l’Empereur les menait trop loin de leurs appuis naturels par delà les sables et les forêts de Lithuanie. Rarement Augustin avait commis des erreurs en instruisant des probabilités utiles aux spéculations de la compagnie Héricourt et aux fournitures militaires. Il avait prévu les chances d’Iéna, la prise de Lübeck et les négociations de Tilsitt, avant le comte de Praxi-Blassans lui-même. Tous deux niaient qu’à Moscou la paix se pût conclure. Donc, l’armée devant rester de longs mois en campagne, ne serait-il pas habile de faire parvenir là-bas, pour les vivres, quelques convois de blé ?

Poussive, elle s’arrêta. Le parrain souriait en jouant avec ses breloques maçonniques. Caroline pêcha dans son réticule une lettre, et pria le vieillard de lire, pendant qu’elle s’attardait à fixer le bouton de guêtre par mille points.

— Oui, oui, Augustin et moi, — répondit-il, — nous pensons de la même façon là-dessus… Envoyez du blé en Russie, Mme Cavrois. Envoyez vos blés d’Artois !

Elle se moucha longuement ; puis, la tête baissée vers l’ouvrage, elle exposa en phrases brèves et simples l’essentiel de son désir. Elle souhaitait que le bisaïeul, aidé de Virginie, achetât la moisson du pays lorrain. On leur livrerait à meilleur compte : une personne étrangère est aussitôt soupçonnée de spéculation par les paysans. En outre, Caroline manquait d’argent, à cette heure. Sur le conseil du chimiste Balthazar Claës, son ami de Douai, elle avait voulu cristalliser le jus de betterave, et le vendre comme le sucre de canne que les navires n’apportaient plus des Antilles, depuis le blocus. À Paris déjà, beaucoup de cafés, de tavernes débitaient ce produit. Toutefois les frais de l’usine étaient considérables, bien qu’un associé, M. Crespel, y participât. Caroline avait dû récemment payer la maçonnerie, les alambics, les chaudières et les fours, toute une machinerie coûteuse, qui mangeait du combustible. La compagnie Héricourt ne pouvait donc acquérir seule assez de grains pour la consommation des armées impériales. Elle présenterait bien un tiers de la garantie, en effets à prompte échéance et en bons du trésor ; elle acquitterait d’avance le prix du transport par bateaux jusqu’à Rotterdam, et le fret des navires jusqu’à Dantzig ; mais elle avait besoin dans cette affaire d’une commandite. Or, le château de Lorraine constituait un gage excellent. La banque d’Artois en formation prêterait là-dessus de bon argent liquide. Caroline en répondit. Le projet de contrat était même dans son portemanteau : il n’y manquait que les signatures et le parafe d’un tabellion.

Elle avait fini de coudre. Tenant le fil et l’aiguille attachés encore à la guêtre, elle s’assit sur les talons. Sa grosse tête de chatte blême visait le sourire malin du vieillard, qui secoua ses breloques et dit :

― Ma bonne amie, vous savez, je soupçonne aussi qu’Alexandre ne signera point la paix à Moscou. C’est l’avis de Fouché. Napoléon devra quérir à Saint-Pétersbourg son traité, en plein hiver russe, et à deux cents lieues de ses lignes de soutien, avec une multitude de soldats divers, espagnols, italiens, polonais, prussiens et bataves, fatigués par cinq mois d’une rude guerre, affamés, dépourvus de tout. Il vaincra, parbleu ! mais ensuite ?… Imaginez, je vous prie, le retour de ces hordes à travers l’Allemagne entière, l’Allemagne lassée de nourrir les troupes impériales et de subir leurs bravades. La révolte couve dans toutes les cités que, depuis un siècle, l’illuminisme exhorte à la liberté. Oui : quand ils croyaient que les divisions françaises apportaient, avec elles, la République et la ruine des rois, les illuminés d’Allemagne et les francs-maçons, la bourgeoisie, les artisans, accueillirent nos drapeaux. Mais Napoléon est seulement un monarque plus fort qui les opprime, un tyran qui les pille et qui les outrage, qui fusille les apôtres de la liberté, qui dément la France de Valmy. Aussi en Bavière et en Saxe, l’esprit de la république se réveille. Les philadelphes, dans chaque état-major français, excitent les mécontents ; et les illuminés, dans chaque ville de Prusse ou d’Autriche… eh bien ! Pour rétablir les choses comme les avait établies la convention nationale, il faut des ressources… toutes les miennes seront consacrées à cette tâche. Aussi ne puis-je en rien détourner, ma bonne amie, pour votre commerce… pardonnez-moi, je vous prie… d’abord la tante Cavrois ne répondit rien. Elle coupa le fil avec ses dents, reboutonna soigneusement la guêtre, reposa la jambe à terre, l’aiguille dans l’étui, l’étui dans le réticule. Omer la regardait qui se releva péniblement et vint le prendre entre ses bras. Avec elle, sur le sofa de velours d’Utrecht, elle l’assit, puis le couchant contre le mol oreiller de sa poitrine, elle l’embrassa très étroitement. ― tu es mon petit Omer, mon petit neveu chéri ; je t’aime autant déjà que mon fils Dieudonné… tu ne connais pas Dieudonné !… c’est un poupard qui a dix ans. Un gros patapouf !… il faudra venir à Sainte-Catherine jouer ensemble, si Dieu le permet. Mon Dieudonné récite par cœur la table de Pythagore ? Six fois six ?… trente-six… si tu vois un panier de six pommes, et que je te donne six paniers comme celui-là, dis-moi, combien auras-tu de pommes ?… mais non !… cherche… six paniers de six pommes… six fois six pommes ?… eh bien… tu viens de le dire… six fois six, trente-six… trente-six… tu auras trente-six pommes, quand je te donnerai six paniers de six pommes… Omer !… mon dieu, comme tu ressembles à mon papa !… il comptait lui !… demande à ton parrain. Apprends à compter, mon pauvre petit… autrement, plus tard… car tu ne seras pas un gros richard, toi, si ton parrain ne veut pas nous aider à garnir ta part des Moulins Héricourt… Il ne veut pas, tu sais, ton parrain. Il veut que tu restes pauvre… Il refuse d’augmenter ta part… À Dieu ne plaise !…

― Point du tout ! ― protesta le bisaïeul ; ― point du tout, Omer !

― Si fait, si fait !… il feint de t’adorer, mon pauvre petit, mais il se défend de t’enrichir, quand il le pourrait en signant l’acte que j’ai dans ma valise…

― Voyons, ma chère dame, ne donnez pas des idées fausses à cet enfant…

― N’est-il pas vrai que vous vous obstinez à ne le pas enrichir, alors que vous admettez vous-même le bon aloi de mon entreprise ? Donc vous n’aimez pas votre filleul, puisque vous immolez son avenir au succès de vos ambitions particulières…

― Madame Cavrois, la passion vous égare… Je vous saurais gré…

― Je veux mettre en garde cet innocent.

― Et contre qui, s’il vous plaît ?

― Contre vous. Je connais vos machinations infernales et celles de vos amis. Elles aboutissent à faire monter sur l’échafaud des milliers d’honnêtes gens…

Omer écarquillait les yeux et s’alanguissait dans la tiédeur des jupes. La tante Caroline imputait des crimes au bisaïeul. La sévérité de l’éducateur ne justifiait-elle pas l’accusation de meurtres ?… Cependant il témoignait de la tendresse, il choyait son élève ; il le contemplait avec des yeux pleins de larmes. À qui fallait-il entendre ? L’enfant écoutait la grosse chatte qui perpétua ses reproches d’une voix geignante et parfois sifflante.

― Virginie m’a confié ses chagrins… Elle tremble que vous ne gâtiez le cœur de son fils. Notre Bernard était un caractère droit, qui répugnait aux allures hypocrites et secrètes de la Maçonnerie… Que faites-vous de son enfant ?…

― Bernard Héricourt était un fils de la Révolution. Il est mort pour les Droits de l’Homme… c’est au même culte qu’Omer sacrifiera, s’il m’écoute.

Le vieil homme, debout, proférait les mots distinctement. Il assurait sa canne devant lui. Ses mains s’y appuyèrent. Il regarda les yeux ronds de la tante. Il se redressait en son habit vert qui tombait de ses hautes épaules jusqu’aux guêtres. Il épousseta son jabot moucheté de tabac. Il releva une tête large, blafarde et fière, entre les flocons de sa chevelure. Au coin de sa narine, la verrue était plus rouge.

― Vous me demandez des comptes, madame, ce me semble… Et sa grosse lèvre inférieure tremblait.

― Praxi-Blassans est le tuteur ; je le représente ici ; je représente mon frère mort ; et je vous demande ce que vous faites de son enfant.

― J’en fais un être libre…

― Un jacobin par l’esprit, c’est-à-dire un homme impie, un homme de sang et de crimes ; et un pauvre hère, par la bourse… Voilà ce que je sais de votre éducation…

De sa voix lamentable, elle gémit cela, sans arrêter les caresses dont elle flattait les boucles d’Omer. Même elle rajustait, en la tirant, la petite veste ; elle remontait machinalement, par le pont, la culotte rayée. Interdit, Omer ne bougea point. Le besoin de pleurer l’étouffa. En même temps, il s’enorgueillissait de conquérir cette importance que deux personnes redoutables se disputaient ainsi, pour lui, la haine aux lèvres.

― En effet, ― reprit le parrain, ― vous êtes la tante de l’orphelin : je vous dois de m’expliquer…

― Plaise à Dieu !… j’aimerais apprendre vos raisons…

Elle n’acheva point, mais se baissa pour ramasser une épingle échappée de sa robe. L’oncle marchait, insensible au mal qui d’habitude affligeait ses jambes. Il revint brusquement vers elle, et dit : ― que celui-ci recommence notre œuvre ! Je veux le rendre riche de gloire et d’immortalité, plutôt que de le faire riche d’argent… ― billevesées, monsieur ! L’empereur règne jusqu’à ce que M. De Lille rentre dans ses carrosses à Paris. Avant peu, la révolution ne sera plus qu’un souvenir ; oui, plus tôt qu’on ne pense… je relisais, hier soir, la lettre d’Augustin. L’état-major de Davout est aux cent coups. Une masse de moscovites qui revient de combattre le turc, marche du Danube au flanc de la grande armée !… gare là ! De tout l’empire il ne restera point ça… vous m’écoutez ? Pas ça !… et alors : " vive le roi ! " Praxi-Blassans me mande comment tout le faubourg saint-Germain est en effervescence. Les chouans s’organisent en Vendée, en Anjou… ils arrêtent en Normandie les convois qui transportent l’argent de l’impôt… et ce n’est pas d’aujourd’hui… ― ouais ! Ce n’est pas d’aujourd’hui non plus que mes philadelphes et nos jacobins travaillent les régiments de Paris… apparemment, je puis dire que je suis au courant de quelque chose, moi, hein ? Il y a trois ans, nous avons tenu les gardes nationales avec Bernadotte et Fouché. Notre belle amie Mme De Staël a pu croire que nous allions déplanter la branche d’acacia et réveiller le cadavre de la révolution. Aujourd’hui tout sert autant nos desseins… les philadelphes ont un chef… et le colonel Oudet un successeur digne de lui. Nos braves suivront leur Léonidas. ― Léonidas ! Peuh !… vous allez compromettre de braves gens, pour les bleuses-vues de vos adeptes… ― corbleu, je sais mon affaire ! ― Praxi-Blassans me l’a dit : le général Malet… ― Léonidas ! ― rectifia le bisaïeul.

Et, violemment, il tapa le plancher de sa canne.

― Bon, bon, ― sourit Caroline, ― ce n’est pas moi qui préviendrai les gendarmes… D’abord, mon pauvre Cavrois était des vôtres. Fouché l’avait embobeliné… Moi, je ne veux rien savoir de toutes vos diableries, que le Ciel confonde ! Ça fait, au reste, plus de peur que de mal… Le général Malet ! Ouste ! Un fou qui ne sortira jamais de son hôpital !

― J’ai nommé Léonidas ; je ne veux connaître que notre frère Philadelphe Léonidas.

― Vous me la baillez belle… Il y a six semaines que Praxi-Blassans l’avertit en sous main de se tenir coi !… La police n’attend qu’un geste de lui pour se débarrasser des gens dangereux. C’est un complot qui finira dans la plaine de Grenelle… Sa femme a pour sigisbée un mouchard, et ne s’en doute point.

― Mais les Philadelphes s’en doutent ! Je ne veux pas vous prier de lire ces cinquante messages… Vous y verriez que la police du despote ignore le principal, qu’elle guette inutilement et qu’elle se laisse prendre à toutes nos diversions. Dès que Bonaparte quittera Moscow pour marcher sur Saint-Pétersbourg… le roi de Rome d’abord sera proclamé à Paris, puis, en temps voulu, la <république… Le peuple réclame la paix. Il se fatigue de mourir. Il hait le dévoreur d’hommes… Il saluera d’une seule acclamation le régime de la Liberté… Nous rétablirons alors l’acte constitutionnel…

― La Montagne, la Commune, la guillotine en permanence et le triomphe d’un autre Marat !… Dieu nous en préserve, monsieur ! J’étais une petite fille lorsque vos abominations s’accomplirent… mais j’ai tout vu, et j’ai gardé la saine horreur de ces temps.

― Il ne s’agit pas de revenir aux excès de la Révolution, mais à ses bienfaits. Ma petite fortune y servira ; et j’estime qu’en élevant Omer dans l’amour de la liberté et de la fraternité humaines, j’accomplis mieux le devoir de parrain qu’en gonflant sa bourse par des spéculations sur la disette de l’armée et sur le malheur public… ― vous l’entendez, seigneur ! Mais pensez-vous que je suis une bête ?… n’est-ce pas vous qui avez, à Berlin, circonvenu, lors de sa mission, ce Mirabeau, perdu de dettes et de crimes, comme Catilina, qui l’avez affilié aux sectaires, et qui l’avez conduit dans les antres maçonniques de Paris ? Cruel vieillard, n’avez-vous pas fondé cette loge impie des " neuf sœurs ", où Danton, Camille Desmoulins, Marat, Robespierre, tant d’autres scélérats se rencontraient et préparaient les malheurs du royaume… avant que de transporter leur officine de forfaits au couvent des jacobins !… vous étiez l’âme satanique de cette loge… vous étiez le guide mystérieux de ces régicides par qui le sang le plus noble de France a coulé sur l’échafaud… mon dieu ! Et ils excitèrent une telle réprobation par le monde que, depuis, l’Europe entière nous combat. Et pour quel résultat ces violences ? La famine et le chômage à Paris !… le commerce ruiné par le blocus continental… toutes les familles en deuil… miserere nobis, domine ! ses mains jointes se levèrent au ciel. ― ah ! Madame, n’invoquez point les dieux contre nous. Ce n’est pas sous l’ancien régime que j’aurais pu acquérir, pour ma petite-fille Virginie et pour son fils, avec l’argent de mes comptoirs aux Indes, le domaine des ducs de Lorraine, quand leur héritier eut émigré à Coblentz dès l’appel de Brunswick et de Bourbon-Condé ! Ce n’est pas sous l’ancien régime, que les moulins Héricourt se fussent accrus de tant de biens nationaux, ni vos caisses comblées de l’argent que vous avez gagné en fournissant de cuirs et de farines les demi-brigades de la république… laissez Dieu en paix ; et contentez-vous de mener à bien vos négoces… ― j’y réussirai sans vous, monsieur, si Dieu m’aide… ― j’ en suis bien sûr, madame… et je vous le souhaite de bon cœur !… là-dessus, l’un et l’autre se turent. Alternativement, Omer les examinait, celle-ci les coudes aux genoux et le visage en avant, des larmes aux billes de ses yeux tenaces ; celui-là dans le fond du fauteuil, l’allure aisée, la main pendante, et le regard malin. Qui des deux avait raison ? La douceur des jupes en velours et la caresse lente de Caroline retenaient Omer entre ses genoux. L’abandonner au milieu de la querelle lui sembla périlleux. Comme punition, ne lui eût-elle pas repris la corvette ? D’autre part, elle retournerait bientôt en Artois ; alors le vieux, s’il conservait de la rancune, infligerait peut-être des leçons très longues et des pénitences sévères ; il confisquerait les bois du petit temple ; il ne prêterait plus les outils en or du maçon. Assurément, c’était un homme terrible, doué de puissance et qui avait prescrit le supplice de bien des gens. Toutes les histoires d’ogres et de loups mangeurs d’enfants affluèrent en souvenirs, parmi ceux des images où du vermillon épars désigne le sang des victimes. Un tel homme ne pourrait-il tuer aussi le filleul récalcitrant ? Omer le craignit et se pressa de courir jusqu’à la vieille main noueuse quand elle lui fut tendue par le bisaïeul debout : ― Omer, allons voir les poules ensemble ! Près d’être quittée, la tante Caroline épousseta sa robe et pleura tout à fait : ― mon dieu, que dirai-je au tuteur de mon neveu, que dirai-je au comte ? Lui écrirai-je donc que cet enfant est dans vos mains pour toujours, et que vous le corrompez par des fables dangereuses, que vous l’appauvrissez pour vos ambitions de fou ? ― s’il vous plaît, madame, écrivez-lui de la sorte ! ― répondit le vieillard, incliné en un salut profond.

IV

Avec sa mère, dans le parc rayé de soleil, Omer se promena sous les branches dévêtues par les souffles. Novembre commençait. De suprêmes beaux jours luisaient doucement depuis une semaine. Les feuilles mortes craquaient sous le pas, dans les sentes. Après les avenues de verdure cuivrée, l’étang apparut que ridait la bise. Les roseaux secs s’affaissaient autour. L’enfant contempla sa mère en longs vêtements sombres et qu’entourait aux épaules un shawl de cachemire agité par le vent. Sa chevelure noire emmêlée de gris s’élevait en forme de casque au cimier tordu. Comme pour y revoir des images anciennes, ses yeux indécis, lassés de tristesse, regardaient la joie puérile. Son visage était d’un homme jeune et mélancolique, plutôt que d’une femme. Cette apparence virile surprit Omer qui la constatait pour la première fois. Pourquoi le teint de sa mère brunissait-il ainsi, se piquait-il de grains ? Pourquoi la peau se collait-elle à l’ossature de la face ? Et que cherchait-elle en son fils, la triste veuve ?

― Si tu savais ! ― gémit-elle ; ― mon frère Edme est tombé sous son cheval, qu’un éclat de bombe avait éventré… très loin, au fond de la Russie… Le régiment de ton oncle Augustin a été détruit… Et toute l’armée française revient de là-bas… Que de batailles avant qu’ils arrivent ici ! Edme doit-il souffrir dans la charrette qui le ramène !… Mon dieu !… Et grand-père restera-t-il en Prusse avec la brigade de cavalerie ? Sans doute il va courir là-bas, lui aussi… ses reins lui font mal, à présent… mon dieu !… ah ! C’est trop de peine… c’est trop de peine… toujours trembler ! Toujours pleurer ! C’est mal de faire tuer tant d’hommes sains et braves pour la gloire d’un seul. Ah ! Ce Napoléon !… lui échapperas-tu, toi, du moins, mon petit… à ce monstre qui extermine les peuples ?… elle tendit le poing fermé vers l’horizon, puis entoura l’enfant de son bras. Il ne savait que répondre, enclin à jouer avec le ballon ; mais il jugea qu’il ne fallait point. Elle ne finissait pas de se lamenter : ― ton père était ma félicité, mon cœur et mon espoir. Te le rappelles-tu ? Sa taille dominait les autres. Sa force domptait tout. Son âme demeurait noble même dans les événements infimes. Omer démêlait, timide, les effilés rouges, verts et blancs du shawl, il comparait les vignettes de la bordure, ― un ovale blanc avec une palme jaune, un ovale rouge avec une palme blanche, ― et il cherchait quelles choses étranges représentaient les dessins de l’étoffe hindoue. La mère insistait : ― crois-moi, mon enfant, les hommes sont pervers. Ton bisaïeul assurait autrefois que la révolution changerait tout et tous, que les gens s’aimeraient et s’aideraient ensuite. Quelle rêverie ! Napoléon semble plus dur et plus méchant que les rois, et il fait périr bien plus de monde… sur terre il n’y a que la terreur et la mort ! La seule consolation, c’est d’espérer la vie du ciel, l’immortalité de nos âmes, que Dieu sauve ! Nous sommes ici-bas afin d’obtenir notre rédemption par la douleur. Puisqu’on ne peut aimer autrui, il faut adorer Jésus, mon enfant. Oh ! Prie donc, prie sans cesse avec moi ! Tu verras, plus tard : seul Jésus essuie les larmes et donne l’amour véritable, l’amour que ne finit pas la mort, que ne corrompt aucun des vices humains… Jésus qui voulut périr sur la croix afin que nous puissions espérer en lui ! à ce sujet, Omer ne possédait pas d’idées lucides. Il se doutait bien de la méchanceté humaine ; cependant il s’estimait nanti de moyens pour la vaincre dans l’avenir. En somme, Mme Héricourt régnait sur le château, les domestiques, les fermiers et les marchands. Cela ne suffisait-il point ? D’ailleurs, il ne négligeait pas les prières : elles assurent l’accès du ciel où l’on trône, certainement, parmi les musiques des anges… il rattrapa le ballon et le fit rebondir. On entendit Médor aboyer à la grille, furieux, derrière le bruit d’une voiture côtoyant le saut-de-loup. Omer pensa qu’une berline, sans doute, ramènerait de Russie l’oncle Edme. Ce serait effrayant de voir le malade près de mourir, peut-être. Le ballon roula. Maman Virginie lisait. On se trouva loin du château, dans le bas du terrain. Les pelouses montaient de là jusqu’aux bâtiments. Au loin, les fenêtres monumentales des étages supérieurs recueillaient les rayons du soleil entre leurs croisillons de pierre. Et la façade paraissait toute claire à distance. Vers elle, les statues de nymphes, souillées par les oiseaux, indiquaient le chemin dans les carrefours des allées, au milieu des pièces d’eau que recouvraient les lenticules et les nénuphars sauvages, aux ronds-points des bosquets circulaires, aux angles des taillis que trouaient les sentes. De l’une, Médor accourut la langue pendante et les yeux fous. Il vint aux pieds d’Omer s’allonger en haletant, puis repartit, malgré les caresses et les appels. Alors l’enfant aperçut plusieurs traces sur le sol, une flaque s’élargissant hors de la place où Médor s’assit pour se lécher… c’était du sang. C’était la mort. L’effroi prit Omer, le glaça : ― maman !… il montrait les taches. En lappant sa blessure la langue du chien rougissait. Et sur tout le poil rude, Omer distinguait maintenant les mêmes traînées pourpres. La bête revint à Mme Héricourt, qui l’attira : ― où est-ce ? Où est-ce ? Médor se débattait sur le dos, en agitant ses grosses pattes rousses. L’inquiétude effarait ses yeux d’or. Sa langue dégouttait de sang et il teignait, autour de lui, la terre, l’herbe, les feuilles d’un arbuste. ― c’est à la patte. Un tesson l’aura entaillée, sans doute. Donne ton mouchoir, Omer… vite ! En effet la blessure lançait, par intermittences, un jet vif et vermeil. Maman Virginie se jetait à genoux pour serrer le mouchoir au-dessus ; et le mouchoir aussitôt devint une loque écarlate… la bête ne geignait pas. Elle pantelait en silence, couchée ainsi qu’un homme, et sa robuste poitrine fauve, ses cuisses blondes, ses pattes rousses, restaient immobiles : elle avait confiance en sa maîtresse qui la pansait. Cela semblait étrange, non terrible à l’animal ; il s’épouvantait moins qu’Omer, que maman Virginie. Ses bons yeux d’or guettaient les gestes dont il eût voulu deviner la signification. Mais le sang ne cessait de jaillir, coup sur coup. La robe se tachait d’éclaboussures, et les mains de Mme Héricourt aussi. ― pauvre bête !… pauvre Médor ?… comment faire ? La maison est loin ! Elle enveloppait de son fichu la patte, et serrait davantage. Une douleur fit se redresser le chien tout à coup. Il apparut droit, grand comme la mère qui le maintenait, et le poil rougi, et la langue sanglante… puis, d’un effort, il se débarrassa, s’enfuit, semant des flaques marquant le terrain de ses traces. Il croyait maintenant que la douleur était une punition infligée par les maîtres : car, la queue basse, les oreilles abattues, il fuyait éperdument. ― courons ! ― dit la mère. ― tu me rejoindras… alerte,

Alerte, elle disparut dans sa robe envolée, elle cria :

― Médor ! Médor !

Omer pleura : Médor allait-il périr, l’ami joyeux de leurs promenades ? Le fantôme hideux de la mort envahit son imagination, en dépit de la lumière radieuse. Il approchait dans les bois d’automne. Était-ce sa menace, ou bien le vent, qui sifflait à travers les branches ?

Omer courut de toutes ses forces, sur les vestiges de sang ; et il lui parut que, sans défense, solitaire ainsi dans le vaste parc, il pouvait mourir de même façon que le chien.

― Maman ! maman ! ― appela-t-il, désespéré.

Elle ne répondit point, lointaine, déjà.

Essoufflé, toussant, il courut encore. Au lieu de s’animer pour compatir, les nymphes en marbre, du haut des socles, s’amusaient à retenir paisiblement leurs draperies linéaires. Il précipita sa hâte. Et sa frayeur croissait. Il se rappela tous les meurtres, celui d’Hiram et celui du colonel Héricourt, celui des filles de l’Ogre égorgées au fond de leur lit, celui de Léonidas, ce général Malet que les bourreaux de l’Empereur venaient de fusiller à Paris, et de qui le bisaïeul vantait les vertus, en insultant aux assassins, en répétant qu’une fois encore Hiram succombait avec la personne de Léonidas sous les coups des Mauvais Compagnons. La colère de ce deuil emplissait la maison. Tel que Médor, Léonidas avait ruisselé de sang, après la première décharge, qui ne l’avait point terrassé. Et dans l’esprit de l’enfant, l’image affreuse s’élargit, ainsi que la décrivait l’ancêtre, détail par détail, depuis cinq jours.

Dans une plaine couverte de peuple, et aux arbres chargés de faces humaines, de corps entrelacés aux branches, treize officiers, en uniformes, essuient, rigides, le feu des vétérans… Tous tombés, le général reste seul, droit, sous un plastron de sang qui s’écoule de plusieurs blessures, au cou, aux épaules, qui noie l’or de ses boutons, de ses broderies, qui ruisselle jusqu’au creux de ses mains tendues, pendant que sa forte voix réclame : « Et moi donc, mes amis, vous m’avez oublié ? » Puis, au lâche seulement blessé, et criant : « vive l’empereur ! » par espoir d’être épargné, elle riposte : « Va, pauvre soldat, ton Empereur a reçu comme toi le coup mortel ! » Enfin elle ordonne : « À moi, le peloton de réserve ! » et c’est trente tonnerres qui éclatent, qui voilent de fumée le héros. Il chancelle, s’écroule la face contre terre… Mais, pour l’enfant qui songe, il se relève aussitôt, dégouttant de liquide rouge, comme Médor, éperdu comme lui de se voir mourir.

Omer court plus vite, et la vision se développe devant les perspectives. Difficilement, le petit garçon peut reconnaître, au travers des fantômes, les perrons larges, les portes de chêne, les bâtiments de l’aile droite et la croix de fer qui domine, au pinacle de l’oratoire, deux poivrières enveloppées de vigne, les bâtiments de l’aile gauche et la tour massive pointant sa girouette dans l’azur. La maison entière se devine mal parmi les larmes et la transparence du général Malet qui rit comme la Mort. Il s’oppose à ce que l’enfant, sans le toucher lui-même, atteigne au bassin de la cour d’honneur. Le fantôme veut lui faire goûter le sang de ses doigts, et les offre aux lèvres déjà saumâtres comme si elles l’avaient bu.

À la cuisine, Omer trouva Médor, couché, la patte dans des toiles propres, et une mère consolatrice qui cajola son fils, qui l’emmena dans sa chambre, où elle changea de robe.

De ce jour, il cessa d’être indifférent au chagrin qu’inspire la mort des autres. Il examina plus soigneusement le portrait de son père dans le salon des colonnes. Une haine germa du fond du cœur contre l’Homme au nom de qui le colonel Héricourt, le général Malet avaient expiré dans leur sang répandu. L’empereur, peu à peu, ne fut plus le héros d’une musique de gloire ; il devint le mauvais compagnon, tueur d’Hiram, l’ogre égorgeur des petits, le pharisien crucifiant le bon Jésus. La faiblesse de l’enfant se révolta contre la puissance qui distribue la mort, qui désespère les veuves, les mères, qui fait geindre les vieux savants dans leurs fauteuils à oreillettes de velours. Les pluies de l’hiver battirent les vitres. Morne fut la saison. Les boiseries du cabinet jaune s’assombrirent encore. Tant de nuages épais et noirs roulèrent à la cime des arbres dépouillés, qu’Omer n’espéra plus le retour du soleil. Et soudain la neige tourbillonna entre les halliers bruns. Elle couvrit les pelouses d’un drap immaculé. Dans quelles routes froides la charrette russe traçait-elle ses ornières, avant de ramener l’oncle Edme ? Par un midi glacé de janvier 1813, Omer vit la tante Malvina sauter d’une chaise de poste boueuse sur le perron du château. Elle l’étonnait par ses gestes éperdus, par ses exclamations larmoyantes. Elle était dépouillée de ses élégances admirables et habituelles. Sa " vitchoura " de velours vert et d’hermine parut flétrie, loqueteuse même. Elle découvrit son visage, enveloppé d’une marmotte de fourrure grossière. Cette face jadis superbe était affreusement hâve. Tout de suite elle se jetait aux bras de maman Virginie et pleurait longuement ; puis, calmée, assise, racontait le malheur. Elle avait fui Smolensk en poste, sur l’ordre exprès de son mari, au moment où il y arrivait, derrière la garde. De toute la grande armée, il restait une cohue de mendiants blessés, vêtus de lambeaux, redevenus des sauvages poussés aux pires crimes par la faim et le désespoir… c’était une immense déroute, Moscow brûlé et perdu, Murat battu par Kutusow, Latour-Maubourg ramenant à peine quinze cents des trente-sept mille cavaliers qui avaient franchi le Niemen, au printemps.

Les Cosaques avaient poursuivi la tante depuis Krasnoïé jusqu’aux avant-postes de Gouvion Saint-Cyr, sur la Dwina. Elle leur avait échappé, grâce à la vitesse de son traîneau et des coursiers moscovites achetés après la bataille de Borodino, par chance, à des voltigeurs qui les avaient conquis de bonne prise sur un état-major russe… Heureusement, elle n’avait même pas gardé les chevaux à Smolensk. Ils eussent été dévorés par les soldats du duc de Bellune ; car, à la fin du siège, les rues étaient pleines de squelettes d’animaux rongés jusqu’aux moelles par la famine des troupes… Prévoyante, elle avait mis les bêtes en pâture à cinq lieues de là, pour qu’elles regagnassent du poil et de la mine, pour que leurs écorchures se pussent cicatriser, parmi les postières réquisitionnées que l’on soignait précieusement afin de remonter l’artillerie de la garde… Par bonheur ! Sans quoi, les Baskirs l’eussent rejointe, dépouillée, outragée, tuée sans doute ? Et Augustin ! Où était-il maintenant… Grand Dieu ! À plusieurs reprises, elle fondit en larmes ; elle étalait un mouchoir sale, mouillé, à tordre, et ses belles mains se crispaient, crasseuses…

Omer entendait confusément ; il la regardait, elle, puis sa mère qui interrogeait avidement sur le sort d’Edme, puis le parrain qui, debout, tremblait de toute sa taille sur les boursouflures de ses jambes.

L’oncle Edme, croyait-on, devait être alors dans les hôpitaux de Smolensk. Il n’avait que de fortes écorchures et des douleurs dans la poitrine. Mieux valait cela qu’une blessure, car faute de linge, les chirurgiens bandaient les membres avec les parchemins trouvés aux archives de la ville.

À ces mots, maman Virginie leva les mains au ciel. Et chacun poussa des exclamations. Napoléon en était là. Oui, en vingt-cinq jours, en vingt-cinq jours seulement, répétait Malvina, les français, partis cent mille de Moscou, avaient été réduits à trente-six mille par les défaites partielles, la maladie, les désertions et les massacres… ― voilà ! Les enfants de la veuve se lèvent contre le tyran, s’écria le bisaïeul. On venge Hiram sur le mauvais compagnon… c’est Stein, le chef des illuminés, qui conseille le tsar Alexandre, entendez-vous ! On verra, on verra… cependant, jamais je n’aurais cru… jamais ! ― ah ! Je les ai vus, moi ! Soupirait la tante Malvina. Durant plusieurs jours, elle déclama ses terreurs, les yeux hagards et les gestes fous. Omer écoutait l’épouvante des récits qui lui demeurèrent à la mémoire, comme les leçons de catéchisme, mot à mot. Avec le souvenir des phrases, l’image de la voyageuse éperdue occupa, de longues semaines, son esprit. Sans cesse, il se la représentait, contant : " je les ai vus revenir, moi ! " j’ai vu revenir à Smolensk ces multitudes effroyables et en lambeaux. La plupart portaient des pelisses de peau de mouton volées dans les isbas. Et quelles figures noircies à l’âcre fumée des bivouacs ! Ils allaient, ils allaient en désordre, autour de longs chariots remplis de meubles, d’étoffes, de tableaux, de vases pris aux palais de Moscou. Tous pliaient sous le faix de leur butin ! Et leurs loques encroûtées par la boue !… et leurs mains enveloppées de chiffons ignobles, mais préservant à demi du froid !… et, dans les chariots, des femmes, des malheureuses, accroupies, paquets de chiffons mêlés aux damas et aux velours des riches étoffes ! Elles grelottaient au haut des charrettes ou au ras des traîneaux… on vit cela couvrir les rives du Borysthène, tout à coup… en avant, un attelage de vingt chevaux efflanqués tiraient au pas une charrette dans laquelle branlait, debout, la statue d’un saint. Des cordes, liées aux bras, à l’auréole, aux épaules, le maintenaient entre des ballots et des vaisselles de cuivre, d’argent, accumulées au hasard : car on avait sans doute brûlé les planches des caisses et des coffres. Autour de leurs montures attelées ainsi, des hussards marchaient, sous des sacs de fantassins courbant leurs épaules. Il y en eut un pour les dépasser, courir vers les remparts et la porte de Smolensk, sans voir que le pont-levis ne s’abaissait pas et qu’on fermait les poternes, que l’infanterie de la garnison couronnait les glacis afin d’en interdire l’approche. Il vint par un sentier. Ses mains s’abritaient dans un bonnet à poil, en guise de manchon. Son colback et son sabre étaient ficelés contre le havresac. Il gardait cependant sa carabine sous l’aisselle. Des haillons verts enveloppaient ses joues creuses, hérissées de barbe brune, et j’aperçus que ses yeux, gonflés, rougis, pleuraient un pus ignoble… oh ! Ma bonne, quel fantôme hideux ! Quelle atroce image de la plus funeste défaite. La sentinelle l’écarta du geste et de la voix… il voulut passer outre, hurlant qu’il n’avait point mangé depuis l’avant-veille. Mais la garde vint barrer le sentier et un sergent le repoussa. L’infortuné chancela, tomba sur les genoux ; et il resta de la sorte à pleurer, étranglé par les hoquets, sans défaire ses pauvres doigts du manchon… " alors, un autre le rejoignit. Celui-là se protégeait d’une admirable mante d’hermine, mais trouée, fendue, presque autant que le vieux manteau de cavalerie qu’il avait en-dessous, que les débris de ses bottes ligotées dans plusieurs bandes sanguinolentes en peau de cheval. Sa barbe et ses cheveux roux le masquaient jusqu’aux yeux enfoncés à demi dans un bonnet cosaque en mouton noir. Il voulut passer. Il annonça qu’il était le colonel du 18e régiment de hussards, et qu’il devait toucher, à Smolensk, la ration pour les trente-huit hommes restant de ses escadrons. Il tira d’une sabretache pendue à son cou un papier. Il le déplia. Mais un officier de la place répéta les termes de sa consigne. Elle défendait qu’aucun homme de troupe, officier ou non, entrât dans Smolensk avant la garde impériale. On pouvait seulement leur permettre d’établir le bivouac sur les côtes de la route jusqu’au soir. Le colonel jura, et s’emporta. Rien ne fit. D’autres misérables arrivaient, en horde. Quelle lamentation ! Mille sarcasmes étaient adressés à cette garde pour qui l’état-major réserve, il faut bien le dire, tous les coups glorieux les jours de bataille, et tous les bons cantonnements. Si tu avais vu, ma bonne, ces figures violettes de froid, noires de crasse, hurler ensemble, injurier Dieu, les hommes et l’empereur ! Les uns se laissaient choir à terre en tas ; et ils pleuraient dans leurs manches, comme des petites filles ! Les autres frappaient le sol de leurs pieds presque gelés, en poussant des clameurs de vengeance !… les soldats de la place restaient impassibles devant le colonel et sa mante d’hermine : " nous " sommes une troupe organisée, nous avons nos armes " et nos chevaux. De quel droit refuserez-vous le " gîte de l’étape au 8e régiment de hussards, " criait son colonel. Voici mon brevet, ma " commission et mes pouvoirs ! " ah ! Le pauvre homme… son haleine fumait… il trépignait devant l’officier du gouverneur, qui, d’abord, s’excusa… puis demeura muet, derrière la barricade de briques brûlées prises aux décombres de l’incendie d’août, celui qui détruisit les faubourgs et la moitié de la ville, lors de l’assaut. Ah ! Ma chérie, ma chérie ! C’était à fendre l’âme… et quel froid !… quel ciel de plomb sur le paysage de neige et de boue, sur les flots verdâtres et rapides du Borysthène, entraînant des glaçons sales ! Mon dieu ! Et le chariot que tiraient malaisément les vingt chevaux de hussards parvint aussi. Au dernier effort pour le sortir de l’ornière, une des bêtes butta et s’abattit. Aussitôt la foule des sauvages se rua sur elle. On s’évinçait à coups de poing. On dégaina. On se jetait à genoux sur la proie. Les femmes descendaient agilement du chariot pour prendre leur part ; et le colonel, qui s’était précipité, sortit de la mêlée avec un morceau de viande sanglante, tandis que le saint chancelait aux cahots, qu’une corde se rompait, que la paille et les guenilles de l’emballage glissaient. Alors je vis la statue revêtue de plaques d’or, et des joyaux incrustés dans l’auréole. Il y avait un cœur de rubis dans une cavité de sa poitrine ; et sa face émaillée de bistre regardait par deux yeux d’émeraude. C’était le butin des escadrons, peut-être du colonel, ce grand saint précieux que les derniers chevaux du régiment traînaient vers la France… les hussards ne s’en préoccupaient guère. Ils s’appelaient, se demandaient du bois pour allumer des feux… il y en avait bien plus. Un vieux avec une barbe grise, courait dans une dalmatique de pope en étoffe d’argent souillée de crottin. Un autre s’était fait un turban d’un habit bleu dont les basques à retroussis rouges lui battaient la nuque, dont les manches nouées ensemble formaient deux cornes molles… même il trébucha dans son sabre, et donna du nez contre terre… la neige entière se couvrait alors de gens innombrables, désarmés, informes sous les haillons et rendus plus hideux encore par la clarté blanche du sol. Ils accouraient de toutes parts entre les voitures qu’amenaient de nouvelles dizaines d’animaux étiques, fourbus et moribonds. Berlines, landaus, télègues, coucous, calèches, chaises de poste et diligences, on avait tiré de Moscou tous les véhicules possibles… ils se suivaient à la file, emplis de ballots, chargés de vivandières, qui grelottaient, de nourrices cachant leurs petits entre leurs seins dans la chaleur du corps. Non, jamais, jamais on n’a lu ça, dans aucun livre ! Ma bonne ! Comment te dire, ces pauvres nez violets, ces joues où la plus effroyable angoisse était peinte, ces teints sinistres balafrés de suie, et de morve gelée aux narines ? Les genoux cagneux des hommes flageolaient dans les culottes rapiécées de morceaux disparates et ficelées de cordes ! Ils salissaient la neige, partout. Leurs haleines restaient en vapeurs contre leurs figures… soudain, ils se précipitèrent jusqu’à la maison du péage, qui était devant les glacis ; ils l’entourèrent, l’assaillirent, grimpèrent au toit et, à coups de hache, de serpe, de sabre, de crosses, ils la démolirent. Ceux d’en haut jetaient à ceux d’en bas les planches. En un instant, on avait ôté de leurs gonds les portes et les volets, déboîté les croisillons des fenêtres. Cela flambait déjà par tourbillons de fumée noirâtre, autour de quoi se couchaient les malades à peine abrités contre les coupures de la bise par les voitures. De la maison qui était en bois, il ne resta bientôt que la place. Mais une trentaine de feux pétillaient au milieu de la foule, devant les chariots. Alors toute cette misérable multitude s’accroupit là en attendant la venue de la garde impériale. Il y en avait jusqu’à l’horizon. Ils râclaient la neige de leurs ongles et la mangeaient. Les plus heureux rongeaient les os du cheval abattu, dont il ne demeurait que la carcasse et les sabots parmi une mare rouge ; des chiens léchaient le sang. En peu de temps, ils parurent s’endormir tous. Je les entendis ronfler. Cela faisait comme un bourdonnement de moustiques. " je voyais cela de ma fenêtre. Elle dominait le rempart en ruines, dans la maison où m’avait installée Augustin au mois d’août. Des maraudeurs en avaient, aux premières nuits d’hiver, arraché la porte et les auvents pour leurs foyers ; personne n’avait cependant osé rien entreprendre à l’étage, car plusieurs commis d’un munitionnaire étant venus, par réquisition, habiter les combles avec des paperasses et leur caisse, ils avaient voulu qu’un planton veillât toujours dans le corridor. " mon dieu !

« Mon Dieu ! Que de mois affreux j’ai passés dans ces trois chambres nues avec une Polonaise qui avait suivi son frère, capitaine de chevau-légers dans la garde. Nous pleurions ensemble. Elle chantait à merveille, et je l’accompagnais au clavecin, un méchant clavecin, trouvé là entre le divan de cuir et la table de chêne, si lourde qu’on ne la pouvait remuer.

« Les murs étaient peints de raies jaunes. Sous l’image de cuivre et d’étain qui représentait un Christ, la veilleuse empestait les pièces ; mais les servantes s’en allaient quand nous l’éteignions, en nous appelant impies et cannibales, dans leur langage de Moscovites.

« Tant que la bonne saison dura, nous nous promenions à cheval sur les bords du Borysthène, où sont des paysages d’une mélancolie charmante. On y rencontrait souvent des officiers achevant de se guérir du typhus, ou bien d’une blessure, et l’on organisait des parties de campagne d’assez bon genre.

« L’un des plus aimables était le capitaine Aimery de Tourange, qui avait émigré dans le temps de la Révolution, puis était revenu prendre du service au camp de Boulogne, quand Napoléon rappela les ci-devant pour commander ses nouveaux escadrons.

« Il avait la taille bien prise et les mains nettes, un visage en rapport avec son cœur généreux. Il ne tarda point à me découvrir ses sentiments à mon égard dans le langage le plus propre à séduire une femme sensible. Je l’étais alors ; mais l’image de mon cher Augustin occupait toute mon âme, que bouleversaient mille angoisses affreuses. Où était-il, à cette heure ? Peut-être, durant que nous découpions tous les quatre un pâté de Strasbourg sur l’herbette, au bord de l’eau, peut-être conduisait-il son régiment à l’assaut d’une batterie russe ; peut-être le fer des bombes menaçait-il la vie du héros ; peut-être gisait-il sanglant au coin d’un mur écroulé ? Ô tableaux atroces de ma détresse, comme vous me gâtiez les plus innocents des plaisirs. L’ami de ma Polonaise jouait gracieusement de la flûte. On eût dit Apollon prêt à vaincre Midas, quand il s’adossait à un sapin pour nous charmer par les accents d’une tendre musique. Les oiseaux se taisaient pour ouïr. Il ne semblait plus un farouche guerrier, sinon par les brandebourgs de son uniforme de hussard, qui collait aux plus belles formes viriles qu’on pût voir.

« Nos chevaux paissaient non loin de là. Le capitaine Aimery attachait une escarpolette à deux branches basses et nous balançait tour à tour.

« Il nous envoyait au ciel, disait-il. Parfois, la face barbue d’un moujik regardait par les trous du buisson, comme un faune antique. Ô jours heureux ! si la crainte la plus cruelle n’avait terni mon bonheur.

« Je crains que ma Polonaise n’ait accordé quelque faveur à son ami. Pour moi, je me défendis de toute légèreté. Aimery, cependant, ne manquait pas d’éloquence en exprimant l’ardeur de ses feux, quand nous revenions au pas de nos chevaux, le long des rives du Borysthène.

« ― Ah ! Charmante Malvina, disait-il, pourriez-vous oublier un instant le noble époux que vous adorez, si, la main sur les yeux, pensant à lui, vous vous abandonniez, un seul moment à mes transports. Vous chérissez en votre héros la vaillance et l’honneur communs à toute l’armée du grand Napoléon… Écoutez-moi, ce n’est pas Aimery qui parle, mais cette vaillance et cet honneur, qui, par mon humble voix, réclament de vos beautés la plus douce récompense, Malvina. Un guerrier qui demain sans doute affrontera la mort, ne saurait-il justement solliciter les Grâces de lui tresser auparavant une couronne. Ah, Malvina ! Laissez-moi cueillir non pas toutes les fleurs d’une couronne, mais la rose que vous gardez si jalousement… Malvina ! »

« Au plus, lui abandonnais-je ma main quand il devenait trop pressant. Deux ou trois fois, je permis qu’il me serrât longuement contre son cœur dans une clairière que baignait la lueur de la lune, et qu’il fallait passer avant d’atteindre les portes de la ville. Je m’imaginais à ces moments qu’Augustin rêvait de moi devant les tisons du bivouac, et qu’il souhaitait de m’étreindre ainsi. Non, soupirs qui m’enivriez alors, vous n’étiez pas ceux d’Aimery. Vous étiez ceux d’Augustin. Bras fiévreux qui enlaciez ma taille, vous étiez ceux de mon époux, et non pas ceux de mon galant. Front brûlant, qui rouliez sur mon épaule nue, vous étiez le front de celui qui rêvait là-bas, dans la plaine inconnue, à l’amour de sa chaste Malvina ! Lèvres, qui rongiez mes lèvres, vous étiez celles du songe qu’Augustin poursuivait endormi dans son manteau, sur la paille glorieuse du camp, au bord de la Moskova ! Non, vous n’étiez pas le front d’Aimery, ni les lèvres de ce beau fils, en uniforme de dragon vert. Vous étiez toute la passion de mon héros, et toute la vie de mon cher époux, lèvres et bras de l’autre !

« Jamais je ne t’aimai tant, mon Augustin, qu’aux heures de ces haltes. À travers les yeux d’Aimery, j’apercevais ton âme plus qu’en mon espoir de ton retour et qu’en ma mémoire de ton adieu.

« Cependant que le capitaine m’embrassait, mon imagination recevait tous les baisers que tu me donnas, celui de nos accordailles secrètes, dérobé derrière la grande porte de mon parrain, et ton cheval qui piaffait dehors, aux mains du soldat, t’en souvient-il ? Celui de nos fiançailles, dans le salon de mon père, devant la compagnie et la parenté en tous ses atours, et n’eus-tu pas l’audace d’appliquer longuement tes lèvres au coin de ma bouche jusqu’à me faire frémir ?… Et celui de nos épousailles, quand la berline nous emmenait au tapage des grelots et des grands trots, aux claquements de fouet, aux cris du postillon rouge, entre les abois des chiens. Et celui où nos corps se touchèrent pour la première fois en un seul frisson délicieux qui supprima tout l’univers, hormis notre désir d’être un seul soupir en deux bouches éperdues !… Avec le caprice de ce passant, j’ai revécu l’amour de mon époux adoré que j’ai tant attendu sur les ruines affreuses de cette ville maudite. Hélas ! bientôt Aimery et le hussard de la Polonaise durent rejoindre l’armée sur les bords de la Moskova.

« Depuis ce temps, les chemins furent infestés de traînards, de déserteurs, de soldats égarés et pillards, des Allemands surtout, qui s’étaient établis dans les châteaux, dans les villages de bois, et qui volaient tout sous prétexte de réquisitions. Maintes fois ils prétendirent nous prendre nos montures. Le gouverneur de Smolensk dut nous offrir une escorte de six Irlandais qui n’avaient pu rejoindre leur régiment. Ces braves garçons ne savaient pas un mot de français ; mais, pour honorer leur uniforme vert, ils faisaient le coup de feu dès qu’un homme s’approchait de nous. Un soir, ils furent assaillis par toute une bande de Wurtembergeois, que commandait un sergent gascon. Je l’ai reconnu à ses cadédis !… Nous eûmes juste le temps de fuir au galop… On ne revit plus les Irlandais à Smolensk, et force nous fut dès lors de rester dans la ville. Aussi bien, ne paraissait-elle guère plus sûre que la grande route. Des détachements de fuyards, appartenant à tous les corps, arrivaient sans cesse. À coups de baïonnette et de sabre, ils se battaient devant la porte des magasins militaires, où l’intendance leur distribuait de la farine d’avoine ; puis ils bivouaquaient, contre les murs des maisons incendiées, parmi les ruines.

« Il y en avait de toutes les nations : des Espagnols capturés à Somo-Sierra et enrôlés plus tard dans la Grande Armée ; des Allemands de Wrède, qui avaient déserté les postes de Gouvion-Saint-Cyr pour se rendre au pillage de Moscow, mais qu’on retenait là sous les canons de la ville et les fusils des patrouilles ; des suisses rouges, qui s’amusaient à fabriquer de petites horloges… mais tout ce monde mourait de faim. Les convois restaient embourbés, disait-on, dans les sables de Lithuanie. J’ai vu tout de même des chariots comtois amener les fournitures de la compagnie Héricourt dans les manutentions. J’ai reconnu le c. H. Sur les sacs et les caisses. On réservait le pain pour les quinze mille blessés et malades du duc de Bellune. Comme il ne restait pas de place dans les bâtiments intacts, on poussait seulement leurs chariots à l’abri de murs encore debout, et les chirurgiens les visitaient là. Les amputés remplissaient l’air de leurs gémissements. L’odeur des cadavres sortait des maisons noircies, sans toitures… ce fut la peste… lorsque le vent arrivait du sud, nous fermions les croisées. Une horrible senteur de décomposition et d’excréments soufflait sur la ville… alors parut une nuée de juifs roux ! Oh ! Les boucles grasses qui flottaient sur leurs cous, sur leurs lévites sombres ! Ils se répandirent par la ville, achetant les uniformes et les armes, vendant du pain et du lard, de l’eau-de-vie au petit verre. De bivouac en bivouac, ils poussaient de singulières brouettes, chargées de vivres ignobles. On commença de tuer les chevaux, et leurs carcasses, raclées au couteau, encombrèrent les rues, que les corvées de soldats nettoyaient mal. Personne ne se souciait plus de son devoir ni de sa tâche… " on apprit l’entrée de l’empereur à Moscow. Les soldats qui purent marcher, qui possédaient encore un shako et un fusil, s’assemblèrent, et partirent dans l’espoir de participer à la conquête d’un pays plus riche… la ville ne fut plus qu’un amas de ruines désertes, de briques écroulées et noircies, de maisons éventrées, avec des fenêtres béantes, des couloirs ouverts, des immondices et des pourritures en tas.

« Des légions de rats couraient les ruisseaux. Ils mordaient cruellement les pauvresses en quête d’une croûte, d’un os à demi rongé, d’un morceau à brûler.

« Quant à nous, depuis longtemps, nous ne sortions plus de la maison. Nous vivions sur le grand poêle en saillie dans le salon, couchées dessus à la mode russe. Un maigre feu de bois s’y consumait, car l’hiver brusquement arriva. Les neiges tombèrent, tombèrent sans fin. Pour avoir plus chaud, nous restions embrassées, la Polonaise et moi, dans les couvertures… Nous nous sommes bien aimées, en pleurant là, perdues, sans rien savoir. Mon mari, son frère, n’agonisaient-ils pas à l’heure même dans le fossé d’un champ ? Nos lèvres buvaient nos larmes… Nous sanglotions ensemble… Aussi, quand nous sûmes que l’armée de Moscow revenait, qu’elle allait atteindre Smolensk, nous ne cessâmes plus de guetter aux fenêtres les avant-coureurs… Et ce que nous vîmes, à la place de troupes glorieuses d’avoir atteint les extrémités de l’Europe, victoire à victoire, ce fut cette multitude affreuse, qui se ruait aux barricades et aux remparts, en implorant, qui s’affaissa, morne, autour de ses chariots et de ses tristes feux, qui s’engourdit là, très vite, immobile dans ses haillons souillant l’étendue de la neige…

« Je me souviens. Nous regardions une sentinelle que la patrouille quittait, après l’échange du mot d’ordre. Le pauvre garçon ! Si petit dans sa capote bleue ! Il gardait une barricade fermant un passage, entre deux murs. Il grelotta tout de suite, et tâcha de marcher. Il s’éclaboussa de neige en tapant ses semelles contre la terre. Un instant, il leva le visage vers notre fenêtre, un visage d’enfant hâve et famélique, un visage recouvert d’un énorme shako vert, d’un pompon rouge, d’une visière bordée de cuivre, et serré dans une jugulaire, par-dessus le lambeau de drap protégeant les oreilles. Il nous examina longuement. Nous vîmes les larmes soudaines jaillir de ses yeux, comme si nous lui rappelions son bonheur perdu. Peut-être, après tout, pleurait-il seulement de froid ; son nez devint blanc, entre ses joues violettes ; ses lèvres saignaient… Il tenait l’arme au bras et cachait ses poings sous les deux baudriers de buffleterie. Il essaya de courir de long en large, puis s’arrêta, comme suffoqué, dans une nuée d’haleine… Il ne bougea plus, il se roidissait. Tout à coup, il tomba d’une pièce, à la renverse, dans la neige… Des chiffons sortaient de ses chaussures fendues, qui s’agitèrent, au bout des jambes en convulsions… Et puis le corps se tendit… Il devint immobile… Nous ne comprenions pas ; nous le pensions évanoui… Du bivouac le plus proche, cinq ou six hommes se dégagèrent, avec une femme qui avait noué, sous le menton, ses lourdes mèches blondes en nœud de cravate. Elle se baissa vers la sentinelle et lui tâta le cœur, lui retroussa les paupières. Quand elle eut fait signe que c’était la fin, un chevau-léger polonais… je le vois encore avec ses basanes et son charivari bleu, outre une pelisse de hussard et une toque de cosaque, enleva les baudriers du mort, et le shako, pour déboutonner la capote… Un autre, vêtu de peaux de mouton ficelées à ses jambes et à son torse, défit les souliers ; la femme rejeta les pans de sa pèlerine pour dégrafer la culotte et la tirer… Mais elle trouva, là-dessous, une ceinture que le plus fort, un cuirassier en manteau blanc, obtint, car il écarta les autres à grands coups de bottes ; ses bottes dont il avait coupé le haut des tiges… Cependant, il leur remit quelque chose de l’argent qui garnissait le cuir. Puis ils se hâtèrent, et s’enfuirent. Il restait seulement un pauvre corps osseux, jaune et violâtre, sur la neige gelée… avec des ongles noirs et des mains sales, une bouche sanglante, des yeux opaques, contemplant le ciel. Là-bas, devant une calèche, le chevau-léger endossait la capote, la femme, assise, enfilait les chaussures fendues ; l’homme vêtu de peaux de mouton s’arrangeait en turban la culotte du mort ; le cuirassier comptait les pièces de son aubaine… puis dansa comme les clodoches du bal d’Idalie… " enfin, les clairons annoncèrent au loin l’arrivée de la garde. D’un bond cette foule se dressa, escalada ses charrettes, ses traîneaux et ses calèches, afin de recevoir l’élite. Tous se réveillaient, s’appelaient, abandonnaient les feux mêmes. " le premier peloton déboucha au milieu d’insultes. On lui montrait le poing… on l’accusait de ne plus jamais paraître à la bataille, sinon quand la besogne était faite, pour recueillir les lauriers conquis par la valeur et le sang des autres troupes. Pourquoi mangeraient-ils avant les autres, ces histrions de l’armée ?… " les vieux soldats ne daignèrent répondre. Ils marchaient en rangs et au pas dans leur tenue de route, le pantalon de corvée rabattu sur la guêtre, le bonnet à poil dans son enveloppe de serge et la capote lâche. Leurs officiers commandèrent le silence. Aussitôt, les injures cessèrent ; un murmure continua quelque peu, puis la foule se tut. Elle admirait ces hommes que ni la défaite, ni le froid, ni la faim, ni l’or gonflant leurs havresacs n’avaient détournés de leur devoir militaire. Leurs capitaines et leurs lieutenants criaient, ainsi qu’à la parade, des ordres exécutés aussitôt avec précision. Ils portaient leurs chapeaux dans des étuis de toile cirée verte, et leurs plumets dans des feuilles de parchemin liées au fourreau du sabre, comme s’ils devaient, à l’instant, sortir ces insignes de leurs gaines et paraître à une revue du carrousel. Presque tous avaient enveloppé le cuivre de leurs boutons ; leurs épaulettes pendaient au ceinturon dans un mouchoir soigneusement fermé pour empêcher l’or de se ternir. Les tambours avaient leur caisse au dos et les sapeurs leurs tabliers roulés à l’envers sur le sac. Les blessés, dans les charrettes, ne se plaignaient point. Ils se succédèrent longtemps au milieu du silence des bouches. On entendait seulement sonner la cadence régulière des mille pas. Et voici, n’est-ce pas, ce qui montre leur discipline. Un de leurs sergents, sans doute à bout de fatigue, ou tué par le froid, tomba hors du rang à la porte même de Smolensk. Il ne se releva plus. Un chirurgien constata la mort, et s’en fut. Eh bien ! aucun d’eux ne s’arrêta pour dépouiller le cadavre géant. Quand la première division d’infanterie eut défilé, un intervalle s’établit entre elle et l’artillerie de la garde, qui entraînait difficilement ses canons à travers la pente de glace. À ce moment, plusieurs se précipitèrent, s’écrasèrent sur le corps du grenadier, et déchirèrent le sac, d’où coulèrent des centaines de rouleaux, aussitôt éventrés. Plus de mille pièces d’or roulèrent, que les pillards se disputaient à coups de poing et à coups de dents, jusqu’à la minute où deux guides les dispersèrent par le trot de leurs chevaux. Mais, au lieu d’un cadavre, il y en avait neuf à la même place, quand la foule se fut retirée.

« Derrière la garde, la multitude entra dans Smolensk enfin. Quel soir ! Une charrette pleine de moribonds s’embourba devant nos fenêtres, sans que nul s’inquiétât d’eux. Ils se tordaient de douleur dans la paille et les vêtements qui recouvraient leurs membres… Las de geindre, l’un d’eux se redressa, enjamba les barreaux et descendit par la roue ; mais il tomba rudement à terre, et y resta, dans une mare rouge, en insultant l’Être Suprême… Des gens fuyaient, tout blanchis de la farine qu’ils dévoraient crue. Je vis une escouade rouler un baril d’eau-de-vie sous notre porte, le défoncer à coups de crosses, remplir ses gamelles et boire avidement. Les soldats bientôt chancelèrent, s’étendirent l’un auprès de l’autre, au bas de la muraille, ivres-morts… Des cris de femmes étaient déchirants. Des hommes marchaient le sabre à la main, pour sauvegarder le morceau de lard qu’un Juif venait de leur vendre au prix d’un joyau. Des fous gesticulaient et chantaient autour de brasiers immenses allumés partout et qu’on alimentait avec les bois des fusils, les carcasses d’animaux. Très tard, des patrouilles d’artilleurs à cheval refoulèrent les mutins en armes qui déchargèrent leurs pistolets. Une balle brisa notre vitre. Nous nous réfugiâmes derrière le poêle, la terreur nous rendit stupides. Nous entourions nos têtes avec nos mouchoirs pour ne plus rien entendre.

« Nous restâmes ainsi jusqu’au matin. C’est dans cette posture qu’Augustin nous découvrit. Je ne le reconnaissais pas, tant la fièvre me brouillait les esprits. D’ailleurs, sa barbe le défigurait. Ses lèvres craquées formaient deux tumeurs horribles à voir. Le capuchon de sa pelisse lui cachait les sourcils… Il me conjura de partir aussitôt. Il accourait de l’arrière-garde, au galop. Pour m’avertir, il avait obtenu de porter à l’Empereur les rapports de Davoust. Si je ne fuyais, les Cosaques me couperaient la route. Il ferma lui-même mon nécessaire de voyage et mon porte-manteau. Il me glissa dans le corset une liasse de bons du Trésor. Car il avait changé l’or et l’argent de ses prises heureusement vendues aux Juifs de Wiazma, dès qu’il avait prévu le mauvais état de nos affaires et que jamais son convoi de quatre voitures pleines n’arriverait en France. Je quittai donc Smolensk immédiatement. Notre kibitka, comme ils disent, traversa cette ville maudite, cette ville de décombres fumeux et d’odeurs cadavériques. Les gens restaient à l’abri des ruines, derrière les tas de briques, mais non dans les maisons qui exhalaient la puanteur des tombeaux. Au milieu de la place d’armes, nous retrouvâmes le saint doré debout dans la charrette parmi tant de vaisselle. Son cœur de rubis avait été arraché du creux de la poitrine. Il dominait les bivouacs établis là. Il semblait les bénir de son geste saint ; deux doigts levés jusque son auréole. Comme ça… oui… comme ça ! " sur cette place, des femmes russes en jupons rouges vendaient cher des gobelets qu’elles remplissaient avec le kwass de leurs cruches, une sorte de bière aigre dont se contentaient les moins pauvres des soldats errants. Quelques-uns gardaient encore, passée dans la ganse du bonnet de police, leur cuiller d’ordonnance, leur cuiller d’étain, et, moyennant un rouble, des moujiks la remplissaient de vodka, amenée de loin en barils dans leurs traîneaux. Hors de la ville, le camp continuait. C’était la même suite de calèches, de cabriolets, de chariots, remplis de militaires engourdis entre les ballots, de blessés qui hurlaient sous leurs haillons. Je vis un homme qui ôtait les boyaux au ventre d’un cheval mort. Près de lui, des misérables attendaient la distribution de viande. Une femme le suppliait ; même elle se dégrafa, elle lui montra sa poitrine pour tenter… malgré l’épouvantable froid. Au loin, des cadavres d’hommes, dépouillés, absolument nus, gisaient sur la neige boueuse, autour de tisons éteints. Les corps étiques étaient bleus, les faces comme des abcès noirs et sanguinolents hérissés de barbe… plus les trois chevaux de la kibitka s’éloignaient des faubourgs, plus on rencontrait de ces malheureux, morts dans la nuit, de désespoir, de faim et de froid ; car toutes les foules avaient cru trouver à Smolensk des vivres, un abri. Il leur avait fallu reprendre la marche, sans l’espoir de finir leurs tourments ; et cette effroyable certitude les avait tués en grand nombre. " à trois lieues de la ville, au dépôt de l’artillerie de la garde, Augustin eut beaucoup de peine à me faire rendre mes chevaux, qu’un courrier de l’empereur venait de choisir pour sa voiture et son sac de dépêches. Ce M. De Sonis était par bonheur un galant homme, qui nous proposa de faire route avec lui ; mon mari crut pouvoir me confier à son honneur. Nous n’avions pas le temps de respecter beaucoup les convenances. On avait vu les cosaques rôder déjà sur la route de Krasnoë. Je me jetai dans les bras d’Augustin. Il me porta jusqu’au traîneau, tout éperdue. Et l’attelage partit au galop dans la plaine de neige. Huit jours nous avons couru, nous arrêtant juste pour manger ou pour nous réchauffer en buvant le thé du samovar commun, dans les maisons de poste. Quelle affreuse odyssée, ma bonne !… rien qu’un pays de neige… de temps en temps, les maisons de bois d’un village et son église, dont le clocher a toujours la forme d’un gros oignon, la tige en l’air… nous filions très vite, parce que les rustres déguisés en cosaques, armés de piques et montés sur leurs bidets de carrioles, sortaient des fermes pour nous donner la chasse… quelles transes ! Il n’y avait de consolant que l’éclat incomparable des nuits étoilées et de la lune éclairant la neige des paysages… " M. De Sonis est un gentilhomme de grand cœur et de manières parfaites. Son âme poétique sut parler à la mienne de ces spectacles sublimes… en quelque sorte, il me consola de mes malheurs… il prit congé vers Koenigsberg, pour achever la route à cheval. Moi, j’avais hâte de vous revoir, d’apprendre des nouvelles. J’accourus de poste en poste… j’ai traversé beaucoup de villes sans retenir leurs noms même… " à l’écouter, dans sa mémoire, Omer eut froid à l’âme et au corps. Comment parlait-elle là, celle qui avait connu tant d’épouvante ! Il craignit que le fléau ne vînt jusqu’à lui. Déjà, comme un avant-coureur, le froid posait aux vitres son masque de givre. On se rapprochait des arbres incendiés dans l’âtre. Le bisaïeul déclamait contre l’empereur, qui n’avait rien prévu des hasards d’une pareille campagne. Maman Virginie nommait Jésus. La tante Malvina recommençait les phrases de son récit… Et, de nouveau, l’enfant imaginait cette foule de soldats piétinant au loin la neige russe, et mordant la chair crue qu’ils arrachaient du cheval avec les dents.

Ils peuplaient les cauchemars de ses nuits. Une fois, lui-même se croyait dans la viande d’une bête ainsi dévorée par l’oncle Edme, qui l’avait saisi dans sa charrette, et qui lui disait : « Mais oui, je te reconnais bien, tu es mon neveu, mon petit Omer Héricourt… Seulement, j’ai grand’faim. Ça m’attriste fort de te manger, mais il le faut… il le faut… prépare-toi à être mangé, mon petit Omer. Va, je ne te ferai pas de mal, pas de mal du tout… J’irai tout doucement… Ne pleure donc pas. Tu me fais de la peine… À quoi bon, puisqu’il faut que je te mange ?… » et le capitaine se pencha vers lui. Mais voilà les dents et la figure de l’ogre subitement… Omer se débattit. L’ogre disparut pour laisser place au triste visage de l’oncle, obstiné cependant à se repaître. Et cela prenait d’autant plus d’apparence véritable qu’il répétait sa promesse de ne pas faire mal, de s’y prendre très doucement, ainsi qu’il convient à un parent pitoyable. Cette répugnante aménité convainquit le dormeur d’une certitude. Et la tête de l’ogre encore remplaça celle du capitaine pour se pencher. Omer voulut crier. Il ne put. À l’issue de sa gorge contractée, aucun son ne vint. Toute sa chair se crispa sous la dent froide du monstre… Enfin, il put quasi beugler, se réveilla devant Céline en chemise, qui le touchait au front. L’ogre ou l’oncle n’étaient-ils pas dans la chambre ?…

Bien qu’il ne les aperçût point, il sanglota. Sa voix convulsive dénonça l’horreur du songe à la servante qui l’enleva des couvertures, mit sa joue contre la joue en larmes, qui consentit à la prière de le coucher avec elle. Au giron de sa nourrice, il se crut en sécurité dans la chaleur féminine. Il cessa de craindre. La veilleuse éclairait nettement les poignées en cuivre de la commode ventrue, les dossiers concaves des chaises, les rideaux de lit accrochés à la hampe d’une grosse pomme de pin dorée, le guéridon et le pot à tisane, la vaste image même de la sainte vierge plaçant la colombe sur le doigt du petit Jésus. Céline le dorlota contre sa molle poitrine. Gémissant toujours, il s’inquiéta de savoir si la nourrice l’avait allaité de même que la fermière allaitait le petit Georges. Sans rien dire de sa curieuse envie, Omer chercha l’entrée de la chemise rude. Il passa la main et ce lui fut exquis de toucher la robuste mamelle tendue… il écouta trembler en soi le désir de happer la chair qui fleurait la chaleur. Pourquoi tremblait-il ainsi d’une impatience douloureuse, pendant que les doigts dénouaient le cordon de coulisse, écartaient la toile et en faisaient surgir l’énorme sein branlant. " tu ne pleureras plus, mon chéri ?… ne mords pas… tu mords… rentre tes quenottes, au moins… attends, goulu !… puisqu’il n’y a rien dedans ! " honteux, il suçait la chair un peu salée. C’était exquis au goût. Mais, à son âge, un garçon ne devait plus faire cela. Cependant il se calmait ainsi, parce que sa bouche engloutissait de la bonne chair chaude ; et, par là, Céline entrait en lui, comme il se blottissait en elle, surpris de tant de bonheur voluptueux. La savourant, il s’endormit, frais, placide. Quelques

V

Quelques jours après, tante Malvina fut très belle. Baignée, coiffée, elle parut en douleur, pimpante, rafraîchie par un spencer de velours orange à épaulettes et qu’un cordon de soie fixait sous l’opulente poitrine. Ces appas, non moins que le courage marqué par cette transformation féerique, décidèrent l’amitié du petit garçon.

Le dimanche, elle le conduisit à la messe. Il n’aima guère voir les paysannes du bourg se retourner, moqueuses, sur la dame. En effet, elle portait un chapeau de haute forme, pareil à celui de l’oncle Edme, quand il n’était point vêtu en dragon, un chapeau luisant, piqué d’une cocarde verte, et qu’elle appelait vaniteusement : « mon jockey ! » Elle l’avait reçu de Paris dans une caisse, par la malle-poste. La tante ne semblait pas s’apercevoir des ironies rustiques, des sourires malins qu’échangeaient les hommes en ôtant, pour cracher, la pipe de leurs bouches. Mais elle s’avançait toute fière et joyeuse, sûre de soi. Omer jugea qu’elle avait raison. Ces rustaudes en tablier de soie noire, à lourde cornette tuyautée, roide, ignoraient certainement « le bon genre ».

De la tante, il chérissait de nouveau les parfums. Qu’elle modulât de sa bouche délicate l’air de la Reine Hortense en secouant les lumières de sa belle face et les topazes oblongues pendues à ses fines oreilles, Omer sentait la vie grandir. Et lui-même, à tue-tête, criait :

Faites, reine immortelle,
Lui dit-il en partant,
Que j’aime la plus belle
Et sois le plus vaillant !

L’hiver finit. Ensemble ils coururent, chantant ainsi par le chemin de gazon nouveau, de renoncules écloses en or. Elle le tenait à la main ; elle sautait fort dans ses jupes d’organdi brodé de rouge. Ils étaient deux ivresses printanières que persiflaient les moqueries des oiseaux dans les arbres. Elle l’amusait mieux que ne l’amusaient les gamins du village. Comme sa jolie taille fléchissait avec grâce. Comme son teint rafraîchissait les lèvres, quand elle le prenait à bras pour l’embrasser vigoureusement. Elle lançait le ballon à des distances parfaites, ni trop loin ni trop près ; et il revenait de lui-même dans les mains. Et le diable donc, comme elle était adroite pour le faire ronfler sans trêve au centre de la ficelle que mettaient en branle ses jolis poignets. Sa personne portait une collection de breloques hollandaises en vieil argent : un remouleur activant sa roue, un minuscule moulin aux ailes mobiles, un cœur qu’on pouvait ouvrir. À son bras quatre camées romains unis par des maillons d’or, représentaient la course d’un char à trois chevaux, une jeune fille élevant la coupe près d’une petite colonne, un homme à jambes de bouc qui versait d’une corne dans une autre une courbe de liquide, une danseuse croisant ses pieds pointus, et entourée par le vol de son écharpe. Ces personnages, taillés sur champ d’agathe pourpre, dans un filon de pierre blonde, ne lassaient point l’admiration d’Omer.

Ils lui représentaient le temps d’autrefois. Était-il possible que l’artisan eût travaillé ces joyaux, dix-huit siècles avant le sourire et la parole diserte de Malvina ? Quoi, l’on pouvait ainsi toucher, sans dévotion particulière, ces objets dignes de foi ? Des heures, il les palpait docile et pieux, durant que Malvina parlait à Virginie. Couchée dans le lit de la chambre ducale, la mère écrivait ses comptes et ses lettres sur un portefeuille en maroquin cramoisi, à doublure verte.

Songeant aux prestiges de la tante Malvina, le sens de la richesse prêta quelques opinions nouvelles. Qu’elle possédât des attelages et les livrées magnifiques des laquais ; qu’elle vécût d’habitude à Paris, dans une somptueuse maison, entre ses voyages ; qu’elle fût saluée par tant de messieurs, qu’elle parfumât la pièce où elle s’asseyait, rieuse et les gestes luisants de bagues, de bracelets, de joyaux : c’était le résultat de l’opulence. Maman Virginie pouvait moins de luxe. L’appartement de la Chaussée d’Antin, on l’avait abandonné définitivement. Avant son départ pour l’Allemagne, le général Lyrisse disait aux visiteurs avoir demandé ce poste, non loin de Nancy, afin de surveiller le domaine et d’en tirer la subsistance. Voilà pourquoi maman Virginie courait elle-même les champs, tous les jours, enveloppée de sa grosse mante, les socques aux pieds, avec la fermière Eulalie l’abritant d’un parapluie rouge. À l’écurie deux chevaux somnolaient. Les chiens de chasse occupaient les autres stalles. Parfois, les ardoises enlevées du toit par le vent jonchaient, tout un mois, les avenues, faute de manœuvre pour les ramasser. Depuis que la chaise de poste était partie pour la guerre, avec l’oncle Edme on ne montait plus en voiture, car l’essieu de la berline reposait, à gauche, sur un tréteau, une roue s’étant rompue. De beaux habits, chamarrés aux coutures, n’habillaient pas les deux domestiques, mais de vieux spencers de chasse, à boutons de cuivre, qu’ils enfilaient par-dessus leurs culottes mêmes de cuirassiers. Les bas de coton se drapaient à gros plis autour de leurs jambes, et ils portaient des escarpins sans boucles.

Sur le fauteuil du parrain, le velours d’Utrecht jaune était verdi à la place de la tête, et les fleurages s’effaçaient parmi l’usure des accoudoirs. Devant l’âtre de ce salon, où l’enfant vivait surtout, quatre morceaux du plancher se déboîtaient aisément ; un autre restait entamé par la brûlure d’une bûche ancienne. Omer s’amusait encore à défaire ces plaques de bois, pour voir, en dessous, le ciment, puis à les juxtaposer de nouveau, sans erreur. Devant les portes des chambres, dans les corridors, les tentures pendaient en loques, et partout la peinture des boiseries s’écaillait au long des fentes, se noircissait à l’endroit où les mains touchent les portes, où le balai heurte les plinthes.

Chez tante Aurélie, faubourg saint-Honoré, chez tante Malvina, faubourg Saint-Germain, tout au contraire, les murs brillent, sans tache, entre les cannelures des colonnes. Les planchers égaux mirent les griffes de bronze terminant les sièges et les tables. De légères tentures de soie verte ou bleue, présentent les dessins de leurs damas ; mille bibelots précieux, statuettes de métal et d’ivoire, assiettes peintes, pendules en forme de temples ou de lyres, intéressent les yeux. Chez elles, Omer concevait mieux l’obligation de se tenir sage pour ne rien écorner ou tacher de ces choses admirables.

Au château de Lorraine, tout se flétrissait. Omer ne pensa point que les rares amis venus en visite, le curé surtout, pussent être moins bien logés. De Nancy, les maisons lui semblaient seulement les annexes des boutiques, et les marchands des domestiques spéciaux empressés de satisfaire et de servir, non moins que Céline, ou bien la fermière Eulalie, quand elle courait quérir des œufs au poulailler, si maman Virginie maugréait trop.

À la grille, les mendiants chargés de lourdes besaces se lamentaient. Ceux-là seuls lui parurent des pauvres. Il leur devait, heureusement, le respect du malheur inscrit dans la saleté de leurs figures et la crasse des haillons. Cependant, il les croyait capables de tout un mystère qu’ils dérobaient sous leur apparence humble. Il ne l’eût point surpris que, de leurs surtouts, un roi couronné, une fée adamantine fussent brusquement sortis, majestueux. Donnant un liard et une tranche de pain bis, il souhaitait ce spectacle d’apparition. Maman Virginie confirmait l’espoir ; elle conseillait la bienveillance et la vénération envers les misérables pour le cas où s’opérerait le miracle. Il approuvait cette prudence excellente, et ne s’en fût pas départi.

Alors une hiérarchie lui devint évidente.

Ceux tachés de plâtre, noirs de suie et de limaille, ceux portant des échelles et des fardeaux, les paysans aux hardes terreuses et au geste tardif, ceux qui traînent des brouettes et se courbent sous des hottes, ceux qui accompagnent des chevaux énormes, lents, barbus aux pieds, lui parurent la multitude des méprisables, toujours résignés à l’insulte, et incapables de paroles faciles. Les marchands et les domestiques, c’étaient des mains qui offraient les victuailles et les friandises, des bras qui portaient, des gestes qui s’empressaient de satisfaire ; c’étaient de benoîtes personnes soucieuses de ne pas encourir les reproches, un peu parentes et qu’on protégeait. Les soldats lui représentaient le peuple, qui dans l’histoire agit, qui proclame les rois, qui se révolte, qui court, qui vit. Il croyait que les hommes de la Révolution portaient tous l’uniforme militaire. Leur risque d’être tués les maintenait à l’étiage inférieur, tandis que la splendeur du costume les élevait sans conteste, au-dessus des castes précédentes. Seuls, les mendiants, pour le mystère de leurs allures et les fées qu’ils recèlent parfois en eux, inspiraient de la crainte. Jésus lui-même lave leurs pieds. Comme les portraits des magiciens et de Moïse, la plupart se paraient de barbes épaisses. Peut-être, encore qu’ils fussent pauvres, auraient-ils pu dominer tout.

L’oncle Augustin, l’oncle Edme, le colonel Pithouet, grand-père Lyrisse, tous les officiers, il les comptait pour inférieurs au prêtre, le confident de Dieu, ce gros homme bedonnant, ami de la belle tante, et qui montait du village au château, le dimanche, après vêpres, en redingote marron. Mais Omer l’avait aperçu vêtu d’or pendant la messe, et debout devant la foule agenouillée, silencieuse, confondue. Envers celui-là, maman Virginie abdiquait son pouvoir. Et les évêques, à la Fête-Dieu, sous un dais de brocart ! Les cloches tintent par toute la ville. Les rues se jonchent d’herbes. Les filles en blanc suivent, avec des voix angéliques… Voilà les puissants ; ceux qui ne vont pas mourir dans les boues lointaines. À leur passage l’humanité se prosterne. De peur de déplaire à un maître si fort, Omer, dès le salut au prêtre, s’enfuyait du salon.

Au même rang social, il plaça les tantes Aurélie et Malvina. Des hommages presque pareils les accueillaient. En outre, elles étaient belles. Leurs équipages valaient, certes, le dais de la procession, et leurs salons l’intérieur des chapelles. Leurs maris comptaient pour rien.

En son rêve d’avenir, il se voulait sous la dalmatique épiscopale, dans la calèche de tante Malvina, les cavaliers saluant, le peuple adorant, les soldats présentant les armes.

Au-dessus des tantes et des princes de l’Église, peut-être existait-il un empereur au nom de qui sonnaient les fanfares, les orgues, au nom de qui battaient les tambours. Peut-être.

Semblable à un prêtre en petite tenue, le bisaïeul parlait aussi de religion, pouvait beaucoup.

Omer essayait de comprendre ce que maman Virginie et la tante Caroline s’expliquaient du vieillard. Sans paraître laisser le livre d’images, ni son troupeau de bois, il écoutait. Malheureusement, les dames parlaient trop vite.

L’opération était, pour lui, lente et difficile qui tâchait de fournir leur sens aux mots entendus, et surtout leur pensée juste aux phrases. De même qu’il méditait sans réussir à exprimer sa méditation, de même les discours des grandes personnes lui suggéraient mal très peu de choses. Il se méfia de ses interrogations auxquelles il lui parut qu’on répondait par des mensonges moqueurs. À la mine des gens, il devinait fort bien qu’ils leurraient son innocence. Plus il avançait dans la vie, moins il questionna, car toute une catégorie de préoccupations relatives à l’argent, aux amis, à la parenté, à sa sœur Denise, lui était soigneusement interdite par la raillerie sournoise des siens. Néanmoins, il apprit que le bisaïeul possédait la fortune de la maison et qu’il la lui transmettrait un jour, à condition d’étudier. Le souvenir de telles paroles retenues bien qu’on eût cru les prononcer hors de son attention, lui était une preuve agréable de sa malice. Aussi devint-il expert dans l’art d’écouter tout, sans éveiller la prudence de ceux qui le contemplaient alors chevauchant le coursier de bois à bascule. Des propos, même obscurs, il ne perdait rien.

Il les ressassait en soi, les comparait à d’autres, finissait par entrevoir leur signification, au bout de quelques semaines ou de quelques mois. Une fois l’idée conquise, et en réserve, il oubliait rapidement les phrases et même les circonstances de leur apparition. Par là ses assurances augmentèrent. Il acquit des sentiments à l’égard de chacun.

Vers ce temps-là, Omer Héricourt s’aperçut que sa mère, sa tante Caroline lui demeuraient lointaines, imprécises et caressantes, grondeuses un peu. C’était tout d’elles. Du vieillard éducateur, au contraire, il savait beaucoup de choses : un esprit acharné à instruire, une largesse en cadeaux somptueux, la sévérité de ses brusques colères, lui rougissant les joues et les oreilles, injectant de lumière les gros yeux furieux. La vie de l’enfant dépendait entière de celle-ci, sa vie présente et future, l’avenir de sa fortune. Caroline Cavrois, méticuleuse et triste, plutôt bougonnante, laide en outre, ne paraissait pas s’occuper de son pupille ! De cette négligence, il concluait qu’elle ne le pourrait enrichir. Ainsi l’avait toujours craint grand-père Lyrisse.

D’ailleurs la tante Caroline était sournoise, même hostile quand elle demeurait tout un après-midi sur les coussins d’une bergère, en répétant le geste machinal de savonner ses mains grasses, garnies d’anneaux en or nu, sans pierreries.

Omer l’aima peu : elle l’interrogeait sur la table de Pythagore dès qu’elle pouvait lui prendre l’oreille dans un coin. Pourtant, certain jour, elle le mena voir l’escamoteur qui dressait son tréteau devant la grille, au milieu d’écoliers et de badauds narquois. Un jeune homme en longue redingote appelait dans un clairon. Une grosse femme battait le tambour énergiquement, inattentive aux soubresauts de son ample châle vert et jaune. Entre eux, l’opérateur se dépouillait d’une houppelande incolore, pour laisser voir la sincérité de ses bras nus et poilus hors d’un gilet à carreaux marrons et blancs, comme ceux du pantalon qui serrait la bedaine. Sa faconde invoquait les traditions de l’art magique, pendant qu’il plaçait des balles en drap de couleurs sur les trois gobelets devant recouvrir la muscade. Que ne fit-il point de surprenant ? La muscade passait sous une timbale d’étain, sous une autre, d’après l’ordre de la baguette, à travers la table, probablement. D’un chapeau, il extirpa deux tourterelles vivantes cueillies dans la coiffe. Les miracles succédaient aux miracles.

Un rustre doutait-il ? L’escamoteur lui donnait à tenir dans la main le fichu écarlate qui, la main rouverte, paraissait un chiffon bleu en loques, mais, la main ayant été refermée, rouverte encore, la soie écarlate et neuve en sortait intacte, comme devant. Omer, incrédule d’abord, cherchait à découvrir le subterfuge. Peu à peu la franchise du bateleur le convainquit. N’avait-il pas fait tenir au petit Bertrand Lefebvre le chapeau dans lequel fut confectionnée l’omelette ; et Bertrand affirmait n’avoir rien vu d’insolite, rien autre que des œufs cassés, battus par la fourchette et qui fumèrent, s’épaissirent, devinrent la solide omelette lancée en l’air, rattrapée dans le couvre-chef. Certainement cet homme trapu possédait la puissance artificieuse qu’il prétendait tenir du roi Salomon, à en croire son intarissable discours. Mme Cavrois s’ébahit même jusqu’à donner une pièce blanche quand la dame au châle vert et jaune tendit le plateau de la quête.

Avant cette heure de révélation, les histoires du bisaïeul, touchant la vie des Mages, d’Hiram, l’architecte des Chevaliers du Temple, des Rose-Croix, des Illuminés d’Allemagne, de Cagliostro, de Cazotte, semblaient certes avoir été véridiques, dans les temps fort anciens, mais Omer soupçonnait le siècle actuel de ne point souffrir aisément la répétition de leurs réalités singulières. Que jadis Moïse eût fendu la mer avec sa verge sacrée, c’était sûr. Cependant l’empereur Napoléon lui-même n’eût pu, estimait-il, recommencer le prodige, bien qu’il fît tomber les murs des villes au son des canons, comme Josué les fit s’abattre au son des trompettes ; lesquelles, selon le bisaïeul, pouvaient bien avoir été des canons d’une sorte particulière, ainsi nommés pour le bruit spécial de leurs détonations. Aujourd’hui la preuve des miracles existait. Ce bateleur arrogant et misérable avait accompli choses contraires à l’ordre naturel. Si un pauvre hère pouvait tant, que ne réussirait pas un magicien de haut parage, quelqu’un entre ces sublimes chevaliers de l’Art Royal qui correspondaient avec le vieux parrain. Omer s’en convainquit fermement.

Dès lors, il s’appliqua mieux à concevoir les enseignements donnés dans le salon jaune. Maman Virginie, toujours malade, n’interrompait plus les leçons. Malvina était en promenade avec le curé, au loin.

À certaines heures le château tombait dans le silence, et le disciple n’entendait que la voix du bisaïeul, le pressant de répondre au questionnaire.

Sans doute parce qu’il flairait les approches de la mort, le vieil homme hâtait davantage l’éducation d’Omer.

― Petit, petit, il est temps que tu recueilles ma volonté et mon savoir : tu les garderas en toi, dans les retraites de ton esprit, jusqu’à ce que ta raison ait appris à les rendre utiles, par les moyens de tes actes et de tes discours… Je suis l’outil émoussé, brisé, dont se servit Dieu, soixante ans, pour améliorer le sort des peuples… Tu seras l’outil neuf et solide qui terminera la tâche… Petit, petit, ne regarde pas en l’air la toile que tisse l’araignée à l’angle du plafond…, ne regarde pas les oiseaux du ciel, ni les branches du parc… Regarde avec les yeux du cœur les images de ma pensée… Il est temps, il est grand temps de ne te plus distraire pendant mes leçons… car pourrai-je encore, un an, te les donner ? Apparemment j’irai bientôt dormir au sein de notre mère la terre, en me transformant par les mille vies de la corruption… Écoute, petit, écoute… Vois combien ma vieillesse t’implore. Immole ta jeune impatience des jeux au désir de réaliser le plus beau vœu d’un triste moribond… Et je te laisserai, par héritage, ma truelle, mon marteau, tous mes bijoux de maçon… si tu veux apprendre sagement ce que j’enseigne… Allons, petit, ouvre ce volume de l’Ancien Testament… et parlons de Moïse qui connut la lumière divine…

C’était encore un petit enfant comme les autres héros, un petit enfant sauvé des eaux par la fille du Pharaon, à l’heure du bain. Cette parité d’âge entre eux prévenait Omer favorablement. Il était tout oreilles pour écouter la merveilleuse histoire. Dix fois l’ancêtre recommençait l’explication. Sa large face ravinée, touffue de sourcils blancs et noirs, excavée autour des yeux profonds et si vivants parmi les fines loques des paupières, semblait alors le plan même du pays d’Israël. Dans les creux de ses rides, que de pasteurs avaient dû pousser leurs moutons gris, comme les bergers de Lorraine dans les chemins encaissés du voisinage !… il disait aussi les légendes des pays étranges dessinés sur les pages des albums, où les dieux avaient quatre têtes sereines, et quatre mains qui tenaient des emblèmes. Indéfiniment, l’ancêtre tournait d’autres feuilles, nommait tous les héros et tous les fondateurs, celui qui déroba le feu du ciel, et celui qui dressa les premières cités en assemblant les chasseurs aux sons de sa lyre.

Dès le printemps du parc, Omer fut un jeune Brahma ravi de sa création. Son haleine attirait les fleurs sur les rameaux encore nus du cerisier ; son regard faisait éclore les parfums des violettes parmi le gazon. De sa bouche heureuse s’était envolée, sans doute, la fauvette grise qui fendait l’air. Chacun de ses pas ressuscitait le perce-neige et les renoncules. L’enfant se dérobait à la raison, quand elle dénonçait l’erreur du rêve :

― Céline ! C’est moi qui appelle au bout de la branche les clochettes du lilas. Tu vois ?… j’ai dit : « sois un lilas, » et j’ai soufflé. Et voici.

― Vraiment ? ― répondait la bonne Céline en levant ses mains dévotes. ― Ah ! Vraiment ! je suis Brahma, l’initié, qui transformait la nature et qui soutenait le monde sur une chaîne. Tu sais, j’ai quatre visages ; et chacun est une des saisons. Aujourd’hui, j’ai mon visage de printemps, Céline ! Cueillons un bouquet de lilas pour maman Virginie, un bouquet de violettes pour tante Caroline… vite, Céline !… et maintenant, regarde comme je saute… une, deux, trois… je saute jusque dans le soleil. As-tu vu ?… j’étais devenu le soleil, comme Ammon. ― Ammon ? ― Ammon, qui sut attirer le soleil dans les miroirs de son temple, des miroirs grands comme d’ici la ville, des miroirs de cuivre poli où toute la chaleur des fluides restait et que les pèlerins venaient adorer en voyageant à travers les sables, longtemps, longtemps. Et quand ils avaient bien appris toute la sagesse d’Ammon, quand ils connaissaient toute la lumière, on leur donnait une corne… écoute, Céline, écoute !… on leur donnait une corne qui était en lumière aussi, et qu’ils portaient sur la tête… tu n’écoutes pas, Céline ! Céline tricotait en marchant, et fredonnait son air favori : chante, rossignol, chante, si tu as le cœur gai. pour moi, je ne l’ai guère : mon amant m’a quittéelala lala lalaire, lala lala lalala ! il ne la persuadait pas toujours de prêter une attention assidue, même lorsqu’il put dire comment Orphée, le mage, avait réuni par les prodiges de son éloquence les chasseurs épars aux bois, comment il les avait instruits dans l’art de bâtir les villes, abri des existences fraternelles. En récompense de ses progrès, l’enfant reçut de Paris une belle lyre en bois dont la base contenait des pralines : car le parrain honorait le savoir, généreusement. Les pralines mangées, l’instrument demeura, prétexte de danses et de postures gracieuses, devant les glaces des trumeaux. Omer pensa charmer, lui aussi, les bêtes féroces, Médor et les hommes semblables à lui-même, toute l’assistance des miroirs. Une glace suffisait pour qu’il fût deux : le maître et le disciple, le prophète et le peuple. Dans l’ancienne chambre de la duchesse de Lorraine, ordinairement interdite à ses ébats, le triptyque de la psyché lui donnait même trois auditeurs, s’il parvenait à se tenir là pendant les lectures de sa mère. Muet par crainte d’interrompre la savante, il s’amusait à vivre la gloire des bardes. Ou bien, il se voyait, à la cime d’un roc, Prométhée farouche et orgueilleux d’avoir dérobé au ciel le secret du feu qui modifie les choses, réchauffe les membres, qui rôtit les viandes et qui rassemble la famille autour de l’âtre, fond les métaux.

D’autres jours, fouillant, de sa pelle, le terreau des plates-bandes, puis le moulant à la forme du petit seau, il se louait de construire les maisons de vastes cités, de reprendre la tâche d’Osiris en Égypte, d’élever les pyramides et les sanctuaires, où Moïse viendrait tout à l’heure, avant Thalès et Pythagore, apprendre les sciences et les lois. Omer en promulguait quelques-unes pour l’usage des bestioles qui fuyaient la fourmilière ouverte.

Le matin, dans sa chambre, à demi nu, entre les genoux de Céline qui l’épongeait, pourquoi se fût-il distingué de ces premiers sages prêchant, ainsi dévêtus, autrefois, les principes de l’Art Sublime, au bord des fleuves de l’Inde et de l’Égypte, au long des routes marchandes, au parvis des temples, et qui portaient le nom impossible à retenir, le nom pour lequel la canne du bisaïeul cognait les doigts cruellement : « gym-no-so-phistes… » dans les bois, dès la vue du gui, l’enfant se plaisait au rôle du druide. Couronné de feuilles, il était habile à manier la faucille d’or plus puissante qu’un sceptre ou qu’un glaive pour courber en adoration les têtes d’un peuple. Caroline riait, l’embrassait, disant : ― alors, tu es un druide… tu n’es donc plus Moïse, à présent ? ― c’est la même chose. ― bah ! ― ils commandaient les nations, tous, Moïse et les druides, avec les lois d’égypte… ― ma chère belle, ton grand-père le rendra sot, ce petit !… ― ah ! Ma bonne, ― répondait Mme Héricourt, ― Dieu le sait : ce vieux jacobin empeste l’âme de mon enfant… patience, j’y porterai remède, quelque jour. Le pouvait-elle, puisqu’elle demeura couchée de longs mois dans la chambre ducale ? Le médecin montait souvent l’escalier, et, après sa visite, Céline emportait un bassin rempli de sang. Maman Virginie ne semblait pas chagrine au milieu du grand lit blanc magnifique, qu’entouraient des rideaux en damas cramoisi. Ses beaux cheveux argentés, ses longues mains brunies, la douceur riante de son visage, enfoui dans les dentelles des oreillers et des draps, ne conseillaient pas aux visiteurs de s’apitoyer trop. Omer apprit que le mal siégeait au ventre. Lui-même souffrait parfois d’indigestions : c’était pareille misère, sans doute. Il priait Jésus de guérir sa mère, chaque soir et chaque matin. Bien des dimanches se succédèrent avant qu’elle l’emmenât au village, pour assister à la grand’messe. La mère s’occupait de Dieu, de ses maux et d’économies ; Caroline, de ses commerces, de ses voyages entre l’Artois et la Lorraine. On la voyait revenir souvent, grognante, active. Alors, elle s’installait au salon des colonnes pour y recevoir toute espèce de gens malotrus, fermiers, propriétaires, convoyeurs et rouliers, tandis que, dans le parc, les fouets, autour des attelages, claquaient entre les cris des essieux et des cailloux rompus par les lourdes roues des chariots. Elle écrivait en appuyant ; la plume d’oie, sous la main blême grinçait. Les villageois empochaient les titres de vente. Bientôt, la tante se hâtait de repartir dans un haut cabriolet jaune à la capote lépreuse, et couvert de crotte. Elle menait elle-même la jument grise, très rapide. Tant qu’il en put contenir, elle engrangea dans le château la moisson d’août. Ensuite, des filles et des gars en sueur édifièrent tant de meules sur les pelouses qu’on dut se priver d’y cueillir les fleurs. Cent voitures dételées et munies de vastes bâches restaient à la file dans les ornières des avenues, le long des allées d’eau. On déménagea les meubles vermoulus des mansardes afin d’y pouvoir hisser les gerbes à la poulie, contre la façade. Médor haletait, aboyait à la tête des percherons, menaçait tout ce tumulte inquiétant. Le grand-père, les deux oncles, Augustin, Edme, étaient à la guerre, avec la légende, radieuse à nouveau, tout épanouie dans le soleil de juin. Les cuirassiers du général avaient chargé à Bautzen, et ses lettres annonçaient en triomphe la Saxe reconquise. Leur ami le général Pithouët data ses missives de Hambourg et de Lübeck, villes françaises. La nouvelle d’un armistice promit la paix. Malvina chantait la gloire de l’empire, parce que son mari, prisonnier sur parole à Riga, ne s’en trouvait pas mal, écrivait-il. ― eh bien, Bel oiseau de malheur, riait-elle devant le vieux, sourcillant parmi ses paperasses, où besognent donc vos ja… coquins ? à vous entendre, tous les suppôts de la révolution, les admirateurs de Marat et de Robespierre, les francs-maçons et les philadelphes devaient faire lever les Allemagnes contre l’empereur, et lui construire son tombeau dans la forêt de Germanie, pour le bonheur de cette pimbêche de Mme De Staël ! Que n’agissent-ils ?… elle a besoin d’être consolée, la femme à turbans ! Benjamin Constant promène publiquement tout le long du Rhin le bonheur de la Charlotte Dutertre, qui est le sien, de par la loi conjugale. Et sa chère Allemagne ne venge pas au moins le bas-bleu sur Napoléon ! Qu’est-ce à dire ? Voyons, monsieur le grand inquisiteur de la stricte observance… il me semble que les frères sommeillent… et notre tugendbund… un coup de clairon français a suffi pour disperser cette force imposante… ah ! Vraiment, que cela est fâcheux, et comme je vous fais ici ma condoléance ! Elle s’inclinait profondément et se pinçait les jupes pour un salut à la vieille mode. Le bisaïeul souriait, répétant : ― patience !… patience !… que votre maître signe la paix d’abord… ensuite nous causerons avec lui et l’Europe. Son crédit politique arrive à échéance. Le péril passé et les tyrans vaincus, il faudra qu’il rende des comptes aux fondateurs de la république, aux idéologues et à la nation. Paris gronde… son index frappa le papier verdâtre d’une lettre dépliée. La jeune femme exécuta, gracieuse, deux pirouettes dont le mouvement gonfla son écharpe ; elle sortit fredonnante. Après sa maladie, maman Virginie quitta la chambre et descendit aux salons. Qu’elle était différente ! Une raie large divisait les cheveux au sommet de sa tête, et au lieu d’une masse épaisse, ils formaient un mince tissu diaphane. ― Dieu ! Que tu as grossi, ma chère, remarquait, en joignant les mains, Caroline Cavrois. Te voilà presque aussi empotée que moi ! Elles comparaient leurs tailles, leurs hanches. ― va, tu peux laisser la coquetterie maintenant. Le fils vit la tristesse changer la physionomie de sa mère, qui marchait mal, s’appuyant aux chaises. Il jugea qu’elle restait belle du visage et de la taille, et que la tante était loin de l’égaler. D’abord maman Virginie portait autour du visage des boucles brunes touffues qui voltigeaient. Ses traits droits comme ceux du grand-père semblaient nobles. Grande, elle portait facilement l’embonpoint, tandis que Caroline, trop courte, donnait exactement l’aspect d’une " pomme sur une cloche ", selon la plaisanterie de l’office. Celle-ci n’en trottait pas moins de meule en meule, en notant ses tablettes. Les fétus et les brindilles se piquaient au nansouk de sa robe toute ronde. Elle intriguait Médor hostile à ses investigations. Le chien la surveillait à la piste. Il grondait si, de la maison, elle sortait, un paquet sous le bras ; et il ne permit jamais qu’elle approchât de la cuisine. Le poil se hérissait à son échine, ses abois devenaient furieux. Caroline battait en retraite, non sans lui dire quelques invectives, pour rire ensuite de son long rire sec. Au cours des plus fortes chaleurs, les volets clos, après dîner, ces dames poursuivaient leurs ouvrages. Malvina piquait délicatement sa tapisserie, Caroline hâtait machinalement son tricot, Virginie ourlait patiemment quelques mouchoirs et serviettes. Autour des visages sucrés par la transpiration, les moustiques tournaient. La carafe de limonade fraîche était tout embue. Omer feuilletait, indolent, les albums confiés à son attention par le bisaïeul. La figure du perse Djemschid s’y trouvait peinte, avec, au-dessus, une banderole indiquant ses titres d’initié à Memphis, fondateur de Persépolis " en laquelle cité furent admis les adeptes qu’il instruisait dans la science des astres… ". Djemschid plaisait à Omer par l’extravagance de son œil comme émaillé de blanc, piqué d’une pupille ronde entre de longs cils espacés. Jusqu’aux genoux du maître, vêtu d’une robe bleue, se superposaient les cubes de sept bâtiments diminués en volume, et qui étaient son temple. À l’autre page de l’album, Mithra, coiffé d’un bonnet phrygien, sacrifiait au feu le taureau, sans que le geste énergique dérangeât l’allure sereine de sa figure, ni les plis du manteau bien agrafé sur l’épaule.

Se succédaient l’emblémature du roi Salomon, héritier de ces sages, celles d’Hiram Adoniram pourvu d’une barbe terriblement noire, celle du temple de Jérusalem et de ses deux colonnes, Jakin, Bohas, encadrant un parvis à damier noir et blanc que diminuaient les lignes de la perspective roidement étrécie ; celle d’Esdras, qui portait dans un pli de sa lévite les rouleaux de la loi moïsiaque, et qui purifiait, une torche au poing, le sanctuaire ; celle de Zoroastre, que surmontait une tiare cornue et qui foulait aux pieds le dragon d’Ahriman, tandis qu’il élevait dans sa droite le soleil, nommé Ormuzd ; celle du temple d’Éleusis devant celle de Dionysos-Bacchus menant les tigres de son char au moyen de rênes en feuillages, chose invraisemblable, encore que le grand-oncle attribuât à ce miracle la signification du sage apte à diriger sans violence les forces terribles de la nature ; celle du roi Numa remettant les outils maçonniques aux architectes militaires des légions qui prêtaient serment, les mains étendues ; celle de saint Joseph le charpentier, mesurant au compas et à l’équerre le globe du monde que haussait vers lui un enfant ailé ; celle de saint Jean-Baptiste, debout, maigre et nu, parmi les flammes de trois foyers qu’alimentaient des faneuses avec leurs gerbes ; celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ ressurgissant du tombeau parmi des branches d’acacia ; celle affreuse de Manès l’hérésiarque, tenant à la main sa peau d’écorché vif ; celle de Godefroy De Bouillon recevant au milieu du temple de Jérusalem la truelle des chrétiens " ayant persévéré secrètement en la sainte religion dans l’habit mahométan, et malgré les soupçons des infidèles, par les mystères et moyens de la franc-maçonnerie " ; celle de Jacques Molay, grand maître de la chevalerie du temple, à cheval, et casqué de fer, haussant un gonfalon où était inscrit : " charité taille les pierres. Amitié les lie de ciment. Discrétion et fidélité supportent l’édifice. " et, de fait, l’on apercevait au fond de la gravure des dames qui maintenaient et façonnaient un petit temple. Il y avait encore d’autres images singulières, dans l’album relié en cuir, colorié d’écarlate aux tranches, et portant pour titre : portraits et emblèmes des sages francs-maçons. pendant qu’il feuilletait, les tantes et sa mère déploraient cette éducation. Lui, feignait de ne pas les entendre, attentif cependant aux propos dont il était, au profit de son orgueil intime, le sujet. Aussi, loin de mettre un terme à l’examen de l’instant, il s’attardait de page en page. ― pfftt ! Murmurait la tante Malvina… qu’importent ces balivernes à un enfant de son âge. Il s’amuse de cela comme de contes de la mère l’oye. ce ne l’empêchera guère de devenir un Bel officier plus tard… ― on lui fausse l’esprit, gémissait la mère. ― pas plus qu’en lui apprenant l’histoire de Cadet-Roussel. ― il n’est jamais trop tôt pour donner aux enfants des idées justes… ainsi, mon Dieudonné, qui approche de ses huit ans, je le laisse chez M. Balthazar Claës quand je vais à Douai. Il regarde les appareils de chimie et de physique et il demande le nom de chaque objet à mon vieil ami. Eh bien, si Dieu le veut, il lui en restera quelque goût des sciences ou de la mécanique, ce dont il aura grand besoin plus tard pour nos moulins et nos charbonnages… Et, puisque Omer doit être en quelque sorte son associé, je pense qu’il sera bon de le tourner de bonne heure vers les études de la jurisprudence ; car la Compagnie Héricourt devra soutenir quelques procès et signer quelques contrats, si laProvidence le veut bien : domine exaudi orationem meam !

― Vous n’allez pas faire de cet enfant un tabellion à lunettes, j’imagine, Caroline ! Le fils du Colonel Héricourt basochien et grimaud ! Fi donc !

― Et pourquoi pas, je vous prie, ma chère ?

― Mais, parce que, il aura, j’aime à croire, l’âme noble et généreuse de son père, parce qu’il sera, comme ses oncles, insatiable de gloire…

― À Dieu ne plaise ! s’écria maman Virginie… Notre famille n’a donné que trop de son sang au monstre de la guerre… J’espère bien garder Omer près de moi…, et ne pas trembler à chaque heure pour sa vie, comme je tremble pour celle d’un père et d’un frère, depuis la mort de mon pauvre Bernard !

Là-dessus, elle larmoya fort, ainsi qu’à l’ordinaire. La tante Malvina haussait les épaules, grommelait :

― Nous ne sommes plus des mères spartiates… apparemment !

― Oh ! vous, Malvina, du moment où votre ambition est satisfaite…

― Plaît-il ?

― Mais vous n’avez pas le cœur très sensible, ma bonne…, ce me semble ?

― Je suis une épouse antique, moi… Je suis une antique… Mon père m’a élevée à l’antique, vous dis-je…

― Et moi, je ne suis qu’une pauvre veuve qui pleure à la moderne ! ne vous en déplaise !…

— Trève, donc !… Paix, là, mes chéries… Point de querelles ! Attendez qu’Omer ait du poil au menton… Alors, vous le conseillerez pertinemment…

― C’est vous, Caroline, qui, déjà, prétendez en faire un petit clerc…, comme vous faites de votre Dieudonné un olibrius de savant…

― Sans doute, et que Dieu m’entende !… Tout n’en ira que mieux.

― La compagnie Héricourt a donc besoin d’aller mieux ?

― J’ai mis ma confiance en Notre-Seigneur.

― Et en vos calculs…, et dans les oracles des Relations Extérieures !

― Sans la grâce, ils ne me serviraient de rien…

― Amen ! dit Malvina, qui éclatait de rire… Priez donc la sainte vierge d’accroître le prix du blé !

― Je le fais sans cesse, ma belle impie ! Et je prie, en outre, pour vos épices de Java, et pour vos caravelles que la tempête épargne !

― Grand merci ! Dieu vous le rende ; et qu’il protège votre spéculation de telle sorte que vos chariots et vos meules débarrassent, céans, les allées et les pelouses…

― Souhaitez-le pour moi, et pour cet enfant…, ma belle.

Ainsi devisaient-elles, aigres-douces, en nouant la laine du tricot, en tirant celle de la tapisserie, en piquant l’ourlet du mouchoir.

Omer Héricourt s’effrayait un peu de son avenir. Malvina proposait ce qu’il eût voulu, si le risque de la mort ne l’avait point détourné des triomphes. Mais il aimait qu’elle lui attribuât du magnifique dans l’âme. Caroline le décourageait, promettant mille études ennuyeuses et longues. Se blottir pour toujours aux bras tendres de maman Virginie, passer les heures de la vie dans une affection mutuelle qui le protégerait, le calmerait, qui consolerait aussi la triste pleureuse, cela lui parut le meilleur. Depuis que, plus malade, elle marchait avec précaution, il s’apitoyait sur elle, ses maux et ses peines. La voyait-il mordant sa lèvre à une minute de douleur, il sentait aussitôt les larmes lui poindre aux paupières et chatouiller ses narines, bien que son esprit ne le tourmentât guère.

L’appréhension d’une mort certaine même l’affectait peu. Il pensait vivre ensuite dans le luxe de Malvina. Le changement lui serait plutôt favorable. Au pis, il demeurerait dans le château du bisaïeul avec Médor et Céline. Malgré cette indifférence morale, il surprenait sa chair à frémir de chagrin, subitement, lorsque sa mère réprimait mal des grimaces de souffrance. Qu’elle provoquât cette émotion en lui l’étonnait fort. Rien ou peu de chose de sa raison répondait à l’émoi de ses yeux. Ce mystère le troubla, lui rappelant la parole de Dieu :


Tes père et mère honoreras,
Afin de vivre longuement.


Il redouta de pécher en son âme, et de se vouer ainsi au diable. Cela lui fit aimer davantage sa mère. Même, puisqu’elle l’engageait à choisir, quand il serait grand, l’état ecclésiastique, cette carrière parut agréable et glorieuse à l’enfant. Ne jouirait-il pas des prestiges afférents au rôle de Moïse ? Vêtu de la chasuble magnifique, ne courberait-il pas les foules au signe de son doigt, et ne livrerait-il pas à l’essor divin les voix des orgues ? Cela le séduisait aussi bien que sa mère. Il ne la quitterait pas, il n’encourrait pas la mort de la bataille. Au séminaire il apprendrait certainement la science des miracles, comme aux temples de l’ancienne Égypte que le bisaïeul décrivait. Déjà, dans une atmosphère pareille, il se pouvait mouvoir.

Interrogé, il répondit : « je veux être prêtre ». Alors chacune de se récrier et de servir leurs ironies au bisaïeul, présent, vers cette heure-là, pour boire de la limonade, dans l’attente de son courrier volumineux.

― Et pourquoi non ? Répondit le vieillard. L’abbé Grégoire fût des nôtres. Il a présidé la Convention. Il a dit au Sénat des vérités courageuses devant le maître qui écrase l’Europe… en attendant que l’Europe l’écrase.

― Ah ! Ah ! Ricanait la tante Malvina. Je voudrais bien voir cette aventure-là…

― Vous le verrez, belle dame, vous le verrez… Les carbonari des Siciles, le Tugendbund des Allemagnes châtieront l’homme oublieux de ses promesses… Quelque chose de formidable se lève contre lui…

― Rafraîchissez-vous le sang avec cette limonade, Monsieur, et laissez-moi l’empereur, qui se moque de vos conspirations… Les hommes n’ont pu le vaincre. En Russie, il a fallu les cataclysmes les plus atroces de la nature pour l’abattre un instant… Mais… depuis !… Ah !

― Il se peut, concéda Mme Héricourt, que son étoile le sauve…

― Voyons, il est fou d’y contredire… il va conclure une paix glorieuse.

― Oh ! la paix !… douta Caroline.

― Ciel ! dit Virginie en lâchant son ouvrage.

― Praxi-Blassans m’écrit qu’on ne s’accorde pas sur les conditions. On a donné l’ordre aux troupes d’avancer au 10 août la fête de l’empereur, comme si, cinq jours plus tard, on devait être en campagne. Cela est un signe.

― Eh bien, tant pis pour les autres ! L’armée du duc de Reggio menace Berlin par le sud. De Lübeck, le prince d’Eckmühl y marchera par le nord. Bernadotte sera battu. Je comprends que Napoléon veuille châtier l’orgueil de l’ingrat. Et ce Moreau qui revient d’Amérique pour passer à l’ennemi !

— Bernadotte et Moreau ont refusé, quand Sieyès et Talleyrand le proposèrent, d’étouffer la République au moyen d’un coup de force. Bonaparte accepta, lui, la besogne de Brumaire. Il a trahi les idées de ses collègues restés fidèles à leurs convictions. Voilà pourquoi ils répondent à l’appel du Tugendbund et des carbonari !

― Il fallait bien en finir avec les Jacobins.

― Et pourquoi donc ?

Malvina répondit par un haussement d’épaules et fut aux vitres battre une marche militaire en regardant le parc.

Habituellement, Omer Héricourt n’aimait pas les camarades qu’on imposait à ses ébats. Interdits, ceux-là n’osaient courir d’abord. Bientôt leur force et leur adresse de rustres l’humiliaient. Le cuir ou bien l’ail les parfumaient trop en outre. Ils se réjouissaient impudemment de le distancer dans les poursuites. Même ils finissaient par l’omettre, lors de la distribution des rôles. Un jour, ils arrachèrent, se la disputant, la tête du pantin vêtu en général qui chevauchait Médor, sur une vraie selle de cuir. On la sanglait aux flancs du chien. Ce présent était dû à l’invention de maman Virginie pour consoler Omer de ne pouvoir lui-même monter l’animal indocile. L’enfant éprouva une grosse peine. Mais quand les sacs de la tante Caroline eurent été déchargés, roulés, portés, empilés partout, la présence des gamins fut une joie. Pourvus de baguettes et d’éclats de bûches, n’étaient-ils pas les Français conquérant Moscow, escaladant les monts de blé, se jetant du haut en bas des piles, ainsi que du haut des remparts… Omer s’intitulait empereur sans discussion, puisqu’il avait sur la tête un vieux bonnet de police brodé en or, couvre-chef de son grand-père.

La fureur de ces exploits dura jusqu’à la fin de l’hiver dans l’immense orangerie tiède après l’heure de soleil. Que de sacs dégringolèrent avec les grappes d’acharnés ! En ce temps Omer développa la puissance de son action. Il put attirer les ennemis en des places où telle pile menaçait de choir, et les faire s’abîmer avec elle. Terrassé par un grand garçon, il savait réunir ses vigueurs entières pour déboîter la jambe rivale de son point d’appui, et faire tout à coup chanceler, s’abattre le vainqueur, eût-il fallu pour cela souffrir l’étranglement, étouffer sous le poids d’un corps, en silence, pendant la préparation du geste libérateur.

Bientôt ils l’estimèrent dangereux, ces garçons aux rageuses étreintes, et qui rompaient d’un seul coup les bâtons. De la lutte, Omer se relevait toujours, hargneux, prêt à mordre, les poings devant, et il pouvait reconquérir le bonnet de police, son insigne, enlevé par l’insolence d’un faquin. Sa tête saisie dans un bras, et si étroite que fût la serrée, Omer parvint toujours à l’en sortir grâce à d’adroits mouvements du cou, à des souplesses bien calculées, à l’effort définitif donné juste vers le moment où il percevait des signes de lassitude dans les membres de l’adversaire. Jacques se distinguait de Bertrand, Oscar de Théodore par les valeurs des forces qu’ils opposaient aux ruses d’Omer. Ainsi le gros Cyprien, hercule de huit ans, rouge de joues et qui soulevait déjà les poids de la balance, savait mal éviter un croc-en-jambe infaillible pour le mettre à bas. Au contraire, le petit Edgard aveuglait de gifles prestes et méchantes, puis se dérobait, alerte, insaisissable, si long que flottât hors de sa culotte, le pan d’une chemise poussiéreuse. Omer protégeait difficilement la confiture de sa tartine contre la langue impromptue d’Étienne qui léchait d’un seul coup. Mais, en le chatouillant de manière vigoureuse, le petit Héricourt obligeait César, qui l’écrasait de son poids, à se relever, lâche, rieur, et sans courage.

Néanmoins le triomphe d’Omer était l’éloquence. S’émerveillant, ils l’écoutaient redire les fables du bisaïeul, l’histoire des magiciens, celle d’Hiram et de Moïse, et quelles épreuves ces héros affrontèrent avant de gagner leur pouvoir.

Il enseigna donc aux écoliers sa science propre quand la fatigue arrêtait le simulacre de la guerre.

Du haut des sacs il descendait à grands pas nobles, tel Moïse revenant du mont Sinaï, vers les Hébreux des tentes. Sur la cime, il avait appris, disait-il, qu’un seul Dieu existe. Il se nomme Tout. Il comprend les astres, le monde, la terre et les hommes mêmes. Et lui, son prophète, instruit dans les sciences secrètes des sanctuaires égyptiens, apportait la loi devant laquelle s’abaissent les glaives et les armes.

Souvent les partenaires refusaient d’abattre les baguettes. À l’instar des anciens mages, Omer imitait alors le bruit du tonnerre et des éclairs, puis se fâchait, menaçant d’appeler Céline qui priverait de crêpes les incrédules. Alors ceux-ci consentaient à le reconnaître législateur, à voir les sources jaillir de sa baguette, et flamboyer les nuages, et pousser en un clin d’œil l’herbe de la manne sur le sol de l’orangerie. Manne imaginaire bientôt remplacée par les noisettes et les tartines du goûter réel. Ainsi triomphait la loi sur la force, en persuadant les foules au moyen des tentations de la paix.

Las de les convaincre, Omer Héricourt préféra jouer seul au salon des colonnes.


Certain soir, le parrain entra précipitamment. Il montrait une lettre du volumineux courrier retenu dans le pli de son bras gauche.

― Edme est sauf à Grodno ! Cria-t-il. La loge de la croix de fer me le fait savoir. Nos frères prussiens ont pu se renseigner auprès de l’armée russe. À Krasnoë, les Cosaques ont réquisitionné sa charrette dans une ferme, avec les fourgons d’autres blessés… Ils ont voulu fusiller les moins valides, ceux qui ne pouvaient plus marcher, pour mettre dans les voitures leurs propres malades… Au moment du danger, Edme, à tout hasard, fit notre signe maçonnique de détresse. Les barbares l’ont compris, et ils l’ont épargné…

le bisaïeul, radieux, vantait l’excellence de l’illuminisme, aspirait à convaincre Virginie et Caroline heureuses. Des larmes mouillèrent les yeux. Quel homme était ce vieillard qui arrêtait le bras des guerriers à une telle distance et dans un pareil temps ! Omer le révéra plus. Il lui parut que sa vie entière appartenait au magicien généreux, parfois sévère et brusque, mais bienveillant malgré ces colères qui multipliaient les lueurs de ses regards. Lorsque l’enfant tomba malade, il attendit de lui sa guérison, et fut étonné de sentir brûler encore ses joues, après la première visite du parrain dans sa chambre.

Les chariots qui partaient avec les blés de Lorraine vers les bateaux du Rhin ébranlèrent la tête douloureuse du petit fiévreux pendant que l’automne roussissait les feuilles, que s’épanchaient les pluies au long des journées interminables. Omer Héricourt souffrit de la soif dans son lit. Des rougeurs ponctuaient ses membres moites. Céline remplissait de tisane les bols. Même dans la timbale de la tante, la magnésie répugnait. Aucun julep n’amollissait les peaux rêches de la bouche. Médor et Minos bâillaient dans la chambre en s’étirant. Maman Virginie cousait, silencieuse ; elle s’égaya le jour qu’il se put lever.

Un matin de convalescence, sur le perron du château, il encourageait les chiens de chasse à se battre dans la cour d’honneur. La tante et la mère étaient à la messe, Céline tricotait debout. La boule de laine dégringola de la poche du tablier bleu. Le sable assourdit le trot d’un attelage. Derrière deux chevaux trempés de sueur, une chaise de poste parut, arriva, tourna. À la portière ce fut une petite tête ronde drôlement hérissée de barbe grise ; et la voix du grand-père salua : ― bonjour, Omer !… Céline se précipita : ― ma mère !… monsieur le général, quelle mine vous avez donc ! Un soldat sortit de la voiture. ― c’est monsieur ! ― annonçait la picarde aux gens de l’office. Des servantes nouèrent leurs tabliers en se hâtant. ― je suis bien malade, ma pauvre Céline… enfin, m’y voilà toujours… et Virginie ? Omer se fit embrasser par la barbe piquante… ― le général a le typhus, ― murmura le militaire qui soutenait son chef enveloppé dans un manteau de cavalerie. Péniblement, le malade gravit les marches… ― qu’on prépare mon lit… vite ! Implorait-il, comme s’il eût craint de mourir avant de s’y coucher. On l’étala sur la bergère. ― mon père est là ?… qui peut me donner des nouvelles du capitaine ? Omer ânonna ce qu’il savait. ― ah ! Tant mieux !… au moins, vous ne resterez pas seuls dans la vie, ta maman et toi !… l’enfant s’enorgueillit d’avoir pu renseigner sans faute. En lui-même il répétait sa phrase, qu’il admirait claire, précise, complète. Avant le départ du général, jamais il n’eût pu, tout seul, l’avertir d’une chose si difficile à dire. Mais pourquoi grand-père avait-il une botte crevée sous l’orteil, et sa culotte tachée de cambouis ? Il soufflait en gonflant ses petites joues hirsutes. Fréquemment, les yeux s’éteignaient dans des paupières cernées de halos bruns et flétris. Au col de l’habit, l’or des feuillages était rougi, et l’enfant remarquait, à la manche, un accroc raccommodé grossièrement. La tante Caroline rentra la première. Elle se récria, commanda qu’on fît chauffer de la camomille. ― où est votre portemanteau ? ― à Leipzig. ― comment ? ― mais, ma chère, on a fait sauter le pont trop tôt : tous les fourgons de ma brigade, 20000 hommes et 200 pièces de canon demeurent aux mains de l’ennemi. ― alors vous avez perdu votre nécessaire d’argent !… ô Dieu ! Avec tous les flacons à votre chiffre !… et votre linge ?… aussi ?… votre trousseau tout entier… mon dieu ! Quelle déroute !… vous êtes fait comme un voleur !… c’est ça vos bottes, grand dieu !… vous n’avez donc rien pu sauver de vos équipages ?… quel malheur !… où souffrez-vous ?… le bisaïeul entra. Son fils lui tendit les bras, puis laissa déclamer la fièvre : ― ah ! Mon père, vous l’aviez bien prévu, les enfants de la veuve livrent l’empereur ! En pleine bataille, les saxons passent à l’ennemi… mes hommes ont pris un officier cosaque : dans sa giberne, il avait plusieurs copies des ordres de Berthier relatifs à notre marche, étape par étape. En haut de la pièce, j’ai reconnu le diagramme de la loge " la croix de fer ", le fil à plomb des adeptes !… Napoléon est perdu… ça ne lui sert à rien que Moreau, devant Dresde, ait eu les jambes emportées… à son défaut, c’est Bernadotte ou son fils que vos philadelphes et le tugendbund des illuminés proclament pour tenir la place de Bonaparte, comme empereur des français. Le tsar Alexandre leur obéit à la lettre. Vos frères bavarois ont failli nous prendre tous devant Hanau. Heureusement, Drouot a sauvé l’empereur et la grande armée. Son artillerie a fait brèche… quelle nuit !… songez-y : j’étais couché dans ma voiture, incapable de mouvements, et avec une fièvre !… des boulets vinrent s’amortir entre les roues, et ils ont enlevé la malle bouclée à l’arrière-train… un éclat de bombe a traversé le cuir de la capote… quelle nuit ! Les feux d’infanterie ressemblaient aux lueurs des éclairs livides, dans l’ombre, à l’horizon. Et le vent cassait les branches de la forêt. Elles tombaient sur la multitude des blessés étendus partout. Ils hurlaient alors sans fin… j’ai vu l’empereur pour la dernière fois, le lendemain, en prenant la route de Francfort. Il avait son chapeau sous le bras. L’air relevait les quelques cheveux qui lui restent de sa mèche, et qu’il applique d’habitude contre le front… ils flottaient tout droits en haut de son énorme crâne pâle et nu, pendant qu’il se frottait les mains devant le feu de bivouac allumé au bord du champ… quel spectacle ! Le maître du monde, tassé, vieilli, trop large dans sa redingote étroite… et ruminant la fureur contenue qui le forçait, par dérision, à siffler… il n’avait plus que l’allure d’un petit bourgeois engoncé… il battait le sol de la semelle, son chapeau sous le bras… il sifflait l’air : " bon voyage, Monsieur Dumollet ! " comme s’il se moquait de lui-même, en s’appliquant les paroles de la chanson. Ma chaise s’était arrêtée dans un embarras d’artillerie. Je restai une bonne demi-heure à la même place. Toute la garde défilait à gauche de la route. Lui la regardait avec l’intelligence profonde de son œil ; et il se frottait encore les mains ; et il haussait les épaules ; et il sifflait… le prince de Wagram, ni le duc de Bassano, qui s’entretenaient à quelques pas, n’osèrent lui parler… je me rappellerai ça !… et la garde piétinant, ses uniformes enduits de boue, ses tambours au dos, ses aigles à l’épaule ; les blessés grognons ; les sergents sévères ; les têtes grises des vétérans salis de poudre et de crotte. Et lui, lui qui sifflait, qui sifflait tout le temps : " bon voyage, Monsieur Dumollet ! " j’ai encore les notes dans les oreilles… j’ai encore devant moi ses quatre cheveux qui flottaient en haut de son front ! Et cet épais menton bleu dans sa cravate… ce n’était plus notre empereur. C’était un petit marchand de la rue bourg-l’abbé qui a manqué son échéance et qui chauffe un ventre en boule dans une culotte sanglée. ― allons, taisez-vous, dit Caroline… vous augmentez votre fièvre, en bavardant… est-il permis de divaguer à ce point ? Montez chez vous. Tout est prêt. Omer alla voir la chaise de poste sous la remise. Aux jardiniers et aux servantes, le soldat montrait les éraflures des balles dans le cuir, deux accrocs triangulaires par lesquels était entré, puis sorti l’éclat de bombe. Les montants où se bouclent les courroies de la malle étaient fraîchement sciés au ras du train. Céline hochait sa bonne tête. En expliquant tout, le cavalier, parfois, levait son bonnet de police, pour se gratter. Des galons d’or historiaient la manche de son habit bleu, et il se balançait sur de très hautes jambes en pantalon charivari, mi-drap, mi-cuir. Deux doigts de sa main gauche manquaient à l’opposé du pouce. En Russie un baskir les lui avait coupés d’un coup de faux. Par contre, il avait " donné une commission pour l’autre monde " à ce vilain tartare. Le geste tranchait l’espace. Le brave clignait son œil malicieux. On l’emmena boire à l’office. Le lendemain, trois docteurs arrivèrent de Nancy. Après leur examen du général, Virginie les questionna, les larmes aux yeux, dans le salon des colonnes. Ils ne savaient pas. L’un se tenait raide et sec, une main entre deux boutons de son habit noir ; il portait les cheveux en queue, et des guêtres à l’anglaise jusqu’au mollet : ― c’est une inflammation du sang… grave affaire ! Répétait-il, en se suçant les lèvres. L’autre endossait lentement un carrick sur sa corpulente personne : ― avec un traitement antiphlogistique, on peut encore sauver le général… mais il est faible… ses tissus sont bien malades… hé, hé ! Ce sont des tissus de soixante ans. Le troisième, élégamment vêtu de noir, garda le silence d’abord ; il remettait ses gants de daim. Questionné, il avoua dans un joli sourire, en tapotant ses frisures au-dessus de l’oreille : ― j’appréhende qu’il y ait peu d’espoir madame !… et il se courba dans une grande révérence. Alors maman Virginie tomba dans le fauteuil et joignit les mains devant son visage. Les messieurs s’éclipsèrent, au lit, grand-père bougonnait, gourmandait. Sa petite figure velue de gris s’exaspérait, crachait au milieu de grands mouchoirs. Par moments, il considérait sur la peau de ses bras musclés ou de sa poitrine osseuse, certaines érosions violâtres ; il les frottait doucement avec le besoin de les faire ainsi disparaître. Le bisaïeul et lui causaient à voix basse. Gravement, Omer guettait là, curieux de la mort. Qu’était-elle ? N’allait-elle pas se trahir dans les regards du vieil homme au chef déplumé, en ce crâne de squelette déjà ? L’enfant attendit qu’elle se révélât aux prunelles de ces petits yeux enfoncés dans les halos de bistre. Elle tardait. Lors des étrennes, en 1814, Omer reçut pour cadeau un âne complètement harnaché que Céline guidait par la bride. Ce fut la plus vive joie que le petit garçon eût jamais ressentie. D’abord il se comparait à notre-seigneur lorsqu’il entra dans Jérusalem. Mais au bout de quelques jours il se plut à l’exercice de sa volonté sur une bête docile. Et il se connut alors une âme de maître. Mener, conduire, arrêter, pousser en avant, faire tourner à droite et à gauche une vie résistante : quelle cause nouvelle de surprises, d’essais, de triomphes ! Minos et Médor échappaient, l’un subtil et souple, souvent perché hors d’atteinte ; l’autre, indépendant et fugace. L’âne pouvait moins. Il fut dompté. Il palpita entre les jarrets du robuste garçon. Le désir vint de parader sur la route du village dans toute la majesté équestre. Omer, un matin, franchit la grille. Céline allait à grands pas. Médor aboyait devant. Le soleil fondait lentement le givre des prairies ; il luisait aux ardoises humides qui recouvraient la toiture de l’église, aux tuiles des maisons en groupe dans la vallée. Après les semaines monotones de neige et de dégel, succédait une lumière pure.

L’âne trottina. Céline le fouettait avec une baguette. Elle s’amusait autant qu’Omer. Elle se retroussa les jupes dans le cordon du tablier noué sous la croupe ; rien ne l’embarrassa pour courir. Ses galoches claquaient les flaques de boue ; sa fraîche figure s’animait de cris drôles entre les mèches blondes échappées de la coiffe. Du talon l’enfant éperonnait l’animal, afin qu’elle ne pût les rejoindre. Mais la nourrice galopait tout à coup. En quelques bonds elle rattrapait la bride et se garait avec le coude des gifles qu’allongeait Omer. Ils aperçurent, à l’endroit où le chemin du château croisait la route impériale, un étrange cavalier qui la suivait pour descendre au village. Omer Héricourt se redressa, désireux de paraître bien en selle.

La monture du passant ne sembla guère plus haute que l’âne ; et, sous la boue sèche qui cachait le pelage, on distingua mal sa couleur. Elle boitait un peu en trottant. Chose bizarre, une perche pointue, liée au bras de l’homme, oscillait avec ses mouvements. Plus près, il laissa voir son mufle barbu et tout encadré de longs cheveux gras. À cause des étriers, attachés court par des cordes, ses genoux relevaient la longue crinière du cheval. Omer Héricourt méprisa le pitoyable cavalier et sa houppelande rapiécée de draps divers, ses pantalons de cuir écorché, sa toque en poil de mouton. L’enfant consulta Céline de l’œil ; tous deux éclatèrent de rire. Elle dût même s’appuyer à la selle de l’âne : ― ravise, min p’tiot, qué sauvage ! Ah ! Ma mère ! I’r’vient du marché, le papa… c’est-y pas des oies qu’il a après sa ceinture !… à c’t’heure ! Qué pratique ! La quinte de son rire gras n’en finissait plus ; elle mit les poings aux hanches, pour joindre à sa raillerie une attitude arrogante. Omer eut crainte que l’individu ne se fâchât, mais n’osa le dire. Il fit signe à sa nourrice, dont la gaieté remua fougueusement l’ample poitrine, le ventre et la gorge, le fichu à ramages et les cotillons troussés. Ce que voyant, Médor s’arc-bouta sur ses quatre pattes, puis aboya furieusement, les poils de l’échine hérissés. L’homme fut tout proche. Il arrêta le petit cheval d’un coup de bride. Sous les broussailles des sourcils, deux pupilles noires s’amusèrent de la rieuse et du chien. Le nez court renifla trois ou quatre fois. Une large bouche s’ouvrit dans la barbe pour articuler difficilement : ― naan-zéï ?… son doigt rugueux et noir montrait la direction de la route par delà le village. Il renifla ; puis répéta sa question : ― naan-zéï ?… alors seulement Omer découvrit un sabre accroché à la gauche du sauvage, puis le fer aigu de la perche liée au bras. ― Céline, ― murmura-t-il, ― c’est un soldat… la nourrice fut alors immobile et silencieuse. Les genoux du petit garçon tremblèrent avant qu’il eût réfléchi suffisamment aux motifs de sa peur. ― ma mère !… avec ce qu’on dit des cosaques !… ― naan-zéï ? ― recommença d’interroger l’intrus. Deux crosses de pistolets parurent dans les pochettes du ceinturon. Et presque aussitôt, une dizaine de pareils loqueteux débouchèrent d’une traverse, au galop de petites bêtes qu’ils fouettaient. Certains avaient des pelisses de hussards craquées aux coutures. L’un, coiffé en arrière d’un casque à chenille, portait en sautoir une giberne d’infanterie à baudrier blanc. Plusieurs, outre la lance et le sabre, maintenaient, en travers de la selle, des fusils pourvus de baïonnettes. Barbus et criards, ils s’arrêtèrent aussi, gesticulant vers le lointain. Un gros jeune homme, ceint d’une écharpe à franges d’argent par-dessus la redingote, ôta sa casquette verte en ralentissant l’allure de son beau cheval. D’un signe de tête, il rejeta les boucles qui lui cachaient les oreilles, et demanda poliment : ― déjà, est-il Nanzy ? ― Nancy… c’est… tout droit, ― répondit très vite Omer, parce qu’il indiquait souvent aux voyageurs la direction de la ville. ― donc, merci. Le gros jeune homme commanda les cosaques en langue incompréhensible ; ensuite il fit sonner sa montre. ― rentrons vite ! Supplia Céline, très pâle. D’une lourde tape sur le garrot, elle mit l’âne en marche et lui fit tourner la croupe à la route impériale. Omer n’osa voir la horde à cheval dont il entendit retentir les sabots et les armes, en arrière. Et il commença de céder à son épouvante. Le fourrier du grand-père attribuait tant de crimes affreux aux cosaques et aux baskirs, qui tuent les blessés pour les mieux dépouiller, qui pillent les bagages, et emmènent les femmes par troupeaux ! à la pointe de la lance, ils poussent les prisonniers, sans miséricorde, vers leurs ignobles bivouacs. Omer devinait des abominations : des têtes fraîchement coupées, toutes saignantes, des assassins mordant leurs victimes et leur trouant le cœur. Quelles cruautés le pourraient atteindre, lui qui s’avouait chétif et tremblant, à califourchon sur l’âne ! Sa gorge se rétrécit ; ses entrailles grognèrent. Céline, muette, courait en soufflant à côté de la bête. Quand ils revirent le château, ils écoutèrent un paysan avertir des femmes entassées dans une charrette :

― V’là les Cosaques !…

La voiture cessa de rouler derrière le bidet blanc. Une vieille se leva de la banquette et dit :

― Alors, les valets des tyrans rentrent en France comme du temps de la République ? C’est donc vrai, seigneur !

Mais le paysan galopa par les labours, les coudes au corps, droit au village…

― Les avez-vous vus ? ― demanda la vieille à Céline.

― Ah ! Oui, je les ai vus !… ils sont au sentier de la briqueterie… Et quels brigands ! Ils font peur !

La charrette tourna pour rebrousser chemin. De son parapluie, la vieille frappa l’échine du bidet, et les autres femmes de la voiture se disputèrent. Omer avisa le fourrier du général Lyrisse, qui se précipitait au-devant d’eux. Il avait revêtu une limousine de charretier par-dessus l’uniforme, et remplacé par une toque de fourrure son bonnet de police.

― Vite, vite !… Mme Héricourt craint que vous ne rencontriez cette vermine… Je suis déguisé, hein ? Je n’ai pas envie de pourrir dans leurs forteresses !… Le général va partir pour Châlons sur l’heure !

Il entraînait l’âne par la bride vers les sombres sapins du parc, le fossé du saut-de-loup, son parapet de pierre et la haute grille blanche. Omer réussit à ne pas pleurer ; il exigea de soi que le fils du colonel Héricourt fût digne devant l’ennemi. En son cœur étreint par l’effroi, l’héroïsme naquit soudain, sublime. Il ravala des sanglots ; il se raffermit en selle, et passa fier non loin de trois Cosaques qui s’arrêtaient à vingt pas de la grille, sans permettre à leurs montures d’avancer plus.

Sur le perron, Mme Héricourt embrassait le général. Rapidement, il boutonnait son carrick à trois pèlerines. Un chapeau de castor ombrait l’énergie d’un regard extraordinaire. Dégageant sa petite figure crispée, il dit :

― Adieu ! J’ai le temps à peine de défiler, si je ne veux pas retourner en Prusse, sous escorte…

Et il enfourcha le cheval qu’un domestique amenait en achevant de boucler la sangle.

― Au trot !… Au revoir… Du courage !

Le fourrier sauta sur un rouan ; et ils éperonnèrent, lancèrent leurs montures à travers le parc pour gagner une porte ouvrant sur la campagne. Au détour de l’avenue, ils s’enfoncèrent entre les ondulations du terrain…

Maman Virginie rentra dans la maison : elle s’appuyait aux murs. Épuisé d’inquiétude, Omer la suivit avec Céline, qui versa du vulnéraire dans l’eau sucrée de la timbale :

― Ils ne te feront pas de mal, petit sot… va… ils ont aussi chez eux des petits garçons !

Bientôt résonnèrent dehors les pas de chevaux nombreux, les cliquetis de sabres et de gourmettes. Un ordre rauque fit arrêter l’escadron dans le parc :

― Pleure plus, mon fieu ! Ils n’ont pas l’air méchant, ― affirma Céline, qui s’approchait de la fenêtre. ― L’officier salue ton parrain ! Et puis voilà l’escadron qui repart… Viens donc ! Ils s’en vont…

Omer reprit courage pour apercevoir les petits chevaux en marche. Ils contournaient déjà le parterre oblong de la cour d’honneur, le bassin du jet d’eau. Leurs cavaliers, au moins, arboraient tous le même bonnet en poil de mouton, avec un fond cramoisi, et de longues blouses presque pareilles en drap parsemé de boue. L’enfant s’étonna de reconnaître, au flanc de quelques-uns, les carquois et les flèches des images représentant les archers antiques. Leur colonne se divisa pour enfiler les avenues qui menaient aux étangs. Mais une quinzaine s’alignèrent devant le perron, descendirent de leurs chevaux que chargeait du foin ; plusieurs furent heurter à la fenêtre basse de la cuisine. À pied, ils se dandinèrent. Leurs pantalons de cuir brut formaient de gros plis sur les éperons et les bottes. Ils haussaient vers les carreaux des mufles barbus de chiens timides. Un domestique les mena dans la buanderie. Ils lièrent leurs montures aux barreaux des croisées, et puis débarrassèrent leurs selles des ballots informes qu’y fixaient cent cordes.

― Céline ! ― appela quelqu’un, de l’office ; ― Mme Cavrois dit que vous ouvriez la porte du fournil pour qu’ils puissent y faire cuire leur soupe… Avez-vous la clef ? Bâillez-la… Dieu ! qu’ils sont drôles avec leurs barbes pouilleuses !… vite !…

Omer accompagna la nourrice. Sa frayeur diminuait. Ces grotesques aux cheveux gras, aux faces plates trouées par de larges narines lui donnaient la joie d’une moquerie. Ils ne semblaient guère des soldats cruels, mais de piteux jocrisses dignes de recevoir le coup de pied de Bobèche sur les tréteaux du boulevard. D’ailleurs, lingère, laveuse et cuisinière riaient dans l’office. Cela le rassura. Il résolut d’obéir à sa curiosité.

― Les parfums du sérail ! As-tu senti qu’ils en viennent ?

― Ils m’ont volé ma frangipane, que j’dis !

― Prête-leur ta chemise, Agnès : faut qu’ils se changent.

Et la joie courbait les échines des femmes, qui se claquaient les genoux.

— Et c’est de pareils iroquois qui battent l’empereur Napoléon !… Ça, jamais que je le croirai !

― Marche au fournil, leur ouvrir, qu’ils n’empestent plus par ici…

Ces brocards engageaient au courage le fils du colonel Héricourt. Derrière les jupes de Céline, sans trop de terreur, il aborda les sauvages à mufles de gros chiens, si frères de Médor. En vérité, les uns accroupis, les autres étendus parmi la paille fraîche dont le jardinier apporta la dernière gerbe, ils ne différaient guère du bétail. Évitant de leur parler, Céline fut ouvrir le fournil, pendant qu’ils se distribuaient du pain, et que, voraces, ils y mordaient. Quand ils virent, à l’intérieur de l’âtre, le feu que la nourrice allumait, ils gloussèrent ensemble de satisfaction. Tout de suite, ils se montrèrent les paquets de chandelles et d’oignons pendus aux clous de la solive. Un gros homme poilu de gris jusqu’aux oreilles se leva. Déplaçant un escabeau, il grimpa, détacha prestement oignons et chandelles. Vingt poignes crasseuses se tendirent vers l’aubaine. De leurs couteaux, les Cosaques écrasèrent le suif sur les tartines, hachèrent l’oignon, salèrent et mangèrent le tout, si promptement, que des bribes de chandelle se collèrent à leurs moustaches de barbets.

― Pouah ! grognait Céline. Les sales garçons !… Ça nous ferait rendre le cœur. Allons-nous-en…

Héroïque, Omer exagérait par son rire la vaillance de sa bravade devant les vainqueurs. Il fallut que Céline le pinçât afin qu’il réprimât sa gaieté.

La horde repue enlevait ses haillons, rejetait ses loques boueuses, délaçait les courroies, et ôtait les bottes. La plupart se plantaient déjà sur d’énormes pieds nus, rouges, écorchés ou striés de cicatrices. Leurs chemises de couleur flottèrent par-dessus leurs pantalons, et ils s’avançaient vers le feu, en se taquinant avec des coups de poing. Pour la remercier de sa complaisance, ils saluaient Céline. L’un voulut danser, les bras en l’air, et tourbillonna sur les orteils. Un autre gigotta vis-à-vis. Crinières flottantes, les deux sauvages heurtaient le sol du talon, projetaient en dehors la pointe du pied, faisaient claquer leurs doigts noirs. Dans un coin gémit un accordéon dépaqueté. Aussitôt ils se battirent la poitrine en mesure. Leurs petits yeux étincelèrent. Deux couples prétendirent sauter en cadence. Et une âcre odeur de transpiration émana.

Omer s’amusait, à l’exemple de sa nourrice. Les barbares bondissaient, choquaient leurs paumes en mesure, criaient, bramaient et barrissaient, en proie à un délire bonasse :

― Vodka ! Vodka ! ― répétaient-ils en simulant le geste qui porte vers les lèvres un verre à boire.

Quelques-uns fermèrent la porte bâillant sur la cour ; ils se bousculaient, sournois, hilares, prêts à une farce. Céline voulut alors entraîner l’enfant. Il résista, curieux de ce que méditaient évidemment les gaillards dans un conciliabule coupé d’interjections et de bourrades réciproques.

Les couples dansaient toujours selon le rythme haletant de l’accordéon que manœuvrait un garçon noiraud. Les pieds nus battaient la terre. Les loques de couleur volaient autour des hanches où les poings se plaçaient. Les corps se balancèrent au milieu d’un cercle d’amis approuvant de la voix leur ensemble. Mais s’approchèrent, humblement ricaneurs, deux compagnons trapus, celui-ci en chemise rouge, celui-là en chemise verte. Leurs sourires doucereux et malins s’adressèrent à Céline : vers elle ils penchaient leurs mufles avides. Un troisième, haut et maigre, dans un habit incolore fourré de mouton, toucha la poitrine de la nourrice avec sa main hérissée de poils roux. L’homme à la chemise verte empoigna Céline aux deux bras, et lui appliqua sur le cou un baiser. Elle se débattit. moi, que je vous dis ! Sauvages ! Mais le gars à la chemise rouge enserra la taille… Omer s’aperçut que Céline se fâchait vraiment. Très robuste, elle rua. Les agresseurs l’appliquèrent contre la muraille, qui lui tenant les bras, qui l’épaule, qui les mains. ― Omer ! Omer ! Appelle donc, toi !… Agnès ! ― pleura-t-elle désespérément, Louis ! De sa main, le grand bâillonna la bouche, et la voix ne rendit plus que des râles étouffés. Tout étourdis, les danseurs tournaient, s’amusaient de cette lutte, sans intervenir. Omer n’hésita plus à croire qu’on voulait du mal à Céline. Anxieux, il appela : ― maman ! Il sauta jusqu’à la porte ; mais ses dents furent ébranlées par une formidable taloche qui sonna dans son oreille. Il chancela. Ses mains chaviraient. Démesurément enflait la douleur brûlante de la joue ; le sel des larmes piquait les paupières ; tandis qu’au fond de la poitrine nerveuse toute la vigueur de l’être, refoulée par l’effroi, se contractait. Et bientôt elle gonfla, s’amplifia jusqu’à la gorge, l’étouffa : il fallut qu’Omer laissât jaillir hors de soi l’éruption de cette rage, toute l’orgueilleuse colère des ancêtres outragés en lui. Déjà la chair ennemie, puante et fauve, il la mord à pleines mâchoires ; il serre à pleines griffes quelque chose qui se dérobe, se tord, hurle. Omer n’est plus lui seul, mais encore le pouvoir d’une vengeance héréditaire qui l’oblige à frapper et à déchirer jusqu’à ce que des poings maîtres le poussent dehors. Et il vibre des pieds aux cheveux, les muscles noués, la gorge étroite, le regard fixé sur les ennemis : ils lâchent Céline enfin. Elle se rajuste et fuit par la cour d’honneur. Lui refuse de se hâter, s’en va lentement à reculons, sans répondre aux appels de Mme Héricourt. Plutôt retournerait-il aux Cosaques pour se battre encore. D’ailleurs il s’admire parce qu’il a lutté, comme son père, le dragon glorieux… En vain sa mère l’attrape, le retient, le questionne et s’indigne. Il lui veut échapper, courir sus à l’ennemi dont le goût souille encore sa langue et ses gencives. Il ne voit rien du château, des arbres ni du givre, mais seulement la chemise rouge et le groin ironique de la brute qui, les mains aux genoux, joyeuse de cette faible fureur, le nargue du seuil du fournil.

Être celui qui dompte, qui piétine et qui tue ! Oh ! Vaincre ! Passe l’image de son père au galop, sabrant les Russes vers les étangs d’Austerlitz que décrivit l’oncle Edme, bien des fois, à l’oreille inattentive. Omer, à ce moment, perçoit tous les sons ressuscités de cette voix militaire. Oh ! vaincre aussi ! Apaiser et détendre, dans la satisfaction de la victoire, l’angoisse de sa colère !

― Omer, mon petit Omer, je t’en prie, calme-toi… Nous allons partir pour Paris… Va, nous ne resterons pas… Calme-toi… Embrasse-moi, mon petit Omer. Ça te fait mal, hein ?… Embrasse-moi… viens…

Le consolant ainsi, Mme Héricourt l’entraîne difficilement au perron du château. L’enfant veut tuer sinon maintenant, au moins plus tard. Le désir de tuer l’affole. Et il mesure un nouvel ennemi.

Sur le perron, un géant ventru en capote grise et en bottes, saluait Caroline. Son bicorne à plumet blanc balayait les marches que heurtait son sabre. Attestant le ciel de ses mains aux bagues nues, la tante déclamait :

― Dieu !… Allez-vous, monsieur, ruiner la famille ?… Votre reçu, monsieur, qu’en puis-je faire, je vous prie ? Si je ne vends pas mon blé contre espèces, je ne pourrai faire face à mes échéances… C’est le déshonneur de la compagnie Héricourt, monsieur ! le déshonneur d’une famille à laquelle appartiennent le général Lyrisse, le capitaine Edme Lyrisse, prisonnier à Grodno, le colonel Augustin Héricourt, assiégé à Dantzig… Vous êtes soldat, monsieur : condamnerez-vous à la ruine et au déshonneur une famille de soldats ?

― Excepté ça, madame, j’ai donc le regret, croyez-moi, le vrai regret… J’ai des ordres de Son Excellence. Voulez-vous, je vous prie, faire ouvrir les magasins ?…

― Ciel ! ― gémit la tante Caroline, dont tous les traits changèrent. ― Ciel ! Omer, mon pauvre enfant, te voilà sans pain !… ― annonça-t-elle dans une pose d’affliction digne des gravures.

Et elle vint embrasser Omer vibrant de haine, sa belle-sœur Virginie, puis :

― N’aurez-vous pas pitié de la veuve et de l’orphelin ? Voici l’épouse du colonel Héricourt, mort à Wagram pour sa patrie !…

Omer se révolta de se prêter à cette lamentation vile. Il étreignit la main de sa mère.

Le Russe salua de nouveau. Redressant sa haute corpulence, il proféra des ordres… Six cosaques se précipitèrent du fournil, pieds nus, et munis de hachettes. Ils gagnèrent l’orangerie. À travers les vitres on voyait les piles de sacs bruns ; les vainqueurs commencèrent à forcer la serrure : le fer grinça. Caroline continuait ses protestations derrière le géant à bicorne qu’elle accompagnait vers sa richesse.

À contempler la scène, l’enfant trembla. Il se félicitait de ce que nulle larme ne flétrît son visage courageux. Pour la première fois, étant battu, il ne pleurait point, malgré que des sanglots convulsifs l’ébranlassent depuis les reins jusqu’aux dents. Il se connaissait tout autre que la veille ou que le matin. Il se félicita d’être noblement roidi dans le désastre.

Mme Héricourt murmurait seulement les noms de Marie et de Jésus et baisait les joues de son fils. Enfin ils rentrèrent. Avec l’eau d’une carafe répandue sur un mouchoir, maman Virginie pansait la figure d’Omer. Elle l’avait assis près d’elle, au salon des colonnes. Après quelques minutes, ils entendirent se combattre deux voix hautaines et querelleuses au vestibule du cabinet jaune : la porte venait d’en être ouverte. À l’instant de congédier, la voix du bisaïeul protestait avec noblesse :

― Je désire, monsieur que vous sauviez de la ruine mon petit-fils… Vous le pouvez certainement,… et je vous y invite au nom des liens qui unissent tous les Enfants de la Veuve, dont vous êtes.

― Hé ! Monsieur, ― répondait l’autre aigrement. ― l’ignorez-vous ? Le Suprême Conseil de la Stricte Observance a suspendu les obligations de tous nos ateliers envers les loges françaises à l’obédience du Grand Orient, qui tolère l’exécrable tyrannie de Buonaparte. L’ordre du Suprême Conseil exige que la Ligue de la Vertu arme tous les adeptes contre la fortune de Napoléon. Le roi de Prusse, l’empereur d’Autriche et mon maître le tsar Alexandre, tous trois Illuminés comme nous, ont obtenu que la sentence d’interdit frappe celui dont l’ambition monstrueuse opprime l’Allemagne depuis huit années, ravageait hier les champs de Moscou, et poursuit le massacre de millions d’hommes. Déjà Bernadotte et Moreau ont obéi aux prescriptions du Suprême Conseil. Tous vos maréchaux philadelphes supplièrent eux-mêmes Buonaparte à Wilna, il y a deux ans, d’arrêter sa course sanglante à travers notre sainte Russie. Dès le mois de juin dernier, lors de l’armistice, ils ont renouvelé leurs remontrances ! En vain, Buonaparte renie les serments qu’il prononça entre les mains d’un vénérable dignitaire, dans la loge de Malte. Le roi Murat, son beau-frère, vient de se soumettre aux injonctions supérieures et marche contre vos armées. La lutte n’est plus entre les souverains et les peuples, entre les monarques et la république, entre les tyrans et la liberté. Elle est entre le suprême conseil qui sauvegarde les principes sacrés de la maçonnerie, et le grand Orient de France qui, traître à ses engagements, permit le triomphe d’une tyrannie nouvelle édifiée sur les débris de la révolution… voilà, mon frère, les explications qui vous étaient dues. L’armée du suprême conseil entre sur le territoire français pour rétablir les choses dans l’ordre instauré par la constitution de l’an viii, et introniser aux tuileries un maçon fidèle, Bernadotte, prince royal de Suède… ou son fils, sous la tutelle de M. Benjamin Constant. ― vous reconnaissez donc, monsieur, l’autorité du suprême conseil ? ― je la reconnais. ― eh bien… un silence succéda… on entendit marcher le bisaïeul, puis une cassette s’ouvrir, des parchemins se déplier. Ayant reconnu le bruit des charnières criardes, Omer pensa que l’on développait certain rouleau de soie bleue sur une face, blanche sur l’autre face estampée d’une croix écarlate, d’une balance d’or, d’une couronne, de deux oiseaux d’or. à maintes reprises, le vieillard avait montré ces insignes à son filleul, ainsi que d’autres symboles, des rubans et des sceaux. ― maître sublime, ― dit la voix étrangère, ― votre serviteur ne peut qu’obéir, dans la mesure permise par ses engagements militaires, au grand inquisiteur-commandeur de l’ordre… pardonnez-moi, monsieur ; je vous croyais dignitaire du grand Orient de France. Sa majesté le tsar, mon maître, recommande de favoriser les requêtes du suprême conseil, lorsqu’elles ne se trouvent pas en désaccord avec les nécessités de la guerre. ― prenez donc le blé, monsieur, pour vos troupes ; mais, s’il est possible, évitez la ruine de mon filleul, en faisant payer par le trésor impérial. ― j’ en référerai, monsieur, à son excellence, qui ne manquera point de vous satisfaire… j’en suis sûr… ― voulez-vous passer par ici, maintenant ?… ― à votre volonté. Alors pénétra dans le salon des colonnes un officier dont la fine épée relevait, par-dessous, un manteau vert, galonné d’argent au col ; il tenait à la main un tricorne piqué d’une cocarde mi-partie blanche et noire. Il salua, surpris de rencontrer une dame, et fut sur le perron prononcer à voix haute quelques phrases russes auxquelles répondirent de loin les exclamations vexées du colosse ventru. Ensuite, le bisaïeul et lui allèrent dans le parc. ― mon dieu, je vous rends grâces, ― murmura Mme Héricourt, ― si le bonheur de mon enfant lui est assuré… par les voies secrètes de votre providence… glissée à genoux, elle s’abîma dans la prière, et cacha sous les mains jointes les frémissements de son visage. N’osant interrompre l’oraison, Omer demeura comme seul dans l’immense pièce aux lambris lézardés, aux consoles déteintes, aux sofas de brocart fané. Comment tout cela n’était-il point enrichi soudain par la gloire souveraine du vieillard qui commandait, de son titre occulte, aux officiers des empereurs et des rois ? Comment ne se dorait-elle point de gloire souveraine, l’humble quenouille de la feue grand’mère debout au coin de la cheminée, dans le trou du rouet terni ? Qu’il était apparu sublime, le bisaïeul, indiquant du doigt le chemin du parc à l’ennemi respectueux ! Rien de son pouvoir n’était plus discutable. Et quelle beauté n’avaient pas les flocons de ses boucles blanches autour du vaste visage raviné ! Moïse lui-même devait être tel quand il revint du Sinaï avec le prestige de la loi. Un mot du vieillard avait soumis le chef des barbares victorieux, vengé son descendant de l’insulte ignoble. L’enfant s’enivrait de cette force propre aux siens. Outre la sagesse du maître, il savait devoir un jour la posséder. Les siens étaient grands. Leur sang précieux battait dans son cœur hardi. Dirigeant les yeux vers la seule chose neuve et somptueuse de la salle, il adora le portrait de son père.

« C’est donc toi — pensa-t-il confusément. — toi qui vainquis… toi qui terrassais les hommes hideux dont ma figure éprouva la lourde injure, ô mon père !… Ta fureur les aurait détruits comme je voulais les détruire en mordant. C’est toi qui tressaillis en moi, certainement, et qui te rebellas sous l’outrage. Cher héros ! Que ton visage est fier, et que puissant est ton regard d’où jaillit l’énergie de ton âme ! Si tu n’étais pas mort là-bas, jamais ces brutes de l’Asie n’eussent foulé le sol de France ; si tu n’étais pas mort, toi, ni les autres pareils à toi… Mais es-tu mort, ô mon père ? N’est-ce pas ta vigueur qui vient à l’instant d’éveiller ma vengeance ? On prétend que je te ressemble trait pour trait. Oui, oui, tu viens de renaître en ma chair d’enfant, force de mon père ! Je suis autre qu’hier, je suis un homme qui ne pleure pas devant l’ennemi. Je serai toi. Je grandirai pour devenir ton égal ; et, comme toi, je chasserai les Barbares qui se lèveront contre le drapeau de la fraternité et de l’égalité. Cela est magnifique et digne de notre race, ô père que j’ignorais jusqu’à ce jour ! Voici que tous les propos louant ton caractère et ta vertu s’assemblent en ma mémoire pour te faire vivre dans mon corps chétif, dans mon âme riche de vaillance. Je ne suis plus un petit enfant ridicule et peureux, tu sais ! Je suis capable de devenir, moi aussi, l’homme qui triomphe ! Yeux du portrait, regardez-moi sans honte ! »

Ainsi chanta la volonté d’Omer Héricourt au moment où son être prit conscience de sa race, pour la première fois.

Il garda cet orgueil. Ses adieux au parrain, quelques belles paroles entre eux échangées, le lendemain, au départ, ennoblirent encore ce sentiment. Omer médita là-dessus, dans la chaise de poste qui l’emportait à travers la campagne illuminée d’incendies au loin, explorée par des cavaliers au trot, la lance haute, et qu’on redoutait. Bientôt il salua quelques troupes de conscrits français en marche, adolescents imberbes affublés de vieux shakos, de bandoulières tordues et de sarraus de labour. Ceux-ci, le postillon les saluait d’un cri fervent : « Vive les Marie-Louise ! » Omer le répétait de tout son cœur à la portière.

Maman Virginie et tante Caroline distribuaient des sous aux pauvres mains sales qui se tendaient hors du rang.

Plus loin, sous la pluie, des cuirassiers en manteaux blancs défilèrent dans les flaques. Des fourgons sautaient les ornières, retentissaient. Un bruit d’armes et d’hommes en tumulte sonnait lugubrement sur les routes. veut entendre le testament de Buonaparte ?… travesti par un habit jaune et un vieux chapeau militaire, le violoneux prolongea des gémissements ridicules, en faisant grincer à faux l’archet le long des cordes. Il chanta sur un ton comiquement lugubre : je lègue aux enfers mon génie, mes exploits aux aventuriers, à mes partisans l’infamie, le grand livre à mes créanciers… au bout de chaque rime, le banquiste mimait une grimace différente, solennelle, aigrefine, puis, funèbre. aux français l’horreur de mes crimes, mon exemple à tous les tyransla France à ses rois légitimes et l’hôpital à mes parents. feignant de mourir alors dans une convulsion hideuse, il provoqua le rire d’Omer Héricourt attentif au balcon, et la joie du populaire que rançonnait incontinent une maritorne vendeuse de complaintes : ― trois pour six liards ! Dans l’attente de l’entrée royale, l’enfant écoutait mugir, jusqu’aux lointains de Paris, la foule en fête et grouillant sous les folioles de mai suspendues comme mille points d’or vert aux arbres du boulevard. Derrière les rangs de la garde nationale, alignée entre les bornes protectrices des piétons, s’accroissait une affluence énorme de bourgeois bottés à neuf. Ils donnaient le bras à leurs femmes toutes fraîches sous les chapeaux de pâques, hautes formes de mousseline que fronçaient des rubans clairs. Les façades encaissaient le cours de la multitude pimpante et tumultueuse, le remous des épaules innombrables, et le ruissellement continu des voix. De l’autre côté du boulevard, presque en face, il y avait des gamins juchés sur le tonneau de la ravaudeuse, sur l’échoppe du savetier, sur les socles de la porte saint-Denis offrant les dieux de ses reliefs à la lumière pure du printemps. Et, l’une après l’autre, s’élevaient les strophes des vendeurs de brochures. ― holà ! Qui veut lire l’histoire invraisemblable mais véridique du nabot Paré, lequel dévora cinq millions d’hommes et quinze milliards d’impôts !… holà !… qui veut lire ?… une autre psalmodiait : ― c’est le sénatus-consulte proclamant la déchéance absolue et définitive de Napoléoné Buonaparte, pour avoir : primo, établi des taxes autrement qu’en vertu de la loi, contre la teneur de son serment ; secundo, fait supprimer comme criminels les rapports du corps législatif ; tertio, entrepris une suite de guerres en violation de l’article 30 de l’acte des constitutions de frimaire ; enfin, avoir violé de toutes manières les lois constitutionnelles ; détruit l’indépendance des corps judiciaires ; soumis à la censure arbitraire de sa police la liberté de la presse, droit essentiel de la nation ; altéré les actes et rapports du sénat ; abandonné les blessés sans pansements, secours, ni subsistances ; ruiné les villes ; dépeuplé les campagnes ; suscité la famine et les maladies conta-gi-eu-ses !… deux liards seulement, le sénatus-consulte, imprimé sans fautes… ni omissions… C’est le sénatus-consulte !…

Tel brandissait une image d’Épinal barbouillée d’indigo et de garance :

― Achetez le nouveau Robespierre à cheval, lequel massacra plus d’honnêtes gens que l’autre par la guillotine !

Au-dessous des drapeaux et des oriflammes, les libelles voletaient aux souffles de la brise, se balançaient à bout de perches. Ils ne tardaient pas à être acquis, avec des paroles emphatiques, par des troupes de singuliers personnages que désignait l’oncle Praxi-Blassans, penché au même balcon, en compagnie d’Émile, Denise, Édouard et Delphine.

― Celui-là ?… Celui qui porte un sacré-cœur cousu à sa redingote grise…, c’est un ancien combattant de la Vendée, un officier de La Rochejaquelein… Là-bas ? Celui qui descend de cabriolet ?… oui, les jambières en peau de bique et le sarrau de toile rousse, et le brassard blanc… c’est un chouan du Maine… Ah ! tenez, mes enfants, regardez là, là, ce gentilhomme en frac bleu ciel avec des tresses d’argent, oui, celui qui a la perruque poudrée… c’est un capitaine de Condé… Hé ! voilà le comte de Morlaix lui-même, qui s’est battu à Quiberon… À la bonne heure ! il n’a point changé d’allure, ni sacrifié aux nouvelles idées de l’empereur Alexandre. Malepeste !… la coiffure en ailes de pigeon et l’épée en verrou, les épaulettes à torsades et le gilet de satin, on dirait, ma foi, qu’il va prendre le service chez Monsieur… Point de hâte, belles amies ! vous pouvez croquer en paix vos friandises : Sa Majesté passe à peine la barrière…

En bas défilaient des ribambelles de curieux bonshommes poudrés jusqu’aux épaules, et qui sautillaient singulièrement de pavé en pavé, soigneux pour le vernis de leurs souliers à boucles. Il en descendait de vieilles berlines à capote de cuir craqué et disjoint, traînées par des haridelles blanches que menaient de vénérables cochers. Chacun se retournait, moqueur. Les longues basques de leurs habits trop clairs enchantaient les enfants. Denise Héricourt, de ses menottes en mitaines répétait des applaudissements farceurs ; et Omer l’imitait, tandis qu’édouard de Praxi-Blassans disait : ― faut pas !… faut pas rire des vaillants serviteurs du roi… faut pas, Omer, tu sais… mais le rire parcourait même les files de la garde nationale, majestueuse cependant sous d’immenses bicornes en bataille, des revers immaculés et boutonnés d’or, et roide en culottes blanches, en grandes guêtres brunes. Facétieuse, une marchande d’oublies présenta sa pâtisserie à un gentilhomme coiffé du lampion à cocarde blanche : ― en voulez-vous…, mon ci-devant ? Et la foule, secouée de joie railleuse, suivit : ― il faut en prendre un peu tout de même, marquis ! ― le roi oublie, puisqu’il accepte la constitution ! ― il la garantit dans sa charte. ― lisez l’affiche blanche, monsieur. ― et on ne rendra pas les biens nationaux. ― oublie ton bien, marquis ! ― mes amis, pria le gentilhomme, crions ensemble : " vive le roi ! " ― vive le roi ! ― proclamèrent des enfants, des femmes. Un hère, qui vendait la brochure de M. De Chateaubriand, Bonaparte et les bourbons, lança même en l’air son piteux chapeau, jadis neuf, au temps des incroyables et qui arriva jusque vers les mains décemment jointes de la silencieuse Delphine. Il le rattrapa, puis entonna de toute sa force l’air des alliés : vive Guillaume et ses guerriers vaillants ! de ce royaume il sauve les enfants. par sa victoire il nous donne la paix, et compte sa gloire par ses nombreux bienfaits. ― veux-tu te taire, royaliste à trente-six sols ! ― lui reprocha brusquement un ouvrier en veste bleue, les mains dans les poches… ― de quoi ? ― où que tu touches ton argent ? Chez la police ?… ― tout doux, s’il vous plaît, l’homme à la casquette ! ― tu travailles dans les mouches… ça se voit… acclamer l’ennemi !… t’as pas de cœur, salaud ! ― là ! Là ! ― prends garde à te taire… si tu ne veux pas que je t’apprenne à danser la moscovite… as-tu compris, mon ami ?… ― mossieur est des amis de Buonaparte !… ― si je veux… et décampe un peu vite, ouste !… par file à gauche, ou je t’indique le chemin de la poterne, en deux temps… ― mossieur a poussé les cailloux… ça se voit… cent personnes déjà formaient le cercle autour de la dispute, mais un garde civil s’approcha. Dès qu’on aperçut sa redingote boutonnée et son gourdin municipal, les gens se dispersèrent en murmurant. ― la tarte, mes enfants ! ― annonçait en arrière, dans le salon, la voix délicieuse de la tante Aurélie. Le marmiton de Frascati retira de la corbeille ses gâteaux que disposèrent, sur la nappe, les laquais à la livrée brune des Praxi-Blassans. Ensuite, la tante Aurélie continua d’expliquer, pour quelques dames, sa peine à louer un logis ayant vue sur le parcours du cortège royal. On avait dû faire plusieurs démarches pour obtenir cet appartement d’un bonapartiste furieux, parti vers le Cotentin, où il fuyait le spectacle des armées russe et prussienne maîtresses à Paris. Encore avait-il fallu jurer qu’on ne fixerait au balcon ni drapeau, ni bannière, ni pancarte, ni banderole. La tante montrait aux murs de la chambre des sabres et des fusils ramassés certainement sur les champs de bataille, un chapeau d’infanterie troué par un biscaïen, un guidon mi-partie jaune et vert qu’un monsieur déclarait appartenir aux uhlans autrichiens. Le comte, renversé dans le fauteuil Voltaire, et la main sous le jabot, prétendait que ces couleurs étaient suédoises : elles avaient dû être arborées à Gross-Beeren contre les troupes du duc de Reggio. Alors, entre les dames et les messieurs, les propos prirent un ton assez vif : ― le diable soit de ce fâcheux Bernadotte ! Savez-vous que s’il avait un peu mieux conduit sa barque, en fin de compte, je pense que sa majesté ne rentrerait pas encore aux tuileries cette fois, hein ? ― l’empereur Alexandre est infecté de jacobinisme. ― moi, je l’ai entendu, ce tsar… je l’ai entendu, rue saint-Florentin, proposer Bernadotte à Talleyrand parce que, disait-il, un général qui avait refusé à Sieyès de faire le 18 brumaire devait être sympathique aux français. ― cet autocrate pue l’esprit de Mme De Staël et de son genevois. ― Dieu est témoin que si Bernadotte avait su le prix de Talleyrand et l’eût acheté, les bourbons n’auraient pas eu à franchir le détroit… par bonheur, il a cru le prince de Bénévent trop cher pour sa bourse… comment ignorait-il le tarif, dans sa situation de prétendant recommandé par le tugend-bund ? ― peuh !… M. Benjamin Constant est un brouillon si fâcheux ! ― dédaigna un chef de division aux relations extérieures. Les mains sous les basques de l’habit vert, il pivota, roide, devant les gravures encadrées, dont la plus fraîche représentait un enfant à front large, en collerette, et qui cravachait son cheval tenu à la bride par un jockey de l’empereur : sa majesté le roi de Rome recevant sa première leçon d’équitation. ― au fait, quelle lubie de choisir un tel conseiller que ce Constant !… et l’on assure que Mme Récamier lui demandera d’écrire le mémoire pour défendre à Vienne les intérêts de Murat. ― eh bien, voilà un monarque sûr de perdre sa couronne ! ― holà ! Les gobe-mouches ! ― commandait la tante, ― de grâce, asseyez-vous donc !… édouard de Praxi-Blassans et Denise Héricourt s’attablèrent l’un près de l’autre. Omer les contempla réunis. Leur mariage avait été le vœu suprême de son père. De même taille et de même âge, ils étaient jolis, avec des yeux pareils, très clairs, d’une nuance plus grise chez le garçon, plus bleue chez la fille. Tous deux ressemblaient à maman Virginie : ils avaient ainsi qu’elle les cils sombres et veloutés. Malgré son beau spencer, le petit mari, vif, souple, ardent, se démenait fort : il renversa son verre, encore vide, par chance. Il exigeait le gâteau de Savoie ; on le lui refusa : dès lors il se tint coi, tout pâle, et repoussa Denise du coude, assez brusquement. Déjà glissée de la chaise, elle sautait, comme à la corde, en son fourreau d’organdi. Elle avait de gracieux bras potelés, un fichu de cachemire à palmes noué dans le dos, et un rond de dentelles au sommet de ses longues boucles brunes. Omer admira les petits fiancés. Par leur aînesse, par le désir qu’avait eu son père de les unir, par la faculté de vivre dans le somptueux hôtel de Praxi-Blassans, ils lui semblaient des supérieurs. Sa sœur lui parut une étrangère habile et souveraine. Il avait tout de suite admis qu’elle l’écartât de ses poupées, à l’exemple de Delphine, et qu’elle le traitât de vilain, malpropre s’il touchait par mégarde à ses narines, ou se rongeait un ongle éraillé. D’ailleurs elle fut à l’instant même charmante et drôle quand une dame, la baronne de Cavanon, traînant ses falbalas et agitant sa vieille tête, fardée aux pommettes, la pria de réciter sa fable. Denise pinça les plis de sa robe pour imiter les révérences de personnes polies qui s’abordent : deux puces se rencontrèrent  ?… dans une basse-cour, et , tout le long du jour, ces demoiselles jasèrent. comme elle sut contrefaire la puce vaniteuse qui couche au château, pourchassée toute la nuit par la veille inquiète des puissants, et qui maigrit : puis la puce avisée qui engraisse à la ferme, dans le lit des métayers incapables d’interrompre leur somme pour la piqûre d’un insecte audacieux ! Merveilleusement, Denise gonflait ses petites joues avant de dire : quand le gros fermier et la grosse fermière ont clos leur lourde paupière… chacun éclatait de rire, même le sec monsieur qui retirait la main de sa poche, même Mme Héricourt, qu’enchantait sa fille transformée, grandie, futée, spirituelle. L’enfant le fit voir lorsque, par le signe de son index arqué, elle convia la puce vaniteuse à changer de séjour. L’œillade fut riche en promesses et en ironie blâmant l’erreur de la pimbêche :

Venez, venez à la ferme ;
On y dort mieux qu’au château !

Dix exclamations vantèrent la délicieuse.

― Mais elle est à ravir ! répétait la baronne, qui s’éventa le menton.

― Et voici donc son époux…

Édouard, un peu maussade, embrassa la promise.

Le grand Émile de Praxi-Blassans, qui reconnaissait à leurs uniformes les soldats alliés félicita vivement Omer d’avoir une sœur pareille, toujours gentille, bien meilleure camarade que cette péronnelle de Delphine. Revêche, jalouse, au point de rester seule à la fenêtre, celle-ci n’assistait pas du moins au triomphe de sa cousine.

― Demandons-lui ce qu’elle pense de la fable ; elle répondra qu’elle n’a rien entendu, je gage…

Il en fut ainsi ; et tous deux se réjouirent.

Émile déclara :

― Moi, quand je serai grand, je serai capitaine et, après, général.

― Moi, je le voulais aussi. Maman aime mieux que je sois d’abord abbé, ensuite évêque.

― C’est cela que tu veux devenir ?

― Pour faire plaisir à maman… et puis un évêque est tout-puissant comme Moïse.

― Alors, tu seras évêque ! C’est une bonne idée, ça…

Émile réfléchit longuement.

― Qu’est-ce que tu feras quand tu seras évêque ?

― Je bénirai les gens ; on se prosternera quand je passerai dans les rues, sous le dais…

― Oui, oui, tu es un malin. À la bonne heure !… Moi je gagnerai des batailles, comme Napoléon… et comme ton père. a ! Tu sais : mon grand-père, le général Lyrisse, il s’est battu contre les anglais avec le maréchal Soult… mon oncle Edme est prisonnier à Grodno, tu sais ? En Russie ; et mon oncle Augustin en revient. Il est colonel dans la garde, à présent… nous allons le voir passer avec le roi ! N’est-ce pas, ma tante ? émile était un peu vain de son père, qui, prétendait-il, avait, lui seul, rappelé le roi en France. ― ah ! ― fit Omer, mal enclin à chérir ce petit homme trapu. Cependant la voix cassante du comte proposait à un long vieillard des opinions que l’autre éludait, auxquelles discrètement il opposait une moue, un geste caressant l’air. Les deux garçons inspectèrent les murs de l’officier bonapartiste. Ce n’était que panoplies et gravures de batailles. Orgueilleux de l’amitié de son cousin, Omer n’osa dire que cela le divertissait à peine. Il entendit sa mère vanter le chapeau à la prussienne de tante Aurélie, lequel était haut, conique et pourvu d’un plumet retombant sur le galon. Mme De Praxi-Blassans répondit par des sourires indifférents ; elle semblait désireuse de chuchoter à l’oreille de Virginie telles choses graves ou tristes, qu’annonçaient les soupirs de sa poitrine et les regards éperdus de ses yeux au plafond. Ensuite elles décrivirent leurs maladies. Pour une affection du foie, Mme Héricourt pressait du citron dans son breuvage. Elle ne pouvait se tenir debout à la fenêtre, tant son ventre lui pesait. Les vapeurs étaient le lot de la baronne qui léchait, en minaudant, sa cuiller à sorbet… mais la rue chanta : vive Henri Quatre ! vive ce roi vaillant ! ce diable à quatre a le triple talent de boire et de se battre et d’être vert-galant… les enfants se précipitèrent à la fenêtre. Vingt jeunes hommes et jeunes filles, se tenant par les bras, criaient à tue-tête, fendaient la foule et sa rumeur. Au-dessus des chevelures féminines, maints rubans, des rosettes blanches, ornaient les étages en soie cabossée des chapeaux cylindriques. Sous les visières en paille d’Italie, les visages des demoiselles dardaient la joie, offraient des bouches en fleurs. Leurs jambes en bas blancs soulevaient, à chaque bond, les plis du nansouk et les flots de levantine jaune. Le délire du bruit les agitait au milieu des groupes ; ils répondaient par mille exclamations royalistes. Un adolescent manchot, qui montrait au public son infirmité militaire, hurla de toutes ses forces : ― plus de conscription ! Plus de guerre ! Vive le roi ! Et les voix nerveuses de femmes en deuil lui répondirent : ― plus de conscription ! Vive le roi ! Alors un gros monsieur se hissa sur le rebord d’une devanture, et, s’agriffant aux barreaux écarlates qui défendaient la vitrine, il brandit sa canne pour mugir. ― plus de droits réunis ! Vive le roi ! Il restait là, pâli de son audace. Petit vieillard gras, la bedaine enflée dans la culotte de nankin, il ressemblait à un œuf énorme, accru par en bas de bottes à revers, par en haut d’une face ronde que flanquaient des favoris gris. ― vive le roi ! Vive le roi ! Plus de droits réunis ! Plus de blocus continental !… plus de ruines ! Plus de faillites, plus de misère ! Vive le roi ! Quasi fou, il répétait cela, ne sachant rien dire en outre, tandis que les faces levées de la foule attendaient de son embarras un discours. Enfin elle lui rit au nez : les groupes murmurèrent et s’en furent. Lui n’osait descendre. Il soufflait. Narquois, les commis du marchand se plantèrent au seuil de la boutique. En ce moment, quelqu’un nouait au balcon d’un troisième étage, une vaste pancarte où était inscrit le mot VIVE. À la fenêtre voisine du même rang s’appliquait ensuite le mot LE. Tous les regards se dirigèrent vers cet appartement ; et une clameur d’approbation émut le champ des visages. Enfin le mot ROI fut attaché sous la dernière croisée de la maison : les applaudissements prirent essor. Au sommet d’une échelle double, se posait, bras nus, épaules nues, coiffée à la chinoise et le chapeau de paille pendu au coude, une svelte femme vêtue de rose vif, qui lançait les blancheurs de son écharpe et les faisait habilement onduler au zéphyr : on l’acclama. Sous la voûte de la porte Saint-Denis, une gigantesque couronne dorée oscillait lentement, au bout de guirlandes en fleurs et en feuillages.

― A va tomber ! nargua le cri d’un maçon.

― Déjà ! Oh ! Oh ! Répondit là-bas une voix farceuse.

Sur la chaussée remplie d’hommes en vestes et en casquettes molles, un ricanement courut :

― V’là la couronne de Cotillon qui bronche ! ― Oh ! oh ! oh ! oh !…

Et des rires se propagèrent, sillages étroits dans la foule muette qui, de Popincourt comme de Bonne-Nouvelle, descendait par vagues noires, grises et blanches, au vallon Saint-Denis. Des abbés en bande ripostèrent, ôtant leurs tricornes :

― Vive le roi ! Plus de conscription !

Et la multitude reprit :

― Plus de conscription ! ― À bas le tyran ! ― Vivent les Bourbons !

Dans l’appartement, les causeurs jugeaient.

― Ils renient leur gloire ! Dit un officier en civil.

― Parbleu ! Ils se sont fait mal en jouant à la guerre. Ça saigne trop. chute pour le grand Napoléon ! Nota la baronne. ― fatale erreur ! ― affirma Praxi-Blassans. ― une nation seule ne triomphe pas éternellement du monde entier… n’empêche, j’avais quelque sympathie pour ce petit corse. Donner son nom à des aventures au lieu de le donner à son siècle ! Peuh !… il promettait mieux, à Tilsitt. ― hé ! Mon père !… voilà le baron de Cavanon ! Reconnut émile. Le visiteur entra, superbe et grandi par sa culotte tirée jusqu’aux aisselles, par ses bottes à l’écuyère, son habit noir à feuillages d’or, ses lourdes épaulettes rondes… pour le contempler, les enfants laissèrent le spectacle grouillant de la rue. ― eh bien, baron ! ― salua Praxi-Blassans, ― nous tenons le désiré. ― ah ! Comte, ce ne fut pas sans mal ! J’en souffle encore… j’étais de la manifestation, le 31 mars… hélas ! Depuis je ne vous ai point fait visite, c’est que j’ai dû me rendre à Londres, et joindre le roi, le 2 avril, après la déclaration du sénat. Excusez-moi, de grâce, si je ne fus point vous saluer !… vous pensez comment l’on m’accueillit là-bas… Mme la duchesse d’Angoulême a failli m’embrasser… a failli !… dis-je… (il fit un geste de répulsion comique). j’aimerais mieux embrasser la reine Hortense… (on rit)… après la baronne ! (il s’inclina devant elle)… oui, madame, Sosthène de La Rochefoucauld était venu me quérir au ministère, dans le cabinet même de Clarke, le 29, quand le canon tonnait, pendant l’attaque de Romainville… hein ! Quel toupet de gentilhomme !… il m’a dit : " baron, il faut en finir avec ce petit tondu… c’est l’avis de Talleyrand : je l’ai persuadé de ne pas suivre la maison impériale à Fontainebleau… convenu : il reste… on va traiter avec Alexandre pour ramener le roi… " ne connaissez-vous vous pas mon Sosthène ? Vous le voyez d’ici. Il burinait déjà l’histoire… Enfin, nous tombâmes d’accord pour conclure qu’une démonstration royaliste était furieusement nécessaire, si l’on voulait prendre de l’influence sur ce benêt d’Alexandre, et lui abîmer son idéal de perruquier franc-maçon… Sosthène se chargeait d’abattre la statue de la colonne Vendôme, et ses amis d’attacher à la queue de leurs chevaux leurs croix de la Légion d’honneur, puis de paraître ainsi à la rencontre des alliés. Moi, je devais, avec une vingtaine d’autres cavaliers me promener sur les boulevards, la cocarde blanche au chapeau, et enthousiasmer la foule : pénible besogne !… Mais, depuis qu’il avait persuadé Clarke d’oublier au Champ-de-Mars les deux cents pièces de canon qu’on aurait pu mettre en batterie à Montmartre contre les Prussiens, depuis qu’il l’avait obligé à laisser dans les arsenaux les deux cent mille fusils que réclamait la populace impérialiste pour défendre les faubourgs, Sosthène était sûr de son fait.

― Eh bien, il avait tort : sans la fuite du roi Joseph et ces bonnes dispositions de Clarke les alliés auraient pu reprendre le chemin de la Belgique ! ― affirma le comte. ― Je vous l’assure : c’était l’avis d’Alexandre. Il n’avait pas assez de monde pour déloger les soixante-quinze mille hommes qu’on a laissés dans les casernes de la banlieue et dans les postes de la garde nationale… surtout commandés par le duc de Trévise et le duc de Raguse.

― Parbleu !… Or donc, le 30 au matin, nous débouchons, à six gentilshommes, du pont de la Concorde, et… Au trot sur un bataillon de la garde nationale qui traversait la place. Nous crions : « Vive le Roi ! » on répond : « Va cuver ton vin ! » Comme j’ai l’honneur de vous le dire… Premier succès !… Et même le sergent du dernier peloton menace de nous emmener au corps de garde, disant qu’il est immoral d’être ivres de si bonne heure… nous poursuivons. Devant la mairie, un peu plus loin, le poste avait pris les armes. Nous recommençons la parade… un seul des gardes nationaux répond : " vive le roi ! " les autres nous lancent mille brocards impossibles à redire devant les dames… " vivent les bourbons ! Criai-je… ― quels bourbons ? Me demande un caporal. Qu’est-ce que c’est que cette bête-là… ? " et voilà le tambour qui entonne à plein gosier la chanson sur la Du Barry, vous savez : " la belle bourbonnaise… ah ! Qu’elle était bien aise ! " et toute l’escouade d’approuver. Alors le caporal nous invite à passer notre chemin, parce que " ce n’est pas l’instant de rire quand l’ennemi entre dans la capitale. " deuxième succès !… nous poussons nos chevaux sur le boulevard. Avez-vous vu cette foule, ces paysans de la banlieue qui fuyaient les cosaques et qui avaient amené leurs chariots et leur déménagement dans les cours de toutes les maisons ? Ils piétinaient en masse, derrière les bornes du boulevard, la mine longue… cette fois, je change et je crie de ma plus belle voix : " à bas le tyran ! " pour mémoire : je n’avais pas endossé mon uniforme : on ne sait jamais ce qui peut arriver, et je n’avais pas envie de finir mes jours dans la plaine de Grenelle… quelques braves gens répètent avec moi : " à bas le tyran ! " mais voilà Oscar De Doutteville qui entreprend de proclamer le roi avec son ton de fausset. Aussitôt un marchand de gâteaux s’explique en répondant : " à bas le tyran moscovite ! " c’était un bénêt qui n’entendait rien à nos principes… nous passons, criant, de-ci, de-là. Mais n’éveillons aucun écho. La populace nous examinait stupidement. Depuis vingt-quatre ans elle n’avait plus de nouvelles de ses rois, sinon par la caricature… et encore !… à la hauteur des bains chinois, nous saluons la cavalcade du marquis de pas, qui se joint à nous, et nous confie que " çà n’a pas l’air de mordre ". Et, comme on rencontre partout des gens courageux, j’avise M. De Bellieron et le comte de Vermeux qui arrachaient leurs cocardes et les glissaient en poche, fort prudemment… cela semblait devoir finir en une simple promenade à cheval, devant une foule silencieuse et morose, qui flânait au hasard, lorsque les sonneries de trompettes annoncent l’arrivée des russes… un temps de galop, et nous les abordons. Doutteville se fait reconnaître par un aide de camp ; nous nous rangeons derrière la fanfare, et nous voilà poussant de bon cœur mille exclamations : " vivent les alliés !… vivent nos libérateurs !… à bas le tyran !… vivent les bourbons ! " les fenêtres s’ouvraient, dans les maisons, et nos belles amies, paraissant aux balcons, nous apportèrent quelque renfort, soit par le jeu de leurs mouchoirs blancs, soit en jetant sous les pas de l’état-major cent petits bouquets de myrte et de laurier… tout s’adressait d’ailleurs, semblait-il, au tsar Alexandre, à son Bel uniforme vert, aux plumes de coq de son chapeau et à sa figure avenante. Lui souriait aux dames, saluait à l’aise… là-dessus, nous fûmes chacun chez soi, assez mal contents. Après le défilé et la revue des Champs-Élysées, nous nous empressâmes néanmoins d’aller attendre le tsar, rue saint-Florentin, à la porte de l’hôtel Talleyrand. Nous avions lié des mouchoirs à nos cannes, et recommençâmes le manège… il y avait du monde, et j’entendis une vieille femme dire à son mari : " as-tu remarqué ? Tous les soldats " russes ont le brassard blanc, aux couleurs de Capet… ils vont remettre les bourbons aux tuileries ! " or, mesdames, ces brassards servaient uniquement à distinguer les alliés des troupes françaises, dont ils avaient pris les uniformes dans les magasins militaires des villes conquises, afin de remplacer les leurs en lambeaux… voilà tout ce que j’ai ouï dire des sentiments royalistes de la foule… ― monsieur, ― reprit la comtesse-l’empereur Alexandre a donc pris pour des emblèmes royalistes les mouchoirs blancs qu’on agitait en réponse à ces brassards blancs ? Mais ignorez-vous que les bourgeoises faisaient de pareils signaux parce que c’est la couleur des parlementaires. Elles voulaient simplement approuver la fin de la bataille… le baron rit à gorge déployée. ― en sorte, ― conclut la tante Malvina, qui arrivait en retard à la fin du récit, ― que le russe imposait les bourbons sans le savoir ; le parisien les réclamait sans le savoir, et Louis le désiré y arrive contre le gré des uns et des autres… c’est à mourir !… parole ! ― les desseins de la providence sont mystérieux ! ― conclut un vieillard, l’index en l’air et le sourire aux lèvres. ― ainsi se fabrique l’histoire ! ― ajouta le baron ― pardon !… comment je fabrique l’histoire… et il imita l’attitude pompeuse d’un triomphateur antique. ― je vous demande mille pardons, messieurs les libertins, objectait la baronne. Dès que la nouvelle du départ de Marie-Louise fut connue et dès que la censure de l’empereur n’eut plus le pouvoir d’interdire l’expression des bons sentiments, la presse entière a réclamé le retour du roi ! C’est un fait. ― ah ! Ma chère amie, si le comte de Praxi-Blassans voulait nous dire comment il dépêcha le marquis de La Grange auprès du général Sacken, nommé le matin, par les alliés, gouverneur de Paris, et comment le marquis, pour avoir connu en Allemagne ce brave mangeur de choucroute, le persuada de signer un ordre militaire qui soumettait tous les journaux à son contrôle ; si le comte voulait nous dire comment le marquis dans chaque bureau de rédaction posta un censeur pour dicter les articles, comment il y fit annoncer que toute la population de Paris, la cocarde blanche au chapeau, avait accueilli les alliés en criant : " vivent les bourbons ! " et comment il fit composer par les typographes les principaux passages de la brochure due au zèle de M. De Chateaubriand, vous ne vous étonneriez plus, ma chère, d’avoir lu, le 1er avril, des invectives contre le corse et les louanges des bourbons, dans les gazettes qui, le 30 mars, exaltaient le génie de l’empereur et le dévouement à l’empire… mais le comte ne vous avouera rien de cela, parce que c’est le plus discret des gentilshommes, un fin diplomate… ― ha ! Ha ! La fable est jolie ! ― ricana M. De Praxi-Blassans, qui rougissait jusqu’à la poudre de ses cheveux. ― oh ! Un diplomate qui rougit ! ― remarquait la baronne. ― fi donc ! ― mon frère, vous vous vendez ! Accusa Virginie. ― point ! ― si fait ! ― quelle histoire ! ― ne vous en cachez pas, mon cher ! S’écria le baron. Vous avez donné de votre main un bourbon à la France. ― vous me la baillez belle !… à supposer que votre conte se tînt debout, quel rôle laissez-vous au sénat !… ― mais le sénat a voté la déchéance par peur de l’opinion, c’est-à-dire des gazettes ! ― et aussi, parce que ces messieurs ont obtenu comme prix de leur adhésion la reconnaissance, par le nouveau souverain, de l’hérédité de leurs charges et dotations : elles ne seront plus simplement viagères. ― peuh ! Sans la pression des journaux, ils n’auraient point rappelé Louis… monsieur le comte de Praxi-Blassans, à vous seul, vous rendez un royaume aux bourbons. ― tu vois ! ― souffla émile dans l’oreille d’Omer ; ― mon père a rappelé le roi. Le baron le dit comme tout le monde. Mais M. De Praxi-Blassans sautillait sur ses pointes, se débattait, protestait de sa voix criarde, que démentaient son sourire et la joie de voir approuver sa manœuvre. ― allons, allons ! ― reprit Malvina, ― ne vous défendez plus. La cause est jugée… la ruse a vaincu la force, et lui succède… ― vive le roi ! Proclamait la rue. On courut aux fenêtres. La garde nationale rectifiait promptement ses lignes au long des bornes ; la digue humaine s’immobilisa, sous les baïonnettes au soleil, pour contenir les flots de peuple. De toutes parts, les musiques éclatèrent. Au loin, il tonna. Le canon saluait. Et les carillons des églises sonnèrent l’allégresse. Dans la multitude, le piétinement cessa ; la rumeur acheva de mourir. Au sommet de son échelle double, la jeune femme en rose, plus timidement, confiait à la brise l’ondulation de son écharpe blanche. En toutes les fenêtres, des bouquets de figures s’épanouirent. L’artillerie grondait. Les cloches acclamaient. Des banderoles flottèrent. Les dames grimpaient sur des chaises qu’on tirait des boutiques. Les élégantes tenaient d’une main les visières de leurs grands chapeaux. Des commandements furent criés. Les lumières verticales des fusils barrèrent la hauteur des uniformes et des bicornes en bataille. On entendit tinter encore la sonnette du marchand de coco, et grincer la crécelle de la vendeuse d’oublies. Enfin ce bruit même s’interrompit net. Et ce furent des trompettes de cavalerie, un escadron de carabiniers étincelants, colossaux, cuirassés de cuivre, casqués d’énormes chenilles rouges. Ensuite caracola un essaim de gentilshommes en frac bleu, coiffés du lampion à cocarde blanche ; ils montaient des bêtes fines à queue longue, avant les huit chevaux blancs de l’attelage que guidaient à la main les écuyers de l’empereur en livrée verte chamarrée d’or sur les courbes des coutures ; ceux-ci marchaient à la tête des animaux solennels franchissant au pas la voûte de la porte, l’ombre de la couronne immense. " le voilà ! Le voilà !… " murmurèrent les visages innombrables. Un monsieur hissa sur ses épaules une femme qui secouait son mouchoir. " vive le roi ! " proférèrent quelques voix isolées parmi l’attention muette. Ce furent dans la calèche, deux dos traversés d’une moire azur, deux perruques poudrées, et, vis-à-vis, l’ombrelle blanche inclinée devant la toilette neutre d’une dame, à côté d’un gros vieillard au large dans un habit bleu, figure enfouie entre deux monstrueuses épaulettes d’or. " la duchesse d’Angoulême !… le roi !… vive le roi ! " cent tricornes de prêtres s’élevèrent de la foule, parmi les lampions à cocardes blanches, les chapeaux à la façon de La Rochejaquelein, les feutres bretons enrubannés de noir, et les têtes vociférantes… " vive le roi ! " le vieillard saluait, se pliant contre ses énormes cuisses culottées de satin blanc ; on apercevait ses guêtres en velours rouge liséré d’or. " vive le roi ! " proclamèrent, aux premiers étages des maisons, les bouquets de figures. Le canon approuva. Les cloches prolongèrent la bienvenue. La calèche avançait suivie par la chevauchée des maréchaux à poitrines d’or. " à l’île d’Elbe, Berthier ! à l’île d’Elbe ! " rugirent soudain mille fureurs écloses aux figures ouvrières. Le boulevard était coupé par la garde nationale depuis la porte jusqu’à la rue saint-Denis. Derrière le rang, au milieu de la chaussée, la houle de la multitude s’exaspéra ; les haines s’excitaient ; des poings se levèrent et s’abattirent, des casquettes volèrent : " à l’île d’Elbe ! à l’île d’Elbe ! " scanda cette foule. " vive le roi ! » ripostaient, moins nombreuses, les indignations des bourgeois massés vers les boutiques. Mais tout à coup, hurlements, huées et vivats se confondirent en une immense clameur, d’abord confuse, puis répétée : « Vive la garde !… Vive la garde impériale ! » Les héros apparurent, l’arme au bras devant les buffleteries en croix de leurs poitrines. Au rythme de leurs pas, derrière les tambours et les sapeurs, ils marchaient, géants, sous le bonnet à poil, serrés coude contre coude, manche bleue contre manche bleue, cuisse blanche contre cuisse blanche, guêtre noire contre guêtre noire. « Vive la garde impériale ! » Le canon tonna. Les cloches ébranlaient l’air. Et la calèche continua d’avancer dans l’apothéose de cette unique acclamation issue de vingt mille faces en délire.

La France jacobine saluait son élite, et l’œuvre de Valmy, de Jemmapes, d’Austerlitz, de Moscou.

― Regardez !… Regardez comme les grenadiers sourcillent pour que les plaques des bonnets leur tombent sur les yeux et leur cachent le spectacle déshonorant du roi de Coblentz ! ― disait la belle tante Malvina. ― Devant le bataillon… après les tambours… le cheval bai… là : c’est Augustin !

Omer reconnut à peine son oncle Héricourt, l’épée au flanc, la face droite par-dessus la lueur du hausse-col. Il passa. Des grenadiers encore battirent longtemps le pavé de leurs pas :

― Oh ! ce pas, qui a fait trembler les villes des monarchies, et qui maintenant escorte le monarque ramené dans le fourgon de l’étranger ! ― pleura la belle tante.

― Vive la garde ! clamait toujours la foule.

― Plus haut, peuple, crie toujours ! Tu salues les derniers rayons de ta gloire ! ― déclama de nouveau la tante.

Des tambours étouffèrent les clameurs dans leur roulement. Émile répétait : « Vive la garde ! » Édouard : « Vive le roi ! » Delphine et Denise battaient des mains. Leurs bras nus dépassaient les fenêtres. D’en bas on les regardait. L’une se détourna ; l’autre, ravie, continua d’applaudir.

VI

À madame veuve Virginie Héricourt,
chez Messieurs Lyrisse,
au Château des Ducs,
par Varangeville-lez-Nancy, en Lorraine.


Paris, ce 18 septembre, l’an 1814.


« Ma bonne Virginie, je compte que la malle-poste t’a ramenée sans aventure jusque en Lorraine, avec Omer ; et que tu as trouvé le château libre de Cosaques, comme nous l’avait promis M. de Talleyrand. Il serait inopportun et malséant de feindre au regard de toi. Je m’ébroue encore après toute une grosse querelle avec le comte qui ne m’a point celé son ennui de tenir la promesse de fiançailles entre notre Denise et mon Édouard. La chute de Buonaparte et le retour triomphal de Louis le Désiré ont brouillé ses opinions de l’an 1800, où il m’épousa encore qu’entachée de roture, et autant ses opinions de 1789 quand, à l’âge de jouvenceau, il baisait les mains au comte de Mirabeau à la grille de l’Orangerie de Versailles. Il ne parle que de son émigration, de son voyage à Coblentz. L’hôtel est rempli de messieurs revenus d’Angleterre par la dernière marée, et qui se pavanent en redingotes à la La Rochejaquelein avec un sacré-cœur de drap rouge cousu sur la poitrine, comme si les soldats de Blücher n’avaient besogné qu’en manière d’arrière-garde, pour l’invincible armée des chouans. Mes sièges d’acajou neuf sont tout écorniflés par les guêtres de peau de bique, les souliers à clous, et les sarraux bis de tel et tel qui se vantent d’avoir combattu les Bleus avec les Vendéens du Bocage, qui penseraient tout perdre de leur loyalisme envers le trône et l’autel s’ils négligeaient à cette heure de s’affubler à la manière des partisans. On calcule pensions et compensations. C’est la curée chaude dans les antichambres de Monsieur Frère : et, de par suite, chez nous qui dépendons un tantinet de sa maison. Je te baille cet avis pour ta gouverne : car tu recevras sans doute en ce même courrier un message de mon époux par lequel il t’invite à envoyer Omer au collège, chez les jésuites de Saint-Éloi, où il retrouvera Émile et Édouard. Demain une Bernardine doit emmener, à la maison mère d’Esquermes-lez-Lille, Denise et ma Delphine, qui pleurent toutes les deux leurs fleuves de larmes à gros bouillons ; et moi, bête, avec elles. Je ne vois pas distinctement ce que j’écris, tant mes yeux se mouillent.

« Cependant rien ne fléchira la volonté du comte, qui est bien un dur Praxi-Blassans, si nous ne convenons de nous soumettre d’abord aux desseins de son ambition. Par ailleurs nous avons, toi et moi, trop de religion pour ne point embrasser la cause qui plaît à Dieu ; et pour ne point aider, dans la mesure de nos faibles forces, au triomphe de Notre Sainte Mère l’Église sur les athées et les régicides. Mon frère Augustin est venu des premiers à récipiscence. C’est décidément lui qui aida Marmont à rassembler, sur la route de Versailles à Fontainebleau, les troupes qui, après leur sédition, s’en retournaient devers Buonaparte en criant qu’elles ne voulaient point abandonner leur Empereur et qu’on les avait conduites par trahison, la nuit, dans les lignes de la Sainte Alliance. Monsieur l’abbé de Pradt a chaudement embrassé mon frère au retour, et l’a prié à déjeuner avec l’état-major du duc de Raguse, dont il sera d’ores en avant, ce qui lui vaudra bien du lustre. Sa chère Malvina triomphe du nouveau titre, bien qu’elle ne cache pas assez son faible pour le Buonaparte, ce qui pourrait nuire à la longue. Enfin, je t’explique par le menu la situation, dans l’idée que tu ne t’opposeras pas, sans raisons meilleures, aux visées du comte. Il serait capable de détruire sans rémission notre grand espoir d’unir nos deux enfants, de les voir s’aimer sous nos yeux quelque jour, comme nous avons adoré notre Bernard, toi avec un cœur d’épouse et moi avec une âme de sœur. Quelle loyauté, quelle grandeur de caractère avait notre héros ! Dans ce chaos d’intrigues et de commerces où notre société vit, depuis cinq ans, faubourg Saint-Honoré, son image m’est plus chère. Je pleure des larmes de sang devant son portrait. Je nous vois encore dans le château de Moravie où nous le retrouvâmes, le lendemain de la bataille d’Austerlitz, quand notre chaise de poste l’eut joint au milieu de ses dragons. Qu’il était beau, tout rayonnant de sa victoire ! Ses balafres lui composaient une manière de bandeau royal. Tu te souviens ? Alors, j’assistai à vos nobles effusions. Alors, je pus embrasser votre brûlant amour. Alors, je pus respirer vos souffles de volupté légitime. Je fus presque aimée autant que toi ma Virginie ! Tu le souffrais. Ton âme généreuse comprenait mon émoi. Au retour, tu portais dans ton sein le fruit d’une si touchante ardeur. Moi je ne rapportais qu’un souvenir ineffaçable et dont je brûle encore par les mille feux d’un regret atroce.

« Oh ! Cruelle Bellone, pourquoi ta fureur s’est-elle attaquée au plus chéri des frères ? pourquoi la vie du héros devait-elle être brisée dans sa fleur, par le hasard du canon, sous les murs de Presbourg ? Il ne me reste que notre Denise, sa fille, conçue de lui et née de toi, ma Virginie, en même temps que naissait mon édouard. Ne craignons point : l’un et l’autre ont toujours les mêmes yeux clairs de la petite bavaroise qui fut son amour de guerre : ces yeux qu’il dessinait à la sépia, d’après toi qui ressemblais à l’inconnue, toi, qu’il a choisie pour ce souvenir, sans doute… leurs yeux prennent le même éclat à mesure que leurs corps grandissent. Tu verras ! Nous vieillirons heureuses si ces yeux-là s’éblouissent par les regards d’un amour que nous leur aurons préparé, et que nous saurons ressentir en le voyant éclore. Ah ! Chère Virginie, à Dieu ne plaise que rien puisse anéantir notre espoir de cette heure-là… je te baise les joues bien fort, ma bonne. " Aurélie, comtesse de Praxi-Blassans. " à madame veuve Virginie Héricourt chez Messieurs Lyrisse, au château des ducs, par Varangéville-Lez-Nancy, en Lorraine : " ma belle-sœur, s. M. Le roi Louis Xviii désire connaître clairement les fidèles de la première heure ralliés aux principes de l’ordre et de la religion. Il importe que les nôtres donnent l’exemple de la confiance dans l’éducation chrétienne. S. A. R. Le comte d’Artois ne manquera point d’octroyer les faveurs de sa haute protection aux membres d’une famille amie du trône. Je ne doute point, ma belle-sœur, que vous n’obtempériez au commandement suprême, s’il vous tient à cœur de voir, dans l’avenir, votre fils et les miens pourvus de la bonne façon. Je n’ai point sujet de craindre que Buonaparte rétablisse jamais ses affaires. Dès ce jourd’hui l’enseignement de l’université donnera de mauvaises marques aux enfants qu’elle dérobe aux leçons de notre sainte mère l’église. Mes attaches avec M. Le prince de Bénévent et M. de Montesquiou sont garants de mon influence dans les conseils ; et, soit que vous destiniez mon neveu à la carrière ecclésiastique, ainsi que le mandent vos lettres, soit qu’il brigue une charge dans la magistrature royale ou un grade dans l’armée pour y suivre son oncle Augustin que sa majesté doit appeler sous peu à l’état-major de M. Le duc de Raguse, j’estime que la souveraine bienveillance aplanira seule et d’une manière satisfaisante les obstacles des débuts.

« Augustin Héricourt se range à mon avis, de même que la comtesse Aurélie de Praxi-Blassans. Apprenez qu’elle me renouvelle à toute occasion sa requête de fiancer, dès qu’ils seront en âge, votre fille Denise et mon fils Édouard ; elle maintient son intention de réaliser la dernière volonté de feu votre mari, son frère bien-aimé. Encore que je demeure petitement enclin aux nouveautés de ces unions entre gens de roture et personnes nées, j’aurais mauvaise grâce à me départir du respect que je dois aux vœux de la comtesse et aux motifs honorables qui les déterminent. Mais, de par cela même, j’entends m’arroger le privilège de considérer mon neveu Omer Héricourt tel que dépendant de mon autorité. Le soin de son éducation me touche vivement, car le frère de ma bru ne saurait d’aucune sorte se dérober aux traditions des Praxi-Blassans, que le pape et le roi de France eurent toujours à leur obéissance depuis l’an 1467. Dès lors, il est dans mes projets que mon neveu entreprenne les mêmes études que mes deux fils, Émile et Édouard, et au même collège, sous la règle des Pères Jésuites. Dans le même temps, nos chères Denise et Delphine seront confiées aux soins pieux des bernardines d’Esquermes-lez-Lille. Au cas où cette éducation commune de nos filles et fils aurait produit les résultats attendus, il nous serait loisible de songer au vœu si respectable du mort, lequel ne doit point manquer, à Dieu plaise, de servir de but à nos bons vouloirs.

« Caroline Cavrois a dû vous faire assavoir que les Pères Jésuites de Saint-Acheul en Amiénois forment le projet de fonder une succursale de leur maison à Saint-Éloi-lez-Arras, qu’ils se doivent fournir de blés et farines aux Moulins Héricourt pour les vivres de toutes leurs communautés, qu’ils sont d’ores et déjà en posture d’exercer par toute cette province la prépotence. Je vous laisse à priser au juste ce que pourra valoir, dans l’intérêt de nos Moulins Héricourt, leur amitié. Prenez donc, je vous prie, vos dispositions pour retenir, dans le coche d’Artois, la place de mon neveu. Je n’ignore point que vous éprouverez d’abord de la difficulté à persuader son bisaïeul, qui en est encore à ses imaginations d’illuminé allemand. Avancez que je m’oppose aux fiançailles entre Héricourt et Praxi-Blassans, si mon neveu se refuse à mes disciplines dans ce moment, et que vous ne sauriez ainsi aller à l’encontre de mes desseins, à moins de faillir aux devoirs les plus sacrés d’une épouse, d’une veuve et d’une mère. Force lui sera bien de céder et il rejettera son humeur sur le Sénat impérial qui s’est vendu plaisamment aux Bourbons.

« Sur quoi je vous salue, ma belle-sœur, et vous souhaite de vous porter mieux.

« Gaëtan, comte de Praxi-Blassans. »

VII

Aux pieds de la vierge Marie, entourée de feuilles en papier d’or que les Pères changeaient vers les dates de Noël, de Pâques et de la Fête-Dieu, Omer Héricourt, dix années durant, chaque matin, entre le mois d’octobre et le mois d’août, fit la génuflexion prescrite.

Avant et après cette dévotion, par méthode, il résumait le souvenir de la veille, l’espoir et la crainte du jour. En plâtre clair, les mains ouvertes, et la figure sans expression, la statuette évoquait plutôt, pour lui, quelque Fatalité antique, derrière la vitre ogivale qui la murait, elle et ses roses de carton, dans la niche bleue. Briser cette vitre, toucher la Mère divine, essuyer la poussière sur les plis rigides du manteau, secouer les rameaux artificiels, ce fut longtemps l’envie de l’écolier : au contact des doigts, le mystère se fût sans doute éclairci, que la religion célait sous cette apparence matérielle.

L’image occupait la place médiane au mur occidental du long corridor qui joignait l’escalier du dortoir et les salles d’étude, au rez-de-chaussée. Encore frissonnants de l’eau d’hiver où ils avaient à la hâte baigné leurs figures, Émile, Édouard De Praxi-Blassans, Dieudonné Cavrois, une trentaine d’autres garçons passaient là par groupes, chuchotant ; ils saluaient, moins fiévreux qu’Omer, pensait-il, la sainte vierge impassible. Lui se félicitait de son émoi constant.

D’abord, en la personne sacrée, il incarna la compassion de sa mère. Elle pensait à lui, probablement, dès cette heure matinale, dans le lit, au château de Lorraine, bien qu’à l’ordinaire elle dormît tard, puis, entre les draps, jusque vers midi, lût de pieux ouvrages, ou revisât des comptes agricoles. D’elle, il regrettait tout, la douceur et la sévérité même ; il regrettait aussi les fables maçonniques du bisaïeul, les câlineries de Céline, l’indépendance de Médor, la docilité de l’âne. Omer se voyait toujours, étranglé de sanglots et piqué de larmes brûlantes, au moment de quitter sa mère dans la cour du relais. Elle aussi pleurait, en ses habits d’éternelle veuve. Il gardait la vision de la pauvre figure pâle, sèche, rougie aux paupières, et tout entourée de boucles grisonnantes que serrait une mantille noire, à cause de fréquentes névralgies. Avec le geste même de la Sainte Vierge écartant ses mains pitoyables, Mme Héricourt avait regardé fuir le bruyant attelage. Cette compassion, Omer Héricourt la reconnut longtemps aux yeux et aux lèvres de plâtre. Leur expression impersonnelle permettait qu’on y logeât toutes celles imaginaires.

Dur apprentissage fut la vie de collège. Les Pères n’usaient pas d’indulgence. Ils portaient des calottes noires hexagonales et surmontées de houppes ; cela se repliait en la forme d’un carnet et se glissait sous la couverture d’un bréviaire, quand ils entraient à la chapelle : et, de même que leurs coiffures, ils repliaient alors leurs physionomies et leurs caractères. Abîmés dans les oraisons, ils ressemblaient aux saints François et aux saints Ignaces des images pieuses. Un rayon solaire n’allait-il pas jaillir du vitrail où trônait Dieu et découvrir, sous la soutane instantanément consumée à cette place, un cœur ceint d’épines, orné d’une petite croix ? À certaines heures d’été, ce rayon jaillit, frappa de lumières violettes, rouges, orangées, les mains jointes des saints hommes, leurs visages extatiques, ou leurs corps prosternés.

Mais, au dehors, la calotte dépliée, replantée sur l’occiput, ils redevenaient des maîtres alternativement doucereux et sévères, les uns bedonnants, bavards, les autres étiques, muets. Ils reniflaient du tabac, confondaient leurs chapelets et leurs mouchoirs de couleur, s’ils les tiraient vite de la poche après l’éternuement. Leur barbe de plusieurs jours hérissait leurs joues. Ils laissaient après eux le sillage d’une odeur rance.

Sournois et patient, le père Corbinon enseignait les grammaires. En classe, il s’adossait à la muraille ; il enfonçait les poings dans sa ceinture à franges, et là, deux heures durant, il eût fait redire mille fois à Omer debout, l’ablatif pluriel de soror, marmor, puer, indoles le duel de vingt mots grecs choisis, l’aoriste de trois verbes irréguliers, ou soixante-huit vers omis du Jardin des racines grecques, sans que fléchit une seconde cette obstination froide, cruelle et sûre de vaincre. Le maître n’expliquait rien, ne commentait pas. Sa mémoire vérifiait, dans les mémoires des élèves, le bon état de syllabes enseignées par séries de déclinaisons, de conjugaisons. Il fut le tortionnaire de la vie. Les apparences du monde disparurent derrière les formes des génitifs douteux, les accusatifs des régimes au verbe introuvable, les solécismes inopinément apparus dans la phrase longtemps travaillée et d’une correction si probable ! Quand naissait, aux sourcils gris du père Corbinon, une ride angulaire, quand les deux branches se creusaient en divergeant vers la racine des cheveux drus, Omer pressentait sa faute.

― Cherchez le solécisme, je vous prie, monsieur ! commandait la voix sèche.

À chaque hypothèse de l’enfant :

― Non ! Grognait le maître.

En silence, la classe haletait devant la peine qui allait choir à la victime ahurie. Omer renonçait à la recherche difficile, car, tout à coup, transparaissaient, entre les lignes de sa copie, le château de Lorraine et les arbres en fleurs d’un printemps, le bond de Médor vers le vol du merle, enfin maman Virginie étendue sur le sofa dans le salon des colonnes, Céline chaude et son gros baiser humide, l’âne au trot par la rue ensoleillée du village, le cabinet jaune du bisaïeul, ses livres d’images, ses amicales gronderies, la lyre d’Orphée, les breloques maçonniques et le petit temple de bois… oh ! La terrible initiation du collège, plus atroce que celle de Moïse aux souterrains de Memphis ! Le silence persistait dans la classe lugubre, badigeonnée d’ocre. Entre les pupitres écornés, marchant de long en large, le père Corbinon ne se pressait point ; il regardait l’averse oblique rayer les fenêtres nues. Il allait jusque-là, revenait, repartait, sans impatience ni colère. Enfin la voix sèche interrogeait : ― combien notre-seigneur est-il tombé de fois sur le chemin du calvaire ? ― trois fois ! Répondait sourdement l’élève certain du pensum. ― eh bien, monsieur, vous copierez trois fois à genoux pendant la récréation, sur le banc du préau, le paragraphe 38 de la grammaire latine ; et vous offrirez cette peine au seigneur, en le remerciant de vous éprouver ainsi !… Monsieur Pierquin, quel est le solécisme ? Omer lâchait enfin le soupir de son angoisse. C’était une honte terrible que de rester ainsi muet parmi le silence de la classe, un gros quart d’heure parfois. L’ignorance du patient semblait au pilori. Il croyait au mépris des quatorze condisciples épars devant les tables et qui remuaient avec précaution les pages des cahiers, ou bien étouffaient le grattement des plumes d’oie. Hors de la classe, le père Corbinon recommandait certains exercices bizarres, comme d’aller, en hiver, nu-pieds, au lavabo, pour contraindre la délicatesse naturelle à subir les tyrannies de la volonté. Aux récréations, il exigeait des jeux violents, relevait un pan de sa soutane, courait, en dépit de ses quarante ans, aussi fort qu’Émile lui-même, le champion des barres. En aucun cas il ne pardonnait, ni ne remettait une punition.

― Il est déshonorant pour un homme d’implorer la miséricorde d’un homme, et pour un chrétien de prétendre éviter les châtiments de la Providence. Veuillez vous mettre en état, monsieur d’expier courageusement votre faute !

Ce fut par la terreur d’abord que cet homme domina l’esprit d’Omer et le munit d’impressions durables. L’enfant s’étonna de cette puissance contre quoi les autres jésuites et le supérieur lui-même étaient certainement dépourvus de toute force. Aux visites de l’évêque ou du Provincial, le Père Corbinon ne modifiait en rien la teneur de son cours. Insoucieux des erreurs grossières qu’il relevait, la mine sereine, il interrogeait, devant eux, l’élève faible. Ces potentats le prièrent respectueusement eux-mêmes de s’adresser à de meilleures mémoires. Lui semblait avoir le dédain de leur jugement, alors que tous les autres Pères s’enfiévraient pour les séduire en faisant valoir la récitation des disciples hors ligne, ou leurs brillantes méthodes pédagogiques. Cette indépendance singulière, point affectée, certaine, parut au jeune Omer un exemple de vie. Quelle ruse maîtresse cachait cette apparence ? D’après l’avis général, le père Corbinon gouvernait le collège. Aux vacances, il faisait quelques longs voyages. De Rome, de Vienne, de Madrid il rapportait des souvenirs qu’il racontait pendant les repas, au réfectoire, tout en mangeant avec gloutonnerie, fût-ce la soupe aux lentilles, le hareng au beurre et les haricots des mercredis, vendredis et samedis, jours maigres.

Omer s’expliquait mal qu’il méprisât les délicatesses de la nourriture : la quantité seule plaisait à ce dîneur étrange. Caroline adressait-elle au professeur de ses neveux, de son fils, une corbeille de victuailles, dindes miraculeusement truffées et rôties, poissons rares, vins de choix, primeurs ; c’était leur abondance qui délectait le Père Corbinon :

― Remercions la fécondité de la Divine Providence. Il faut se réjouir avec les fruits de la terre que Dieu créa pour donner aux hommes la communion perpétuelle de son corps et de son sang qui sont l’univers lui-même. Ce que nous prêtons de qualités aux mets vient de nous, de notre nature misérable et pécheresse ; les raffinements sont inspirés par le Diable qui nous induit en faute, qui nous amollit le cœur en y insinuant non pas le mal seul, mais encore la science du mal…

Et il intimait rudement l’ordre de se taire à Dieudonné Cavrois désireux de vanter la succulence d’une meringue.

Au bout des cours, il y avait un parc. Des pelouses larges s’étalaient entre des charmilles ; des quinconces bornaient leurs angles. Là bondissaient les sphères des ballons que les pères expédiaient au ciel par de vigoureux coups de pieds. Leurs manches retroussées laissaient voir les bras velus gonflés de veines. Ils tapaient aussi dur que les collégiens. Leurs éclats de voix n’étaient pas moins francs, si le maladroit culbutait, s’il recevait en plein visage le ballon. Omer étant tombé certain jour, étourdi jusqu’à ne plus rien percevoir que la vibration de ses os pendant une bonne minute, se retrouva dans une ronde formée par le Père Corbinon, de qui les gambades en bas reprisés soulevaient la soutane verdie, par le Père Anselme, de qui voltigeaient les boucles angéliques sur un col gras, par le Père Vadenat, secouant sa bedaine au rythme des sauts, par le Père Gladis, petit comme un gnome des légendes et qui chantait alors de tout cœur : « Vive Henri IV !… » Et bien que le sang coulât de ses narines, l’écolier dut rire de leurs masques en sueur, vraiment drôles.

Dieudonné Cavrois était leur victime ordinaire. Ils le criblaient de brocards, giflaient à la moindre occasion ses reins énormes, ou pinçaient les lourdes, les grandes joues de Caroline, déjà léguées à la face de son fils.

Les larmes aux cils, Dieudonné parfois allait gémir contre un arbre, la tête dans le bras. Mais on découvrait bientôt la consolation de ce chagrin : d’une main prudente, le boudeur sondait sa poche, et en retirait secrètement quelque friandise qu’il portait à sa bouche.

― Donne-m’en ! commandait Édouard, volontaire et âpre. Donne-m’en !

Le gros enfant tournait sa figure enflée, de coin, par la mastication ; il refusait de la tête, les poings en avant. Tous deux se battaient en silence, jusqu’à ce que Dieudonné succombât et fût dépouillé par Édouard, toujours victorieux. La nature de celui-ci était ardente et colérique. Quand le Père supérieur proclamait les notes et les places, Édouard, s’il se jugeait mal loti, trépignait, en proie à la rage. Les autres classes entendaient ses hurlements. Il fallait que deux jésuites le prissent aux bras et aux jambes, l’emmenassent au dehors, sous la pompe, afin de lui rafraîchir le visage. Tout lui devait appartenir : les meilleures récompenses, les sucreries des camarades, les plus beaux habits. Chaque mois environ, il recevait de sa mère un costume neuf, et l’endossait. Vaniteux, il démontrait alors les règles de l’élégance aux petits campagnards ébaubis.

― Voilà tout mon père ! Disait Émile de Praxi-Blassans.

Aux jeux, Édouard était le cocher de la diligence imaginaire, le Napoléon des troupes, et, vigoureux, rossait les aînés mêmes, quelquefois les Pères.

Eux lui pardonnaient en faveur de sa dévotion fort ardente. Il gardait, dans une boîte en velours bleu, qui s’ouvrait à deux battants, un crucifix d’ivoire ; le divin emblème occupait, à l’intérieur de son pupitre orné en manière de chapelle, la place centrale, parmi les livres. Sous la tablette levée du meuble. Édouard restait immobile de longs moments. Plusieurs fois, le Père Corbinon crut au dressage clandestin de vers à soie, à la lecture d’un livre défendu, à la confection secrète d’une tartine. Assourdissant le pas, il fondait sur le dévot sans être entendu. L’autre éloignait alors ses deux mains jointes de ses lèvres qui murmuraient la prière :

― Quoi ? Je demande à Jésus le sens du distique ! répondait-il brusquement.

Le Père Corbinon reprochait en vain cet abaissement de l’idée de Dieu. En fait, Jésus renseignait son fidèle : Édouard De Praxi-Blassans obtint presque toujours l’une des trois premières places.

Pour Omer, il se montrait fraternel, le louait de vouloir devenir évêque. S’il n’était solennellement engagé, par le désir de sa mère et du mort, au mariage avec Denise, le pieux disciple eût choisi cette profession. Mais il admettait un devoir de famille, celui de perpétuer la vie généreuse du colonel Héricourt, idole de sa mère. Soldat, il conquerrait. Que la patrie fût encore foulée par les kaiserlicks et les Cosaques, lui chasserait cette canaille jusqu’à Moscou ; et son frère l’aiderait.


La première année, les ennuis de l’internat s’aggravèrent d’une brusque déception. À l’occasion de fêtes inattendues, il fut décidé que les élèves ne quitteraient pas le collège, mais y passeraient la quinzaine du repos pascal. De magnifiques processions à travers le parc, l’inauguration d’un jeu de longue paume, et les bombances autorisés avec les comestibles innombrables, présents des familles, apaisèrent le chagrin.

Les cours avaient été repris depuis une semaine lorsque le capitaine Lyrisse, un dimanche, se fit annoncer au parloir. Il demandait Omer, les deux Praxi-Blassans et Dieudonné.

Les cheveux gris du soldat l’avaient bien changé. Seul, Émile n’hésita point à le reconnaître.

― Omer !… Omer, comme tu es grandi ! ― disait le svelte parent, botté à l’écuyère.

Il enleva le petit homme, le serra contre son plastron amarante et l’embrassa rudement :

― Gresloup ! C’est lui, c’est le fils de Bernard !

Un autre officier, court et trapu, sous un manteau blanc, sortit de l’ombre :

― J’aimais beaucoup votre père, monsieur, qui était mon colonel. Un caractère admirable !… Je suis heureux de vous voir.

― Omer, ― reprit le capitaine, ― me reconnais-tu, mon cher petit ?… Tu ne m’as pas vu depuis deux ans. J’ai été en Russie… J’ai bien souffert, va, dans les casemates de Grodno…

― C’est toi, mon oncle, qui es revenu de Moscou dans une charrette ?

― Mais oui, mais oui… Tu sais cela ! À la bonne heure… Es-tu content que l’Empereur soit en France ?

― Oui, ― dit à tout hasard Omer, qui ne comprenait pas, ― je l’ai vu entrer par la porte Saint-Denis.

― Non, non, tu as vu entrer le Roi, pas l’Empereur ; je te parle de l’Empereur Napoléon !…

― Ah ! fit Omer.

― Comment ! tu ne sais pas que l’Empereur a débarqué en France, qu’il est à Paris ?

― Mais oui, ― répondit Émile, ― le roi Louis a rappelé d’exil son lieutenant général Bonaparte, et lui a donné le commandement de ses troupes. Le Père Gladis nous l’a dit en récréation, jeudi.

Les deux officiers se regardèrent, puis sourirent derrière leurs bicornes, en se montrant de l’œil le jésuite qui surveillait le parloir, et qui soudain cherchait avec attention une page de son bréviaire. ― écoutez-moi, mes enfants, ― dit tout bas le capitaine : ― l’empereur est revenu ; et le roi s’est sauvé en laissant sur sa table, aux tuileries, le dîner tout prêt qu’a mangé Napoléon. Le roi est parti en oubliant sa bourse. C’est Mme Cavrois qui a fait prêter au comte d’Artois un million par la compagnie des moulins… si la tante Caroline le voit jamais, son million, les poules lui diront : " bonjour, ma chère ! " maintenant, nous allons combattre les valets des tyrans : les anglais, les hollandais, et les prussiens, en Belgique… et l’empereur m’a donné la croix… regarde, Omer… j’ai la croix de la légion d’honneur, le major Gresloup aussi. Et voilà !… hein, Gresloup ! Nous allons recommencer, avec Bonaparte repentant, l’œuvre de la révolution qu’il avait compromise, en 1810, dans une heure de folie. Nous sommes venus vous embrasser avant d’aller mettre à la raison les engliches ! à bientôt ! ― emmenez-moi, monsieur ! ― pria le petit édouard. Je suis très fort, vous savez… ― moi, ― dit Omer, ― je sais monter à âne : c’est comme à cheval… emmène-moi, mon oncle… ― et moi donc, ― renchérit émile… ― patience, patience !… on vous prendra. ― pourquoi n’es-tu revenu qu’aujourd’hui, mon oncle ? Maman t’attendait tout l’été. ― ça sentait trop le cosaque en France !… j’ai voyagé, j’ai été voir des amis en Espagne, à Naples… aux vacances, je t’emmènerai avec moi, si tu es sage… écoute… voilà une lettre de ton bisaïeul ?… ne la montre pas aux curés… hein ?… lis-la tout seul… tu ne l’as pas oublié, le vieux ? ― oh ! Non ! ― je le lui dirai… il sera bien content. Il est solide, le gaillard !

Cependant la cloche sonna, dans la chapelle, pour l’office du mois de Marie, et les dragons durent partir. Cœurs gros, les enfants virent disparaître les habits verts, les épaulettes d’argent, les plumets rouges. Ils écoutèrent tinter les éperons et les sabres. Ensuite, ils goûtèrent aux bonbons apportés par le visiteur. Quand ils proclamèrent, dans la cour, la fuite du roi, les jésuites assurèrent que les officiers avaient prétendu faire une plaisanterie très drôle. De Gand, le Roi dirigeait la guerre, tout simplement.


Il gouvernait sans conteste au palais des Tuileries, dès les vacances, malgré que les troupes françaises eussent été vaincues à Waterloo. Ce fut seulement de la tante Caroline, aux Moulins Héricourt, que les collégiens apprirent toute la vérité des Cent Jours, l’exil de Napoléon.

La tante Caroline reçut alors Mme Gresloup qui ramenait de Bruxelles, dans une berline, au pas, son mari blessé, enfin transportable. L’étrangère était une grande dame élégante et mince, habillée à l’anglaise de robes plates et de petits chapeaux pareils à celui de la duchesse d’Angoulême, lors de l’entrée du roi. Pour l’épouser veuve, le major Gresloup avait soudain quitté, en 1810, les escadrons. Née dans un chou de leur jardin à Paris, rue Saint-Florentin, leur fille était un bébé rieur et chancelant qui pleura beaucoup lorsqu’elle sut le mal de son père.

― C’est un jacobin, un philadelphe, un fou… le pauvre homme ! Grommelait Caroline étalant des draps propres sur le lit de la chambre qu’elle lui préparait avec le secours d’une vieille servante familière. Cavrois, savez-vous bien, Brigitte, mon pauvre Cavrois a dû le sauver déjà quand le général Mallet s’est laissé prendre et fusiller à Grenelle. Un tantinet de plus, et le major faisait nombre dans le peloton des condamnés. Oh ! ces jacobins, ils ne resteront jamais tranquilles, il en renaît toujours et partout. Uno avulso, non deficit alter… Allons, traduis-ma ça, marmouset !

Elle aimait toujours citer le latin, qu’elle avait appris pendant la Révolution, d’un moine proscrit recueilli par son père et caché aux Moulins. Son neveu savait la satisfaire assez rarement.

― Tu ne seras jamais évêque si tu n’apprends pas le latin !… Enfin, tu l’apprendras… Tu marcellus eris !

La berline arriva sous une averse. Omer croyait voir un dragon sanglant et tenant à la main le tronçon brisé du sabre. Il ne reconnut pas un officier, dans ce gros homme que les meuniers tirèrent avec précaution de la voiture. Comme le général Lyrisse au retour de Leipzig, il avait une barbe hirsute, autour de sa mauvaise mine ; en un endroit, de la lèvre à la narine, elle n’avait plus repoussé sur les traces d’une cicatrice ancienne.

Un bonnet de police vert, galonné d’argent, était le seul vestige d’un uniforme que remplaçait une robe de chambre à rayures écossaises. On le monta difficilement, couché sur la civière, par l’escalier trop étroit.


De toutes les vacances, on ne l’aperçut. Muette et triste, Mme Gresloup se promenait, le matin, et cueillait à son intention des fleurs.

― Si tu es soldat, tu auras mal, comme papa, dit un jour la petite Elvire, s’arrêtant de plonger dans la cuvette sa poupée déteinte.

De savoir son camarade futur évêque, elle eut de la surprise et de l’admiration.

L’été passa vite, en jeux divers. Édouard enlevait les forteresses de terreau que défendaient ses cousins. Dieudonné Cavrois dormait toujours, durant que la salive filait sur son menton. Il avait eu des prix nombreux.

Omer les bénissait tous, arborant pour dalmatique un vieux tapis, pour crosse un bâton, pour mitre un papier jaune. Denise Héricourt et Delphine De Praxi-Blassans imitaient les chantres. Leurs poupées étaient les dévotes très sagement prosternées.

Il était drôle d’aller voir, sur le polygone d’Arras, manœuvrer les Englisches écarlates avec des épaulettes en boudin, de grands shakos difformes et des pantalons flottants. D’autres avaient les genoux nus sous une jupe à carreaux, et des bonnets à grosses chenilles vertes. Coiffé d’un petit bicorne plat, cuirassé de galons d’or, un des officiers tendit les mains, gentiment, pour y attirer Elvire :

― Dire bonjour, s’il vous plaît… baby ?… moi aussi, avoir des babys, en Angleterre… Dire bonjour… baby ?…

Émile De Praxi-Blassans, qui comptait environ quinze ans à l’époque, prit brusquement la main de son amie et l’entraîna loin de l’étranger. L’officier rit de bon cœur. Omer sentait en soi tout son être se rétracter pour la fureur, contre les valets des tyrans.

Ensemble, Émile De Praxi-Blassans, Omer Héricourt se promirent de prendre les armes, dût-on oublier l’orgueil d’être évêque, ou bien ambassadeur. Seul, Émile se voulait général pour toute la vie, comme Turenne et Bonaparte.

De ce vif émoi, de cette rencontre avec l’ennemi, maître du sol français, Omer garda toujours un souvenir qui le grandissait à ses propres yeux. Il lui plut que la petite fille eût été soustraite par Émile et lui aux amabilités du vainqueur. Cela convenait à son propre caractère qu’il voulait chevaleresque.

Lors des vacances suivantes, Elvire séjournait encore aux Moulins avec sa mère. Mme Gresloup revenait de Londres, où elle allait annuellement s’enquérir des rentes produites par un domaine affermé dans le pays de Galles. Le major et l’oncle Edme Lyrisse, mis à la demi-solde, voyageaient alors sur l’Océan, du côté de Sainte-Hélène. Ils essayèrent d’enlever Napoléon, à Hudson-Lowe. Cette longue absence fit demeurer la petite fille et sa mère près de deux ans chez la tante Cavrois ; elles lui payaient pension.

La bonne humeur d’Elvire et sa gentillesse malicieuse conquirent doucement l’intérêt du jeune garçon. Elle le préférait aux cousins, au grand Émile trop sévère, et qui préparait ses examens de Saint-Cyr, à Édouard trop turbulent qui la renversait parfois et se moquait d’elle, au gros Dieudonné Cavrois qui la méprisait brutalement, et lui volait des friandises. Pensant hériter d’un devoir, Omer consolait et protégeait la fille du major qui avait servi dans le régiment du colonel Héricourt.

L’oncle Edme ne reparut que pendant les vacances du troisième été. Des soleils lointains l’avaient bruni. La peau s’était séchée contre les os de sa rude figure vivante. Il maniait une tabatière d’or niellé dont les arabesques, insignifiantes à première vue, dissimulaient le dessin d’un aigle. Il le fit remarquer à l’attention des collégiens, ouvrit la boîte ; elle contenait du sable grisâtre…

― C’est la terre de Sainte-Hélène ? dit-il religieusement.

Et il ne permit pas d’en prendre. Il revenait de l’Île, avait vu de loin la maison de l’empereur, sans pouvoir approcher. Les enfants comprirent mal son émotion. Il s’en indigna, pesta contre ceux qui ôtaient l’envie de la gloire aux jeunes Français ; il frappa du poing les vieux meubles recouverts de leurs housses à fleurs. Omer écouta seulement le récit de la chasse donnée par une frégate anglaise au trois-mâts du capitaine, qui narrait en s’aidant de gestes énergiques. Les cousins Praxi-Blassans, d’abord s’enthousiasmèrent pour l’aventure et le héros. Dieudonné Cavrois interrogeait sans cesse. Omer ne sut lequel imiter. Bientôt il dut répondre personnellement aux mille questions du soldat déclamateur, qui espérait tout d’un Héricourt, même, dans l’avenir, la révolution.

À se voir soudain pourvu d’une pareille importance, en dépit de ses douze ans, Omer Héricourt gagna de la vanité. Ses cousins, jusqu’alors dédaigneux de lui plaire, regardaient avec des yeux d’admiration le fils du dragon impérial qui avait glorieusement péri, après de si beaux exploits dans les plaines germaniques. L’oncle Edme en savait d’innombrables et les racontait, en s’agitant, en brandissant des sabres illusoires, en imitant les voix de canons, les cris des fantassins, les galops des cavaleries. Sa redingote bleue voletait autour de sa taille mince. Ses bottes à revers faisaient sortir la poussière du tapis qu’il piétinait dans le salon de Caroline Cavrois, indulgente et occupée dehors. Il exaltait l’état militaire, l’honneur des officiers, la vertu des jacobins et distribuait des pièces d’argent à ses jeunes auditeurs s’ils promettaient de combattre, plus tard, pour le Roi de Rome. Ils n’y manquèrent pas, très sincères, imbus déjà de l’orgueil que justifierait, dans l’avenir, leur victoire. Éblouis de leur courage, ils rentrèrent au collège avec des mines de guerre et des esprits de révolte, car ils ne se rappelaient plus sans haine avoir raillé, durant les vacances, dans les rues d’Arras, les Anglais. C’était l’ennemi, c’étaient les séides des tyrans et les amis des Bourbons, ceux-là même qui les ramenaient de force dans la patrie de Mirabeau.

Cependant il fallut tout dire au confesseur, dès le premier samedi. Le père Gladis blâma l’imprudence des promesses faites. Omer savait-il quelle situation la vie lui réservait ? À moins de se fermer toutes les carrières honorifiques, celles du prêtre, de l’officier, du fonctionnaire, du magistrat, ne devait-il pas d’abord prêter serment au roi ? Alors, de quelle façon concilier les deux serments, sans déshonneur ? Il fallait choisir une méthode, s’y conformer ; les principes ne devaient pas fléchir ensuite. La pénitence fut lourde, l’absolution ajournée. Le Père appela l’étourdi tous les huit jours au confessionnal, et lui représenta la grandeur d’abdiquer ses goûts personnels devant la Loi qui permet la vie des civilisations. Comment à son âge pouvait-il juger avec discernement les raisons des partis ? C’était un péché d’orgueil précoce.

Omer Héricourt dut en convenir.

Au fond, il s’estimait capable de juger. L’oncle Edme attestait la foi jacobine du père mort aux champs de Presbourg dans sa lutte contre les tyrans. Les lois royales pouvaient-elles différer de celle qu’Orphée, Osiris et les dieux mythologiques avaient établie afin de grouper dans les villes les pasteurs sauvages des montagnes, les chasseurs de la forêt ; loi fraternelle que Moïse rapporta du Sinaï, que Lycurgue, Solon, Numa, d’après les textes mêmes des auteurs classiques, avaient prescrite aux héros de la Grèce et de Rome. Car les leçons oubliées du bisaïeul revenaient maintenant à la mémoire de l’élève, quand les maîtres expliquaient les livres de la Bible, les récits de Quinte Curce, d’Hérodote, de Cornelius Nepos, de Tite Live et de Xénophon. Rien de ces histoires précises ne démentait celles du bisaïeul, autrement curieuses et abondantes.

Alors Omer couva le secret de ses souvenirs. Tout ce qui lui fut enseigné de Babel, de Babylone, de Jérusalem et de l’Égypte éducatrice, il eut la satisfaction de l’avoir prévu avant les leçons du cours.

L’homme aux boucles angéliques et « au visage de dame blonde », comme disait Émile, le père Anselme, faisait le cours d’histoire avec enthousiasme. Épris à l’excès de l’antiquité grecque et latine, ainsi que tous les jésuites, il montrait comment, sous la transparence des faits, l’idée providentielle avait, depuis les origines jusqu’au siècle d’Auguste, conduit les volontés des peuples à lentement atteindre la vertu stoïcienne, avant la fraternité chrétienne, avant la divine conscience du bien suprême qu’enseigna le sauveur : « aimez-vous les uns les autres ». Le péché originel ayant jeté hors de l’Éden l’Homme tremblant et nu, il lui avait fallu se racheter par toutes les épreuves des histoires. Le soin de combattre les bêtes féroces et de poursuivre le gibier nécessaire à sa nourriture l’avait d’abord rendu cruel comme Caïn. Mais Abel était déjà la douceur, le pardon, la bonté de Jésus. Les deux frères avaient rivalisé : la force qui détruit et règne ; la loi qui rassemble et protège, qui perpétue la stabilité des États, épargne la vie des faibles, étend aux tribus et aux races les sentiments d’abord réservés à la famille. « Dieu sauvait les peuples à toute heure ! » criait le jésuite aux yeux extatiques, en attestant du doigt la gloire radieuse de l’amour céleste, plus loin que les solives du plafond. « Nemrod lutte contre la Providence et Jésus. Mais la victoire reste au principe du Bien et de l’Amour, au Sacré-Cœur du Fils ! » Revanche d’Abel sur Caïn, David tue Goliath et compose les Psaumes, le plus beau des poèmes. Il réunit les tribus autour de Jérusalem, et Salomon bâtit le Temple. C’est la première étape de la Rédemption. De la race de David l’Enfant doit naître dans l’étable pour offrir aux siècles un objet divin de piété.

À cela visait aussi la providence lorsque le tyran Jupiter crucifia Prométhée sur le Caucase : car Prométhée menaça du vrai Dieu les puissances ébranlées de l’Olympe. Et la Grèce développa son génie afin de créer l’esprit propice à la naissance du Messie ; elle enfanta Platon, le précurseur ; elle combattit les fils de Caïn, les barbares d’Asie, ces perses de Darius et de Xerxès, et, par Alexandre, les refoula. Avec les statues cahotées dans les chariots de son vainqueur Mummius, elle transmet à Rome son legs de philosophie, d’art et d’amour, ce pour quoi Épaminondas avait vaincu les brutes de Sparte. Le combat est long : le vautour qui ronge tous les Titans dévore toujours le crucifié du Caucase. Mais, imbus de l’esprit hellénique, récemment conquis, les capitaines de Marius et de Sylla terrassent les Africains de Jugurtha et les Teutons, les Cimbres. Cependant la Providence réunit sous la main de César le monde occidental.

Dans une leçon riche en merveilles d’éloquence, d’érudition, le père Anselme dépeignait l’énergie civilisatrice de César, et la puissance politique d’Auguste. Il décrivait la Voie Sacrée, sa bordure de tombeaux illustres, les matrones en litières d’ivoire à grands pans de pourpre, que portaient douze esclaves pris dans les douze races humaines, la vigueur d’une légion en marche vers Rome, brunie aux figures par le soleil éthiopien, tandis que les courroies des chaussures restaient rougies par les neiges du septentrion. Il évoquait la majestueuse intelligence du sénat et des stoïques, la culture des philosophes, le génie des architectes, l’universalité des dogmes signifiés par les symboles des temples innombrables, tous élevés sur des colonnes qui rappelaient les arbres de la forêt préhistorique : or, dans un coin de l’ergastule, le chrétien rongé de vermine tournait à vide la roue de bois. Ceci, par la force obscure de la pitié et de l’amour, allait en deux siècles conquérir cela ; sans prestige, par l’idée seule du pardon et de la fraternité. Un ange invisible et robuste tournait avec le patient cette roue de bois brut. Mais si vain que parût ce travail aux licteurs venant chercher la proie du cirque, l’archange et le martyr moulaient le grain spirituel du monde ; ils le réduisaient en la bonne farine du pain nouveau, le pain de vie que les moines partageront entre les pauvres, dix-huit siècles, au seuil des monastères, que les prêtres offriront à la Sainte Table pour réconforter la douleur humaine.

La voix du jésuite s’exaltait. Certainement, il ne voyait plus la classe ni les figures surprises des écoliers : son rêve rétrospectif contemplait l’effort réel de Dieu animant les empires, les Républiques, et faisant concorder pour le triomphe du Fils, le génie des savants, le courage des guerriers, les instincts des multitudes et les crimes des ambitieux.

Omer Héricourt demeurait béant d’admiration. Tout se révélait. Oui, oui ! Une seule pensée, depuis les origines, travaillait les âmes. Par d’autres voies le bisaïeul avait aussi conçu la même vérité. Les prêtres de Memphis avaient reçu leur mission de ceux de Babylone, lesquels la tenaient des sages hindous et thibétains fils directs d’Adam, et partis peut-être de l’Éden même. Memphis avait instruit Moïse, puis les Ptolémées qui portèrent la science à Jérusalem. Des juifs esséniens Jean-Baptiste acceptait la branche d’acacia, sceptre d’Abel, emblème de l’amour dont l’Homme-Dieu, comme la Révolution, éblouit les siècles.

Donc les deux thèses, l’ecclésiastique et la maçonnique, se combinaient. Le jésuite et le bisaïeul ne condamnaient-ils pas de même l’Empereur ?

Alors les machinations du capitaine Lyrisse ne valaient rien, si agréable que fût le héros à la parole franche et aux récits chaleureux. Omer résolut de ne se point dévouer aux Bonaparte.

Jusqu’à ce moment, le disciple n’avait que subi les leçons par crainte des punitions humiliantes. Son respect envers les maîtres s’adressait surtout à leur pouvoir. Songeant à leur devenir plus tard égal en cela, évêque destiné au gouvernement d’un diocèse, il ne s’indignait point de leurs blâmes, mais les souffrait malaisément. La fréquence des pensums dégoûtait sa vie. Copier vingt fois les temps d’un verbe pendant qu’au dehors crient et rient les camarades heureux, c’était la sensation dominante de l’internat. Il se faisait menu, sage, pour ne rien encourir de fâcheux. Son espoir ne dépassait pas l’envie de gagner la note passable, qui épargne des châtiments ; il se contentait de la place moyenne qui donne le privilège de ne pas être sollicité pour un effort majeur, ni vitupéré pour trop de sottise. Au chaud dans sa veste de drap, dans sa culotte collante serrée aux chevilles, il musait, le coude entre les livres salis, pensant au château de Lorraine, aux Moulins Héricourt que des prairies toujours fraîches environnent, qu’entourent les lignes des peupliers frissonnants, que traversent des manœuvres nombreux et actifs, qu’habite la tante Caroline Cavrois, si généreuse à table, offrant toutes ces victuailles exquises, abondantes, déchirées, mangées, dévorées, sucées à la guise de chacun, avec les doigts, la langue et les dents. À l’étude, il bâclait vite son devoir, et lisait indéfiniment le dictionnaire historique de l’abbé Moreri. Les légendes saintes, les hérésies bizarres, les aventures des rois, des empereurs, des généraux, des papes, des patriarches et des bienheureux l’amusaient. Enfin, la satisfaction de dormir compensait tout l’ennui du jour. De huit heures du soir à cinq heures du matin, nul pensum, nulle observation, nulle méchanceté de camarade butor, ne menaçaient l’existence pacifique. Dans cette étroite couchette, deux planches sur un châssis de fer, une paillasse et un lit de plume, Omer possédait le refuge inviolable contre les duretés des hommes.

Tout à coup la lumière jaillit dans cette ombre. L’histoire cessa d’être une succession de dates à savoir, de noms géographiques à retenir parce que les soldats s’étaient, là, pourfendus. La vie de la Providence apparut, fulgurante, éternelle et rapide. Du roc de Prométhée à la croix de Jésus, la colombe du Saint-Esprit ne prenait qu’un essor, illuminant les nuées, les multitudes, les villes et les temples. Tout être, toute tribu, toute nation participait à l’acte de Dieu. Les personnages de Moreri qui dormaient aux caves de la mémoire ressuscitèrent soudain, sanglants de leurs crimes, ivres de leurs triomphes, sacrés par leurs fois. Ils vinrent occuper leurs places dans le défilé des temps. Omer crut ressentir toutes leurs impressions de chasseurs, de guerriers, d’apôtres, de chefs, de fondateurs, de prêtres, de rois et d’empereurs. Mille vies célèbres furent les moments de sa vie. Il mena les hordes. Il conquit les butins. Il assembla les victorieux dans les camps que défendaient la hauteur du plateau, la profondeur de l’abîme, l’impénétrabilité du taillis, la courbe du fleuve. Une hutte s’éleva, puis deux, dix. Il érigea l’autel du feu sacré et l’entoura de gardiennes fidèles. Il apprit aux hommes à tresser des nasses pour capturer le poisson ; à semer et récolter. Il construisit un canot, et le fleuve fut descendu. Il condamna le parricide ; il asservit les maraudeurs. Sur la place, une pierre entourée de pieux lui servit de tribune pour prêcher l’union, la défense du sol et annoncer les découvertes des pasteurs. La cité grandit. Les captifs multiplièrent ses forces. La laine, puis le lin et l’or vêtirent les épouses. Au fond du souterrain, Omer enseigna les arts aux initiés tremblants. Dans l’ombre du sanctuaire la robe de Dieu flamboya. L’être incendia le buisson de l’Horeb et sa voix retentit entre les éclairs. Omer la répéta, et les peuples, à ses pieds, se prosternèrent. Relevés, ils édifièrent les temples, ils marchèrent aux combats sous des armures bruyantes, ils votèrent avec des cailloux blancs dans l’urne de l’archonte.

Les nefs aux proues en tête de cheval galopèrent sur les flots, rapportèrent la victoire, des nègres, des objets d’ivoire d’or et d’airain. Aux fêtes des solstices, les jeunes filles ornèrent de guirlandes le parvis et les colonnes, les vestibules. Les cymbales scandaient la danse. Les sénateurs en robes de pourpre applaudissaient l’éloquence d’Omer qui réclama la liberté du débiteur, prêcha la guerre aux tyrans, voulut le partage des terres entre les plébéiens.

Il recommença toute l’épopée des hommes. Et cela lui donnait une joie divine. L’ange de la providence soufflait du feu sur sa tête impie. Tel fut le bienheureux secret que couva sa mémoire.

Les soirs d’été, le Père Gladis désignait une à une les étoiles qu’il vantait selon leur vertu mythologique ou alchimique, Dieudonné Cavrois complétait souvent le discours de ce gnome exalté, invoquant Copernic, Newton, leurs systèmes ; jonglant avec les planètes et les soleils, par les gestes vifs de ses mains potelées. Souvent même, ayant préparé la leçon par avance, l’élève ajoutait aux dissertations enthousiastes du professeur. À compter le nombre probable des sphères, à chercher les figures formées par les lignes imaginaires qu’il tirait entre les points lumineux des constellations, celui-ci ne manquait point d’en venir à la géométrie, à l’algèbre. Dieudonné Cavrois composait de tête tous les calculs, sans avoir besoin de fixer les angles, ni les polygones, ni les arcs, ni les cercles à l’aide du carnet. Aussi le père Gladis adorait-il le gros gaillard, le protégeait-il contre les autres jésuites, et les camarades. Avec un tel moniteur, le gnome pouvait, à son aise, divaguer, et adresser à Bételgeuse des déclarations dignes d’être mises en strophes.

La passion étrange de cet ecclésiastique pour la science du ciel rappelait à chaque seconde celle du père Anselme pour les idées providentielles de l’histoire. C’était, en grotesque, la réduction de semblables enthousiasmes. Parfois le Père Gladis, à la fin des explications, sautait, deux ou trois fois en l’air, les mains tendues, comme près d’atteindre les visages clignotants des astres. Édouard aussi s’enfiévrait. Dans l’obscur, il griffonnait à tâtons des notes, ce qui lui faisait perdre la moitié des raisonnements. « Quoi ? quoi donc ? » criait-il impérieux. Il bousculait Omer, et Dieudonné, les autres, afin de se planter au premier rang de l’auditoire. Le Père Gladis recommençait docilement sa démonstration, comme il convenait à l’égard du fils d’un pair de France. Mais il n’omettait nul de ses spasmes lyriques, déclamant : « Tracez dans la poussière des mondes une droite A B, qui part du centre de cette lumière versée par le sein d’une nourrice immortelle, qui aboutit aux regards verts d’Altaïr, et dans le plan de cette droite inscrivez le trapèze C D, E F, dont l’angle touchera le pôle antarctique des océans qui noient la surface de l’Orion… Suivez-vous ? C’est seulement par la vertu des nombres que l’immensité se découvre. Ô nombres qui dites l’infini, qui faites parcourir les espaces…, qui chiffrez les vitesses des lumières aux foyers déjà morts tandis qu’elles nous éclairent encore ayant consommé des ans dans leur course… Ô nombres, donnez-nous l’idée de l’univers et de la grandeur de Dieu… soit donc A = Monsieur Cavrois, retenez cette expression, je vous prie… »

Quelques jours après une composition sur les Croisades, à la fin de la quatrième, le Père Anselme vint chercher Omer en récréation et l’emmena, sans rien dire, par les corridors nus, les escaliers tortueux, les paliers étroits jusque dans sa cellule. L’enfant ne comprenait pas, peureux et timide. Que lui voulait le Père ? Il le traitait généralement comme l’un de ses meilleurs élèves. Pourquoi ce silence des lèvres flétries et serrées ?

― Je n’ai rien fait de mal ! ― balbutia l’épouvante d’Omer quand la porte de la chambrette se fut refermée sur eux. ― Je n’ai rien fait de mal, mon Père !…

― Malheureux !

Le Père se tenait debout, les bras croisés, et son regard fouillait l’esprit coupable.

― Croyez-vous avoir un ange gardien !

― Oui, mon père.

― Implorez-le, monsieur ! Implorez-le ! Je vous y engage.

Cela dit sévèrement, le Père secoua ses boucles et commença de marcher à travers le carreau rouge de la cellule, en prenant soin de poser les semelles sur les ronds de sparterie. Omer s’agenouilla devant la croix de chêne qui décorait la chaux du mur, entre une centaine de gros livres entassés sur des rayons. Des cimes d’arbre, et les nuages en course demeuraient visibles dans l’œil-de-bœuf. À des patères étaient accrochées deux vieilles soutanes, aussi verdies et sordides que celle flottant au dos du jésuite. Il s’assit dans un fauteuil mal rempaillé, posa les coudes parmi les paperasses du guéridon et sembla prier avec ferveur.

Omer redouta mille cataclysmes : le renvoi du collège, l’internement au cachot. Sans doute, on avait surpris dans son pupitre, entre les feuilles de l’atlas, Julie ou comment j’ai sauvé ma rose, le livre licencieux prêté par Édouard. C’en était fait. Il désolerait sa mère. Son bisaïeul le renierait. L’enrôlerait-il à bord d’un navire, comme mousse ? On l’en menaçait quand ses notes étaient mauvaises ! Oh ! Les coups de garcette, et les pays lointains, et le froid des tempêtes, et les naufrages, et les requins, et les cannibales ! La chance de Robinson Crusoë le servirait-elle, du moins ? Échouerait-il sur une côte hospitalière, et le navire sombrerait-il assez près du rivage pour qu’il pût s’approvisionner avant la dispersion de l’épave ?… D’ailleurs il avait mérité sa peine. Vouloir être évêque, vouloir représenter Dieu sur terre, vouloir prononcer le vœu de chasteté, et succomber à la tentation de feuilleter en cachette un mauvais livre qui lui avait tout appris du mystère de l’incarnation. Faute ridicule et irréparable. Il avait violé sa promesse ; il était digne du châtiment le plus grave : la condamnation à une vie obscure de matelot, toujours en danger.

― Mon dieu, je suis un vil pêcheur ! murmura-t-il. Et vous ne me devez pas votre grâce… Vous me frappez justement, mon dieu !…

― Dites-moi, Monsieur Héricourt, quand vous avez fait votre première communion ici, reprit du fond de ses mains le père Anselme, ― avez-vous songé à la rigueur des engagements qui vous liaient dorénavant à la Sainte-Église ?… quand l’évêque vous confirma dans votre titre de chrétien, y avez-vous pensé alors, et depuis ? Répondez-moi !

Omer se souvenait peu. Entre les innombrables cérémonies religieuses qui désignaient les jours, celle-là, sauf le cadeau de sa montre en or, ne l’avait pas autrement ému. Il avait passé heureusement l’examen de catéchisme. Plein de foi devant le dogme indiscutable, il avait reçu le corps du Christ, présenté son front à l’huile sainte, avec une humilité disciplinaire. Il se rappelait surtout la robe violette à crevés blancs de Maman Virginie, ce jour-là fraîche et charmante, gaie vraiment sous la toque à la Marie Stuart. Il revoyait le caraco en soie puce de tante Caroline, le chapeau bolivar aux bords immenses et recourbés du capitaine Lyrisse sanglé dans une longue redingote bleue que marquait à la boutonnière un carré de moire rouge, il revoyait le frac à broderies d’argent du pair de France qu’était devenu le comte de Praxi-Blassans, enfin le costume en satin rose de tante Aurélie, serré aux épaules par une écharpe de blonde pareille à la collerette qui enfermait la figure sous la visière du chapeau de paille. Il revoyait ainsi garni le banc de sa famille dans le chœur de la chapelle, où se dirigeaient les regards de la vénération générale. Édouard et lui-même, le brassard blanc au coude, les cheveux frisés, s’étaient avancés, le cierge à la main.

― Je n’ai rien fait de mal ! Répondit encore Omer au juge.

― Alors, vous ne savez pas que vous vantez, dans votre composition, la secte abominable des Templiers que le pape Clément V condamna ? Voici votre devoir.

Soulagé de la peur que lui inspirait la possession du livre honteux, l’enfant respira.

Le Père Anselme lut :

« Après la conquête de Jérusalem par les Arabes, la plupart des chrétiens durent se convertir à l’islamisme pour échapper aux supplices. Mais ils ne renoncèrent pas à la religion d’amour. Afin de se réunir sans exciter les soupçons, presque tous choisirent les métiers de charpentiers, d’architectes, de serruriers, de forgerons et de maçons, et prirent rang parmi les travailleurs qui entretenaient les bâtiments du Temple. Ainsi purent-ils s’assembler facilement et célébrer les offices, la nuit, dans une chambre secrète de l’édifice, où ils se rendaient avant l’aube, comme pour leur besogne. En mémoire d’Hiram et de ses ouvriers esséniens, ils se distribuèrent les titres de maîtres, compagnons et apprentis, et dissimulèrent leur culte du vrai Dieu sous les fonctions de la maçonnerie. Il arriva que les maîtres des forgerons découvrirent le moyen de produire l’or par l’union de la terre et du mercure. Ils gardèrent le secret de cette richesse, qui leur permit de racheter aux Sarrasins les captifs. Mais, quand les chevaliers de Godefroy de Bouillon eurent délivré le Saint-Sépulcre, les maçons chrétiens leur transmirent le secret, en récompense, et, de plus, toute leur science philosophique et alchimique, les priant de ne point répandre chez les gentils un art qui donnait aux fidèles tant de supériorité sur les autres hommes… Voilà pourquoi les chevaliers du temple étonnèrent la chrétienté par leur triomphe et leurs richesses, jusqu’à ce que Philippe le Bel, jaloux de leurs trésors, les eût fait méchamment brûler vifs ! Mais quelques-uns purent fuir. Ils gagnèrent l’Écosse, et trouvèrent asile parmi les architectes militaires qui étaient venus autrefois avec les légions de César, et dont les fils avaient fondé des villes, puis édifié des cathédrales, dans les lieux mêmes où s’étaient d’abord établis les camps romains. Aux signes d’Hiram, les Templiers et les francs-maçons se reconnurent ; et, s’étant alliés fraternellement, ils instituèrent, sous la grande maîtrise du roi Robert Bruce, la maçonnerie écossaise. »

le jésuite lisait, en détachant les mots, en regardant après chaque phrase, dans les yeux, le coupable.

― Qui vous apprit de telles erreurs ? demanda-t-il.

Omer avait récrit, de mémoire, une lettre de son bisaïeul reçue aux Moulins Héricourt, pendant les vacances. Il avoua toutes les idées du vieillard.

― J’avais cru bien faire. On nous dit d’ajouter dans nos compositions les choses qui prouvent que l’on s’instruit, en dehors des cours, par soi-même.

― Oui, ― concéda le Père Anselme ; mais… mais !…

Il leva les mains au ciel, les frappa l’une contre l’autre, parcourut trois ou quatre fois la cellule, et revint à l’élève.

― Mais les compagnons de Jacques Molay furent certainement criminels. Ils fabriquaient l’or avec le secours du démon. Ils adoraient une tête d’âne, et ils commettaient les abominations qui attirèrent l’ire de Dieu sur Sodome… Ils niaient qu’il y eût Bien et Mal… à l’exemple de ces Manichéens passés en Asie depuis les châtiments qu’infligea, durant le ixe siècle, à leurs déplorables hérésies, l’impératrice sainte Théodora de Paphlagonie… C’est faute de renseignements que le concile de 1127 approuva leur règle, à Troyes. Baudoin II, roi de Jérusalem, leur avait vendu une partie de son palais voisine du Temple. Leurs immenses richesses achetaient toutes les protections. Ils possédaient l’ascendant du génie et de la science sur des barons vaillants et pieux, mais trop simples d’esprit… Je veux tout vous dire ; vous allez avoir quatorze ans, vous devenez homme… Mais je vous rends responsable… Tremblez de soutenir encore une si grande erreur. M’entendez-vous ?

― Oui, mon Père ! ― accepta l’enfant, moins étonné que curieux.

― Sachez-le donc. L’ordre du Temple fut affilié à la secte des Assassins, des Haschischins, à la ligue des Manichéens et des Ismaïliens, ces schismatiques musulmans qui niaient le caractère admis de Mahomet. Joignant les plus monstrueuses imaginations de chrétiens pervertis et de mahométans infidèles, les Haschischins finirent par repousser toute révélation et toute prophétie ; ils n’acceptèrent plus que les orgueilleuses maximes des philosophies athées. Je vous ai déjà parlé de leur chef le plus célèbre, le Vieux de la Montagne, de ses forteresses plantées aux cimes de la Perse et de la Syrie, des jardins merveilleux, des palais magnifiques où les adeptes s’enivraient avec l’essence de chanvre… Cela donne des rêves de splendeur et de volupté… si beaux, qu’on dédaigne ensuite, par comparaison, la vie… Pour goûter encore ces félicités sataniques, les Assassins bravaient tous les périls. Trois siècles durant, l’Arabe ne put les déloger de leurs châteaux. Ils furent donc les plus redoutables ennemis du Croissant. Aussi les chrétiens de Jérusalem s’allièrent secrètement avec eux. Mais ils se corrompirent à leur contact. Eux-mêmes devinrent des Haschischins semblables à ceux qui, du haut des tours d’Alamoun, au signe du chef, se précipitaient dans le vide, certains de gagner immédiatement le paradis du haschish, ce suicide fût-il ordonné pour simplement prouver au visiteur la discipline de leur obéissance. Voilà de quels gens les maçons chrétiens de Jérusalem, puis les Templiers, reçurent leur science de la pierre philosophale. Voilà ceux que rejeta le concile de Vienne, mieux informé en 1312 que le concile de Troyes en 1127, parce que la Sainte Inquisition, entre temps, s’était éclairée sur les crimes des Albigeois manichéens vaincus par Simon De Montfort… Voilà les hommes que votre parrain vous conseille d’imiter… Et vous aspirez à l’état ecclésiastique, mon pauvre enfant !…

Omer resta fort atterré. Le bisaïeul complice des assassins et du vieux de la Montagne ! La religion de fraternité, la religion d’amour confondue avec les actes des plus scélérats ! Et c’était à la gloire de Satan que s’élevait le petit temple de bois, quand on maniait les breloques maçonniques.

Les boucles du Père tombaient en avant autour de son visage penché ; et il était véritablement pareil à une dame blonde, triste et décrépite. Il reprit :

― Ah ! L’orgueil… l’orgueil !… C’est toute la force de Satan… Et qu’il est dur de lui résister… Moi, moi qui ai promis d’être comme un cadavre entre les mains de mes supérieurs, moi qui consentis ce vœu pour me préserver de l’orgueil, à jamais, moi qui ai tout vaincu de mes instincts et de mes passions, moi ! je succombe aux embûches de l’orgueil, lorsque ma science de l’histoire m’éblouit… En quittant la classe, j’accours ici, éperdu, je me jette contre ce carreau ; je fais placer sur mon corps le poids de mon lit renversé…, je me souille de poussière… Faibles armes contre l’Ennemi… Quoi d’étonnant si votre bisaïeul fut vaincu ! Notre ordre lui-même, l’ordre de saint Ignace, malgré toute sa règle, cède, heure par heure, sa puissance réelle à l’appétit de la domination évidente. Il périra de cela… Mon enfant ! je ne devrais pas vous dire ces choses, sans doute… Mais… mais !… répéta ce mot en marchant à grands pas, en écartant les bras, puis accourut sur le disciple : ― vous pouvez me choisir pour confesseur… je n’ai pas le droit de vous le demander… par conséquent, vous êtes libre d’en décider à votre guise… réfléchissez jusqu’à dimanche. Les yeux verts et francs du jésuite lui dardèrent un regard de vigoureuse affection. Omer sentit frémir son cœur ; un grand espoir d’admiration, de reconnaissance et d’amour prit essor en lui vers l’esprit du maître… dans cette pauvre cellule au carreau terni, l’univers et l’avenir entrèrent tout à coup, si visibles que les histoires de peuples, que les philosophies du bisaïeul, que les événements militaires de l’enfance, que la gloire du futur imaginé voilèrent la silhouette noire du père Anselme, la chaux des murs, la croix de chêne, les livres des rayons, les cimes vertes et les nuages dans l’œil-de-bœuf. Omer jugea que cet homme eût pu être tout, et que volontairement il restait un obscur ecclésiastique, riche de deux soutanes verdâtres pendues à des clous. Et, l’une en face de l’autre, leurs regards croisés, les deux âmes, celle de l’enfant, aux espoirs hardis, celle de l’ascète aux renoncements définitifs, les deux âmes s’épousèrent… comme pour le baiser au front, le père s’inclina ; mais avant d’achever ce geste, habituel dans le collège, il se détourna brusquement, et marcha vers l’œil-de-bœuf, puis cria des mots ainsi que pour s’étourdir : ― ah ! L’orgueil… je comprends votre parrain. Quelle séduction que de croire affranchir et libérer les humbles, que de croire à l’omnipotence de l’idée, de l’amour !… et les templiers, avec leur science maudite, quel exemple ils sont de la réalité du pouvoir !… le pape Clément V et le roi Philippe Le Bel appelés devant le tribunal de Dieu, par Jacques Molay, avant que les flammes du bûcher l’engloutissent, le pape et le roi, tous deux meurent dans l’année… L’ordre du Temple, condamné à disparaître, a encore pour grand-maître, en 1776, quatre siècles plus tard, Louis-Henri Timoléon de Cossé-Brissac, chef de la noble famille angevine qui donna d’illustres capitaines à la France. Celui-ci meurt, massacré par les sans-culottes, à Versailles, en défendant Louis XVI, à la tête de la garde constitutionnelle. Lui-même se met en travers de la vengeance qu’il a préparée en acceptant, avec les insignes de la maçonnerie écossaise, l’esprit vanté par Cromwell, la tâche sanglante commencée sur l’échafaud de Westminster, quand roula la tête de Charles Ier, et la mission que prêchèrent secrètement à Paris, dès la fin du xviie siècle, et pendant le siècle dernier, les émissaires des loges anglaises… J’écris tout cela… Je dresse le formidable procès des jacobins, vengeurs de Jacques Molay. J’assemble les preuves de la préméditation. Oh ! la préméditation… C’est l’enfance de l’humanité qui ressuscite lentement, siècle à siècle, dans son âge mûr. C’est l’esprit de Babel, qu’une fois déjà le Seigneur avait dû terrasser…, le vœu de fraternité universelle… D’un flot continu, d’orient en occident, l’idée s’immisce, au cours des siècles, dans toute l’Église, dans les couvents, et mène les théories des Frères joannites, ces architectes des églises, ces manichéens chassés de Byzance. Ils arrivaient par caravanes en Italie, en France, en Allemagne, en Angleterre ; ils s’installaient au centre des cités avec leurs médecins, leurs astrologues, leurs alchimistes ; ils attiraient les artisans et les bourgeois par le salaire, par l’achat ; ils les initiaient… à la lutte contre le droit divin, contre le bras du Mystère qui frappe avec les glaives des conquérants, des rois… En vain Simon de Montfort abat les hérétiques. En vain l’ordre de Dominique les extermine. Ils construisent ailleurs les cathédrales auxquelles les maçons de l’écosse apportent, du nord, l’ogive, qui est la feuille du chêne druidique… ils marquèrent l’Europe de ce signe maçonnique à toutes les faces des basiliques… autour de la cathédrale, les ouvriers de la ville se groupent et fondent la commune. De la commune aux états généraux, des états généraux à l’assemblée nationale et à la convention, la ligne est nette… la vermine renaît, renaît toujours… Manès ! Manès ! Il se parlait ainsi, tout haut, devant l’œil-de-bœuf, et tournant le dos à Omer… ses épaules frissonnaient sous la soutane élimée. Il y eut un silence. Soudain, la face du jésuite se montra ; le front était ridé et la voix fut rude : ― je dois détruire votre composition… je l’annule… vous auriez eu le premier prix… c’était justice… vous ne serez même pas nommé… il le faut… ces fables sont absurdes… vous ne pouvez point vous permettre de les introduire dans vos devoirs… je vous enjoins de garder le silence sur tout ceci… allez, au nom du père, du fils et du saint-esprit… en prononçant la formule sacrée, sa voix se radoucit graduellement, devint pleine de tendresse. Ses yeux clairs pénétraient encore de leurs regards le disciple jusqu’au frémissement des entrailles. ― dimanche… après vêpres ! ― recommanda le murmure. De cette entrevue, Omer revint à demi fou. Le jésuite condamnait les opinions du parrain, mais les choses qu’il traitait de fables absurdes, il doutait évidemment qu’elles fussent des fables… quatre jours séparaient cette heure du dimanche. Omer Héricourt les passa en méditations. Il se consolait mal de perdre le prix, puisqu’il savait. Cela lui parut injuste. D’autre part, sa vanité se flatta d’avoir un secret grave, que partageait un homme, un jésuite, un savant, un ami ; un grand ami s’offrait à sa faiblesse. L’accepterait-il ? le repousserait-il ? Toute sa vie, il le sentait bien, dépendait de cette unique détermination. Il redoutait cette influence maîtresse ; et il la souhaitait à la fois. Influence d’autant plus redoutable que la confession ne laisserait rien dissimuler. Quels desseins le Père Anselme pouvait-il nourrir ? L’attitude, les gestes exprimaient des promesses obscures mais tentantes. À se les exactement rappeler, les paroles étaient d’un professeur scrupuleux ; rien de plus. Pourquoi réclamer, alors, le privilège du confesseur, avec cette voix sourde et cette espèce de fureur ? S’introduire dans l’intimité du Père Anselme, par les moyens du sacrement de pénitence, gênait beaucoup Omer. Durant les congés de la Pentecôte, il avait imprudemment joué avec une servante des Moulins Héricourt. Blonde, blanche, et de joues riantes, elle l’avait couvert de caresses d’abord fraternelles, puis énervantes. C’était la première faiblesse de l’adolescent. Il la fallait avouer, parmi beaucoup de pensées et de lectures contraire à la pudeur. Se faire connaître sous cette lumière défavorable était pénible. L’amitié du Père Anselme l’inclinerait sans doute à l’indulgence. La rude pénitence et les reproches infligés par un prêtre indifférent eussent peut-être moins affligé le coupable que le mépris possible du Père.

Omer expliqua ses transes à son cousin Édouard sans lui révéler les causes très particulières de sa crainte, dans le récit. Il limita la semonce adressée par le professeur d’histoire au blâme de quelques inexactitudes touchant le rôle des Templiers en Terre sainte, inexactitudes qui pourraient lui faire perdre le prix. Il prétendit vouloir changer de confesseur à cause de l’énormité de sa faute charnelle, qui étonnerait trop le Père Gladis, homme d’idées étroites et austères. Édouard approuva ce changement et n’objecta rien au choix du Père Anselme. Le Père Corbinon était trop sévère ; les autres jésuites, inférieurs par l’intelligence, recevaient au tribunal de la pénitence tous les rustres du collège. Édouard déclara qu’on ne pouvait sans déchéance choisir un confesseur parmi ceux des « petites gens ». Omer s’était résolu par avance à suivre l’avis de son cousin. Il considéra que la Providence indiquait ainsi la volonté de Dieu. Il dormit fort mal, deux nuits, et arriva, l’angoisse au col, dans le réduit du confessionnal.

« Que va penser de moi, cet homme extraordinaire ? » se répétait-il.

Et toute son imagination se paralysait.

Enfin le treillis intérieur du confessionnal se dédoubla brusquement, les boucles angéliques du Père Anselme s’agitèrent sur le surplis blafard, visibles à peine.

― Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai péché…

Les deux doigts liturgiques se levèrent. Tandis qu’il balbutiait l’oraison prescrite, Omer Héricourt entendait son halètement se mêler au souffle insolite et précipité du jésuite. « il est ému comme moi, pensa-t-il. Mon dieu, secourez-nous !… Il se demande quelle âme je suis, et s’il peut confier à une affection la douleur de son existence, toute la gloire de sa pensée… Quel instant pour nous deux !… Il prétend, j’en suis sûr, faire réaliser par ma vie ce que son vœu d’obéissance cadavérique lui interdit de tenter… Et tout ce grand dessein que je devine peut résulter du jugement qu’il portera, après m’avoir entendu… mon Dieu !… »

il ralentissait les dernières phrases du confiteor. Il dut s’arrêter. Le silence devint solennel dans la chapelle déserte. Rien n’était plus, que cette logette de sapin. Elle enfermait l’enfant comme un cercueil debout ; et derrière le treillis, où se mouvait une forme vague, vivait sans doute l’esprit qui allait être la cause d’une résurrection…

― Quels sont vos péchés contre le premier commandement ?

La voix presque bourrue finit altérée, dans un soupir.

Omer Héricourt récita de menues fautes. Malgré la ferveur très sincère qui secondait son étude des choses divines, certaines étourderies le détournaient, pendant les prières, de la réflexion dévote. Presque toujours, il péchait par orgueil, se comparait aux laideurs des Pères en prosternation, et s’apercevait, dans l’avenir, coiffé de la mitre, la crosse en main, parmi la cohorte des diacres et des chantres, les fumées de l’encens, tel un pontife de Memphis. Il imaginait son éloquence convertissant les peuples à la doctrine. Alors, gloire suprême, du haut du Vatican, il promulguerait la Foi. Il restituerait à l’église les privilèges que réclamaient, pour elle, les Jésuites. Comme l’avait rêvé Léon X, la science rentrerait dans les sanctuaires. Elle découvrirait secrètement les forces qui, apparues à l’ignorance des foules, semblent miraculeuses. Le roi ne serait que le porte-glaive du pape, le bras séculier qui frappe l’infidèle. Égal d’Orphée par l’harmonie sublime de ses lois, Omer réunirait tous les hommes en une même fraternité religieuse. Le labeur de rendre au latin son prestige de langue universelle, il le parachèverait. Il n’y aurait qu’une capitale, Rome ; qu’une nation, la chrétienté ; qu’une langue, le latin. Tous les pauvres seraient des moines contents de leur vie, en des cloîtres d’architecture magnifique, au milieu de beaux sites et de pays fertiles. Le travail en commun, rêve de saint Bernard, leur donnerait l’abondance. Ni riches, ni misérables. Le chapitre partagerait entre les frères les produits des jardins, des vergers et des champs, quelle que fût la besogne ou la chance de chacun. On observerait la règle qu’établit la parabole évangélique, où le maître paye du même salaire les vignerons venus à la première heure, et ceux venus à midi, ou même le soir. Un seul luxe, et dévolu à tous : le cloître, la chapelle, la cathédrale. Une seule richesse : le territoire et les trésors de l’abbaye. Et, de l’occident à l’orient, toutes les races parlant la même langue, celle de l’église, vivant sa même loi de travail en commun, de luxe en commun, ignoreraient la détresse de la faim, et la détresse de la guerre. Les veuves ne pleureraient plus éternellement, comme sa mère pleurait l’époux tué dans les combats lointains. Et lui, lui, le pape saint et puissant, sangloterait d’émotion à la vue des multitudes accourues jusqu’aux parvis sacrés des basiliques pour lui offrir la gratitude jubilaire du monde. Voilà ce qu’il essayait maladroitement de dire, sans cesse interrompu par le soin de citer les moments de ses distractions, et leur nombre… derrière le treillis de bois, le surplis palpitait dans l’obscur. Deux mains jointes se réduisaient en une petite ombre, dont les angles saillaient plus à chaque instant… la voix du jésuite murmura : ― oui, le rêve de Léon X et de Sixte-Quint, le rêve de saint Bernard, le rêve de Grégoire De Tours, le rêve d’Hildebrand, le rêve de Jésus ; tout le rêve de l’église, celui de Jean-Jacques, citoyen du monde, celui de Manès, celui des sages à Babel… peut-être, mon Dieu, peut-être, une même piété sous des formes différentes qui abusent le faible esprit des hommes ?… quand Omer cessa de chuchoter, la voix reprit : ― en somme, vous repassez l’histoire ecclésiastique, pendant les offices et les prières, au lieu d’implorer Dieu… et votre orgueil vous fait apparaître à vous-même entre les puissants réformateurs de la chré Chrétienté de qui je vous enseigne les actions illustres… Et vous vous leurrez, mon pauvre enfant, avec l’espoir de finir l’œuvre qui toujours fut entravée par la médiocrité et la malfaisance humaines. Alors vous croyez vaincre Satan, une fois pour toutes, vous… vous… ha !

Un ricanement ébranla le silence de la chapelle. Et ce fut comme si des mains diaboliques saisissaient aux tempes le crâne du jeune garçon, le secouaient jusqu’à bouleverser atrocement la cervelle.

― Et Jésus, et celui mort sur la croix ? le sacrifié !… et la Vierge ? le cœur percé de sept glaives !… Vous n’y pensez point durant vos prières.

― Si !… hésita le patient.

― Si, si !… Quand ? Comment ?… Vous ne répondez pas… alors Dieu, Jésus, c’est Nous…, c’est vous…, vous le pape triomphant qui sanglote à l’idée de sa gloire ?… Et la douleur, et la Passion ? Et l’esclavage volontaire sous les verges des soldats ? Et l’éponge imbibée de fiel au bout de la pique ? Qu’est-ce que vous en faites ?… Rien, n’est-ce pas ?… rien… vous ignorez… Ni le sacrifice d’un père mort en pleine force pour la patrie, ni le tourment d’une mère inconsolable ne vous ont prévenu. Mais c’est là qu’est Dieu, là, dans le sacrifice et dans la peine ! Voilà où il faut adorer le labeur de la Rédemption… Et vous estimez sans doute votre espérance rare, délicate, digne de votre race, digne de toute une parenté ambitieuse. Mais sachez-le donc : il n’existe pas un paysan issu de la famille la plus humble qui n’arpente après six mois d’études ecclésiastiques la cour du séminaire, sans essayer aussi, par toute l’allure, le port de la tiare. Je suis fils d’un savetier de village, moi ! J’ai vécu, j’en suis sûr, la vie de Sixte-Quint aussi réellement qu’il la vécue lui-même… Et alors, quand je me suis réveillé de mon délire, je suis allé trouver le Provincial afin qu’il m’extirpât l’orgueil une fois pour toutes, afin qu’il fît de moi l’instrument de l’ordre, cadavre inerte et docile, perinde ac cadaver. Et maintenant je bois le fiel de l’éponge, je le savoure avec délices… Pensez à la croix d’abord. Crucifiez-vous…, si vous prétendez à l’honneur de représenter le Crucifié parmi les hommes… Avez-vous des chagrins ?

― Oui.

― Lesquels ?

― La honte de mes mauvaises notes en littérature et en grammaire… Souvent je souhaite d’avoir un précepteur chez ma mère, et d’apprendre auprès d’elle, en Lorraine. Ici, je crains la méchanceté de deux ou trois camarades. Et je m’ennuie pendant les classes ; j’ai sommeil devant les cahiers de thèmes, de versions grecques… Les succès de mon cousin Édouard me font souffrir. Je le hais un peu de réussir en tout. Ses gestes impérieux me blessent… Pourquoi n’ai-je point son acharnement au travail ?… Je m’applique parfois de toutes mes forces à un thème : on y découvre cependant beaucoup de solécismes et de barbarismes. Quand je prépare la traduction d’un texte avec soin, je commets autant de contresens que si je bâcle… Alors je ne sais plus… Je me décourage… Tout me rebute ; et je m’ennuie… Oh ! je m’ennuie !

― Il y a les récréations !

― Elles sont trop courtes. On pense tout le temps qu’elles vont finir. Je ne suis pas assez robuste pour l’emporter dans les jeux. C’est mon cousin qui gagne les parties et qu’on recherche dans les camps. On se moque de mes maladresses… Je n’ai pas de chance, et je m’ennuie…

― Non. Vous enviez.

La voix jugeait ainsi, sourde et sévère.

L’enfant sentit son âme nue. Il trembla doucement, et des sanglots lui vinrent à la gorge. Il les ravala.

― Vous enviez votre cousin et, non seulement ses qualités spirituelles ou physiques, mais encore son titre de noblesse. Car vous n’enviez pas Dieudonné Cavrois : il vous surpasse en richesse, si je ne me trompe. Vous consacrez votre temps à vouloir une domination qui devant vous, évêque ou pape, les agenouillerait… Avouez-le !

― Oui… mon père.

Chétif, réduit à une chose grelottante et lamentable, ainsi parut à l’enfant son être détrôné. À quoi bon feindre ? Le confesseur, tel que Dieu, connaissait toute l’âme.

― vous voyez bien…, nos vices nous crucifient comme les fils de Caïn crucifièrent le Rédempteur… vous voyez bien qu’il faut penser à la douleur, et à Jésus en croix, pendant vos prières !

Le jésuite broyait l’âme pénitente. Omer fut comme un petit oiseau inquiet dans la main du chasseur.

― L’envie ! Mais c’est le contraire même de l’orgueil ! reprit la voix. Si vous vous jugiez digne de votre vanité chimérique, auriez-vous convoité l’intelligence d’un autre, la vigueur d’un autre, l’apparat d’un autre ? Vous auriez compté sur votre caractère propre, sur la médiocrité même de vos talents. Cette médiocrité, vous l’eussiez grandie en favorisant vos tendances à la résignation, à l’acceptation, à la franchise, au bon sens pratique. Un médiocre conscient de lui, et courageusement déterminé à des ambitions étroites mais obstinées, solides, celui-là peut devenir, s’il s’acharne, un dominateur…

Omer s’étonnait de reprendre espoir en soi.

― Oui, continua le Père Anselme. Qu’est-ce que la vie humaine de Jésus, sinon une vie médiocre ? Fils d’un charpentier, il parle à des pêcheurs ignorants. Il parle. Mais à cette époque la manie de parler était générale. D’Alexandrie et de Rome, les rhéteurs et les philosophes de carrefours étaient partis en foule. Il n’était point de borne où un pauvre homme ne pérorât, sous le ciel favorable de l’Orient… Les esséniens, les saducéens, d’autres sectes infestaient la Palestine et la Syrie. Saint Jean-Baptiste parle également. Jésus, pour le passant, pour Josèphe et pour les écrivains de Rome, est une sorte de guérisseur autour de qui se rassemblent les curieux. Sa réputation ne dépasse point sa petite province. Il périt comme périssaient alors mille et mille agitateurs obscurs… Douze mendiants répètent, de-ci, de-là, ses maximes… Ce n’est que deux cents ans plus tard que les rayons de sa divinité percent les nuages du monde antique, et puis éblouissent les siècles à genoux. Quelle plus belle leçon de médiocrité, mon enfant, et de ce que peut la médiocrité ?… Comprenez-vous qu’il faut songer à Jésus en priant ?

La voix s’insinuait, douce et indulgente. Elle relevait l’âme meurtrie de sa chute effroyable.

― Oui, mon père.

― Le seigneur, mon enfant, voulut que la vérité ne devînt universelle que longtemps après son humble vie et son humble mort, pour donner à l’avenir cette radieuse évidence du pouvoir des faibles. À la même époque vivaient des généraux, des empereurs, des poètes, des rois et des conquérants, des dieux mêmes… Leur renommée cependant est petite devant sa renommée ; leur œuvre est petite devant son œuvre… Aimez Jésus, comprenez-le, et vous serez orgueilleux de toute son humilité… Que ne peut un humble, s’il connaît la vertu de sa médiocrité ! Il en fait un instrument de force et, je dirai même, de gloire… Oh ! Les hommes supérieurs ! Hommes d’action ! hommes de pensée ! Ceux-là, menés par les hasards des événements, des combats et des intrigues, tués ou déchus brusquement, au gré du sort aveugle ; et ceux-ci, ceux-ci, étranges fous qui se croient les créateurs de l’éternité !… Les idées ! Mais elles sont vieilles comme Dieu ! Les fables de votre parrain vous l’apprirent… Les idées sont très vieilles, elles ont habité tous les sanctuaires ; elles ont brillé dans les feux de tous les autels… C’est une collection classée, connue, dans laquelle tel ou tel charlatan va quérir le nécessaire de sa parade pour donner aux foules niaises l’illusion d’une vérité nouvelle… Un médiocre ne peut-il faire aussi bien ce choix ? Aisément. Et on le nommera génie. Car la puissance des idées réside dans leur emploi. Et le médiocre digne de soi les sait employer, plutôt que le maniaque certain de découvrir à neuf la loque abandonnée par les siècles de jadis au ruisseau de l’histoire… Loin de jouir d’une seule qualité monstrueuse, qui étouffe les autres, le médiocre les possède toutes modérées, mais les équilibre, et, par là, procure mille raisons de sympathie : les individus divers aiment en lui chacune de leurs espérances, pareille à chacune des siennes. Qui veut commander, régir, dominer, ne le peut que s’il est lui-même dans l’état spirituel des esclaves, des serfs, des sujets, du vulgaire enfin… N’enviez pas, mon fils, les qualités sublimes. C’est, pour l’ambition, une besogne inutile. Dans un pauvre d’esprit il y a plus de chances de pouvoir réel que dans toute la science, incompréhensible et humiliante pour les foules, haïe d’elles. Un général charme les multitudes parce qu’elles pensent que les batailles se gagnent à coups de sabre, à la force du poing, par la vertu d’une vigueur que possèdent le tâcheron et le charretier. Quand ceux de la plèbe auront appris que la stratégie est une science pareille à la mathématique, ce jour-là, le prestige du conquérant cessera vite ; le maréchal sera méprisé des peuples aussi bien que le savant. Donc, ne regrettez pas, mon fils, d’être semblable au vulgaire. Cela que vous dédaignez, en vous, mènera peut-être vos rêveries à la réalisation… Et voici : votre goût même pour l’histoire, ce goût qui vous donne la première place entre vos condisciples, en cette matière du moins, c’est lui qui vous révèle votre force véritable. Les actes des héros, des rois, des peuples, vous frappent l’esprit, parce que ce sont des choses nettes et simples comme la foule même… Comme son œuvre… Elle a jugé, exalté, blâmé, déversé la gloire et la honte, au gré de ses misérables passions éphémères. Les annalistes ont enregistré ce bruit équivoque… Vous la sentez là, fantasque, spontanée, peu capable de logique ou de savoir, telle que vous, et prompte à l’enthousiasme et à la haine, aux jugements incertains et sûrs, telle que vous, mon fils…

Omer Héricourt écoutait les paroles qui devenaient, à mesure, l’écho de sa sincérité même. Il n’était plus lui. Il était le discours du confesseur. Toute objection formulée dans son intelligence aux abois chancelait devant la cruelle et claire vérité chuchotant au delà du treillage dans le surplis blafard. Déjà la logette de sapin semblait le cercueil du cadavre qu’il se reconnaissait être, au pouvoir de cette volonté ! Le Père Anselme tirait du corps l’âme adolescente ; il la déroulait ; il l’exposait ; il la montrait complète, et nulle par soi-même, grande par toute l’humanité incluse. Encore qu’il ne pût voir les yeux gris et verts du jésuite, Omer les dut fuir. Ils le poursuivaient de ces regards qui avaient, sans l’aide du langage, épousé sa faiblesse dans la cellule au carrelage terni. Le maître s’installait en lui, époussetait les coins reculés de son âme, dérangeait les souvenirs et les rangeait. Il faisait disparaître les faussetés, les attitudes morales, les mensonges intérieurs. Il violait la pudeur des ombres les plus secrètes. Il pénétrait, comme un soleil, les angles et les niches profondes de la maison mentale, en possesseur.

Maintenant Omer dévidait l’écheveau des fautes vénielles, embrouillées dans les mille actes quotidiens, à travers toute la trame de sa petite existence. Il ânonnait machinalement. À quoi bon dire ce que le maître de son âme devinait ? Omer ne redoutait même plus l’aveu prochain de sa luxure, tant il la croyait prévue exactement par la perspicacité divine du jésuite.

Il s’amollissait au son de sa litanie, heureux de ne plus être que l’autre, l’autre, le maître, qui le guiderait jusqu’aux gloires, et les assurerait.

― Oui, vous êtes l’humanité, mon fils, toutes les faiblesses de l’humanité ; et vous enchantez mon esprit comme les peuples connus de mes veilles… Vous voici l’homme changeant et variable… à travers qui Dieu souffle quand il veut… Ô matière de la Rédemption !… Et, pour la part de Dieu que vous contenez, je dois vous secourir…

la voix s’arrêtait dans une méditation qui dura ; ensuite elle reprit :

― Si vous me choisissez pour directeur de votre conscience…, il faudra vous soumettre et croire… Le voulez-vous ?

― Oui, mon père.

― C’est un engagement. Il nous lie tous deux. Il s’agit de s’aimer, de former un seul esprit, une seule force avec votre âme et avec mon âme… Consentez-vous ?

― Oui, mon père.

― Il ne faudra rien cacher… Nous nous reflèterons l’un l’autre… Si je vous disais : « Renoncez à l’état ecclésiastique, à votre ambition enfantine, à l’impossibilité d’un rêve de grandeur… », m’obéiriez-vous ?

― Oui, mon père.

― Vous sentez-vous capable d’écrire, en rentrant à l’étude, des lettres qui, d’une manière irrévocable, avertiront de cela votre mère, votre tante de Praxi-Blassans, tous ceux dévoués dès à présent à vous préparer les voies du trône épiscopal ?

La voix commandait, sévère, brève.

Omer Héricourt hésita. De la vie souhaitée, rien ne lui resterait donc. Tout sombrerait de ses convoitises. Pour résister, il ne trouva nulle vigueur.

― Oui, mon père… oui ! ― balbutia-t-il, convaincu qu’il ne pourrait ensuite, le voulût-il, revenir efficacement sur cette promesse : car, derrière le confesseur, l’ordre entier des jésuites saurait agir contre lui, et lui fermer les portes des séminaires.

― Eh bien… le temps n’est pas venu de renoncer… Ces lettres, ― annonça le père, ― vous ne les écrirez pas… Auparavant, nous allons essayer ensemble de gravir les premiers échelons de la grandeur à laquelle vous aspirez…

Omer crut sentir la grâce du seigneur descendre en sa poitrine, qui vibra toute.

― Je vous aiderai… Même, dès cette heure, j’assume la tâche d’accomplir votre vœu… La compagnie de Jésus estime notre temps propice au triomphe d’une foi servie par des caractères. Six ou sept ans la séparent à peine du but qu’elle se propose : Ad majorem dei gloriam… dans tous les collèges, sont arrivés les mandements du P. Général. Ils nous invitent à choisir, parmi nos élèves, ceux issus des meilleures familles, et doués comme il convient. Nous devons les diriger, former une élite de jeunes prêtres courageux, adroits, capables d’aider véritablement à l’unification des monarchies catholiques, par la Sainte-Alliance. Je ne vous cache rien, mon enfant. Le roi nous aime ; la France nous suivra. Et je vous dis : Voulez-vous de mon dévouement, de mon amour spirituel ?… Voulez-vous y répondre par la confiance absolue, par le don de tout votre être ?… Je soutiendrai vos pas… Mon esprit parlera au moyen de votre bouche. Je vous enseignerai l’art de conquérir les cœurs avec des discours… Ce qui vous manque d’expérience et de savoir, je l’aurai pour vous ; ce qui me manque de jeunesse et d’avenir, vous l’aurez pour moi. À quarante-trois ans, quand on a volontairement renoncé, on ne tente plus le sort. Nous serons véritablement un seul cœur, un même geste… Le voulez-vous ?… Avez-vous confiance, une confiance absolue, absolue, en moi ?…

Omer Héricourt tressaillit de joie. Que n’atteindrait-il pas, guidé de la sorte ? Il s’éblouissait à croire.

― Absolue… une confiance absolue… Oh ! oui, mon père !…

Il cria presque la réponse. Alors ses lèvres voulurent baiser les mains du maître, et se figèrent au treillis. D’instinct, toute sa chair en gratitude allait à la parole.

― Vous avez raison, car je vous aime très fortement ! ― dit la voix qui frémissait d’émotion. ― Vous serez la Face. Je serai l’Esprit.

Quelques minutes, ils ne parlèrent plus, suffoqués…

« La tiare ! la tiare !… un jour ! sur ma tête !… » prévoyait la folie d’Omer. La sécheresse de sa langue devint douloureuse.

― Mon fils, achevez votre confession.

L’adolescent n’y songeait guère. Tout en poursuivant l’illusion de son apothéose future, il déclara ses péchés de gourmandise et de paresse. Alors s’évoqua l’image de la servante : il restait à dire la faiblesse. Maintenant, Omer ne redoutait plus d’avouer à l’ami. Toute sa confiance était joyeuse.

― Mon père, j’ai péché par luxure aussi…

― Ah !… Comment ?… Seul ?

― Avec une servante.

― Avec une femme !… Continuez…

Il ne s’étonna qu’un instant de voir les mains s’abattre vers le treillage, et s’y crisper : les bras du prêtre devaient être las de la même posture qu’il gardait, immobile, depuis le début de cette longue confession. Simplement, Omer conta l’aventure. Un soir, dans sa chambre, la servante lui avait porté de la tisane. Tout en bavardant, elle se dégrafait d’un geste machinal, parce qu’il était tard et qu’elle allait se mettre au lit. Sous le linge, à chaque geste, la gorge tremblait. Lui s’était ému.

― Et vous ne vous êtes pas détourné ? Siffla la voix.

― Non, mon père, ― répondit-il piteusement. ― Comme je lui disais une injure, elle est venue me chatouiller dans mon lit, elle m’a menacé en riant, elle s’est penchée vers moi, et sa chair m’a effleuré…

― Et vous n’avez pas chassé cette sale créature ?…

― Je n’ai pas voulu l’humilier. Ça lui aurait causé trop de peine…

― Et votre ignoble curiosité, sans doute, votre convoitise y trouvaient leur satisfaction ?…

Omer ne répliqua point. Cette brusque sévérité le surprit. La peccadille se transformait tout à coup en péché mortel. Quelle pénitence ennuyeuse lui infligerait le confesseur !… Tant pis ! De sa nouvelle amitié, le disciple était enthousiaste ; auprès d’elle, et dans l’attente de la tiare, comment eussent compté les longueurs des psaumes à lire ? Le jésuite reprit :

― Et vous désiriez un abominable plaisir, n’est-ce pas ?… Oh !… Et vous n’avez pas songé que vous aviez une âme à sauver ; un Dieu pour qui vous deviez vous garder chaste…, des maîtres qui vous chérissent… et qu’un crime pareil désespère… Mais répondez donc !… Mais répondez donc !… Dites quelque chose… Rien, vous ne dites rien ?… Ça vous semble naturel d’avoir perdu votre candeur… d’avoir souillé pour toujours votre innocence… Mais… Oh ! oh !

La voix n’était plus qu’un hoquet de douleur et d’indignation. Les poings battirent le grillage. L’haleine passait avec la fureur des reproches par les losanges de la claire-voie.

Omer se tut, stupéfait. La voix frémissait en ordonnant :

― Dites tout, tout… tout… Je veux tout savoir… cette fille… allons, parlez… parlez… elle s’est dévêtue, elle s’est couchée près de vous. Vous me devez la franchise, du moins, après ce qui a été promis tout à l’heure… parlez donc !… ― je ne sais plus…, balbutiait l’effroi de l’enfant. ― vous savez… parlez. Je veux… elle était nue, n’est-ce pas, nue comme une bête, comme une chienne ! Dites : comment était-elle. ― elle n’était pas nue, rectifia piteusement le disciple. ― alors comment… ? Comment ? ― elle m’a tiré des couvertures. Elle m’a mis sur ses genoux, elle m’a embrassé la bouche. ― et vous que faisiez-vous ? Vous n’allez pas me faire accroire. ― je l’embrassais. ― vous touchiez sa chair, vous l’avez touchée… ne mentez pas. Ne mentez pas ! ― oui. ― ah ! Je le savais bien, je le sentais bien !… mais vous ne comprenez pas votre infamie ? Vous ne comprenez donc rien ?… allons, continuez… achevez… allez jusqu’au bout… allez… la voix poussait des " han " de forgeron à la tâche… et soudain le visage du prêtre boucha le peu de jour, en se collant au treillis, pour connaître de plus près la détresse d’Omer… les boucles blondes tremblaient autour de la tête obscure. La respiration agitait le surplis par sursauts. Omer pensa qu’il valait mieux finir. Il baissa les yeux, et, mille fois interrompu par les interjections, les injures même, il dit comment il avait eu très chaud aux joues, comment il s’était blotti davantage contre la chair brûlante de la fille, comment il avait senti, le long des jambes, la main lisser son vêtement de nuit, comment la servante avait dissimulé, par ce geste, une caresse sous laquelle il avait senti tous ses nerfs se tendre, tout son corps vibrer, tout son sang lui bousculer le cœur, et comment il avait caché la pudeur de sa volupté convulsive dans les bras de la servante qui le berça jusqu’à l’apaisement. Ensuite elle avait murmuré à son oreille qu’il ne fallait pas avoir honte, que cela prouvait au contraire qu’il était, à cette heure, un homme.

Tout cela, les saccades de la voix le pressaient de le décrire. Elle l’assaillait de fureurs.

― Il ne fallait pas avoir honte ?… Ah ! Vraiment… C’est trop de turpitude !… Vous qui prétendez à la mitre, à la tiare, au gouvernement du monde !… ha ! Ha ! Vous ne pouvez, dès la première, dès la plus basse tentation, gouverner vos instincts, et vous prétendez à la domination sur les hommes ! Assez ! Assez donc !… allez demander l’absolution à un autre, vous m’entendez : à un autre !

Brutalement le grillage refermé se doubla. Tout fut opaque… Omer écouta reclaquer la porte du confessionnal, et les pas fuir sur la sonorité des dalles…

Il ne comprenait pas. Était-ce un tel crime d’avoir souffert les caresses d’une fille ? Le Père Anselme refusait l’absolution !

Il espéra quelques minutes le bruit qui annoncerait le retour du jésuite. Ce bruit ne se fit pas entendre. C’en était donc fait de cet avenir triomphal et, à l’instant, tout proche ?

Il ne le pensait pas. Une colère subite avait dû momentanément égarer le père, qui reviendrait pour absoudre. L’œuvre de gloire serait accomplie.

Lentement Omer s’achemina, par les corridors, vers l’étude, et revécut cent fois, devant le livre ouvert, tout le drame. Il ne s’expliquait plus rien, ni l’engouement du Père Anselme pour sa personne, à la suite de sa composition, ni cette fureur inconcevable.

Le soir, un domestique lui remit ce billet :

« Monsieur, je ne puis, après mûres réflexions, accepter le devoir de diriger votre conscience. Ne comptez point sur moi et tenez pour un simple propos sans conséquence les projets téméraires que nous avions formés.

» anselme. »


Le Père Gladis consentit facilement à l’absolution, non pas avant de s’être fait conter par le menu tout cet épisode singulier.

Omer confia de même l’aventure à son cousin. Édouard déclama contre le péché. L’occasion d’une vie magnifique échappait à l’imprudent. Ah ! Si c’eût été lui, le favori du Père ! Aucune femme ne l’eût persuadé de se perdre, ni Vénus elle-même !

Le premier prix d’histoire échut au coupable. Ainsi se marquait mieux l’annulation de tous les propos que le jésuite et Omer avaient tenus ensemble. Ainsi la rupture se marquait mieux, puisque le maître ne voulait même plus s’intéresser à l’élève en le punissant d’une imprudence.

VIII

En août 1820, comme aux étés précédents, deux lettres éplorées avertirent Omer, huit jours avant les vacances, que ni son bisaïeul ni maman Virginie ne pouvaient offrir à leur cher enfant le voyage de Lorraine. Les réparations extrêmement coûteuses et nécessaires au château des ducs, endommagé par l’incendie en 1815, absorbaient encore le principal des revenus. On en était réduit aux économies les plus sévères. Affaibli depuis son typhus de Leipzig, le général Lyrisse ne pouvait même pas songer à prendre sa retraite : il dirigeait les opérations de la remonte pour la cavalerie royale dans les villes de la Loire, afin de toucher la solde entière, dont il envoyait une partie aux entrepreneurs. Les cinq cents francs qu’eût coûtés le déplacement du collégien, on les avait dû verser inopinément, avec d’autres sommes en réserve, pour satisfaire aux réclamations brutales d’un architecte créancier.

C’était le domaine patrimonial d’Omer qu’on garantissait ainsi de la ruine. Il le comprit, se consola facilement de passer les vacances aux Moulins Héricourt, bien qu’Émile de Praxi-Blassans, admis enfin à Saint-Cyr, après deux échecs subis les années précédentes, pût rester seulement quelques jours chez Mme Cavrois, et dût emmener Édouard. Pour se rendre chez eux, les deux frères attendaient le retour dans Paris de leurs parents qui faisaient, à Carlsbad, une saison d’eaux, avec tous les diplomates de la Sainte-Alliance. Pendant la semaine que les cousins passèrent ensemble avant cette séparation, ils parcoururent les prairies que la Scarpe sinueuse arrose, au bruit des blutoirs secoués, des meules écrasant le grain, des cascades sautant les vannes et ruisselant sur les grandes roues à godets.

L’odeur des tanneries pénétrait le salon grisâtre où ils conversaient, le soir, entre les lambris fendus. Une salle basse luisait par ses lourds bahuts de chêne sculptés, ses vingt chandeliers de cuivre fourbi, les vieux fusils de chasse étincelant, aux rateliers des murailles, entre les poires à poudre, les sacs à plomb brodés, les filets des carnassières. Caroline était tout le jour en courses dans son cabriolet boueux.

Au cours de cette semaine d’adieux, Omer laissa grandir encore son admiration pour l’aîné des Praxi-Blassans. Depuis longtemps déjà, Émile assumait les devoirs de l’abnégation militaire. Il était le plus exact et le plus discipliné. Ponctuellement, son père lui écrivait deux fois la semaine certains avis secs qu’il observait sans négligence. Il se tenait droit, ramenait ses cheveux en coup de vent comme l’enseignaient les gravures représentant les généraux de l’Empire. Il étudiait avec scrupule les mathématiques, bien qu’il ressentît de la difficulté pour apprendre. Au collège, durant les récréations, il avait dû souvent recourir à Dieudonné Cavrois, ferré sur la matière : le gros garçon traçait, à l’aide d’une baguette, les figures, les nombres dans la poussière. « Archimède conseille Marius ! » disaient les Pères, ravis que l’exemple du travail fût donné à la plèbe du collège par son aristocratie.

Émile choyait, en Omer, le fils de ce Bernard Héricourt, type de l’honneur. Il le respectait par dévotion à ce même idéal, et le défendait contre la jalousie d’Édouard qui répétait, au bout de toutes les discussions :

― Ce sera toi l’évêque ; toi, le pape !… alors ?… Et moi ? Moi, je ferai le ventru, dans un consulat de Syrie…, puisque mon père ne veut plus deux officiers dans la famille… puisqu’il entend que nous soyons ses délégués dans les différents corps de l’état… Je ne connaîtrai donc ni la gloire des armes, ni le pouvoir sacré du prêtre… C’est injuste. Es-tu plus digne que moi de coiffer la tiare ?… Tu n’en es pas digne. Le Père Anselme l’a dit… Tous les évêques doivent être dignes de coiffer la tiare, d’abord !

À mesure que leurs âges approchaient de l’époque virile, les ambitions travaillaient chacun et devenaient les motifs des propos. Seul, Dieudonné Cavrois ne formait pas de projets magnifiques. Il étudiait souvent la marche des pucerons sur les feuilles, mais parlait davantage de ripailles et de vins. Un gros menton lui poussait, allongeant sa large figure. Dès que l’on se moquait de sa graisse ou de sa gourmandise, il avait la riposte blessante. Rien ne l’empêchait alors de se souvenir à haute voix que, sans la fortune de la tante Aurélie, le comte de Praxi-Blassans ferait encore le mouchard, sous prétexte de diplomatie, en parcourant les maisons de poste.

Néanmoins, les fils du comte blâmaient la manie qu’avait le géomètre de puiser à la cuiller, dans l’assiette des voisins, la soupe ou le jus abondants, de mettre la main au compotier du dessert ornemental, avant le dernier service, ou de choisir, sans vergogne, le meilleur morceau en repoussant au fond du plat les parts moins belles, celles des autres. Aucune critique ne décourageait du reste ces entreprises. Il écrasait des fruits divers dans le vin ou le laitage de sa timbale : cela devenait alors semblable à un « vomissement d’ivrogne », disait Édouard. Avalant la mixture dont un peu coulait sur son vaste menton et tachait de violâtre la serviette, Dieudonné Cavrois insultait paisiblement les censeurs, les invitait, pendant les vacances, à sortir des Moulins Héricourt, puisqu’il était chez lui, et, au collège, du réfectoire, puisque sa mère payait, aussi bien que les Lyrisse ou les Praxi-Blassans, les quartiers de la pension. Puis il entonnait une des mille chansons à boire dont il possédait plusieurs recueils.

Caroline, d’ailleurs, se livrait elle-même, impudemment, aux plaisirs des gastronomes. Chaque fois qu’on servait une volaille, elle accaparait la carcasse. Après quelques essais d’en avoir la chair au moyen de la fourchette et du couteau, elle y renonçait pour saisir de ses doigts le bréchet encore juteux, le ronger. Ensuite elle fourrait son nez au centre du débris, arrachait, avec le pouce et l’index, des bribes qu’elle mâchait. Insoucieuse de la sauce qui coulait au long de ses doigts et barbouillait son large visage de chatte, elle s’acharnait à rompre les os entre ses mâchoires. Son ongle grattait la surface ; ses dents tiraient les bouts de chair.

Les cousins Praxi-Blassans souriaient de cette goinfrerie flamande qui absorbait l’attention de la mère et du fils, qui paraissait l’essentiel de leur vie. À deux, ils composaient un menu, des heures. Ils étudiaient les recettes des livres culinaires. Ils demeuraient à la cuisine goûtant les coulis dans la cuiller à pot. Ils s’embrassaient à pleine bouche, si la servante n’avait rien gâté, pour se remercier affectueusement d’un tel bonheur. C’était la raison la plus claire de leur entente, de leurs sympathies réciproques. Telle crème exquise, savourée de compagnie, les raccommodait aussitôt, après les brouilles.

Dieudonné Cavrois, comme il atteignait l’adolescence, raffina davantage leurs appétits. En somme garçon jovial, épais, rieur, il entrait presque toujours dans la salle basse, une bouteille poudreuse aux mains, et criait qu’on apportât des verres ; puis à tue-tête, il chantait : aux buveurs à trogne rouge il dit : " trinquons à grands coups. vous n’aimez pas le bourgogne ? de champagne enivrez-vous ! " tant que l’on pourra, larirette, on se damnera, larira ! tant qu’on le pourra, l’on trinquera ! quand les Praxi-Blassans furent à Paris, Omer demeura seul avec le bon vivant. Il apprit de lui plusieurs couplets, et s’enivra trois ou quatre fois, pour la gaieté de la tante Caroline, qui riait fort, qui répétait : ― je crois que mon jeune neveu se promène dans les vignes du seigneur !… mais il fut si malade, les lendemains, que la douleur des indigestions et des migraines l’assagit. Ne pouvant suffire aux innombrables obligations de sa richesse agricole et industrielle, Mme Cavrois pria l’oncle Edme, alors à Paris, de venir lui donner un coup de main vers le temps de la moisson. Elle avait toute confiance dans la probité du capitaine. Habitué au commandement, il savait rétablir la discipline parmi les contremaîtres et leurs ouvriers, contraindre les fermiers au paiement, hâter le travail. Il arriva. Tout aussitôt il décida d’enseigner l’équitation à ses neveux qui l’accompagneraient dans ses promenades de surveillance. La paresse de Dieudonné refusa ces fatigues ; mais, en quinze jours, Omer devint un cavalier médiocre. Trottant par les routes, il s’imagina souvent pareil à un templier ; car la science du bisaïeul continuait de lui parvenir en messages volumineux, commentés par le demi-solde.

Le jardin riche en délices des Haschischins, il alla le chercher sous la conduite de l’oncle dans un village écarté de la grand’route. Là se dressait une petite maison blanche. Ses contrevents verts eussent séduit Jean-Jacques, assurait le capitaine. Des tilleuls pâles ombrageaient les murs et les fenêtres, voilées à l’intérieur par des stores de nansouk à ganse rouge. Deux femmes, Corinne et Herminie, les reçurent dans la salle meublée d’une commode roide en acajou, d’un canapé et de chaises de paille, d’un sofa bleu, d’une gravure très large où, conduit par Antigone, Œdipe allait vers un paysage lugubre. Devant la porte ouverte, les jacinthes et les géraniums du jardin paradaient en tons éclatants. Corinne, Herminie étaient la veuve et la fille d’un lieutenant de la garde impériale tué à Waterloo. Pieuses envers ce souvenir, elles ne refusaient pas un bon accueil aux braves de la Grande Armée ni à leurs amis. La fille de seize ans se plut aux galanteries de l’oncle. Omer préférait les charmes de la veuve qui chantait, s’accompagnant avec grâce sur la guitare, les rimes de Béranger :


Cent jours passés, un Anglais sous sa voile
Voit, tout sanglant, tomber l’aigle abattu.
Le doigt de Dieu vient d’éteindre une étoile ;
N’espère enfin, peuple, qu’en ta vertu.
L’étoile meurt, l’aigle tombe abattu.


Oh ! La douleur qu’elle exprima tragiquement ! Elle prolongeait le son des u, les yeux au ciel. L’âme d’Omer comprit alors toute la magnificence du rêve impérialiste. Les colères héroïques du dragon vibraient en lui avec le son des cordes mélodieuses. Ensuite on causait. La jeune fille demanda ce qu’enseignaient les Pères au collège et si le jeune homme se confessait fréquemment. Le capitaine se moqua des rites. Exclu du sacerdoce par le père Anselme, Omer Héricourt inclina tout de suite vers les objections que l’oncle Edme éleva contre les dogmes. Oui, selon les principes de Jean-Jacques, il fallait vivre naïfs, s’en remettre à la nature, devenir des bêtes de force et de joie, danser avec les glaneuses et les moissonneurs au son des pipeaux, embrasser vigoureusement les beautés naturelles, ne pas craindre la mort qui est une loi nécessaire, vanter le goût du vin et des fruits, lever son verre, baiser le sein de Lisette, et chanter la gloire, sous la tonnelle.

Herminie et Corinne louèrent l’usage de cette philosophie. Vite, elles se révélèrent demoiselle friponne et mère passionnée. Nommant Anacréon, Horace, Théocrite, elles n’épargnaient pas les citations de ces « grands hommes ». Elles en lurent aux pages d’un almanach. Dans le potager, au fond de la gloriette, Herminie s’assit sur les genoux du capitaine. Bergère émoustillée montrant une jambe bien faite, et un petit sein maigre hors de sa robe d’organdi qui glissait de l’épaule, elle remontait, d’une menotte brunie par les travaux du jardin, gracieusement, les falbalas obstinés à choir. Les brides défaites de son bonnet blanc battaient autour des frisures. Elle roucoulait des romances polissonnes, en débouchant la bouteille. Omer désira qu’elle lui fût caressante. Le sang fou bondit aux oreilles du collégien. Ses yeux se troublèrent. Il rit de la rougeur qu’on lui vit au visage.

Corinne savait par cœur les monologues de Racine. Deux ou trois fois, pendant de courts voyages à Paris, elle avait vu, dit-elle, jouer la tragédie au théâtre sis dans le Palais du Tribunat. Enveloppée de son écharpe et coiffée de son turban rose, elle imita les postures de l’actrice, Mlle Duchesnois. Pour un garçon de quatorze ans, elle ressuscita bien la passion littéraire d’une reine antique.

Elle récita, modulant les alexandrins à la mesure de son organe grave :


C’est moi qui sur ce fils chaste et respectueux
Osai jeter un œil profane, incestueux.
Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste.


Et, vraiment, elle contempla son admirateur comme s’il eût été Hippolyte lui-même. Le collégien sentit chanceler ses jambes.

Debout ainsi, belle, sa gorge épaisse et haletante soulevée dans ses mains, tout son visage accusait les destins logés sans doute au fronton de la pendule, petit temple grec que soutenaient quatre frêles colonnes d’albâtre, sous un globe, au loin, dans la chambre ouverte. Elle déclama :


Les Dieux mêmes, les Dieux, de l’Olympe habitants,
Qui d’un bruit si terrible épouvantent les crimes,
Ont brûlé quelquefois de feux illégitimes !


De pareilles émotions poétiques justifiaient, aux yeux d’Omer, son désir de cette grande femme brune dont les regards ne se refusèrent pas d’ailleurs à le deviner. Mais il n’osa les croire. Ses joues brûlaient. Il raisonna : puisque Racine avait, par des accents illustres, excusé les fautes voluptueuses, l’oncle Edme ne se trompait point. C’était une grandeur que d’aimer les joies naturelles.

Or, à l’invite du capitaine qui lui baisait les épaules, Herminie, tout en allongeant les tapes, n’hésita plus à glapir la romance de la Cantharide. Avec des œillades vicieuses, elle plaignit le trépas de l’insecte pharmaceutique :


Meurs, il le faut, meurs, ô toi qui recèles
Des dons puissants à la volupté chers ;
Rends à l’amour tous les feux que tes ailes
Ont à ce Dieu dérobés dans les airs…

l’oncle qui pesait la gorge de la jeune fille,

Omer se jugea bête. Par chance, la dame l’embrassa tout à coup. ― ce petit est à ravir ! Dit-elle. Un parfum de chair musquée, un roulis de la gorge épaisse et demi-nue contre son torse le grisèrent. Il ne voyait plus qu’une femme trouble et vacillante ; elle disait : ― il faut que je vous montre mes gravures. Elle tenait la main tremblante et qu’il fut honteux de sentir moite. Elle l’entraîna dans le salon. Quand ils y furent, la porte se referma bruyamment : farce du capitaine et d’Herminie qui riaient. Leurs pas s’éloignèrent, en craquant sur le sable. Omer resta stupide, souriant, près de la femme qui jetait son écharpe : ― Hyppolyte, je gage, n’était pas plus joli que vous : et Phèdre eut bien raison de l’aimer… venez voir ma chambre… par ici… j’ai le tableau pendu là… tenez… Hyppolyte renversé, le pied retenu dans un char antique, allait mourir joliment, tandis que deux chevaux impétueux se cabraient au milieu de vagues rejaillies en gerbes. Le héros avait une chevelure noire et bouclée, des jambes où se marquaient tous les muscles. L’hôtesse avertit : ― il y a un reflet, à cause de la fenêtre… asseyons-nous. Omer appréhenda qu’elle ne voulût en venir aux actes de luxure : le sang fut plus sonore dans ses oreilles ; puis il s’estima fou de songer à de pareilles choses. Il eût voulu cependant tâter la poitrine olivâtre : la chair émergeait du décolletage avec la respiration, puis sombrait à nouveau dans l’étoffe… ― avez-vous déjà sacrifié sur l’autel de l’amour, ô mon Bel enfant ?… laissez-moi vous embrasser ; vous voulez ?… il

Il tendit la joue, mais elle lui saisit les lèvres dans les siennes et les aspira. Comme elle ne bougeait plus, frissonnante et parfumée, il redouta l’enfer, et que toute sa vie ne fût déterminée de façon vile par le péché. « Je suis l’apostat, si je ne me recule, se prêcha-t-il ; je souille dans l’ordure, à jamais, ma mitre et ma tiare ! » De la main qui n’entourait pas le cou de l’enfant, Corinne repoussa des morceaux de musique ; ils tombèrent du sofa en se froissant. D’immenses rideaux de lampas jaune, flétri, descendaient d’une flèche à pomme de pin blanche ; ils formaient une tente presque close autour d’un lit invisible. Corinne relâcha doucement son étreinte, et regarda longtemps Omer.

― Comme vous avez chaud ! Murmura-t-elle. Ne serait-ce pas… fièvre d’amour ?

Il nia, par crainte qu’elle ne le punit d’une prétention insolente.

― Mon petit doigt me dit que si ! Reprit-elle.

Elle appliqua doucement ses lèvres contre la bouche d’Omer. Il tressaillit, osa, simulant l’inadvertance, effleurer l’enflure vivante de la gorge.

― Je veux couronner ta flamme, bel enfant ! ― cria-t-elle aussitôt.

Elle entraînait Omer éperdu, muet, le sang tout sonore dans les oreilles, jusqu’au lit.

Et elle le culbuta parmi les tentures abondantes de lampas jaune. Les paillasses craquèrent sous leur poids.

Au retour, le capitaine expliquait à Mme Cavrois qu’il menait leur neveu chez une veuve éprise d’art et de philosophie. Un collégien n’apprendrait-il pas à mieux chérir les lettres, s’il constatait que les dames s’en servent pour le commerce de la plus charmante amitié ? Au nom de la veuve, la tante parut avoir ouï dire que cette réputation de belles-lettres était acquise à la maison des contrevents verts. Et le demi-solde compara Corinne à Mme Du Deffand, à Mme Geoffrin, à Mme Récamier, ensuite la fille à Mlle De Lespinasse. Il ne tarissait pas en propos élogieux sur le bon genre de leur salon et l’élégance de leurs manières. Ce qui rendit Omer fort malheureux à table. Pour donner le change sur la cause de son rire, il lui fallut tout à coup montrer l’un des chats griffant les tapisseries du coffre à bois, l’autre menaçant, sur le vaisselier, l’équilibre des porcelaines peintes.

Ces jeux d’esprit le débarrassèrent de tout scrupule. Rien ne lui sembla désormais pire que la moquerie du capitaine. Mieux valait la perte de tous les espoirs ambitieux. À cet homme de volonté ferme, jamais hésitante, Omer remit, vers cette heure-là, le sort entier de son être. Et l’oncle Edme ne dédaigna rien. Il mêla leurs deux vies.

Dès l’aube, il enfonçait la porte et claironnait le bouteselle dans la figure du dormeur ; il tirait les couvertures, ouvrait la fenêtre à deux battants, versait l’eau du broc dans la cuvette, calmait, en sifflant à la croisée, les deux chevaux qu’on sellait en bas pour eux. Si le collégien retombait au sommeil, il le prenait à bras le corps, le mettait debout au milieu du carreau, en jurant contre le « satané conscrit » !

― Ah ! ton père, quel luron, lui !… quel cavalier !… Tu vas faire en sorte de ne plus sauter en selle comme une grenouille sur un rat d’eau. Morbleu !… Quand on a du compas, sapristi ! on serre les genoux sur la sangle… Au galop, graine de jésuite !… Enfile-moi ta culotte… Tu cherches ta cravate, aveugle ?… Tiens, voilà ton fourniment… Tu me rappelles Onésime Loublard, adjudant-major aux chevau-légers polonais… Un endormi, comme toi… À Ligny…, quand nous avons rencontré les housards de la Sainte-Alliance… Le diable t’emporte, tu ne sais pas encore entrer dans une paire de bottes ! Attrape les tirants… Mais non, apprenti ! Ah !… Ne fais pas ta moue de femme enceinte… Je te conduis chez des créatures charmantes. En deux petites lieues au trot des poulets, on arrive. Maison blanche. Volets verts. Allée de tilleuls. Et deux paires d’œillades ! Je te connais, mon gaillard…, tu en oublies de dire ton bénédicité !… Ah ! voilà le cognac !… Avale-moi ça bien chaud !…

Avant la sortie, souvent, il se plut à prendre dans le placard du vestibule un casque d’ordonnance qu’il plantait sur la tête d’Omer.

― Voilà !… Tourne à la lumière que je te contemple. De profil, c’est bien ton père… Ton nez coupe le vent comme le sien. De face, tu me rappelles le vieil Héricourt, le peseur d’or. Tu ne l’as pas connu. Ah ! Quel ours ! Mais, mon garçon, c’est lui qui, du temps de la Révolution, a mis debout toute la boutique des Moulins… Ah ! Lui et Caroline ! Les bonnes têtes de Flamands !… Remets le casque dans le placard !… Il y avait au 23e, pendant la campagne d’Austerlitz, un certain capitaine Corbehem…, autre tête de Flamand, qui étudiait la fabrication de la bière, durant les haltes dans les villes bavaroises ; et il écrivait là-dessus de longues lettres à son cousin, qui niche dans une tour en ruine du côté de Montchipreux. Le cousin a fondé des brasseries à la mode allemande par toute la province, depuis quinze ans. Et il empile les sacs d’écus !… As-tu fermé la porte ? Ce gros Corbehem… Ne prends pas la crinière si haut, imbécile !… Aïe donc, lourdeau !… Et ta rêne gauche ? Ne tire pas sur le filet… Eh bien ! tu les arranges en compote les bouches de tes palefrois !… Veux-tu rendre la main ?… Tu scies du filet, je te dis ! L’éperon en dehors !…

La parole du demi-solde était ainsi, confuse, véhémente et perpétuelle. Sans doute elle abasourdissait les deux lévriers à poil ras et jaunâtre, de race polonaise, qu’il avait ramenés depuis Grodno. Mélancoliques et fins, ils trottinaient derrière les chevaux de chasse. Car le capitaine courut à tout propos le lièvre, dès que les moissons abattues livrèrent aux veneurs les éteules blondes.

Un soir, comme ils pénétraient, au retour, dans un village voisin de Sainte-Catherine, ils avisèrent deux souliers d’ecclésiastique abandonnés au seuil d’une petite maison. Les boucles d’argent luisaient.

En groupe de malveillance, pâles, indignées, l’écume sur les lèvres, des femmes aux bonnets de toile serrant leurs faces terreuses et joufflues, des hommes narquois en blouses courtes, gesticulaient et vociféraient contre un roulier qui frappait de son fouet à la porte, et qui menaça :

― Si tu n’ouvres pas, Sophie, j’enfonce la baraque et j’assomme tout… As-tu compris ?…

On ne répondit pas. Le roulier revint vers ses chevaux, attacha les guides au siège de l’énorme véhicule tout bossué sous la bâche. Mais les paysannes répétèrent :

― Tu ne vas pas troubler le sacrement, peut-être ?

― Nenni, que tu ne rentreras pas ! ― Hé ! sot ! tu peux pas laisser t’nièce à la pénitence sans braire, toudis comme baudet ? ― C’est-y pas un malheur d’insulter le prêtre de Celui qu’est mort sur la croix ! ― Quand l’curé y met ses souliers à t’porte, tu n’dois pas rentrer chez ti ! Voilà ! ― Voilà ! ― Tu n’rentreras pas, que j’te dis !

― Demi-tour ! ― hurla l’autre, faisant tête à la meute.

Sa voix fut celle d’un sergent qui commande à la troupe. Son geste fit claquer le fouet par-dessus les têtes ; les femmes geignirent.

Curieux, Omer et l’oncle Edme arrêtèrent leurs chevaux ; ils interrogeaient du regard.

— C’est un sauvage ! ― répondit une vieille qui fourra ses mains dans les manches du caraco. ― Il veut se mêler de la confession de s’ nièce et y dit des menteries de païen à faire pleurer la sainte Vierge, quoi !… Si on peut prétendre !… Un prêtre de Jésus !

― Allez, monsieur, ayez pas peur, on fera respecter le sacrement. On n’est pas des Hurons, par ici !

― Eh bien, mes cocos, si ça vous amuse de laisser vos filles enfermées avec un tondu… Quant à moi !…

Et le roulier, le fouet en l’air, regagna sa porte.

― D’abord, glapit la vieille, un prêtre n’est pas un homme, c’est l’image de not’Seigneur ! ― Et faites un mollet attention de ne pas y dire des blasphèmes, brigand de Napoléon, hein ? ― Brigand de Napoléon ! ― Va-t’en retrouver le mangeur d’hommes, pillard d’églises ! ― Régicide ! ― Aide-moi, Jean, on va le mener chez M. Le maire.

― Viens-y donc ! Arrive me toucher, si tu peux, cagot !

Le roulier se planta devant sa maison, la menace au bout du poing tendu. Les deux cavaliers virent mieux sa figure et ses favoris gris en forme de crosses de pistolets, sa moustache rasée autour de la lèvre sèche. Il gesticulait avec deux mains striées de cicatrices. Un vieux manteau de cavalerie, rapiécé, augmenté d’une fourrure rousse, enveloppait sa haute stature, jusqu’aux oreilles couvertes d’un chapeau de cuir et ornées d’anneaux.

Dans la porte soudain ouverte, parut le prêtre averti par le tumulte :

― Donne mes souliers, Grégoire ! ― ordonna-t-il au roulier, qui le toisa.

À genoux déjà, une dévote chaussait le vicaire, fébrilement. Il la bénissait.

― Mes amis, ― ajouta-t-il, ― allons prier pour les malheureux dont Jésus a dit : « Ils ne savent pas ce qu’ils font !… »

L’approbation d’un murmure unanime salua cette parole évangélique. On hua le soupçonneux qui, les bras croisés brava les gens.

― T’as de la chance que l’abbé ne veuille pas : on t’enverrait à la justice pour tes méchantes paroles, brigand de la Loire ! ― cria la rage d’un garçon qui s’éloignait avec les rustres confondus autour du vicaire. Le vent gonflait leurs blouses grises et pareilles.

Le roulier appela : « Sophie ! » La fille lentement vint au seuil, un bras parant d’avance les taloches. Lestement il la fit tourner sur elle-même, et lui appliqua la botte au bas des reins dans la masse des jupons bruns :

― Va le dire à la Sainte-Vierge.

― Muette, l’enfant disparut, les pas étouffés par les gros bas de laine sans bottines. Cessant de la regarder l’homme grommela contre les paysans serviles qui marchaient derrière le confesseur. Toutes les têtes en bonnets blancs des femmes se penchaient vers la parole sainte ; leurs jambes noires trottaient vite sous leurs cotillons sombres. Mais le bougon remarqua les deux promeneurs. Avant de remettre leurs chevaux en marche, ils sifflaient les chiens musardant.

― Sales kaiserlicks ! Esclaves des tyrans ! ― grogna-t-il pour être entendu.

L’oncle Edme l’encouragea du sourire.

― Dire qu’on s’est battu quinze ans dans toute l’Europe, pour subir que ça vienne dans vos maisons soutirer l’argent des filles et les engrosser en leur faisant peur avec le diable… Peuh !

― Une prise, camarade ? ― offrit le capitaine, qui tira de sa poche une tabatière ronde.

Quelques reliefs, peu visibles entre les veines du bois, dessinaient pourtant la silhouette légèrement renflée de la Redingote Grise, du Petit Chapeau, du Grenadier croisant la baïonnette ; seule manquait la légende : « Quand bien même que vous seriez le Petit Caporal en personne, que vous ne passeriez pas ! »

Le voiturier examina l’image et cligna d’un œil.

― Grenadier à cheval ? Demanda le capitaine.

Le vieux soldat fit le salut militaire au portrait impérial de la boîte.

― Moi, j’étais capitaine au 23e dragons, ― dit M. Lyrisse. ― En demi-solde, à présent, pour n’avoir pas voulu saluer le drapeau blanc devant les escadrons d’Eckmühl. Et toi ?

― La garde, mon capitaine : 3e du iii. Brigadier Grégoire.

― Je t’ai reconnu à tes boucles d’oreilles. Parions que tu les portais à Waterloo.

― Vilaine date ! Ah ! les habits rouges nous ont décousus, une fois pour toutes… Couic !…

― Patience ! on prendra sa revanche… Attends ça.

― V’là cinq ans que tous attendent. Les Bourbons font dire par les curés qu’Il est sur une île… Et son petit jeune, quoi qu’il arrange donc en Autriche ?

― Compte sur lui, tout se prépare… Es-tu à l’ordre ?…

― Suffit !

Ayant examiné si personne ne les pouvait apercevoir, le grenadier posa le pied gauche en avant, replia le bras gauche en l’air, et plaça la main droite dans le coude. Immobile, il demeura dans l’attitude symbolique révélant son affiliation.

― Quel âge ?

― Trois ans à l’orient de Douai : la loge des Amis-Réunis.

― Et tu ne demandes pas une augmentation de salaire ? Il faut la demander. Viens demain en visiteur à l’orient d’Arras. Tu connais l’adresse ?

― Oui.

― Tu viendras, frère. Les enfants de la Veuve s’appellent dans toutes les vallées.

― Je viendrai, sûrement. J’ai des frères clients par ici. le commerce ? ― ça va. Je mène du savon, de la chandelle, des épices, des pièces de tulle, de la chaudronnerie, depuis Lille jusqu’à Arras. Je rapporte de la farine et des cuirs… bah ! On marche comme au bon temps. J’ai toujours huit chevaux, comme dans mon peloton (il montrait l’attelage). Sur la route, je connais des frères, des anciens, ceux de la loge gloire militaire et ceux de la loge saint-Napoléon. on boit ensemble à la santé de l’autre ! On se rappelle les coups de chien… à Rœux, ma femme tient une bonne petite épicerie. ― des enfants ? ― pas cette pimpèche qui se frotte aux curés !… je venais la voir en passant… comme tuteur, quoi ? C’est ma nièce. Mais j’ai deux garçons à moi… hé ! Les voilà sur onze et douze ans… c’est déjà des ratapoils qui vous crient : " vive l’empereur ! " au dos du sacristain. ― bravo, mon vieux !… alors, tu te rappelleras : le capitaine Lyrisse… ― sûr !… à l’orient d’Arras, demain… mon capitaine ! Par jeu, il prolongea le signe maçonnique de la batterie d’allégresse, vraiment heureux de la rencontre. L’oncle Edme répéta le signe ; et l’on prit congé du vétéran, qui s’en fut dételer ses bêtes. Les cavaliers sortirent du bourg. Omer admira le major enchanté de son apostolat sur la route, et très droit dans l’habit feuille morte à boutons d’acier : les muscles de ses cuisses bosselaient la culotte de daim gris jusqu’aux bottes à l’écuyère. ― qu’en penses-tu, mon petit ?… on les rencontre sur tous les chemins. Ils n’oublient pas… et au nez de la congrégation, parbleu !… c’est admirable, hein ? Malin, il releva sa forte tête vivante à l’ombre du haut chapeau de castor ébouriffé. Ses yeux escrimeurs fouillaient tout. Ses cheveux gris en coup de vent ondulaient contre les tempes. Son poing serré tapa l’air.

― Hein ? ce curé qui place ses souliers en planton à la porte du prochain, pour qu’on lui f… la paix, pendant qu’il soutire l’argent des filles avant de les trousser !… Et tous ces bigots qui supportent ça ! Hein ?… Qu’est-ce que tu en penses, toi, graine de jésuite ?

Omer Héricourt n’avait pas le loisir d’une réflexion. L’ardent esprit de l’oncle racontait, à la fois, une algarade des guerres, critiquait méticuleusement les fautes d’équitation, louait ce martyr de Louvel qui avait, l’hiver précédent, « exécuté » sur les marches de l’Opéra le duc de Berry, pour venger enfin les assassinats royalistes du maréchal Brune, de Labédoyère, « le jeune et vaillant héros », du maréchal Ney, « la gloire de la France », des jumeaux Faucher, guillotinés à La Réole après que les brigands de la Terreur blanche eurent épouvanté la région ; aucun avocat n’avait osé les défendre devant le conseil de guerre. Le capitaine Lyrisse criait ses indignations aux moineaux des peupliers, aux coucous des bocages, à l’étendue de la campagne où peinaient, pacifiques et bestiales, de lourdes paysannes en courtes jupes d’indienne et en bavolets.

Car il revenait de loin, après de longs voyages aventureux. D’abord accouru de Paris, il avait franchi la frontière des Pyrénées à l’annonce de la marche du général Riego conduisant, depuis Cadix jusqu’à Malaga et vers les Castilles, la révolte de ses soldats : ils ne voulaient point aller, sur les vaisseaux de l’Inquisition, disputer aux mexicains une indépendance toute neuve. En mars, dès l’heure où l’Aragon, la Navarre et la Catalogne répondaient aux proclamations républicaines des libéraux espagnols et des philadelphes français, le capitaine, entré dans Madrid avec les proscrits du général Mina, avait contraint Ferdinand VII à jurer la constitution de la Jeune Europe.

― Tu comprends, petit, c’était moi qui avais appris les idées de la Révolution à Riego y Nunez lorsqu’il était, vers 1810, prisonnier dans ma garnison. Les dragons l’avaient capturé au temps où il se battait contre nous, pendant la première guerre d’Espagne, et mon colonel m’avait recommandé l’hidalgo. Je ne peux pas marchander mon aide à un pareil élève, qui soulève l’Espagne à lui tout seul, à peine réinstallé dans le pays des castagnettes… Toi aussi, tu agirais comme ça, je suppose ?… Hein ? Les jésuites ne t’ont pas encore enlevé le sens de l’honneur, sacrebleu !

Le dragon étonnait son neveu par cette vigueur toujours prête que n’avaient point lassée le séjour dans les casemates de Grodno, ni cinq ans de vie civile, d’ailleurs animée par de pareils voyages. En juillet, suivant les carbonari du général Pepe, il avait encore forcé le Bourbon de Naples à reconnaître la même constitution libérale.

Sans fin, il racontait ses exploits, avec les accents d’une verve enthousiaste. Surpris de retrouver un Omer presque jeune homme, aux joues déjà duveteuses, aux grandes jambes cavalières, il ne le quittait plus. Ces récits véhéments de l’oncle formaient un poème épique plein d’actions géantes et de héros farceurs. À leur exemple, déjà, se tenir sur un cheval enorgueillissait infiniment le collégien. Il dominait la plaine. Il sautait audacieusement l’obstacle. Il recevait le salut respectueux du piéton courbé sous la besace, celui du charretier écartant l’attelage à colliers sonores et monumentaux. Dès le seuil des fermes, les filles le désiraient, parfois lui souriaient avant que de s’enfuir, confuses de leur instinct. Encore qu’il refusât de l’avouer à sa conscience même, les paillardises formaient la meilleure part du plaisir goûté en compagnie de l’oncle. Il écoutait ses diatribes contre les Bourbons, et il feignait d’y souscrire parce que le capitaine récompensait les approbations en l’emmenant partout, du matin au soir.

Au reste, le Père Anselme et son mépris fantasque avaient profondément ulcéré l’amour-propre du jeune garçon. L’avoir élevé si proche de ce qu’ils croyaient un but sublime, pour le chasser ensuite comme un faquin de l’intimité offerte, c’était un outrage gratuit et qu’Omer attribuait moins à la vertu ombrageuse du jésuite qu’à ses désirs de domination liturgique, à sa morgue insolente. Sans doute, le Père Anselme avait imaginé tout le drame de la cellule et du confessionnal afin d’humilier le disciple dans ses jeunes ambitions. Ces mœurs étaient habituelles aux fils de saint Ignace. Édouard De Praxi-Blassans avait interprété de la sorte, après réflexion, la conduite extravagante du Père. Aussi le neveu du capitaine Lyrisse ne réfuta guère les raisonnements qui démontraient les crimes de la Congrégation, maîtresse aux Tuileries depuis l’attentat de Louvel, et depuis la retraite, exigée par elle, du ministère Decazes. Jésuites et ultras travaillaient efficacement à détruire l’esprit de la charte, à falsifier la loi.

Omer gardait à ce grand mot une dévotion parfaite. Les leçons du bisaïeul et les propos du général l’avaient instruit à ne rien mettre au-dessus du contrat social. Il en avait toujours su la lettre, s’il en approfondissait peu l’esprit. L’évidence des intentions criminelles attribuées aux jésuites par la grandiloquence du capitaine le confirma dans les mauvaises opinions que ses cousins et lui, naguère, échangeaient. Il lui plut d’avoir été en butte au mépris de gens qui méconnaissaient cyniquement leurs devoirs envers l’homme libre.

Un matin, avec complaisance, il écoutait son oncle commenter de la pire façon l’incident qui avait mis aux prises le curé de village et le vieux soldat découvrant au seuil de sa nièce les souliers ecclésiastiques. Certes l’arrogance des prêtres devenait insoutenable. Le neveu rapporta les discours du Père Anselme. Quelque peu déformés, ils déclaraient le roi soumis définitivement à la Compagnie de Jésus. Cette révélation fit arrêter net, d’un coup de bride, le cheval du capitaine. Omer, excité par un tel succès, dénonça le dessein du général de l’Ordre. On invitait les Pères à recruter, entre leurs élèves, des fils de famille capables de lutter pour la suprématie de l’Église.

Le demi-solde poussa vingt exclamations de rage. Alors, ses craintes se vérifiaient ! En imputant la mort du duc de Berry aux suggestions des gazettes libérales, la malice des ultras avait obtenu de la chambre le vote des lois qui suspendaient la liberté individuelle et la liberté de la presse ; d’autres réservaient la faculté électorale à douze ou treize mille gros propriétaires, facilement maniables sous la menace de dispositions gouvernementales qui léseraient les innombrables intérêts de telles fortunes… Et c’était pour en venir là !… Le dragon s’exaltait. Pêle-mêle, il apprit au jeune homme les charges de cavalerie qui avaient, au mois de juin, ensanglanté Paris, le meurtre de l’étudiant tué par un garde du corps pour avoir crié : « Vive la Charte ! » devant la chambre, au moment où des officiers royalistes en civil assaillaient de leurs gourdins les députés de la gauche, et, jusque dans sa chaise à porteurs, le pauvre marquis de Chauvelin, défenseur impotent des droits nationaux… Eh bien ! Les officiers de Napoléon ressusciteraient la foi révolutionnaire des troupes ! Secondées à Paris par le peuple des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, en province par les jacobins des villes et les vétérans des campagnes, elles abaisseraient les suppôts de l’Inquisition, comme ils venaient d’être abaissés, en Espagne, par Quiroga et Riego, à Naples par les carbonari du général Pepe. On forcerait Louis XVIII à jurer clairement le maintien de la Constitution, comme on y avait forcé Ferdinand VII et Ferdinand Ier. Les bonapartistes montreraient aux ultras que la nation ne tolérait pas l’hypocrisie des émigrés proclamant : « La Charte a consacré la Contre-Révolution ! »

― Sais-tu, mon petit, qu’à la veille de l’entrée du roi par la porte Saint-Denis, le tzar lui fit tenir ce billet à Saint-Ouen : « Si la constitution qu’a rédigée le Sénat n’est pas reconnue, ON n’entrera pas demain à Paris… » Hein ?… Quand on est revenu honteusement au milieu de la patrie en deuil, dans les fourgons de l’étranger, on respecte du moins les pactes signés avec l’ennemi !… Qu’en penses-tu ?… Hein ? On respecte la Loi qu’il vous a donnée, d’accord avec les vaincus !

Omer se flattait d’être en paroles, au moins, traité comme un égal. Il essaya de tout comprendre. Bien différentes paraissaient à son égard la confiance loyale du capitaine et les allures despotiques des jésuites. L’oncle lui parlait comme il l’eût fait au colonel Héricourt. Il ne distinguait pas le père du fils, sinon pour enseigner à celui-ci les principes de l’équitation. Dans les auberges, il présentait l’adolescent avec des louanges adressées aux exploits du mort. Maintenant grossis du ventre, et le visage mou, les yeux trop petits dans des faces trop larges, et des favoris gris cachant l’ampleur mûre des joues, les demi-soldes n’en étaient pas moins les héros extraordinaires de la victoire. Ils recevaient l’enfant comme un vieux compagnon de leur grandeur, capable d’entendre les redites glorieuses avec une attention neuve.

De son importance imprévue Omer remerciait, au fond du cœur, cet oncle admirable. Celui-là, d’abord, avait accompli tout ce que narraient les autres. Ulm, Austerlitz, Iéna, Wagram, Borodino ; ce n’étaient pas seulement des noms pour Edme Lyrisse, c’étaient les heures pathétiques de sa vie. Et il ne s’en montrait pas moins charmant camarade. Il ignorait la morgue du comte de Praxi-Blassans, la sévérité bienveillante de son père, le général Lyrisse, les dédains du colonel Augustin Héricourt envers les petits, et même les impatiences séniles du bisaïeul. Bourru, mais rieur, il admettait entière la joie de vivre. Or, la carnassière au dos, le fusil en sautoir, et inébranlable sur l’alezan délicat, il chevauchait là, satisfait du neveu devenu, en quelques jours, tel que son âme. Omer Héricourt ne désirait rien de mieux que ce beau suffrage. Il aima plus encore sa jument Fly. N’était-il pas cavalier de même, dragon futur, peut-être ? Il se passionna pour la chasse. ― sois fort, petit… sois fort. Il y a de grandes choses à l’horizon, disait Edme Lyrisse, un matin… et toi aussi, tu pourras, si tu veux… hé, là ! Pyrame, l’épagneul, commença de quêter, la queue battante ; bientôt sa recherche fut plus vive ; les chasseurs empoignèrent leurs fusils. Pyrame s’aplatit, le museau tendu, les yeux fixes. Le neveu arrêta son cheval, et palpita, l’expiration retenue. Un bond roux jaillit du trèfle. Vers le lièvre qui détalait, vers sa queue blanche, la mire du fusil, point noir, dansa devant l’œil anxieux de viser juste. Omer voulut ne presser que lentement la détente. Mais voir fuir l’énerva. Les choses se brouillèrent. La secousse de la décharge ébranla son épaule, l’étourdit, enfuma tout… quand il revit clair, emporté par son cheval, le lièvre diabolique s’évertuait au loin dans les champs. Ayant rabattu leurs oreilles les lévriers partirent. Ils ne furent aussitôt que deux mouvements rapides, gris, serpentant, déjà lointains. Comme l’oncle, l’enfant éperonna son anglaise. Elle prit son petit galop coutumier. Le lièvre disparaissait derrière les touffes, ressurgissait au relèvement du terrain, devant les corps pointus des chiens. Sa monture enleva par-dessus le fossé le veneur qui retomba durement sur la selle, fut jeté à droite par l’écart subit, à la vue d’une pierre blanche. Il tâcha de reprendre l’aplomb, mais Fly lui imposa les péripéties d’une épreuve. Elle galopait obliquement au sol, acharnée pour rejoindre l’alezan du capitaine qui gagnait toujours de l’avance. Omer s’assura que la jument l’enverrait encore de la crinière au troussequin s’il ne s’affermissait davantage. Deux doigts glissés entre l’arçon et le garrot le maintinrent. Sans rien voir de la chasse, le cavalier serra les jambes, retrouva peu à peu l’assiette.

Et il goûta tout le plaisir. L’air fouettant ses joues y mit la fraîcheur du ciel vers quoi rayonnait la campagne blonde par ses éteules, verte et grise par ses prairies. Silhouettes vaporeuses, les vergers des villages ceignaient la riche terre de l’Artois. Communier à cela, toute fraîcheur et toute fécondité grisa l’âme du jeune homme. Il aima l’ondulation des pentes, le labeur du paysan qui encerclait l’attelage dans le claquement du fouet, les crêtes sous les buissons lançant les essors des fauvettes, les jachères couvertes de fumure sèche, les meules de l’an passé grosses comme des tours, la route lointaine où roulait la poussière enveloppant la rapidité de la diligence. Il aima la lumière changeante sur les frissons des hauts peupliers.

Ce fut longtemps ainsi. Le lièvre diabolique s’évertuait. Plusieurs fois des crochets de sa course trompèrent la poursuite, lorsque les chiens l’allaient mordre. Emportés par bonds, ceux-ci passaient encore devant, tandis que lui, brusquement, se dérobait, de droite, puis de gauche. Les oreilles tendues des levriers, les pointes des museaux, l’ouïe et le flair quêtaient. Vite, les corps sinueux se dardaient entraînant leurs longues queues raidies, vers la fuite du but vivant. À leur suite s’obstinaient les chevaux, membres d’une même convoitise haletante et rageuse, orgueil qui veut la proie, malgré le vent aux visages, malgré les claques de la selle, et l’infini des prés. Grâce à la ruse des doigts dans l’arçon, Omer ne savait même plus la malice de la jument. N’était-il pas centaure au gré de quatre jambes qui soulevaient la terre en jets ? D’où venait cette joie de sentir les mouvements d’une force l’entraîner ? Oh ! Son père avait ainsi frappé l’Europe du galop du cheval. Il s’était grisé de même. Et le fils évoqua l’homme aux yeux durs, de qui les grands pas traversaient les pièces. Les mains derrière le dos de son habit vert, il semblait mélancolique, au coin du feu ; ou bien, il se tenait si droit les jours de fête qu’on aurait dit une statue de la sévérité. Relues, les lettres écrites au bivouac, étaient soucieuses, pleines d’orgueil, attendries parfois en faveur de la tante Aurélie, à qui toujours le soldat demandait les conseils par l’entremise de sa femme. " ma mère ", pensa le jeune homme. Il l’entrevit dans le temps, toute jeune et vaniteuse pour sa tournure indolente en robe blanche jusqu’à la cheville sous quoi passaient les rubans grecs de l’escarpin. Pourquoi s’être séparés elle et lui, pourquoi le collège ? C’était la loi ! Et tout à coup, comme il sentait Fly docile ; une phrase du p. Anselme lui revint à l’esprit : " aveuglement les brutes suivent l’instinct ; la raison humaine sait les maximes qui résument l’expérience des ancêtres. C’est la loi ! Consécration de forces manifestes qu’il importe de respecter sous peine de folie !… " alors l’enfant se rappela les paragraphes du précis d’équitation. Soigneux de conformer ses actes aux préceptes bien que cela fut difficile, il ôta ses doigts de l’arçon, lâcha la selle. Il fut aussitôt lancé, bousculé, mais ne céda point à la tentation d’utiliser l’unique subterfuge qui lui épargnât les craintes de chute. Il ne devait pas. C’était la règle. Fly sauta une bordure d’épines, et galopa vivement. Omer pencha. La selle le fessait. Les deux poings et les rênes heurtèrent les crins de l’encolure. Il se rejeta en arrière, oscilla. La peur de se voir à terre, roulé dans la luzerne, le crâne fendu par le fer d’un sabot, ne le persuada point cependant de recourir à sa ruse ordinaire, ni à l’arrêt de la bête. Il fallait courir. Il fallait, parce que l’homme doit surmonter la crainte : telle est la loi du courage que l’oncle prêchait, et pour quoi le père était mort. Donc Omer ne glisserait pas l’index même sous l’arçon. Le cavalier ne violerait pas le précepte d’équitation. La science acquise l’emporterait sur les conseils de la peur ; dût-il périr le front immédiatement ouvert par le pied de la jument, il respecterait la loi.

Les trèfles et les luzernes filaient sous le galop malin de la bête ; le vertige étourdissait les oreilles, cerclait la tête, noyait les mains de sueur. Un instant Omer fut presque le maître de la course. Il retombait au même centre de la selle ; et ses pieds ne quittèrent plus la base de l’étrier. Alors il put voir la plaine, le double bond des levriers qui se séparèrent aussitôt, l’un coupant à toute vitesse la route courbe du gibier, tandis que l’autre restait aux trousses. Le premier fondit sur le lièvre qui parut en l’air projeté en boule roussâtre. Elle fut reçue dans la gueule du second jailli vers la proie. Un cri pleura, comme d’un enfant, jusqu’à l’impassibilité de la plaine et du ciel. En même temps, une haie surgit. Par-dessus la tête de la jument qui d’un coup de reins se hissait dans le vide, Omer fut dardé ; sa tête choqua la terre, où il rebondit, entre des cailloux cinglants.

Pour répondre aux gestes du capitaine il se releva. Là-bas, Fly se ruait, parce que le fer des étriers la piquait aux flancs. Le jeune homme constata la déchirure de son habit et les érosions de ses paumes. La terre chancelait encore sous lui. Furieux, il serra les poings, et voulut rattraper l’animal. Mais une douleur naissait au genou. Il préféra ramasser sa casquette dont il brossa machinalement le velours avec le coude. L’épaule aussi le fit souffrir d’une onde dure qui convulsait les muscles. Sa maladresse l’indignait davantage. Il ne saurait donc jamais se tenir à cheval, malgré tant de soins pour observer les maximes équestres.

L’oncle ramena la jument assagie. « Rien de cassé ? » cria-t-il, goguenard. Au signe négatif d’Omer, il commença les blâmes. De par l’habitude ancienne du commandement, le capitaine démentait les affirmations du conscrit…

― Tu ne sais pas ce que c’est qu’un cheval ! Tu n’as pas voulu m’écouter. Je t’avais dit qu’elle avait trop de sang pour toi… Je te connais va !

Le jeune homme bouda. Cela précisément l’exaspérait qu’un texte ne pût dompter tout. Alors si les préceptes d’équitation étaient douteux il ne fallait pas les écrire, les réduire en paragraphes, les présenter comme des lois.

Remis en selle, il éperonna furieusement. La chasse reprit au galop. Un autre lièvre fut levé. Silencieux, l’enfant agitait le problème de comprendre pourquoi s’accrocher à l’arçon par les doigts gauches, étant la seule manière qui lui permît de ne pas vider les étriers, toutes les méthodes s’obstinaient à l’interdire. Il se proposa de convertir les écuyers à cette façon d’équilibre. Il prétendit imposer aux militaires mêmes la mode de monter ainsi avec plus de sécurité et d’assiette. Et sans fin il ergota. Vraiment on eût dit que le lièvre prétendait revoir tous les domaines des hommes qui fertilisent la région, afin de fournir les grains des épis et les têtes d’œillette aux blutoirs de la tante Caroline. Plusieurs fois il courut à la rivière, passa même entre les jambes des chevaux de hâlage qui tiraient le chaland bord à bord, et tout noir du charbon intérieur. Il mena les cavaliers vers les Forges de Saint-Laurent, brasillantes, là-bas : des gnomes demi-nus y retournent des blocs de feu au moyen de longs crocs rougis ; et les reflets des grandes flammes dansent à la surface de la Scarpe. Elles imposent une aurore boréale à chaque nuit.

Les horizons changèrent. La lumière du ciel s’atténua. Les verdures s’assombrissaient. Le pays défilait. Tout l’Artois circulaire, ses escadres de corneilles croassantes, ses crissolements d’alouettes au ciel, ses villages de chaux vive et de briques roses, ses rideaux de peupliers maigres.

Omer Héricourt sentait l’humus en travail pour la seule fortune des siens.

Les foulées de la jument soumettaient la terre laborieuse prête à créer d’autres moissons. Les chiens aussi l’emportaient aux pattes. Né dans le pli du sillon, nourri d’elle-même, ce lièvre était un peu de cette vie diverse, innombrable, mobile qu’on posséderait mieux si l’on triomphait de sa fuite.

Omer le crut. Il la posséderait, la terre, davantage, s’il triomphait.

Flairant l’odeur de l’Artois, il savourait le goût de sa race. La chasse l’emportait derrière les chiens allongés vers le lièvre qui soudain grimpa la pente d’un talus. « Tayaut ! Tayaut ! » cria M. Lyrisse ; et son alezan grimpa de même. Ils poursuivaient maintenant la trace par les prairies où ruminaient les vaches. Les échines grises des levriers s’étendirent encore, gagnèrent de la distance. Le sol filait. L’horizon approcha. Les silhouettes des villages grandirent.

De toute la vitesse de son angoisse, le lièvre montait là, par la pente immense et aride vers le refuge éloigné des betteraves.

Mais l’oncle alla se poster derrière un monticule, après avoir coupé à travers champs. Pour atteindre un abri, le fugitif se dirigeait là. Omer y galopait à la suite. Il vit la bête de chasse courir à l’immobilité du capitaine épaulant le fusil, du haut de son alezan. Il vit le haut chapeau roux incliné contre la crosse, les manchettes pendantes, la stature en culotte de daim bottée. Le cheval penchait la crinière, les rênes lâches. Obliquement deux jets de feu se succédèrent. Le lièvre tressauta, tournoya, finit par retomber, s’étirer, le ventre blanc à la lumière. Alors les levriers bondirent vers le poing du major qui levait la proie prestement cueillie dans l’herbe.

― Encore un qui n’est pas pour les Bourbons !

Il complimenta son neveu de s’être mieux tenu en selle, grâce à l’obéissance envers les préceptes. Omer tut la ruse des deux doigts à l’arçon.

Or cette petite expérience lui changea l’âme. Il se persuada mieux encore que la feinte a son prix et qu’elle aide à réussir.


À parcourir avec le capitaine les champs et les routes de l’Artois, Omer Héricourt découvrait le génie de la tante Caroline. Quelle sagesse habitait donc la tête calculatrice de la quadragénaire, encadrée maintenant par des bonnets de soie noire à ruches ? Elle présidait aux travaux de huit forges, de quatorze moulins. Tout ruisseau était devenu lac, grâce à la résistance d’ingénieux barrages. La chute de l’eau mettait en mouvement les godets des hautes roues en bois qui donnent la force aux machines ronflant dans l’intérieur des bâtisses, aux meules de grès bleuâtre, dressées par couples, depuis le plafond jusqu’à l’aire pleine de froment ou d’œillettes. Le capitaine instruisait son disciple. Autour des moulins, les tâcherons avaient construit leurs petites demeures blanches, et semé de laitues l’arpent clos de perches à houblon ; le cabaretier avait établi son comptoir, l’épicier garni son étalage, le charron allumé sa forge, le maréchal cloué un fer à sa devanture et rédigé l’enseigne : Nicolas, ex-maréchal ferrant du 23e dragons ; puis le garde champêtre avait planté le drapeau du roi sur la maison du maire. À cause d’une grosse roue tournant sous la cascade du barrage, toute la rue s’était formée. Des vagabonds avaient reçu un salaire, s’étaient alanguis à la chaleur du foyer. Des chenapans s’étaient amendés au giron d’une épouse qu’il fallait munir du nécessaire ainsi que l’essaim de mioches partis à l’école, déjà, la main dans la main, une friandise à la bouche. La richesse de la tante Caroline attirait les familles et multipliait les mariages féconds. Manœuvres, ouvriers, il en était venu de Flandre et de Picardie, ceux-ci malins et adroits, ceux-là flegmatiques, minutieux et farauds.

Omer Héricourt connut ainsi le moulin de Saint-Nicolas. Au milieu des prairies, il mire dans la surface de l’étang les croisillons enfarinés de ses fenêtres et les giroflées du jardin. Derrière, une pompe grince en crachant vers la cuvelle. Contre le mur de plâtre, les enfants jouent à cloche-pied. Non loin de là, dans une chambre saupoudrée de sable fin, on allait voir M. Lepault. Assis devant un pupitre et des registres, il gérait l’exploitation d’une tourbière. Sec et fier, la moustache strictement rasée au delà des narines, il semblait un échalas humain dans une vieille polonaise à brandebourgs. L’ancien adjudant d’artillerie rappelait à l’oncle leurs campagnes, et montrait au jeune homme un sansonnet en cage, son ami. Chez lui, cela sentait le beurre et la chapelure trop roussis dans la poêle. Il détestait les Bourbons comme tous les monarques qui, l’an 1818, avaient signé les nouveaux traités d’Aix-la-Chapelle pour combattre les idées de la Révolution.

Le moulin de Blangy encastrait une belle porte verte, en sa niche bleue. Dans l’échoppe voisine, le savetier chanta : te souviens-tu, disait un capitaine au vétéran qui mendiait son pain, te souviens-tu qu’autrefois dans la plaine tu détournas un sabre de mon sein ? sous les drapeaux d’une mère chérie, tous deux jadis nous avons combattu ; je m’en souviens, car je te dois la vie ; mais toi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ? ― bonjour, Jérôme, vieux voltigeur ! ― salua l’oncle. Une trogne bleuie se releva de dessus le cuir, le fil cessa de se nouer au bord de la semelle. Timide et trapu, l’artisan répondit joyeusement aux paroles du cavalier. Et l’oncle aussi fredonna : te souviens-tu que les preux d’Italie ont vainement combattu contre nous ? te souviens-tu que les preux d’Ibérie devant nos chefs ont plié les genoux ? te souviens-tu qu’aux champs de l’Allemagne, nos bataillons, arrivant impromptu, en quatre jours ont fait une campagne ? dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ? ils rirent ensemble. On fut boire au cabaret quelques chopes de bière mousseuse. Une pie familière sautillait sous les tables, secouait des lambeaux d’ailes… les bras du savetier sentaient le cuir et la poix, quand il serra fortement les mains du " fils Héricourt " ! à Boiry, le pigeonnier du moulin pointe plus haut que le coq de l’église. Les essors des colombes bruissaient autour. On alla présenter des hommages à M. Publius-Scipion Deconinck. Le vieillard ferma le tome de Voltaire qu’il lisait derrière les capucines de sa fenêtre. Par manière de protestation jacobine, il portait encore les cheveux coupés en oreilles de chien, à la mode de l’an II, des bottes à revers jusqu’aux genoux étroitement culottés, une cravate prenant le menton, un habit de couleur « eau-du-Nil » à longues basques. Pour accompagner au dehors ses visiteurs, il mit un chapeau de forme conique, à la Robinson. Contre son grand nez flaireur, les joues s’étaient, pour ainsi dire, collées et rétractées. Il avertit Omer qu’il avait eu l’honneur d’être poursuivi à Saint-Cloud par les grenadiers de Bonaparte, le 18 brumaire, parla d’un ami du colonel Héricourt, le général Pithouët, de ses discours à la Chambre, aussi beaux que ceux du général Foy, se souvint de Robespierre, qu’il avait connu avant la Révolution, alors qu’ils s’enrôlèrent ensemble dans les Rosati, société littéraire célèbre. La maison était spacieuse, meublée, en rococo, de chaises à dossiers ovales, de tables contournées et fraîchement repeintes. Une soubrette y riait, les cotterons troussés par-dessus les chevilles en sabots coquets.

Des faisans au plumage d’or picoraient dans la basse-cour du moulin, à Marœuil. Les meuniers, selon la vieille coutume flamande, formaient une compagnie de tir à l’arc. C’étaient des hommes vigoureux et moqueurs ; leur adresse étonna le collégien, certain dimanche. Un président leur distribua des prix : une boîte à musique, six livres de chandelles, une caisse de massepains. Le singulier gentilhomme au teint de couperose, aux cheveux roulés et poudrés ! Sa courte redingote, couleur de crottin, fermée d’un bouton à la taille, s’évasait par en haut, sur le linon touffu de la cravate et du jabot, par en bas, sur deux jambes de danseur, guêtrées de toile bise. À l’aide d’un chapeau plat, mais ample des bords, en honneur parmi les cavaliers de 1810, il s’éventait les yeux quand il n’usait pas d’un lorgnon monocle cerclé et emmanché d’or, pendu à une moire. Ce chevalier de Vimy, sur l’insistance respectueuse du capitaine Lyrisse, décrivait son ami Mirabeau. Député de la noblesse, lui-même, au Jeu de Paume, avait juré.

Le moulin de Neuville termine une longue rue droite. Avant sa porte, en plein air, les planches retentissent sous les coups des charrons et des tonneliers qui, les manches relevées, travaillent, et n’effraient guère la curiosité des poules. Là, une après-midi, l’oncle et le neveu rejoignirent la caisse jaune, les roues noires, le bidet blanc d’un tapecu conduit par un svelte monsieur à face menue sous des cheveux légers, très élégant avec son habit à revers et son pantalon de nankin serré dans des bottes à cœur. M. Boredain, autrefois sergent aux vélites de la garde, avait en Russie, à l’ambulance de Borodino, pansé une écorchure de l’oncle Edme. Plus tard, lieutenant, il avait défendu le pont de Liepzig. Aussi ne manqua-t-il pas, en saluant le capitaine, de fredonner la chanson qui servait au ralliement des impérialistes :


Te souviens-tu de ces plaines glacées
Où le Français, abordant en vainqueur.
Vit sur son front les neiges amassées
Glacer son corps sans refroidir son cœur ?
Souvent alors, au milieu des alarmes,
Nos pleurs coulaient, mais notre œil abattu
Brillait encore quand on volait aux armes :
Dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ?


Derrière l’auvent de sa boutique, l’emballeur répondit :


Te souviens-tu qu’un jour notre patrie
Vivante encor, descendit au cercueil


Et, d’une fenêtre la jalousie ayant grincé, des voix gamines continuèrent :


Et que l’on vit dans Lutèce flétrie
Des étrangers marcher avec orgueil ?…


— Plus loin, une fille cessa de tordre le linge sur la cuvelle et jeta clairement ces notes :


Grave en ton cœur ce jour pour le maudire…
Et quand Bellone enfin aura paru
Qu’un chef jamais n’ait besoin de te dire :
« Dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ? »


L’écho du son s’en alla dans les bruits de la rue, s’enfuit par les venelles. Le battoir des laveuses répéta les derniers rythmes sur le linge qu’il frappait au fond d’une cour. Alors un pas étranger ayant annoncé son approche, tous les tumultes du travail renaquirent. La chanson expirait. ― oh ! C’est bon, de ce côté ! Fit M. Boredain, en arrêtant tout à fait son cheval blanc. Il vendait aux marchands tailleurs des campagnes, et même à ceux d’Amiens, de Cambrai, de Valenciennes, le drap qu’il colportait dans le coffre de sa voiture. Hors du village, il accompagna longtemps le capitaine, le bidet trottant dur, aussi vite que les deux cavaliers. Soudain les sabots des bêtes écrasèrent les escarbilles et le mâchefer d’un chemin. Bâtisses de briques noirâtres, montagnes de charbons, potences à grosses lanternes, grouillement de travailleurs autour du puits, cortège de charriots traînés sur des rails par le pas des attelages boulonnais, telle apparut la fosse Cavrois, entre deux replis de la plaine. C’était le trésor de sombres richesses que signalaient jusqu’au loin les mâts des chalands, leurs flammes bleues. Au fil de la Scarpe, ils emportaient le combustible des familles pauvres que l’hiver accroupit auprès du poêle, celui des manufactures où, sans fin, la matière bout dans les monstrueux creusets de fonte, celui des forges où le minerai de feu coule et se fige avant d’être battu par cent marteaux sur les enclumes. Ainsi les méandres de la rivière chariaient la fortune de la tante Caroline, par toute la région, entre la double haie des saules, ombre des rives. Cela s’en allait dans l’horizon même des Hollandes.

Edme Lyrisse supputa la richesse de Caroline, pour son ami dont les lèvres pincées souriaient toujours. Celui-ci répondait, approuvait, niait, interrogeait, sans paroles, par les mines expressives de sa figure maigre et glabre. Le capitaine savait toutes les phases de cette conquête pacifique et comment la jeune épouse de feu Cavrois avait, au début du siècle, soumissionné les fournitures de farine pour l’armée du Rhin, en acceptant, à titre provisoire, les traites douteuses des banquiers de l’État, et celles des Négociants réunis. après Marengo Hohenlinden, le Trésor l’avait payée avec l’argent de l’Autriche. Après Austerlitz, l’or du même État vint rénumérer la confiance de Caroline. Cette confiance diminua lors des événements d’Espagne, disparut au moment du mariage avec Marie-Louise, feu Cavrois ayant prédit l’hostilité du monde jacobin contre Napoléon, et le profit qu’en tireraient les royalistes avec leurs amis d’Angleterre. Alors les charbonnages attirèrent l’attention de la prudente personne : le blocus continental finissait par contraindre les gens de France à produire ce que l’industrie britannique leur envoyait auparavant. Fabriques, hauts fourneaux, forges, brasseries, raffineries de mélasses s’étaient élevés en tous lieux et absorbaient du combustible. Plus tard, avant Liepzig, Caroline acheta partout, en Artois et en Lorraine, du blé à huit francs, et attendit, ses greniers pleins, de septembre 1813 à mai 1814, l’invasion qu’il faudrait nourrir. Elle vendit le blé seize francs dès le mois de juin aux intendants de la Sainte-Alliance. Ç’avait été sa grande affaire, l’apogée de son génie. La Compagnie Héricourt put achever d’établir sa banque ; elle prêta, par son intermédiaire, un million en écus aux majordomes du comte d’Artois, pendant les Cent-Jours. Waterloo passé, le roi rendit la somme avec les épingles, onze cent mille francs, qu’il emprunta, redoutant l’influence d’une famille bonapartiste, alliée au colonel Augustin Héricourt. Confident du duc de Raguse, protégé du maréchal de Soult, duc de Dalmatie, du maréchal prince de la Moskowa et du prince d’Eckmühl, le colonel oscillait entre la dévotion à l’Empereur et le respect du trône. En fin de compte, il accepta de présenter le drapeau blanc à la Légion départementale.

― Pour cent mille francs ! Hein ? C’est admirable ! ― cria le major, s’adressant à l’horizon. ― Et il fallait voir ce jeanfoutre ! Les grenadiers de l’Autre ne voulaient plus saluer leur colonel qui venait de vendre son honneur militaire. Tu crois peut-être que ça le gênait ? Ah bien, oui !

Le lieutenant de Leipzig les quitta seulement près du moulin d’Avrincourt, qui s’adosse à la fabrique de chandelles. Au seuil des très petites maisons voisines, les femmes cousent les sacs à farine, en donnant le sein à des enfants joufflus. Elles sont habituées. Partout les chats ronronnent sur l’appui des fenêtres. À Vimy, quand on revient sur Arras, on voit aussi des commères assises en rond près de la fontaine jaillie d’un masque de pierre. Les eaux battent furieusement la roue qui mugit sous le toit de planches, et, verte de mousse, ruisselle. Les femmes bavardent tout de même. Elles s’entendent et manient les vingt bobines de leurs carreaux à dentelles. L’aubergiste Caldeneuf est un ancien carabinier du général Lyrisse. Son cheval de trompette, blanc, est peint sur l’enseigne. Là, dans la salle ombreuse, sur les bancs de bois, les coudes à table, conversent toujours pendant les midis torrides de la canicule, des militaires en habit civil, des paysans qui ont servi les aigles impériales, quelques vieux jacobins encore culottés à l’ancienne mode. À cette heure, les gendarmes boivent dans la fraîcheur des fermes ; les mouchards sommeillent dans les salles des mairies. Il suffit que le vétéran de Napoléon, tenancier du tourne-bride, aille fumer sa pipe sur le banc extérieur, surveille la trace éblouissante du chemin et les feuillages poussiéreux des haies… car il faut toujours se méfier du rustre qui entre pesamment, retire son bonnet de coton roux, secoue les miettes prises dans les petits boutons de porcelaine historiant les coutures de sa blouse, et demande, d’un ton bourru, le " vin à quatre sous ". Muet, indolent, il écoute : le curé apprendra sous quelle enseigne les brigands de la Loire se réunissent pour méfaire contre le gouvernement de la sainte congrégation. Aux ruses des conspirateurs le jeune homme se complaisait, comme à des scènes de théâtre, sans penser que les rôles pussent devenir un jour plus actifs. La tante Cavrois haussait les épaules au récit de toutes ces manigances, et n’y croyait point, encore qu’il ne lui eût pas déplu de voir les Bourbons en un mauvais cas. Elle se plaignit de l’arrogance des fonctionnaires royalistes qui la faisaient attendre dans les antichambres de la trésorerie, la toisaient, feignaient de ne point la reconnaître. Les intendants de l’empire la tenaient en meilleure estime. Elle se lamentait d’être remise en l’état de roture par tous ces fils d’émigrés qui, d’ailleurs, " ne comprenaient rien à rien ". Elle frottait ses grasses mains blanches, avec son geste de les savonner indéfiniment ; et, ainsi, concluait ses plaintes. Rassuré par cette indifférence, son neveu ne se lassait pas de suivre le demi-solde qui, pour le garantir contre les sentiments de Corinne, lui dévoilait les mille et une frasques de la dame, de sa fille, puis le conduisait à d’autres amours. L’adolescent ne rechercha point d’autres compagnons. Peu de sympathie l’attachait à Dieudonné Cavrois, inerte liseur de Plutarque et de la biographie Michaud. chaud. Certains jours, le gros garçon s’amusait, trop patient, à construire de petits mécanismes de bois, qui marchaient au moyen de l’eau. Il jouait à l’inventeur. Souvent il chevauchait, observateur réfléchi, les deux roues unies de sa draisienne, et mesurait, des heures, l’effort moteur de ses pieds repoussant le sol, aux deux côtés de la machine. Ou bien il redisait sans fatigue ce qu’il avait appris des premiers bateaux à vapeur en usage sur la Seine. Il souhaitait un voyage à Paris pour voir, au passage des panoramas, luire l’étonnant miracle du gaz d’éclairage. Omer s’intéressait mal à ces choses. Il tombait de la draisienne. La roue antérieure tournait d’elle-même sans qu’il la pût guider ; et cette monture pour péquins, comme disait l’oncle, lui semblait ridicule, digne du goinfre. Sur le cheval, par contre, le fils du colonel se tenait presque solidement. Et vers quels plaisirs conduisait la bête !

Avocat de l’adolescent timide, le capitaine poursuivait les jupons des fraîches filles surprises aux champs ou dans les villages déserts à l’époque de la moisson. Il vantait son neveu aux rires naïfs des Manons, des Adélaïdes et des Zélies. Omer n’avait plus qu’à glisser de cheval, attacher la bride, saisir la grosse taille souple, écraser de ses lèvres le cri nerveux, flairer l’odeur de farine parmi la chevelure, avant d’éprouver, à l’ombre de la meule, la complaisance d’une nymphe rustique que l’air chaud enivre.

― l’amour, disait le soldat, ne vaut que pris au hasard. Autrement, il rend les hommes ridicules et faibles. Crois-moi, petit.

Afin de lui obéir là-dessus, Omer refoula toute l’admiration qu’il ressentait pour l’éloquence tragique et les chants de Corinne. À la sixième visite, le capitaine l’enferma dans la chambre avec la fille, et s’en fut avec la mère. Herminie enseigna tout de suite une si forte mécanique amoureuse qu’Omer n’eut point le temps d’écouter souffrir son être tandis qu’il entendait Phèdre se débattre aux bras du dragon. La vicieuse fillette lui nouait douloureusement les nerfs dans le corps, parut-il, tant elle suscita les paroxysmes de la volupté, tant elle le secoua de terrible façon, sur les trois paillasses encloses de vieux lampas jaune. Maigre comme un garçon, mais musculeuse aux jambes ; et la bouche semblait une pieuvre à mille ventouses qui pompaient l’essentiel de l’être. Les mains étaient deux courtisanes raffinées.

Après cette expérience Omer perdit le goût de chérir Corinne autrement qu’avec les sens. L’oncle et le neveu continuèrent de fréquenter chez elle. Ils y retrouvaient, au reste, les amis de leurs promenades.

Dans la maison aux contrevents verts se rassemblaient, le lundi, quelques amateurs de chansons, de poésies et de bons vins, qui, tour à tour, selon la mode d’alors, entonnaient l’hymne à Bacchus, le couplet politique et l’ode grivoise. Ensuite ils devisaient à l’aise devant les bouteilles de l’excellente cave, héritage libéralement entretenu par les louis, les napoléons, voire même les écus des visiteurs, membres de « la Goguette », l’adjudant Lepault, M. Boredain, Publius-Scipion Deconinck. Brasseur de son état nouveau, M. Saturnin, avait eu le sourcil coupé par le sabre d’un kaiserlick chargeant sa compagnie de grenadiers en reconnaissance, quelques jours après Friedland ; il était grand, gros, avec un visage rubicond et camard qui dominait, sous les cheveux en queue, les autres têtes et son propre corps, vêtu d’une redingote marron, d’un ample pantalon court en calicot.

Ces personnages usaient de déférence à l’égard du chevalier de Vimy, de ses cheveux roulés et poudrés. Ils témoignaient de la meilleure condescendance à l’égard du voltigeur-savetier Jérôme, à trogne bleuie, du cuirassier-charretier Théodore, géant gouailleur à tête de bouc, du canonnier-serrurier Delorme, boiteux depuis Ligny, du sapeur-épicier Bodinot, qui avait perdu deux doigts sous Dantzig, du carabinier-aubergiste Caldeneuf, obèse et poussif.

Ces mêmes personnages marquaient une affectueuse reconnaissance envers M. Corbehem, dont l’estomac semblait plein de toute la bière que fabriquaient ses cinq brasseries, et envers M. Mercœur, ancien capitaine de dragons qui, par des butins habilement choisis et de nombreuses parts de prise, avait obtenu quelque richesse maintenant visible dans le lustre de ses bottes à glands, de son habit de cheval à boutonnières nombreuses, de son col en satin, et de ses moustaches lissées à la pommade hongroise.

Donc ces messieurs fréquentaient, tous les lundis, le long mais étroit jardin de Corinne. Ils s’installaient sous les tonnelles, par groupes de sympathies. La jeune Herminie préparait et versait les breuvages.

Le major Saturnin, l’adjudant Lepault et le carabinier Caldeneuf excellaient à dire les chansons. Puis le capitaine Lyrisse assemblait devers lui les buveurs et lisait tout haut les messages écrits de la main du bisaïeul, au château de Lorraine. Le lieutenant Boredain parlait ensuite. Clignant de l’œil, il commençait d’habitude son rapport par ces mots :

― Je voyage depuis cinq jours, messieurs, pour le compte du Bazar Français. Il y a du bon (Fredonnant.) la pratique mord… au drapeau tricolore.

Relégué avec Corinne dans une chambre basse, Omer entendait mal. L’amie occupait trop copieusement les jeunes démences de ses instincts qui se faisaient, à ces heures-là, plus raffinées par l’obligation du silence, sous le mystère des stores et des jalousies closes. Aux haltes de l’amour, le bruit des voix, cependant assourdies à dessein, arrivait par bribes entre les bourdonnements des mouches et des guêpes agacées de ne pas découvrir les issues de la pièce.

Confusément, le collégien soupçonnait l’existence réelle, à Paris, d’un bazar qu’administraient deux colonels en demi-solde, employant pour commis d’anciens soldats bonapartistes ou jacobins. De plus, il reconnut le nom d’un vieux sous-officier de son père, Pied-de-Jacinthe. Possédant, rue Cadet, une boutique d’imprimeur, celui-ci fabriquait les prospectus, les affiches du bazar, et des brochures. Elles étaient colportées en Picardie et en Flandre par le lieutenant Boredain ; il les plaçait entre les pièces de drap, dans le tapecu à bidet blanc, les distribuait secrètement aux chasseurs à cheval d’Amiens, aux fantassins de Cambrai, prêts à soutenir une insurrection, en faveur du drapeau tricolore, comme étaient prêts les vétérans de Vitry, les troupes de Belfort, Grenoble, Lyon, Nantes, l’artillerie de Rennes, trois légions de Paris, des étudiants armés, les gardes nationaux et le bataillon de la garde royale caserné au fort de Vincennes, où s’installerait le gouvernement de M. de Lafayette.

D’abord ces espoirs semblèrent chimériques à l’enfant. On les développait avec chaleur devant les verres remplis et les bouteilles vides. Puis les contradictions se croisaient ; les voix luttaient pour vaincre le brouhaha, les questions n’attendaient pas les réponses. M. Publius-Scipion Deconinck déclamait entre ses oreilles de chien envolées par-dessus le haut collet de son habit, et il brandissait son chapeau à la Robinson ; l’adjudant Lepault crachait sous sa moustache en brosse, en démenant ses os dans la polonaise à brandebourgs ; il exigeait : « Des états de situation ! Des chiffres !… Un peu d’ordre, s’il vous plaît ! » Tandis que, sans lâcher son verre de rogomme, le grenadier-brasseur Saturnin souhaitait : « Des hommes ? Avez-vous des hommes ? Trouvez-moi des hommes ! » et marchait à grands pas dans les plis de l’immense pantalon claquant autour de ses mollets colossaux.

Derrière les lames des jalousies, Corinne excitait Omer aux moqueries. Rien n’eût paru plus drôle que ces messieurs grisonnants, étiques ou ventrus, qui parlaient à la fois, assiégeaient un orateur dans sa tonnelle, mêlaient les fureurs de leurs gestes près du cadran solaire, horizontal sur son poteau qui servait de centre aux évolutions. Cependant le voltigeur-savetier ramonait sa trogne d’un index actif, le carabinier-charretier tiraillait sa barbiche, le canonnier-serrurier abritait sa claudication derrière un arbuste très fourni de groseilles blanches, dont il égrenait sournoisement les grappes.

― Mais le lendemain, messieurs, le lendemain ? Il y a toujours la question du lendemain ! ― sifflait la voix aigrelette du chevalier de Vimy.

Elle imposait silence aux plus turbulents, qui se rapprochaient, les yeux ronds et le souffle court.

― Nous proclamerons le roi de Rome, Napoléon II… Ce nom ralliera tout le monde ! ― déclarait M. Mercœur avec autorité.

― Sauf M. de Lafayette et moi ! ripostait vite M. Publius Deconink, en posant la main contre son cœur et en s’inclinant.

― Et M. de Lafayette n’est pas de ceux qu’on néglige, que je sache ! ― appuyait le chevalier de Vimy, en portant à l’un, puis à l’autre œil, son monocle.

Après quoi, il glissait un pas de contredanse, la pointe en dehors, et dévisageait impertinemment chacun.

― Puisque vous demandez une aide à l’armée, n’est-il pas nécessaire d’adopter tout d’abord le nom qu’elle aime et qui lui rappelle sa gloire ? ― interrogeait gracieusement M. Boredain, comme s’il eût vanté devant une jolie marchande la souplesse d’une étoffe à deux fins. a !… ― grommelait le gros Corbehem du fond de la tonnelle où il demeurait échoué, ― je ne puis, comme président des amis de la presse, accepter, au nom des libéraux, le projet d’une tyrannie pareille à l’autre, ou bien à celle d’à présent… ça, je le déclare… et ses lourdes mains gélatineuses tremblaient sur le guéridon de bois rustique. ― ah ! ― soulignait narquoisement de la voix et du geste le chevalier de Vimy. Il enfonçait d’une tape cavalière son chapeau plat à bords amples sur les rouleaux poudrés de sa noble chevelure. ― autrement dit, ― concluait le grand Saturnin, ― pas d’argent pour le roi de Rome ! ― le mien, toutefois ! ― offrait M. Mercœur, en faisant sauter une bourse de soie rouge dans son gant de daim. ― messieurs, ― déclarait le capitaine Lyrisse, ― le lendemain, nous réglerons cela. Pour l’instant, il n’est question que du drapeau tricolore…, et il n’est pas ici d’opposant au drapeau de la république ? ― il n’en est pas, monsieur ! ― accordait poliment le chevalier de Vimy, en une preste courbette. Mais la discussion recommençait bientôt, sur d’autres points, bruyante, fertile en postures grotesques, pour la joie d’Omer et de sa compagne, heureux d’être, à l’insu d’une telle compagnie, des spectateurs et des moqueurs. Debout, sur les pointes, M. De Vimy élevait la couperose de sa figure radieuse, illuminée par les feux de ses regards. Il saluait le ciel avec son chapeau plat, en parlant de la révolution, et ses jambes de danseur piétinaient le sol par mille petits bonds énergiques. Autour de lui, les anciens soldats écoutaient sa parole quand elle évoquait les travaux des encyclopédistes et des illuminés, des jacobins et des conventionnels. Les yeux béants, silencieux, ils demeuraient ahuris d’avoir été les bras qui avaient servi la grandeur d’une si puissante et séculaire idée.

Omer reconnaissait la parole du bisaïeul dans celles du chevalier qui se plut maintes fois à redire la fraternité de Babel, la loi d’Égypte, les initiations de Moïse, la légende d’Hiram, la mission d’Israël, de la Grèce et de Rome, les croyances des légionnaires dévots à Mithra, et des druides écossais, les prédications esséniennes de saint Jean-Baptiste et de Jésus, le rôle universel de l’Église, l’union de l’Orient et de l’Occident consommée par la chevalerie du Temple, dont les disciples, revenus d’Écosse avec Jacques Stuart, avaient instruit ces Jacobins, son bisaïeul le Grand Inquisiteur du château de Lorraine, ce Publius-Scipion Deconink, frémissant, les poings serrés, au souvenir de ses forces. Le chevalier de Vimy cessait de paraître humain pour se transfigurer dans la soudaine magnificence de sa voix prophétique, comme si les siècles parlaient avec lui quand il révélait à ces vétérans de quels antiques rêves ils avaient été les hérauts victorieux.

Oh ! tout un monde éblouissant jaillissait devant l’esprit d’Omer. Mille vies obscures, semées jadis et mal germées dans les profondeurs du cerveau, s’épanouissaient en une seule gerbe, à la lumière d’un brusque été fécondateur.

Dans le jardin long, tout étroit, garni de groseilliers poudreux, et de tonnelles en treillis vert mal dissimulées par les feuilles de la vigne vierge et du lierre, ce n’étaient plus de ridicules ganaches qui péroraient autour du cadran solaire et de son poteau, mais, sans doute, les vigueurs entières des races, telles qu’elles peinaient depuis l’Éden.

Qu’importaient les allures de leurs enthousiasmes, et que l’adjudant fût un échalas ébranlé dans une polonaise flétrie, que le visage rubicond, camard, du grenadier Saturnin enflât démesurément pour crier sa foi par-dessus les têtes en bonnets de coton, les têtes obéissantes du court savetier Jérôme, du serrurier boiteux Delorme, de l’épicier Bodinot gesticulant avec sa main couturée, calleuse, avec les moignons des deux doigts emportés par la bombe sous Dantzig ! Qu’importait le silence grave du lourd Corbehem, étayant sa masse par deux jambes écartées, en guêtres bleues ? Qu’importait la casquette ridicule du carabinier Caldeneuf, et son sarrau de toile grise, à rangées de boutons blancs, puisqu’il entonnait, malgré son organe poussif, la chanson inédite des soldats impérialistes, maintenant que le chevalier de Vimy se taisait, et s’éventait les yeux à l’aide du chapeau plat, ample des ailes ?…

― Bel Hippolyte !

Corinne, réveillée au bruit du chant, appelait de l’alcôve. Omer se retourna vers les délices de ses fougues amoureuses ; mais il ne vit plus qu’un corps mou, une face bestiale et blême, la filasse de la chevelure collée par la sueur, une croupe animale dans l’organdi froissé de la robe, un genou râpeux par-dessus le bas rabattu sur la jarretière, une main poisseuse et pendante, la gorge trop mûre… Quelle magie avait tout à coup changé la reine de tragédie en cette maritorne pesante ?

Il lui jeta les mots d’une excuse, ouvrit la porte, s’enfuit jusqu’à la route, par l’allée de tilleuls. Au bord d’un champ d’avoine, il se laissa tomber, s’étendit, les regards au ciel, et solitaire. Assiégé de souvenirs et d’espoirs, Omer Héricourt admira l’homme qui s’accroissait en lui, l’homme qui joindrait son effort à ceux que son enfance avait appris. Il sentit avoir vécu, en ces quatorze années, toute l’histoire des nations acharnées à conquérir l’ère de bonheur. Allait-il, de lui-même et pour lui-même, se mettre à l’œuvre de l’avenir, reprendre la tâche de son père mort à la peine ?

Il le pensa : une ivresse religieuse emplit son cœur palpitant. Le ciel pur lui semblait frère.

Une brise lente balançait les grains oblongs pendus en haut des tiges. De leurs vols brisés les hirondelles rayèrent l’azur en tous sens. Aux branches d’un arbre, deux oiseaux essayaient des trilles ; et, de tous les sillons, dans la plaine, les cigales invisibles, aussi nombreuses que les peuples successifs des histoires, acclamaient l’heure éclatante.

Alors une voix de la Goguette lui parvint qui chantait :


Te souviens-tu de ces jours trop rapides,
Où le Français acquit tant de renom ?
Te souviens-tu que sur les Pyramides
Chacun de nous osa graver son nom ?
Malgré les vents, malgré la terre et l’onde,
On vit flotter, après l’avoir vaincu,
Notre étendard sur le berceau du monde ;
Dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ?


Et la mâle sincérité de l’hymne monta, dans l’air, comme la gloire d’une aube.

Ainsi toute la terre continua de chanter pour Omer. Chaque jour, des couplets nouveaux sortaient du buisson, s’évadaient par les fenêtres des chaumières, signalaient de loin les lignes des moissonneurs. Dans les cœurs des vétérans, la patrie républicaine se réveillait à la splendeur du soleil estival. Partout l’appelait l’âme du père tué par la foudre des tyrans.

Au nom de ce souvenir, un matin, dans le salon des Moulins Héricourt, Omer fut complimenté par le major Gresloup, large d’épaules, en habit brun que gonflait la courbe de l’estomac. Sa figure rasée, blême, entourée de mèches folles et rares sous le chapeau de castor gris, se crispait sévèrement vers les sourcils. L’oncle Edme cria :

— Il y a belle lurette que le major te connaît, conscrit ! Tu ne te rappelles pas qu’il est venu te faire visite dans ta jésuitière, aux Cent Jours, avec moi, quand nous marchions sur Ligny ?… Les jésuites l’ont aussi, pour la peine, mis à la demi-solde. Mais on va leur tailler des croupières !

La bouche très charnue du voyageur promit pour le surlendemain, à la même heure qu’indiquait présentement sa lourde montre, le triomphe des braves. Il arrivait de Paris « au grand trot ». Tout y était prêt.

― Le capitaine Nantil s’introduira dans le fort de Vincennes et soulèvera la garnison. Le commandant Berard occupera la place de la Bastille et, avec les étudiants, il remuera la terre des jardins Beaumarchais pour y dresser vivement une redoute ; il commandera de son feu la ligne des boulevards ; il interdira aux troupes royales l’accès des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau pendant que le peuple s’y armera.

Il voulut qu’on se mît en selle de bonne heure, que l’on courût à la goguette hâter les préparatifs : les émeutes de la province devaient coïncider avec l’insurrection de la capitale.

Edme Lyrisse assura que les vétérans de la campagne se rassembleraient, iraient à la rencontre des régiments d’Amiens et de Cambrai, en plantant le drapeau tricolore sur les mairies. Le chevalier de Vimy s’installerait à la préfecture d’Arras, conduit par une chevauchée de quatre-vingt officiers à demi-solde. Le capitaine indiqua par quels chemins et par quelles rues passerait la cohorte.

― Ce sera toujours moins difficile que d’entrer à Lübeck ! Tu te souviens !… Quelle fumée ! Et ce mort qui nous tomba sur le casque, du toit d’une maison ! Quel bœuf suédois ! Il pèse encore sur mes épaules… Ai-je saigné du nez ensuite ! Ah ! la la !… Et on n’y voyait goutte. Ce n’était pas faute de tisons. Il pleuvait des poutres en feu… et les balles qui crevaient les chevaux !… devisant avec animation, ils pressaient la vitesse de leurs montures. Omer Héricourt tremblait tour à tour d’orgueil et de peur. " demain, demain, pensait-il je serai parmi ceux qui sauveront la France, la fraternité, l’empereur ! Mais peut-être aussi les gendarmes me tueront-ils ?… non. Personne ne résistera. Qui résisterait à de tels héros ?… si le bisaïeul me savait avec eux, comme il me féliciterait ! Je saurai lui écrire tout… mon père serait content… sans doute me regarde-t-il du fond du tombeau… et son caractère revit en moi. Oh ! Je promulguerai la loi, plus tard, à tout un peuple avide de justice ! Quand j’entrerai dans Arras, demain, je crierai : " vive la charte !… vive la loi !… vive l’égalité !… " les censitaires me nommeront député. Je ferai la révolution, comme Mirabeau. Ensuite on m’offrira peut-être l’empire, si je restitue aux hommes la fraternité de Babel… cela vaudra bien la mitre et la tiare ! " et il transposa dans la politique ses rêves de papauté, non moins ivre de triomphes futurs et d’acclamations prévues. Pesant sur les étriers, il sautait en cadence avec le trot de sa bête dont le poil exhala une odeur plus forte, car un orage allait poindre. Le ciel fut envahi de nuages violâtres, ourlés de soufre et d’or. Des ombres s’abaissèrent. Le pays devint brusquement pareil à ces gravures où l’on voit un pauvre moissonneur que ruinera la grêle destructrice des récoltes. Il met la main à ses yeux pour apercevoir jusqu’à l’horizon l’envergure du fléau ; il ne se peut soutenir ; ses genoux fléchissent ; sa main oublie la faucille qui tout à l’heure abattait le froment, au son d’un couplet joyeux ; ses nobles traits s’altèrent ; il s’est déjà laissé choir à demi contre la gerbe coupée, et le plus atroce désespoir se peint sur toute sa personne. Au fond du tableau, on reconnaît la chaumière qui va paraître blafarde comme un fantôme. Un pommier, à droite, est courbé par les autans furieux. Quelques épis éloignés brillent encore là-bas. Déjà la nuit funèbre a tout enveloppé de ses voiles. Le moissonneur s’essouffle ; il élargit l’ouverture de sa large chemise fendue au col, relevée sur les bras musculeux comme ceux de l’athlète antique. Son visage, qu’abrite un chapeau de paille, respire à la fois l’énergie et la douleur la plus vive. Toute l’image est noire et grise, sauf à la chemise blanche de l’homme, aux pupilles de ses yeux et à la façade de la chaumière. Au-dessous, ce titre, l’Orage, apparaît en beaux caractères larges que de frêles hachures teintent obliquement.

Combien de fois Omer, ému par le chagrin de ce pauvre homme, s’était arrêté devant la boutique du libraire, sous les arcades de la Petite Place, aux piliers trapus ! Et voilà que l’image se faisait réelle. Cela le surprit. Un décor digne d’être gravé, pour l’admiration de l’avenir, se formait à propos quand il embrassait de si grands desseins. Le paysage s’accordait avec les tempêtes de son âme qu’il prévit forte en dépit des appréhensions.

La nature épousait, semblait-il, son courage. De ce hasard, naquit une belle idée de lui-même et de ses destins. Il s’exalta pendant une demi-lieue. Après que les premières gouttes se furent figées dans la poussière, on s’arrêta pour déplier les pèlerines, au pied d’un calvaire. L’écume bordait les rênes des chevaux, et la mousse filait des mors. Ils piétinaient, impatients. Les mouches s’acharnèrent à leurs croupes. Le major Gresloup arracha une poignée d’herbes et bouchonna son rouan, qui prêta les flancs à l’opération, satisfait. Omer imita le vaillant officier. Comme il se relevait en claquant l’encolure de sa jument, le tapecu jaune du lieutenant-drapier parut sur la route royale qu’ils venaient de laisser pour le chemin creux. Il le dit, notant que M. Boredain ne dirigeait pas lui-même le bidet blanc : c’était un inconnu en redingote brune, assis à droite. Un autre, en redingote olive, était assis à gauche. Aussitôt le collégien aperçut les bonnets à poil et les buffleteries jaunes des gendarmes, et leurs montures au pas. Ils étaient cinq derrière la voiture. La pluie s’épancha soudain en averse, écrasant le sable. Deux jurons roulèrent dans les mâchoires du capitaine et du major : évidemment, les gendarmes et les mouchards sortaient de chez Corinne. La Goguette presque entière devait être arrêtée, le complot du bazar découvert. Et ils regardaient, furieux, le cortège pitoyable autour du tapecu cahotant sur les ornières, parmi les jets métalliques de l’averse ; les cinq silhouettes identiques des gendarmes inclinaient la tête sous les taloches de l’eau bruyante. ― il ne s’agit pas de donner dans la souricière ? ― conseilla le major. ― j’ai des paperasses trop précieuses pour les offrir au procureur… apparemment, tout est fichu. Les gendarmes iront aux moulins de sainte-Catherine. ― il n’y faut pas rentrer ! Commanda l’oncle Edme. Il faut même déguerpir ; et au galop… petit, retourne à la maison ; dis à la tante pourquoi nous partons en voyage… au revoir !… embrasse-moi, mon garçon… n’oublie pas ce que tu dois à la mémoire de ton père, hein ?… entendu ?… tous deux enfourchèrent leurs selles comme si le malheur n’étonnait pas surabondamment leurs vies accoutumées aux hasards de la guerre. Ils se murmuraient des choses brèves en rassemblant les rênes. Les deux chevaux dansaient, faisaient rejaillir la poussière et la boue. Entre les pèlerines ruisselantes et les chapeaux noircis, la face aquiline de l’oncle Edme se durcissait, les dents ; celle du major, plus blême un peu, plus flasque, tombait autour de la grosse bouche pâlie, et ses yeux ardents roulaient au fond de plis sévères.

― En route !… Au revoir !…

Ils piquèrent des deux. L’essor des bêtes les emporta par les éteules. Vite ils diminuèrent, s’éloignèrent, ombres impersonnelles dans le tissu tumultueux de l’averse ; ombres qui s’effacèrent…

IX

Seul, l’enfant eut peur. Que dirait-il aux gendarmes, s’il les rencontrait ? L’échine svelte du lieutenant Boredain, l’échine menue, toute étroite dans la redingote à collet gris, sous la nuque aux cheveux légers, il l’imagina, très loin, flanquée par les deux dos en redingotes olive et brune, deux dos robustes sous des chapeaux Morillo à bords courbes ; et le tapecu cahotant, derrière le bidet las ; et les cinq silhouettes identiques des gendarmes… Cette escorte emportait captif tout le destin apparu dans son rêve ; tout son destin chétif comme la svelte échine du lieutenant… Il se contempla en prison, sur la paille, à côté de Boredain, du chevalier de Vimy et de Publius-Scipion Deconinck. Il se contempla loyal et stoïque devant le juge : il ne dénoncerait rien, il attesterait la mémoire de son père mort pour la patrie et la Révolution.

Remonté à cheval, il dut insinuer les deux doigts de la main gauche entre l’arçon et le garrot, pour s’affermir : prudemment il voulait, par les sentes détournées qui allongent le trajet, rentrer cependant de bonne heure aux Moulins Héricourt. Ce subterfuge ordinaire de piteux cavaliers lui était obligatoire, s’il prétendait à une vive allure. Cela le fit réfléchir, tandis qu’il filait entre les buissons vernis par l’eau du ciel. Donc, il n’était pas une force. Ses jambes ignoraient la puissance de l’étreinte qui vous maintient en selle. Il était un faible, un faible garçon, bousculé par sa jument, fustigé par l’orage, ébloui par les éclairs griffant la pluie, étourdi par le retentissement du tonnerre. Que pourrait-il contre l’omnipotence du tyran qui venait d’abolir tout un espoir magnifique au moyen de mouchards et de gendarmes ? " mais je suis un roseau pensant ! " se cria-t-il, au souvenir de Pascal. Et il se redressa, tout orgueilleux de lui. " un roseau pensant… un roseau pensant ! " la métaphore classique lui révélait sa grandeur. Il pensait la liberté, l’affranchissement de l’esprit républicain, la tâche du bisaïeul et du père. Et c’était sa magnificence inaccessible à la brutalité du roi, de cet épais vieillard joufflu entre deux épaulettes d’or, qu’il avait vu passer sous la porte saint-Denis, devant les acclamations du peuple saluant la garde impériale. Aux moulins Héricourt, quand Omer eut laissé le domestique prendre la bride et eut mis pied à terre, il se précipita dans le bureau de sa tante. Assise en une bergère de tapisserie à fleurs rapiécées, elle se frotta lentement les mains, flatta ses bagues d’or nu pendant qu’il avouait tout. Ses gros yeux ronds s’attristaient. ― ils me feront mourir, tes conspirateurs !… autrefois, c’était ton père qui conspirait avec Moreau contre Napoléon ; aujourd’hui, c’est ton oncle Edme… et son ami Gresloup… ah bien !… ah bien !… sais-tu s’ils ont laissé des papiers ici ? ― non, les choses importantes sont là-bas en Lorraine ; et mon oncle porte toujours sur lui les lettres qu’il reçoit… ― il va falloir que je me débrouille avec le préfet, maintenant… dieu me garde !… ça va me coûter gros. En effet, un personnage ne tarda point à descendre d’une berline parvenue jusqu’au perron. Il avait une mince épée à la hanche de son frac, un bicorne à cocarde blanche, et une vieille figure édentée à menton fort. La tante le reçut dans le salon. D’abord, il s’excusa beaucoup de sa visite inattendue, s’informa des santés, plus soucieux, semblait-il, de celles-ci que de sa mission. Omer, sur l’ordre de Caroline, ne la quittait pas. Elle protesta que ses hôtes ne tarderaient plus, sans doute, que l’orage avait dû les retenir dans une auberge, qu’ils avaient renvoyé son neveu à mi-route, et qu’il arrivait à l’instant, tout trempé. Le visiteur regarda le jeune garçon, malicieusement. ― à cet âge-là, ― dit-il, ― les enfants ne sont heureux qu’en pension. Ils usent assez mal des loisirs, pendant les vacances. Ils se créent de mauvaises relations. Ah ! Les petites maisons à volets verts !… allons, allons, ne rougissez pas, jeune homme… je vous veux du bien… là !… je n’entends mécontenter personne ici. Il s’assit dans un fauteuil, et croisa ses jambes maigres en bas de soie tendus. ― eh bien, je te donne la permission d’aller lire dans la salle basse, Omer ! Dit la tante. Quand le collégien eut refermé la porte, il s’éloigna quelque peu, mais revint en étouffant son pas, et les écouta causer vivement. ― c’est cinquante électeurs que vous enlèveriez au parti du roi ! ― glapit soudain Caroline. ― tenez, voilà leurs traites, en liasses, avec les exploits des huissiers… dépendent-ils assez de moi ?… et sa majesté n’aimera guère qu’un scandale éclate chez la belle-sœur d’un pair de France, la veuve d’un chef de division aux relations extérieures, la sœur d’un colonel attaché au duc de Raguse. Les nouvellistes diraient que l’esprit jacobin persuade les meilleurs soutiens du trône et de l’autel. D’ailleurs, nous sommes les prêteurs de s. A. Le comte d’Artois… et puis, personne n’est responsable des complots organisés par les agents provocateurs de M. Le chancelier Pasquier… Cinquante électeurs que vous perdriez, c’est-à-dire la majorité départementale passant aux libéraux, le chevalier de Vimy élu député, et votre destitution à la suite d’un pareiléchec…, Monsieur De Thauley !…

— À dieu ne plaise, madame, que je veuille ennuyer les vôtres !… je devais faire une perquisition ; elle est faite… Je sais qu’un cheval à demi fourbu vient de rentrer à l’écurie, et que votre neveu suivait ces messieurs à la maison de la Goguette… Je coucherai cela sur mon rapport. Que le ministre du roi y pêche ce qu’il veut ! Je m’en lave les mains, et vous donne le bonsoir.

Omer s’esquiva dans le corridor, pour n’être pas vu du visiteur qui sortait en ébauchant un dernier salut quelque peu sec. Au contraire, la tante Caroline fit une belle révérence à la française.

— Mon dieu ! faut-il que je répare jusqu’à ma mort les bévues des autres ?… Et toi, mauvais gredin, que je t’y reprenne à courir les routes en faisant le conspirateur !… Ça t’étonne que je t’aie tiré de là, hein ?… Si on n’avait pas ses ruses… Miserere mihi, Domine !

Elle avait donc vaincu l’autorité du tyran, la grosse tante qui fleurait le poivre, le pain d’épice et le tabac à priser répandu entre les plis du spencer, qui traînait des savates en drap mou, qui répétait des ordres grognons aux dix servantes, vieilles et jeunes, les unes fourbissant à genoux, les autres juchées aux échelles pour brosser les murs de la grande maison toujours sale. Elle pouvait interdire son domicile au préfet du Roi !… Omer l’admira, mystérieuse et lourde, escortée de ses chiens nombreux, roquets, loulous, caniches, pour qui elle partageait du sucre préalablement rompu avec ses dents.

Elle détenait plus de puissance que les héros. Une aigre menace proférée par elle dans le salon plein de housses à fleurs mauves avait suffi pour que le fonctionnaire royal battît en retraite, hargneux et amer, docile néanmoins. ― tu iras samedi matin à Saint-Vaast te confesser, gobe-mouches ! Tu te feras donner l’absolution. Il est inutile que les pères de Saint-Acheul apprennent tout cela. Tu comprends ? Tu demanderas au bedeau l’abbé Simon. Je suis sûre de lui, car il aimait l’empereur, et il ne bavardera point. Et toi, frise-poulet, tâche de tenir ta langue… mauvaise graine, va ! Elle devinait tout. Elle pensait à tout. Quels ennuis il attendait du récit à faire au jésuite, fût-ce à l’imbécile père Vadenat lui-même ! Elle trouvait le moyen d’écarter le péril. Il fallut avertir Mme Gresloup. ― oh ! Fit celle-ci montrant sa denture dans la pâleur subite de son visage exactement ovale. Elle dut s’asseoir. Omer emmena par la main la petite Elvire dans le vestibule où ils jouaient à l’ordinaire. ― papa n’est pas rentré ? Demanda l’inquiétude de la fillette, qui pressentait un malheur. ― il vient de partir en voyage avec mon oncle. ― pourquoi ? Il ne m’a pas dit à revoir ! Il n’est pas allé à la guerre ? ― non, non ; ils sont en voyage, pour des affaires de grandes personnes que les petits ne doivent pas savoir. ― toi non plus, tu ne sais pas, dis ? ― comment saurais-je ? Elle douta cependant et ne voulut pas rire quand son cousin enfourcha la draisienne, bien qu’il simulât de chevaucher sur un palefroi fougueux en poussant la machine à deux roues, bien que les pointes de ses pieds fussent enfin devenues habiles à trouver leur appui alternatif sur le sol, et à manœuvrer la vitesse du « célérifère » dans la salle ronde. Non, Elvire demeura triste dans sa petite robe jaune que terminaient deux hauts volants de dentelle. Ses yeux anglais purement bleus, comme ceux de sa mère, se voilèrent de chagrin, et de cils bruns. Depuis les chevilles serrées dans la coulisse du pantalon, jusqu’aux guipures encadrant son cou potelé, la fillette sembla se roidir ; elle regardait le collégien, puis ses petits doigts roses qu’elle emmêlait machinalement. La moue de sa lèvre se forma. Il vit qu’elle ne tarderait pas à pleurer ; et, déposant la machine, il voulut la prendre aux coudes pour la convaincre de gaieté. En même temps les larmes sautèrent des cils, les sanglots de la bouche contractée ; elle jeta ses bras aux épaules d’Omer, afin d’enfouir son chagrin dans une poitrine amie. Il la respira toute, elle et son parfum de beurre frais, de petite très bien lavée, en linge propre et tiède encore du repassage. Soudain, il dut chasser, au contact de cette tendre chair, le désir des filles voluptueuses, aussitôt épanoui dans son âme.

Il avait connu l’amour, un soir d’effusion, lorsqu’une servante avait simplement changé ses pinçons de gamine, en plaisirs d’amante. Puis le collégien avait bousculé d’autres servantes, des paysannes rieuses et gênées, Corinne et Herminie. De là naissait le trouble.

Étonné, effrayé de soi, très doucement, il écarta la pleureuse et la mena par la main vers sa tante. Ce n’était pas qu’il ne fût certain de vaincre toute convoitise, ou même qu’il craignît devant Elvire une convoitise réelle ; mais ces deux bras autour de son cou, cette joue sous le baiser fraternel le gênaient, pour la première fois. Delphine et Denise l’embrassaient, cependant, l’année précédente, à Pâques encore, sans que rien le contrariât de leurs effusions chastes. Maintenant, pour avoir embrassé et culbuté les nymphes rustiques de l’été, il sentait une inconvenance à se laisser chérir par des enfants pures. Il avait eu peur que la caresse naïve et confiante ne vint à l’émouvoir, ou que cette cousine de huit ans ne prît une habitude plus tard dangereuse. Les cheveux soyeux de l’enfant ne différaient point assez de ceux où se flairent les odeurs qui enivrent d’amour. La semaine suivante, dès qu’on sut le major et le capitaine en sûreté sur la côte anglaise, et, par les gazettes, les noms des demi-soldes compromis dans l’affaire du bazar français, sans que les leurs en fissent partie, Omer Héricourt médita plus sereinement à propos d’Elvire. Elle le recherchait pour ses jeux, fière de lui, grand et vigoureux, qui montait à cheval, dans la prairie close, car la tante ne permettait point de promenades solitaires, par appréhensions des chutes et des aventures. Afin de le rejoindre, au bout des vergers, la fillette courait à toutes forces. Elle l’appelait : " cousin !… cousin !… " d’une voix grave et désolée, si elle ne l’apercevait point d’abord. Le reconnaissant, elle bondissait, les genoux en l’air, comme une petite génisse, l’atteignait, se jetait dans ses mains, rieuse et brèche-dents. Si franchement elle l’admirait pour ses prouesses de gymnaste, qu’il n’avait pas le courage de la fuir. De plus, il s’amusait de tenir la menotte en sa main fraternelle, de voir l’enfant marcher sage et soucieuse d’obéir, inquiète aussi de sa parole. Qu’il se mit à sourire, elle sautait, devenait un diablotin pétulant et criard. Elle épouvantait les fauvettes du buisson. Elle escaladait les monticules. Elle imitait le braiement de l’âne. Elle tirait la langue à la vieille chargée de fagots, fée méchante, certes, qui change les princes en hiboux. La broderie à dents de la collerette se froissait et tournait à rebours de la figure. Tandis qu’Omer la remettait en place, l’odeur fine des cheveux blonds lui rendait à nouveau trop de souvenirs. Alors, il prévoyait Elvire grande fille et belle, avec la pureté de ces mêmes pupilles bleues dans un visage de clarté laiteuse. Il compterait vingt-quatre ans ; elle, dix-huit. Peut-être s’épouseraient-ils au reste. Cette idée lui donna de l’attendrissement. Il trouva drôle de commencer sournoisement sa cour. « Elvire jolie ! » se mit-il à la nommer. « Bel Omer ! » répondait-elle, coquette un peu, dans l’instant où, comme chatouillée, elle serrait les coudes et ramenait ses petits poings croisés contre sa gorge, en se dandinant avec la malice d’une crainte obscure. Il loua les fossettes des coudes, celle du menton menu ; elle parut sensible à ces compliments, moins, toutefois, qu’à l’offre d’un petit poussin jaune, qui mangeait seul, et trottait en piaillant. Elvire se plut à lui retrousser les plumes sur la tête, Omer de répondre aux interjections du bec par des discours relatifs aux événements contemporains. Sans trop comprendre, la joie de la fillette s’extasiait.

Cette sincère admiration enchanta le collégien. Auprès d’elle, il n’était plus le garçon de qui les enthousiasmes sombraient dans la débâcle soudaine d’une conspiration militaire, de qui la piété ambitieuse était méconnue par le rigorisme de l’Église ; il n’était plus le piteux cavalier que l’art équestre du capitaine blâmait, ni l’élève puni des jésuites, ni le mauvais auxiliaire méprisé par les champions des jeux au collège, ni l’enfant d’une patrie humiliée par la défaite et conquise par la tyrannie, ni celui qu’avait frappé brutalement un cosaque, en 1814, ni l’orphelin d’un père tué sur une terre lointaine, d’une veuve pauvre et endolorie par le chagrin, ni le descendant d’un bisaïeul autoritaire, et impotent. Près d’Elvire, il était l’homme fort aux approbations précieuses.

Pour enfant qu’elle lui avait paru d’abord, elle l’étonnait de ses parades mondaines quand elle jouait à « la visite ». De façon parfaite, elle parodia les grâces excessives de la tante Malvina et la mine éplorée de la tante Aurélie. Sur l’une et sur l’autre, elle savait mille historiettes piquantes, celles mêmes entendues dans les salons, pendant qu’elle feignait de l’application à tourner les feuilles des albums. Elle ne restait petite fille que durant les jeux. Ensuite, c’était une manière de personne toute faite, experte en élégances, parlant nansouk, cachemire, velours plein, mousseline, levantine, percaline et organdi, n’ignorant pas les divisions de la terre en cinq parties, sachant même l’appétit monstrueux du roi qui mangeait douze côtelettes à déjeuner.

Elle se consolait de partir pour le couvent d’Esquermes à la rentrée, avec Denise et Delphine, parce que c’était « le bon genre » de recevoir l’éducation chez les Dominicaines, en compagnie de jeunes personnes « nées ». Ainsi donnait-elle le change sur son âge, par la malice de sa conversation.

Avant un dîner de famille qu’offrit la tante Caroline, à l’occasion d’une chasse, et où par hasard assistait un parent, fort blanchi aux tempes, sec et silencieux, tout rasé, droit dans un frac d’uniforme, l’épée le long de ses mollets étiques, comme chaque invité avait offert le bras à une dame, Omer conduisait à table une toute jeune cousine des Cavrois, Elvire éclata tout à coup en sanglots. La bonne galloise l’emporta criante, trépignante, étranglée.

Cela le flatta beaucoup, bien qu’il approuvât la sévérité de Mme Gresloup, indignée de l’incartade.

Les jours suivants, Elvire bouda. Il fallut qu’il lui apportât une boîte de perles multicolores et les enfilât avec elle pour obtenir le pardon. Certainement, elle était jalouse ; elle l’aimait donc, sans le savoir. Ce lui mit au cœur une joie vive, à demi causée par le comique de cette passion enfantine, à demi par l’orgueil d’être choisi. Et, décidément, elle était une bien drôle de friponne en longue chemise de nuit, quand la servante poursuivait avec la sébille et l’éponge afin de laver le frais museau pour la prière du soir.

Ensemble ils explorèrent la vieille maison et ses placards oubliés, lorsque les pluies d’automne attristaient les heures, lorsque les nuages entouraient d’ombres violâtres et grises les couleurs plus éclatantes des prairies, des pommiers, des murs. Par les étranges, les interminables corridors, les revenants descendus des cadres, où se cambrent, une mouche à la lèvre, des dames d’antan, et les marquis à perruques, eussent pu maintes fois apparaître. Là, le vent aboie comme le loup-garou. Omer, Elvire fuyaient ensemble l’Invisible dans les escaliers vermoulus, et bien qu’il niât, lui, l’effroi qui gelait ses os. Forts, d’être deux, au moins, à frissonner, les yeux grandis, ils affrontaient les habits pendus dans les angles obscurs des garde-robes, ainsi que des morts omis là, par mégarde. La rassurant, le collégien affermissait son courage équivoque.

Souvent il expliquait, au salon, le sens des gravures. Et, parce qu’Elvire questionnait, la tante Caroline et Mme Gresloup devinrent un auditoire approbatif. Nul ne savait aussi bien que lui les mythologies et l’histoire. Dieudonné l’avoua même. Et, toute une quinzaine de septembre, Omer cessa d’être le faible, car il put expliquer, en outre, après la lecture de la Quotidienne et du Journal des Débats, quelles causes politiques obligeaient les monarques de la Sainte-Alliance à se réunir à Troppau pour combattre les carbonari de Naples, victorieux de leur roi. Mme Gresloup et la tante Cavrois le louèrent de cette science.

De cette même gloire, il sut à la jeune Elvire une vive gratitude. L’amour le faisait enfin admirer. Ce que ni les camarades, ni les maîtres, ni l’indulgence de sa mère, ni la camaraderie de l’oncle Edme lui avaient valu, la chaste tendresse d’une petite fille l’offrait soudain. Dans le salon de la tante Caroline, il brilla devant les cousines Gresloup, quelques dames voisines, le curé même, homme phraseur aimable, défèrent, aux mains délicates et à la gourmandise experte. En vain Dieudonné prétendit retenir l’attention par ses connaissances relatives aux bateaux à vapeur et au gaz d’éclairage, aux montgolfières, il intéressa moins. Mme Gresloup s’occupa d’Omer ; elle lui brossait la casquette à gland, tombée dans la poussière ; elle remarquait une tache au large pantalon blanc, aux bas bleus, une éraflure au vernis des escarpins, et appelait sa propre servante galloise pour réparer le mal. Contant les initiations de Moïse, et la fraternité de Babel, et les exploits des Philadelphes, Omer étonnait les visiteuses. Caroline même le choya. Elle l’installa dans la belle chambre. Les fenêtres ouvraient sur les prairies. Il y avait un ruban de sonnette en moire avec une poignée de bronze ciselé, une table à dessus de marbre blanc, une large gravure représentant Pyrame mort aux genoux de Thisbé qui se transperce. Un soir, la tante l’appela dans un coin et lui donna quatre napoléons d’or.

― Pour tes petites fredaines. Ne le dis à personne, au moins… Chut !…

Et elle remplaça dans le secrétaire le sac de peau qui tintait ; puis la grosse femme s’en alla, rieuse et en rajustant les clefs du trousseau pendu à la ceinture.

Omer comprit l’importance morale de ce don. La tante Caroline l’adoptait.

― Quand tu ne penseras plus à la prêtrise, lui conseilla-t-elle, tu pourras t’apprêter à suivre les cours de droit. Je te servirai ta pension d’étudiant à Paris. Et tu ne manqueras guère de causes à plaider ici. Je te donnerai la clientèle de la banque et des moulins. Aussi bien ton oncle Praxi-Blassans sollicitera pour toi un siège de procureur royal, si tu te déplais au barreau. Dieudonné montre du goût pour l’état d’ingénieur. Il dirigera les moulins, les charbonnages et les forges. Mais il faut quelqu’un pour défendre tous nos intérêts… quelle drôle d’idée de te faire prêtre. Tu m’as l’air joliment éveillé de bonne heure, pour un futur évêque… ― et puis, dit Elvire, quand on est prêtre, on ne peut pas se marier ! Et de rougir éperdument, car l’assistance riait. ― alors, si je me fais avocat, nous nous marions ensemble ! Proposa, demi-gai, demi-sérieux, Omer, ému. ― oh ! ça ! Fit-elle ; puis les larmes lui jaillirent des cils, et elle se sauva en battant sa mère, qui l’approchait. Dès cette heure-là, Omer avait pensé qu’à défaut des honneurs ecclésiastiques, du chapeau de cardinal, voire même de la tiare, il pourrait vivre sans mécomptes, époux d’Elvire, en plaidant pour les intérêts des moulins Héricourt et de leurs annexes considérables. La fortune des Gresloup n’était point minime. De retour au collège, Omer réfléchit durant le silence des études. Trop faible, il renonçait aux aventures glorieuses. Alors que préparer pour l’avenir ? Il admit qu’il plaisait surtout aux femmes. Corinne, Herminie, les nymphes rustiques, Elvire l’appréciaient. De l’amour, il espéra les meilleures satisfactions, et résolut de s’appliquer à les conquérir. Certains poèmes de Lamartine, copiés par édouard De Praxi-Blassans dans le livre des méditations, sur lequel pleurait sa mère, dit-il, avivèrent singulièrement la sensibilité des deux garçons. Omer lut en ce quatrain toute son âme : d’ici je vois la vie, à travers un nuage, s’épanouir pour moi dans l’ombre du passé ; l’amour seul est resté, comme une grande image survit seule au réveil dans un songe effacé. naguère officier aux gardes, maintenant diplomate â âgé de trente ans, à qui le roi venait de faire envoyer, comme présent d’honneur, les classiques de l’édition Didot, le poète, pour les collégiens semblait l’homme ayant expérimenté l’existence totale, et dans les plus belles conditions d’âme, de talent, d’aventures mondaines ou militaires. Qu’il pensât la même chose qu’Omer, et qu’il estimât cette pensée digne d’être traduite en style divin, cela rendit l’adolescent fier de soi. Dès quatorze ans, il possédait la conception véritable du monde ! L’amour seul console de tous les déboires mérités par les vaines ambitions, ecclésiastiques ou politiques.

Méditant au cours de longues heures, en étude, et en classe, il se voulut philosophe et poète. Ce rêve latin de la médiocrité dorée lui parut facile à réaliser dans le château de Lorraine, même si la fortune des Moulins et de la Banque périclitait. C’était la crainte du général Lyrisse, qu’avaient aigri d’ailleurs maints déplacements coûteux de garnison en garnison ; les bureaux tracassaient de cette manière les officiers bonapartistes.

Sous l’autorité royale, la faiblesse du petit-fils, comme celle du bisaïeul, du grand-père et de l’oncle Edme semblait certaine à jamais. Il restait à Omer de jouir en épicurien et de triompher en amant.

L’attitude affectée par le père Anselme le confirma dans la sagesse de cette abdication. Le jésuite lui parlait le moins possible, ainsi qu’aux élèves indifférents. Quand il développait ses vastes hypothèses touchant le rôle de la Providence dans l’histoire, il s’adressait à la fenêtre et non plus au premier de la classe, Omer ayant tout de suite repris cette place. Pendant les récréations, le Père Anselme participait aux jeux des élèves : la fierté d’Omer se détourna poliment dès que le hasard les rapprochait. Or, comme on devait autant que possible parler latin, dans les classes d’humanités, entre disciples et maîtres, il arrivait rarement que l’on échangeât des propos inutiles au jeu. Afin de garder une courtoisie respectueuse mais froide, dans ces rapports neutres, le jeune garçon s’observa méticuleusement.

Il choisit pour confesseur le Père Corbinon, et s’étonna de le découvrir amical, railleur, voire plaisant au tribunal de la pénitence. Le Père traitait en peccadilles les fautes de luxure, ne montrait de fureur qu’aux minutes où l’on avouait soit un mensonge, soit de la paresse. Il donnait des conseils de soldat et de logicien. « Je ne me charge pas de vous fabriquer une âme d’ange, répétait-il, mais un cœur d’homme loyal, ferme et chrétien par la charité. Je ne vous impose pas de pénitence, mais des aumônes. Nous irons ensemble dimanche, après la messe, visiter les pauvres, et vous leur remettrez le quart de la somme qui vous reste aujourd’hui. Réservez ce quart, n’est-ce pas ? J’y compte… »

Omer apprit de la sorte la misère des campagnes. Entre toutes, une chaumière renfermait plus de détresse, celle d’une famille ignoble. Le toit fendu abritait aussi quatre poules étiques et un âne boiteux, présent de l’équarrisseur. Amputé des deux jambes, le père se traînait à la manière des crapauds, sautelait de place en place. Il se nommait Périn. Dans une vieille barque pourrie, tirée là, remplie de foin, de loques et de puanteurs, cinq enfants grouillaient. Nus ou presque, coiffés de dartres, ils jouaient avec des os de mouton. La mère était assise sur une hotte, pour coudre de la toile : ce travail lui valait douze sous par jour, à condition qu’elle ne le quittât point de l’aube au crépuscule d’été. L’hiver, faute de chandelle, cela ne rapportait que de cinq à sept sous. La pauvresse ressemblait exactement à un squelette fourré dans une gaine de cire verdâtre. Sa bouche livide saignait, ses paupières suppuraient. Quelques cheveux bruns dépassaient encore le lambeau entortillant sa tête ; son jupon tait fait d’un sac, et son caraco de cent morceaux disparates, soie, laine, drap, percale, assemblées. Dès le matin, l’homme se hissait sur l’échine de l’âne boiteux et s’en allait tendre la main devant la porte des fermes. Le soir, il distribuait aux siens quelques croûtes. Le salaire de la malheureuse payait la location du taudis. Les aînés, deux garçons de huit et neuf ans, ramassaient le bois mort pour l’âtre et les chiffons du ruisseau pour les habits. Quant au père, l’épouvante de la bataille où il avait perdu ses jambes l’avait rendu presque idiot. Il répétait : " voilà ce qu’a fait de moi vot’Napoléon !… " et puis il ricanait en laissant filer la salive le long de sa blouse. Ces gens inspirèrent au jeune homme plus de dégoût que de pitié. Le père Corbinon se retroussait la soutane et balayait la bauge. Omer, la première fois, dut sortir pour obéir à ses nausées. Il pensa changer de confesseur, mais n’osa, et devint malgré lui, le protecteur de la famille Périn. Car il voulut surtout éviter que le collège adressât à maman Virginie de mauvaises notes qui l’eussent fait souffrir. Elle lui expédiait des lettres désolantes : " je ne sais trop quand je te reverrai, mon fils ; les médecins me défendent toujours de me risquer en diligence ou même en poste. Les cahots et les secousses, à ce qu’ils assurent, pourraient mettre à mal mes organes ; la saignée m’affaiblit beaucoup, ainsi que toutes leurs purges qui m’ôtent l’appétit. Heureusement je puis me promener au bras de notre bonne Céline qui t’envoie ses gros baisers. Je visite nos champs, dès qu’il fait soleil, et je vais régulièrement à l’église pour les offices. Mais si tu savais comme je suis fatiguée ensuite ! J’ai des jambes de plomb et quasi des boulets dans le ventre. J’emploie deux ou trois mouchoirs pour éponger ma transpiration. Tout cela ne présage point la possibilité d’un long voyage. Il faut donc absolument que tu viennes me faire visite aux prochaines vacances, si je suis encore de ce monde. Hélas ! les dissipations où t’entraîne mon frère te retiendront loin de moi puisqu’il a juré de te perdre, et puisque tu l’écoutes… Pourvu qu’il ne revienne pas de si tôt, pourvu qu’il reste à Londres ! Tu échapperais à la corruption. Autrement que dirai-je à Dieu, s’il m’appelle bientôt devant lui, et s’il me demande quel chrétien j’ai fait du fils qu’il m’a donné ? Comment répondre que tu n’es pas un impie qui se damne ? Je t’en supplie, Omer, songe à moi. Je suis très malade, je peux d’un jour à l’autre avoir à rendre compte de ton âme au Créateur qui nous juge tous. Quelle responsabilité écrasante tu me laisses ! Voudras-tu livrer ta mère aux flammes éternelles, ou du moins prolonger les angoisses du Purgatoire qui m’attendent ?… Je t’en supplie à genoux, pense à ton salut et au mien ! Si tu savais lire dans mon cœur, si tu pouvais connaître mes tortures, certainement, tu m’écouterais, tu t’attendrirais. Caroline me mande que tu renonceras, peut-être, à la prêtrise. Pourquoi ?… Pourquoi ?… Te sens-tu déjà corrompu à ce point, que tu n’espères plus vaincre les passions qui t’éloignent du saint ministère ? Réponds-moi longuement là-dessus. Tous les samedis, quand je prépare mon examen de conscience, mon plus gros péché, Omer, c’est toi, c’est le doute satanique que je sens dans ta pauvre petite âme chrétienne. Rassure-moi ! Rassure-moi !

« Mon père est ici, en semestre ; il s’occupe beaucoup des fermiers et de la culture. Il me supplée presque partout, malgré son âge. À cheval, il court les routes. Lui aussi endoctrine les électeurs du cens et les entraîne dans les mauvais chemins. Dieu me pardonnera-t-il de ne rien pouvoir contre tout, et contre tous ? Ton parrain continue de recevoir des voyageurs étrangers, et d’écrire des lettres, du matin au soir. Je me demande comment il résiste à un pareil travail. Il ne vieillit plus. Il sera centenaire. J’ai de bonnes nouvelles de Denise et de Delphine.

« Porte-toi bien, mon cher fils. La santé physique donne parfois la santé morale. Tu recevras un paquet par la malle-poste. C’est une écharpe cache-nez, et des chaussons. Promets-moi de ne pas les quitter de l’hiver. Place dans ton paroissien cette image de saint Louis De Gonzague. En récitant chaque matin et chaque soir la courte prière imprimée au dos, tu seras peut-être sauvé par son intercession. C’est la grâce que je te souhaite, en t’embrassant de tout mon cœur.

« virginie héricourt.

« Médor, couché à mes pieds, remue la queue : j’ai prononcé ton nom. »


Navré d’inquiétude, Omer communiqua cette lettre à ses cousins. Dieudonné Cavrois épilogua sur la nature de la maladie : elle affectait le foie, selon ce qu’il retenait de ses lectures assidues dans les ouvrages de médecine que renfermait une armoire des Moulins. Mme Héricourt était hypocondriaque. Cela se traitait communément. Elle aurait dû se rendre à Paris, consulter des docteurs notables, tels que Broussais, suivre une médication antiphlogistique. Et il expliqua sans fin.

Édouard présenta d’autres conseils.

― Maman me le dit sans cesse : ni elle ni ma tante Virginie ne se sont consolées de la mort de mon oncle Bernard, et leur douleur n’a trouvé de recours que dans la dévotion ; ta mère aime le mort en croyant aimer Dieu. Cela ne saurait surprendre. Combien de fois ai-je vu ma mère elle-même demeurer triste toute une journée en regardant la miniature qu’elle a du C’eût été un grand homme s’il eût vécu ; il a laissé des souvenirs inoubliables dans le cœur des femmes. Sa sœur le chérissait, et son épouse l’adora. Il faut leur donner l’affection qu’elles attendaient de lui. Si tu veux, je t’aiderai à composer des lettres très affectueuses. Je vais apprendre à maman que ma tante souffre davantage : elle la réconfortera de son côté. Nous sommes assez intelligents aujourd’hui pour remplir nos devoirs. Il faut, comme l’ordonne mon père, nous habituer à vivre noblement. Ta mère souffre par l’amour, et il n’y a pas de beauté plus haute que celle d’aimer. Nous la consolerons, va… ne deviendrai-je pas son fils, comme ton père le désira, si Denise y consent ? C’était un édouard tout autre que celui de l’année précédente : des mèches plates et noires encadraient son front pâle, sous lequel s’agitaient les saines lumières de regards presque virils. Il parla de sa petite fiancée chaleureusement. Omer nota que Denise avait plu durant un bref séjour à Paris : la tante Aurélie, vers la fin des vacances, l’y avait appelée avec Delphine. Lui ne savait rien des heureuses transformations que son cousin décrivait. Une fois l’an, pour les étrennes, sa sœur passait quarante-huit heures aux moulins Héricourt et s’y montrait peu charmante. Il ne l’aimait pas. Au reste, dédaigneuse pour Omer, elle vantait sans mesure le luxe des Praxi-Blassans. Elle se moquait trop des meubles usés, de la vaisselle ébréchée, des tapis souillés par l’incontinence des roquets. Aux moulins, ses conversations rapportaient le plus souvent celles de la duchesse de Maufrigneuse, de la marquise d’Espard ou de la duchesse de Grandlieu. Elle gardait une affreuse petite bague de cornaline parce que la marquise de Listomère la lui avait offerte, dans un bal d’enfants. Sa religion semblait de même une affectation d’aristocratie, qui l’égalerait à Delphine De Praxi-Blassans. Neuvaines, missions, sacrements étaient les motifs de magnificences et de vanités. Quant à son frère, elle l’écartait sous prétexte que les garçons ne devaient pas fréquenter les jeunes filles, et qu’elle détestait les garnements dépourvus de piété. Elle et Delphine lui faisaient honte de ses pantalons boueux, de ses vestes décousues, de sa figure en sueur. Il leur tirait les boucles. Il ripostait par des torgnoles. Et leurs visages alors se convulsaient, ruisselants de pleurs. Elles allaient se plaindre à la tante Caroline, exagéraient les torts, sournoises et calomniatrices. Aussi la louange nouvelle que décernait son cousin étonna beaucoup Omer. ― elle danse comme une reine… elle dit à chacun son fait en deux mots piquants… le plus bel esprit du monde ! Elle a de la religion… oh ! Tu la vois toujours mangeant sa panade, toi ! Sais-tu que nous allons avoir seize ans, elle et moi, l’automne prochain ?… une voix d’ange ! Les dominicaines la font chanter au chœur. Et l’archevêque de Cambrai l’a fait venir pour un solo, à sa cathédrale, pendant le mois de Marie. Faubourg Saint-Honoré, et puis dans notre maison d’été de Saint-Cloud, elle tournait la tête à tous les vieux chevaliers de Saint-Louis. Le jour qu’elle assistait à la séance de la chambre des pairs, avec maman, dans la tribune, elle donna des distractions au bureau… ― allons, je vois que tu commences à moins envier ma tiare ! Dit Omer. Le cousin protesta confusément. Il était amoureux de Denise, bien qu’il récitât, pour commentaire de sa passion : repose-toi, mon âme, en ce dernier asile, ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein d’espoir, s’assied avant d’entrer, aux portes de la ville. et respire un moment l’air embaumé du soir. pour lui,

Pour lui, d’ailleurs, le véritable avenir, c’était le service de l’Église. Son mariage ne l’en détournerait pas. À voix basse, il révéla que le comte de Praxi-Blassans l’avait fait admettre, par faveur spéciale, à titre de probationnaire, dans la Congrégation. Il montra les dix grains enflant le cercle extérieur de sa petite bague d’argent, qui formait ainsi chapelet. Le Père Ronsin lui-même l’avait reçu dans la chapelle des Missions Étrangères, rue du Bac. On pouvait ainsi devenir « jésuite de robe courte » et participer à l’œuvre immense de saint Ignace, pour le relèvement de la catholicité qui devait confondre en un seul tous les peuples chrétiens. Un seul cœur, une seule âme. Cor unus, anima una.

C’était le rêve même qu’ils avaient ensemble vénéré aux leçons du Père Anselme, et qu’ils n’abandonnaient point. Édouard ne croyait pas l’amour des créatures contradictoire avec l’amour du Créateur. Tenté par une grisette parisienne, aux Galeries de bois, il avait connu le plaisir. Un confesseur jésuite l’avait absous, ensuite, comme d’une faute vénielle.

Là-dessus, les confidences des jeunes gens ne tarirent guère. Harcelant Dieudonné, puisque la règle les obligeait à se réunir trois pour causer dans les cours du collège, ils parlèrent de l’amour sans trêve. Le gros Cavrois plaisantait salement, encore qu’il demeurât vierge, car il savait les phases des maladies honteuses, les saletés de l’obstétrique, et le mécanisme de la génération. Quand Édouard discourait sur la passion, Omer sur le sentiment, Dieudonné déclarait que c’étaient là des sauces qui cachaient le poisson, et un vilain poisson !

Auprès du poêle, l’hiver, et même en s’exerçant à patiner sur la mare de la prairie, ils continuèrent cette dissertation. À peine se détournaient-ils pour voir le Père Vadenat tomber, à la joie générale, ou les superbes exercices du père Corbinon, qui réussissait presque à tracer, avec la pointe du patin, des noms sur la glace. Les trois cousins se firent plus amis, à répéter ces propos. Dans leur conception de l’amour, ils s’apprécièrent, différents. Édouard souhaitait de séduire une belle jeune fille spirituelle, malicieuse, fière, et de lui saccager l’âme et les atours afin de s’en rendre le maître incontesté par la force irrésistible de son ardeur. Dieudonné convoita des courtisanes expertes et saines, capables de multiplier les sensations voluptueuses, d’émouvoir les épidermes. Omer eût voulu, pour lui, une sorte de sœur admirante qui l’eût caressé, comme à leur insu. L’emphase de Corinne, la passivité des nymphes rustiques, il ne les regrettait pas. Incertain devant l’avenir, il cherchait l’appui d’une amitié constante qui répondît à ses objections, et réconfortât ses espoirs débiles, en y ajoutant cette douceur de frémir à l’unisson.

Lorsque le printemps chargea de blancheurs légères les rameaux des pommiers, lorsque les lilas débordèrent le mur du jardin réservé au recteur, Omer Héricourt sentit, avec plus de chagrin, le manque d’une telle affection. La nature se renouvelait, jeune et pimpante. Les gazouillis des oiseaux enguirlandaient toutes les branches. Puis les fleurs des marronniers neigèrent dans les quinconces. Les boutons d’or éclatèrent sur les pelouses neuves. L’éternité du monde se rajeunit tout entière.

Lui se voyait dans un sépulcre blanchi de chaux à toutes les murailles. La vierge du corridor n’avait plus l’attrait du mystère. Briser la vitre, secouer les feuilles d’or, toucher la statue pour découvrir ce que célait la face de Marie, il ne le désirait plus. L’effigie renouvelait seulement une peine, celle de se rappeler sa mère malade et douloureuse en Lorraine, avec la peur de l’enfer toujours plus obsédante, de lettre en lettre. La mort et les sanctions religieuses épouvantaient la veuve, sans répit.

La Fin le hanta lui-même. Il imagina son père sanglant au milieu d’une plaine barbouillée par les fumées des canons et des fusils ; peut-être le colonel avait-il alors songé à son fils. Faudrait-il mourir sans avoir rien accompli ?

Il ne savait pas, comme son cousin Édouard, désirer âprement la domination, ni, comme Dieudonné, assouvir, par de l’assiduité aux sciences, sa curiosité de la nature. La certitude de sa faiblesse l’accablait. Il désespéra d’être jamais mieux qu’un enfant plaintif et méconnu, un enfant pareil d’âme à quelque fillette rougissante, écervelée, espiègle et jalouse.

La maternelle camaraderie de la tante Caroline lui plut alors mieux que tout. Vingt napoléons successivement envoyés, avec des messages affectueux et brefs, n’étaient pas sans témoigner le sincère de cette affection. Étonner la naïve admiration d’une fille amoureuse, écouter les avis de la sage Caroline, n’était-ce point la meilleure règle de vie pour son caractère de vaincu ?

Car il ne doutait pas de porter en soi tout le deuil de la défaite commencée, pour sa famille, aux champs de Presbourg, récemment confirmée par l’arrestation du lieutenant Boredain, l’exil de l’oncle Edme, et les pieuses angoisses de sa mère.

La crasse du collège parut, en outre, plus épaisse au soleil printanier, sur les manches des vestes et les encolures des soutanes. Les butors de la campagne empuantirent les classes, de leur linge peu renouvelé. Des pustules et des rougeurs ponctuèrent le coin des lèvres, le front et les joues adolescentes. Le graillon des cuisines fumait à travers les soupiraux. Entre le triomphe de la nature et la hideur des humains, le contraste s’aviva. Ceux-ci étaient malingres et passagers, celle-là sublime de splendeur et d’immortalité. Ce que l’oncle Edme avait enseigné de Jean-Jacques, ce qu’avaient chanté Herminie et déclamé Corinne obséda quotidiennement la mémoire d’Omer. On ne vivait libre qu’au milieu de la nature épanouie. C’est le désir de perpétuité, que signifie le goût réciproque des sexes. Ainsi, propageant l’existence des races, l’homme restreint les vigueurs fatales de la destruction. Et voilà les raisons divines des joies que procure la volupté.

La résistance à la mort fut le vœu des philosophies échangées entre les cousins. Édouard en appelait à ses souvenirs de Lamartine :


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Et ils confièrent à l’amour le soin de leur faire vaguement comprendre la beauté des harmonies naturelles. Écoutant Édouard louer poétiquement Denise, Omer espéra qu’un jour il serait aimé d’une jeune fille désirable. À deux ils créeraient la chair d’une humanité qui éterniserait sa vie.

Édouard récitait encore :


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Il souriait au ciel et scandait les hémistiches en faisant tinter sa voix comme tinte une corde pincée sur la harpe. Il était agréable de savourer l’émotion que provoquait son éloquence.


Au commencement de l’été, on annonça la mort de Buonaparte. Omer jugea que toute une époque généreuse s’abîmait avec l’homme. Il plaignit son oncle Edme. Pour mourir isolé dans une petite île des océans africains, était-il nécessaire de tant avoir remué le monde ? Au collège, on abattait l’idole. Le Père Anselme l’assurait en classe : Buonaparte et son frère Lucien n’avaient pu réussir au 18 brumaire qu’en vertu d’un pacte secret conclu avec les thermidoriens et les royalistes. Ceux-ci, après l’insurrection de vendémiaire, s’étaient relevés plus forts ; ils avaient agi dans la société de Joséphine, pendant l’expédition d’Égypte, et fait, au loin, convaincre le vaincu de Saint-Jean-D’Acre par les messages de l’amiral anglais. Une fois l’affaire conclue, Sidney Smith, laissa forcer, par le navire qui ramenait Buonaparte, un blocus étroit, dont aucun bâtiment depuis quinze jours n’avait pu tromper la vigilance. Le pacte étant approuvé par les principaux des Anciens, cette assemblée ratifia l’événement de Saint-Cloud. Elle prétendait que le vainqueur des Pyramides, après un intérim nécessaire pour l’apaisement des sectes, remît, selon ses promesses, le pouvoir au Roi. Sa majesté le nommerait lieutenant général des armées françaises et, rétablissant la monarchie, gouvernerait avec une Assemblée nationale. Mais le condottiere refusa de tenir sa parole. Le duc d’Enghien, puis Cadoudal et Pichegru la lui rappelèrent en vain. Alors : ceux-ci dénoncèrent à l’état-major jacobin du général Moreau la convention secrète, et l’engagèrent à déchaîner contre le parjure toute l’armée républicaine de Hohenlinden. Mais le duc d’Enghien, qui conservait le texte du pacte pour le publier à l’heure voulue, fut enlevé sur le territoire de Bade, dépouillé de son portefeuille, conduit à Vincennes et fusillé. Pichegru fut étranglé par les mameluks dans sa prison. Des juges que terrorisaient, au tribunal même, les gendarmes de Savary, condamnèrent à mort Cadoudal, et à la réclusion le général Moreau. L’armée du Rhin fut aussitôt déportée dans les Antilles, où l’anéantirent les fièvres tropicales et une guerre soigneusement ignorée par une presse esclave. En droit, Buonaparte n’était donc qu’un lieutenant déloyal et rebelle, un usurpateur qui avait trahi les Jacobins en acceptant l’aide des Bourbons, puis les Bourbons en gardant le pouvoir indu au moyen d’assassinats. Telle apparaissait la valeur morale de Napoléon, de qui tant de rhéteurs exaltaient la grande âme.

Écarlate entre ses boucles blondes, le Père Anselme tapait du poing la tablette de sa chaire poudreuse : et il dévisagea sévèrement Omer, comme si le discours véhément s’adressait au neveu du capitaine Lyrisse. L’enfant détourna les yeux, tandis que la bande obséquieuse des petits rustres ricanait, approuvait au long des pupitres, trépignait sous les bancs de bois cru, et regardait sournoisement le fils du colonel Héricourt. Il se souvenait. Maintes fois on avait, devant lui, cité l’admiration qui liait son père à Moreau. Le chef des philadelphes avait marié son ami à Mlle Virginie Lyrisse, puis l’avait entraîné dans sa chute. Rayé des cadres, l’officier avait seulement été réinscrit au camp de Boulogne, parmi ceux rappelés en foule avant la campagne d’Austerlitz. La vie du héros prouvait donc l’assertion du jésuite : Napoléon n’était rien qu’un aventurier de génie, un coquin miraculeux. En celui-ci l’imagination publique incarnait à tort la gloire du peuple jacobin qui vainquit les monarques au nom de la liberté. Les enseignements du bisaïeul s’accordaient avec ceux du prêtre. Et tout le rêve de l’oncle Edme, du major Gresloup, et de la Goguette bonapartiste était une erreur. La légende impériale s’écroulait avec son colosse à la tête d’or, aux pieds d’argile.

Le capitaine adressait d’habitude aux Moulins-Héricourt, afin de se présumir contre l’inquisition des jésuites, ses lettres au collégien. Caroline les remettait sans faute. Omer aima longtemps les relire, ainsi que certaines autres. De tels messages exaltaient son importance. Il tirait vanité, à l’ordinaire, de l’attitude que lui prêtait sa mélancolie de lecteur en manteau à l’espagnole, appuyé contre un arbre dans la cour du collège, loin des surveillants qui le croyaient d’ailleurs occupé de ses notes sur le cours d’histoire. Il laissait s’amollir la main qui retenait le message un peu jauni : telle son âme défaite et vaincue.


Saumur, ce 27 de décembre 1820.


« Mon cher conscrit,

« Ta sainte mère me mande que tu as été frappé par la détresse des pauvres que tu visites autour du collège. Presque tous, dis-tu, sont d’anciens soldats mutilés au service de Napoléon. Tu accuses le grand homme de leur misère. C’est un mauvais esprit que te soufflent tes jésuites du diable. Chasse-moi au trot ces sottises. Quand bien même ces misères seraient mille fois plus affreuses, elles paieraient à peine les ivresses sublimes de la gloire. Ces lâches se plaignent ? C’est que la veillesse et la stupidité propres à la vie civile les engourdissent. Demande-leur plutôt ce qu’ils pensaient lorsqu’ils entraient à Vienne en 1805 et en 1809. J’y étais, moi. J’ai vu. Ce sont des ingrats horribles. Plus tard tu reconnaîtras que j’ai raison, si tant est que tu puisses t’imaginer, quelque jour, quelles têtes portaient ces gens-là quand ils avançaient au son des musiques dans les villes conquises. Leurs culottes étaient boursouflées d’or ; les florins et les thalers marquaient en bosses sur leurs cuisses, et sonnaient dans leurs gibernes. Ils achetaient Bacchus, et mataient Vénus à leur aise. Ils ont roté, dans toutes les capitales de l’Europe, sur le sein des belles. S’ils étaient demeurés au fumier de leurs villages et à l’engrais comme des pourceaux malades, qu’auraient-ils connu ? " heureusement qu’il y en a d’autres que ces jean-f… ! Nous avons trouvé céans, à Saumur même, de braves amis décidés à ne pas laisser rouiller, sur leur poitrine, la croix d’honneur. Avant peu, je gage, tu entendras parler de notre chevalerie nouvelle. C’est une chance d’être tombés ici. " on t’a entretenu de nos croisières. Chez les engliches, nous sûmes, G… et moi, comment, grâce au comte de P… ― B…, ces messieurs de la congrégation ne voyaient goutte dans notre affaire. D’abord nous nous proposâmes de faire route pour l’Italie. Plusieurs étudiants de Paris, exilés là-bas depuis les événements, nous invitaient à les rejoindre à Naples, et à y prendre rang dans l’armée constitutionnelle : on y est sensible au double avantage de servir contre la sainte-alliance de Troppau et de dépister les mouchards de s. M. T. C. Seulement, nous lûmes dans les gazettes que le commandant Bérard n’avait vendu qu’à demi ses frères d’armes, dont nous sommes : alors nous avons répondu à quelqu’un qui nous faisait signe en France. Les policiers d’Albion tiennent boutique de passeports hanovriens à bon compte, ce qui nous permit d’embarquer à Plymouth, de débarquer à La Rochelle. " fouette postillon ! Nous arrivâmes à Saumur pour soutenir messieurs les libéraux et la garde nationale, qui voulaient offrir un banquet à cette vieille poule de Benjamin Constant, fichu bavard, peu sympathique aux militaires ; mais il gêne S. M. T. C. Ne ressemble jamais, mon cher conscrit, à un pareil cuistre. Mme Cavrois désire que tu deviennes avocat : c’est qu’elle n’a pas entendu pérorer cet olibrius genevois qui propose sérieusement de faire l’omelette sans casser les œufs, et qui semble même croire aux sottises qu’il débite. Va, il n’y a encore que les officiers pour le cœur et la décision. Retiens ça. Songe à l’épaulette de ton noble père. Rien n’est perdu de l’honneur français. J’aurais voulu que tu fusses auprès de moi, quand, avec la garde nationale bourgeoise, nous avons cogné sur les blancs de l’École. Ces godelureaux, indignes de porter l’uniforme, étaient venus en bandes jeter des pierres dans les fenêtres du Constant, et compisser indignement les bornes de l’hôtel où se préparait le banquet. Voilà comme ce traître de Clarke, simple capitaine à la Révolution, général en 1793, créé duc de Feltre par Napoléon, a composé les cadres de l’armée, en 1816, et choisi les futurs officiers parmi les seuls militaires signalés pour leur haine de la Révolution et de l’Empire.

« Enfin, la canaille n’aura pas toujours raison. Nous avons lâché quelques coups de pistolet dans le tas, aux acclamations du peuple. Ces braves comprennent que ce n’est pas en restant paresseux comme leur Loire ensablée que les libertés leur seront rendues. La batellerie du fleuve nous fournit des camarades. De gros événements se préparent ici, car la prochaine promotion de l’École, choisie dans les cadres de Gouvion Saint-Cyr, sera, dit-on, de notre bord. G… et moi n’avons pas fait de la besogne inutile.

« Nous allons gagner Marseille pour continuer notre voyage à destination de Livourne. Là-bas nous appellent de nouveau les étudiants proscrits depuis l’affaire du bazar. Je ne te parle pas de nos santés. Ce sont celles de vieux soldats taillés dans le chêne encore revêtu de lauriers. La fin de ce message était seulement de te dire que tes pauvres mutilés étaient de f… jean-f…, et qu’ailleurs on espère encore le retour de la gloire, dût-il en coûter à chacun un tibia ou un bout d’oreille.

« Je t’embrasse à grands bras. Soigne ton équitation ; et travaille bien. Tu deviendras alors un fils de Marcus Junius, digne de nous délivrer de ce gros Tarquin. G… t’envoie mille compliments. Ne t’étonne pas de l’en-tête commercial qui est sur l’enveloppe. La prudence est mère de la sûreté. Et le vieux galant de la Cayla fait lire les lettres dans son cabinet noir.

« E. L. CARNIQUET ET Cie. »



Esquermes, ce 19 de mars 1821.


« Mon frère,

« Notre mère m’écrit à la fin de me faire assavoir que tu penses encore renoncer à l’état de prêtrise. Cela lui cause beaucoup de chagrin ; celui que je ressens de ce chef est aussi bien ressenti par notre cousine Delphine. Nous sommes désolées. Représente-toi que, pour un garçon de petite naissance, il n’y a que cette sainte mission qui puisse te savonner de la roture. Si Dieu n’avait point voulu me faire la grâce de me destiner à un mariage noble, j’aurais pris le voile, sans hésiter. Comment pourras-tu vivre auprès des Praxi-Blassans et de moi, titrée vicomtesse, si tu ne portes pas cet habit qui exige les marques du respect ? Je ne saurais croire à la fermeté de ta résolution. Notre pauvre mère est bien malade. Voudras-tu l’affliger en te faisant soldat, en un temps où Sa Majesté le Roi Louis XVIII réserve les faveurs, comme il sied, aux personnes de naissance, dans les régiments ? Nous préférons penser que tu cèdes à un entraînement passager dont tu montreras bientôt un vif repentir.

« Aime Notre Seigneur Jésus-Christ, mon cher frère, de tout ton cœur. Nous prions pour toi ; nous commençons une neuvaine à l’intention de sauver ton âme ; et notre bonne directrice et sainte Mère Honorine Sainte-Véronique-de-l’Image s’associe à nos exercices pieux.

« Je t’envoie par la malle-poste un paquet de livres que publie la Société des Bonnes Lettres sous le patronage de M. De Chateaubriand. Tu puiseras dans ces lectures, si Dieu le veut, des avis salutaires, sous les fleurs les plus belles de notre littérature.

« À revoir, mon frère, au nom du Sacré-Cœur et de Marie.

« DENISE HÉRICOURT.

« P.-S.Mme la marquise d’Espard nous a fait don, à Delphine et à moi, d’un rosaire à grains d’argent, avec un grain d’or toutes les dizaines. Cette faveur, venant d’une des plus grandes dames de l’aristocratie française, me rend folle de bonheur. J’espère que tu te réjouiras de même.

« Donne le bonjour à Édouard de notre part, de la mienne surtout. Qu’il n’oublie point tout ce qu’il m’a promis. »



Gênes, 13 d’avril 1821.
« Mon cher conscrit,

« J’ai tant d’affaires que je t’écris trop rarement. Il faut qu’un biscaïen de la Sainte-Alliance des tyrans m’ait traversé la cuisse dans la plaine de Novare, le 8 courant, pour que je trouve le loisir de tracer à ton adresse ces quelques lignes, et cela sous les combles d’un palais où je me cache de la police autrichienne qui en veut à ma tête. " fichtre ! La tête d’un vieux dragon de l’empereur, ça ne s’attrape point comme une boule au jeu du mail ! J’aperçois, de mon trou, une bonne petite goélette qui tangue sur la mer verte du golfe et que j’espère rejoindre, en quelques brassées, dans le milieu de la nuit. Mais, comme je puis manquer mon évasion, je couche ces mots au long de ce papier à chandelles pour qu’au cas de malchance tu te souviennes plus tard d’un oncle qui t’aime bien, et qui pense à toi, aux heures où il paraît sage de convenir qu’on est, après tout, mortel. " n’aie pas peur : ceci n’est pas un testament. Toutefois je confie à une franche amie napolitaine, qui me dorlote depuis quelque temps, ma croix ; c’est celle de ton père, tu le sais, détachée de l’uniforme quand le cœur eut cessé de battre, à Presbourg. Donc, elle t’appartient. Si tu apprends des choses en noir, fais-la réclamer avec la tabatière où je garde le sable de Sainte-Hélène et avec quelques autres babioles, paperasses et souvenirs que je cachèterai tout à l’heure dans un paquet à ton nom. Adresse ta réclamation à la signora Graziella Monero, via di trastevere ; procida, presso Napoli. " maintenant, bien qu’il m’en coûte, je veux te dire ceci. Graziella Monero peut devenir mère avant décembre. Son enfant est le mien. Mon aïeul et mon père se chargeront de la tutelle. Je leur écris afin de les en prier. Mais ils sont vieux : c’est à toi, jeune homme, que je demande de veiller, plus tard, si je disparais demain, sur l’enfant. Je n’ai pas d’autre ami que toi. J’ai perdu ce pauvre G… dans la bagarre du 8. Je pense qu’il a été pris par les gardes du corps de ce misérable Savoie-Carignan qui nous a trahis le 22 mars en passant soudain à la sainte-alliance. Le mieux qui puisse advenir dès lors à G… est d’aller croupir, deux ou trois années, dans une forteresse de Moravie, à moins qu’on ne l’ait déjà fusillé à Turin.

« Par conséquent, il ne me reste que toi seul. Tu es jeune, très jeune : je sens qu’il serait peu délicat de te faire accepter, à cet âge, un tel devoir. Aussi je ne t’impose rien. Je t’avertis seulement d’une vérité. Agis dans la suite selon ta fantaisie. J’exige que mon aveu et ma requête ne t’engagent point. J’espère avoir fait de toi une façon d’homme libre. Agis en cette qualité.

« Je te dois des explications. Les voici. Quand nous arrivâmes, au commencement de l’année, à Naples, G… et moi, nous répondions à l’appel des étudiants de Paris venus en cet exil soutenir la cause de la constitution libérale que menaçaient les tyrans, au congrès de Troppau. Nous fûmes admirablement traités chez le général Pepe : je l’avais connu pendant la campagne de Russie, à l’armée de Napoléon. Vers cette époque, il avait été reçu philadelphe de notre loge régimentaire. Dans ses salons, je rencontrai Graziella Moreno, fille d’un maître élu des carbonari. Chacun me fit un bel accueil. Pour elle, c’était une jeune fille qu’étonnait comme un conte de la mère l’oie, le récit de mes campagnes et de mes aventures. Elle me remercia chaudement parce qu’en juillet dernier, après mon voyage en Espagne avec les cavaliers de Mina, j’étais venu affranchir ses compatriotes du joug absolutiste, soumettre le roi de plâtre. Elle parut m’adorer. Je te dirai que j’y allai… à la dragonne, selon mon habitude, et qu’à la première occasion, malgré les cris de sa bouche et les pleurs de ses grands yeux de jais, je me fis l’amant de cette belle aux bras d’albâtre.

« Notre liaison fut mystérieuse et passionnée, tout un mois durant. Je m’aperçus alors combien Graziella valait mieux que mon caprice, combien elle m’aimait sincèrement, et je compris qu’une séparation tuerait, sinon le corps, au moins l’âme de cette femme sensible. Tant que la mission de notre bande se bornait à fournir secrètement de la poudre et des fusils aux carbonari du Piémont, aux hétéries grecques de Janina, qui proclamaient alors leur indépendance contre le sultan, l’amour ne pâtit pas. Mais, dès que le congrès de Laybach eut lâché cinquante mille Autrichiens sur nous pour rétablir le despotisme dans les Deux-Siciles, il parut évident à nos compagnons que la Lombardie, vidée de troupes par ce mouvement, ne pourrait, avec ses seules garnisons, réprimer la révolte toute prête à éclater dans le Piémont. Il importa de gagner Gênes et d’y donner le signal de l’insurrection. Je tâchai de m’enfuir sans que Graziella le sût. À dix lieues de Naples, sa chaise de poste me rattrapa. Elle immolait sa fortune, son honneur, son rang et son avenir à notre passion.

« Que dirai-je en outre ? Pour l’amour de moi, ce fut elle qui arbora le drapeau constitutionnel à Gênes, le 10 mars, pendant que, juché sur une borne, je haranguais la foule en fort mauvais patois piémontais. Elle sortit à cheval, sur la place de Turin, la bannière tricolore dans la main, le soir où le vieux Victor-Emmanuel abdiqua en faveur de Savoie-Carignan, et aussi le 22, après que ce pleutre, emmenant presque toute notre cavalerie et nombre de nos canons, eut passé ignoblement à l’ennemi. L’audace de ma maîtresse releva les courages. Je la verrai toujours criant des mots italiens du haut de son cheval blanc à la multitude stupéfaite. Les cheveux épars sous un bonnet rouge de pêcheur napolitain, elle caracolait à l’extérieur des arcades roses qui soutiennent l’amphithéâtre des petites maisons, devant le lit pierreux du Pô. Toutes les jalousies étaient baissées par peur des espions et des dénonciateurs qui livrent maintenant, hélas ! cours prévôtales les libéraux trop contents vers cette heure-là. Dès que Graziella eut paru, parlé, chanté, toutes les jalousies se relevèrent à grand bruit, toutes les boutiques s’ouvrirent, la place se remplit de patriotes acclamant, avec la beauté de l’héroïne, la liberté qu’elle personnifiait de façon sublime. La cité, déserte et morne dix minutes avant, vécut tout à coup, avec mille tumultes et toutes les fureurs de l’enthousiasme. Ces pauvres gens abjurèrent leur terreur, répondirent à notre appel, prirent les armes, suivirent le comte de Santa-Rosa. Nous envahîmes, le 4 avril, le territoire autrichien, au chant de l’hymne constitutionnel, derrière l’étendard et la splendeur de mon amazone. Alors je l’aimai. J’appris ce qu’est l’amour véritable : notre idée la plus belle qu’incarne une femme aussi belle. " penses-tu que je puisse abandonner l’enfant conçu dans ce temps inoubliable, mon conscrit ? Que n’accomplira-t-il pas, ce prédestiné ?… hélas ! Que suis-je à cette heure, pour le sauver ? Un misérable proscrit caché dans les combles d’un palais en ruine. Les chevaliers peints à la fresque contre les murs se fendillent et tombent sur les dalles usées. Parfois des tuiles s’écroulent du toit dans les buissons de roses rouges qui ont poussé entre les marches disjointes du perron, et qui couvrent tout jusqu’à la mer monotone. Le vent mugit sous les voûtes, claque l’unique battant d’une porte. Sans doute les sbires et les espions rôdent-ils autour de mon refuge pour me conduire devant la cour martiale. Graziella dort, épuisée, sous les plis de ma cape. Si je tentais une démarche pour légitimer notre union par le ministère d’un de ces moines qui pullulent dans le quartier, j’attirerais certainement la mort sur ma tête ! " je t’écris ces choses pour que tu m’excuses, Omer, de t’offrir un devoir si lourd. Et, tout de même, si ce jean-f… de Savoie-Carignan n’avait pas entraîné nos deux régiments de cavalerie, nous aurions pu éclairer notre gauche à Novare. Jamais les autrichiens de Bubna n’auraient occupé à temps les hauteurs, ni pris l’armée constitutionnelle entre deux feux. Nous n’aurions point battu en retraite devant les canons de Latour ; je ne me serais pas sauvé de Turin à Gênes dans une voiture de foin que les douaniers lardèrent avec des tiges de fer à toutes les étapes. Ils ont fait huit trous dans mon manteau et percé ma botte gauche. Heureusement, je n’ai pas bronché. Graziella était blottie sous moi. " tout cela ne veut pas dire que je ne gagnerai pas à la nage tout à l’heure la goélette de mon ami, l’armateur carbonaro, et que je ne te reverrai pas bientôt, en Lorraine ou en Artois, mon cher conscrit. Nous t’apprendrons alors à ne point mettre les doigts sous l’arçon pour trotter, sacré renard ! " E. L. " pendant

X

Pendant les premiers jours d’août 1821, Omer Héricourt se rendit d’Artois au château de Lorraine. Il voyagea seul, en diligence, « à la garde de Dieu et sous la conduite du conducteur », comme l’enregistrait la feuille du maître de poste. Dans la voiture, un prêtre bâillait derrière son tricorne, dépliait et repliait la Quotidienne ; une petite vieille, marmonnant, égrenait son rosaire. Les mains dans les poches, un commis voyageur fredonnait :

Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille !…

Trois marchands commentaient la saveur des vins. Un ménage bourgeois épluchait des oranges. Admirablement frisé, éperonné, enflé par les tuyautages de son jabot, le mari murmurait des aventures bouffonnes dans le cou de sa femme grassouillette ; elle semblait fière de lourdes topazes encadrées d’or massif, et pendues à ses oreilles. Elle riait, soudainement joufflue, rouge jusqu’aux sept peignes qui retenaient les anneaux et les tresses de sa chevelure brune.

Omer se flatta de l’intéresser, car son attitude mélancolique s’enveloppait d’un léger manteau à l’espagnole doublé d’amarante, cadeau de la comtesse Aurélie. Il le portait sur sa veste de nankin, malgré la saison, en hommage à la dernière mode ; d’ailleurs, l’averse s’écrasait contre les carreaux trépidants des vasistas que mouchetaient les gerbes de boue liquide. Du velours des banquettes une odeur sûre montait. Omer porta jusqu’à son visage un mouchoir de sa sœur, parfumé à l’eau des sultanes. Il croisa ses jambes en bottes, ses premières bottes de ville, pointues au bout, taillées à cœur dans le haut de la tige, et qu’il avait obtenues de la généreuse Caroline. Le relent du cuir, bien qu’un peu fort, lui plaisait comme une marque de vie cavalière, noble. Il déplora qu’elles se fussent crottées dans la cour de l’auberge. Mais il savait, agréables sa figure, déjà mâle, et son regard bleuâtre insistant, sous de beaux sourcils noirs réunis à la racine du nez. Il n’ignorait pas la grâce de ses cheveux flottants, que couronnait une casquette de velours mol à gland de soie, ni l’intelligence de sa bouche fine, roidement coupée dans la chair que pâlissait encore l’ample cravate de cachemire bleu, nouée à l’orientale. Le goût d’ennoblir, par l’élégance, sa personne extérieure l’obsédait fort, comme sa résolution d’aimer, de séduire, et son aisance à découvrir chez autrui le grotesque et le commun, dont il s’estimait incapable.

Vraiment, aucun des voyageurs ne l’égalait en bon genre. La dame choisissait trop gaiement les cerises dans les profondeurs de la capote qu’elle gardait sur les genoux, en manière de panier commode. Par économie, elle était attentive aux plis du fourreau en mousseline verte où ses jambes se trémoussaient. Un grand monsieur paterne et lecteur du Constitutionnel, arborait, hors de propos, des opinions libérales en restant coiffé d’un bolivar aux ailes bonnes contre le soleil des pampas. Dans le coupé, Omer avait aperçu néanmoins une jeune fille qui, vêtue d’une simple robe marron fort étroite, et à demi dégagée d’un schall, rêvait aux poésies de l’Écho des Bardes, l’almanach clos entre ses mains longues. Auprès d’elle, un monsieur d’âge réfléchissait, le triple menton sur le bec de sa canne. Omer se fût senti mieux à sa place près d’eux que dans l’intérieur du coche : il différait du vulgaire. Seule cette jeune fille eût compris l’attitude mélancolique d’un être voilé dans les plis du manteau à l’espagnole.

L’examen de son intelligence, poursuivi pendant les heures du voyage, n’égaya point Omer. À l’obstination philosophique du bisaïeul et à l’ardente dévotion de sa mère il apportait un esprit découragé par l’avortement des complots, par la sévérité de l’Église et, malgré cela, tout épris de vivre, mais intérieurement, sans prétendre à persuader plus d’une âme : une seule âme amoureuse. Pour affronter les désastres des révolutions et des guerres, ou pour sacrifier les joies naturelles aux prescriptions du dogme, il ne se jugeait plus assez énergique, assez croyant. Quelques tomes de Diderot et de Voltaire, dérobés aux placards des Moulins-Héricourt, pendant les vacances de pâques, avaient nourri le doute insinué par le capitaine, l’été précédent. Si les prêtres, en somme, avaient trahi la pensée du Christ ? Ce pape docile envers les monarques, ces évêques arrogants, ces vicaires flatteurs du riche, ces amis des Pharisiens et du César, que gardaient-ils de l’évangélique humilité, du culte des faibles et des pauvres ? Peu de chose, évidemment ! Et, parmi eux, s’il était des faibles et des pauvres, comme les Pères du collège, ils se vantaient de servir les souverainetés et les autocraties. Devenir prêtre ? Autant devenir l’esclave sans recours de maîtres inconnus, peut-être vicieux comme Alexandre Borgia, despotes comme Six-Quint, ou prévaricateurs comme Clément XII. Le Père Anselme souffrait. Le Père Corbinon possédait un caractère inimitable de rustre héroïque. Le Père Gladis ne vivait pas sur terre, mais dans les nombres et les étoiles. Le Père Vadenat était une brute qui se contentait de la soupe assurée en échange de sa mémoire grecque et latine. Obéir vingt années encore, probablement, à de pareils hommes, en disciple muet, déférent, soumis, avant l’épiscopat, Omer n’y consentait plus. Outre l’avenir de l’évêque, de l’officier, du conspirateur philosophe, de meilleurs s’annonçaient, qu’il souhaita.

Il salua son bonheur dans les yeux de la jeune dame à la robe verte (elle regardait les cerises mordues par sa bouche fraîche), et dans les formes de son corsage, sous le sautoir de soie. La malice de l’instinct viril l’imagina prête à se dévêtir. Et, bien qu’Omer affectât l’étude du Lamartine entr’ouvert dans les plis de son manteau, il jetait, à chaque hémistiche, une œillade de passion vers la joyeuse gourmande. Ne le préférerait-elle pas tout à l’heure à ce mari grossier, farceur, dont le jabot monstrueux et taché, dont le large pantalon jaune coulissé sur la cheville, ponctué de boue, dont les favoris abondants et les cheveux en buisson dénotaient l’âme nulle, impertinente et malpropre ?

Au reste, le collégien n’attendait point que la dame se rendît à ses transports. Il désirait seulement cet échange de regards brefs et complices qui se choisissent, se livrent et s’unissent publiquement, alors que les âmes se font ce mutuel aveu : « S’il n’y avait pas la religion, les lois, les convenances sociales, la pudeur, nous mettrions incontinent nos lèvres sur nos lèvres, nos corps dans nos bras, et nous mêlerions, en une simple ivresse, les désirs de nos vies, comme nous mêlons en un simple éclair les souhaits naturels de nos yeux. »

Maintes fois, il avait obtenu déjà ce consentement tacite des filles, aux champs, des servantes, à la maison, des marchandes, aux seuils des boutiques, ou derrière leurs comptoirs. Cela lui suffisait, d’habitude. Quelques imperfections physiques, le son fâcheux de la voix, l’embarras d’une cour à entreprendre, les menaces du ridicule, le dissuadaient de tentatives plus osées.

Donc, glissant les œillades, il les chargea de tristesse. Ne savoir comment espérer l’amour de la jeune dame, et s’en navrer à en mourir, voilà ce qu’il croyait inscrire sur sa physionomie, durant l’espace de la seconde où il relevait sa tête penchée vers le volume. Il feignait alors de murmurer en soi quelques vers, si l’époux s’apercevait du jeu.

Pendant trois heures de pluie, l’adolescent prolongea le manège. Il s’ingéniait à des variations dramatiques, langoureuses, prometteuses de vices. On lui eût assuré, sans le surprendre, qu’entre ses paupières décloses, passaient visiblement les tableaux de ses imaginations ou de ses souvenirs érotiques : une servante qui le caressait étendu sur ses genoux, Corinne l’étouffant de ses étreintes musculeuses, ou cette jeune dame se dégrafant pour leur baiser double.

― Aglaé, offrez de vos cerises à monsieur… Les jeunes messieurs aiment beaucoup les cerises… Allons, ne faites pas le fier : cela rafraîchit…

― C’est de bon cœur, prenez donc ! ― ajouta la dame, toute rubiconde dans la franchise de son rire.

― Vous vous faites mal à la tête, à lire tant que ça, ― reprit l’homme. ― Saperlipopette ! il faut laisser les bouquins au collège…, et vive la gaieté !…

Omer sentit le sang lui bondir au front, puis affluer au cœur. Il reçut les cerises en tremblant, remercia, les garda dans ses mains.

― Mangez-les, à présent !…

Un cahot du véhicule le bouscula. Omer eût tué ce couple de qui la saine humeur ignorait évidemment ses manigances, ou s’en souciait peu. Il crut que deux larmes allaient éclore aux coins de ses cils, mais répondit poliment aux mille questions de gens ravis de découvrir un sujet de babillage. Il se vit examiné comme un acteur en scène. Le but de son voyage, l’état présent de ses études, la profession de ses parents, son âge et celui de sa sœur, ils lui tirèrent tous ces renseignements et mille autres accessoires, pour le prix d’une poignée de cerises. Au bout de ses mitaines, la femme avait des doigts courts, ridés, et des ongles noirs. Sa poitrine, qu’Omer sentit, en un moment où elle se baissa, fleurait la cotonnade sous l’odeur poussiéreuse de la mousseline. La pommade qui graissait les boucles de sa coiffure était rance. Elle parlait à Omer comme une maman ou comme une tante à un petit garçon.

Pour les tenir en respect, il nomma le comte de Praxi-Blassans, pair de France, et l’oncle Augustin, qui venait d’être promu général commandant la légion de la Meurthe. Aussitôt, ils se regardèrent avec des « oh ! » et des « ah ! » déférents.

― Je le disais bien aussi qu’à vous voir, on était susceptible de penser que vous étiez un fils de famille !… En voulez-vous encore des cerises ? Prenez-les. Ça me ferait honneur !

Omer dut accepter, par crainte de paraître vaniteux. Mais le mari, devenu grave, s’enquit de l’influence dévolue au comte de Praxi-Blassans, l’exagéra, puis conta des histoires. Associé de son beau-père, il tenait à Reims un magasin de nouveautés, avec voiture de marchandises, et deux chevaux à l’écurie : il montait l’un tous les dimanches, ce qui justifiait le port des éperons. Il revenait d’Amiens, après la commande annuelle de « velours pleins ». D’Arras, il rapportait plusieurs pièces de dentelles destinées aux dames de la magistrature et de la noblesse champenoises. Quelques-unes de celles-ci payaient mal, insinua-t-il par circonlocutions pleines d’une respectueuse indulgence. Et il sollicita l’apostille du pair de France pour une lettre circulaire invitant chaque débitrice à s’acquitter envers la boutique de falbalas. Le comte de Praxi-Blassans n’aurait qu’à mettre une signature au bas de la minute. Cela sauverait le couple de bien des tracas. Ils les désignèrent par le menu.

À l’idée du comte recevant pareille requête un matin d’humeur quinteuse, Omer faillit éclater de rire ; mais il crut indifférent de promettre. La jolie rémoise devenait familière jusqu’à lui épousseter la manche. Les bourgeois le courtisèrent. Lui se drapa dans son manteau noir, parla de son père, le héros, se dit voué à une affreuse tristesse parce qu’il gardait en soi le deuil de la patrie vaincue. Sérieusement écouté, il usa d’éloquence. Que pouvait entreprendre un jeune homme après les exploits magnifiques de sa famille ? Se faire prêtre ? Mais il sentait autre chose en lui : un désir de vie, de conquête et de liberté. Et quels buts à ce désir ? La Sainte-Alliance des tyrans dominait le monde. Huit mille baïonnettes autrichiennes venaient d’abolir à Naples la constitution établie l’année précédente, par ce brave général Pepe… Surpris de sa propre audace, Omer discourut pour le sourire béant d’Aglaé, dont la lèvre inférieure s’inclinait comme le pétale d’une rose mûre. Certes elle l’admirait ; et l’homme approuvait sans cesse, levant ses grandes mains calleuses, l’une après l’autre, puis les abattant sur ses cuisses, après un haut-le-corps d’indignation. Il confessa ne lire point les journaux ; mais il avait retenu plusieurs couplets frondeurs de Béranger qui lui dictaient sa conviction.

Omer entendit une foi neuve se révéler soudain dans ses périodes, pendant qu’il tentait de séduire cette bourgeoise. En lui servant les déclamations de l’oncle Edme, les homélies farouches du Père Anselme, et les philosophies du bisaïeul, retrouvées pêle-mêle dans les réserves de sa mémoire, le collégien s’étonna qu’une force vibrât, inconnue et virile, parmi ses paroles.

À l’auberge du relais, rien n’empêcha la continuation du discours devant les cinq poulardes tournant sur la broche contre les hautes flammes d’or. Le vin mousseux d’une bouteille débouchée par le mari pétilla sur les langues. Omer se grisa de mots. Il décrivit les batailles de son père, prodigieusement ; il les accompagna de gestes propres à sabrer les invisibles escadrons des monarques. Cela le gêna qu’une servante étendît la nappe, disposât les assiettes à coqs de couleur, entre les phrases, qu’elle mêlât le tintement des verres et des fourchettes au bruit des métaphores.

Le gros monsieur coiffé du bolivar prêtait une oreille bienveillante, dans son coin. Après quelques attitudes de stupeur, le prêtre alla prendre l’air sur le seuil ; la vieille femme caressa son chapelet en plissant les rides de son front ; la jeune fille du coupé et le vieux gentilhomme sourirent : leurs mines ironiques se regardaient. Le Rémois trinquait avec les trois marchands et l’hôte, dont ils plaisantaient ensemble le gilet à ramages, la panse en tablier de toile, et la trogne violacée.

Malgré tout, la compagnie entière écoutait le jeune homme. Sa nouvelle personnalité de causeur ne l’étonnait pas moins qu’elle n’étonnait les gens. C’était la naissance inattendue de sa hardiesse. Supérieur tout à coup à la société de la diligence, il s’attribuait le droit de la convaincre et de la soumettre à son esprit.

― Paraît que c’est le neveu d’un pair de France ! ― entendit-il murmurer non loin de lui, par la servante, devant la table de la jeune fille en robe marron.

Marchands et commis-voyageurs cessèrent de prodiguer leurs calembours afin de mieux comprendre. Aux instants où sa voix s’arrêtait pour boire, car l’éloquence sèche la langue, Omer n’entendait rien que l’attention du silence. La veille, cela l’eût intimidé follement. Il fût demeuré court. À cette heure, au contraire, les souvenirs de mille idées déclamatoires se pressaient en lui pour se vêtir à la hâte d’adjectifs, de phrases, de sons, d’images, et parader en cette salle d’auberge, à l’ébahissement du vieux gentilhomme, de sa fille qui levait doucement le verre dans sa main d’opale, du prêtre qui mangeait, rouge d’indignation, du gros monsieur approuvant avec la tête toujours couverte, de la vieille dame au chapelet et aux yeux de poisson malheureux.

À mesure qu’Omer parlait, qu’il buvait, une foi précise succédait à ses croyances jusqu’alors égales en valeur et contradictoires. Une seconde intelligence se révélait, mystérieuse et laborieuse, qui avait, dans les arcanes du cerveau, couvé les leçons des maîtres, celles du bisaïeul aussi, comme les démences du capitaine. Pendant que le disciple recevait l’enseignement d’une oreille distraite, cette intelligence avait recueilli toutes les paroles, assemblé, confronté, déduit et résolu. Soudain, elle prêchait des choses fortes qui résonnaient jusqu’aux solives mal blanchies du plafond.

Les morceaux restaient sur l’assiette du causeur sans qu’il prît garde de les couper. On lui enleva les portions presque intactes ; on leur en substitua d’autres. Il l’intéressait peu d’assouvir sa faim, extrême pourtant, l’heure précédente. L’important était de tenir en éveil l’indignation du prêtre, la peur de la dévote, la vénération devenue toute humble des commis qui se regardaient et hochaient la tête en signes approbatifs, et la mine d’indulgence narquoise que parait le sourire de la jeune fille adossée paisiblement sur la chaise. Omer se souvint du jour où couché dans les avoines, il écoutait retentir encore la voix de la Révolution par la bouche du chevalier de Vimy et de Publius-Scipion Deconink, où il se connut un homme apte à l’effort ; et voici qu’un an plus tard, l’effort s’accomplissait dans cette salle d’auberge, toute sonore de sa foi neuve.

Les histoires des peuples chantaient par sa voix, qui les dit toutes, depuis les dures initiations de Memphis, jusqu’à la marche triomphale de Valmy à Moscou, jusqu’à la trahison du chef auquel fut confié le camp d’Hiram, jusqu’au désastre de l’idée républicaine, prête à la résurrection. Voilà comment la seconde intelligence, l’inconnue, déclamait les leçons du bisaïeul, les enthousiasmes du Père Anselme et les colères du capitaine Lyrisse, fondue en une seule ivresse de paroles que vinrent même écouter aux portes, les postillons, les palefreniers et les filles de basse-cour.

Or, par la ruse de cette éloquence étrangère à lui-même, Omer conquit, sous la table, le pied de la bourgeoise, puis la chaleur de la jambe enlacée à sa jambe. À travers la salle, la jeune fille échangea tout à coup avec lui cet éclair des deux regards qui avouent leur passion de l’instant.

Oui, la vierge élégante lia son âme à l’âme diserte, tandis que tout son buste palpitait et que ses fines mains d’opale serraient nerveusement les grands effilés du schall affaissé autour de sa taille étroite. Vraiment, tandis qu’il vantait le carbonaro lord Byron, en route pour la Grèce insurgée, Omer Héricourt, dix minutes, posséda l’émotion de la jeune fille et la chair esclave de la bourgeoise. Toute la chaleur naturelle de cette femme le pénétra. Toute une âme éprise de grandeurs apparut au sombre visage de la vierge pour l’appeler. Le jeune homme se comprit aimé par une âme et par un corps.

Quand la fatigue eut appesanti les paupières, chacun prit sa chandelle et s’en fut aux chambres. Dans la sienne, Omer se félicita. Il le savait : l’artifice de sa mélancolie, précédant celui de son éloquence, lui permettait de plaire. Il pensa tenir le talisman qui ouvre les cœurs féminins et qui attire la complaisance des caresses. Cependant il n’osa poursuivre la série de ses avantages. Aux côtés du marchand rémois, l’épouse était certainement gardée. D’ailleurs, les préliminaires de la victoire suffirent au collégien ; il se louait trop du résultat de ses hardiesses pour s’occuper mieux des victimes. C’était son intelligence qu’il courtisait, cette nuit-là, et lui-même, qui avait découvert le moyen du bonheur. Il tremblait de subir une déconvenue en vérifiant par des galanteries plus expresses les bonnes volontés sentimentales. Quelques heures plus tard, ne trouverait-il pas au château des ducs l’accueil de quelque servante ? Pour l’heure, assis dans le fauteuil de paille, devant la longue mèche charbonneuse de la chandelle qui coulait, il ne pensa même point à la couper avec les mouchettes de cuivre mises sur le plateau. La glace encastrée parmi les moulures du trumeau le mira trop heureux, dans le manteau à l’espagnole qu’il laissait autour de son jeune corps mollement accoudé contre le marbre de la commode. " me vit-elle ainsi, la jeune fille ?… me vit-elle triste et noble et sous les plis de cette sombre étoffe qui me sépare de vulgarités ? Crut-elle au deuil que porte mon visage d’enfant déçu par une sagacité précoce ? A-t-elle deviné les angoisses sataniques du doute et les désespoirs de mon front où se lit l’épitaphe des libertés abattues ? A-t-elle contemplé la forme de mon être immobile comme un tombeau, et d’où sort brusquement la voix de quarante siècles lassés d’espérance ?… c’était bien à ce jeune homme-là que s’adressait le bref amour de son regard azuré, au jeune homme de ce miroir glauque et fendu comme un mur de ruines… oui, mon image lui plut ainsi. Quelle langueur admirable chargeait ses longs cils ! Ses mains étaient de celles qui touchent les harpes des archanges… les moirures changeantes de sa robe la rendaient pareille à l’ondine d’une rivière en course, qui passe sous l’ombre des feuillages, puis dans les clartés du soleil, alternativement. La fleur de ses lèvres serait exquise à baiser… comme Comme la douceur de ses bras au cou consolerait ma faiblesse qui s’exalte en vain ! J’y veux songer. Nous nous rencontrons au bord d’un ruisseau. Elle me voit pensif. Elle s’approche… Elle se précipite sur mon sein… Quelle joie de le penser !


« Quel bruit plus éternel et plus doux sur la terre
« Qu’un écho de mon cœur qui m’entretient de toi !


« Comme M. De Lamartine exprime en ces vers ce que je ressens !… Ma chair tremble de félicité, à l’imagination de cette entrevue. Dans l’émoi, ses tresses se détacheraient. La soyeuse caresse effleurerait ma joue et mes mains qui soutiendraient les frisons de sa nuque creuse. Je lui murmurerais ce vers :


« Ô néant ! Ô seul Dieu que je puisse comprendre !…


« Elle étoufferait ce blasphème atroce sous la fraîcheur de sa paume et la tiédeur de ses larmes éperdues… Dans le parc de Lorraine, nous atteindrions ainsi, passé la charmille, la colonnade circulaire autour de la vasque muette : le dauphin ne crache plus l’eau, depuis la Révolution. Là sans rien nous dire, nous nous aimerions par l’échange de nos regards. Nos cœurs goûteraient une mélancolie d’êtres faibles devant la robuste éternité de la nature ; et nos tristesses se consoleraient en savourant la douceur d’un lent désir que favoriserait un rayon de lune, l’astre des humbles et des timides, des pauvres fantômes errants… »

L’odeur du suif grésillant sur le chandelier le réveilla vers l’aube. À demi déshabillé, il se coucha, rejoua les drames de ses songes, au cours d’un nouveau sommeil. Quand il descendit en retard, la jeune fille montait déjà dans le coupé. Le bonnetier entreprit Omer immédiatement, lui fit serrer dans le portefeuille plusieurs exemplaires d’une simple missive que le comte de Praxi-Blassans devait apostiller, afin de prévenir les nobles débitrices du magasin rémois. Le fâcheux se garda de lâcher sa victime, l’installa dans la voiture, entre lui et sa femme, laquelle sembla n’avoir nul souvenir du tendre enlacement sous la table, mais contraignit son voisin à vider avec elle une boîte de croquignoles. Ensuite la chaleur et la pluie rendirent plus accablante la monotonie des heures. Il s’endormit, après sa voisine, alors que l’époux étouffait mal des bâillements précurseurs. Les commis, le prêtre et la dévote ronflaient depuis les premiers tours de roue.

Au relais suivant, dans la même averse, après l’aumône d’un regard qu’elle lui donna joyeuse et moqueuse, la jeune fille, à la suite du vieux gentilhomme, laissa la diligence pour monter dans une caroline à deux chevaux gris. La voiture de campagne s’engagea par une route transversale, et s’effaça très vite sous les rayures de la pluie, plus bruyante que les grelots des colliers.

Que visait l’ironie de la disparue, se demandait le collégien ? La brève promesse de leurs œillades, et dont il n’avait su profiter ? Ou bien l’élan de son éloquence, méprisée maintenant par cette personne à coup sûr aristocratique et de famille ultra ? Comment poursuivre une aventure si peu commencée ?… Point d’autre solution que de déplorer son impuissance.

Il enveloppa mieux sa détresse dans le noir de son manteau. Peut-être avait-il paru ridicule, d’ailleurs, à l’auberge. « On rencontre partout, à présent, des petits garçons fort impertinents et qui parlent sans mesure de mille extravagances ! » avait dit assez haut le prêtre, après avoir remercié la dévote de consentir à l’ouverture du vasistas. Or les marchands avaient souri. Mais l’homme au bolivar avait récité, pour les nuages de la vitre, la maxime de Corneille : « Chez les âmes bien nées, la valeur… ", tandis que le bonnetier chantonnait : grâce à la vigne, unissons pour toujours l’honneur, les arts, la gloire et les amours cette allusion à l’ébriété possible qu’eût déterminée le vin mousseux indigna le fils du colonel Héricourt. Certes il n’était pas, la veille au soir, dans son état ordinaire, mais de pareilles vapeurs n’avaient pu qu’accroître les dons de sa parole, non l’inspirer toute. Plus il songeait à son rôle de causeur historien, philosophe et politique, plus il admettait la précellence de ce mérite sur tous ceux adoptés jusqu’alors par sa personne. Il n’avait émis que les meilleures idées du bisaïeul, du père Anselme et de l’oncle Edme, lesquelles n’étaient point sottes, à coup sûr ! Les gens du commun avaient pu s’y méprendre, parce que l’ivresse seule délie la langue de leurs parents et amis. Entendre habilement discourir un jeune garçon, à l’âge où ils n’étaient eux-mêmes que des écoliers ignorants et timides, avait surtout excité la sotte jalousie de leurs médisances. Il convenait de s’en peu soucier. Dédaigneusement, Omer se blottit, ferma les yeux, entre les ronflements paisibles du bonnetier et de son épouse. Lorsqu’on trouva dans une auberge de la route les gazettes apportées par la malle-poste, Omer Héricourt jugea bon de les acheter toutes, en homme avidement préoccupé des querelles publiques. Cet acte confirmait, pour les spectateurs, la sincérité de son apostolat ; et les railleries s’éteignirent. Pour lui, remonté en sa place, il entreprit courageusement l’étude et la comparaison des thèses soutenues par la quotidienne, le drapeau blanc, le journal des débats, le constitutionnel, la minerve. à vrai dire, chacun des articles lui sembla doué de raisons égales en valeur, bien qu’ils défendissent des politiques contraires. Dans l’incertitude, il se rendormit.

Sans autres aventures, aux portes de Reims, les marchands prirent congé de lui. La même pluie continua de noyer les coteaux et les plaines de la Champagne, puis les bois de Lorraine.

Au réveil, les pavés de la route royale se prolongèrent dans la cité qu’éclairait une brève illusion du soleil.

Les brasseurs roulaient leurs tonneaux dans un faubourg lépreux envahi par les beuglements des vaches et les voix de mille cloches criant allégresse. Puis ce fut l’ossature géante de la ville, les murs noircis des contrescarpes, les parapets de briques, et les gazons rectangulaires des talus aux embrasures vides qu’effleuraient de leurs cimes les hauts arbres plantés sur les bords du ruisseau coulant par le fond des remparts. Une passerelle enjambant l’abîme de défense, sonna sous le pas des chevaux, quand ils eurent franchi la guérite du péage. Mais les soldats du génie tournaient déjà les grandes roues encastrées dans les pilastres de la porte, et qui servaient à mouvoir les chaînes du pont-levis. On fermait les portes ; la procession sortait de la cathédrale à cet instant même, comme l’indiquaient les tumultes des carillons partout en branle sur la cité. Aucune circulation profane ou mercantile ne devant troubler les cérémonies religieuses, la ville restait interdite, durant ces heures pieuses, aux diligences, aux voitures maraîchères, aux tombereaux des fabriques, aux porteurs de fardeaux. On fit passer vivement le coche sous les voutes de briques, dans un dédale sombre percé de meurtrières, sous des voûtes encore. Derrière, les battants de bronze furent clos. On s’arrêta sur la pente du chemin de ronde. La troupe barrait la rue de ses uniformes blancs et de ses buffleteries blanches, de ses baïonnettes nues. Parmi ses pareilles qui s’assemblaient, Omer avisait une modiste dont il eût agréablement tâté la poitrine tiède, à travers les boutons du corsage, le soir dans les sombres ruelles, loin du réverbère. Elle était parmi celles qui épinglèrent des bouquets de chrysanthèmes contre les draps de lit crachant les lézardes et les souillures des façades. Le soleil dora les plaques des schakos militaires alignés jusqu’au reposoir terminant la montée de la voie. « Parquet ! Parquet ! » Les gamins chargés de gerbes, coururent poursuivis par les agents de police de qui les gourdins embarrassaient l’élan ; ils retenaient aussi leurs chapeaux instables, sur leurs crânes. Alors dans la rumeur de la foule détournée, aux commandements de « Présentez les armes », les bonnets à poil des gendarmes survinrent avec leurs panaches blancs selon la mode de Henri IV, leurs baudriers jaunes, leurs chevaux lourds au pas. Quelques fenêtres s’ouvrirent encore. Des mains agitèrent de légers mouchoirs. La musique d’infanterie jouait Le Beau Dunois, au rythme d’une gloire sautillante.

Mais la musique se tut et les voix des chantres montèrent. Offrant la broderie d’un calice en or couronné d’épines, une bannière de velours oscillait au bout d’une hampe. Des rubans bleus en descendaient tenus par les mains de fillettes, à frisures, qu’enguirlandaient des roses artificielles. Les files d’orphelins succédèrent ; et leurs habits à queue brève, leurs cheveux pommadés, leurs cravates de satin rose, leurs gants de coton neuf. Ces jeunes rustres balançaient des cierges économiquement éteints. Sous le tulle de longs voiles, d’étiques laiderons scandaient les litanies de la Vierge que trahirent les différences de leurs faussets. Les missels tremblaient dans leurs doigts. Angles verts, aurore et bleus, des rubans hiérarchiques barraient les pèlerines plates des pensionnaires que guidaient, mains jointes, des Dominicaines entraînant de longs manteaux noirs ouverts sur la croix de Malte de leurs robes en bure jaune. Ombres majestueuses, effacées par l’étamine des voiles noirs aussi, elles semblèrent chanter de très pures douleurs. Omer les vénéra pour ce qu’il savait de leur dévotion à la règle de l’ordre. Son esprit n’estimait rien tant que cette discipline, grâce à quoi l’Église pouvait reprendre la domination du monde. Il admirait ces êtres, instruments volontaires d’un seul esprit dogmatique.

Malgré le soleil, les religieuses parurent des fantômes qui allaient, se survivant, des squelettes qui cachaient les ossatures de la mort sous l’ampleur du costume monastique, sous l’application des voiles aux contours tondus des crânes. Elles étaient bien plus effrayantes que les carmes déchaux qui leur donnaient le répons, foule d’hommes trapus en frocs, rasés à la tête sauf le bourrelet de cheveux, couronne de leurs physionomies hâves et touffues de barbes. Ceux-ci s’acheminaient, innombrables. On n’entendit longtemps que le cliquetis des chapelets pendus à la corde ceignant leurs reins. Ce bruit étouffait même la cadence des pas militaires frappés par les files de voltigeurs, qui, l’arme au bras, encadraient le cortège de leurs uniformes cuirassés de galons.

Au milieu des moines, la confrérie de la Bonne Mort haussait sa bannière. Enfant, Omer l’avait crue peinte avec les liquides mêmes échappés à la putréfaction de corps ensevelis. Pour représenter les pécheurs tordus dans les volutes des flammes, un artiste ancien de la cruelle inquisition avait usé d’atroces tons violâtres, ocres, sanguinolents, glaireux, pourris et blafards. L’image s’inclinait avec le drap funéraire dont elle occupait le centre. Cela cachait la queue du cortège déroulé, grouillant, uni par les stances d’un même psaume que dix mille voix soupiraient entre les alleluias des cloches.

Toute cette ville en émoi pieux respirait la crainte de souffrir parmi les damnés en ocre dont les bras suppliants émergeaient hors de cet incendie bariolé de sang et de pus.

« Miserere ! » crièrent les religieuses et les moines. Un silence dura pendant lequel le pas unanime s’amortit dans les roseaux foulés. « Miserere ! » gémit encore la dévotion du peuple ; et les grisettes elles-mêmes effondrées à genoux derrière la haie des soldats n’osèrent voir l’effroyable tableau des tortures infernales. Leurs nuques étroites s’inclinaient dans les fichus à ramages. La bannière au calice couronné d’épines s’arrêtait devant le reposoir, terme de la procession, sur cette face de la cité. Là, contre le mur de la dernière maison, une sorte d’estrade avait été construite. Les fillettes à frisure y admiraient des tapis. Rosaces multicolores et palmes écarlates ; fonds blancs à corbeilles fleuries ; Diane de laine rose poursuivant un cerf de laine marron ; cigogne jouant au renard le tour de lui offrir le vase à long col, recouvraient les marches, jonchées aussi de reines-marguerites et de feuillage. Blancheur de nappes et de guipures, l’autel s’élevait dans une floraison de roses d’or sur tiges de laiton plantées en des vases d’albâtre et de faïence à devises, entre des candélabres de bronze vert, des quinquets sur colonnes, et des chandeliers de cuivre. En outre, un éléphant de porcelaine hindoue, qui supportait une tour, dominait tout, du haut d’une boîte en laque présentant les reliefs de poissons sinueux au fond des eaux. Un couvre-pied de velours vert formait le fond de l’estrade, ainsi qu’un tableau représentant saint Louis de Gonzague à genoux et frappé au cœur par un rayon céleste.

Là vinrent aboutir les magnificences du cortège.

L’évêque en or, monta, l’ostensoir aux mains, sur les rosaces, la Diane, le cerf, la cigogne et le renard des tapis. La foule se prosterna. Les cloches et les chœurs des moines se répondirent ; et puis la procession reprit sa marche, livrant à la diligence le passage dans la cité. Omer vénérait le pouvoir des prêtres sur les peuples.

Au terme du voyage, sa mère l’embrassa, chaude, éplorée, disant :

― Je t’ai tout écrit dans mes lettres. Je ne veux plus, ici, qu’aimer mon fils…

Le bisaïeul attendait sur le perron, avec la même face vieille, énorme et lourde, que six ans n’avaient pas changée. Du général Lyrisse, envoyé à Saumur pour une inspection militaire, il ne restait plus qu’un portrait : un portrait de veneur, jeune, en habit de cheval haut boutonné sur sa personne étique. Il y eut des effusions. Médor sautait pour atteindre de sa langue la figure du maître. Céline étreignit « son enfant » ; et sa grosse figure s’illumina.

Échappé à la police autrichienne, l’oncle Edme voyageait toujours, mystérieusement, peut-être en Grèce, à moins qu’il ne fût au port de la Rochelle.

Assis enfin dans le salon des colonnes, un peu plus sali, un peu plus fendillé, Omer vit comment bâillait, entre la semelle et l’empeigne, une chaussure de sa mère.

― Tu regardes mes souliers, hein ?… Figure-toi que j’ai donné les écus de ma bourse à un bon dominicain qui n’a pas de quoi mettre des vitraux à sa chapelle…, et je comptais sur un fermage qui ne rentre pas… Bah ! C’est une petite misère de quelques jours.

Le bisaïeul haussa les épaules. Omer répondit aux gestes navrés de Céline. La dévotion ruinait donc maman Virginie ! Confuse, elle baissa la tête, puis éplucha le mérinos de sa robe ternie.

Omer se navra fort. Sa mère était là, grosse du ventre, plate de la poitrine, maigre du cou, des mains : on eût dit une de ces religieuses du tiers ordre, qui prennent humblement l’extérieur des pauvres sœurs converses. Son ancien parfum d’iris, la propreté de sa collerette en guipure, de ses manchettes à dents, ses bandeaux argentés et bien lisses, entr’ouverts sur le front étroit, bombé, jauni, lui prêtaient seuls encore un air de noblesse. La reconnaissant quasi plus vieille que le parrain octogénaire, son fils eût pleuré. Heureusement, la cloche du dîner ébranla les airs et la pluie. Par la porte de la salle qu’ouvrit un valet rustique, en casaque bleue et pantalon de futaine, l’odeur du rôti pénétra.

Avant le dessert, le bisaïeul parla, comme jadis, de ses idées indéfinies, de ses équipées maçonniques à travers l’Europe. Au point même où, cinq ans plus tôt, Omer l’avait laissée, l’existence de la famille reprit. Elle lui parut s’alanguir, morose et lente, dans une atmosphère d’ennui, au son prolongé des redites.

Sous le ciel nuageux, les verdures massives du parc étaient pareilles de couleur aux mousses en laine qui formaient paravent contre la cheminée.

Rien n’était changé de l’antique demeure. Il y avait seulement un peu plus de poussière, un peu plus de lézardes, un peu plus de tristesse sur les choses, un peu plus d’asthme au souffle du bisaïeul, un peu plus de dévotion dans le chagrin de la mère. Rien n’était changé, sauf lui. Parti comme un enfant vaincu, mais plein d’espoir de revanche et de conquête, il rentrait au logis comme un adolescent encore vaincu, mais sans autre espoir que celui d’une main amoureuse pour bercer sa faiblesse.

Le lendemain, il courut avec une servante par les prés. Elle riait. Ses yeux quémandèrent de l’amour. Il exauça leurs désirs mutuels de promptes caresses qu’ils échangèrent, nichés dans les meules. Telle fut sa félicité, qu’il estima mesquine et basse aux heures de recueillement. Alors il n’osa plus lever qu’un œil honteux sur le portrait de son père défiant les lignes ennemies, et la neige, et les flammes des canons. Esprit du cabinet aux boiseries grises et aux vastes rideaux de velours jaune, le bisaïeul, dans la bergère plus flétrie, était le même orateur inlassable. Sa grosse et lourde tête, entre les flocons des mèches, ne se creusa guère de plus de rides, quand il sourit avec des yeux malins et glauques, au soleil qui parut et l’éblouit. Soudain, le menton appuyé sur le bec d’ivoire de sa canne, il menaça : ― ah ! Ah ! Petit… tu fais déjà tes farces, libertin ! Omer, lentement, détourna la mine équivoque de son visage. Il regarda le parc dressé dans l’altitude des fenêtres, ses perspectives de charmilles taillées et frissonnantes, les pins immenses, les pelouses blondes, les interminables routes des allées vertes, les gouttes écarlates ou blanches des fleurs suspendues parmi les herbes folles. Vivre autant que la nature immortelle !… croire vivre autant, par l’amour qui perpétue !… cet essai de la faiblesse humaine pour tromper l’urgence de la mort, le pouvait-on qualifier justement de " farces " ? ― baste ! Reprenait le vieux, ― tu n’as point tort, petit. Tu as le sang des Lyrisse dans les veines. Et c’est tant mieux… quand il revint de la Toscane, mon père comptait-il plus de onze ans ?… pourtant sa jolie prestance attirait les filles de l’opéra dans la loge du Louis d’argent, chez le traiteur Lebreton, puis dans la loge des arts sainte-Marguerite, où se réunissaient les amateurs de clavecin et d’alchimie. Il m’a toujours conté qu’à l’hôtel de Buci, dans la loge d’Aumont, il dut jouer devant la reine Marie Leczinska, qui était venue l’entendre avec son confesseur jésuite. Un autre soir, il plut à la comtesse de Mailly, laquelle passait à cette époque pour avoir déniaisé le roi Louis Xv : elle était déjà descendue jusqu’en son carrosse, lorsqu’elle fit mander le musicien par ses laquais et l’emmena coucher. En reconnaissance, elle lui fit cadeau d’un nécessaire, le plus joli du monde et tout d’argent façonné à la manière d’une timbale aplatie, où s’emboîtaient vingt objets délicats, fourchette, cuiller, poinçon, couteau, tube d’écritoire.

« Mon père aimait en dire la provenance galante, lorsqu’il s’en servait par-devant sa compagnie ; et il ne manquait point d’ajouter que sa bonne et fière allure au sofa lui avait valu l’engouement de toute la noblesse pour l’art royal ; à tel point que, malgré les destins de la guerre, qui éloignaient sur le Rhin beaucoup de gentilshommes affiliés déjà, lord Hernocester put dresser, l’an 1736, les colonnes de la Grande Loge Provinciale et y recevoir l’illustre Swedenborg pendant son séjour à Paris. « Cupidon apparaît à l’hôtel de Buci ; il y faut aller entendre cet amour qui joue du clavecin à ravir, entre des colonnes : ce sont celles du temple du roi Salomon, à ce que l’on dit. On y écoute des grimauds parler fort pertinemment de la vertu et de choses surprenantes, comme jamais on n’en ouït depuis la mésaventure de la Brinvilliers. Les branches d’acacia semblent y pousser, en un soupçon de temps, sur un tombeau ; et ces messieurs sont les magiciens les plus adroits qu’on puisse voir ! Courez-y avant qu’on les fasse rouer en place de Grève ! » Ainsi parlaient les dames ; elles répétaient les propos de la comtesse de Mailly. Tu ris, petit ? Ah ! rien de l’existence n’est sans comique. Il fallait conquérir des esprits frivoles, dans un siècle perverti, les aller prendre au sein de leurs plaisirs et ne pas les effrayer par des mœurs plus sévères qu’on ne les tolérait. Aussi, l’année suivante, le duc d’Antin acceptait la grande maîtrise de l’Ordre. Alors les ateliers furent envahis. Le goût public, l’imprudence même de la foule, les rapports de la police inquiétèrent les juges du Châtelet. Ils firent murer l’établissement maçonnique du cabaretier Chapelot, avant que d’enfermer au Fort-l’Évêque mon grand-père, Fidelio, et mon père, Octave Lyrisse, avec les adeptes d’une autre loge installée à l’hôtel de Soissons, dans la rue des Deux-Écus.

« Comme si les ambassadeurs des tyrans s’étaient concertés, mille rigueurs frappaient partout les Enfants de la Veuve, en Hollande et en Suède, à Genève, Florence, Hambourg. Le pape Clément XII les excommuniait. Au sortir de prison, les Lyrisse et beaucoup d’autres durent passer en pays anglais. Les maçons de Londres, aimait à dire mon père, leur firent un si bon accueil que la gastronomie des loges anglaises acquit dès lors une renommée universelle : leurs chefs de cuisine, éligibles aux dignités mêmes de l’Ordre, y portaient glorieusement le tablier de soie rouge et la baguette blanche. Là mourut, tout jeune encore, mon aïeul Fidelio. Mon père, après lui avoir rendu les derniers devoirs, revint en France prendre du service dans les chevau-légers de Rohan, qui tenaient garnison à Marseille. Il y consacra la loge Saint-Jean-d’Écosse, aidé d’un anspessade au régiment de Provence et d’un apothicaire. Faute d’argent, le vénérable ne pouvait allumer qu’une mauvaise lanterne d’écurie pour les tenues ; il éclairait ainsi les adeptes réunis dans un vaste grenier à foin. Parmi les personnes curieuses d’apprendre le secret d’Hiram et la composition de la pierre philosophale, la veuve d’un marchand grec péri à la mer distingua Octave Lyrisse et l’épousa. De cette union je naquis, après mon frère. Lui s’embarqua de bonne heure pour les Indes, dans la suite du baron de Tollendal, et y fit meilleure fortune que moi…

Le parrain continuait de se souvenir, ainsi, pendant de longues heures, au gré de sa mémoire abondante. Vaguement Omer lui prêtait attention. Tantôt, il écoutait les détails des aventures ; tantôt il pensait à l’oncle Edme, qui voyageait en Grèce et continuait la tâche de l’ancêtre, l’œuvre toujours vaincue. Tantôt il espérait les ardeurs bonasses de la servante, que parfois il allait rejoindre dans une chambre inhabitée fleurant les lavandes, les poivres et les camphres des placards ; tantôt il songeait à sa longue enfance tragique, à son enfance qui souffrit les douleurs des peuples plutôt que les douleurs de l’homme. Il contemplait le vieux Médor luttant contre le sommeil ainsi qu’un élève du père Vadenat pendant l’explication du texte philosophique grec.

― Petit, tu ne m’écoutes guère, ce me semble… Morbleu ! va te promener, si je t’ennuie ; mais, si tu restes, feins au moins de m’entendre.

― Mais si, mon parrain ! je vous assure que je suis très attentif…

― Il y paraît peu… Vraiment, les jeunes gens d’aujourd’hui ignorent les bonnes façons… Quand j’eus l’honneur de rencontrer, en 1773, à Munich, dans la loge Saint-Théodore, M. Adam Weisshaupt parmi les délégués de la maçonnerie écossaise, nous écoutâmes, chapeau bas et en silence, durant quatre heures d’horloge, un discours allemand sur la nécessité tout admise de réunir les hommes instruits afin qu’ils se traitassent en égaux. Eh bien, petit, encore que ce fût l’hiver, personne n’osa tousser, et quelqu’un ayant été pris d’une quinte, se déroba tout confus, en faisant mille excuses muettes avec son chapeau. Cependant le gros Bavarois qui parlait de l’illuminisme nous amusait à peine. Ce Weisshaupt n’était qu’un méchant professeur de droit canon à l’Université d’Ingolstadt ; il avait tout de go déformé la constitution jésuite d’Ignace et s’en serait tenu là, si les chevaliers du Liban en voyage ne l’avaient instruit de nos secrets, dont il s’enticha, qu’il arrangea selon sa manière et celle de la Sainte-Vehme pour établir dans chaque boutique ses novices, ses majeurs et ses mineurs, ses prêtres et ses régents, ses mages et ses hommes-rois. Il faut dire que cette organisation jésuite lui concilia les cervelles allemandes. On n’entrait plus dans une auberge sans que le garçon apportant la choucroute vous découvrît qu’il était « frère insinuant », qu’il recrutait pour les grands mystères et qu’il était convenable de l’appeler Raymond Lulle, Spartacus ou Solon ; le coche ne vous menait pas en Autriche mais en Égypte, à Wurtzburg mais à Carthage, parce que les Illuminés avaient changé les noms des pays et des villes. On ne mangeait plus une saucisse de Francfort, mais une « thébaine ». Par ma foi, je fus moi-même introduit sous le nom de Marc-Aurèle dans une chambre obscure où un escogriffe me pointa son épée contre le cœur, en me faisant jurer mille choses horribles, parmi lesquelles je promis de résister — écoute-moi ceci — aux ennemis du genre humain et de la société civile. Civile ! entends-tu, petit ? Le colon latin, le maçon du camp romain contre le leude !… Dans les réunions, on lisait les Évangiles, Confucius et Platon, on enseignait que l’aveuglement des princes, des prêtres s’oppose au triomphe de la vertu. Il fallait, par conséquent, rassembler, autour des souverains, une légion de philosophes infatigables qui les dirigeraient selon les plans de l’Ordre vers le bonheur de l’humanité. Voilà qui n’était point mal. Voltaire et Diderot avaient été désignés pour fréquenter Frédéric de Prusse et Catherine de Russie. Nous autres, chevaliers écossais, nous devions entreprendre cette lutte contre l’esprit des monarques… Plus tard, homme-roi, j’ai lu les livres de Spinoza, j’ai conçu l’unité de la matière et de l’esprit ; j’ai reçu, dans une salle tendue de rouge, des bourgeois tremblants que je conviais à choisir entre le trône, la couronne et le sceptre, l’or, l’argent et les joyaux épars sur une table, ou bien, ce qu’ils ne manquaient pas de préférer congrûment, la robe blanche de notre sacerdoce et l’encens de la seule déesse, la Raison, qui vingt ans plus tard fut charriée à Paris, dans le faubourg Honoré, sous les espèces d’une jolie fille.

« J’ai donné la lumière au Wurtemberg en compagnie d’un singulier fourbe, maigri par la débauche, taciturne, blême, qui avait les yeux faibles, une verrue sur le nez, et deux autres de chaque côté de la bouche. Il marchait trop vite pour moi dans les rues. Je le nommais Caton, mais il s’appelait véritablement Zwack, était circonspect et intelligent. Dans le duché de Bade, je traînais avec moi un Socrate toujours ivre et un Alcibiade qui se faisait rosser par les aubergistes dans les lits des vachères. À Mayence, l’épopte Tibère voulut violer la sœur borgne de Diomède, mon aéropagite ; et je dus mettre le holà, l’épée au poing.

Omer éclata de rire. L’ingénieux vieillard continuait, en caressant ses guêtres :

― Voilà les avantages d’une longue vie ! On fait rire la jeunesse avec des souvenirs… Tout cela menait à bien notre besogne. Dès mon troisième voyage, j’avais intronisé onze barons allemands, deux princes et l’Électeur, dans les loges, filles de celles autrefois fondées, les unes par mon aïeul claveciniste, les autres par les officiers du régiment de Vermandois, quand ils envahissaient l’Allemagne à la suite du duc de Broglie. Au reste, l’œuvre était plaisante. Les gens sérieux fréquentaient chez nous pour les bibliothèques et les cabinets de physique que Weisshaupt savait y entretenir, et les benêts pour la représentation dramatique que donnaient nos rites. Mais les premiers ne tardèrent pas à convaincre les seconds sur la divinité de la science et à leur faire admettre cette unique religion. Je leur montrais un squelette en demandant s’il avait été roi, noble ou ladre. L’adepte devait répondre qu’il n’en savait rien : « La nature détruit tout ce qui annonce l’inégalité ! » et il rentrait chez lui moins disposé à subir les violences des veneurs traquant le renard jusque dans son potager…

« Chose étrange : on peut dire que c’est la chasse qui perdit l’ancien despotisme. En Allemagne, ainsi qu’en France, cette manie était frénétique. Votre carrosse ne courait pas vingt tours de roue sans atteindre ou croiser une sorte de rustaud juché sur une bique grise, crotté jusqu’en haut des chausses et sifflant une demi-douzaine de roquets bâtards. Les nobles, ruinés par les parades à la cour, à la guerre, avaient aliéné leurs biens, vendu leurs fermes et mangeaient, comme le paysan, dans des bicoques délabrées. En ai-je vu de ces hobereaux plus mal vêtus qu’un laboureur, et qui ne gardaient de leur prestige que ce droit de chasse ! Ils passaient le temps à la poursuite acharnée des chevreuils et des lièvres. La venaison formait le principal de leurs repas. Jaloux du dernier privilège laissé par le prince à leur orgueil héréditaire, ils l’exerçaient avec fureur, crevant les haies, traversant les moissons, pendant braconniers et massacreurs de bêtes nuisibles, réduisant à rien les bénéfices de la récolte qu’ils foulaient en tous sens. Point de cesse ! À peine si le laboureur tirait du champ sa pitance. Augmenter son domaine ne lui servait de rien. La chasse passait, et elle anéantissait l’espoir de la moisson. S’il s’indignait, on lui coupait la figure à coups de cravache. Car le hobereau, irrité de sa misère, ne laissait pas d’être cruel. Le négoce des villes, jadis prospère grâce aux emplettes du campagnard, diminua. Les petites gens du commerce et les artisans se recrutaient entre eux, pour venir à la loge, pester contre le noble. En ce temps, personne ne le pouvait faire, pour eux, dans une gazette.

« Bientôt, les adeptes convinrent de s’acheter réciproquement leurs denrées, à l’exclusion des autres marchands ; et ce fut une puissante raison de s’affilier à la maçonnerie. On s’étonna de leur nombre au convent des Gaules, en 1778. On compta trois millions de frères représentés au convent de Wilhelmsbad, en 1782. Le duc de Brunswick assembla leurs délégations pour rechercher le vrai but de la maçonnerie. Parbleu ! Il l’ignorait, ce but. Les chevaliers d’Écosse n’avaient eu garde de le lui apprendre. On l’avait amusé avec des apparats et le récit des traditions ; on l’avait persuadé de révérer quelques philosophies ; on l’avait séduit par d’étranges mascarades : le docteur Mesmer, l’ayant fait asseoir devant son baquet, avait endormi des somnambules qui touchaient alors, sans brûlure, des charbons ardents. Malgré les titres de ses grades, le duc n’en savait guère plus qu’un herboriste revêtu des insignes de la maîtrise. Il se méfia cependant, et tâcha de tirer au clair ; mais les apprentis et les maîtres du rite symbolique n’étaient pas moins ignorants. Afin de complaire aux courtisans, ils répondirent qu’ils n’étaient pas les successeurs des Templiers, qu’ils rédigeaient un nouveau code universel… Or c’était celui que les jacobins Cambacérès et Muraire purent ensuite appliquer : celui qu’on nomme, en définitive, le code Napoléon.

« Dès mon retour dans Paris, j’entendis le comte de Lirieux dire à Cazotte, en plein café de la Régence : « Il se trame une conspiration si bien ourdie et si profonde qu’il sera difficile à la religion et aux gouvernements de ne pas succomber !… » J’ai entendu cela, petit ; et j’ai entendu Cazotte insulter la Révolution huit ans d’avance… Ah ! mon garçon, ce fut la période la plus ardente de ma vie. J’étais philalèthe, puis philadelphe à Narbonne, puis je courais les Hollandes à cheval, derrière un ecclésiastique luthérien en grosse perruque batave et qui avait la confiance de monseigneur le prince Ferdinand De Brunswick. Jamais je ne connus d’homme si habile pour obtenir de l’argent : par ses tours d’adresse, il récoltait jusqu’à neuf mille florins en une seule loge. Nous parcourûmes tous les maillons de la chaîne sympathique, en défendant la politique de la stricte observance contre les basses menées de la grande loge nationale. J’ai répandu les libelles, les pamphlets et les ouvrages des encyclopédistes. J’ai fondé partout des cabinets de lecture et des sociétés littéraires ou savantes. J’ai ouvert bien des librairies et entretenu des imprimeries adeptes. Tous les dissidents de la franc-maçonnerie s’embrassaient dans l’illuminisme. L’Europe allait obéir comme une armée aux plans des maîtres du temple, lorsque la foudre tombe dans la rue sur un prêtre affilié, et livre son cadavre aux indiscrétions de la police bavaroise qui déplie son portefeuille. Weisshaupt doit prendre la fuite ; on arrête beaucoup de nos frères ; un immense procès s’engage, et qu’on étouffe à grand’peine au moyen d’intrigues princières et royales… les loges feignent de se disperser, interrompent leurs rapports. La révolution, près d’éclater en Allemagne, avorte… " nous la transportâmes en France, petit !… et il fallut l’y ranimer. Heureusement le baquet de Mesmer, le tarot du perruquier Etteila, le miroir de Cagliostro, donnaient de l’émotion à la cour et à la ville. Je pus dérouler dans maints appartements le tableau d’apprenti et celui du maître. Le monde afflua dans les vingt-quatre ateliers de Paris ; on y étouffait à retirer les perruques ; et la maréchaussée pouvait malaisément faire circuler les carrosses devant la porte des amis réunis, aux abords de la loge de la sourdière. Près d’Armenonville, chez le comte de Saint-Germain, dans la loge des théosophes, les femmes et leurs amants, férus des préceptes de Jean-Jacques, revenaient à l’état de nature, se mettaient dans le costume d’éve et d’Adam ; l’on y faisait la débauche. Le cardinal de Rohan montrait partout l’or sorti du laboratoire alchimique de Cagliostro, qui divisait la maçonnerie des femmes en deux rites, celui des Vertueuses, celui des Volages. À Mme De Polignac, à la comtesse de Brienne, à la comtesse Dessalles, à Mmes de Brassac, de Choiseul, d’Espinchal, de Trévières, de la Blache, de Boursonne, de Montchenu, d’Auvet, d’Ailly, de La Farre, d’Évreux, de Monteil, d’Erlach, de Genlis, à d’autres, je fis apprendre par cœur cette maxime du F… Fichte, qui résumait les espoirs de la Stricte Observance : « Changer la forme particulière de l’État en la forme commune et universelle de tous les hommes envisagés en tant qu’hommes. Cela signifie qu’il faut nous efforcer de réunir tous les hommes dans un état social d’où l’idée de frontière sera exclue. » Pendant les tenues de maître, une jeune femme blonde, qui s’appelait Anaïs, paraissait toute nue, un miroir à la main comme si elle sortait du puits, et elle ne donnait le baiser au récipiendaire que s’il avait pu lui dire sans faute la formule du maître de l’Écossisme, Ramsay : « Le monde entier n’est qu’une grande république de laquelle chaque nation est une famille et chaque individu un fils. C’est pour faire revivre et propager ces maximes anciennes, prises dans la nature de l’homme, que notre société est établie… » Les négociants maçons commençaient déjà à mettre le marteau et la truelle, l’équerre et le compas sur leurs enseignes pour décider la préférence de l’acheteur affilié…

» Vers cette époque, j’emmenai, à Francfort-Sur-Le-Mein, Cagliostro que les archivistes des Illuminés me priaient de conduire auprès d’eux : ils voulaient faire servir à nos entreprises sa fabuleuse popularité. Pendant la route, son habit de velours cerise nous attira les quolibets de la canaille. Nous descendîmes chez un conseiller aulique de la ville, lequel nous invita à visiter sa campagne. Nous y fûmes. Au milieu du jardin, dans une grotte artificielle, il démasqua un escalier de quinze marches, et nous trouvâmes au pied une chambre souterraine et ronde ; là plusieurs personnes attendaient, devant une caisse de fer ouverte remplie de rouleaux d’or. Sur la table reposait une manière de missel où chacun de nous put lire les serments des grands maîtres Templiers, écrits en français avec leur sang. Par ces actes, les onze signataires s’engageaient à détruire tous les souverains, en portant les premiers coups en France, puis en Italie, à Rome… « Pulvérise la tiare. Foule aux pieds les lys… » Les archivistes montrèrent à Cagliostro les contrats passés avec les principales banques d’Europe et qui prouvèrent l’énorme richesse de l’ordre. Vingt mille loges envoyaient à la Saint-Jean de chaque année, pour la fête du feu, une contribution totale d’un million huit cent mille marks. Cagliostro signa le missel ; et on lui compta six cents louis. Pendant tout le trajet du retour, dans la chaise de poste, il me promit de préparer la ruine des nobles autant qu’il serait en son pouvoir. Malheureusement, l’affaire du Collier tourna mal pour M. De Rohan et pour lui, bien qu’elle eût au mieux favorisé nos desseins. Mais, une fois en sûreté à Londres, il écrivit, selon sa promesse, la fameuse lettre annonçant la Révolution, la prise de la Bastille, la fin de la monarchie, la convocation des États généraux, le rétablissement de la vraie religion, le culte de la Raison. Je ne le revis plus jamais, car il alla se faire prendre à Rome, et mourut dans les cachots du Saint-Office. C’était un homme d’une intelligence éclairée et d’une belle érudition, mais trop porté vers les plaisirs de Bacchus, de Vénus, et les joies de la pure jactance. Son activité, en revanche, était la plus merveilleuse qu’on pût voir ; il n’était point de gens, et de toutes sortes, qu’il ne convainquît aisément.

― Mais, interrompit une fois Omer, il ne persuadait que les gens simples de prendre peur à ses fantasmagories… ou de croire aux apparitions de la lanterne magique !

― Tu as tort de douter, petit. Cela n’était que la parade, mais derrière la toile on a fait de grandes choses… ainsi, dans une des loges de Cagliostro, la sagesse triomphante, à Lyon, vers mil sept cent quatre-vingt-huit… je rencontrai M. Mirabeau entre les cierges. Il rentrait de la mission que M. De Calonne lui avait confiée pour Berlin, signe du pardon royal après tant de disgrâces. Il était alors complètement engoué de l’illuminisme, à quoi les prussiens l’avaient récemment initié. Je lui rappelai que notre atelier saint-Jean-d’écosse de Marseille avait, vingt ans plus tôt, envoyé une troupe d’acteurs jusqu’en Brandebourg pour dresser l’autel où il avait prêté le serment. Il goûta mes souvenirs là-dessus ; et nous fîmes route ensemble jusqu’à Paris dans ma chaise. Nous convînmes de répandre l’opinion qu’une assemblée des états généraux était nécessaire. " M. De Mirabeau estimait, aussi bien que moi, que les députés du tiers et du clergé seraient presque tous imposés par nos loges de province. De fait, il n’en fut guère autrement… les sept ateliers de Bordeaux désignèrent aux électeurs les premiers girondins, Vergniaud et Gensonné, lesquels nous reçûmes à Paris en grande pompe dans notre loge des neuf-sœurs. Le duc de La Rochefoucauld présidait. Aux côtés de Pastorel, vénérable, siégeaient Brissot et Lacépède. Sur les colonnes étaient assis : Dolomieu, dont les libraires vendaient alors le traité concernant les îles Ponces et les pierres volcaniques de l’Etna ; Bailly, l’auteur des astronomies, qui, tout de noir vêtu, chargé d’une perruque à rouleaux, attentif et immobile, dévisageait les orateurs de son œil grave ; Bailly qui se moquait, en crispant les deux rides de sa joue maigre, Bailly qui devait présider l’assemblée nationale au jeu de paume, avant que de grelotter de froid au pied de l’échafaud révolutionnaire pour avoir massacré le peuple, au champ de mars ; Condorcet, dont nos cœurs louaient les réflexions sur l’esclavage des nègres, sans prévoir, hélas ! Qu’il lui faudrait quelque jour s’empoisonner plutôt que de se livrer à l’accusateur public ; l’oncle du chanteur Garat, un basque de noble allure, en ce temps-là : il ne se voyait pas encore ministre de la justice, lisant à Louis Xvi l’arrêt de mort, ni comte et sénateur de l’empire, ni louangeur de Wellington et d’Alexandre quand la fortune s’éprit du tsar illuminé. Un faible caractère, petit !… étant à Paris, naguère j’eus l’heur de l’aborder, tout poussif et retournant les brochures dans la boîte à quatre sous du bouquiniste, sur le quai ; quand il m’ouït le saluer, il se précipita jusqu’en sa voiture et cria au cocher de faire diligence… je m’époussetai de l’ordure qu’il me laissa tant à l’habit qu’à l’âme… " aux neufs-sœurs, petit, il y avait encore Cerutti, très honteux d’avoir composé d’abord une apologie des jésuites qu’il reniait bien fort ; il croissait à l’ombre de Mirabeau. J’y connus le beau Camille Desmoulins, un enfant timide, un peu fourbe malgré ses yeux tendres, toujours prêt à sourire pour s’assurer de votre sympathie, toujours inquiet de vous déplaire par son extérieur de jeune muscadin à grandes boucles brunes, et qui cachait ses mains dans ses vastes jabots de point d’Angleterre. Et ce vil serpent, Fourcroy, qui enseignait alors la chimie au jardin des plantes ! Il diffamait déjà son collège Lavoisier ; il protestait que la découverte de l’oxygène, la décomposition de l’air et de l’eau ne méritaient point tout ce tapage de louanges adressées à son émule, et que ses propres mémoires sur la philosophie chimique étaient injustement méconnus. Nous autres, nous nous amusions de sa fureur. Comment prévoir que Fourcroy, membre du comité de salut public, n’expirerait pas sous le faix de son infamie avant de remettre Lavoisier à l’exécuteur ? Car il put sauver aisément Chaptal et Desault. Mais de ceux-ci il n’était point jaloux. Nous lui pardonnâmes le crime, cependant, parce qu’il avait agencé, avec Monge et Berthollet, la défense du camp d’Hiram. D’ailleurs il creva d’envie, le jour où Napoléon nomma Fontanes grand maître de l’Université.

« Aux Neuf-Sœurs, Danton le Tonnerre exaspérait tout le monde de ses mépris ; en haussant les épaules, il faisait craquer les boutonnières agrafées sur sa large poitrine ; il remuait en silence ses grosses lèvres ; il jetait en avant sa tête, comme s’il menaçait le monde du poids de ce front obstiné ; il tapait du talon pendant les discours, même quand parlait la pure voix antique de Chénier. L’aimable Pétion louangeait chacun, promettait, choyait, habile, parbleu ! à recevoir, en retour, les applaudissements et les acclamations. Hélas ! ses magnifiques harangues ne le gardèrent point de mourir affreusement, proscrit par la Montagne, fugitif… Le cadavre fut découvert dans un champ de Saint-Émilion, à côté de celui de Buzot, tous deux à demi dévorés par les loups. Voilà de bien grandes horreurs !… Qui se fût permis alors de prétendre que notre expert, l’abbé Sieyès, vicaire général au diocèse de Chartres, offrirait d’abord à Joubert et à Moreau, ensuite à Bonaparte, les moyens de la tyrannie ? Ah ! Il doit s’ennuyer avec ses remords en exil, dans les brumes de Flandre ! Qui eût cru que le divin Bonneville cachait sous le haut chapeau à boucle d’argent la cervelle qui réclamerait dans son journal, la Bouche de Fer, le partage des biens rustiques, et lui vaudrait d’être emprisonné par la Convention et par l’Empire ? Aujourd’hui, dans sa boutique, il vend moins de libelles qu’il n’en écrivit, le pauvre homme !…

« N’importe ! Aimable ruse des Neuf-Sœurs, science des philosophes, tu engendras la Révolution !… C’est un fait, et je puis le dire aujourd’hui, contre l’opinion générale. Sais-tu combien nous étions, pour mener Paris ? Cinq mille à peine, conventionnels, journalistes, pamphlétaires, généraux et sans-culottes. Et nous avons fait trembler vingt ans le monde… et nous le ferons trembler demain, encore. Que la foule parût nombreuse, comme au massacre de septembre : c’étaient les dix mille prostituées et malandrins de Paris qui se joignaient à l’émeute pour méfaire. Mais nous, les vrais juges du despotisme, nous n’étions pas cinq mille. Le reste se tenait coi. " oui, muses, vous avez vengé Hiram et Jacques Molay des rois et des barbares mérovingiens, vengé l’intelligence !… ah ! Petit, les larmes me viennent aux yeux quand j’y songe… l’idée devenue la force !… voilà ce que nous avons fait, nous, les vieux !… je me souviens : aux neuf-sœurs, il y eut un beau jour… le bénédictin Pernetty, fondateur de la loge illuminée du faubourg saint-Jacques, nous dicta et nous fit adopter les termes de la sommation qu’envoya le grand-Orient, sous la signature de Philippe, duc d’Orléans, grand maître de l’ordre, aux souverains d’Allemagne et à l’empereur Joseph Ii. Ce despote, effrayé de nos mouvements révolutionnaires, venait d’interdire la maçonnerie dans ses états. Le morceau d’architecture du bénédictin ordonnait, dans un style excellent, aux monarques initiés (et ils l’étaient presque tous) de se confédérer pour défendre les principes de notre assemblée nationale. " à la même heure, les deux cent quatre-vingt-deux villes maçonniques de France, les huit cents loges fêtaient, par des batteries d’allégresse, l’admission des deux frères du roi, ce Louis Xviii et le comte d’Artois, à l’orient de Versailles. Nous pouvions nous estimer maîtres de l’Europe. Ce fut un enthousiasme aussi beau que le jour où les neuf-sœurs s’installèrent rue saintHonoré, dans la bibliothèque des moines jacobins, et ouvrirent le club de ce nom. On allait à la victoire de Jacques Le Templier sur le descendant de Philippe Le Bel !… la France entière était le jardin d’Hiram. Les enfants de la veuve avaient reconquis l’Europe sur les fils des barbares mérovingiens par la puissance de la raison, par l’imprimerie qui la propage, par les conversations dans les loges, les librairies, les cabinets de lecture, les collèges de l’oratoire… quand Philippe d’Orléans eut écrit au journal de Paris sa renonciation à la grande maîtrise, alléguant l’inutilité du mystère et du secret dans la république, l’assemblée générale du grand-Orient se trompa en prononçant la déchéance du duc égalité. J’y fus et je protestai que la république était dès lors la grande loge, comme l’avait dit monseigneur. Aussitôt le président saisit l’épée de l’ordre, la brisa, et en jeta les tronçons au milieu de la salle ; l’orateur déclara que les loges de France entraient en sommeil… Hiram se réveillait du moins ; et ses armées victorieuses à Valmy annonçaient au monde le mot de liberté… et les peuples, mon garçon, ne l’entendirent pas en vain ! " écoute-moi bien. En 1792, j’arrivais à Mayence comme député du suprême conseil, et je priais les frères de la ville de ne pas écarter par les armes les soldats de la république. Ils abaissèrent les ponts-levis devant dix-huit cents hommes qui ne traînaient pas un seul canon de siège dans leur convoi ; et le général Custine entra sans coup férir. Le frère Hoffmann, qui nous donna Francfort, avait pareillement accueilli tout de suite les ordres dont j’étais porteur. Ce fut moi qui déguisai l’acteur Fleury en Frédéric Le Grand, et le fis apparaître dans la loge de Verdun aux yeux du roi de Prusse, qui tremblait au point que ses éperons s’entrechoquaient, encore qu’il fût assis, les jambes croisées, sur une banquette. Il obéit à l’injonction du fantôme et quitta les princes confédérés. Le duc de Brunswick battit en retraite : pourtant l’affaire de Valmy ne l’avait pas entamé comme on le crut ensuite. La vérité, petit, c’est que les Rose-Croix comptaient parmi eux la belle comtesse de Litchenau, et que la promesse de son amour conseillait des actes politiques favorables à la lumière du temple. " cependant nos loges hollandaises faisaient tenir à Dumouriez, puis à Pichegru, les plans des monarques ; elles renseignaient sur chaque marche de l’ennemi les états-majors de la république qui fondait sur l’Europe comme un rayon de soleil après des siècles de brumes… nos adversaires partout étaient frappés. Aux carmes, les septembriseurs tuaient l’abbé Lefranc, punissant ainsi la trahison du libelle intitulé : le voile levé pour les curieux, ou le secret des révolutions révélé à l’aide de la franc-maçonnerie. un frère, qui était chasseur au bataillon des filles-saint-Thomas, le voulut sauver : il le couvrit de son corps, mais reçut deux coups de sabre à travers son uniforme. Cela n’empêcha point du reste l’anglais John Robinson de publier ses preuves d’une conspiration contre les religions et les gouvernements de l’Europe. " retiens ceci, Omer : quelles qu’aient été les peines de mon existence, je puis dire qu’en ce temps-là je remerciais chaque jour, avec un cœur sensible, le grand architecte de m’avoir créé pour prendre part à cette lutte géante, pour savoir que depuis l’adolescence je préparais dans la mesure de mes forces le miracle des événements ! ― ah ! Mon parrain, quelle grandeur vous avez conçue ! ― oui ; ce fut une grande, une haute joie, une joie sans pareille, et comme je t’en souhaite une. Tu pourras dire alors : j’ai connu le bonheur de sentir en moi l’effort des dieux qui triomphait. Rien ne peut égaler cela. ― pas

― Pas même les délices d’un amour passionné ?

― Non. À l’amour j’ai pourtant donné un peu de moi. J’avais vingt-quatre ans lorsque je me mariai, de façon assez étrange. C’était en 1759 ou 1760… J’étais un « visage de plâtre » comme on surnommait alors les jeunes officiers à cause de la poudre de nos perruques qui nous inondait la figure et les épaules. Je portais, à cette époque, l’uniforme des chevau-légers de Rohan, comme mon père. Il avait été pris à la bataille de Rosbach et enfermé dans une forteresse des Impériaux ; la peste s’était mise parmi les captifs ; il en mourut comme bien d’autres hélas ! Je vivais, à Marseille, dans ma garnison, seul et désenchanté de la guerre, du monde lorsque l’illustre médecin juif Martinez Pasqualis se présenta dans notre loge de la Parfaite Union, celle de la cavalerie légère. Il s’engoua de mon esprit. Il m’invita souvent à venir travailler la cabale dans son logis. Je lui rendis quelques services de secrétaire ; en retour il gagea qu’il m’unirait à une fille belle et bien dotée. Je ne sais au juste de quelle sorte il besogna ; mais une demoiselle créole qu’il avait guérie des fièvres, alors que tous les autres docteurs renonçaient à la soulager, me fit, par un billet, savoir ceci : pendant ses heures de délires, la sainte Vierge lui était apparue et lui avait promis la santé si elle consentait à nos accordailles. Il en fut ainsi : car sa mère, veuve et dévote, accepta qu’elle accomplît son vœu. J’étais, d’ailleurs, un fier capitaine et de bonne réputation. Dix ans, je vécus dans l’aisance et la félicité, sur notre domaine dotal, dans la douce Provence. Nous eûmes un fils, il est devenu général : c’est ton grand-père. J’étudiai beaucoup dans le repos du sage, au sein de la nature. Nous nous aimions. Elle mourut à trente ans d’un abcès au foie. Pour distraire mon chagrin, je voyageai. Le duc de Chartres fut reconnu grand maître de l’Ordre par les loges écossaises, en 1771 ; il me désigna comme l’un des vingt-deux inspecteurs provinciaux : je visitai les philosophes, et je liai mon sort au leur.

« Hormis cette passion, je ne connus que les aventures de relais. Dès lors, et jusqu’en 1794, ma vie s’est passée dans les boues de toutes les routes. J’ai plus dormi sur les coussins des chaises de poste que dans les draps frais des lits. L’impatience m’a rongé l’âme sur le grabat des prisons. J’ai déjoué les embûches de toutes les polices, et défendu à coups de pistolet contre les hussards de l’Électeur, au milieu de la forêt noire, certains papiers de l’illuminisme qui, si j’eusse succombé, auraient offert à la justice des tyrans le prétexte d’abattre les têtes par centaines. À ce jeu, je dissipai presque tout le bien que m’avait légué une chère épouse. En 1790, la vieillesse commençait à pâlir ma figure ridée par les grimaces habituelles aux cavaliers qui clignent de l’œil contre le soleil, la pluie, la bise. À mes tempes, autour de mon front, les cheveux manquaient en bon nombre déjà. La poudre de mon catogan blanchissait mes épaules voûtées. Mais comment se reposer à l’heure où les tyrans lançaient de toutes parts leurs sicaires à l’assaut de la République ?

« Et puis je n’avais point une confiance extrême dans le fils de l’avocat d’Arras. Au club des Jacobins, la voix grêle et mielleuse de Robespierre m’incommodait. J’aurais soutenu que cette vertu sournoise visait à la tyrannie. Je ne m’accoutumai point à l’humilité feinte, ni à la froideur du personnage retiré dans son habit bleu, ni au balancement de ses jambes en bas blancs et en culottes jaunes, ni à sa hauteur impertinente, ni au perpétuel chagrin de son visage maigre entre les ailes de pigeon d’une coiffure roide. Dès que je le vis subjuguer les Jacobins, je me repris à fréquenter assidûment chez les Amis de la Liberté, chez ceux de Guillaume Tell, et chez les six frères de Saint-Louis malgré les tracasseries des sections qui ordonnaient la clôture de tous les ateliers. David, le peintre, et moi, nous usâmes de notre influence afin de préserver la vie de ces trois loges. On nous accusa d’y préparer des refuges pour les suspects et les aristocrates ; et nous risquâmes notre tête. Les piques des sans-culottes heurtaient notre seuil à chaque instant ; je ne sais trop ce qu’il serait advenu si le soin d’organiser mieux les philadelphes de Narbonne ne m’eût alors éloigné de Paris. " bientôt je retournai dans les Hollandes. Il m’arriva de tomber malade à Flessingue, alors que j’y manigançais, parmi les f… de l’astre de l’Orient, pour qu’une délégation installât une loge à la Haye, ce qu’ils firent trois ans plus tard en ouvrant au boterhuys l’atelier des vrais bataves. Je n’en restai pas moins à l’embouchure de l’Escaut, perclus et toussant, l’hiver, dans une chambre de briques où ronflait un énorme poêle. Lorsque le printemps revint, et quand je fus, à pas lents, promener ma convalescence le long des dunes, le malheur voulut que je prisse le menton à une rougeaude qui avait les plus jolis bras du monde, et nus, hors de courtes manches en satin vert. Je n’étais point jeune, pour m’amuser à la poupée ! Celle-ci me fit tourner la tête, à près de soixante ans ; en sorte que je l’épousai dans une sotte petite ville où les maisons étaient grandes comme des boîtes à confitures, mais où les bouilloires de cuivre éblouissaient. " je fis le satyre, six années durant, avec cette appétissante ménagère qui enfermait sa chevelure entre deux croissants d’or ; et le tout en un bonnet de dentelles à trois pièces. Je ne sais quel diable me possédait alors. Je ne me lassais pas de la donzelle ni de sa grosse chair blonde, qu’elle revêtait de cotillons noirs épais et maintenus sur le cercle d’un vertugadin d’osier. Dieu me damne si j’y comprends rien encore ! Nos quatre enfants piaillaient à mes jarretières, jouaient avec des cuillers d’argent et de grosses montres, bavaient leur panade sur mes boucles de souliers, et mouillaient incongrûment mes livres… à la venue du cinquième moutard, je baisai le front de mon épouse entre les spirales d’or fichées en saillie à ses tempes, et dont je lui faisais cadeau pour ses relevailles ; puis, tandis qu’elle recevait ses commères, je gagnai le port et un solide trois-mâts espagnol sur rade. Il appareilla devant que je fusse rejoint ; il me rendit en quelques jours à la liberté, et à mes fonctions naturelles qui n’étaient pas de faire des enfants, mais d’assurer le salut de la franc-maçonnerie et le triomphe de sa devise : " égalité entre les hommes. " de ma femme et de mes enfants je n’entendis plus parler, leur ayant fait tenir mon acte de décès avec témoignages à l’appui. " peu de temps après, je parvins jusqu’au gouverneur du fort de bar, qui arrêtait, dans les Alpes, les troupes du premier consul : je lui représentai qu’en sa qualité de chef du Liban il ne pouvait interdire le passage aux armées d’Hiram et de Mithra. Docile aux ordres du suprême conseil, il laissa défiler de nuit, sans trop paraître l’apercevoir, toute l’artillerie républicaine, par la route que commandaient les feux de ses bastions. Ainsi Bonaparte déboucha sur le flanc gauche des impériaux en Lombardie, avant la bataille de Marengo. " ce fut, Omer, l’un de mes derniers exploits. Je retombai malade à Padoue, dans une antique masure où des chevaliers peints à la fresque et crevassés par les intempéries menaçaient mon repos, du haut des murailles. La vermine s’insinuait partout ; et un satané prêtre montait chaque matin m’offrir l’extrême-onction ou me faire ses prix pour le gala de mes funé railles… j’avais, en manière de consolation, la promenade à la basilique de saint-Antoine, et m’y traînais au moyen de béquilles. Mais des essaims de mendiants vous poursuivent sur les marches de l’autel, et il faut les satisfaire si l’on ne veut recevoir une grêle de cailloux à la sortie. " dès que je le pus, je hissai mon porte-manteau en croupe d’une haridelle qui me porta tant bien que mal à Milan ; j’y trouvai enfin une honnête auberge, non loin du Dôme. La polenta, de l’eau glacée, un vin du Vésuve et une accorte gouvernante piémontaise m’aidèrent à passer le temps de cette convalescence difficile. J’eus l’honneur de donner plus tard à beaucoup d’officiers la lumière des philadelphes, dans la loge ouverte par moi au début de mon séjour. Elle essaimait dans toutes les garnisons d’Italie. Nombre de militaires descendaient à mon auberge : je les décidai facilement à reconnaître l’excellence de notre association, qui réservait des appuis à chaque officier dans les villes inconnues où l’amenait le sort de la guerre. Il suffisait de se rendre à la loge, fût-ce en Allemagne, en Pologne ou en Moravie, pour rencontrer des amis chauds, recueillir les indications relatives au gîte et aux vivres, obtenir même le crédit chez les fournisseurs affiliés, sans compter les bons propos des frères fidèles à l’esprit de la révolution. " en ce temps-là, les mouvements de troupes ne cessaient guère : je vis passer dans notre atelier presque toute l’armée de l’empire, cavalerie venue à la remonte vers la fin des campagnes, infanterie se dirigeant, par le Tyrol, vers les camps d’Autriche. Avec quelques officiers jadis intronisés à Paris dans le 33e grade écossais, nous formâmes un suprême conseil affilié à l’ordre de Misraïm, qui compta parmi ses membres, Duroc, Masséna, Lauriston, Macdonald, qui donna le mot d’ordre à toutes les armées, qui choisit Moreau pour chef militaire. Il avait, lui, refusé à Sieyès et à Talleyrand de tenter le coup d’état royaliste qui manqua en fructidor an v avec Pichegru et Carnot, mais qui réussit en brumaire an VIII avec Bonaparte. Tous les républicains de l’armée se rangèrent à notre opinion. Ainsi ton père partagea la disgrâce de Moreau. ― au collège, on nous l’a dit ! ― confirmait Omer, par politesse, afin de paraître prendre goût à ces souvenirs. Et il répétait la leçon du père Anselme sur l’usurpateur, sur le procès de Cadoudal, que les accusateurs savaient trop fidèle pour dévoiler au public des assises les secrets diplomatiques de son roi. Moreau, sans le texte des preuves enlevé dans Vincennes au duc d’Enghien, n’avait pu rien affirmer ; Pichegru, capable de tout dire, avait été étranglé dans sa prison par les mameluks. ― ah ! Ah ! Fichtre ! La rencontre m’est heureuse ! Malepeste ! Tomber d’accord avec le père Loriquet !… je ne m’en inquiétais certes point… et le bisaïeul de discourir plus avant, cette après-dînée-là, d’autres encore. Omer connut en détail les désastres des philadelphes, et pourquoi le suprême conseil remplaça Moreau, banni, par un ami de Bernadotte, le lieutenant-colonel Oudet, en non-activité pour avoir protesté contre l’attentat de brumaire. Président de la loge de Besançon, il prêchait un idéal de république fédérative, il renouvelait le programme des girondins et des feuillants. Ce nouveau chef fut réintégré en 1807, par des influences occultes, avant d’être assassiné par les gendarmes de Savary, le soir de Wagram. ― c’était là, vois-tu, le crime inexpiable, pour nous, illuminés, philadelphes et maçons. Nous jurâmes la perte du mauvais compagnon, du meurtrier d’Hiram. Les loges offrirent aux ennemis de l’empereur, devenu tyran, les services qu’elles lui avaient rendus loyalement jusque-là. Nos émissaires coururent l’Europe, et nos dignitaires prévinrent le traître de s’amender… Aussitôt nos menaces s’exécutent. Les Anglais étant descendus dans l’île de Walcheren, Bernadotte et Fouché, sous couleur de les combattre, lèvent les gardes nationales de France, et manquent de peu le pouvoir. Au mois d’octobre 1809, les sentinelles de Schœoenbrunn avisent un jeune homme qui insistait trop pour remettre une pétition à l’empereur en personne ; elles l’arrêtent. Ce fils d’un Illuminé, du pasteur Staps, est fouillé, trouvé porteur d’un poignard, qu’il avoue destiné à l’exécution du tyran, à l’oppresseur des Allemagnes et du monde : on le passe par les armes. Napoléon demande inquiet, l’initiation à l’illuminisme ; elle lui est octroyée dans une loge autrichienne que Metternich tenait à sa dévotion. Les hommes-rois font grâce de la vie au récipiendaire, sous la condition qu’il signe la paix. Il s’y résigne en échange de la promesse qui l’apparente aux Habsbourd et l’égalera, croit-il, à Louis XVI : celle du mariage avec cette Viennoise, sotte et sensuelle, qui avait nom Marie-Louise.

« Je revins derrière son carrosse en France, et me fixai dans ce château, que j’avais acheté, pour mon fils, comme bien national, en 1793, avec l’argent du comptoir des Indes, légué par mon frère. Je n’avais pu l’habiter jusqu’alors que peu de semaines, dans les intervalles de mes voyages. Ton grand-père en profita beaucoup mieux ; il y maria ton père et ta mère ; et tu y es né. D’ici je corresponds à l’Orient et à l’Occident. On m’y a mandé que les peuples d’Autriche n’ajoutaient point foi à la petite ambition de croquant qu’indiquait le second mariage de Napoléon. Ils crurent à une fourberie pour transformer leur pays en province française. Les Illuminés ne manquèrent point de pousser à ce sentiment, et commencèrent de tresser ce « lien de la vertu », qui leur associa tant d’honnêtes personnes en haine de la tyrannie imposée à l’Europe. Mieux encore : le mariage de Napoléon avec la nièce de Louis XVI a lieu le 2 avril 1810 ; le 2 août, nous forçons le franc-maçon Charles XIII de Suède à adopter pour prince royal notre philadelphe Bernadotte. Nous posions notre roi sur l’échiquier politique. Auparavant, les loges espagnoles avaient donné le signal de l’opposition, de la résistance et de la victoire, dès l’été de 1808.

« Comme successeur du malheureux Oudet, les philadelphes élurent le général Malet, que Napoléon incarcérait à Paris pour cause de jacobinisme. Nous pensâmes soustraire ainsi notre chef à la manie d’assassinat qui avait déjà sacrifié Joubert, Pichegru, le duc d’Enghien, Oudet… Cependant le tsar Alexandre, initié lui-même à l’art royal, comme son illustre aïeule Catherine II, reçut volontiers les émissaires de l’illuminisme et des loges ; et ce fut par ses estafettes que Malet connut dans sa maison de santé, avant les gens de Paris, l’incendie de Moscou et la fin probable du Corse, enseveli dans les neiges russes. Notre général sortit de l’hospice, revêtit son uniforme, entraîna plusieurs compagnies de soldats philadelphes… »

Le bisaïeul ne contait pas cette fin d’un ami cher entre tous, de son « Léonidas », sans fermer un instant les yeux, comme s’il priait. Peut-être sa conscience s’interrogeait-elle pour savoir si elle justifiait le sacrifice de tant de nobles vies à la chimère vaincue. Un sentiment pénible appesantissait le cœur peureux d’Omer. Il regardait la large face et le lacis des rides, et les paupières diaphanes dans leurs cercles de bistre. À côté de son père, qu’il se représentait gisant sous les murs de Presbourg, c’était l’autre cadavre de la défaite, ce vieil impotent, barbouillé de tabac sous les narines, et de qui tremblait doucement la grosse lèvre blême. Aussi le jeune homme ne put-il ensuite être persuadé. Vainement la voix solennelle s’enorgueillissait d’avoir obtenu qu’Alexandre, en juillet 1813, écrivît au comte de Provence la lettre refusant de soutenir la cause des bourbons et même d’accepter au quartier général russe le comte d’Artois ou le duc du Berry. ― je te le jure, Omer. Le tsar promit de rétablir un empereur jacobin, celui de 1803, notre général Moreau, qu’un émissaire et une lettre impériale allèrent chercher dans sa retraite parmi les frères des états-Unis. Et quand celui-ci eut été tué devant Dresde, nous convainquîmes encore le tugend-bund, l’illuminisme et les alliés d’appeler à la succession du vainqueur de Hohenlinden ce Bernadotte qui avait aussi refusé de " faire le monck ", en l’an vii… oui, oui, petit, nous avions imposé Bernadotte, ou son fils, avec Benjamin Constant comme ministre ! Voilà pour quelle raison tous les maréchaux, Marmont en tête, Ney, les autres, abandonnèrent Napoléon au camp d’Essonnes !… ils le lui avaient fait dire, le 31 mars 1814, sur le chemin de la cour de France, à Juvisy, par l’ami de ton oncle Edme, le colonel Fabvier, qui fut emprisonné lors du complot du bazar, l’année dernière… ils abandonnaient l’homme de brumaire afin de se confier à un républicain. Et Lafayette, avec les idéologues, applaudit le changement. " Alexandre était franchement des nôtres. Attention à la preuve, petit !… en 1814, le duc d’Angoulême débarque à Bordeaux derrière les anglais. Pour tout encouragement et aide, il reçoit de leur général l’avis de démentir lui-même le manifeste royaliste, s’il ne se veut voir contredire sur les affiches publiques par l’état-major des troupes d’occupation. Le duc d’Orléans accourt de Sicile en Espagne et demande à Wellington un simple commandement de bandes castillanes ou aragonaises : il est éconduit, et retourne. Le comte d’Artois, entré par la Suisse, derrière Schwartzenberg, ne peut arracher aux alliés la permission de résidence à Lyon : il fouette ses chevaux sur la route de Nancy. Je l’apprends ; je le devance chez le gouverneur russe de la place, à qui je montre les documents de nos loges : et le comte d’Artois ne peut entrer dans la ville que sans cortège, à la condition de s’enfermer en son hôtel, sous un nom d’emprunt, de n’y recevoir âme du monde, et de n’en bouger pas…

« Il fallut que l’abbé de Montesquiou achetât très cher Talleyrand et les sénateurs de l’Empire, pour qu’Alexandre se laissât tromper et consentît au retour des Bourbons. Il n’en voulait pas ; il les prétendait trop bêtes pour gouverner la généreuse pensée française : « Ces gens-là exciteront le peuple à la révolution par leur sottise ; et l’Europe sera tout ébranlée de nouveau par la chute de leur trône. » Ainsi parlait Alexandre en 1813, dans la loge de Dresde, aux dignitaires des Illuminés et du Tugend-Bund. Voilà ce qu’il répétait en 1814 chez Mme de Staël, en annonçant l’abolition du servage dans ses états. C’était un autre Alexandre que celui de Troppau et de Laybach. Il n’était pas alors le vil instrument de ce valet des souverains et des prêtres, de ce Metternich !… Il n’était pas celui que nous avons… condamné…

― On dit, au collège, qu’Alexandre espère arriver plus vite à la fraternité des nations par l’influence du christianisme, qui est tout établi, que par les nouveautés. Catholique, universelle, la religion se propose aussi de réunir les races sous une seule règle et de reconstituer à Rome une Babel où les hommes ne parleraient plus qu’une même langue, le latin des psaumes.

Omer eut l’audace de développer tout le rêve du Père Anselme, tout l’idéal des jésuites, malgré les interruptions et les cris de fureur. Le poing du vieillard assommait la grande table. Son visage s’empourprait de flammes héroïques et furieuses. La poudre sautait de l’écritoire sur les missives ouvertes, en désordre ; et ses yeux glauques menaçaient l’espace du parc, la nature, la fatalité victorieuse de la ruse séculaire.

― Ah ! petit, tu tournes ! Toi aussi, tu écoutes les jésuites et les maîtres de la Krüdner, et tu crois aux rêveries de cette catin mystique qui nous a gâché notre Alexandre !

Omer souffrait toute cette douleur. Le Frère des Neuf-Sœurs que Buonaparte avait trahies verrait-il jamais le triomphe de sa foi ? Ce n’était plus qu’un octogénaire massif, blotti dans une robe de chambre à palmes jaunes et rouges, cet homme qui avait arrêté la fortune de Napoléon, conduit celle d’Alexandre à Paris ; ce n’était plus qu’un vieillard débile et monstrueux au fond de la bergère usée d’où il menaçait le destin des bourbons, en compulsant les pages de quelques vieux livres avec ses mains grelottantes et grises.

XI

À Monsieur Omer Héricourt,
au Château des Ducs.
Varangeville-lez-Nancy.

Département de la Meurthe,


À bord de l’Arétè, en rade de Patras (Morée).
Ce 20 de septembre 1821.


« C’était écrit ! comme disent nos ennemis les Turcs quand on les mène au fût de colonne qui sert ici de billot : je ne t’embrasserai pas, cet été, mon cher conscrit, pour la bonne raison que je vogue entre la côte et les îles grecques, où je distribue quelques sacs d’argent libéral. C’est une commission de ton parrain. Je ne pouvais pas lui refuser de passer l’eau.

« je pense à toi, tout le temps, collégien. Je vis dans la guerre de Troie, que tu traduis sans doute en bâillant sur Homère. Ulysse, en fustanelle crasseuse, me découpe un melon à la pointe du kandjar. Ajax me fait royalement largesse de sa vermine. Agamemnon sue à grosses gouttes dans mon verre de mastic en insultant la politique russe qui enferme dans une forteresse de Bohême notre noble Ypsilanti, le héros de Jassy, parce que ce fourbe de Metternich a montré au tsar Alexandre, dans le cabinet noir de Laybach, les lettres échangées par les hétéries grecques, les ventes d’Italie et les constitutionnels espagnols. En se nettoyant le nez, Calchas prédit que la guerre éclatera partout entre les tyrans et les peuples, car, à Naples, les vainqueurs autrichiens et le roi de plâtre emprisonnent, torturent, décapitent quiconque a une conscience ou un nom, comme s’ils entendaient mettre à bout les plus timides de ces carbonari livrés soudain aux soldats de Vienne par la trahison du duc de Calabre, leur frère et ami. Ton parrain a raison : notre confiance dans les princes nous perd. Je finirai par devenir une espèce Spartacus, un babouviste, je ne sais quoi, maintenant que l’Empereur empoisonné par le mauvais air de Sainte-Hélène, est mort. Ah ! S’il avait suivi le nègre que nous lui envoyâmes en 1817 ! Tout eût réussi. Notre trois-mâts ramenait Napoléon en Europe. Le grand homme n’a pas consenti. Il exigeait que la France le rappelât d’elle-même, et toute entière. Ô ingratitude humaine !

« J’ai laissé ma femme dans notre maison de Saumur. Ta sainte mère eût imposé trop de dévotion à Graziella, qui est déjà bien assez bigote au naturel. D’autre part, je ne pouvais l’amener ici : on se coupe trop le cou à droite et à gauche. Sur le mur de la douane, devant le sabord de ma cabine, neuf têtes de turcs saignent, pendues à des crampons. Triste spectacle pour une femme grosse, encore qu’il ne semble pas déplaire aux hirondelles qui effleurent de l’aile ces grimaces livides et crient gentiment alentour. En outre, la chaleur est accablante. Les mouches bleues recouvrent les tranches d’orange avant qu’on ait fini de les couper. Les cadavres amoncelés dans les fortifications de la ville, depuis qu’elle a été prise par les hétéries, dégagent une odeur intolérable. J’ai fui Mitylène à toutes voiles, pour cette même raison. Une fois les morts dépouillés, on les mutile, puis on les laisse pourrir à l’air, par un esprit de rancune vraiment démesurée. Chacun les insulte en passant, fait des ordures sur eux. Les enfants s’amusent de voir enfler les tumeurs de la décomposition sur les paupières mahométanes. Il faut dire qu’à Constantinople, en avril, les turcs ont massacré tous les grecs du fanar, et ceux du port. N’empêche, je n’avais jamais assisté à tant d’horreurs, même en Russie, quand, le sabre au poing, nous nous disputions les reliquaires d’or byzantin dans les rues de Moscou en flammes. J’ai vu des souliotes attacher à la queue de leurs chevaux les femmes toutes nues d’un harem, et se lancer ensuite à la charge contre les janissaires. Les malheureuses, meurtries par les fers des bêtes au galop, poussaient des hurlements atroces dans la mêlée. Les turcs, pour leur éviter le déshonneur, les tuaient à coups de cimeterre ; et, tout acharnés à cela, ils ne s’occupaient point de leurs adversaires, qui les décapitaient alors le plus commodément du monde. C’était la raison pour laquelle les descendants des atrides agissaient ainsi. " nous ne faisons pas la guerre de même façon ; chaque pays a ses mœurs particulières. Je ne crois pas qu’un français puisse regarder sans frémir un grand gaillard, en veste de soie bleue passementée d’argent, s’asseoir, pour fumer son chibouk, sur un tas de cadavres couverts de sang caillé, parmi lesquels une sorcière étique écarquille des yeux vitreux que rongent des insectes d’azur. Voilà ce que j’aperçois de ma place, en t’écrivant sur un baril. Cet Achille arrange coquettement un fez sur ses longs cheveux noirs. Il veut plaire sans doute à la misérable Briséis qu’il attire entre ses genoux d’une main énorme nouée aux deux poignets délicats. Elle se tord comme un ver, dans son large caleçon de brocart rose, et lui mord les doigts. Il ne lâche point. Il a fini d’assurer son fez ; il déchire l’écharpe de la captive… je voile ici le tableau, qui n’est pas pour les petits garçons comme toi. " au reste, j’envoie une assez méchante description de scènes pareilles à M. Ary Scheffer, le peintre, dont j’ai fait la connaissance, lors de mon retour de Gênes, en mai, à Paris, chez M. Buchez, étudiant, rue Copeau. Le jeune artiste m’avait alors demandé quelques renseignements pittoresques touchant l’Italie, ainsi qu’à mon ami Bazar, en compagnie duquel j’avais accompli mon premier voyage à Naples ; et aussi à MM. Dugied et Joubert, qui en sont revenus, ce printemps, avant moi, puisqu’ils ne poussèrent point jusqu’à Novare. D’ailleurs, tu as dû voir ces messieurs chez Corinne, un dimanche : ils apportaient des nouvelles de Paris à la Goguette, pour ce pauvre lieutenant Boredain, qui est toujours en prison. Bref, en buvant de la bière, du punch, avec M. Ary Scheffer, nous lui avions tracé un tableau des Deux-Siciles assez exact pour nous contenter tous ; et je crois bien qu’il sortira de notre cénacle de la rue Copeau, transféré maintenant ailleurs, quelque chose d’assez propre à étonner le monde, peinture ou action. M. Ary Scheffer nous amena, certain jour, M. De Lafayette, et j’ai pu causer de la Révolution avec le héros de l’indépendance américaine, avec l’ami de Washington et de Franklin.

« Au moment où je voulais me rendre en Artois pour te dire bonjour, les Amis de la Vérité me prièrent d’aller m’établir à Saumur, avec M. Riobé, un de nos amis : nous dûmes aller nous entendre avec mes chevaliers de la Légion d’honneur, en Maine-et-Loire. Voilà comment j’emmenai Graziella sur les bords de la Loire, et la laissai dans une maisonnette tapissée de vigne. De braves dames saumuroises la soignent pendant ma navigation à travers les flots que fendirent les proues des birèmes portant Ulysse.

« Ce verbiage est pour t’annoncer, mon cher conscrit, l’expédition d’un tonneau : il recèle, dans l’étoupe, deux chibouks, un narguilé de cuivre, trois cimeterres et six kandjars, deux fusils albanais, la veste d’une odalisque son collier de sequins et ses boucles d’oreilles en croissant, plusieurs fez, calottes et paires de babouches, une selle de pacha fort curieusement ornée et ses étriers d’argent, un plateau incrusté de nacre et son support ; plus, un ballot de tapis turcs. Le tout, acheté par moi à des pillards souliotes, te doit rejoindre au château des ducs, par roulage, et grâce aux soins de Mm. Lamanjoin et Cie, négociants de Marseille. J’ai pensé que tes classes se termineront dans deux ans et qu’une panoplie turque donne bon air à l’entresol d’un étudiant.

« E. L. »

« P.-S. ― Le major Gresloup est décidément au Spielberg, prisonnier avec Silvio Pellico, ce grand poète milanais qu’on a enchaîné dans un cachot là-bas. Je connais le pays de Brünn, m’y étant trouvé sous les ordres de ton père, au moment d’Austerlitz. Je visitai la forteresse dans ce temps-là. Ce pauvre Gresloup ne doit pas rire. Après tout, nous continuons la lutte de nos aînés contre les tyrans. Veillons au salut de l’empire !… comme dit la chanson… »


À Monsieur Omer Héricourt,
aux Moulins-Héricourt,
Sainte-Catherine-lez-Arras,
Département du Pas-de-Calais.


MANUFACTURE D’ÉMAUX
LEROY ET BEUMINSEL
SAUMUR
Saumur, le 5 de novembre 1821.

« L’enfant de Novare est né, mon cher conscrit ! Je suis arrivé à temps de Navarin pour lui souhaiter la bienvenue ici-bas. C’est un garçon. Je l’appelle Omer, comme l’enfant d’Austerlitz. Vive l’empereur ! À bas les Bourbons et les tyrans ! Ma femme va bien, et je t’embrasse solidement, va !

« L’ONCLE EDME »


Saumur, le 25 de décembre 1821.

« Inutile de m’écrire ici, pendant les vacances des étrennes. Je pars à cheval pour Béfort, où il faut que j’annonce à temps la catastrophe qui anéantit, pour l’heure, nos projets.

« Un incendie a éclaté dans la ville. Un mur en flammes s’est écroulé sur plusieurs élèves de l’école de cavalerie accourus pour combattre le fléau. Il y en eut de tués qui étaient de notre bord. Dans la poche d’un cadavre on a trouvé à l’hôpital quelques papiers compromettants. La police fait des perquisitions. On arrête plusieurs des nôtres. On saisit les courriers. Donc, motus ! Bonjour aux moulins !

« E. L. »


À Monsieur Omer Héricourt,
Collège de Saint-Éloi en Artois.


Du château des ducs, le 6 de janvier 1822.


« Mon cher fils,

« Mille grâces pour tes bons souhaits de nouvel an. Que l’an 1822 de Notre Seigneur Jésus-Christ te rende la paix du cœur et de la conscience.

« Sois pieux, Omer, et tu m’ôteras beaucoup d’afflictions. Il semble que le seigneur se plaise à me les envoyer toutes. Mon père était venu de Saumur m’embrasser à l’occasion de Noël. Il est parti pour Béfort, la semaine dernière, dans l’intention d’acheter des instruments de labour ; mais il a emporté son uniforme de général de l’Empire. Je ne m’en suis aperçue que le lendemain. J’aurais dû me douter de quelque folie : M. Kœchlin, le maître de forges, et un officier, M. Armand Carrel, étaient venus faire visite à mon grand-père et à mon père, vers le 15, et ils s’étaient entretenus, en secret, tous les quatre, pendant deux jours, dans le cabinet jaune. J’apprends aujourd’hui qu’une conspiration a échoué à Béfort, qu’on a saisi chez le colonel Pailhès, l’ami de ton père, des aigles, des étendards et des cocardes tricolores, que les trois bataillons du 29e de ligne en garnison à Béfort, Neuf-Brisach et Huningue devaient prendre part à cette révolte impie contre le meilleur des rois légitimes, qu’un sergent rentré de semestre, le soir même, s’étonnant de voir les pierres mises aux fusils des soldats, à une heure indue, fut tout dire au commandant de place, qu’on vient d’arrêter le colonel Pailhès, avec M. Buchez, un étudiant en médecine que connaît bien mon frère Edme, et une foule de gens. Ton parrain est aux cent coups ; il brûle des papiers. Enfin, tout à l’heure seulement, un postillon allemand est venu nous avertir que mon père était sur l’autre rive du Rhin, hors d’atteinte, et qu’il doit revenir avec deux charrues et un semoir. Apparemment, il aura feint d’avoir passé la frontière pour acheter, comme s’il n’avait pas trouvé son affaire à Béfort.

« Tant de malheurs sont permis par la Providence pour avertir notre famille du mécontentement de Dieu. Ne serviront-ils point à la convaincre ? Quant à moi je suis à bout de forces. L’échafaud menace l’auteur de mes jours, après que la guerre m’a rendue veuve toute jeune. Je t’en prie, mon fils, demande à ta tante Caroline si elle ne veut point m’offrir un asile. Quel que soit le respect que je doive à des parents vénérés, je ne puis cependant vivre toujours dans l’antre du crime et du sacrilège. Je tremble que ma foi ne me fasse un devoir de révéler ce que ma piété filiale doit celer à tous. Et si je cédais aux exhortations d’un confesseur scrupuleux, si j’éclairais la justice sur les complots abominables qui se trament dans ma demeure ? Ou être damnée pour avoir tu un exécrable régicide, ou livrer au bourreau la tête de celui qui m’engendra : telle est l’alternative dans laquelle je me débats à chaque heure du jour et de la nuit. Aie pitié de moi, mon fils. Prie Caroline de m’arracher d’ici… ces souffrances morales m’excèdent. Faudra-t-il donc affronter les supplices de Satan, après la plus triste existence de veuve ? J’entends déjà siffler les lanières des démons sur mes pauvres membres. Et tu pourrais, si tu le voulais, en te consacrant à Dieu, apaiser mon âme. Pourquoi ne le veux-tu pas, mon enfant ? Pourquoi, fils cruel, te refuser à mon vœu le plus cher ? Et tu écris que tu m’aimes ! Je suis vaincue par mon père et par mon fils. Je suis donc maudite de Dieu, moi ! " devrais-je correspondre ainsi, mon Omer, avec toi ? Tu es en vacances ; tu te réjouis auprès de Caroline et de tes cousins ; et je viens, en mauvaise mère, troubler ta joie. Mais à qui confier de telles douleurs, sinon à un fils. Tu es mon seul espoir. " souvent je me plais à rêver de notre vie commune, plus tard, bientôt, dans le presbytère. Je t’aperçois. L’auréole de la piété sincère illumine ton front. L’habit sacré recouvre ton corps pur. Je m’assieds auprès de toi, à la porte d’une humble demeure bénite. Je te regarde, tout étourdie de bonheur. L’angélus du soir tinte au clocher de ton église. Le souffle des archanges balance les feuilles. Enfin autour de nous il n’y a plus de sang. à ta voix, les chrétiens se rassemblent et s’aiment. " la

« La voilà, la bonne année que je nous souhaite ! C’est mon rêve : me réveilleras-tu dans la terreur et l’horreur ? Non, n’est-ce pas ? Tu m’aimes, mon fils, et je t’aime de tout mon cœur transpercé. Appelle-moi près de toi. Annonce-moi que tu consens à entrer au séminaire. Je suis sûre que tu vas me le promettre. Je sens palpiter déjà dans mon cœur la parole bienheureuse. Écris vite. J’attends ta lettre en pleurant d’espérance.

« VIRGINIE, VEUVE HÉRICOURT. »


À Monsieur Omer Héricourt, aux Moulins-Héricourt.
Sainte-Catherine-lez-Arras,
Département du Pas-de-Calais.


RESTAURANT DU ROI CLOVIS
RUE DESCARTES
derrière l’église St-Étienne-du-Mont
HUÎTRES ET FRITURES DE SEINE
SALONS
POUR NOCES ET SOCIÉTÉS
Paris, le 15 de janvier 1822.

« Ah ! Mon conscrit, tu vas rire de ton ancien, tu le peux ! Figure-toi que je suis resté à cheval, sauf quelques heures, du 25 décembre au 3 janvier. Je faisais des courses urgentes. Le 2 au soir, j’ai été forcé brusquement de quitter Béfort et d’aller voir à Lyon le frère de mon peintre, Ary Scheffer. Un officier de nos amis m’a prêté pour le voyage une rosse très vive, mais dont le trot était si dur que je criais. J’ai dû la mettre au galop tout le temps. Je dormais sur la selle, si bien que je me suis réveillé deux ou trois fois le nez dans les oreilles de la bête. Alors j’ai pensé à ton système : j’ai glissé les doigts sous l’arçon et j’ai pu donner à Morphée quelques instants. Ris à ton aise. Je devais avoir la mine d’un piètre cavalier. Foin des illusions ! Tu ressembles à un singe sur une autruche, quand tu emploies ta ruse, mon conscrit. " au reste, le somme à cheval ne fut sans doute pas très reposant : car, de Lyon à Marseille, pendant que nous descendions, Mm. Corcelle, Scheffer et moi, le Rhône en bateau, j’ai ronflé, paraît-il, sans cesse ; et même, après un temps de voiture, je me suis juste éveillé sur la cannebière pour t’acheter une corbeille d’oranges que j’ai mise au roulage à ton intention. Elles sont bien mûres et sanguines. N’en donne pas trop à tes jésuites ; ils ne méritent pas d’y goûter. Ils viennent de faire arrêter, à Marseille, un de mes bons amis de la garde impériale, le capitaine Vallé, à qui je confiai, en novembre, à mon retour de Grèce, le soin d’organiser une compagnie de volontaires qui désirent aller se battre contre le turc en Morée. Le franc militaire a parlé trop net dans un déjeuner, à Toulon, et un brave garçon, mais un peu borné, le capitaine Sicard, l’ayant pris pour un agent provocateur, a cru jouer un fameux tour à la police en le dénonçant. Et voilà mon pauvre Vallé au clou comme conspirateur et racoleur de conjurés. " le coche d’eau nous avait juste débarqués à temps pour que nous puissions faire monter avec nous dans la malle-poste qui va de Marseille à Paris le commandant Caron, imprudemment compromis par Vallé. Nous repartîmes à toutes brides sur Valence, où je déposai Mm. Scheffer et Corcelle, puis sur Lyon, où je déposai le commandant, qui put de là gagner la Suisse. Quant à moi, je continuai ma route jusqu’à la capitale, et m’offris le nez des mouchards quand ils me virent descendre seul le marchepied : les préfets avaient fait jouer les bras du télégraphe. " ah ! Ce pauvre grand Vallé ! Quand j’y pense !… je n’en ai pas moins fait, comme tu vois, de fameuses é étapes en vingt jours ; ça m’a rappelé le bon temps de la campagne d’Iéna, quand on poursuivait l’ennemi jusqu’à Stettin, et que les culottes mouillées collaient à la peau du postérieur. Ça me pince encore dès que j’y pense… Ouf ! me voilà donc à Paris.

« Au débotté, ce matin, j’ai vu la comtesse de Praxi-Blassans, à qui j’ai remis le paquet et le message dont mon père m’avait chargé à Béfort, de la part de Virginie. Elle m’a dit que la femme de cette canaille d’Augustin est fort malade ayant pris froid au bal du ministère de la guerre. Il paraît qu’on l’entourait beaucoup ; on la félicitait du grade dans l’état-major des jésuites que S. M. T. C. vient de conférer à ton oncle. Sache, à ce propos, que le gredin s’appelle maintenant d’Héricourt, avec apostrophe… Quelle calotte il recevrait de son brave jacobin de père, si celui-ci vivait ! Quoi qu’il en soit, la pauvre dame a eu très chaud dans la cohue. Elle a été prendre l’air au balcon ; et depuis, elle tousse. On lui a tiré cinq palettes de sang pour la sauver de la congestion. Il faut que tu lui écrives un petit mot d’encouragement… C’est une fameuse belle femme encore, et qu’on ne saurait trop soigner par billets doux quand on approche de seize ans. Les dames sont toujours sensibles à ces attentions, et les récompensent.

« Je t’écris ce poulet à la hâte, sur le papier de l’estaminet où nous déjeunons, après un assaut d’armes, quelques militaires de mes amis et moi. Il y a là un M. Hénon, chef d’institution de son état, qui n’est point pour cela un cuistre. Il vient de nous dire, sur la gloire des armées républicaines, des choses qui mettent une larme à l’œil. Nous offrons un repas d’adieux à quelques sous-officiers et soldats du 45e de ligne qui vont former garnison à La Rochelle et qui sont tous de notre bord. J’ai cru me retrouver au milieu des brisquards de la garde impériale, tant ils parlaient en vrais soldats ; surtout un nommé Bories et un certain Goubin, qui n’ont pas d’avoir froid aux yeux. N’écoute donc pas les jésuites quand ils t’assurent que leurs maîtres tiennent solidement. L’armée ne les aime pas, ni la vieille, ni la jeune. Qu’il y ait eu un incendie à Saumur, et un imbécile à Béfort pour revenir de semestre le soir même des préparatifs, pour n’y rien comprendre, et tout raconter aux supérieurs, croyant bien faire ; qu’il y ait eu un malentendu à Marseille qui a fait prendre mon ami Vallé pour un agent provocateur par le capitaine Sicard, ce sont là des accidents. On en voit bien d’autres en campagne. Un jour ou l’autre, tout marchera droit. Et alors… " je compte retourner à Saumur, demain ou après-demain. J’ai hâte d’embrasser l’enfant de Novare et ma Graziella. Et puis des affaires m’y appellent. écris-moi chez M. Caffé, chirurgien : c’est plus sûr. Tu recevras aux moulins six volumes de Voltaire reliés en veau plein, dont j’ai fait l’emplette tout à l’heure en passant le long du quai. C’est un bon auteur que tu dois cultiver si tu veux avoir des opinions voisines de la vérité…, la vraie. " E. Lyrisse. " à Monsieur Omer Héricourt, au collège de Saint-éloi, en Artois : (du château des ducs le 5 de mai 1822.) " mon fils, " ta lettre m’afflige. Comment peux-tu attribuer à l’ennui de vivre dans une campagne les justes craintes de ma foi et de mon amour maternel ? Dieu merci, la providence m’a laissé peu le loisir de me corrompre dans l’oisiveté ; et si, en te contant le menu de mes occupations, je puis te persuader du sain état de mon esprit, je veux le faire aussitôt, dans l’espoir que mes prières gagneront sur ton entêtement.

« Mon père nous a quittés pour se rendre à Saumur auprès de la femme d’Edme, qui s’y trouve seule, en butte aux avanies de la police, par la faute de son mari. J’ai dû reprendre la direction des travaux agricoles, et malgré ma lenteur dans la marche, voyager toutes les après-dînées, d’une métairie à l’autre. On attelle ton âne à la petite carriole, Céline le conduit, et nous allons comme ça, jusqu’à la brune, surveiller les semailles de printemps. Ce n’est pas mince affaire. Le tâcheron vole du grain : on ne met pas en terre la moitié du sac. Il faut y avoir l’œil. Au bout de la journée, je n’ai pu même lire complètement mes offices.

« Le matin, j’ai ma basse-cour. La vente des volailles au marché de Nancy nous fournit la rente qui paye les gages de nos gens. Aussi je soigne mes couvées : sur dix ou douze œufs, c’est le plus si l’on peut mener à bien l’élève de huit poulets ; encore souvent en conserve-t-on six, ou trois seulement. J’ai perdu ce matin quatre canards étouffés sous la poule. Les rats ont ravagé deux nids de couveuses, la semaine dernière, dans l’étable dallée ; et, quand mes poussins viennent au monde, il faut les nourrir au pain et au lait, les transporter au soleil sous la mue, avec leur mère, veiller à leur boisson. Si j’abandonne ces mille petits soins au jardinier, ou à Céline, ils en omettent la plupart, et les poussins meurent. Dimanche, j’étais restée à l’église plus longtemps que d’habitude, à cause de la sainte communion que j’ai reçue à l’intention de ton salut ; je voulais assister à une seconde messe. À mon retour, dix de mes poussins s’étaient noyés en buvant au bol qu’on avait trop rempli.

« Voilà des malheurs que je puis, moi seule, éviter. Cela m’occupe une grande partie du jour. Par économie, j’ai engagé des allemandes à la cuisine. Elles travaillent beaucoup plus que nos paysannes, et sont dociles. Mais cela m’oblige à recevoir moi-même les marchands, les messagers et les colporteurs dont elles n’entendent guère le français ; et, de ceux-ci, il en vient à chaque instant. Je dois débattre les prix avec eux. Après ça, je me promène au potager pour voir où en sont nos salades et notre oseille. La nuit tombe, qu’on se croit encore à trois heures de relevée. " ajoute ma kyrielle de drogues à avaler, les visites de l’apothicaire et du médecin, les demi-heures où la souffrance m’anéantit, celles que réclament de moi les exigences de ton parrain, le temps consacré à la correspondance, pour les choses temporelles et mes œuvres de piété. Pendant mes prières du soir et mon examen de conscience, je m’épouvante d’avoir oublié la moitié de mes devoirs quotidiens. Voilà quatre ans que je vis de même, et je m’étonne de la rapidité folle du temps. Ah ! Que la vie est brève pour faire son salut ! Et comme l’enfer accourt ! épargne-moi trop de douleurs, mon cher fils ! " Virginie, veuve Héricourt. " à Monsieur Omer Héricourt, au collège des pères jésuites, Saint-éloi en Artois : " cher neveu, " mon épouse bien-aimée est décédée hier dans notre hôtel, à Paris, après une courte maladie. Priez pour elle et pour moi. " général d’Hé

À Monsieur Omer Héricourt,
au Collège de Saint-Éloi en Artois


ÉTUDE DE Me PIERQUIN
NOTAIRE À DOUAI
Ce 20 de juillet 1822.


« Monsieur.

« Mme veuve Cavrois, votre estimée tante, me prie de vous représenter que Madame votre mère s’est fait, depuis l’an 1814, adresser régulièrement les quartiers de l’usufruit qui lui est échu dans la succession du colonel Héricourt. Au moment où vous atteignez l’âge d’homme, M. Le comte de Praxi-Blassans, votre tuteur, désire que vous appreniez comment furent employés ces revenus. Mme Héricourt a touché, depuis quatre ans, sans exception, comme la loi l’y autorise, les sommes que les Moulins-Héricourt et la Batellerie de la Scarpe, d’abord, puis les Charbonnages de Rœux et la Banque d’Artois ont versées, pour jouissance d’intérêt, aux détenteurs de chaque part de la Compagnie Héricourt. Ces sommes, importantes dans l’espèce, s’élèvent environ à cent mille livres et plus. Aucune d’elles ne fut employée, que l’on sache, à votre usage personnel, vu que Mme Cavrois paye votre entretien et pension chez les Pères, d’après son plaisir, et Mme De Praxi-Blassans l’entretien et pension de votre sœur Denise chez les dominicaines ; vu que votre bisaïeul et parrain pourvoit aux frais de la vie commune au château des Ducs. Selon toute apparence et d’après des renseignements certains, madame votre mère a soutenu, par le moyen de cet argent, des œuvres pieuses, entre autres celle des Missions Apostoliques en France, celle des Bons Livres et des Bonnes Lettres. Elle a contribué à l’édification de la basilique de Saint-Ignace à Nancy, par l’achat de trente vitraux anciens et d’une cloche-bourdon dont elle fut la marraine.

« Je n’entends blâmer en aucune façon ces dépenses justifiées par une dévotion admirable et destinées à appeler la protection de Dieu sur les voies spirituelles de votre carrière ecclésiastique, à laquelle je suis fort aise de vous savoir enfin consentant. Mais, au cas où vos hésitations se renouvelleraient pour ce qui est d’embrasser cet état, le tuteur tient à dégager sa responsabilité vis-à-vis de vous. D’autre part, il est convenable que vous puissiez dès ce jour causer à bon escient de vos intérêts matériels avec madame votre mère. Le bilan de cette année 1821-1822, dressé pour la Compagnie Héricourt, fixe à vingt-sept mille huit cent trente-neuf livres sept sous, comme vous pourrez le voir sur le duplicata ci-joint, l’intérêt dû à l’usufruit de la part dont vous êtes nu-propriétaire, ainsi que votre sœur Denise, jusqu’à la fin de vos minorités. Cette somme en sus des quarante mille livres d’annuité, retenues pour l’amortissement, les réserves, le remploi, et les extensions du principal. Cela dit, afin que vous avisiez aux comptes de Mme Héricourt, en votre nom et en celui de mademoiselle votre sœur.

« Je vous salue, monsieur, avec le plus grand plaisir.

« PIERQUIN. »


À Monsieur Omer Héricourt,
au Collège des Pères Jésuites,
Saint-Éloi en Artois.


« Mon enfant, mon cher neveu,

« Aux pieds de la Sainte Vierge, je viens de finir la station de douleurs que me commande la triste date du 9 juin, chaque année. J’ai prié le Seigneur et sa divine Mère de te transmettre les mérites de celui qui n’est plus.

« Je n’ignore pas que tu les possèdes en partie déjà. Édouard ne manque pas de louer en ses lettres la gravité de ton caractère et l’élégance de tes façons. C’est par ces deux qualités que mon pauvre frère plaisait à tous ceux et celles qui eurent le bonheur de l’approcher. Aurais-je donc celui de le reconnaître en toi-même, sous les traits que j’ai tant chéris ? Plaise à la Providence m’accorder cette grâce. Point d’heure où je ne supplie la suprême Miséricorde de me l’octroyer. Depuis douze ans, mes yeux ont goutte à goutte imprimé leur trace sur le crucifix, dans l’attente de l’instant qui fera reparaître Bernard Héricourt en mon neveu. Aujourd’hui, tu es à l’âge où l’on ressemble le plus à sa mère ; dans deux ans, tu atteindras celui où l’image du père ressaisit tout l’être de son fils. Ah ! Que ma faiblesse de pauvre sœur obtienne d’exhaler sur ton sein le soupir de félicité que répriment mes sanglots depuis ces onze années d’amertume ! Parfois, je m’accompagne sur la harpe pour moduler les chants qu’il préféra. Et je crois l’entendre vanter ma voix. Je me retourne en tressaillant : le rideau cesse de s’agiter, semble-t-il, à la place qu’il quitta ; tout l’air est encore plein de lui.

« Que j’ai hâte de te voir achever tes études à Paris, mon petit Omer ! Nous serons ensemble. Tu me raconteras tes espoirs, tes ennuis, tes travaux et tes escapades, comme Bernard me les racontait. Je te ferai pareil à lui. Tu auras pitié d’une dame un peu vieille, maniaque et triste, n’est-ce pas ? Tu voudras bien croire que ma vie d’apparat n’est qu’une obligation d’épouse, qu’un devoir pénible.

« Ta sœur Denise change beaucoup. La voilà tout entière dépouillée de l’enfance, et femme. Elle a corrigé peu à peu ce qui restait en elle du garçon pétulant où je reconnaissais mon frère. Je suis tout éperdue de cela. Tu demeures mon seul espoir de revivre les années les plus belles de l’existence. Puisse cette lettre te trouver content et complètement rétabli de ta mauvaise fièvre ! Quoi qu’on en dise, la saignée est excellente pour chasser les humeurs pernicieuses. Laisse-toi saigner gentiment pour me faire plaisir et me rassurer ainsi que ta bonne mère.

« Chacun va bien ici. Émile est content à l’École militaire. Ton oncle Gaétan a toute la confiance de Mgr Matthieu de Montmorency, qui se pousse fort avec M. De Villèle au ministère. On dit que celui de maintenant va tomber pour n’avoir point su faire intervenir Sa Majesté à Naples dans les affaires de son cousin Ferdinand de Bourbon, au lieu de laisser l’Autriche et la Prusse remplir ce devoir, et que c’est une forte partie compromise par nos diplomates. Comme mon mari a prêché pour l’intervention directe de Sa Majesté, il croit parvenir bientôt aux affaires. Ce serait le moment pour un jeune neveu de se rapprocher des conseils et de l’appui de son oncle. Je voulais en venir là, en t’entretenant de politique aride. Rien ne saurait tant me réjouir que ta présence à Paris, malgré toutes les représentations de ma sœur Caroline, qui tient à satisfaire jusqu’au bout les Pères Jésuites. Mais nous l’emporterons.

« Mille bons baisers de ta tante qui t’aime.

« AURÉLIE, COMTESSE DE PRAXI-BLASSANS. »


À Monsieur
Monsieur Omer Héricourt,
Au Collège des Pères Jésuites de Saint-Acheul,
Succursale de Saint-Éloi,
en Artois.


CHAMBRE DES PAIRS

Paris, ce 26 de février 1822.


« Sa Majesté le Roi m’a fait l’honneur et la grâce, monsieur mon neveu, de m’appeler à la charge de secrétaire d’État près de M. Matthieu De Montmorency, ministre des Affaires Étrangères. Je vous en informe comme d’un honneur qui touche la famille, de laquelle vous êtes le représentant et hoir pour la branche Héricourt, ensuite de votre oncle, le général, chevalier de Saint-Louis, commandeur de la légion d’honneur, mais aujourd’hui veuf et sans postérité.

« J’espère que vous reconnaîtrez sans faute que lui et moi avons, jusques et à présent, contribué, dans la mesure de nos forces et facultés, à jeter quelque lustre sur les noms de votre parenté, ainsi que le fit auparavant votre oncle et tuteur, feu M. Cavrois-Héricourt, directeur des consulats et des courriers diplomatiques. C’est en appelant votre attention sur la déférence qui nous semble due, tant en raison de notre âge que de nos travaux, que je prends la plume afin de vous transmettre les réflexions que nous échangeâmes hier, le général et moi, la comtesse de Praxi-Blassans, ainsi que Mme Cavrois, de passage à Paris. Ayant relu vos notes de collège, et pris connaissance de quelques renseignements particuliers qui vous concernent, nous avons résolu de vous faire, paternellement, les représentations ci-dessous.

« En premier lieu : il est déplorable que votre application aux lettres latines et grecques n’égale point celle dont vous faites preuve, je me plais à le reconnaître, à l’égard des matières historiques. Sa Majesté, m’interrogeant naguère sur mes proches et descendants, me dit : « Vos fils et neveux sont-ils bons latinistes, Monsieur le comte ?… Il faut être bon latiniste. Je réserverai toujours mes faveurs aux jeunes gens qui sauront rédiger leurs suppliques en vers latins. Rome et Athènes sont les deux mamelles de l’esprit français… » Ignorez-vous que Sa Majesté excelle dans l’exercice du distique ? Je ne doute pas qu’après un tel encouragement direct de Sa Majesté, vous ne redoubliez d’efforts pour mériter cette faveur insigne, en vous perfectionnant dans la culture des lettres antiques.

« En deuxième lieu : cette étude-là est notoirement utile aux débuts de la carrière ecclésiastique ; et quelle que soit votre hésitation présente à embrasser cette carrière, il nous paraît urgent que vous décidiez d’y donner d’ores et déjà vos soins, d’abord pour ne point affliger outre mesure madame votre mère et, en outre, parce que l’intérêt de la famille exige la soumission de vos fantaisies à son honneur.

« Souffrez que je m’étende quelque peu sur ce sujet. La famille doit être la figure de l’État qui en est sorti ; destinée par Dieu à en manifester toutes les forces et facultés dans un cercle moindre, il lui sied de les reproduire au total par le total de ses individus : car, si l’État vient à péricliter, c’est dans la famille qu’il puisera les vigueurs de sa renaissance ; et s’il prospère, c’est encore dans les familles exerçant toutes les fonctions qu’il s’attribue qu’il trouvera les hommes capables d’assurer son expansion sous toutes les formes religieuses, militaires et administratives. Or mon fils Émile, comme aîné de chevalier de Saint-Louis, détient le droit et privilège d’être instruit sous la protection de Mgr le prince de Condé dans l’usage des armes nobles et dans la science du capitaine. N’étant pas né, il vous serait difficile et rebutant de suivre cet état où, sous l’ordre de choses actuel, et, à Dieu plaise ! éternel, un garçon de roture sera toujours en moins bonne position qu’un gentilhomme. J’eusse réservé la prêtrise à mon puîné, si la volonté expresse de Mme la comtesse de Praxi-blassans ne réclamait un mariage qui, pour n’avoir point mon entière approbation, n’en découle pas moins de raisons estimables et d’un legs mortuaire à quoi je n’entends point dérober les respects de mon fils Édouard. « Mais, d’autre part, si je suis enclin à ne m’opposer point, en l’espèce, puisque le nom est mâle, à une union, toujours fâcheuse, de noblesse et roture, je ne crois point émettre des prétentions exagérées en souhaitant que ce sacrifice de mes convictions les plus chères soit compensé par des sacrifices pareils dans la branche que ces fiançailles avantagent. Sa Majesté et Son Altesse Royale Mgr le duc d’Angoulême daignent me laisser entendre qu’il ne serait pas impossible d’obtenir pour le général Héricourt un brevet de garde de la porte de Monsieur, et l’autorisation de joindre un nom de terre à ce titre exceptionnellement conféré pour reconnaître les bons et loyaux services d’une famille qui, en des heures difficiles obligea Mgr le comte d’Artois, lors de son passage en sa comté, pour se rendre au quartier général de Gand, dans l’année 1815. Je ne suppose pas que vous ne prisiez à leur juste valeur les changements qu’apporterait à votre fortune une semblable marque de bienveillance royale. Dès lors il m’en coûterait moins d’autoriser une mésalliance. Mais il est d’urgence que je présente au Château un état dûment justifié des charges et professions, occupées, exercées ou briguées par les parents du général. Sa Majesté et Monsieur, frère du Roi, de qui dépend surtout l’octroi du privilège, verraient avec faveur le neveu du postulant près d’entrer au séminaire. Frère d’une vicomtesse, neveu d’un garde de la porte et d’un pair de France, vous ne languiriez point, une fois tonsuré, dans les petites cures ; la voie du palais épiscopal vous serait tout aplanie, de fait, sans compter que j’y emploierais tous les ressorts des influences dont je dispose à cette heure. Je vous saurais gré de votre obéissance. Comptez-y.

« Je n’ignore point que certains scrupules honorables vous détournent présentement des vœux ecclésiastiques. Sur ce point je vous baillerai ce qu’il faut pour vous rassurer, en la personne d’un Père de mes amis auquel je vous présenterai cet automne : car il sera bon que vous veniez alors à Paris, et que vous y prolongiez votre séjour jusqu’à la mi-novembre environ. La Congrégation vous recevra en qualité de probationnaire, comme mes fils. C’est un devoir auquel vous ne sauriez manquer décemment. Pour ces motifs, il convient que vous agissiez comme un aspirant au diaconat. À l’instant de recevoir l’ordination, il sera temps encore de céder à vos scrupules ou à vos passions, si tant est que vous ne soyez pas homme à les surmonter. Le mariage de votre sœur est à ce prix. À vous de voir si les dernières volontés de M. Votre père, au moment où il expirait sur le champ de bataille, méritent, pour être exaucées, que vous leur immoliez vos caprices.

« Quant à moi, serviteur de la Royauté légitime et chef responsable d’une famille, j’entends présenter cette famille à mon souverain comme une parfaite image de l’État, ayant pour la fonction militaire, mon fils Émile ; pour la diplomatique, mon puîné Édouard ; pour la religieuse, mon neveu Omer Héricourt ; pour l’agricole, mon neveu Dieudonné Cavrois, puisque celui-ci a le goût des sciences qui préparent aux fonctions d’ingénieur et d’agronome. Son père, votre tuteur avant moi, m’a bien parlé, de son vivant, du désir que montre Mme Cavrois de vous voir entreprendre l’étude du droit. Mais je lui représentai qu’il n’était pas de notre rang d’avoir parenté parmi les basochiens, les avocats et les tabellions. Si les intérêts de la Banque et des Moulins réclament aide d’avoué, le mieux sera toujours d’en avoir un à gages. L’étude de la législation ne vous mènerait proprement qu’à la diplomatie. Outre que je réserve cette occupation à mon cadet, je pense aussi que, n’étant pas né, vous éprouveriez dans cette carrière les mêmes déboires que dans la militaire. Mme Cavrois s’est rendue à mon avis, après le général ; et nous sommes tombés d’accord, tous trois, avec Mme votre mère, sur le choix de votre profession, qui sera donc la prêtrise, à moins que vous n’alliez à l’encontre des volontés de ma belle-sœur, de sa fille Denise, votre sœur, et des vénérables intentions de votre père.

« Enfin, et en troisième lieu, nous avons appris que vous demeuriez en rapports constants avec le capitaine Lyrisse. Cela ne peut continuer. Dans une perquisition faite en sa maison de Saumur par la police de Sa Majesté, on a trouvé des lettres de vous tout à fait intempestives. M. le préfet de police a bien voulu me les faire remettre fort obligeamment, par égard pour l’inexpérience de votre jeunesse. L’effet n’en fut pas moins déplorable auprès de nos familiers. Je ne me soucie pas de condamner M. Lyrisse sur des imaginations funestes. Il partage l’humeur de tous les officiers qui comptèrent parvenir aux plus hauts grades par les chances de la guerre et que déçoit la paix consécutive à la ruine de leur maître. Leurs vues sont toutes bornées à cet ennui, et leur manie qui s’agite prétend bouleverser le monde pour leur gagner des croix, des dotations et des duchés impromptus. Ils cachent cet appétit sous d’assez pauvres déclamations, qu’on n’écoute guère, au reste, puisque toutes leurs conspirations de théâtre avortent piteusement grâce à la franchise des sujets loyaux épris de paix. Je m’étonnerais que vous ayez pu vous abandonner à entendre ces discours, si je ne savais aussi quelles autres séductions le capitaine Lyrisse utilise auprès de vous. M. le préfet du Pas-de-Calais eut la bonté de m’en avertir. Rien ne me demeure inconnu des turpitudes de votre libertinage. Il importe d’y mettre un terme incontinent.

« Aussi bien, la Providence veut-elle vous dérober à une influence pernicieuse. Avant-hier, le capitaine fut forcé de quitter avec précipitation le territoire français pour se garder de la police qui le recherche comme un des complices du général Berton, duquel vous avez doute ouï dire qu’il marcha depuis Thouars jusque Saumur, en compagnie de quelques pauvres égarés brandissant le drapeau de l’usurpateur et pensant soulever ainsi la population de cette ville ou entraîner les élèves de l’École de cavalerie dans leur complot. Apprenez ici leur folie. Au pont de Saumur, Berton et votre oncle ne se purent concilier, sur le principal de l’affaire, avec la municipalité et la garde nationale, ceux-là ne voulant pénétrer que si la révolte éclatait d’abord au dedans, et celles-ci refusant de se compromettre avant que d’avoir vu les bonapartistes parcourir leurs rues, les armes à la main. Or les uns et les autres se séparèrent sottement, après avoir discuté par-devant le sous-préfet, six heures d’horloge. On ne joue point sa tête avec plus de niaiserie. Cent soixante personnes sont arrêtées déjà. Le général et moi avons eu bien de la difficulté à faire en sorte que le capitaine pût gagner La Rochelle et s’embarquer pour l’Espagne, où il a des amis ; non sans avoir essayé dans ce port des extravagances, en compagnie de sergents du 45e de ligne, desquels l’un déjà est sous les verroux. En conséquence, nous vous mandons qu’il faut cesser toute correspondance avec votre oncle, à qui je communiquerai moi-même de vos nouvelles.

« Veuillez croire, monsieur mon neveu, à mon affection ferme et dévouée.

« GAËTAN, COMTE DE PRAXI-BLASSANS. »

XII

Omer eut chaud. L’ardeur du soleil gâtait le plaisir de dominer à cheval, auprès de son cousin, le tumulte de la foule hurlant, grouillant par delà les lignes de soldats jusqu’à la grille des Invalides, jusqu’aux terrasses bordées de vieux canons, et jusqu’aux solennels bâtiments sombres que coiffait l’or du dôme. La fête du Roi, l’inauguration de la statue de Louis XIV, place des Victoires, et l’imminence du congrès de Vérone obligeaient les Praxi-Blassans à traiter ce jour-là quelques-uns de la faction Chateaubriand et de la faction Montmorency dans l’hôtel du faubourg Saint-Honoré. Pour cela, dès le matin, on avait dû quitter les beaux ombrages de la propriété que le comte gardait à bail près de Saint-Cloud. De Paris, le jeune provincial ne sentait que cette chaleur poussiéreuse, mettant sueurs et feux à la face des endimanchés.

Déjà les tapissières du faubourg de Grenelle encombraient la voie du quai, pleine de rires, de disputes et de chansons. Des patriarches pansus en larges pantalons blancs montés jusqu’aux aisselles, et en gilets ouverts, secouaient les guides sur l’échine de leurs petits bidets de commerce, résignés au poids d’abondantes familles dans les charrettes.

La calèche de la tante Aurélie dut s’arrêter au signe du commissaire de police ceint de l’écharpe blanche, par-dessus l’habit d’uniforme. La garde nationale plaisantait derrière les faisceaux barrant le quai : un caporal avait retiré son bicorne et soufflait avec précaution contre la neige haute de son plumet, Édouard, Omer, continrent leurs chevaux qui piaffaient dans la chaleur bourdonnante. Tous deux sourirent vers Delphine, plate et maussade à l’abri de son ombrelle, vers Denise, délicieuse en mousseline grise, les bras nus et le cou nu. À chaque clameur de «  vive le Roi ! » elle battait innocemment des mains.

En haut d’un foudre dressé sur plusieurs tonneaux vides, trois distributeurs pressaient des éponges. De leurs poings, vers les écuelles tendues, les casquettes présentées, les gueules barbues toutes béantes, coulait un vin violâtre. Ils en firent tomber au fond de l’entonnoir qu’un plaisant avait introduit dans sa bouche. Une vieille ivrognesse escalada les solives formant le bâti de l’échafaudage. À sa camisole trop mûre, une autre se pendit, afin de se hisser mieux, et l’étoffe se déchira, dénudant le squelette d’un corps parcheminé tandis que l’assaillante s’effondrait dans ses cotillons avec des cris affreux. De la garde nationale, mille lazzis saluèrent le comique de l’accident. Plusieurs, dans la foule, y répondirent, bien qu’elle guettât un signal, très attentive aux gestes des gens perchés sur deux estrades, en vis-à-vis, au milieu de l’Esplanade. Omer aperçut un soldat, sur l’une, brandir de la main gauche, un pain de quatre livres, et, de la main droite, une volaille rôtie… Alors, de partout, les groupes de populace accoururent, les doigts en l’air. Il y eut comme un champ de bras agités. Sous les cornettes sales des vieilles, les chapeaux en cuir des portefaix, les casquettes flasques, les bérets bleus, se mouvait une houle d’épaules en sarraus gris, en vestes plissées, en chemises jaunes, en fichus de Madras. Hirsutes ou glabres, les faces crièrent. Rapidement des gamins grimpaient aux arbres proches de l’estrade où se relevèrent deux bonnets de coton bleu, deux hommes qui montrèrent des saucissons énormes. Une poularde fut lancée vers un bouquet de paumes calleuses et aussitôt saisie, disputée, tiraillée par vingt colères gesticulantes. Des poings se crispèrent et battirent des nuques baissées ; un crâne chauve sombra dans les remous des dos en gilets de lustrine sur quoi rebondirent, inopinément, un jambon roux et un pain doré, venus de l’autre estrade. Cela fit redoubler les hurlements et les bagarres de la foule, les nuages de poussière volant au soleil d’un août torride. ― quelle turpitude ! Grognait Delphine. Elle renfrogna son nez pâle, un nez d’homme, pareil à celui de son père, mais vraiment exagéré pour la figure menue d’une fille à vingt ans. Elle était toute rigide, en sa redingote de casimir, qu’ornaient vingt gros choux de satin. Denise répondit : ― dieu merci, ces bonnes gens s’amusent à leur fantaisie… et leurs gros appétits me donnent faim… est-ce qu’on pourra bientôt passer ? Elle se pencha. Beaucoup de sa nuque était visible à l’échancrure de sa guimpe, que retenaient sur la robe des nœuds de levantine grise. ― est-ce fâcheux de bâiller encore à Paris, en cette saison. Nous pourrions être dans notre terre de Blassans, ou rester, du moins, à Saint-Cloud. ― service du roi ! ― répliqua Denise, imitant la révérence du comte de Praxi-Blassans quand il s’excusait de quitter un bal de bonne heure. Les cavaliers s’amusèrent de la spirituelle adolescente qui avançait la lèvre supérieure en moue drôle, et faisait battre, devant ses yeux dignes, les frais papillons de ses paupières. Omer s’étonnait d’elle, si différente de la pensionnaire qui rédigeait au couvent des lettres majestueuses. Espiègle, elle se moquait de chacun, dans un langage riche en comparaisons bizarres. Elle provoquait, à toutes ses paroles, la surprise et la joie. Ce peuple en guenilles, gibbeux, tortu, bas sur jambes ; ces trognes rouges, ces visages mafflus ; ces membres ridiculement décharnés ; ces panses abominablement grasses dans les chemises bombées ; ces faux airs belliqueux des gardes nationaux tirés à quatre épingles, certes, le matin même, devant les glaces des épouses, et par l’aide amicale des sœurs, des mères bourgeoises ; ce grand mince à favoris touffus, ce petit à la moustache colossale, le ventre serré sous les buffleteries en croix ; ce joli lieutenant ébloui par les reflets de son hausse-col ; ce capitaine cubique et important ; ce pan de chemise hors la culotte du gamin qui essayait de se maintenir, sans glisser, sur la potence du réverbère, ― Denise remarquait, notait tout, l’égayait de plaisanteries audacieuses contrastant avec la sereine immobilité de son attitude. Delphine même se déridait parfois, bien qu’elle haussât les épaules et détournât la tête vers le cours de la Seine : le fleuve charriait des aigrettes de lumières dans le reflet ondoyant du ciel.

À l’ombre de son feutre rabattu, un violoneux faisait grincer la chanterelle de l’instrument. Son visage lamentable poussait maintes notes à prétentions de joie que démentaient trop les pièces disparates de sa houppelande, ses guêtres ficelées, les dix croûtes bossuant son bissac. Minable et sournoise, sa femelle allaitait un nourrisson gélatineux, elle supportait au dos, en un petit fauteuil, un autre enfant endormi ; le garçon de dix ans, pieds nus et haillonneux, tendait sa calotte le long des roues.


Où peut-on être mieux,
Où peut-on être mieux
Qu’au sein de sa famille ?


reprenaient en chœur les excursionnistes entassés dans d’aucuns, difficilement juchés sur la planche du siège, recevaient dans l’estomac les coudes des cochers, vétérans à boucles d’oreilles et à figures militaires. Par le vasistas de son fiacre, un vieillard grinchu demanda la raison de l’arrêt. Une bordée de facéties lui répliqua, que lançait la foule des piétons, sur le trottoir du quai. Omer désira la volupté d’accortes grisettes en robes courtes et en chapeaux paméla. Il méprisait les calicots, leurs gilets de cachemire, et leurs favoris frisés. Il se réjouissait de nourrices épanouies entre les touffes de leurs chevelures, et qui riaient aux fantassins blancs et bleus redressant leurs shakos à couronnes et à plaques de cuivre fourbi. Denise désigna plaisamment un ménage, retour de la guinguette : le monsieur avait mis la capote de sa moitié autour de sa bonne figure fredonnante, le châle par-dessus son habit noisette ; la femme, pinçant sa jupe d’indienne, balançait, selon le mouvement de sa tête farceuse, le chapeau de haute forme ébouriffé, à la bergami, et qu’elle avait ceint de renoncules. Ensemble ils chantonnaient, heureux, franchement des stupéfactions et des rires qu’ils provoquaient parmi les gamins du ruisseau et les commis en liesse sur le toit de la patache jaune et noire, attelée de trois haridelles ; les grelots tintaient à chaque coup de queue chassant les mouches. Toutes les sincères ivresses de la joie luisaient aux grimaces de ce peuple gras et trapu, qu’il s’éborgnât pour conquérir les victuailles de la distribution royale, ou qu’il se plût aux couleurs de ses cachemires, de ses gilets, aux faux pas des commères, et aux incongruités des enfants… comme ils se trompaient, l’oncle Edme et le grand-père, quand ils croyaient la France en deuil de la liberté ! Qu’on eût fusillé le maréchal des logis Sirejean à Saumur, arrêté le général Berton, guillotiné le capitaine Vallé à Marseille, que les tyrans exterminassent les carbonari napolitains et piémontais, que le major Gresloup languît dans les cachots du Spielberg avec Silvio Pellico, que le ministère de la Congrégation préparât une guerre d’Espagne pour abolir le principe constitutionnel à Madrid, cela, vraiment, ne semblait toucher en rien les portefaix se disputant le saucisson, ou les commis pleurant de bonheur parce qu’une grosse fille, ayant manqué le marchepied d’une voiture, montrait involontairement son pantalon de linge et ses jarretières vertes au-dessous de genoux épais. Qu’on se tuât dans les Cyclades pour la liberté, depuis deux ans, cela ne gênait guère les bandes ravies de se promener bras dessus, bras dessous, avec les goulots de bouteilles hors des paniers.

Denise n’épargna point le bourgeois en manches de chemise qui tirait un minuscule carrosse découvert : dedans piaillaient à l’envi son rejeton affublé d’un bicorne à galon, et sa fillette suçant le nez d’un polichinelle. Autour d’un tonneau debout, en guise d’échoppe, il y eut dispute parce que la marchande qui criait, de là, les mérites de ses oranges ne voulut rien rabattre sur les dix sous du prix. Ailleurs, un hère, traînant la savate, et tout étique dans les plis sordides d’une trop ample polonaise, invitait à l’achat de numéros pour la loterie royale. Au bras d’un fils timide, chaussé de prunelle et de bas blancs, ahuri par l’éteignoir d’un chapeau Morillo, telle sèche quadragénaire se cambrait, la mantille aux reins, aux coudes, maniait l’éventail, et surveillait l’œil de son dadais qui portait l’ombrelle close. Un pensionnat, vêtu de blouses grises, de pantalons flottants et de casquettes à glands bleus, piétinait, bourdonnait. Perché derrière une berline, un petit laquais se gratta la tête, puis tira la langue à l’invalide si plat du ventre, et qui, le bicorne sur l’oreille, contait le siège de Berg-op-Zoom pour un auditeur en bas et en paletot-sac. Mais une patrouille de gardes du corps excita l’admiration publique. Bottés à l’écuyère, casqués de hautes chenilles courbes, culottés de blanc, cuirassés de brandebourgs blancs, la lèvre rase et la mine funèbre entre les favoris, ils scandaient le pas à la suite des deux trompettes qui appuyaient contre la hanche le pavillon de leurs instruments lumineux. Ils ouvrirent un passage dans les lignes de la garde nationale au défilé des tapissières. Grenelle s’en alla vers les bosquets de Belleville et de Romainville, emmenant, au gré des cahots, ses familles joueuses de mirliton, ses jeunes filles d’organdi, ses jeunes gens de nankin, et ses toutous frisés comme des agneaux.

Tant que les chevaux allèrent au pas dans les files de berlines, Édouard, incliné sur la selle, vers les mines provocantes de Denise, lui conta fleurette. À chaque phrase, l’âme du jeune homme venait à son visage, une âme de passion douloureuse, défiante, qui se crispait dans le sourire amer, dans le froncement bref des sourcils. Apparemment, Denise se jouait de ces violences intérieures ; elle les accrut par mille coquetteries délibérées. En vain Édouard, à plusieurs reprises, tenta de se redresser sur le cheval, de s’amuser aussi des gens, de parfaire sa propre élégance de jeune centaure en habit haut boutonné et en chapeau brun. Bientôt il se penchait vers la face claire de la jeune fille, sous le prétexte d’une remarque. Il s’agitait comme une flamme, se contournait, prenant à témoin de son amour la foule, semblait-il, tant son regard défiait les hommes assez hardis pour contempler ses parentes étendues sur le satin jaune de la calèche.

Omer supputa la force de cette passion. Moins pour sa sœur que pour son cousin, il estima beau de leur sacrifier ses libres espoirs en prenant la soutane. D’ailleurs, la distinction essentielle entre les aristocraties et les masses, les bergers et les troupeaux, Omer commençait de la croire beaucoup plus positive que ne le déclaraient les enthousiasmes égalitaires des Lyrisse. Ceux-ci rêvaient. Les Praxi-Blassans jugeaient sainement. Omer Héricourt se rendit à ses ambitions d’enfance. Il briguerait la mitre, la pourpre et la tiare ; il accomplirait l’œuvre même de Moïse imposant la Loi divine par les sciences de l’initiation. À quoi bon vouloir la délivrance de cette multitude qui s’ébaudissait à l’heure même où les procureurs royaux réclamaient déjà la peine de mort contre les sergents de La Rochelle, avant de requérir contre le général Berton et l’oncle Edme ? À quoi bon avoir voulu la gloire et la liberté de ces foules stupides, contentes de se promener en sueur, la pipe à la bouche, sous les guirlandes d’herbes et de feuillages garnissant, par-dessus le pont de la Concorde, les fils transversaux des réverbères et leurs potences repeintes ?

Ce peuple ne demandait certainement ni la gloire ni la liberté, mais la poule au pot et le droit d’être vert-galant à la manière de cet Henri IV qu’il chantait :

J’aimons les filles
Et j’aimons le bon vin.
De nos bons drilles
Voilà tout le refrain.


― Vive le roi !

Ainsi criait à tue-tête, aux pêcheurs de la berge, un ouvrier chenu, dodelinant du chef. Les mains aux poches du pantalon fendu sur les chevilles, il gigottait en mesure. Voilà tout ce qui demeurait, en cette cervelle, de la Révolution française faite pour l’affranchir, des guerres républicaines et impériales, de toute une époque héroïque vouée à son avènement. Voilà pour qui et pour quoi le colonel Héricourt était mort dans la lutte contre les monarques, pour qui et pour quoi les Lyrisse, depuis un siècle, couraient le monde, fondant les temples de fraternité et d’égalité, évitant à grand’peine la pendaison, la fusillade et la torture !… le soir, les lumières de mille bougies fleurirent de feu les salons de l’hôtel Praxi-Blassans ; les groupes de gentilshommes en bas de soie s’inclinèrent devant la robe jonquille de la délicieuse tante Aurélie. Les voix des clavecins et les murmures discrets des couples se répondirent, après dîner, le long des galeries. On inaugurait, à l’occasion de cette fête, le nouveau décor médiéval de hautes boiseries marquées aux armes byzantines du comte. Les habits bleus à boutons d’or, les fracs brodés d’argent et de palmes, étincelèrent parmi les pâles épaules des femmes palpitantes, demi-nues, muées en parfums vifs et voluptueux. Quand les rangs d’invités se fendirent et s’écartèrent devant la pourpre du cardinal Castiglioni, et quand Aurélie se fut agenouillée pour le baisement de l’anneau, Omer se décidait à recevoir l’ordination. Le cardinal était un haut vieillard corpulent, à la bouche desséchée. Monumental, il oscillait d’arrière en avant, comme une statue qu’un vent terrible eût ébranlée. Il cachait ses mains dans les dentelles de ses manchettes, ne les offrait qu’avec lenteur et ennui. Ses réponses aux questions de tel ou tel furent péremptoires. Elles ne permettaient pas le doute, encore moins la contradiction. Lui-même, le comte de Praxi-Blassans n’osa répliquer à la dédaigneuse ironie de l’œil opaque, n’ayant conservé qu’une étincelle centrale, mais très menaçante. Le cardinal ne s’assit point. Il faisait deux pas, se posait, accueillait, saluait du menton, poussait plus avant au milieu des fonctionnaires qu’on lui présentait. Omer se dissimulait au coin d’une cathèdre à clochetons. Jusqu’alors il n’avait ressenti que la satisfaction de porter l’habit à boutons d’or, le premier jabot de malines, la culotte de satin, les bas de soie et les escarpins à boucles, de pirouetter devant les miroirs, le claque sous le coude, en saluant son visage régulier et ses cheveux bruns partagés au milieu du front. Mais, à mesure que s’avançait le prince de l’Église, le jeune homme entendait seulement soupirer sa peur de paraître gauche quand son oncle le nommerait, comme il était convenu. « Je veux être brave. Mon père n’eût pas craint cet homme, ni son insolence. Qu’importe qu’il puisse être pape ? Mieux vaut le choquer par ma hardiesse : il remarquera mon arrogance ; il oublierait mon respect. Il me faut l’orgueil d’un vaincu très fier, l’orgueil du Roseau Pensant. »

― Monsieur est votre neveu, celui que… vous destinez… à l’état ecclésiastique… Il a vaillante mine. L’Église a plus besoin de militants que de moines…

Et, de deux doigts bénins, il tapa la joue de l’adolescent. Celui-ci ne sut que répondre à cette phrase prononcée avec un langoureux accent italien, mais où chaque intonation doublait la valeur des mots. Elle indiquait nettement que le prince romain n’ignorait pas les hésitations du jeune homme, ni l’influence du comte, qu’il n’en omettrait rien. Malgré sa résolution d’arrogance, Omer s’en tint à s’incliner, et à balbutier mal afin de satisfaire à trois questions prévues. Le cardinal continua sa marche pesante et oscillante parmi les révérences creusées des dames, et les saluts bas des diplomates. Il daignait à peine un regard vers l’un, vers l’autre, un compliment facile, une affabilité brève, qui changeaient sa lourde moue, au prononcé d’un nom. Il fut, au bout de la galerie, s’asseoir en un fauteuil massif qui parut transformé en trône ; et l’on défila devant sa taille majestueuse. Un secrétaire du compte murmurait à chacun : « Saluez…, passez. »

Néanmoins, le cardinal arrêta Denise quand, simple et brillante, elle se fut montrée. Il lui dit une phrase très fleurie, à peine entendue par les personnes les plus voisines. Omer crut que son Éminence la comparait à une rose. « Vois comme elle séduit les plus grands, ta sœur ! » remarqua la passion oppressée d’Édouard. De fait, on entourait la jeune fille, svelte dans la cloche bleue de sa courte robe, qui découvrait les rubans grisâtres et croisés sur les bas de soie en souliers gris. Ses bras potelés et lumineux, encore enfantins, esquissaient mille gestes contenus difficilement et comme rappelés à l’ordre, prétendait-elle. Sous le faix de tresses enlacées en haut de la nuque laiteuse, elle se riait des propos, des sourires, des brocards et des louanges, telle une démone ironique sachant les causes inconnues de l’univers, des hommes et de leurs esprits. Elle tenait à la main une sorte d’écran de paille dorée ; au milieu, s’encadrait la miniature d’un paysage : sapins, ruines, rayon de lune éclairant un Écossais de Walter Scott qui, la claymore en travers de ses genoux, rêvait assis au bord de l’abîme. Interrogée par Édouard sur les motifs de son ironie envers tous, elle n’hésita point à répondre que l’agitation vaniteuse des hommes lui semblait risible devant l’impénétrabilité des desseins providentiels par quoi tout se mène ici-bas. Elle soutint fort pertinemment la discussion. Les dominicaines l’avaient nourrie du pyrrhonisme de Pascal, et la jolie raisonneuse pariait subtilement pour Dieu, après avoir abusé d’aphorismes tels que : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà ! » Certes, son bagage était petit, et sa logique sautillante, mais elle n’en étonnait pas moins les causeurs habitués aux timides fadaises des autres jeunes personnes. Autour d’elle, un cercle se forma de personnages élégants qui hochaient la tête, souriaient, et secouaient par des pichenettes leurs jabots. Au moment où elle recueillait l’hommage de plusieurs propos élogieux, l’oncle Augustin pénétra dans le cercle. Il était haut et superbe dans son uniforme de général, fleuri d’or, sous les croix de Saint-Louis et de la Légion d’honneur. Une mince épée au long de ses bas blancs, de sa culotte blanche, semblait un joyau de parade. Il baisa cérémonieusement la main de sa nièce, et cette attention de galanterie, au centre d’un groupe nombreux, la fit rougir, comblée d’orgueil.

― Je vois, ma nièce, après l’avoir entendu dire partout, que « vous soutenez aisément l’honneur du nom !… » assura-t-il sur un ton mi-plaisant et mi-sérieux.

Ensuite il posa la main sur l’épaule d’Omer, qu’il avait à peine revu deux ou trois fois depuis la première communion, et l’entraîna dans une pièce à l’écart, lui parla gravement de son chagrin : la mort de sa femme, cette belle Malvina, si brusquement disparue.

― Je considère comme un devoir essentiel de vous continuer l’affection qu’elle vous portait ; et soyez sûr, mon cher neveu, que je n’y faillirai pas. J’ai promis à votre père mourant de servir votre destinée, comme celle de votre sœur : une promesse faite sous les feux des canons ennemis ne s’oublie pas. Je vous le prouverai… J’aime votre air et votre allure. Ne vous embarrassez pas trop de ce que nous vous exhortons à souffrir la tonsure, le comte et moi. Quelques années vous séparent de la résolution définitive. On verra bien à ce moment-là. Le mieux est de ne contrecarrer personne, en évitant de vous rebeller à l’avance. Venez chez moi je vous prêterai des livres, ceux de la générale… Le capitaine Lyrisse a dû me desservir auprès de vous ; j’aimerais dissiper d’abord le malentendu… Sachez qu’en 1814 nous ne passâmes point à l’ennemi. C’est une atroce calomnie. En quittant, derrière les troupes de Marmont, le camp d’Essonnes, nous pensions nous réunir autour de Bernadotte, puisque nous n’avions pu le faire autour de Malet, ni de Moreau que nos amis politiques et les chefs de nos associations militaires recommandaient… Je vous expliquerai cela plus en détail… Nous obéissions à des ordres respectables. Il n’y eut là ni vilenie, ni trahison. On nous a trompés… Talleyrand nous a trahis. Il abusait Alexandre en ménageant aux bourbons un retour impromptu… fallait-il mettre la France à feu et à sang ? Les maux de la guerre étaient immenses déjà… mais, quand Napoléon eut débarqué de l’île d’Elbe, nous revînmes à lui. Le monarque imposé par les forces étrangères n’avait point tenu les promesses de la charte libérale. Nous étions dégagés par là de notre parole… Waterloo fut la fin d’un duel entre les deux principes. Le vaincu doit se soumettre. Si on l’observe, la charte, en somme, consacre les principales libertés acquises aux droits de l’homme… nous savons, le comte et moi, que vous possédez, à près de seize ans, une sensibilité vive et des dispositions pour méditer… ne gâchez pas votre esprit dans des luttes inutiles où vous êtes assuré de vous perdre, comme ce pauvre Edme Lyrisse dont nous avons eu tant de peine à protéger la fuite.., à sauver la tête. Il faut apprendre à se résigner aux faits voyez-vous, mon cher : c’est tout simplement puéril de combattre la réalité. Seul, le chien enragé mord du fer. La nation s’accoutume à la royauté. Voilà le certain. La puissance vous appartiendra si vous ne contrariez pas l’assentiment général. Qu’importe la houlette dont se sert le berger pour conduire le troupeau ? Le principal est de conduire le troupeau. L’oncle Augustin frappa l’épaule de son neveu en riant. De la cimaise au plafond une glace reflétait le veuf : les cheveux grisonnants ne vieillissaient point son visage mince, roide, un peu hâlé par les soleils et les pluies des étapes, tout éclairci par les yeux petits et profonds sous l’arcade sourcilière. Il se tenait fort droit, les jambes unies, une main à la dragonne de son épée ; l’autre se plut à flatter l’épaule d’Omer, qui commençait de croire à la bonhomie philosophique du général. ― allez, allez, mon enfant, ― répétait l’oncle Augustin, ― la multitude ne vaut rien. Sans chefs, la masse se désagrège et retourne vite à l’animalité. J’ai vu ça de près en Russie pendant la retraite… Quand les officiers supérieurs eurent perdu tout prestige, nos soldats se pillaient, s’assassinaient, achevaient les faibles pour leur voler la part de butin. Certains jours, je me suis cru à une de ces époques reculées dont parlent les savants ; et il me semblait, me rappelant ma vie antérieure, que j’avais rêvé une période future et fabuleuse, un âge d’or…

Omer aussi gardait à la mémoire le spectacle de la foule en liesse sur l’esplanade des Invalides et la vision du vieil ouvrier qui, jacobin sans doute, trente ans plus tôt, avait acclamé la Convention, et maintenant, en gratitude de son ivresse, acclamait le roi.

À son épaule, la main de l’oncle était fraternelle ; À son oreille, la voix s’insinuait, sceptique, sincère, désenchantée, camarade. Le jeune homme se félicitait de paraître en frac, le poing dans le jabot, près du parent magnifique, qui se donnait la peine de le séduire. On souriait de les voir en confidences. Alors s’approchèrent des hommes en habit de cour fleuri d’argent, en habit d’académicien fleuri de soie verte, en uniformes blancs d’infanterie ; puis des suisses rouges, des gardes du corps bleus, un prélat en soutane violette. Le général les saluait brièvement, présentait le fils de son frère, qu’il n’avait point revu depuis des années, et marquait, en s’excusant, le souci de s’entretenir avec lui seul. Les mines légèrement surprises et vexées de ces potentats ne furent pas sans contribuer à rendre l’oncle plus chérissable.

Cependant Omer défendit ses opinions ; il voulut ne point sembler faible et versatile : tourner trop brusquement la voile au vent nouveau eût été nuisible. Sans combattre les avis insidieux de son parent, il résuma les convictions du bisaïeul et du capitaine, puis déclara s’y tenir en son for intérieur. Si l’on s’accordait à lui permettre de suivre concurremment, près la Faculté de Paris, les cours de théologie et de droit, il s’efforcerait assura-t-il, de prendre goût à la connaissance de Dieu ; car il n’entendait point se vouer à la prêtrise avant que d’avoir eu des raisons intelligentes de se déterminer. Il promit d’observer, jusqu’à cette heure décisive, la réserve d’un jeune homme bien pensant. Préparée à l’avance, et conforme aux sentiments de loyauté rigide alors en usage dans la littérature, cette réponse devait plaire. Le jeune homme y montrait de la franchise, de la dignité, et de la déférence envers les décisions de ses oncles. Aussi bien ne concédait-il point tout, et savait-il obtenir de vivre, étudiant, à Paris, ce que désirait sa convoitise d’amours fréquentes et affranchies de surveillance. Le général y vit clair : il réprima deux sourires aimables et goguenards, lorsque Omer expliqua comment l’étude de la jurisprudence lui vaudrait une pension raisonnable de Caroline, et comment l’étude de la théologie lui vaudrait les subsides de sa mère.

Le bel homme ne le quittait pas et racontait ses campagnes, ses aventures, la passion charmante d’une pauvre vivandière qui l’avait, depuis la Bérésina jusqu’à Wilna, ramené dans sa carriole parce qu’il ne pouvait mouvoir son pied gelé, parce qu’il souffrait horriblement aux deux doigts de la main gauche entamés par un sabre cosaque. Il se déganta pour les faire voir, courbés à la première phalange, recroquevillés sur la paume, annelés de cicatrices. Ensuite il dénigra la profession des armes, et la servitude de la discipline. Au contraire, les prélats entourés de la vénération publique, majestueusement logés dans les édifices épiscopaux, ayant pour amies les jeunes veuves que consolent la dévotion et le confesseur, vêtus de riches costumes et servis par des bedeaux proprets dans la vaisselle plate, ces gens-là lui avaient toujours paru les plus heureux des mortels. Tous les avantages que donne la gloire d’un haut commandement militaire, tous ceux qu’obtient la réputation d’un ministre en faveur, les évêques en profitaient sans connaître les fatigues effroyables de la guerre, ni les craintes perpétuelles de déchéance politique. Il leur suffisait de traduire Horace en vers blancs, et de le mettre en action. Le général décrivit quelle curieuse petite maison, aménagée pour les joies sensuelles il avait découverte, durant la campagne de Wagram, dans le parc d’un chanoine, en Bohême.

Écoutant ces récits, Omer retrouva les plaisirs mêmes que lui avait appris le capitaine Lyrisse. Plus de distinction véritable et plus de finesse paraient le langage maintenu au ton discret de l’aveu. La camaraderie de l’oncle Augustin initiait à tout autre chose qu’à l’enthousiasme furieux du demi-solde. On y sentait une manière supérieure de juger les vertus des hommes et leurs vices, non pas comme le censeur qui condamne brutalement ou bien approuve bruyamment, mais comme le spectateur perspicace des obligations qu’imposent à chacun ses instincts passionnés, ses orgueils ambitieux, ses intérêts chers. Le capitaine voyait la vie comme une page nettement divisée en deux colonnes, l’une renfermant tout le beau, l’autre tout le laid. Le général y apercevait mille divisions et subdivisions teintées différemment, dont les limites se mêlaient comme celles des zones colorées de l’arc-en-ciel. En chaque vice, il signalait une énergie louable ; en chaque vertu, une défaillance nécessaire et fâcheuse ; puis souriait de l’un et de l’autre, drôlement. L’arrogance du comte lui était étrangère. Il s’en moqua d’ailleurs comme d’une naïveté, puis la vanta comme un moyen de contraindre la sottise des petites gens au respect du savoir et de la puissance, sans lesquels ils iraient aux délires révolutionnaires, à l’anarchie et à la sauvagerie des Septembriseurs. Chez ce soldat qui avait aussi gagné ses grades, l’arme au poing, à travers tous les champs d’Europe, Omer retrouvait le même dégoût de la mort, de la lutte et du sang, que sa mère affirmait en se vouant à la douceur du Christ. Le général évoquait les scènes de carnage avec honte et mépris, n’y insistait point, les oubliait aussitôt, détournait la tête et changeait de conversation.

Un valet présenta, sur un plateau, vingt tasses épaisses portant chacune, à leur panse dorée le médaillon d’une bataille différente et très finement peinte. Le général but dans celle qui représentait Jeanne D’Arc à l’assaut d’Orléans ; le neveu prit celle ornée par le combat des Pyramides, que dirigeait un Bonaparte ascétique sur un cheval blanc dont le galop foulait des Turcs à terre. Un nom d’artiste célèbre signait chaque miniature. L’oncle Augustin approuva le luxe du service ; et ils allèrent ensemble par l’hôtel en fête, bruissant de robes et cliquetant de joyaux pendus aux bracelets des femmes. Par une fenêtre, Omer compta les voitures qui tournaient à la file dans la cour carrée vêtue de lierre, et déposaient les visiteurs au perron d’angle, parmi l’essaim des laquais en culottes et en lourd habit brun chamarré d’argent le long des coutures. Les équipages repartaient ensuite, franchissaient la seconde issue ouverte dans le faubourg Saint-Honoré ; les galons des cochers s’illuminaient au passage sous les grosses lanternes du fronton. Alors d’autres calèches entraient par la première porte, selon le geste du suisse, en chapeau à plumes, qui commandait les évolutions.

De cette fenêtre à celle ouverte sur le jardin qui contournait la pièce d’eau, une ancienne galerie des glaces traversait la longueur de l’hôtel. Spacieuse, elle brillait de tout le vernis miroitant sur les boiseries neuves, les chaises à dossiers ogivaux, les cathèdres sculptées, les tabourets gothiques, les bahuts monumentaux élevant jusqu’aux poutres du plafond, les lueurs bleuâtres de vases en faïence d’Arras, de Delft et de Rouen. Sur la cimaise, toute une série d’émaux limousins offraient les figures violâtres et jaunes de reîtres, de mignons et de ligueurs aux moustaches troussées, qu’avaient été les Praxi-Blassans du xvie siècle. Fantômes d’airain, leurs armures simples, ternes et trapues occupaient des angles. Le triomphe de Flore historiait l’espace d’une haute tapisserie : là se pressaient des héros grecs autour d’un char portant la déesse ; ses lèvres et ses yeux avaient pâli sous l’humidité du château provençal. À la place des hauts miroirs cintrés qui, vers 1810 et 1814, avaient ravi l’enfance d’Omer, plusieurs très grands tableaux, encadrés de chêne, représentaient, tantôt le trouvère à genoux devant la châtelaine qui lui met au front un baiser chaste ; tantôt le chevalier, dans sa cotte de mailles, mourant, le crucifix aux lèvres, tandis que pleure l’écuyer à genoux, et qu’au fond, entre les draperies relevées de la tente, caracolent les Sarrasins en fuite ; tantôt Saint Louis jugeant sous le chêne de Vincennes, un seigneur piteux accusé par un serf en guenilles pittoresques ; tantôt Jeanne D’Arc à cheval parmi des archanges brandissant leurs glaives de feu contre les Anglais ; tantôt Clémence Isaure distribuant les palmes aux troubadours et aux poètes en chausses azurées, gris-de-perle, orangées et roses. Sur chacune de ces toiles, se plissaient et ondoyaient cent gonfalons chargés d’armoiries.

― À la bonne heure ! Notre vieille France renaît ! ― déclara soudain près d’Omer une dame : son turban de gaze dardait les étincelles bleuâtres de gros diamants.

― Oui, oui, ― répondait un homme qui pirouetta sur ses talons comme s’ils eussent été rouges de nouveau. ― Voilà bien l’art que nous devons aimer, celui qui réveille tous les beaux sentiments d’autrefois… Si le régent et son Dubois n’avaient point permis toutes les nouveautés de leur temps… bien des catastrophes eussent été inconnues. ― et voyez, ― interrompit la dame, ― quelle noble figure l’artiste a su donner au roi saint Louis, quelle pureté et quelle noblesse dans le front, dans le regard, et quel air horrible a ce traître. ― je déplore que le comte ait cru devoir choisir une œuvre qui montre ce vilain accusant un homme né. C’est un triste exemple. Si on l’exposait dans un lieu public, cela rappellerait aux mauvais esprits la funeste époque du régicide. Ne vaut-il pas mieux, pour l’honneur de la France, oublier et faire oublier la folie sanglante de ces monstres ? ― en effet, baron, en effet… que ces trouvères ont des figures d’anges ! Est-ce exquis, divin, non pareil ! ― ah ! Madame, aux grands siècles de la royauté, les âmes étaient si belles qu’elles façonnaient du dedans l’extérieur des visages, et les arrangeaient à la perfection. ― eh bien, ― dit la dame, ― voilà une saine habitude à reprendre, car les hommes d’à présent me paraissent fort laids. ― hé ! Hé ! C’est que vous ne les voyez plus avec les illusions de la jeunesse… ― plaît-il ? L’impertinent avait disparu, et la dame, toute rouge, haussait les épaules, s’éventait. Le général Héricourt sourit à son neveu. Ils se glissèrent parmi les groupes en extase près des toiles, ou bien admirant les panoplies. ― si nous joignions votre sœur ? ― proposa-t-il. ― je n’ai pas moins d’affection pour elle que je n’en ai pour vous. On ne peut être plus avenante ni plus spirituelle, ni de meilleur ton. Elle a de l’enjouement et point de licence ; sa dévotion badine agréablement ; et cette manière de railler, au nom du Christ est une piquante nouveauté. Je veux lui remettre une bagatelle que portait la générale. Qu’en pensez-vous ?

Il tira de son jabot un étroit collier à deux rangs, l’un de rubis, l’autre de turquoises. La valeur des pierres était d’importance. Omer se récria, quelque peu mordu de jalousie ; mais l’oncle lui remit une montre en or, plate comme un écu, munie d’un cadran d’argent moiré, et suspendue à un ruban de breloques, lesquelles comptaient deux têtes chinoises, taillées dans l’ambre, un cachet de cornaline à chiffre, et, sur un cabochon d’émeraude, les signes d’un talisman oriental. L’émeraude ne le cédait pas en valeur aux rubis du collier.

La joie de la possession rendit d’abord Omer silencieux. Il examinait la pierre translucide, au feu des bougies plantées en buissons dans les torchères. L’air de richesse qu’elle ajoutait à sa personne le transformerait devant les femmes. Il se promit des allures princières, négligemment hautaines, qui exciteraient l’admiration. Tirer de sa poche cette montre, avec l’émeraude et une poignée de louis pêle-mêle, vers l’instant de payer la note du restaurateur, ce geste lui parût fastueux. Il y pensait encore, quand les exclamations heureuses de sa sœur le surprirent. Elle soupesait rubis et turquoises. Le plaisir pétillait dans ses yeux. La nouvelle Denise, celle qui n’était plus une sœur gamine et taquine, mais une beauté tout étrangère, lui apparut alors, couronnée de roses et de cheveux bruns en nattes, large d’épaules, haute de taille, sur des jambes de chasseresse. Ses dents éblouirent cependant qu’elle disait son bonheur, qu’elle attachait les joyaux à son cou fort et candide.

Le général lui offrit le bras pour la conduire jusqu’aux miroirs. Elle s’appuya contre l’épaule, sorte de caresse de tout le corps reconnaissant. Choqué, le frère regarda sourire Édouard de telle manière que la face semblait celle d’un crâne ; une pâleur verdâtre abîma le visage de l’adolescent amoureux.

― Quel superbe cadeau d’oncle à nièce, de père à fille ! s’empressa de dire Omer, pour calmer cette peine affreuse. Je connaissais peu mon oncle Augustin. Son esprit est excellent. Il tient la promesse faite à notre père : c’est bien naturel ; mais il aurait pu y mettre moins de générosité.

― Il aime l’ostentation, ― répondit Édouard qui reprenait difficilement haleine ; et je n’approuve pas qu’une jeune fille porte de pareils bijoux.

Denise revint enchantée :

― Vois, Édouard, combien cela me sied. Voilà qui va m’aider à tenir notre rang auprès du monde. Fi ! la longue mine ! Réjouissez-vous donc. Allez-vous blâmer mon plaisir ?… N’ayez crainte, je ne les mettrai point avant que d’être mariée, sauf pour ce soir… Approchez. Donnez votre main. Touchez-là, monsieur. Vous tremblez ? Ma nouvelle richesse vous étonne-t-elle à ce point ? Remerciez Dieu de me voir si plaisante, alors !… Je suis un don de la Providence… Priez afin que je ne disparaisse point à la façon des saintes qui ne font que luire une seconde dans la cellule des bienheureux…

Et de continuer la plaisanterie. Édouard raffermit sa contenance ; il lui servit à propos quelques ripostes. Le général observait leur manège. Soudain Denise le rappela poliment et lui demanda s’il recevait des nouvelles de ses commerces à Java. Des établissements lointains, en colonies hollandaises, constituaient le legs de l’épouse défunte. Veuve de leur fondateur puis remariée avec Augustin, elle en avait confié la régie aux Héricourt de Dunkerque, armateurs et corsaires. Ceux-ci avaient été pris sur l’Océan par les Anglais avec leur corvette la Belle Ariadne. Mais la frégate où ils étaient captifs, pourchassée par deux navires français, dut fuir d’escale en escale jusqu’à Surate. Là les prisonniers ne purent quitter les pontons avant 1816… À leur libération, l’un des frères mourut de la peste. Épuisé par les fièvres, vieux déjà, Joseph, le survivant, ne pensa point à risquer seul le long périple du voyage par le Cap. Il gagna les établissements javanais de sa nièce, y rétablit l’ordre des affaires. Depuis, il y demeurait, annonçant de mois en mois un retour qui ne s’effectuait point, mais expédiant des lettres de change toujours plus considérables.

En causant, Denise s’inquiéta de ces revenus. La prestigieuse générale leur avait dû ses équipages célèbres dans Paris, ses vitchouras de fourrures rares, un luxe perpétuellement renouvelé. Sur les manies du parent, l’oncle Augustin savait mille drôleries narrées par les capitaines de navires qui lui apportaient les commissions de Joseph. En mémoire de son frère, qui adorait ces sortes de bêtes, le solitaire élevait plusieurs centaines de perruches dans les volières de ses jardins. Il les éduquait afin qu’elles répétassent indéfiniment cette plainte et cette menace : « Ah ! ah ! ah ! le pauvre frère ! Il est mort… mort… Mort à l’Angleterre ! »

Le conte fit rire, parmi d’autres semblables. Obstinément Denise questionna sur les mérites administratifs du vieux corsaire. Alors le général Héricourt cita des sommes :

― Tant que ça ! tant que ça ! ― faisait la jeune fille en balançant sa jolie tête devenue fort grave.

― Mon dieu, oui : de quoi vous offrir, ma chère, quelques colliers et quelques autres petites satisfactions. Tout cela vous appartient, puisque je n’ai pas d’enfant.

― Mais si vous vous remariez ?… Ah !

Et une anxiété très vive se masqua fort mal sous l’aspect de l’enjouement.

― Hé ! ― fit le général. ― je ne suis plus très jeune. tes de belle taille et de figure noble, vous êtes un héros : général à moins de quarante ans ! Quelle femme, quelle fille n’aimerait se montrer à votre bras ?… ah ! ça vous arrivera, monsieur le veuf, ça vous arrivera… j’ai bien peur que vous ne soyez une mauvaise caution pour mes colliers. Elle se laissa rire, puis imita la moue penaude d’une écolière privée de cerises. Ce dont chacun se réjouit, même le comte de Praxi-Blassans qui vint écouter, la tabatière à la main, et la prise au pouce. Son menton osseux avançait sous le profil à perruque. Son squelette large, mais sans chair, remplissait l’habit sombre de la pairie, et le gilet de moire blanche que traversait le cordon bleu ; ses jambes sèches piétinaient impatiemment. Désireux de détourner les propos, l’oncle Augustin lui communiqua les idées d’Omer, et ses intentions d’étudier la théologie. Le général offrait au jeune homme un appartement dans son hôtel ; tout s’arrangerait. ― fort bien ! Fort bien ! ― approuva le tuteur qui renforçait par impertinence son accent nasillard. ― vous désirez donc qu’il reste à Paris ? Ma foi, j’y consentirais… j’aime autant le voir hors du collège et le tenir de près. Mais il faut qu’il gagne cela… soyez bachelier, monsieur mon neveu, d’abord. Deux mois suffisent pour préparer l’examen. Il n’y a point d’exemple qu’un bon élève, sur la fin de ses humanités, n’ait pu brûler les dernières étapes. Le père Ronsin me trouvera quelque précepteur actif. Mettez-vous au travail dès demain, s’il vous plaît… Denise vous surveillerez votre frère. Omer était trop content de se prévoir à Paris, étudiant bientôt, logé chez le général, avec la double pension de Caroline et de sa mère, pour objecter quoi que ce fût aux ordres du comte. Il saisit le bras d’édouard, lui énuméra les plaisirs de ses projets. La fête lui sembla brillante. Il aspira l’odeur des femmes. Il flaira les nuques décolletées ; il frôla les épaules nues, se fit présenter aux jolis visages et aux rires clairs, se plut dans les glaces : il s’y contemplait, en frac sombre, de couleur ecclésiastique, en cravate blanche soutenant sa figure pâle ; elle était, ce soir-là, presque débarrassée des rougeurs et des minuscules furoncles qui gâtaient le front à l’ordinaire.

― Pourquoi es-tu morose ? ― demandait-il à Édouard, dans un coin. ― Tu as, sais-tu bien, un singulier caractère ! J’entends M. De Blacas vanter l’agrément de tes propos et la sûreté de tes citations grecques. Tu étonnes les membres de l’Institut par ton aisance à leur rappeler une période philosophique de Quintilien… Ton père est au comble des honneurs et jouit de la plus grande autorité. Vois ta mère exquise, et sa jolie tristesse. Vois ma sœur : elle est vraiment si belle que je m’en aperçois. Elle t’appelle… Tu fronces le sourcil. Serais-tu jaloux ?… Quoi ?… Quoi ?… Jaloux de mon oncle !… toi, toi ! jaloux de ce vieux militaire à cheveux gris !… Tu veux rire !… Allons la retrouver. Mais ne te confesse pas : elle te criblerait de brocards…

― Je crois qu’elle préfère la richesse et les honneurs à l’amour.

― Comment pourrait-elle ne pas marquer de la gratitude à un oncle si généreux, si bon ?

― Ah ! Fichtre, toi de même, toi de même tu succombes !… Ah ! ah ! L’émeraude est d’un bon prix !

― Tais-toi…, tu perds la raison !…

Édouard se rua dans un corridor, y disparut.

« J’avertirai Denise », pensa le frère. Il la chercha. La chaise de la jeune fille était vacante, et il n’aperçut pas le général.

Dans le temps qu’il avait employé à l’apaisement d’Édouard, l’oncle et la nièce avaient sans doute quitté la galerie, parmi les groupes descendus au jardin qu’on illuminait. Omer suivit une robe écossaise enguirlandée de roses, barrée de rouleaux en satin blanc, piquée de choux incarnadins. Des galants, brodés d’or et de soie violette à l’habit, rivalisaient au son des madrigaux. On s’arrêta devant un donjon de bronze où tournaient les heures d’une petite pendule ; au pied, sur l’assise de rocs, un page rêvait, le menton dans sa main. ― quelle poésie ! ― s’écria la dame aux choux incarnadins. ― quel pittoresque ! Ne lit-on pas au front de ce bel enfant ses pensées les plus secrètes ? ― à quoi estimez-vous qu’il songe, marquis ? ― il met en balance le devoir qui l’appelle à servir son roi, et la passion qui le retient aux pieds de sa châtelaine. Le devoir et la passion luttent dans son cœur. Le devoir triomphera, parce que l’enfant est noble et français… c’est l’histoire de toute la vie : aussi l’artisan de cet objet sait-il nous émouvoir. Tous nos sentiments sacrés se réveillent en nous, les sentiments de nos aïeux, ceux qui fondent la race sur ces deux assises : les devoirs envers le roi, et la galanterie envers les dames, par le moyen de qui la providence allège les douleurs humaines… l’ambition d’Omer, un instant, souhaita d’être ce page de bronze. On descendit les vingt-cinq marches de l’escalier, entre les balustres de pierre, les hauts vases de fonte. Dans les falbalas de feuilles lourdes, mille feux semblaient de gros fruits suspendus aux branches des marronniers. La gerbe du bassin retombait en étincelles, par-dessus les lampions multicolores et flottant à la surface. Quatre ifs flamboyaient aux quatre faces du bord rectangulaire. Le murmure des invités s’unit au bruissement des pas qui foulaient le sable. Des compagnies s’enfonçaient dans l’obscur des charmilles. Par les interstices des feuillages, mille rayons éclairaient les froissures de satin, un chatoiement de soie cambrée au creux d’une taille, les ors d’un habit voûté sur les épaules osseuses, les nuances des tulles s’envolant à la suite de démarches légères. Tel visage glabre, dur et pensif, se révéla, passant contre les mollets en marbre de Diane.

À l’écart, dans l’ombre d’un berceau de chèvrefeuille, le jeune homme cherchait le banc de pierre. Un couple y conversait. À ce moment, un bras jeune, ganté jusqu’au coude, sortit du noir, et doucement s’appuya sur le genou d’une culotte blanche que prolongeaient deux longues jambes musculeuses, croisées. Omer douta s’il reconnaissait les escarpins du général et leurs boucles de vermeil. C’était bien le geste de sa sœur qui s’alanguissait ainsi ; c’étaient sa main, l’écran de paille dorée à miniature de paysage, et le mouchoir de dentelle blonde. Comment Denise oubliait-elle autant la bienséance ? Il voulut paraître, et les surprendre en cette attitude trop familière. Mais il redouta de se tromper sur leurs véritables intentions et de laisser voir un trouble intempestif, car il sentit la chaleur du sang monter à son visage indigné. Alors il se détourna. Denise risquait de perdre Édouard, pour plaire au général ! En tout cas, elle ignorait les convenances. Une vierge ne devait pas poser la main sur le genou d’un homme, fût-il son oncle. Et toute la rancune d’enfance ressuscita qu’il nourrissait à l’égard de la moqueuse, de ses dédains, de son empressement à fréquenter la noblesse, de l’égoïsme qu’elle ne dissimulait guère en l’obligeant à la prêtrise pour obtenir le mariage aristocratique avec Édouard De Praxi-Blassans.

« Contre un bijou elle prête sa caresse. Elle a des instincts de courtisane ; des instincts qu’elle ne comprend pas, certainement, mais elle les a. Et ne comprend-elle pas qu’elle donne du plaisir en frôlant un homme de son bras ? Heureusement, le général semble un cœur loyal, incapable de profiter de cette innocence… »

Omer ne goûta plus la fête. Il attendit impatiemment le départ de tous, pour rejoindre Denise à part et lui reprocher cette grave inconséquence. La jeune fille nia l’attitude sans hésiter. Ensuite elle recourut aux larmes, protestant que son frère l’insultait, invoquant les saintes. Elle finit par se réfugier au fond de son appartement. Tombée sur le prie-Dieu, dans une posture théâtrale, elle supplia le Sauveur de pardonner à un frère qui la calomniait, et menaça de se plaindre au comte, dès le lendemain. Omer se retira. Il l’avait vue très nettement au jardin. Elle mentait. Donc elle n’ignorait pas son tort. Donc tout était pire que les appréhensions mêmes.

La querelle avait été vive, courte, conduite à voix basse et vite terminée par l’explosion de sanglots, par la peur d’attirer la tante Aurélie ou Delphine hors des appartements contigus. Le frère ne se représenta bien les détails de cet instant que dans sa chambre, celle même qu’avait habitée son père, avant le départ pour la campagne de Hohenlinden. Les évocations de cette circonstance augmentaient sa colère. Dans la nuit, il ne pouvait abolir l’image de sa sœur haineuse et folle, la bouche furibonde, jusqu’où des larmes de rage rebondissaient au long des joues en feu. La fille du colonel Héricourt pouvait donc s’oublier ainsi ! Ce qu’elle osait avec un oncle, hésiterait-elle à l’oser avec un autre ? Les craintes d’Édouard se justifiaient. Et elle ne pliait pas ; elle ne se repentait pas, elle mentait ; elle accusait elle-même, perfide, mauvaise, odieuse. Il résolut d’écrire à sa mère le lendemain.

Ses idées ne franchirent pas ce cercle. Elles se lassèrent enfin. Il s’endormit dans la fièvre de rêves confus.

Au réveil, derrière la camériste qui déposa le déjeuner sur un guéridon et s’en fut, la tante Aurélie entrait dans la chambre. Elle s’assit :

― Enfin je t’ai près de moi. Tu restes à Paris. Dieu soit loué !…

Elle trancha les citrons qu’on avait apportés pour elle, et, commentant la fête de la veille, elle comprimait les zestes du même mouvement qu’il lui avait toujours connu : elle arrondissait les bras, elle relevait les doigts auriculaires tout arqués au-dessus de la tasse d’argent pleine de laitage et d’œufs battus.

― Il y a vingt ans, ton père, ici, me racontait ses espérances. Voilà ses deux pistolets de hussard pendus encore aux côtés de la gravure. J’entends sa voix lorsque tu parles ; et comme lui, tu fais la lippe avec ta lèvre inférieure si tu n’es pas content… Embrasse-moi,… mon petit Omer !… Quel malheur que je n’aie plus l’uniforme de hussard ! Je suis sûre qu’il s’ajusterait à ta belle taille…

Au milieu du visage fané par la quarantaine, et légèrement ridé vers les tempes, vers les coins de la bouche pâle, de charmants yeux tendres guettaient Omer. Elle demeurait fluette, gracieuse, en agitant de ses gestes le canezou de satin vert à nœuds cerise, et les manches de malines. Parfois, elle ordonnait les rouleaux de ses cheveux pailletés d’argent, avec une main de fillette.

― Si, si, tu demeureras, ― reprit-elle. ― L’examen ?… La belle affaire !… J’en toucherai deux mots au Père Ronsin. Il doit recommander Édouard à la Sorbonne. Pour un élève en théologie, pour mon neveu, il ne fera pas moins. Vous serez admis ensemble. Travaille bien, seulement, ces deux mois ; et si le comte te mène rue du bac aujourd’hui, tâche de plaire à ces messieurs. Le reste m’appartient. Tu ne retourneras pas chez les pères de Saint-Acheul : je le jure. Quand le père Ronsin protège un candidat, il faudrait qu’il fût benêt pour ne pas obtenir, en toutes matières, des boules blanches. Elle chassa les miettes de sa robe, en rejetant de même, hors de son esprit, les difficultés. Jusqu’à ses lèvres elle porta la tasse d’argent et but avec lenteur. Quand elle eut fini, elle fut ouvrir un placard dans la boiserie grise. C’était une bibliothèque. Quelques ouvrages furent nommés dont elle recommanda la lecture. ― c’est ici que je viens passer mon loisir, en compagnie de mes chers poètes, ― ajouta-t-elle. ― je me crois rajeunie de vingt ans alors. Dans cette chambre on n’entend rien du bruit de la maison… je m’y oublie au cours de matinées entières… ce tome fatigué, combien de fois je l’ai vu dans les mains de ton père, quand les peines du travail plissaient son front ! C’était un manuel de cavalerie chargé de notes marginales ; le jeune homme salua pieusement l’écriture du colonel Héricourt. L’application à l’étude et les divers talents du mort prêtèrent à la tante Aurélie un sujet de louanges. Pour exemple, elle montra dans un autre placard intérieurement tendu de velours, un cadre ovale de vieux bois doré. Le pastel représentait une pauvre fillette blonde, assise contre un mur, les jambes en bas bleus. Son visage imprécis n’avait rien de remarquable, sauf l’expression angoissée de grands yeux clairs, à l’abri de cils sombres, et celle affreusement douloureuse, de la bouche. ― je connais ces yeux-là… ― devine !… ― ceux de ma sœur… c’est comme un portrait de ma sœur… ― c’

— C’est l’image d’une fille bavaroise que ton père aima, dans une aventure de guerre, plusieurs années avant son mariage.

― Denise lui ressemble singulièrement.

― Denise a les yeux de sa mère, qui fut choisie peut-être pour son regard pareil à celui de l’étrangère… Ne dis jamais à Virginie, du moins, que je t’ai confié cela !

Étonné, le fils promit. Tante Aurélie demeura sans parler quelques minutes. Par vénération pour la mémoire du colonel, il n’osa l’interroger. Vouloir connaître les faiblesses du défunt, cela lui parut outrager le tombeau. La comtesse le regarda, et, par le langage de ses yeux tendres, de ses soupirs, lui fit un récit muet qu’il comprit mal. À ce moment, il remarqua le René de Chateaubriand sur un précieux guéridon incrusté de malachite, d’onyx, de jade et de lapis-lazuli, fragments polis, bien ajustés. Dans la reliure de maroquin vert, à titre d’argent, le volume, plein de signets divers par les couleurs, reposait proche le sofa recouvert de coussins jaunes, où la dame avait coutume, disait-elle, de s’étendre. Omer ignorait le texte de l’œuvre célèbre, mais Édouard lui en avait appris le sujet : l’amour fatal d’un frère et d’une sœur. Le fils chassa cette pensée. Certainement il ne devinait rien d’exact. La comtesse exhala quelques soupirs douloureux et rompit le silence. Elle pria son neveu d’admirer une sépia. Toute petite, Delphine y paraissait sous la forme d’un angelot joufflu, entre deux ailes à la gouache… Mais alors, un domestique frappa :

― M. Le comte prie monsieur de se rendre auprès de lui.

Et la tante Aurélie se retira pour laisser le jeune homme à sa toilette. Omer appréhenda que Denise l’eût calomnié. Quelles réprimandes colériques allaient remplir cette entrevue ? Il se roidit en sa loyauté. Il affirmerait respectueusement, mais sans fléchir. La peur qu’inspirait le despotisme du comte ne se calma point durant ces résolutions. Le jeune homme n’avait pas reconquis l’aisance de respirer en mesure, quand la porte de la bibliothèque se referma derrière son dos. Dans la salle aux lambris bruns et aux tables contournées devant lesquelles écrivaient deux vieillards minables et deux petits clercs malingres, M. De Praxi-Blassans développait un portefeuille de cuir rouge ; il y classa des minutes diplomatiques.

― Je vous donne le bonjour ! ― cria-t-il. ― Patientez-là, je vous prie…

Plusieurs minutes s’écoulèrent. Le comte grommelait. Une pièce était perdue. Il gourmanda l’un des vieillards, qui lui répondit d’ailleurs aigrement :

― Si monsieur le comte m’avait remis le protocole, il y aurait mention de cette remise sur le reçu que je lui signe chaque fois.

Puis l’homme se moucha sans discrétion dans un lambeau bleu sali de tabac, et qu’il roula méthodiquement pour l’enfouir aux profondeurs de sa redingote usée. Le comte se démena entre des cartonniers qu’il ouvrit l’un après l’autre, au moyen d’une clé de son trousseau. Il portait ce matin-là, un habit et un gilet rougeâtre, des guêtres de toile bise à boutons de nacre qui lui montaient aux genoux.

― Sa majesté m’envoie à Vienne et à Vérone… Je pars tout à l’heure. Omer, il me reste bien peu de temps pour vos affaires. Enfin… Allons rue du Bac. Je vous présenterai. Faites en sorte d’être convenable. Vous n’omettrez point de reconnaître le cardinal Castiglioni, s’il vous regarde. Je n’aime pas votre timidité ni votre air de carême-prenant. Un cardinal est un homme pareil à vous et moi. Vos marques de déférences s’adressent à l’Église, qu’il représente, non pas à l’individu, qui est le pire faquin. Donnez-lui la révérence, mais houspillez-le de vos intérêts. Il me doit assez de chandelles, parbleu !… Où est la dépêche de lord Castlereagh, Monsieur Gagneur ? Avez-vous aussi égaré la dépêche ? Non ? Je rends grâces au ciel et à votre obligeance, par ma foi ?… Monsieur Octave, avez-vous rédigé la pétition de mon neveu… Voici votre pétition pour le titre de probationnaire… Vous la présenterez proprement sur votre chapeau, quand je vous mènerai devers le fauteuil du Père Ronsin. Dégourdissez votre langue, monsieur. Vous restez muet comme une carpe… Préparez des phrases. Récitez-les mentalement… On m’a vanté votre élocution. Vous ne m’en encombrez point céans… Voyons l’heure… Je n’ai pas de loisir… Boutonnez votre habit. Vous n’avez pas tournure d’ecclésiastique, mais de petit-maître. Serrez votre cravate et rentrez-moi ce jabot. Je n’aime pas que vous alliez en pantalon. C’est la mode nouvelle, mais une mode bonne pour le commun, et qu’on verra promptement disparaître de la société… Il faut garder ces façons pour la chambre. Allez mettre une culotte et revenez ici partager ma collation.

À ces mots, il mena son neveu dans le cabinet aux médailles. En des écrins écarlates, ces effigies perpétuaient, sous maintes vitrines, les physionomies d’empereurs byzantins coiffés de pendeloques et tenant le monde sur la dextre. Le maître d’hôtel apportait le plateau couvert d’une cloche d’argent, qu’il déposa sur un guéridon. Quand le jeune homme se présenta en culottes et en souliers lacés, il trouva le comte achevant de manger son omelette à la cuiller. On leur servit la volaille froide, puis la confiture de coings, sans que l’hôte permît une parole. Un signe de sa main interrompit la première question. Le laquais versa plusieurs verres d’eau, que le vieil homme but d’un trait chacun. On descendit dans la cour. L’attelage attendait, devant l’énorme voiture haut suspendue, avec un siège drapé de vert sombre ; c’était le trône d’un gras automédon, poudré, sous les cornes du chapeau en bataille.

La portière claquée, le chasseur juché debout à l’arrière, le porche franchi, M. De Praxi-Blassans recommença d’émettre ses instructions.

― Vous savez, je suppose, que Sa Majesté fait partie de la Congrégation, et que M. Le comte d’Artois en est le membre le plus actif, que mon maître, le duc Mathieu de Montmorency (illustre dans le peuple pour avoir demandé l’abolition des privilèges le 4 août, erreur dont il est bien revenu, grâces à Dieu), en est le Préfet, que j’en suis le Vice-Préfet, qu’Alexis, marquis de Noailles, en est le lecteur, que d’autres personnes considérables occupent les dignités de Portier, de Sacristain, de Vice-Sacristain, de Secrétaire. Il importe que vous fassiez là vos débuts dans les affaires ecclésiastiques. On vous surveillera incessamment. Des gens inconnus de vous écriront à leurs supérieurs sur votre conduite particulière. Ne gênez point pour cela votre vie. Mais que vos fredaines soient discrètes et de bon genre. Rien ne vous nuirait plus que cette humilité des actes qu’on vous prêchera. Si l’on vous contraint à des manières respectueuses, feignez de le souffrir difficilement. Si l’on vous commande, obtempérez aussitôt ; mais, le devoir accompli, ne manquez pas d’avancer quelques critiques arrogantes. Votre origine roturière vous condamnerait à l’insolence de ce monde, si vous ne preniez d’abord l’air d’être déçu par sa médiocrité réelle, après en avoir attendu d’éblouissantes lumières. Acceptez le joug, mais faites paraître que vous le savez porter, la tête droite.

« Le hasard exige que j’aille courir en Autriche et en Lombardie, avec notre plénipotentiaire. Le général Héricourt vous conseillera. Il est bon que vous logiez en son hôtel dès demain, puisqu’il vous l’offre. Ayez dehors un autre gîte, afin de ne dépendre de lui qu’en ce qui nous conviendra. Aussi bien est-il préférable qu’un jeune gentilhomme ait son chez soi. Émile vous donnera, pour le décorer, ses gravures de chevaux. Passez au manège les heures que vous déroberez à l’étude. Que tout, dans vos occupations, donne aux jésuites la crainte de vous perdre, cependant que vous leur marquerez, par des travaux que je ferai composer et des renseignements que je vous transmettrai, votre goût de les servir en homme de talent qui exige une réciprocité d’égards et d’aide.

« Recevez autant de dames qu’il vous plaira ; n’en visitez aucune, car elles ont des familiers dangereux. Fuyez toute intrigue qui laisserait croire à la possibilité de vous mener grâce à l’intermédiaire d’une maîtresse… Mon secrétaire, M. Gagneur, vous fera remettre, assez souvent, un billet parfumé. Enfermez-vous soigneusement pour l’ouvrir. Écartez les domestiques, les filles et les amis. Le message contiendra quelque indication de rendez-vous. Rompez en miettes le cachet de cire ; dépliez la petite boulette qui s’en échappera. Vous y prendrez connaissance, à la loupe, d’avertissements politiques que vous communiquerez au Père Ronsin de vive voix. Refusez, jusque sur le chevalet de la torture, de faire entrevoir l’origine de ces nouvelles, même si, par leurs propos, ceux qui vous interrogeront prouvent qu’ils ne l’ignorent pas. À l’heure et au lieu fixés pour le rendez-vous sur le poulet que vous aurez soigneusement détruit après lecture secrète, soyez exact ; de manière à ce que l’on s’assure que c’est bien là une galanterie. La femme que vous rencontrerez sera quelque bonne oie dont vous amuserez votre fantaisie ; elle ne saura, naturellement, rien du jeu qu’elle cache. Mes petits messages auront trait aux affaires d’Espagne. Étudiez la question dans les journaux. Gagneur rédige un mémoire à ce sujet… Mon intention est que les Pères imaginent que le général Lyrisse et le capitaine correspondent avec vous. Il ne me déplairait pas que vous sembliez vous intéresser aux libéraux. On juge les sergents de La Rochelle : montrez-vous au Palais, demandez à voir les prévenus. J’enverrai des nouvelles exactes et intéressantes, autant que faire se pourra. Il m’est indifférent et il doit vous importer peu que la Congrégation n’y conforme pas ses agissements… Qu’étant renseignés dûment, les dignitaires commettent des erreurs, faute de vous croire, cela ne pourrait que servir votre fortune et mes desseins. Vous grandirez incontinent dans leurs esprits… Surtout, ne manquez pas de les railler ensuite avec discrétion. Je désire que vous passiez auprès d’eux, avant cet hiver, pour une sorte d’enfant de génie… Cela vous plaît ? Ah ! ah ! monsieur !… Ah ! ah !… Les mentors acariâtres ne sont pas toujours les pires fâcheux !…

le comte ferma brusquement le couvercle de sa tabatière et ricana très haut. Omer s’abandonnait à la joie intérieure, éperdu d’ambition et d’orgueil, un peu stupéfait par le mystère de son rôle et par les précautions qu’indiquait le comte. Il voulut prendre la main du bienfaiteur. Celui-ci la retira sèchement.

― Il n’est pas besoin d’effusions, ― dit-il. ― J’emploie votre personne à mon gré. Que cela vous serve en même temps que les intérêts de la famille, les miens et ceux du roi, tant mieux : plaise à vous de ne point me faire repentir. J’eusse confié la mission à Émile, s’il n’était pas logé dans sa garnison de Grenoble, ou bien à Édouard, s’il n’était pas fou de votre sœur. Ces messieurs de la rue du Bac repousseront d’abord l’idée que je passe mes affaires à des freluquets. Ils croiront à des tactiques. L’opinion qu’ils professent de ma sagesse leur masquera le meilleur de mes projets. Donc, ne craignez pas trop de paraître inconsidéré : votre étourderie feinte ou véritable ne nuira point. Faites visite à cet ami de votre père, au général Pithouët, en dépit de ses accointances avec le général Foy. N’oubliez même point de porter vos pas jusqu’à l’imprimerie de Pied-De-Jacinthe, rue croix-des-petits-champs. L’ancien maréchal des logis qui menait le peloton de ce pauvre Bernard à Moesskirch tire les libelles de Mm. Manuel et Laffite. Si l’on vous reproche ces fréquentations, invoquez votre sentiment filial et le désir d’entendre parler de votre père par ses compagnons d’armes. Les jésuites n’en croiront pas un mot ; cependant ils s’estimeront empêchés de faire un éclat, quoi qu’il arrive. Protestez en outre de votre dévotion à la liberté et de votre haine envers la tyrannie, en accolant à celle-ci le nom des Bonapartes, et à celle-là la louange de sa majesté. Vous entendrez chacun discourir à propos de ce parallèle… nous approchons… secouez-vous, de grâce…, et me dégelez votre langue. Prestement, sans le secours du chasseur, M. De Praxi-Blassans sauta sur le trottoir, pirouetta dans son habit rougeâtre, heurta l’huis d’une maison ancienne aux murs récemment badigeonnés. Derrière son oncle, passé les herbes d’un étroit jardin, le jeune homme gravit un perron, s’engagea dans des corridors où l’éblouit la brusque et fraîche obscurité succédant à l’intense clarté du dehors. Une porte s’entre-bâilla. La stature du général baron de Cavanon fut reconnue. Il tendit le goupillon d’eau bénite. Une voix lisait en chaire. Le comte se signa ; lui et son neveu se prosternèrent ensemble sur les dalles, dans la direction de l’autel qui bornait la longueur de la chapelle. Des auditeurs recueillis la remplissaient. ― communiez-vous ? ― interrogea le murmure du baron. Et, sur l’affirmative, il fut vers un tableau noir marquer le nom à la craie sous plusieurs autres. ― j’ai une dispense de sa sainteté pour le jeûne expliqua M. De Praxi-Blassans à l’oreille de son neveu, qui savourait encore le goût de la volaille mangée de compagnie.

Or le pape même ne dispense pas du jeûne réglementaire précédant la sainte absorption de l’hostie. Cependant le comte recevait la nourriture sacramentelle, le jeune homme s’ébahissait. Pour chancelante que fût sa foi, il n’eut osé pareille infraction.

― Omer, relevez-vous. Allez prendre place près de la porte. Je vous ferai quérir lorsqu’il sera temps.

Le baron l’installa au coin d’une banquette. Édouard était assis tout près, attentif à l’épisode de la Vie des Saints que M. De Noailles, sévère et roide, psalmodiait d’une voix légèrement poussive. Au fond du chœur, derrière la croix, une bannière de pourpre élevait la maxime brodée d’argent, cor unum, anima, una, qu’Omer avait lue sur les bagues de ses cousins et certain papier à lettres de Praxi-Blassans. Il distingua le corps monumental de Son Éminence Castiglioni, dans un fauteuil à droite de l’autel. M. de Praxi-Blassans, après l’avoir salué, fut choisir une chaise à gauche, entre deux personnages solennels. D’autres congréganistes entrèrent successivement, touchèrent le goupillon, se prosternèrent, prièrent un instant, et allèrent occuper leurs places sur les banquettes de velours bleu-ciel qui garnissaient la salle entière. Lambrissés à mi-hauteur, les murs étaient, au-dessus, illustrés par les tableaux d’un chemin de la croix.

Enfin l’officiant, le Père Ronsin, revêtu de la chasuble, s’avança, précédé de quatre gentilshommes à cordon bleu. L’un, vieillard menu, trottinait, agitant la clochette. Un autre, maigre et chauve, portant les burettes, traînait la jambe sur le damier de marbre. Quand le cortège eut atteint le pied de l’autel, chacun s’agenouilla. La messe fut dite jusqu’à la communion sans particularité. Le récipiendaire y prêta toute son attention. Véritablement il désirait acquérir cette ferveur qui munit les saints d’énergie, de puissance et de félicité. La rigueur du père Anselme était une exception. Quel que fût son goût du plaisir, Omer commençait la réalisation de son espoir ancien, celui d’être, sous la chape épiscopale, un nouveau Moïse donnant au monde la loi, recevant son adoration. Il remercia Dieu. Il récita deux prières afin d’obtenir le salut du comte, qui favorisait ses débuts d’une façon aussi généreuse qu’extraordinaire. De cette conversation en voiture, Omer se répétait les termes. Ils l’enchantaient. Ils précisaient, justement, ce qu’il avait toujours conçu de la mission ecclésiastique : une manière de pouvoir politique propre à dominer les foules, à régir les instincts du peuple en l’intéressant aux belles histoires du Sauveur et des saints. Le bisaïeul lui avait appris autrefois que des initiés égyptiens, au fond du sanctuaire, commandaient les gestes du roi et, par lui, gouvernaient la multitude, ses croyances, ses enthousiasmes, ses labeurs. M. de Praxi-Blassans, ne jugeait pas différemment le rôle du prêtre. Il importait à peine de discuter le dogme, d’en douter, de le nier. Il suffisait de l’admettre ainsi qu’un symbole excellent de morale, de pitié et de fraternité chrétiennes. Par son entremise, reconnue souveraine sur les masses catholiques, il fallait conquérir l’autorité. Combien plus sûr cet avenir que celui de la révolte constamment vaincue dont les Lyrisse s’obstinaient à être les apôtres chétifs, un peu ridicules en somme : des chiens furieux qui mordaient inutilement du fer, selon le mot du général Augustin ! Et le jeune homme songeait au cadavre inerte de son père, terrassé par la mort ; il lui compara le victorieux Praxi-Blassans, triomphant parmi les luxes de son hôtel, prêt à partir pour Vérone. Là, par la bouche de Mathieu De Montmorency, il dicterait à l’Espagne le destin.

Aussi, quand les gentilshommes servants, celui qui traînait la jambe et le vieillard trotte-menu, vinrent au banc de probation chercher un capitaine de hussards pour le conduire devant l’autel, où il s’agenouilla, le cierge au poing, Omer Héricourt souhaitait pour lui-même une pareille et prochaine distinction. D’une voix émue l’officier prononça la formule latine. Elle le plaçait sous l’invocation de la Vierge, l’engageait à ne permettre point que, par ses subordonnés, aucune chose fût faite contre l’honneur de l’Immaculée Conception. Promu dans l’état-major du duc d’Angoulême, cet heureux fêterait bientôt ses fiançailles avec la fille d’un riche munitionnaire de l’Empire qui, de son futur gendre, exigeait le titre d’aide de camp à la cour. Édouard avait dit à son cousin les négociations, les difficultés de cette entreprise et la tenace, l’admirable passion du jeune hussard, qui avait su déjouer les manigances de parents hostiles à ce mariage, qui avait su recourir à la protection de Marie et du Père Ronsin, se confier à eux pour atteindre le but de ses ardents espoirs. Édouard citait en exemple la belle audace de cet amour persévérant. Émule de Roméo, Werther, Obermann et Childe-Harold, ce hussard communiait à genoux, remerciait le Ciel. Les servants le reconduisirent ensuite jusqu’à une banquette de congréganistes, de celles toutes voisines de l’autel ; et là, le saluèrent avec des révérences, qu’il rendit. Par groupes de quatre, les dignitaires et les autres congréganistes reçurent à leur tour le sacrement eucharistique. Alors Omer put mieux voir ce fameux Père Ronsin qui était un prêtre, de physique et de taille ordinaires ; mais ses yeux crispés semblaient deux foyers de soupçons perspicaces, inexorables. Il mordait continûment, comme afin de la châtier, sa bouche lippue. À chaque congréganiste il posa l’hostie sur la langue, avec un souci méticuleux d’horloger accrochant un rouage dans la montre. De singuliers personnages défilèrent entre les banquettes ; un gros gentilhomme enflé par son jabot, sur des jambes d’un galbe parfait vêtues de bas blancs ; tel autre au front proéminent, au nez pointu, mais rendu respectable par une chevelure d’argent soyeux. Un cou entortillé d’une cravate blanche supportait, entre deux pointes de toile une jeune figure brune ; penchée en avant, elle entraînait un énorme col d’habit et un corps fin. De courts mollets maigriots frétillaient en pantalon collant et en guêtres anglaises sous un torse large habillé de marron. Néanmoins l’ensemble de la compagnie portait beau. Les seigneurs abandonnèrent la sainte table avec les allures de courtisans qui savourent encore l’élégance de l’entretien obtenu du prince. Ils s’agenouillèrent à la façon des nobles chevaliers d’antan ; ils entonnèrent le Magnificat final, et marièrent assez bien leurs faussets de vieillards, leurs hennissements d’hommes mûrs, leurs clameurs de probationnaires.

Pendant qu’on récitait en chœur lugubre le De profundis, le père Ronsin se retira vers la sacristie, entre les servants qui revinrent aussitôt établir, devant l’autel, un fauteuil destiné au fameux jésuite, pour le sermon. Sa rhétorique ne différait guère des homélies courantes. Toutefois, par la subtilité d’une digression, elle prouvait, en syllogismes corrects, comment la Providence ne saurait vouloir obtenir de l’homme plus que les forces et les vertus ordinaires, comment il appartenait à la justice divine d’exiger le repentir, la contrition, la prière et la piété, toutes choses faciles, mais non l’ascétisme farouche, grâce uniquement dispensée aux saints : car Dieu les a élus comme modèles de perfection, afin que le premier venu pût s’en approcher, sans réussir à les égaler. Donc il ne seyait pas de vouloir conquérir tout de suite la perfection chrétienne, chose impossible à la majorité des hommes et à leur faiblesse naturelle, mais de vouloir purifier, par l’exercice de la dévotion et la fréquence des sacrements, l’âme que gâte l’habitude du vice. Après le père Ronsin, le cardinal Castiglioni parla, debout, en balançant sa corpulence, derrière la grille qui fermait le sanctuaire, à hauteur de genoux. Il réclama des neuvaines pour le roi Ferdinand de Naples et pour le roi Ferdinand d’Espagne, l’un échappé miraculeusement aux complots des impies, l’autre emprisonné presque, dans son palais, par les tristes disciples des jacobins régicides. Faisant allusion au supplice de Louis Xvi, il assura redouter qu’un sort aussi funeste ne terminât les jours du malheureux souverain, dans les Castilles. Bourbons tous deux, cousins de Louis Xviii, ces princes devaient plus spécialement compter sur les oraisons des sujets fidèles au roi de France. On supplierait le seigneur d’inspirer les monarques tout à l’heure réunis dans Vérone et prêts à secourir de si touchantes infortunes. Au nom des chrétiens d’Italie et d’Espagne, il présentait cette requête. Ne serait-elle pas entendue ? Un murmure d’approbation fit mouvoir les têtes. Les épaules se rapprochèrent. On se leva bruyamment, la conférence était finie. Du haut de sa monumentale stature, l’éminence recevait les félicitations des dignitaires. Ce fut alors qu’édouard mena son cousin, après un signe du comte, jusqu’au fauteuil du père Ronsin, qui causait affablement. Omer marcha droit au jésuite, s’inclina, durant la phrase qui le présentait. Le comte remercia de l’exception faite en faveur de son neveu pour l’admettre d’emblée aux offices de la sainte congrégation. Le père Ronsin feignit se rappeler mal l’octroi de cette faveur, bien qu’il approuvât de la tête et d’un sourire court, vite réprimé dans la morsure de ses lèvres. ― en effet…, en effet… eh bien, Monsieur Héricourt ?… vous plaisez-vous aux occupations spirituelles de vos parents ? ― certainement,

— Certainement mon Père ; et je me sens tout édifié par de si bons discours. Je m’en réjouis d’autant plus que j’ai peine, d’ordinaire, à réduire les rébellions de mon cœur qui s’insurge facilement contre la contrainte des doctrines. Cela me désole. Il faut que je châtie à tout moment mes inclinations libertines.

― Ne vous châtiez point tant. Connaissez-vous cet admirable chapitre de saint François de Sales, qu’il intitule : De la douceur envers nous-mêmes ? Écoutez-le parler : « Je dis aussi que nous nous punissons nous-mêmes plus utilement de nos fautes par une douleur… tranquille… (Le Père leva le doigt devant son œil soupçonneux)… tranquille et constante que par un repentir passager d’aigreur et d’indignation. » Méditez cette belle et profonde sagesse, monsieur. On enseigne trop souvent notre sainte religion sous des couleurs atroces. L’Église est une mère, et non pas une marâtre. Elle n’ignore rien de la force du démon ni de la chétivité du fidèle. Dans la vertu comme dans le reste, « une sobriété modérée et toujours égale est préférable à une abstinence violente et mêlée de certains intervalles d’un grand relâchement ». Telle est la règle que vous trouverez en honneur dans notre compagnie, monsieur, au cas que vous la fréquentiez.

― C’est mon plus grand désir, mon Père ; et je vous supplie d’accueillir ma pétition, que je vous présente ici.

Omer tira le pli de son gilet et l’offrit sur le flanc de son chapeau. Le Père Ronsin prit le papier, le transmit à son servant, et dit :

― Puisque nous semblons d’accord, votre demande sera soigneusement examinée, monsieur.

À l’air de son oncle, un peu moqueur envers le jésuite, Omer comprit qu’il avait parlé congrûment, sur le ton nécessaire, des « rébellions de son cœur », de ses « inclinations libertines ». Il n’avait point manqué de dire cela très haut, à voix franche, en dépit des yeux froncés au visage de l’inquisiteur, en dépit de la sévérité subitement visible sur ses lèvres intérieurement mordues. Le jeune homme avait eu soin de préparer sa réplique, durant la messe. Il se félicita du succès, mais avec l’inquiétude d’avoir dépassé les instructions. Le cardinal le dévisageait sans indulgence. Même, il dit aux oreilles des voisins qu’il ne seyait pas trop aux écoliers de faire le pape avant la première entrevue avec le barbier. De nobles vieillards soupirèrent en haussant les épaules, et en puisant du tabac dans leurs boîtes d’or.

Le reste de la séance se passa en présentations. Omer offrit ses hommages à des gens froids et malveillants, qui affectèrent de la hauteur, et le congédièrent après l’avoir toisé. Il admira le sens exact que le comte possédait de la situation.

XIII

À Monsieur Omer Héricourt,
en l’hôtel de Praxi-Blassans,
faubourg Saint-Honoré,
Paris.


De Madrid, ce 15 d’août 1822.


« Mon cher petit-fils,


« Ne cesse pas de rassurer ta mère sur les causes de mon séjour ici. Mes lettres ne la persuadent point. Explique-lui la vérité que voici. Lors de mon passage à Saumur où j’avais été prendre ma bru, cette autre Éponine, pour la conduire auprès de son Sabinus, mon fils, à Saint-Sébastien, j’ai vu quantité de chevaux refusés par la commission militaire de remonte ; les maquignons du pays semblaient aux abois. En réponse à ma lettre, Edme m’apprit que la cavalerie légère de Castille cherchait à bon comte des poulains de trois ans pour distribuer dans les escadrons, et il pressa mon projet de lier partie entre la remonte espagnole et les éleveurs angevins. Comme notre bourse n’est point garnie à souhait, nous nous occupons de cette entreprise qui semble proche de réussir ; mais il fallait agir auprès du gouvernement constitutionnel, à Madrid. C’est une simple affaire commerciale qui me retient au delà des Pyrénées. Pompée cède le pas à Verrès.

« Au surplus, je puis te dire, à toi seul, que ta mère m’agace à l’excès en répétant vingt fois le jour qu’il sera convenable de rendre les biens nationaux aux prêtres et aux émigrés, que notre château, acheté comme tel, doit revenir justement à la famille de Bellemont, héritière française du nom de Lorraine avec les Habsbourg d’Autriche. Apparemment, ces gens-là font travailler ma pauvre folle de fille par les missionnaires qui embarrassent Nancy de leurs processions et de leurs fanfares, qui vont planter à tout coin de route des calvaires, et qui intriguent pour obtenir le château dans la seule fin d’y installer un couvent, à ce qu’ils disent, mais qui le revendraient, sous bénéfice, à MM. De Bellemont-Lorraine. Ces sortes de spéculations sont ordinaires aux révérends Pères. Je résiste. C’est le seul patrimoine de mes deux Omer, l’enfant d’Austerlitz et l’enfant de Novare. Assez de sang généreux fut répandu par les Lyrisse, soit aux Indes, soit sur les champs de bataille d’Europe, pour consacrer la légitimité de nos achats. Les ducs de Guise, qui bâtirent avec l’argent de leurs butins, n’avaient pas acquis le domaine plus noblement. À vous deux, mes petits-fils, de juger, plus tard, si votre conscience commande ce transfert. Mon père et moi, tant que nous vivrons, et tant que nos testaments seront respectés, ne permettrons pas qu’on aliène le champ de Cincinnatus. Mais à notre âge, il est dur de compter la discorde parmi ses dieux lares ; ma fille devient la chipie la plus acariâtre qu’on puisse ouïr.

« Et puis, je n’ai point de grâces à rendre aux Bourbons, qui m’ont fendu l’oreille, privé de mes commandements, après m’avoir fait courir de camp en camp, cinq ou six années, jusqu’à ce que j’eusse formé leurs jeunes officiers de remonte et les eusse mis en état de remplacer partout le vétéran. Je me moque de M. De Bellemont qui était à Coblentz et qui combattit contre nos légions, sur le Rhin, dans l’armée des tyrans germains, franks et kalmouks. Quand il est revenu dans les fourgons de l’étranger, son Caligula avait reconnu la Charte qui nous assure la libre jouissance des biens et des lois de la Révolution. Si l’on veut y toucher, nous décrocherons encore une fois nos boucliers et nos glaives dans le temple de Janus.

« À ce propos, je te dois des nouvelles de mon fils, puisque tu as promis de ne lui plus écrire. Cela te regarde. Tu es un enfant, à qui l’on en impose avec des promesses. Reste à savoir celles que le chevalier de Saint-Louis et le pair de France pourront tenir d’ici dix ans. Il est vrai qu’à cette heure ils nous exterminent. Ça ne durera pas toujours. Edme se porte à merveille, sauf une estafilade à la main. Il l’a reçue en juillet, dans une algarade à Madrid, sur la place de la Constitution, entre les gardes du corps absolutistes et les « Exaltés », dont nous sommes. La chaleur envenima la plaie ; et elle se guérit mal, pour se rouvrir souvent. Ça ne l’empêche pas d’aller et venir. Le petit Omer pousse à ravir, mais la maman a les fièvres romaines. Auparavant, elle prononçait quatre paroles en douze heures ; maintenant elle ne souffle plus mot.

« Edme, lui, en contumax allègre, attend la peine de mort. Dame nature l’avait aussi condamné à cela dès la naissance, à ce qu’il assure, et la cour d’assises de la Vienne ne lui apprendra rien là-dessus. Il se plaît à vivre dans le seul coin d’Europe où, depuis Novare et le massacre de Chio, la liberté respire encore : car en juillet, la milice de Madrid a mis vertement à la raison la garde royale et Ferdinand VII ; et nous avons aidé à cette besogne. Aussi le roi signe, sans regimber, les motions libérales, ce dont enragent les prélats, trappistes, dominicains, inquisiteurs et autres moines, dignes alliés de la peste qui a sévi durant l’automne de l’an dernier : voici qu’ils trouvent le moyen de faire protéger la retraite de leurs bandes et de « l’Armée de la Foi », que nous rossons, par les troupes françaises qu’entretient, aux Pyrénées, le ministère de la Congrégation, sous allure de cordon sanitaire.

« Je voudrais que tu fusses témoin de la gloire et de l’estime qui environnent ici mon fils, entre tous les anciens soldats de l’empereur exilés de France à la suite des derniers événements. On a horreur de notre moderne Caligula et des monstres qui le servent. Les journaux nous arrivent pour nous apprendre comment coule le sang le plus pur de l’armée. En mai, c’était notre jeune maréchal des logis Sirejean, que nous eûmes bien souvent à notre table, car il était célèbre à Saumur par son appétit et le vernis magnifique de ses bottes. Je l’ai vu commander lui-même le feu, sans cesser de regarder fermement le peloton d’exécution. Mon pauvre ami le capitaine Vallé, de la garde impériale, a eu son tour en juin. Ils lui ont même refusé la mort du soldat, ils l’ont couché sur l’échafaud, après lui avoir fait parcourir à pied le chemin, depuis la prison jusqu’au lieu du supplice. Les journaux rapportent qu’en passant sur le cours de Toulon il s’arrêta devant un liquoriste et demanda un verre d’eau-de-vie qu’il but à la santé de la France et des braves ! Je le reconnais là : cœur d’or dans un corps de fer. Le tyran a fait abattre par ses estafiers la tête du héros. Il ménage le même sort aux amis de ton oncle, les quatre sergents, Bories, Goubin, Raoulx, Pommier. En janvier, Edme déjeunait avec eux à Paris, au Restaurant du Roi Clovis, et, quand le 45e fut déplacé, il dîna fréquemment en leur compagnie dans ses voyages de Saumur à La Rochelle.

« On doit tout te cacher dans les jésuitières. Sais-tu que des agents provocateurs choisis parmi les sous-officiers des chasseurs de l’Allier ont mis à leur tête le colonel Caron aux cris de : « Vive Napoléon II ! » pour le livrer quelques heures plus tard à la police, en l’injuriant d’une façon ignoble ? Outre cela, le maréchal des logis Wœlfeld use du même subterfuge pour s’emparer du général Berton qu’il attire traîtreusement dans une auberge. Et ces bandits qui manquent effrontément à l’honneur militaire reçoivent, au prix de ces trahisons infâmes, l’épaulette d’officier ! Voilà bien des crimes pour assurer une couronne. tantœ molis erat romanam, condere gentem !

Le docteur Caffé avait mis au monde ton cousin Omer. Il est en prison, comme le sont Jaglin et Saugé pour avoir crié à Thouars « Vive la république ! » ce qu’on n’avait pas entendu depuis la Convention. Et leurs têtes branlent sur leurs épaules !…

« Ah ! Mon cher enfant, quels que soient ta conscience et ton devoir, même si tu revêts la soutane du serviteur de la miséricorde divine, pourras-tu condamner, toi aussi, la mémoire de ces grands soldats qui continuent la bataille immortelle de la Révolution contre les crimes de la tyrannie ; et qui la continuent seuls contre l’Europe, les armées des souverains, le sommeil des peuples et la volonté des dieux ? Non, tu ne les condamneras pas, parce que tu apprendras à respecter leurs idées dans la personne d’Edme et dans la mienne. Je n’en veux pas douter.

« Les amis qui nous arrivent en foule de Saumur et de Paris, pour échapper au martyre, nous avisent qu’à Vérone les tyrans complotent d’envoyer ici les armées de Caligula. Il va renforcer le corps d’observation, aux Pyrénées, pour rétablir ensuite le pouvoir absolu à Madrid, comme à Naples et à Turin. Cela seul nous porte, ton oncle et moi, à causer parfois de politique, au café, ou entre nous. À la vérité, nous nous occupons uniquement de vendre des chevaux, et le marché s’échauffe à l’occasion de ces bruits de guerre. Il faut bien y faire attention, en passant, pour le succès de nos commerces. Ne manque donc point de rassurer Virginie, de ton côté. Je lui écris dans le même sens.

« Ton grand-père dévoué.
« GÉNÉRAL LYRISSE. »

XIV

L’affection d’Édouard De Praxi-Blassans pour son cousin augmentait. Il qualifia de « sacrifice à l’antique » la décision d’Omer. Au reste, elle levait le plus grave obstacle au bonheur des fiançailles. Le comte étant parti pour Vienne, sa rigueur ne guetterait plus les folies amoureuses de son fils. Une heure après le retour de la rue du Bac, Denise elle-même était venue, des larmes de véritable émotion aux cils, remercier son frère dans le jardin. Elle lui offrit d’abord une bague de probationnaire. Puis, couchant sa tête sur l’épaule amie, elle demanda, dans un soupir, pardon « d’avoir été méchante ».

― Et imprudente ! ― dit le jeune homme, désireux qu’elle avouât trop de galanterie envers l’oncle Augustin, qu’elle s’humiliât ainsi par repentir.

Il comptait que la crainte de cette humiliation la garderait dorénavant. La sœur hésita quelque peu. Il la pressa de répéter l’adjectif accusateur. Elle grogna dans une moue déjà rebelle :

― Imprudente ?… Mais je n’ai pas été imprudente ; j’ai été tout bonnement sincère… Savais-je que ce fût défendu ?

― À d’autres ! ― interrompit le frère.

Quelques minutes, ils marchèrent côte à côte, en silence. Et il avait alors senti qu’elle l’examinait, le jugeait et le haïssait, qu’elle ne pardonnait pas tant de clairvoyance.

Malgré les changements dus à sa nouvelle vie, la mémoire d’Omer conserva l’obsession précise de ces querelles pendant les cinq premières journées où, reclus avec les livres, il lui fallut parcourir dans un examen rapide les matières exigibles au baccalauréat, sous la férule d’un précepteur jésuite. Le général établit quelques prescriptions sévères, pour que l’étudiant ne s’amusât point avant de posséder les éléments de la logique et des mathématiques. Deux courtes promenades le long des quais, en compagnie du Père, furent, après le repas de midi et après souper, les seuls repos. Ce maître avait l’esprit d’obstination. Devant le tableau noir, il retenait son disciple de l’aube à la nuit, sans miséricorde. Dès le matin, le général proposait lui-même quelques problèmes, avant de se rendre aux bureaux de l’état-major, aux casernes, au Champ de Mars. Sa politesse était charmante et raffinée, sa rigueur inflexible.

― Pardonnez-moi si je vous harcèle, mon cher enfant. Pour mon bien autant que pour le vôtre, vous devez être inscrit en novembre sur les registres de la Faculté de théologie. Excusez-moi, car M. De Frayssinous y compte… Je pense inutile que vous alliez aujourd’hui à la promenade. Le temps se brouille, la chaleur est incommode. Demeurez donc. Vous avez besoin de fortifier votre connaissance de la philosophie.

Et, plaisantant, il prononçait d’une voix militaire :

― Ordre du général Héricourt !… Le lieutenant Omer prendra le service de garde, ce matin, et ne le quittera point jusqu’à nouvel ordre. Il fera exécuter aux troupes sous ses ordres des mouvements d’équations à deux inconnues, et les exercera dans la pratique du syllogisme en baralipton…

Puis il riait, saluait et s’esquivait élégamment.

Il ne reparaissait plus dans son hôtel, rue de Babylone, même point à l’heure des repas. Omer et son précepteur mangeaient seuls dans la vaste salle aux parois d’acajou poli et aux glaces étroites, encadrées de bronze vert. Deux laquais militaires servaient sans bruit quelques mets simples sur des plats de vieille argenterie massive et parée de blasons allemands, autrichiens, russes ; les cahots des fourgons la transportant, après les pillages, l’avaient bossuée. L’ecclésiastique l’admirait, déchiffrait les devises et traduisait. Bel homme, en soutane fine, il présentait des mains de vieille dame qui jouaient mille rôles prestes pour indiquer les phases d’un raisonnement, décrire une œuvre d’art ou caresser le calice d’un verre plein, dont il savourait la liqueur en gourmet adroit. Il ne fardait pas son dédain. Émettre un avis attirait à l’élève des critiques insolentes : ce savant paraissait quelque génie doué comme un prince de conte oriental, et qui méprisait à bon escient. Omer n’osa plus souffler mot. C’était d’ailleurs sa coutume quand il se trouvait en présence de gens supérieurs. Il adoptait le silence comme règle d’orgueil, afin d’éviter les reculades dans la discussion, et les victoires du contradicteur. Le comte, le général, le grand-père, le bisaïeul et le capitaine Lyrisse pouvaient à leur aise discourir : il ne proposait les objections qu’à part soi. Sa mère et ses tantes jouissaient du même avantage. Il leur répliquait peu ; il éludait habilement.

Le Père Desromes n’avait donc point à réprimer des turbulences, ni à relever des erreurs de conversation. Il s’accommoda de cet élève muet, sage, d’intelligence sûre, mais rétive. Soigneux du détail, le professeur dessinait des cathédrales, des confessionnaux, des vierges, des christs et des scènes de piété pendant qu’Omer étudiait ses livres ou rédigeait une dissertation. Quand l’habitude fut prise, l’élève vit entrer son maître avec un large carton. Une esquisse y représentait l’empereur Henri IV à genoux dans la neige, et attendant que le pape Hildebrand fît ouvrir la porte du château de Canossa pour le recevoir à merci. Le suppliant avait jeté sa couronne de Charlemagne, sa lourde épée à fourreau de velours incrusté de gemmes, l’hermine de son manteau armorial ; et il pleurait, les mains jointes contre la lourde porte romane, bardée, cloutée, percée d’un judas ; une croix de fer barrait cette étroite ouverture ; et derrière, un moine ascétique, s’appuyant sur une crosse épiscopale, contemplait l’empereur.

Sur la figure du moine, apitoyée, ironiquement indulgente, le dessinateur reportait avec complaisance la pointe du crayon. Il y ajoutait toujours quelque chose de plus aigu dans l’ironie, de plus railleur dans l’indulgence, de plus amer dans la physionomie, de plus glorieux dans le pli de la bouche austère. La croix du judas signifiait, selon le commentaire du jésuite, l’intercession de Dieu entre la monarchie et l’Église. Mais, cela dit, il renvoyait vite Omer à ses cahiers.

Loin de courir Paris, et de se livrer au plaisir, l’étudiant mena donc plusieurs jours cette vie de cloître. Malheureusement, son application ne durait pas. Au bout d’une demi-heure, et quelle que fût sa volonté d’apprendre, il délaissait Thalès de Milet, saint Thomas d’Aquin, Descartes, M. de Bonald, pour rêver, ivre d’espoir, à la magnificence de son avenir. Il riait d’Édouard qui croyait à un sacrifice, lorsque les promesses de triompher payaient, et au delà, l’abdication d’une liberté fausse, démentie par les événements, vaincue chaque jour sur l’échafaud, devant les murs d’exécution militaire, et dans les cachots des forteresses… Et la liberté de quoi ? De se marier ! Alors l’étonnante duplicité de la sœur occupait sa mémoire. Entre les pages du livre et ses yeux, elle apparaissait, dépourvue de charmes et de splendeurs, à la sincérité d’un frère. À l’heure du réveil, il l’avait toujours vue maussade et fanée. Il savait trop la nuque blême, les rougeurs parsemées fréquemment sur le visage, les mains sans finesses, le mauvais teint d’une enfant gourmande, les petites dents ternies et les cheveux de ficelles emmêlées avant la toilette. Certes, les soirs de fête, quand les atours sanglaient la taille flexible, quand des fleurs fraîches unissaient leurs couleurs humides aux tresses luisantes et dorées, quand l’usage discret du fard avait blanchi les tares de la peau, quand un emplâtre de cantharides secrètement collé à la hanche avait mis aux joues et aux yeux les flammes d’une fièvre légère, elle semblait quelque bizarre créature tour à tour angélique et démoniaque, spirituelle, belle, alerte et redoutable, dégagée de toute crainte mais imposant du respect. C’étaient les moments d’exception. Par les corridors, le matin, emmaillotée de peignoirs sales aux parfums de poussière, affligée d’un bandeau qui contenait une fluxion naissante ou décroissante, elle allait de chambre en chambre, bavarder et bâiller, les pieds nus et rouges dans des savates de velours à trous. Elle se montrait alors insolente pour maman Virginie qu’elle traitait de « vieille folle ». En outre, elle mâchonnait toujours quelque rogaton volé à la cuisine. Ainsi l’avait-il vue jadis et naguère, durant les semaines qu’elle ne passait point chez les Praxi-Blassans, par hasard. Brutale, robuste, elle le souffletait à la première réplique. Heureusement que le comte l’avait, de bonne heure envoyée au couvent d’Esquermes.

Que Denise redevînt telle dans son intérieur, après les noces, son frère n’en doutait pas. Édouard lui inspirait de la commisération. Fallait-il l’avertir ? C’était un problème agité sans fin par ses réflexions. Qui convenait-il de tromper ? Le loyal cousin, poétiquement, naïvement épris, ou la sœur qui poursuivait en cette affaire les seuls avantages de la noblesse et de la fortune ? Parfois le jeune homme accusait de rigueur son jugement sur elle. Il raisonnait :

« Elle m’embrassa, véritablement confuse de sa faute que j’avais surprise. Ou bien n’était-elle pas confuse, plutôt, de penser que, malgré ses dénégations, je persistais à la croire encline à trop choyer un oncle généreux ? Était-ce le repentir ou bien mon offense à sa vanité qui lui donna de la honte ? Ne proclame-t-elle point, au milieu de toutes les discussions, son indépendance ? Je l’entends d’ici : « Apprends que je ne serai jamais une victime ; je ne le veux pas !… Je ne le veux pas !… Je ne laisserai personne dominer la fille du colonel Héricourt… Dussé-je périr, je ne me soumettrai que s’il me plaît de me soumettre ! » Je me rappelle son visage crispé par la colère, ses grimaces inondées de larmes, ses poings qui frappent l’air. Ma tante Caroline l’assure : ce caractère entier, violent, est celui même de notre grand-père Héricourt ; et ses deux épouses moururent à la peine, tant il les harcela de ses fureurs, pour obtenir la plus grande somme de travail, cette activité, cette économie, sources de notre aisance.

« Oh ! Oui, Denise montre bien le même génie âpre et calculateur qui sut acheter les biens nationaux, embrasser à temps la cause jacobine et bâtir les Moulins, vouer les fils du premier lit aux commerces de la mer, marier les filles du second lit à un diplomate puissant, à un fonctionnaire influent, et jeter les deux cadets à la conquête de l’Europe, derrière Napoléon. Encore que je ne l’aie pas connu, il me semble écouter ses conseils quand ma sœur expose, entre nous, la nécessité d’anoblir, en s’attachant aux serviteurs du roi, nos domaines acquis sous la Révolution. Le comte et le général l’approuvent. Il n’y a que les vaincus, les Lyrisse pour la blâmer. Elle a raison quand elle affirme : « Il ne faut pas être des vaincus. » L’héritage de l’oncle Augustin lui paraît à présent désirable, car la guerre peut terminer ses jours brusquement comme elle termina ceux de notre père. Cela seul guide ma sœur. Peut-être en prodiguant ses grâces ne visait-elle à rien qu’à des amabilités de légataire ? Peut-être sa naïveté de vierge ignore-t-elle la valeur de sa familiarité… non, les dames dominicaines d’Esquermes sont célèbres pour leurs leçons de bienséance qui prévoient tout. Elles mettent en garde les jeunes personnes innocentes sous le prétexte de défenses pieuses qui dissimulent les motifs réels des recommandations. Ma sœur était émue en demandant pardon de sa colère, ce qui voulait dire : de sa faute. Donc elle en savait l’importance. J’aurais dû lui prouver alors que je sondais son âme, que je devinais clairement ses calculs. J’aurais dû lui en faire apparaître la bassesse. J’aurais dû remplir envers elle les devoirs de mon père. J’ai craint qu’elle ne se rebiffât, que des injures irréparables ne fussent prononcées. J’ai été lâche et peureux. J’ai craint qu’elle ne détournât édouard de moi, qu’elle ne me desservît auprès de tante Aurélie et du comte. Ah ! Je suis bien un peureux, un lâche et un vaincu. Ce n’est pas seulement mon père que tua le boulet de Presbourg, c’est toute l’énergie et le courage de son fils… " enfin ! Travaillons… lisons M. De Bonald… où en étais-je ? Voici : " l’homme pense sa parole avant de parler sa pensée. " beau sujet de développement. En effet, tout petit, je pensais à des choses immenses, à beaucoup des idées que la philosophie m’enseigne aujourd’hui avec plus de précision, avec des catégories. Ce qui me faisait défaut, c’était le mot, l’expression, le langage, et les divisions. M. De Bonald a raison sur ce point. Et je vais soutenir sa thèse. N’a-t-il pas écrit encore : " l’homme est une intelligence servie par des organes. " ? et mon maître perfectionne, en ce moment sous l’esquisse de Canossa, des caractères gothiques : " l’esprit dompte la force. " la force, c’est l’empereur Henri Iv à genoux dans la neige, c’est Napoléon mort exilé dans le lointain océan d’Afrique ; l’esprit, c’est le pape Hildebrand, c’est la congrégation du père Ronsin, c’est le rêve social du père Anselme, celui de Grégoire De Tours, qu’ils imposeront définitivement aux monarques barbares de la sainte-alliance, à notre roi frank, à l’empereur germain, au césar des mongols et des finnois. Tous les conquérants acceptent la suprématie du christianisme dont ils vainquirent les soldats latins, dont ils asservirent les fidèles. L’esprit dompte la force. Que je devienne donc un prêtre méditatif et puissant, si je n’ai même pas le courage d’affronter la rancune d’une fille orgueilleuse… " après tout, fallait-il des paroles ? Denise a compris les reproches que lui exprimaient seuls mon attitude grave, mon sourire amer, et toute la mélancolie de mon visage. Quand elle pleurait contre mon épaule, n’avouait-elle pas autant qu’il fallait ? Ses petits gémissements ne signifièrent-ils pas qu’elle comparaît à son imprudence ce qu’elle estime être mon sacrifice ? Elle se condamnait devant moi. Et n’était-ce pas une grande impudeur de ma part que d’exiger qu’elle se complût à découvrir les raisons du péché commis le soir de la réception diplomatique ; s’il y eut péché ? Voilà certainement pourquoi j’arrêtai mes blâmes : j’ai craint aussi de la corrompre en insistant, comme elle m’en accuse. Oui… mais elle-même n’a-t-elle pas pressenti que j’éprouverais ce scrupule ? Sa ruse n’a-t-elle pas spéculé là-dessus, pour m’en faire accroire, pour m’imposer le silence, et, par suite, un doute favorable à sa dissimulation ? Je flairai son odeur de duplicité et d’astuce. Car j’ai compris qu’elle m’examinait, qu’elle me fouillait le cœur, qu’elle tremblait d’y lire ma clairvoyance, qu’elle la lisait, et qu’elle me détestait parce que je n’ignorais plus son abomination. Oh ! Je me souviens… je me souviens… en son air de docilité coquette, gentille et repentante, quel éclair blafard jaillit soudain de ses yeux ! Comme tous ses traits se tendirent ! Presque aussitôt, elle se maîtrisa. Elle reparut une petite sœur attristée d’être en butte à de vilains soupçons, une sœur douce, plaignant le mauvais esprit de son frère, une sœur innocente et sainte, prête à intercéder auprès de la Sainte Vierge, en faveur d’un frère vicieux et méchant.

« Ah ! Pauvre Édouard ! Aime. Récite des vers à la nuit chaude. Interpelle le scintillement des étoiles. Mesure l’harmonie des poètes et les profondes pensées des moralistes afin d’accroître le sublime de ta passion… Hélas ! Tu chéris la fille du vaincu, celle qui garde dans le sang la fatalité de la faiblesse : la ruse et le mensonge… Pauvre Édouard !

« Or, quelle force que la faiblesse ! Ô vous grands saints ! Rémi qui imposas aux barbares la fraternité du Christ, qui fis baisser la tête du fier Sicambre ; Grégoire qui continuas son œuvre, qui gouvernas les Frédégonde et les Brunehaut, qui soumis, à la politesse latine la brutalité franque… Ô vous, faibles sublimes, vainqueurs des forts, vous à l’idée de qui le monde d’Occident obéit treize cents ans après votre mort de bienheureux ensevelis dans le froc ou la dalmatique… Ne ressusciterez-vous pas pour dire la puissance de la faiblesse, et l’empire de son génie sur les siècles !… »

Ainsi méditait Omer entre ses moments d’application. Plus il étudiait, plus se développait en lui la certitude qu’en tous les temps l’intelligence, comme une riposte différente et nouvelle remplaçant le glaive brisé et les muscles garrottés, était née de la réflexion des vaincus ; que, dans le cerveau du premier esclave réduit aux exercices de l’imagination, germa la première fleur de la pensée, la première intuition de la science, le premier espoir de justice. La pensée, la science et la justice, sous leurs formes enseignées par les dieux antiques, par le Messie chrétien, avaient prévalu contre les vigueurs des conquérants. Et c’était le miracle : douze pauvres pêcheurs, fidèles à un ami obscur et supplicié fondent sans le savoir une religion, méconnue deux cents années, mais fermentant parmi de tristes populaces, pour, tout à coup, s’épanouir sur le monde et sur le temps. Un robuste orgueil enchanta le jeune homme ; être de ceux qui restaureraient sans doute l’esprit de saint Thomas D’Aquin, l’omniscience de Roger Bacon, l’érudition dominicaine, le communisme de saint Bernard, prédécesseur du fameux Gracchus Babeuf, le pouvoir triomphal de Sixte-Quint et de Richelieu, l’intelligence constituante de l’abbé Sieyès !

Au miroir dressé entre deux colonnettes, sur la boîte à brosses, il aima s’apercevoir, lui, ses livres ouverts, et sa plume d’oie devant son visage pâle. Il s’égalait à ces princes et à ces docteurs de l’Église. Pourquoi ne deviendrait-il pas le moine malin appuyé sur la crosse épiscopale, dans le dessin perpétuellement inachevé du maître, et qui regardait, par delà le signe de Dieu, un pitoyable empereur prosterné dans la neige ?

Pour lui fumerait l’encens de la messe et des processions, pour lui de pieux ouvriers déjà tissaient l’or de la dalmatique diaconale et des chasubles, pour lui se balanceraient les panaches du dais liturgique, pour lui des orfèvres cisèleraient l’argent des ostensoirs ; pour son cortège, les veuves filaient le lin des surplis et la laine des soutanes ; pour lui, peut-être, les ouvriers napolitains teindraient de pourpre l’étoffe cardinalice. Voilà ce que son heureux sacrifice enlevait à son cousin Édouard De Praxi-Blassans. Celui-ci ne recevait, par contre, que la fragile affection de Mlle Denise Héricourt. Comme une mauvaise action Omer considéra presque le silence qu’il résolut de garder sur les défauts de la jeune fille ; mais toute révélation n’eût-elle pas fait souffrir l’infortuné et détruit l’espérance de tante Aurélie, du père mort, qui s’étaient promis jadis de consommer par le mariage de leurs enfants l’union de leurs âmes fraternelles ?

XV

Aux premiers jours de septembre l’étudiant reçut la visite de l’amoureux qu’accompagnait M. Gagneur, le secrétaire du comte. Les deux cousins s’embrassèrent, tout émus et contents l’un de l’autre. Ils protestèrent qu’ils se vouaient leurs vies. Édouard parlait en vers de la jeune fille. Il était complètement fou.

La voiture des Praxi-Blassans les emmena vers l’allée des Veuves, après avoir dépassé les grilles des Invalides. C’était là-bas, non loin des Champs-Élysées, que le factotum avait choisi le domicile particulier du jeune Héricourt ; il déclara convenable de ne point loger un élève en théologie parmi les autres étudiants de qui les manières sont dissipées. Au mois de mars, les gendarmes avaient dû réprimer leurs désordres dans le jardin du Roi et sur la place Vendôme. Le neveu d’un pair ne devait pas se mêler à ces tumultes.

Omer eut quelque déception à se voir séparer de la jeunesse et des grisettes, et à s’installer loin de la Chaumière. Il apprit, en revanche, qu’il occuperait une maison voisine de celle où Tallien, le Conventionnel de Thermidor, avait habité ; et il la découvrit bientôt, toute basse, munie de contrevents verts, sous la protection d’une barrière en bois goudronné. On avait repeint en brun la porte, le marteau de fer, les poutrelles croisées dans le plâtre rose de la façade ; on avait remis quelques tuiles neuves parmi celles devenues noirâtres et moussues. Un peu plus loin, des camions chargés de pierres de taille défilaient vers les marécages du Cours-la-Reine, où l’on construisait une rue dédiée à François Ier.

Sans trop de satisfaction, Omer fit connaissance de son domestique chauve, glabre, épais et bas sur jambes, qui lui montra la bibliothèque, les volumes latins et grecs, reliés en veau. Il flaira le parfum du vernis frais noircissant le bois des vieux fauteuils rococo, et d’une table ovale fort massive. Présent d’Aurélie, deux coupes d’argent, l’une remplie d’encre, l’autre de sable, brillaient dans une écritoire de thuya. À l’étage, il y avait un aimable salon tendu de damas cramoisi, pourvu d’une ottomane et de carreaux en velours pareil, de rideaux à plis lourds. Des lames de verre, rouges, jaunes, bleues encadraient les vitres dépolies. Une guitare était pendue à un clou. Briséis, à genoux devant le corps de Patrocle, se désolait dans une vaste gravure. Un tapis de soie turc recouvrait le guéridon. Les belles armes envoyées de Grèce par l’oncle Edme rayonnaient sur le mur vers une rondache centrale. Omer pensa qu’il se tiendrait plutôt là, et ne jeta qu’un regard dans le cabinet à coucher où, sur la tapisserie, se répétait à l’infini le médaillon de Poniatowski sautant à cheval dans l’Elster. Des lés de calicot formaient tente au-dessus du lit. Un paravent de percale rose dissimulait un lavabo. Par toute la maison, et un peu au hasard, les lithographies de Carle Vernet, ses chevaux de courses, ses scènes de chasse intéressèrent le jeune homme, entre les portraits de saint Louis de Gonzague, du pape et de saint François, entre les images des cathédrales illustres. Dans le vestibule, une selle neuve, des étrivières et des brides garnissaient en évidence deux tréteaux. À la fenêtre, M. Gagneur indiqua le manège tenu par un garde-du-corps qui attendrait son nouvel élève, chaque matin, dès cinq heures ; puis il dit :

― M. Héricourt devra coucher ici, tous les soirs ; et le matin, après la leçon d’équitation, aller à l’hôtel du général, pour y travailler. Après dîner, il aura le loisir de la promenade… Je prends congé, messieurs. Serviteur !

Les cousins ne s’attardèrent pas dans la maisonnette, Édouard voulut rejoindre Denise à leur campagne de Saint-Cloud.

― Elle est divine quand elle s’avance, une rose à la main, par les allées du parc. Elle semble une immortelle, que la faux du temps n’effleurera jamais ; elle paraît aussi éternelle que la magnificence du firmament et les chants harmonieux de la nature environnante. Elle triomphe de la mort… Il faut que je la revoie, allons prendre des chevaux au faubourg Saint-Honoré, et galopons jusqu’à Saint-Cloud.

En effet, ils rencontrèrent Denise dans une allée du parc, non loin des communs. Elle ne tenait pas à la main une rose, mais un pilon de volaille qu’elle rongeait en marchant, et son visage portait quelques souillures de graisse rôtie. N’ayant pas reconnu d’abord les cavaliers, elle continua de satisfaire, en chantonnant, une gourmandise qui lui gonflait la joue.

― Quelle charmante, quelle pure, quelle délicieuse simplicité ! ― murmura la passion de l’adolescent.

Omer retrouvait la sœur telle qu’aux jours d’enfance, lorsqu’elle volait à la cuisine, durant les absences des domestiques, et qu’elle recevait, ensuite, le fouet dans la lingerie. À la vue de son cousin, elle jeta l’os de poulet, avala d’un coup, au risque de s’étouffer, ce qui demeurait en sa bouche, et s’essuya les lèvres, avec promptitude, mais ne s’excusa point, ni ne rougit.

Au dîner, elle ne parut pas avant le second service, entra, toute fardée, avec un petit chien de six semaines qu’elle fit laper dans son assiette. Tante Aurélie, doucement, lui représenta que cela choquait la politesse. Aigrement, Delphine renchérit sur le blâme. Les deux filles se disputèrent :

— Je ne veux pas recevoir d’observations, moi ! Je ne recevrai d’observations de personne ! cria Denise.

Le petit chien effaré soulagea sa colique en un coin. Elle ne fit qu’en rire aux éclats, tandis que Delphine, levée de table, déclarait ne pouvoir prendre ses repas devant un spectacle aussi dégoûtant.

― Tu n’as qu’à sortir si ça te déplaît ! ― riposta la sœur d’Omer.

Delphine se soumit, maugréa, comme le laquais grognon qui vint, avec une serviette, étancher l’immondice.

― Penses-tu que cela charme tes convives quand tu seras maîtresse de maison ? ― demanda la tante Aurélie.

― Voyons, mère, ne la tourmentez pas ! ― reprit Édouard. Denise a le cœur trop sensible ; elle ne peut laisser seule cette pauvre bête qui geint à fendre l’âme dès qu’on l’enferme !

― Si le comte était là, cependant…

― Parbleu, puisqu’il n’y est point, ayons la paix ! ― conclut-il sur un ton furieux.

Tante Aurélie baissa la tête, murmura :

― Je devrais te réprimander sévèrement. Vous abusez l’un et l’autre de ma faiblesse. Fi donc !

La tante se détourna, contempla le crépuscule du parc. Filtré par les feuillages desséchés des tilleuls, le soleil frappait d’une lumière oblique les ombres de la pelouse étendue jusqu’à la grille. Des vapeurs d’or poudroyaient autour des barreaux, franchissaient leurs intervalles, illuminaient les grands rinceaux de fer, les herses hérissées du saut-de-loup. Une avenue enclose de peupliers géants était droite et fraîche sous un ciel pers. Des rectangles de géraniums rouges ornaient les boulingrins ; ils atteignaient, là-bas, les eaux miroitantes de l’étang. Omer aussi regarda voguer les cygnes, pour ne point voir sa sœur cueillir sans vergogne toutes les cerises du compotier mis devant elle, encore qu’on apportât seulement le rôti de faisandeaux.

― Servez plus vite ! ― ordonna la comtesse.

Omer fut honteux de sa sœur. Elle colportait les habitudes de Dieudonné Cavrois. Avant que les plats fussent inclinés, par le maître d’hôtel devant la première personne à servir, elle s’informait avidement de leur contenu. Dès que sa tante mordait au premier morceau, Denise l’interrogeait sur la succulence du mets, le jugeait dès lors à haute voix, le condamnait ou le vantait, bestiale, les yeux ivres de concupiscence. À l’arrivée du plat, elle retournait les tranches, choisissait à l’aise, insoucieuse de l’attente d’autrui. Elle confisqua presque toute la crème de l’entremets, et laissa la croûte seule aux convives assis après elle, à droite.

― Quelle bel appétit, quelle jolie santé ! Comme elle est saine, ta sœur ! ― proclamait Édouard.

Sous l’uniforme de lieutenant, Émile était là, venu en congé. Silencieux et grave, il s’écartait d’elle doucement et détournait aussi la tête pour ne pas trop assister à cette goinfrerie. Il disserta doctement sur les intentions du comte d’Artois relatives au jeune clergé et à la jeune diplomatie. Il souhaita qu’Édouard fût admis à l’école des Chartes, qu’on fondait alors pour les gentilshommes. Il énuméra les avantages. Mais Denise enflait sa voix afin de couvrir cette conversation ennuyeuse, et elle cria son avis sur les plumes d’une coiffure arborée par Mme Dorval dans le Château de Kenilworth, à la Porte-Saint-Martin. Émile dut se taire offensé. Le rouge envahit son front, entre les mèches de ses cheveux. Il rangea méthodiquement les argenteries de son couvert, et ne souffla plus mot. Au nom du duc de Berry, prononcé par un prêtre qui l’accusa timidement d’avoir affecté, toute sa vie, des allures soldatesques, Denise répliqua vertement qu’elle approuvait ce genre-là.

― J’ai du sang de soldat dans les veines, moi ! Je n’aime rien tant que la gloire ! Quel sacrifice l’emporte sur celui de la vie ? L’homme qui risque sa vie, par grandeur d’âme, a le droit de prétendre à tout. Aucun ne l’égale… Voilà mon opinion.

― Qui te la demandait ? ― fit doucement Émile.

Tante Aurélie quitta sa chaise, et les laquais furent ouvrir à deux battants la porte du salon. Chacun se retira, feignant d’ignorer la confusion de la jeune fille, sa colère blême.

Dans le jardin Émile et Delphine la blâmèrent. En acceptant le bras d’Omer, la comtesse lui dit :

― Dieu merci, j’aime beaucoup Denise ; cependant, elle me donne de mortelles inquiétudes. Elle est impérieuse et violente comme mon père. Elle ne cède jamais. Ceux que ne séduit pas sa beauté la jugent déjà sévèrement. Puisse son ange gardien la sauver ! Je crains fort pour son avenir. Que faire ? Une chose me chagrine entre toutes. Le comte est-il présent, elle se tient coite, elle vous a des façons d’infante espagnole. Lui parti, elle insulte, elle tranche, elle affecte les plus détestables manies. Donc elle ne se conduit bien que par peur. Elle ne fait rien par bonté, puisqu’elle n’a pas de politesse, cette politesse qui est la crainte de gêner autrui. Sa gourmandise me dégoûte fort, ainsi que ses effusions pour les petits chiens incongrus. Elle le sait. Il lui importe peu que je souffre de cela. C’est d’un mauvais cœur. Sa conduite devant mon mari dénote une hypocrisie assez vilaine. J’appréhende tout de son caractère qui ne s’amende point. Édouard peut souffrir beaucoup en ménage. Et j’adore mon fils. Si elle ne change pas d’habitudes, elle nuira certainement à la carrière de son mari. Elle écartera de lui les personnes de la société qui ne tolèrent point de tels manquements à l’étiquette, et se soucient peu de subir des insolences. Je ne veux pas, Dieu m’en garde, supposer que ces peccadilles deviennent jamais un obstacle à leur mariage, mon plus cher désir, et celui de mon malheureux frère. Mais que le comte s’aperçoive ou se renseigne… que deviendrons-nous ?

― On pourrait la remettre au couvent, ― proposa Delphine. ― Il est vrai que nos saintes Mères renoncent à la dompter. Elle se rend odieuse. Pour moi, je vous l’assure, maman, si je devais continuer longtemps à subir les avanies qu’elle me fait, je n’hésiterais plus davantage à prendre le voile, quelque douleur que je dusse éprouver à vous quitter.

Là-dessus, Delphine étouffa malaisément de forts sanglots, qui secouaient sa poitrine plate et les os de ses épaules. Aurélie l’embrassa tendrement, calma cette laide grimace pleurante.

Omer se désola. Ces accusations confirmaient trop ses craintes. Tous quatre s’assirent sur un banc de pierre. Émile mit la main dans son habit de lancier, réfléchit :

― mon bon Omer, ― finit-il par dire, ― tu viens de prouver à ta sœur, en briguant le titre de probationnaire, ton souci d’aider à ses ambitions. Tu lui seras moins suspect que tout autre si tu l’exhortes à se défaire de ces graves défauts, dans son intérêt même. Je t’invite à lui répéter les paroles de ma mère, en y ajoutant tout ce que pourra te suggérer ton amitié de frère, et ta raison de chef de famille, puisque tu l’es, en somme. Ajoute que moi-même te charge de cette démarche. Nomme-moi. Je ne doute pas qu’elle ne s’en trouve assez marrie pour accepter tes arguments, puisque Édouard m’écoute souvent. Elle ne l’ignore pas.

Omer ne tarda point. Dès qu’il l’eut seule à seul, il morigéna Denise. Aux premières ripostes de l’arrogante, il s’emporta. Leur père serait-il vaincu dans la mort même ? Tous ses vœux, proclamés quand les dernières gouttes du sang glorieux s’épanchaient sur la terre autrichienne, une fille impie oserait-elle les méconnaître ? La colère de l’orateur poussa la coupable contre un taillis, et ne lui concéda rien. Elle finit par sangloter abondamment :

― Lâche ! lâche ! Tu profites de cet instant pour m’insulter, misérable !

Un dieu de fureur, alors, vociféra par la bouche du frère. Il entendit résonner une de ses phrases, et l’admira. Il prépara le triomphe de son éloquence. Denise le regardait, les yeux agrandis, la bouche béante, en s’essuyant les joues avec son mouchoir tassé. Omer aperçut ses propres gestes en ombres rouges : le couchant ensanglantait les déchirures du feuillage. Il écouta sonner ses objurgations. Il lui parut qu’il lisait dans un auteur ancien ses prosopopées ; il imagina qu’au détour de l’allée, tout à l’heure, la lune éclairerait un temple blanc de Diane. Il crut qu’il était, dix-neuf siècles plus tôt, un jeune citoyen d’Athènes rappelant ses devoirs à une sœur égarée par des dieux jaloux. Et la magnificence de la vertu antique l’émut. N’allait-elle pas convaincre, par son discours, l’enfant indocile ? Il le pensa.

― La passion d’édouard et ce qu’elle promet, dit-il, méritent bien quelques efforts pour se contraindre. Je l’entends parler de toi depuis un an. Il te consacre sa vie, sincèrement et follement…

― Caprice de freluquet ! Nous ne pouvons nous marier avant l’automne de l’année prochaine. Qui m’assure qu’il me sera fidèle ?… Et puis, au dernier moment, la dispense du pape, nécessaire à une union entre cousins germains, ne peut-elle être refusée grâce aux intrigues du comte ?

― Il est infâme de parler ainsi d’un loyal gentilhomme !

— Je vois, mon frère, que tu le connais à peine… le loyal gentilhomme !

― Il te comble de bienfaits depuis quinze ans.

― Lui ?… Non pas. Ma tante. Oui !… Parce qu’elle prolonge un rêve de femme sensible…

― Que veux-tu dire ?

― Oh ! rien… rien que tu ne saches…

Elle regarda fixement son mouchoir mouillé qu’elle tenait entre ses doigts fébriles.

Elle s’expliqua clairement, à voix rapide. Mariés, l’un à une femme indolente, dévote, résignée, de nature trop contraire à son action, l’autre à un époux dédaigneux, toujours en voyages, ou qui, présent, se confinait dans ses études diplomatiques à moins qu’il n’en sortît pour répandre sur chacun des blâmes criards, pour ennuyer du récit de ses lectures, leur père, leur tante s’étaient chéris. La jeune fille démontra que la tendresse d’Aurélie et le simple héroïsme de Bernard Héricourt avaient trouvé dans leur affection fraternelle le refuge de sentiments incompris. Alors ils avaient espéré, pour leur vieillesse, que les deux enfants, nés presque à la même date, vécussent un amour plus fort qu’ils n’avaient pu connaître. Denise devinait tout. Elle rapprochait mille incidents survenus au cours de son enfance. Rien n’avait échappé à l’espionnage peut-être innocent, peut-être habile de la petite observatrice. Elle développa ce qui dans le langage triste de la tante n’était qu’allusions timides, que réticences. Omer ne put nier l’évidence. Il en ressentit une émotion profonde. Que de beautés douloureuses dans ce dévouement mutuel, dans cette sympathie complète ! Il fallait entièrement admirer ce désir de voir s’aimer passionnément la fille et le fils. Que le père, une heure du moins, soulevât la pierre du tombeau pour assister aux fiançailles ! Omer le souhaita par toute la force d’une prière mentale qui pantela comme son cœur et sa poitrine oppressés. Édouard fougueux, pâle dans ses boucles brunes, beau par l’amertume de son sourire, Denise, la Denise des fêtes, enfantine et femme à la fois, de taille élégante et de teint lumineux, se baisant les lèvres devant la tante et le père assis, qui goûtaient le trouble même des fiancés, qui unissaient leurs âmes en ces deux corps engendrés de leurs chairs, ce fut une image touchante et splendide dont ne se lassa point le silence d’Omer. Il lui parut qu’en ses organes l’esprit de son père s’enivrait de ce songe, et se substituait au fils, frémissait en lui.

Plus tard, Denise reprit gravement :

― Voilà le rêve des morts.

― Celui des vivants aussi.

― Moins que tu ne le penses.

― Voudrais-tu manquer à ta promesse ?

― Édouard ne ressemble pas aux héros comme notre père…

― Il possède l’intelligence active du comte.

― Présentement, c’est encore un collégien qui fait des devoirs en vers, et me prend pour sujet de ses compositions… Sans doute, il changera… Je goûte peu les acteurs, les poètes, les baladins, les troubadours de pendules, moi !

― Peste ! tu es difficile !…

― Comment la fille du colonel Héricourt pourrait-elle chérir les gens de cette sorte ?… Réfléchis… J’adore la gloire. Elle est dans notre sang. Quand passent les musiques des régiments, tout mon cœur tressaille…

― Fais un signe : Édouard prendra l’épaulette, comme son frère.

― L’épaulette n’est rien sans les exploits…

― Il ne peut guère, à dix-huit ans, avoir conquis l’Europe ! Patience !

― D’abord le comte est inflexible : il l’obligera sûrement à s’employer dans les ambassades… Quelle destinée ! La moindre altesse vous humilie d’après les prescriptions de l’étiquette… Le comte lui-même, qu’a-t-il été, toute sa vie ? Le domestique du prince de Bénévent, avant de voyager avec la valise de M. De Montmorency !…

― Holà, ma sœur, deviendrais-tu jacobine, ou jacoquine, comme disait notre pauvre tante Malvina ?

― Je n’entends pas, du moins, essuyer les affronts que vous infligent les gens de cour. Tu as vu les manières du cardinal dans les salons, et comment notre tante lui dut céder le pas. Moi, j’enrageais.

― Il te fut aimable, cependant.

― La belle affaire ! Il n’est pas de porteur d’eau qui ne crie devant ma voiture : « Mafi ! le beau brin de fille !… » Cela n’est pas pour m’amadouer… J’ai trop d’honneur pour me contenter de compliments que n’importe quel passant adresse à n’importe quelle grisette… Il n’y a qu’une existence que j’envie, dans toute la famille : celle de la tante Malvina.

― Oh !

― Certes !… Elle eut pour mari un héros qu’elle suivit en chaise de poste à travers tous les champs de bataille. Elle le vit entrer triomphant à Vienne, avec l’état-major du maréchal Oudinot. Les femmes lui jetaient des fleurs par les fenêtres ! Ses soldats l’acclamaient. Le courage même de ces braves saluait son courage… Quelle grandeur ! Quelle ivresse ! Quel moment inoubliable ! On peut mourir après ça. On a tout connu du bonheur quand le vainqueur est venu mettre à vos genoux ses lauriers et son épée.

Elle persista sur ce ton. D’abord stupide, Omer bientôt trembla de douleur. Denise choisissait l’oncle Augustin à la place d’Édouard. Elle dénonçait le vœu du colonel Héricourt et de la tante Aurélie, au moment précis où elle venait de lui en faire entendre la beauté discrète, longue et nourrie de sublimes tristesses.

Il ne répondit point, refusa de comprendre. Elle discourait encore. Elle s’exalta. Même, cette voix qu’il étudiait révéla de la franchise. Peut-être Denise se croyait-elle éprise de la gloire, en fille de soldat. Peut-être n’avait-elle pas été conçue entre deux campagnes sans avoir gardé les espérances de victoire qui échauffaient alors le cœur de son père. Omer l’écoutait dans la nuit bleuâtre. Elle décrivit la succession de ses sentiments. Petite, elle désirait le mariage noble, comme un affranchissement de la médiocrité où vivait leur mère. Parvenir au luxe des Praxi-Blassans, et le pouvoir dire sien, lui semblait le rêve. Maintenant elle pesait les obligations inévitables. Outre Édouard, c’était la colère maniaque du comte qu’elle épouserait, son autorité sévère, l’acrimonie quotidienne de Delphine, la froideur d’Émile, qui relevait tous les défauts de sa cousine, qui combattait sa gourmandise et ses façons indépendantes, qui la fuyait ostensiblement, avec l’affectation de ne se commettre pas en si vulgaire compagnie.

― Ici, chacun exagère mes défauts ! s’écria-t-elle. Personne, sauf Édouard, ne rend justice à mes qualités. Et personne non plus ne blâme les défauts des autres. Le comte peut imposer ses longs discours endormants : qui les lui reproche ? Ma tante peut pleurnicher à son aise, et relire à haute voix des vers insupportables, du matin au soir : on feint d’y prendre plaisir. Delphine peut soumettre la vie commune à ses heures d’offices, aux engagements de ses neuvaines, aux visites de religieuses moroses et ridicules dont la présence interdit les gais propos : chacun la loue de sa piété acariâtre, ou bien la lui passe. Émile peut battre, à coups de fouet, ses chiens de chasse qui hurlent, les pauvres bêtes ! c’est parfait ! Moi seule suis en butte à toutes les récriminations. Le comte m’accuse de m’habiller à la manière des femmes perdues. La tante Aurélie me gourmande parce que j’ai besoin de la voiture pour aller chez la couturière ; Delphine ne saurait pas supporter, la délicate ! mon petit chien à table ; Émile m’accuse de sottise parce que je refuse de lire, toute la journée, Plutarque. Toi, tu m’insultes en m’imputant des inconvenances imaginaires… Je suis à bout de patience… et s’il me faut acheter à ce prix-là le nom de Praxi-Blassans, je préfère me marier tout de suite avec le premier qui demandera ma main, avec le premier homme honorable, s’entend, fût-il plus âgé que moi. Il ne manque pas de colonels ou de généraux pour qui ma part des Moulins Héricourt…

― Et le vœu de notre père ?…

― Ce n’était pas de voir sa fille malheureuse, avilie par tous, humiliée par tous… Je veux fuir d’ici… Je ne veux être ni la domestique des fantaisies, ni l’esclave des manies des autres ! Mon honneur et ma dignité me le défendent ! Je veux manger comme il me plaît, ce qui me plaît, et partager avec mon chien, sans qu’on m’afflige. Je ne veux pas me vêtir de noir comme une orpheline d’œuvre de charité. Je veux rire et causer, en dépit des espions, avec qui m’amuse. Je veux être chez moi ma maîtresse, enfin !… C’est justement tout ce qu’on m’interdit, tout ce qu’on m’interdira, si je reste dans cette famille… D’abord, je n’épouserai qu’un soldat glorieux…

― Prends garde de retourner au couvent !…

― Édouard ne le permettrait pas.

― Alors, tu ne rougis pas d’utiliser sa passion pour tes folies, quand tu te détermines à tromper son amour ?

― Je… je…

Elle se tut, réfléchit, suffoqua, puis fondit en larmes…

― Ce que tu te proposes là, ― reprit Omer, ― c’est une déloyauté atroce ! Et tu parles d’honneur !

— Pardonne-moi, je suis méchante… mais tout le monde me hait…

Elle sanglotait encore. Soudain, elle s’enfuit par le détour des bosquets.

Dans la voiture qui les ramenait à Paris, Omer instruisit Émile de cet entretien. L’officier n’en fut guère surpris.

― Ma mère a gâté le naturel de sa nièce, qu’elle élevait avec un dévouement jaloux, dit-il. Elle la choyait comme l’image même de son frère, ou mieux comme la présence du défunt évoquée, en quelque manière, dans ce petit corps vivace. Quand Denise tomba malade, à neuf ans, la crainte de la perdre excusa de fâcheuses faiblesses. Ta sœur s’accoutuma à entendre louer ses pires habitudes d’enfant volontaire. À dix ans, elle était déjà telle qu’aujourd’hui. Alors mon père exigea qu’elle fût au couvent ; mais les religieuses ne changèrent que la surface. Maintenant elle va nous donner de l’embarras. Aussi bien mon père ne tolérera ce mariage avec Édouard qu’autant qu’elle se sera mieux résignée aux convenances… Une femme d’ambassadeur doit avoir des attitudes décentes et réservées : elle ne les possède pas. Tu me dis que le général tente de la séduire. Je ne laissais pas que de m’y attendre. Depuis le veuvage qui lui octroie la jouissance des biens de sa Hollandaise, il a déposé à Londres, en garantie, les titres des comptoirs de Java, pour faciliter les relations entre la Banque d’Artois et la Banque d’Angleterre. À ce qu’il semble, ce nouveau contrat donne un caractère de sûreté aux agiotages de la tante Cavrois. Jusqu’à cette heure, on pouvait taxer de témérité les entreprises où elle s’acharne ; le succès de cet arrangement les justifie par hasard. Est-ce à dire que nous allons brasser les millions ? Point du tout. Pendant cinq ou six années, il faudra bien de la prudence et de l’économie pour dégager les fonds, faire rentrer les créances, et amortir les emprunts de la Compagnie Héricourt. Passé ce temps, et à moins de catastrophes, la fortune de la famille sera solidement, amplement constituée sur des assises durables. En récompense de son aide, Augustin se flatte de réunir dans son ménage, deux parts de la Compagnie Héricourt. Il a jugé facile pour un général bien fait, qui ne compte pas quarante ans, de tourner la tête à notre petite étourdie. Cette union lui donnerait la haute main sur toutes les affaires de la Banque, des Moulins et des Charbonnages. C’est à quoi il convient de s’opposer… Tu dois avertir la tante Cavrois…

XVI

« Adonis ne dédaigna point l’amour de la grande Diane. Ne permettrez-vous pas à une mortelle, demain, au lever de la lune, de venir baiser votre front qu’elle adore depuis la fête du faubourg Saint-Honoré ? ― Aloyse. »

Omer examina la cire de ce billet et crut qu’une lame chaude l’avait déjà fendue. La trace plate, vernie, demeurait visible. Toutefois, il n’en acquit point la certitude. Alors, il alla fermer au verrou la porte de sa chambre. Il brisa le sceau rouge, relief épais d’une marguerite, en le frappant avec le manche du canif. Une boulette se dégagea d’une fêlure. Il la put extraire puis dérouler, infime et minuscule. Cela formait une bande ténue de papier végétal à peine plus large qu’un fil de laine. Omer dut prendre une loupe pour déchiffrer ces mots écrits à la pointe d’une aiguille : « M… reçoit en route des courriers d’Alexandre qui blâment les timidités de M. de Villèle. M… est l’agent du tsar. »

Après avoir scrupuleusement épelé, relu le message, il appuya la tête sur un coussin de l’ottomane, songea. Il lui parut nécessaire de mener à bien cette intrigue dont le diplomate lui remettait les fils. Réussir en cela devenait plus urgent depuis l’amour de la sœur pour le général. Amour moins réel, sans doute, au cœur de la jeune fille, que son envie de quitter une maison où l’on refrénait sa brutale indépendance ; mais cela, justement, rendait plus certain le péril. Si Denise abandonnait Édouard, il se réfugierait aussi dans l’état ecclésiastique. La protection du comte guiderait-elle également le fils et le neveu dans la même carrière ? Certes non. Omer serait probablement sacrifié.

Or, la malignité découverte en Denise, la cupidité de l’oncle Augustin, si dévoué en apparence, si fin en son indulgence lasse ; l’esprit sévère d’Émile, la haine de Delphine contre les gens de pensée libre, l’humanité toute hideuse révélée brusquement, accroissaient le dégoût de l’étudiant pour le monde. Plus que jamais l’Église et ses ambitions le séduisirent. À tous ces méchants, à ces pécheurs, il imposerait la Loi Divine qui pardonne et qui châtie, qui retranche et qui dispense. Que son âme était meilleure ! Comme elle saurait prescrire aux fidèles l’exercice de la vertu ! Ah ! comme ils l’avaient trompé sur lui-même au tribunal de la pénitence, les Pères qui l’avaient flétri d’épithètes outrageantes !

Auprès des autres, il était un saint, lui, un saint comme le bisaïeul, comme sa mère, comme les Lyrisse. Les peccadilles de sa luxure ? Saint Augustin ne les avait-il point pratiquées, avant de devenir un exemple de sagesse et de pieuse intelligence ? Le Père Anselme parlait en rigoriste absurde.

Au contraire, l’outrecuidance du cardinal Castiglioni envers les invités du comte et les fidèles du Père Ronsin parut logique. Voilà de quelle hauteur il seyait de tenir les rênes, sous quoi l’attelage obéit et trotte. Aussi bien fallait-il laisser les brutes dans la boue de Canossa, comme l’empereur allemand, devant la porte close de la vertu spirituelle. Parce que le monde était satanique ou bête, il importait de le vaincre et régir. Donc, il convenait d’atteindre à la domination. « Il y a trop de hontes en chacun. Arrière la pitié et le scrupule ! Que la robe du prêtre interpose entre le vulgaire et moi le signe sacré. Je ne serai pas du troupeau ! » proclama-t-il devant la glace.

Il déboucha le flacon déposé là par les soins d’Aurélie ; il aspira le parfum qui chasserait de son esprit la puanteur des âmes. Édouard même lui déplaisait. Savant et fort, se pouvait-il avilir dans l’adoration d’une fille pareille, s’aveugler devant ces vices, cette gourmandise de sauvage, cette bassesse d’âme trop consciente de soi pour ne point prétendre se rehausser par l’outrance d’un faux orgueil ? Ah ! Il n’était pas digne de la tiare, ce « pourceau de Circé » ! Permettre que fussent rompues les fiançailles d’Édouard, c’était lui céder la place dans la Congrégation ; c’était lui rendre l’avenir épiscopal promis par le comte, par le fil de papier végétal qu’Omer à cet instant réduisit en miettes. Il brûla ces fragments à la chandelle.

Avant tout, l’utile était de plaire à l’oncle Praxi-Blassans, et d’acquérir de l’influence dans le milieu du Père Ronsin. Sans quoi l’avenir avorterait.

« Pour moi, pour les intérêts de la famille, que le général absorberait à lui seul, il importe que les projets de ma sœur échouent. D’ailleurs, j’accepte en legs les intentions de mon père. Le devoir est de les faire réussir par delà le tombeau. J’écrirai tout à ma mère demain. J’ouvrirai les yeux de ma tante Aurélie. Auparavant, je me renseignerai sur l’oncle Augustin en faisant visite au général Pithouët, l’ami de mon père et du général Foy ! »

Ces résolutions prises, le jeune homme s’estima grand politique. Il les notait en ordre, au crayon, sur des tablettes. Une fois couché, il se commanda de n’y songer plus, et bâtit là des conjectures sur la carnation de la personne qui, d’après la teneur du billet, s’offrirait au rendez-vous du lendemain. Il s’endormit en un rêve aimable, interrompu par une secousse : son domestique tirait la manche de sa chemise et l’avertissait du matin.

Après la leçon du manège, Omer traversa le pont, suivit les quais où les tondeurs de chiens disposaient leurs ustensiles, gagna la rue du Bac pleine de cris de Paris, qui proposèrent aux fenêtres la marée fraîche, les cartons à chapeaux, les billets de la loterie royale. Son cheval faillit bousculer un auvergnat que les ailes en cuir d’un large chapeau empêchaient de voir. Les deux seaux pleins brillaient aux bouts du joug affermi sur l’épaule : l’un s’épancha quelque peu ; l’homme jura. Les concierges expédiaient la poussière dans le ruisseau. Omer mena prudemment sa bête parmi les épluchures de carottes et d’oranges, les groupes de ménagères apportant leur pot devant la charrette du laitier, les disputes des balayeurs et les roues énormes des haquets charriant du charbon de bois, à la file. Fier de dominer le commun, il fut néanmoins satisfait de mettre pied à terre dans la cour de l’hôtel, sans avoir bousculé un seul piéton. À son habitude l’oncle Augustin le reçut dans son cabinet, le sourire sur ses lèvres moqueuses, et une main offerte, l’autre dans son habit de petite tenue.

― Je dînais hier avec Broussais chez le maréchal Soult. Le docteur prétend guérir les tumeurs dans le ventre. J’écris, ce matin, à Virginie de venir s’installer ici pour le temps de la médication… Trêve de remerciements ! On ne saurait moins faire. Je suis charmé de vous avoir ici l’un et l’autre ; et, si Broussais allège ce mal, j’en serai fort heureux. Au reste, ma maison a besoin de surveillance ; et j’aimerais que Virginie eût l’œil à mes comptes. Vous me passez cet égoïsme ?… Je ne fais rien pour rien, moi !

Il rit aimablement, demanda quelques détails sur le logis de son neveu, et plaisanta les coquines qui le fréquenteraient. Il fit goûter un excellent madère, des biscuits, une poire fondante, parla de chevaux et de chasse, de femmes aussi, compara les qualités voluptueuses des Polonaises et des Hongroises, en camarade jovial ; puis s’esquiva soudain, laissant Omer aux mains du Père Desromes.

La journée se passa comme les précédentes. Le jésuite ajouta des hachures aux piliers de Canossa, pendant les heures d’étude silencieuse. Cette invitation de l’oncle à Mme Héricourt tourmenta le jeune homme. Était-ce bienveillance fortuite, ou quelque chapitre ajouté à un plan complet de séduction tramé contre la fille et contre la mère ? Il repoussa toute certitude, et s’en fut, un peu hagard, vers cinq heures, chez le général Pithouët.

Rue de Bourgogne, dans un sombre entresol, le député de la gauche libérale ne fut pas affable. Sur la chaise de roide acajou, le visiteur se crut accusé par des allusions et des ironies. L’homme maigre aux courts favoris ras multipliait les éloges exclusifs des Lyrisse. Dès les premières phrases, il assura qu’ils « étaient de la même trempe » que le colonel Héricourt.

― Je dépends de mon tuteur, ― insinuait Omer ; ― et on m’interdit de correspondre avec le capitaine, qui est l’homme du monde que j’aime et que j’estime le plus. Me voici précisément, mon général, afin d’obtenir que vous lui fassiez savoir la constance de mon dévouement.

Ces mots calmèrent la malveillance du général. Il remercia et se chargea de la commission. Alors, et par politesse, Omer vanta le don somptueux de la vierge espagnole rapportée en 1812, au château de Lorraine, par son oncle Edme, qui la tenait du général Pithouët.

― Si ma poupée de Séville vous avait inspiré des sentiments contraires à ceux du colonel Héricourt, je m’en consolerais difficilement… Je suis en correspondance avec votre bisaïeul. Il me mande souvent combien le chagrinent les nouvelles habitudes qu’on vous impose à Paris…

― Monsieur… j’étudierai le droit en même temps que la théologie. Plus tard, je donnerai la préférence à l’une ou l’autre des carrières qu’ouvrent ces deux sciences. Pour l’heure, des intérêts de famille m’obligent à la docilité envers mon tuteur. Enfin, par respect envers une malheureuse mère que mon impiété certaine désespérerait, je tiens à paraître m’éclairer sur les choses de la religion.

― Cela vous honore, monsieur… nonobstant, défiez-vous de vos maîtres, les jésuites… Lisez-vous un journal indépendant, parfois ? Savez-vous que les amis de la Congrégation, le procureur Marchangy et son substitut, préparent le plus atroce des crimes, la condamnation à la peine capitale de pauvres jeunes gens, des sous-officiers, coupables uniquement de chérir l’idéal pour lequel moururent leurs pères et grands-pères… C’est une infamie !

― Le jury se prêtera-t-il à un pareil attentat ?

― Hé ! pourquoi non ? Les hommes sont faibles. Ils briguent des faveurs. Ils sollicitent des places. Comment désobéir à ceux qui tiennent sous leur pouvoir occulte les ministres et le roi, qui les effrayent par la crainte des fanatiques, de l’impopularité, et par les souvenirs des excès de la Terreur ?… Ah ! monsieur, laissez-moi regretter que le fils de mon ancien colonel se soumette à de si rusés charlatans !

― Ce n’est pas l’effet de ma volonté seule. Et puis… à mon âge… peut-être a-t-on besoin de voir, de connaître, de comparer, avant de soutenir une opinion.

― À votre âge, monsieur, nous n’avions besoin que d’écouter battre notre cœur, pour suivre le drapeau de la République.

— Vous étiez alors, mon général, les fils ou les frères de ces jacobins qui ébranlaient le monde. Vous étiez forts. J’ai grandi parmi le deuil, les morts et les désastres. Cela me fit une âme tremblante. Je n’ose rien.

Le vieux soldat hochait la tête. De long en large, il marchait par l’obscurité de la pièce, que décoraient deux merveilleux tableaux représentant des scènes monastiques, et un superbe buste antique de Trajan sur une gaine de bois marbré.

― Vous venez, jeune homme, dit-il, de prononcer une parole remarquable, trop remarquable pour votre âge, malheureusement. Vous êtes, à ce que je vois, un petit vieillard très réfléchi, un digne élève pleurnicheur de la poésie nouvelle et de M. de Lamartine, garde du corps. N’importe !… Vous rencontrerez bientôt dans les environs de la Sorbonne des étudiants que la défaite de la Révolution n’a point dissuadés de la servir. Ces étudiants-là sont moins prudents que vous, Monsieur Héricourt. Ils se font tuer comme Lallemand pour défendre, contre les injures des chouans, le marquis de Chauvelin qui sauvegarde les principes de la Charte ! C’est dans leurs rangs que j’espère vous voir un jour. Alors nous reparlerons ensemble de votre père, de la République, et même de l’Empereur…

La voix du général s’enflait et résonnait dans la pièce au plafond bas. Il parut un acteur, hors de son cadre, et qui cherchait à faire impression. La vanité d’Omer se rebiffa.

― Je n’eus pas le bonheur de recevoir l’éducation d’un seul principe. Leurs opinions divisent mes parents. Il y a celle des Lyrisse que j’admire, puis celle de ma mère, du comte de Praxi-Blassans, mon tuteur, et du général Héricourt…

― Oh ! du moment que le général Héricourt prêche une doctrine, ne doutez pas que c’est la meilleure pour ses intérêts, mais la pire pour la dignité humaine !… oh ! Le général Héricourt !… le protégé de Soult et de Marmont… ah ! Ah ! Vraiment… il se mêle d’éduquer la jeunesse ? Il lui manquait cela, morbleu ! Il lui manquait cela !… Augustin Héricourt éduquant la jeunesse sous le portique et dans les jardins d’Académus ! Que M. Baour-Lormian composerait là-dessus un beau poème !… ah ! Vous écoutez les leçons du général Héricourt, mon petit ami ?… oh ! Oh ! Vous irez loin… jusqu’aux marches du trône… à moins que ce ne soit jusqu’au fond du bagne… le député marchait, ricanait, sautait, se frottait les mains, se croisait et se décroisait les bras, levait les paumes au ciel, comme énée dans les phases critiques de l’épopée latine. Il était chauve et osseux, avec un grand nez en l’air, des mains loyales qui se posaient alternativement sur le cœur de son habit tête-de-nègre, ou s’enfouissaient dans les fentes de son pantalon américain. La pédagogie de l’oncle Augustin intéressait énormément l’acerbe et bruyante ironie du général. ― Augustin Héricourt… il rendrait des points à M. Fouché, duc d’Otrante, pour les délicatesses de la fourberie ! ― je crois cependant qu’il a toujours agi en brave officier. ― oh ! Brave ! Je ne le conteste pas. Nous fûmes sacrebleu ! Quelques millions de braves comme ça. Mais à la bravoure votre oncle ajoute d’autres qualités… moins communes. Il est doué pour l’administration, s’il vous plaît… c’est un remarquable administrateur… à la Bérésina, tous les fourgons pleins qu’il avait acquis de ses malheureux frères d’armes étaient passés avant ceux mêmes de Napoléon ; et ses commis achetaient pour un morceau de pain les chariots des morts et leur contenu. Il n’a pas laissé beaucoup à faire aux juifs de Wilna, monsieur votre oncle !… on dit que la Congrégation le désigne déjà pour commander, sur la frontière d’Espagne, les trois brigades unies aux moines de l’Armée de la Foi contre les Constitutionnels. Je ne suis pas en peine de supputer ce qu’il en rapportera d’avantageux, outre ses grades.

« Peut-être un buste de Trajan ! » eut envie de répondre Omer, qui fixement admirait l’antique, et les deux scènes peintes de la vie monacale. Il réprima son impertinence : « Voilà mon père, s’il vivait ! ― lui répéta son émotion subite. ― Il parlerait comme cet homme maigre et violent… L’oncle Augustin estimerait que celui-ci se croit honnête parce qu’il a moins réussi. »

― Monsieur, j’aimerai recevoir vos conseils, si vous tenez pour agréable de m’en donner quelquefois.

― Volontiers, jeune homme. Revenez ici quand vous serez inscrit sur les registres de la Faculté. Je vous indiquerai les adresses des étudiants sains d’esprit, et qui pourront être utiles à votre état moral. À vous revoir, monsieur…

― Serviteur !

Omer descendit lentement les marches étroites et bien cirées. À son imagination l’oncle Augustin se présentait avec ses longues jambes croisées en bas de soie blanche, sa poitrine d’or, son sourire amical et moqueur, dans le rayon de lumière qui dénonçait le bras nu de Denise mollement étendu contre le genou du général, le soir de la réception diplomatique. Les accusations du soldat libéral confirmaient les médisances d’Émile, évidemment.

Évidemment !… Omer sourit de pitié. Et, dans un soupir, il exhala son mépris des hommes.

La chaleur était lourde. Le jeune homme gagna les quais dans l’espoir de la fraîcheur que donne à la campagne le voisinage des rivières. Mais il n’y respira point un air moins accablant, malgré les approches du crépuscule. Il ôta son chapeau et il essuya ses paupières moites. À l’ombre des maisons, il chemina. Il sautait les flaques de boues ménagères afin de ne point salir le coutil vierge de son pantalon. Les sonnettes suspendues au bât de l’âne que poussait un marchand d’encre le poursuivirent quelque temps. Leurs voix légères lui parurent une raillerie.

« Je dédaigne les richesses et les honneurs ? ― s’interrogea-t-il. ― Non. Je ruse avec moi-même. Ce que je dédaigne, je le convoite. La situation de l’oncle Augustin me tente plus que tout. Et je comprends Denise. En somme, je pense comme elle. Je voudrais la même gloire, la même richesse ; mais je voudrais y parvenir par des moyens qu’approuveraient un Émile, un Pithouët, un Lyrisse même. Cela est-il possible ?… Non, sans doute : car l’oncle Augustin est un maître ; il sait les hommes ; il prévoit tous les événements, et, s’il avait pu joindre à tant d’avantages celui fort important d’être applaudi par ces incorruptibles même, il l’eût joint… Suis-je capable de renoncer plutôt que d’obéir aux conseils pernicieux de mes ambitions ? Suis-je capable de borner mes efforts à l’honnête et au juste stricts des anciens, et de ne point balancer à perdre tout plutôt qu’un scrupule ?… Je ne le crois pas, véritablement… d’une part, les épaulettes du général Héricourt, son hôtel, sa fortune. D’autre part, la vie errante du capitaine Lyrisse qui sauve à grand’peine sa tête. S’il m’était permis de choisir, je n’aurais pas la sottise de passer les Pyrénées, je prendrais le chemin de la rue de Babylone… Ce serait mal. Mais je me juge faible. J’ai des instincts d’esclave. Il m’appartient de le reconnaître maintenant… Saurai-je vivre chaste ? Non. Je préfère mentir et m’assouvir en secret. L’idéal du Père Anselme ne me concerne pas. Je ne serai jamais un ascète ni un saint ; je dépendrai toujours de ma nature : homme parmi les hommes… l’honnête, le juste et la vertu sont des moyens de gagner, en excitant la louange publique. Si la louange publique ne m’attribue pas ce que j’attends de sa complaisance, je serai dupe, parce que je ne place pas dans le juste, l’honnête, et la vertu le bonheur entier, mais dans la récompense promise à de tels mérites… " quoi ! Ma mère ne prie-t-elle pas afin de s’assurer les extases du ciel ? Edme risque sa vie pour devenir très vite le Bonaparte de la république future. Le général Pithouët accuse le général Héricourt, Praxi-Blassans et la congrégation, afin de les remplacer au pouvoir. J’ai entendu le comte reprocher à mon bisaïeul de lui avoir nui d’une manière indirecte, parce qu’en invoquant les privilèges maçonniques, au mois de janvier 1814, il contraignit l’état-major russe à payer trop cher les grains emmagasinés après Leipzig au château, par la tante Caroline… on en fit des gorges chaudes, à Schoenbrünn, durant le congrès de Vienne… maman Virginie ne blâme-t-elle pas les Lyrisse de refuser la restitution du château contre le capital dérisoire déboursé pour acquérir ce bien national, au temps où la convention payait ainsi le dévouement jacobin ? " qui veut faire l’ange fait la bête ! " disait mon directeur, le père Corbinon. Et c’est une belle leçon d’humilité chrétienne que donnent à chaque instant les pères jésuites. Ils jaugent les gens à leur valeur ; et ils les guident dans le plat chemin qu’ils peuvent suivre, sans les conduire aux sommets inaccessibles où l’on risque de se casser le cou. Le père Ronsin et le cardinal Castiglioni parlent dans le même sens. C’est le bon. Il faut s’y tenir… mépriser, se mépriser, admettre, et agir. C’est le système d’Augustin Héricourt. Il manie les hommes à l’usage de son destin. Après tout, c’est peut-être un fier courage d’oser se connaître sincèrement. Il me semble que je me connais aujourd’hui, comme il doit se connaître…

« Que décider de ma conduite à son égard ? Nous voici face à face. Je peux, en m’opposant à ses desseins encourir sa colère ; je peux, en les secondant, obtenir son appui… Mais ce mariage ruinera mon avenir ecclésiastique. Et puis, me mettre en sa main ! Quelle imprudence, s’il gouverne, par là, toute la Compagnie Héricourt !… Mais, si je le contredis, il me brisera. Et il compte ma sœur pour alliée… Faut-il me donner aux Praxi-Blassans ?… Qui triomphera ? ― Dieu ! ― Oui, Dieu : ce qu’on ignore des causes… M’en remettre à Dieu, comme un prêtre résigné ? Oh ! Non. Il faut m’élever au-dessus du général, au-dessus. La magnificence de Dieu ne peut être servie que par un maître souverain à son exemple. Il faut être son reflet ou rien…

« Pourquoi pas rien ? Pourquoi pas un personnage obscur, sensuel, ironique en lui-même ? Pourquoi pas le vaincu ? Pourquoi pas un sourire de malice dans la pénombre ?… Satan ! alors ? Le déchu ? Oh ! non. Ça me fait peur… Ça me fait peur. Sait-on ? Il y a peut-être l’enfer. Il y a peut-être le ciel… Je viens d’être tenté par le Malin, Seigneur !… Sainte Vierge, protégez-moi ! Un sourire de malice dans la pénombre… Quelle singulière image ! Je frissonne. Ce sourire, il me semble que je le vois…

« Les arbres du quai… La potence recourbée du réverbère ; les livres du bouquiniste qui plaisante en piétinant le pavé de ses vieilles bottes à revers… Ce misérable savant aux jambes étiques dans des bas rayés… Voici la marchande de couvre-chefs qui s’avance une casquette d’homme sur la tête, et aux bras deux paniers pleins de casquettes différentes… Voici la marchande d’oublies qui agite sa crécelle… ce lancier est vraiment bel homme sur son cheval alezan…

« Un sourire de malice dans la pénombre… Non… non… non… d’ailleurs, le pourrais-je ? Ma mère souffre tant que j’accepterai la tonsure… ah ! Je compatis trop à sa peur de cet enfer devant qui je viens moi-même de frissonner. Je connais moins ma mère que je ne connais mes cousins. Je l’aime bien moins que je n’aime le capitaine Lyrisse. Elle me demeure étrangère et fâcheuse. Quel motif ai-je pour abdiquer toutes les convoitises de la vie ? Je n’en ai pas d’autre que le sens du devoir : il ne faut plus que ma mère tremble d’effroi !… j’ignore tout de mon père ; et cependant je m’opposerai au mariage du général avec Denise, dût-il m’en coûter. Je le sais… une force inconnue, qui se rit de ma logique, me plie, me contraint à sacrifier mon égoïsme à la seule vanité de paraître un fils pieux. Celle-ci l’emporte sur tous les orgueils. Le sang des ancêtres commande à ma volonté. Que je sois uniquement désireux des plaisirs sensuels et de jolis vêtements, cela n’est plus rien devant l’indignation qui m’étourdit à l’idée de voir ma sœur trahir le dernier vœu de mon père. La sincérité de mes goûts n’est rien devant la compassion qui me gonfle les paupières de larmes quand je pense à la faiblesse et à la douleur de ma mère… les beaux sentiments, contraires à ma nature, sont plus puissants que ma nature véritable. je te sens là, main de Dieu.., je te sens là. Tu m’étrangles ! Tu me vaincs, moi, ma logique et mes instincts apparents ! " à discourir ainsi, en silence, la tête basse et l’oreille distraite, il oubliait sa vague intention d’apercevoir, au palais de justice, les soldats de La Rochelle que l’on y jugeait. Les tours noirâtres, sévères, du vieux palais, une porte massive, l’aspect rigide et morne des sentinelles veillant l’arme au bras, devant les guichets de la conciergerie, lui marquèrent soudain le but de sa promenade. Il allait voir des jeunes gens fort dissemblables de lui. Sans doute, la cause de leur énergie résidait en ceci qu’une humble position interdit les rêves de grandeur légitime. Riches, instruits, apparentés, ils se fussent soumis à l’ordre des choses. Ils n’eussent pas « mâché du fer ». Omer désirait lire sur leurs visages la joie de leur noblesse qui défiait le tyran, et qui bravait le supplice. N’éprouvaient-ils pas la jouissance sublime du jeu, à cette heure où il leur était licite de douter encore si la gloire ne remplacerait point l’infamie promise de l’échafaud, et s’ils ne posaient pas le pied sur le premier degré d’une longue vie d’honneurs d’acclamations saluant leur tâche exemplaire ? Ils risquaient leurs têtes en soldats, pour un drapeau, pour les trois couleurs de la République. Ils étaient géants. Ils étaient heureux de se concevoir ainsi.

Comme il traversait la cour, il avisa maintes polonaises à brandebourg et maintes paires de bottes à cœur habillant les demi-soldes qui faisaient retentir contre le pavage les épées contenues dans leurs cannes. Des jeunes gens négligés, avec des gourdins sous le bras, se parlaient dans les mèches recouvrant leurs oreilles. Par ostentation, des messieurs dépliaient au large leurs journaux. Au seuil des portes, il tenta de se frayer passage dans une masse de personnes murmurantes. À la vue d’un gendarme, il comprit qu’on barrait le chemin. Quelques-uns protestaient, disant :

― La loi exige la publicité des débats judiciaires… On doit nous laisser entrer dans la salle des assises.

― Ils ont fait remplir les places du public par des gardes du corps en bourgeois et par des mouchards, avant l’ouverture de l’audience.

― Monsieur, c’est toujours la même chose !

― Et après on nous déclare qu’il ne reste pas de quoi caser une nèfle !

― Le crime n’aime pas les témoins.

― Messieurs, veuillez descendre, et parler plus bas ! ― pria le militaire, honteux entre ses favoris.

Omer vit bien qu’on ne lui permettrait pas de pénétrer dans le lieu du jugement. L’heure tardive justifiait toutes les raisons qu’on donna pour refuser de l’introduire. Alors il s’intéressa plutôt à un chapeau de femme en gaze verte ombragé de marabouts exubérants, à une simple robe de percale ouverte sur des épaules hâlées ; il aperçut une gorge qu’il souhaita caresser à travers le fichu de barège. Mais la visière de la capote masquait le visage. ― on ne pourra pas les revoir aujourd’hui ! Ah ! Mon dieu ! ― fit cette femme. Un soupir de lamentation s’exhala de ses grosses boucles. L’allure navrée, elle descendit les marches… la vérité de ce chagrin étonna d’abord Omer. D’autres gens qui discutaient, qui s’indignaient éloquemment, dans l’intention de convaincre l’entourage, ne remarquèrent pas la désolée. Quel enthousiasme libéral l’animait donc ? Son amant, son frère, son mari l’avaient-ils instruite de l’héroïsme tourmenté derrière ces murailles lugubres ? Ou naïvement plaignait-elle les captifs, pareils à ceux des romances qu’elle chantait sans doute pendant les heures de couture ? captif aux rivages du more, un guerrier courbé sous les fers…, fredonna la mémoire du moqueur. Après avoir passé, derrière l’inconnue, les grilles du bâtiment, il la vit s’engager sur le pont au change. C’était justement le chemin du palais-royal : il comptait y faire emplette de livres, à la librairie Ladvocat, excuse pour le désir intime de frôler, aux galeries de bois, les courtisanes parisiennes. Sans autres illusions que de fort vagues sur le résultat de la poursuite, il ne se dissuada point d’étudier les formes encloses dans la robe de percale et sous le fichu de barège. Pour éviter l’obsession des mendiants qui s’élancèrent du ruisseau, la promeneuse se détourna vers le parapet, Omer nota qu’elle avait de beaux traits à la Minerve, un regard attendrissant, nuageux, chargé de peine. Elle esquiva mal les pleurnicheries d’un truand, qui portait, à la hauteur du nez, sa jambe gauche maintenue par une courte lisière en sautoir. Contre la robe de la passante, à l’aide de béquilles, un autre sautillait sur le trépied de bois, soutien de son tronc gras et loqueteux, de sa tête hideuse et hirsute. La dame se hâta de fuir les prières d’un boiteux arborant la pieuse image du calvaire à son vieux chapeau d’officier. Vers elle un cul-de-jatte roula qui avait des tibias secs liés en X contre son ventre ; il se poussait activement, le nez camard au centre d’une figure sarcastique et rasée. Omer leur distribua des liards, pour délivrer la jolie personne et obtenir la récompense d’une œillade. Il la reçut si furtive et triste qu’il jugea toute galanterie de paroles inopportune.

À travers le dédale des petites rues, fraîches et sales, que coloraient aux fenêtres les jacinthes en pots et les capucines agrafées le long des ficelles, ils gagnèrent le Palais-Royal. Un moment, le chapeau de gaze verte disparut derrière un groupe entourant la voiture aux singes. Habillés en marquis, les animaux multipliaient des cabrioles au bout de leurs chaînes, grimaçaient en croquant des noisettes, pour la liesse des badauds, des soldats, des commères et des mitrons. Plus loin, la promeneuse fut arrêtée par ceux qu’amusait un petit Pierrot debout sur le ventre d’une acrobate dont le corps à la renverse formait un arc. On regardait grossir les veines au front de la saltimbanque court-vêtue et haleter sa poitrine dans la guimpe sale. Sur les paillettes et le velours de ce maigre ventre tendu, Pierrot, leste, souriait et se trémoussait. En haut d’une chaise, Jocrisse battait le tambour. La jeune femme essaya de se glisser entre les spectateurs, mais un garçon que chargeait une manne de bouteilles pleines ne parut pas remarquer l’insistance de sa voisine. Omer écarta le butor et creusa dans la foule un passage. Elle remercia d’un regard nouveau. Ce fut l’offre d’une politesse morne et sans joie. Il s’y mêlait tant de tristesse que le jeune homme ne se permit pas de saluer. D’ailleurs, il n’osait en public aborder une élégante de cette condition. Elle portait une toilette trop propre pour une servante, pour une grisette, trop claire pour une bourgeoise, trop simple pour une courtisane digne d’un fashionable. Omer craignit autant de se compromettre que d’être rabroué. Ce n’était plus la solitude des campagnes propice à l’audace. Ici cent yeux railleurs le guettaient sous le chapeau de cuir du manœuvre, sous la casquette de l’ouvrier, l’ombrelle de la flâneuse, le bonnet de la servante cauchoise, la coiffe de la marchande, le bicorne du soldat.

La honte de pécher sous cet examen le détourna de tenter incontinent l’aventure. Mais les soubresauts de son cœur se précipitèrent, au moindre ralentissement de cette marche féminine qui révélait les formes harmonieuses d’une Oréade chantée dans un poème à la grecque. Il eut voulu respirer l’odeur de cette poitrine. Et ce lui devint une obsession physique plus puissante que sa raison. Peu à peu le besoin de cette volupté grandit jusqu’à l’étourdir. Omer appréhendait que la fille ne s’arrêtât pour lui faciliter l’approche. Pourrait-il alors décider son orgueil à risquer l’affront improbable d’être raillé ? Il en douta. Une seule chance de rebuffade, contre cent de bon accueil, suffisait à rendre farouche et timide sa passion envers cette belle personne élégante dans une simple percale brodée d’épis en soie. Surtout il avait peur de la fâcher en lui parlant aussitôt, avant qu’elle fût convaincue par l’assiduité de la poursuite. Et il s’oublia dans cette hésitation. En dépit de son goût, il s’ingénia donc à ne pas la rejoindre. Au bout de la rue, les édifices du Palais-Royal apparurent, ses grilles, et le porche qu’il franchit à la suite de la nymphe. Il souhaita ce miracle : que l’effondrement soudain de la chaussée dans les caves les isolât tous deux, sains et saufs, loin des curiosités, parmi les décombres, les ruines, le silence ; et là, d’elle-même ne le supplierait-elle pas d’accorder aide et protection en échange d’un amour obligeant ? Puis il condamna le ridicule de sa divagation et prit garde aux toiles goudronnées qui remplaçaient, de-ci, de-là, les verres poussiéreux de la toiture. Il entendit les discours du charlatan ventriloque. Était-ce là ce fameux endroit du plaisir parisien ? Planches et plâtre mal ajustés dans les portiques en hautes solives, les façades parallèles des boutiques, avec l’abondance de leurs marchandises diverses, endiguaient la procession de mille femmes découvertes jusqu’au milieu du dos et jusqu’aux cimes de la gorge. En habits sombres, les hommes, gouailleurs et bavards, déclamaient. Une longue arête médiane de loges consacrées à la librairie, au commerce de modes, à la tabletterie, à d’autres menus négoces, divisait en deux courants cette cohue sentant la pommade et la fumée. Le chapeau de gaze verte disparut derrière un groupe de bolivars surannés et de faces à favoris gris : on discutait autour d’une brochure que lisait un jeune homme. Omer ne put rejoindre. Il enragea. Ses nerfs tremblaient dans son corps.

Les jambes en bas blancs que dévoilaient les courtisanes, ornées d’énormes accroche-cœur sur les joues, le vinrent distraire à peine. Il flotta quelques instants parmi les remous de cette foule. Elle l’ahurissait un peu. Son vice épia cependant chacune de celles qui, de la mine, lui proposaient leurs figures peintes, leurs épaules fardées, les parfums lubriques et les nonchalances de leurs corps grêles ou pesants. De nouvelles figures s’imposaient bientôt, dont il attendait plus de charmes. Il les compara toutes à la jeune femme. Il cherchait encore le chapeau vert parmi la foule galante. S’il trouvait des mérites aux racoleuses, elles ne le contentaient pas entièrement. " celle-ci, vêtue à la mode cauchoise, vaut bien le sermon du confesseur et les sept psaumes, pour pénitence… celle-là, malgré l’éclat de son costume breton, ne vaut que les litanies… et, pour cette rousse en bonnet bourguignon je réciterais sans me plaindre vingt dizaines de chapelet… huit jours de maigre ne payeraient pas trop la volupté que promettent les hanches de cette manière d’Andalouse en mantille… " ainsi plaisantait-il avec lui-même, sûr que la providence tarifait de la sorte ces peccadilles, et pardonnait avec son indulgence certaine, une fois la pénitence correctement accomplie : " pareilles fautes ne méritent pas les foudres. Aucun docteur n’a pu les brandir à propos des joies naturelles dispensées dans la couche par une accorte créature… la sévérité de l’église châtie seulement ceux qui, lâches, asservissent leur âme à l’amour, et en font le principal de l’existence, au lieu de le prendre pour une légère fantaisie. C’est de cela qu’il faut se garder… tout à l’heure, je songeais combien il eût été excellent d’attendre la vieillesse dans un pays de soleil, en compagnie de la fille souple que j’ai perdue par ici… comme il serait absurde de ne pas la retrouver !… cherchons. Après tout, je ne m’embarquerai pas ce soir même pour les grandes Indes avec elle, sans doute !… " Omer avait sans cesse besoin de s’excuser par des raisonnements. Cela ne l’arrêtait pas dans l’exercice de sa sensualité. Néanmoins il finit par craindre d’être vu au moment de rire avec l’une des filles : la jeune femme qu’il prétendait atteindre s’en fût vexée, et l’eût ensuite éconduit ; le rapport d’un surveillant jésuite l’eût trop desservi ; les pères ne toléraient les plaisirs que discrètement pris, hors des lieux mal famés. Donc il se contenta d’attendre l’instant qui ramènerait en ce point des galeries la femme inconnue, non sans regarder, apprécier, bayer aux pancartes et aux enseignes, admirer les cachemires pendus aux vitrines et les chapeaux féminins monstrueusement chargés de soies, de fleurs, de plumes, que des supports élevaient à hauteur du visage. Il rit de la grisette bigle, assise sur un haut tabouret, et qui lui présenta une ombrelle à ramages ; la demoiselle fit brusquement jouer les ressorts vers son nez.

― Monsieur n’a donc aucune belle à mettre dessous ?

Omer jugea que le ton de ces ramages ne s’accorderait point avec celui du chapeau vert.

Mille cris se croisaient de baraque à baraque. Des étoffes d’Asie ondoyaient autour des pilastres soutenant les linteaux des boutiques. Des rangées de jeunes gens lisaient les brochures entre les pages non coupées, aux devantures des éditeurs. Des chapeaux gris s’agitaient au bout de mains qui défendaient une opinion littéraire. Les pas traînaient. Les voix murmuraient. Les rires de filles retentissaient. Une querelle glapit au milieu d’un cercle de têtes, de coiffures enrubannées et d’épaules palpitantes. Quand Omer baissa les yeux, il avisa le chapeau de gaze verte, l’écharpe de barège et la robe de percale : la jeune femme réclamait au commis un exemplaire du célèbre pamphlet de Paul-Louis Vigneron.

Omer connut alors la puissance d’une physionomie très mobile, qui lui donna l’étrange idée d’un ciel à travers quoi le vent pousserait des nuages divers de formes et différemment éclairés : courroux, mépris, indifférence, curiosité, indulgence et malice se succédèrent en ces yeux de cristal, et sur ces lèvres comme rougies par le reflet d’un soleil couchant. Omer ne sut quelle contenance prendre, à voir tant d’impressions contraires provoquées par sa personne. Ses joues brûlèrent puis froidirent ; ses doigts s’agitaient inutilement. Il crut possible d’embrasser ce buste large, cette taille étroite, ces souples mouvements, et le parfum de cette chair brune, un peu rustique. Il perdit le sang-froid. Ébloui, étourdi, gauche, stupide, esclave d’une ivresse nerveuse, il se réfugia dans le rôle d’un lecteur venu là pour l’acquisition de volumes. Il énuméra des titres au vendeur ; il ajouta celui demandé par l’inconnue, en sorte qu’elle sût pressentir, à son gré, une intention ou une coïncidence. Quelques secondes, le marchand se fit attendre. Elle feuilletait indifféremment le Solitaire du vicomte d’Arlincourt. Omer pensa qu’elle le devait prendre pour un godiche, et il se hasarda jusqu’à dire, en tremblant d’être rabroué, et en s’adressant au réflecteur du quinquet pendu là :

― On attendrait moins longtemps une histoire romanesque qu’un livre de pensées. La première est toujours sous la main d’un bon libraire, à ce que je vois.

La jeune dame sourit un peu, comme par approbation, et elle entr’ouvrit l’ouvrage de Nodier : Trilby ou le Lutin d’Argail. À ce moment, elle sembla satisfaite de se voir courtisée. Omer reprit tout l’aplomb enseigné par le capitaine Lyrisse dans les champs de l’Artois.

― Quand on a vu le palais de justice, aujourd’hui, cela vous donne l’envie de lire les pamphlétaires… Si beaucoup de personnes nous imitent, Sa Majesté perdra quelques sujets loyaux… Eh bien, voilà ces volumes, enfin ! Craignez-vous donc des perquisitions de la censure, la confiscation et l’interdit, pour les cacher au fond de votre boutique ?

― Monsieur, ― répondit l’employé, ― on dit que M. de Chabrol a donné des ordres en ce sens.

― Alors, madame, fuyons vite avec notre trésor ! conseilla-t-il en saluant.

Là-dessus, il put mieux s’approcher d’elle, qui ne recula guère. Telle une jeune Cybèle de mythologie, habillée à la mode de Tivoli par une métamorphose inopinée, elle lui répondait avec un sourire simple et grave. Omer sut alors combien il l’avait désirée jadis, et longtemps, lorsqu’il s’attardait à l’amour des gravures dans les vieux tomes, dès les premières pages de ces « philosophies de la nature », œuvres d’anonymes encyclopédistes. Tous les frontispices avaient représenté cette fille même sous les traits de déesses aux fronts pensifs, aux draperies légères, aux mains pleines des fruits symboliques de la science. À leur ressemblance, la passante lui parut un emblème et une idée. En elle il continua soudain d’adorer les images en taille-douce, l’âme et l’esprit de ces livres plaisants qui garnissaient les armoires des Moulins-Héricourt, depuis la fin du xviie siècle. Et il ne cessait pas d’applaudir son imagination, qui retrouvait tout à coup la maîtresse ancienne de ses rêves puérils et de ses insomnies fiévreuses.

Elle eut quelque peine à remettre sa bourse dans son réticule, et il profita de cette halte nécessaire pour user de l’éloquence qui, depuis son succès d’auberge, lui avait acquis les faveurs de jolies boutiquières libérales, à Nancy comme dans Arras. Bien qu’elle ne répondît pas, la dame l’écoutait moqueuse, étonnée, sérieuse, tout à coup maussade, ainsi que signifièrent les moues de sa figure changeante. Il la loua de s’occuper des sergents et du complot ; il dit ce qu’il savait, vanta leur courage, l’abnégation de leur sacrifice. Comme il prononçait, au milieu de sa rhétorique, le mot d’échafaud, il vit toute la figure de sa compagne se rétrécir par l’effet d’une pâleur sinistre, ses yeux de cristal vaciller, et une larme venir aux cils, qu’elle essuya vite.

― Ah ! Monsieur, ― soupira-t-elle, pensez-vous qu’un tel malheur puisse advenir ?…

― Peut-être me trompé-je, mais, à entendre vos accents, je croirais vraiment que vous en savez long sur cette épouvantable affaire.

— L’un de ces malheureux fréquentait chez moi ; je crains qu’on ne m’abuse…

Elle n’acheva point, regarda de tous côtés avec inquiétude, puis elle fit signe qu’il la suivît à distance. Elle était donc véritablement une héroïne des idées philosophiques, la parente ou l’amie du conspirateur qui risquait de mourir en leur nom ! Omer espéra que les événements prépareraient son triomphe d’amant sur cette déesse des livres. Il se crut maître de ce beau corps.

Afin d’y réussir, il n’épargna rien : l’ayant rejointe, il lui conta, le long des galeries de pierre, sa vie et quels parents d’importance le renseignaient sur tout. Il fit une allusion très obscure à la dépêche secrète qui lui était parvenue, relative aux affaires d’Espagne. Il jouait ostensiblement avec la breloque donnée par le général Héricourt. Malgré qu’il obéît à certaines raisons de famille, assura-t-il, son dévouement était acquis aux idées de la Révolution et aux efforts des carbonari. Il parla de Brutus, maudit Tarquin, déclara quelle ardente sympathie l’avait ému quand il l’avait aperçue triste, entre les libéraux, à la porte du Palais de Justice.

― Vous sembliez la déesse de cette morne haine qui nous animait tous ; et je vous ai suivie comme… on suit son destin…

Doutant s’il avait dit une chose absurde ou remarquable, il baissa la tête, et renforça l’apparence habituelle de sa mélancolie. La dame n’eut pas comme lui le souvenir d’avoir lu cette métaphore dans un roman de Sophie Gay, car elle parut, à travers ses sourires peureux, tout à fait surprise, troublée, navrée, puis calme. Ses yeux de cristal changèrent de nuance à quatre reprises pour se fixer au vert pâle et briller ainsi doucement.

― Il m’importe peu que vous soyez sincère, ― dit sa voix sourde et modulée. ― j’incline à le croire. Cela suffit pour que vos paroles me plaisent…, et que vous ne me déplaisiez pas. Je n’ai guère le cœur aux amusements. Vous désirez que je reste en votre compagnie quelques minutes : j’y resterai donc. Votre jeunesse et votre air me laissent croire que je n’ai rien à craindre de vous… hélas ! Oui, mon désespoir est sans bornes. L’un de ces malheureux me doit sa perte ; je le fis rencontrer avec plusieurs de mes amis, anciens officiers de l’empire, dont il écouta les conseils. ― connaîtriez-vous, par hasard, le capitaine Lyrisse ? Interrogea-t-il, ravi. ― celui qui est en Espagne ?… certainement ! Je l’ai mis en relation moi-même avec Lefèvre, Pommier, Bories, au restaurant du roi Clovis, dans la salle d’escrime. ― le capitaine Lyrisse est mon oncle… ― ah ! Omer jugea la conquête facile ; son être en désir palpita. Il remerciait son éloquence révolutionnaire. Immobile devant lui, la femme posait deux ou trois questions pour vérifier leur commune sympathie à l’égard de l’exilé. Puis elle se tut. Ils inspectaient leurs yeux, et sondaient leur franchise, effrayés un peu de se comprendre réunis par les influences d’une idée géante et mortelle. Elle les menait. Inconnus l’un de l’autre, ils s’y dévouaient également, au moyen de la parole, au moyen de l’amour. Mais tout à coup Omer supposa que la passante se livrait aux conspirateurs pour les trahir. Ne s’attribuait-elle pas un faux rôle ? Peut-être ne connaissait-elle aucun des soldats incriminés. Peut-être se préparait-elle surtout à le séduire, en se vantant de relations avec des gens dont elle ne savait rien que par ouï-dire. Peut-être prétendait-elle ainsi se rendre plus intéressante et fatale. Sans doute usait-elle d’un pur moyen de galanterie… alors

Alors un drame atroce fut au cœur d’Omer, en son cœur de seize ans que l’amour, tout à coup, foudroyait. Il sentit une passion démente pour cette fille le pénétrer et le soumettre ; passion ancienne, longuement choyée dans les livres, aux heures ardentes de la puberté que les murs du collège emprisonnent ; passion d’une chair nerveuse qu’enivraient les chaudes odeurs de ce corsage vivant et soupirant presque contre lui ; passion d’une intelligence qui, durant des mois, avait voulu la possession de cette même déesse, grande, sévère et rude, sur les gravures. C’était l’imminence d’un bonheur indubitable, d’une félicité à la fois sensuelle, active et mentale, sans pareille. Il lui fallut se contraindre pour ne pas saisir cette femme comme un fruit magnifique, qu’on cueille et qu’on savoure. Un instant, il se vit dans un paysage de printemps : elle, consolée par leur amour en pleurs, se résignait noblement à subir le triomphe de la tyrannie ; ils souffraient ensemble, avant que de confondre leurs sanglots avec leurs baisers… Tous les vers de Lamartine accourus en sa mémoire l’engageaient à connaître cette vie sublime de larmes et de luxure. Puis le soupçon criait son avertissement sinistre. Omer s’estimait incapable de cacher les secrets de l’oncle Edme et du bisaïeul aux curiosités de cette fille superbe, mais équivoque et rencontrée dans un endroit qu’infestaient les gens de police. Comment se garderait-il contre les caresses d’une telle femme, et dans les langueurs d’un tel amour ? Et c’était une lutte déchirante, en son être qui chancelait.

Au milieu de la galerie à peu près déserte, leur silence se prolongea. Derrière la vitrine d’un magasin de débauche, trois jeunes filles à demi nues, sous des toilettes de cour en dentelles brodées d’argent, somnolaient, pareilles à des statues peintes, sur des sofas de velours impérial et de bois doré. Comme il se promettait de découvrir d’aussi belles chairs sous les vêtements de l’inconnue, elle lui sourit, puis tressaillit, et, de nouveau, regarda autour d’elle avec inquiétude. Pourquoi pensa-t-il subitement qu’elle cherchait ainsi la présence attendue d’un mouchard ? Il en fut certain. Il la crut employée par la police afin d’attirer à ses trousses, sur les marches du Palais de Justice, en feignant des opinions libérales, les gens simples et avides de volupté. On contait partout que ces sortes de sirènes obtenaient les confidences d’amants trop naïfs. Fouché, duc d’Otrante, en avait salarié un grand nombre qui le renseignèrent et lui permirent de traiter à point avec les alliés en 1815, d’entraver les complots des Brigands de la Loire. Par l’une d’elles, le jeune général Labédoyère n’avait-il pas été dénoncé, perdu ? Vivement, Omer se rappela ce qu’il avait dit à cette belle personne, dont le visage changeait, si mobile, ainsi que pour de nombreux déguisements. Son imprudence poussée aux dernières limites le fit blémir. Il ne voulut que s’écarter de la dangereuse tentatrice.

― Je dois me retirer ! ― balbutia-t-il.

Aussitôt il ajouta :

― Ne vous reverrai-je pas ? Quel est votre nom ?

― Mes amis m’appellent Aquilina… Demain encore, j’essaierai de parvenir à la salle d’audience où l’on juge ces infortunés. Si vous venez là-bas, nous tâcherons de forcer ensemble la consigne…

D’un signe, il promit de se rendre au Palais de Justice, avant l’heure dite, et s’en fut tout vibrant de douleur.

XVII

Le Père Ronsin se laissa difficilement aborder par Omer, aux Missions de la rue du Bac, pour l’entendre dire que M. De Montmorency avait, en route, reçu les courriers du tsar, ce qui présageait une politique russe de la diplomatie française à Vérone. Avec une politesse sévère, le prêtre prépara le geste impatient qui bientôt congédierait. Penché de son fauteuil vers des écrits, il en détournait à peine un œil pour inspecter le visiteur. Vêtu d’une douillette brune, la calotte au front, les jambes ramenées sous le siège, il demeurait accroupi dans la posture d’un furieux chat gris. Sa paupière resta clignée par affectation de fatigue ou de migraine. Il examina vaguement les pièces dont la présentation formait le prétexte de l’entrevue ; enfin il se remit au travail avec un « Excusez-moi, monsieur » bien sec. La plume d’oie tout ébouriffée grinça de nouveau. À ce bruit discret, un sacristain, qui guettait derrière la tenture, la souleva, fit la révérence devant Omer, le reconduisit.

« Quelle insolence ! quelle hauteur ! ― pensait le jeune homme pendant le retour en cabriolet. ― Comme je suis peu devant cet ecclésiastique !… Baste ! Je rirai le dernier, si mon oncle Praxi-Blassans a vu clair en voyage. Pensons à ma belle espionne. Certes, je n’irai pas demain là-bas. Elle me ferait tout trahir, moi-même et les miens, pour un baiser, pour une faveur… Et que elle pas, si, m’ayant offert à goûter la splendeur de son corps, elle mettait ensuite au prix d’une forfaiture la reprise de nos voluptés !… quelle folie que l’espoir d’éprouver la vigueur de ses beaux membres sveltes ! Quel suave épanouissement de mon être si je savourais sa gorge digne de Cybèle !… et combien a-t-elle de visages ! Tantôt elle semble une petite fille inquiète et triste dans une chevelure abondante. Tantôt ses regards approfondissent l’âme, y fouillent et y déterrent de l’inconnu, comme ceux d’une sibylle antique devinant l’avenir des rois. Elle pleure soudain : et c’est la douleur tragique d’électre, toute la Grèce apparue entre ses mèches brunes. Elle incline sa figure : on se croit un enfant rose devant l’amour d’une jeune mère tendre, et délicatement attentive… elle paraît avoir tous les âges et toutes les passions. Cependant elle demeure elle-même, une beauté mate, un peu dure et près d’attendrir pourtant ; un ciel sur quoi passent les nuées de l’aube, de midi, du couchant du crépuscule et de la nuit… si j’ai tant vu d’elle, en cette rencontre, pendant quelques minutes, que ne découvre pas celui qu’elle aime, à toutes les heures du temps ?… " ah ! Je souffre. L’air m’oppresse… mon dieu ! Qu’il serait bon d’égorger son honneur, son avenir, sa loyauté, sa famille et sa patrie sur l’autel de cette volupté !… ce serait beau. Ce serait une noble sauvagerie. Ce serait une magnifique indépendance. Et quel mépris légitime des hommes affirmerait cette injure à leurs lois, à leur idéal, à leurs mensonges !… ah ! Je suis trop faible ! Et je suis vaincu… ma mère !… voilà les supplications de ma mère qui retentissent en moi… elle me veut chaste et prêtre pour ne pas mourir de désespoir. Et j’immole aussitôt mon rêve, mon désir, ma sincérité, mon enthousiasme… immole, immole donc, esclave débile de la pitié !… accepte la tonsure. Tourne-toi vers Dieu ! Sois le symbole des douleurs et des renoncements ! Assure le joug sur ton cou… " il réprima sa rage, pour ne pas étonner le vieux militaire qui fouettait le cheval de son cabriolet. Ces déclamations intérieures se succédèrent et se répétèrent quand il fut chez lui, dans le salon cramoisi. Il se versa de grands verres d’eau. Il espéra que son exaltation était passagère : un mal engendré par le frôlement des filles aux galeries de bois, et qui s’apaiserait. Aloyse, la signataire du billet mystérieux, vint à la brune. Elle se débarrassa fort adroitement d’un coqueluchon de soie, dégrafa une mante légère et se laissa reconnaître pour une dame entrevue dans les salons des Praxi-Blassans, le soir de la fête, dame à sourcils trop noirs confondus vers la racine du nez, à bouche trop rouge, à cheveux touffus sous un turban de crêpe. Elle minauda, se trouvant hardie de faire visite à un jeune homme. Le canezou de mousseline chargé de vingt pompons polychromes découvrait à demi sa poitrine abondante et jaune. Mais elle avait quelque sveltesse dans le sautillement. Par malheur, les veines et les tendons saillaient à travers la peau trop fine, comme écaillée en maintes places. Les termes chaleureux du poulet ne furent pas convertis en réalisations immédiates. Ce fut à peine si l’intruse permit qu’on lui baisât la main. Elle parla beaucoup de mythologie, de Ganymède et de Bacchus, de Diane et d’Adonis, de poésie, de rêve sublime. Omer abandonna le divan à sa visiteuse et vint s’accouder au guéridon. Il n’eut point à inventer de propos ; elle s’affichait érudite et bavarde ; il écouta complaisamment les louanges qu’elle prodiguait avant sa prière d’intercéder pour une affaire de pension : le comte, fort bien en cour, était homme à faire agréer cette requête. Omer se félicita de saluer enfin la dame au départ. Il soupa seul, réfléchissant au contraste entre cette insolente créature et l’admirable Aquilina ; il s’endormit là-dessus.

Le lendemain, comme il récitait ses prières habituelles qu’il mêla de rêveries, il pensa tout à coup :

« Une oraison de ma pauvre mère m’a peut-être sauvé des embûches que dressait la passante du Palais de Justice. »

car maman Virginie priait pour son fils, deux ou trois fois le jour. Précisément, il avait rencontré la touchante Aquilina vers cinq heures, avait eu sa compagnie jusqu’à six. À cette phase de la journée, sa mère revenue des champs, avait coutume de se rendre à la chapelle. Elle se demandait alors quelles pouvaient être les peines de son père, d’Aurélie, de son fils et de son frère, afin de solliciter, en leur faveur, le secours de la Sainte Vierge. Cette concordance entre les heures frappa l’imagination d’Omer. Durant qu’il avait suivi l’ensorceleuse par les rues à saltimbanques, Virginie, laissant les guérets, avait dû se diriger vers le château. Céline conduisait l’âne de la petite voiture qui craquait contre les ornières sèches. Ensemble, elles avaient sans doute parlé de l’étudiant. Céline l’aimait toujours, elle qui avait offert tant de plaisirs à la malice de l’enfant, sans réclamer même une parole de reconnaissance. Il se la représentait un peu lourde et ronde, la figure épanouie de belle humeur, dans le volant jauni de sa coiffe. Elle invectivait plaisamment le baudet. Maman Virginie avait peur d’un cahot, se signait, souhaitait d’atteindre au prochain calvaire. Toutes deux avaient-elles uni leurs âmes dévouées dans le pur désir de savoir leur enfant garanti contre tous les maléfices de la tentation ? À cette heure même, l’oraison de la mère avait dû s’exalter en vœux ardents pour que le péril de nouvelles rencontres amoureuses fut écarté du jeune galant.

« Oh ! Mère, mère, que ta piété est puissante, qui sauve ton enfant à la limite de périr et sans que tu t’en doutes même ! S’écria-t-il intérieurement. »

Chez le général Héricourt, il négligea de s’assimiler la réfutation des erreurs propagées au temps de Marcile Ficin dans les universités scolastiques : inutilement le livre ouvert l’y conviait. Il regretta de plus en plus l’espoir perdu d’aimer Aquilina. Avec son image, il cessait d’être lui-même et lui seul : la parole d’Aquilina doublait les propos de son âme ; il y eut constamment des gestes féminins entre les livres et lui, le professeur et lui ; l’odeur de la souple créature se mêlait à l’air des salles, au goût des mets, à la saveur de la boisson. S’il parvenait à lire une phrase de philosophie, il en appliquait la thèse aux émois éprouvés durant l’heure de la divine poursuite. De minute en minute, ce souvenir se multipliait, s’accroissait de petits souvenirs : une maille lâchée de la mitaine lui avait permis d’apercevoir la nacre du poignet ; la prunelle du soulier gris épousait avec exactitude la forme longue des orteils ; et la sanguine rose de l’oreille, et mille et une babioles !… Il la comparait à Denise, à ce qu’il se représentait de la jeunesse d’Aurélie, à la petite Elvire Gresloup même, afin de l’estimer autrement séduisante.

Sous les blâmes du maître, qui lui reprochait de l’étourderie, Omer voulut se ressaisir, inquiet de se concevoir comme l’esclave de cette inconnue. Il l’évoquait nonchalante devant un miroir, et active dans la rue. À l’heure où il pensa qu’elle se dirigeait vers la salle d’audience, il se trouva possédé d’un grand trouble, quelle que fût sa résolution de ne pas sortir. D’ailleurs, le général Héricourt rentra par hasard et, le jésuite s’étant plaint, il se montra sévère. Omer dut écrire sous la dictée, en manière de punition, jusqu’au soir.

Ce fut la deuxième coïncidence, survenue comme la veille, à l’heure même de l’oraison maternelle, pour abolir la minime chance qui lui restât de se résoudre aux avis dangereux du vice… Pourquoi le général, toujours absent, était-il soudain rentré ? La Providence agissait. L’ange gardien tendait son aile entre l’enfer et l’adolescent, entre la mort et la jeunesse. Omer fut entièrement convaincu par ce hasard. La crainte de l’espionne cessa d’être contredite par ses raisonnements. Il s’occupa de haïr celle qui le dominait de sa présence immatérielle ; cela le révoltait d’être vaincu par l’amour aussi. Suffisait-il qu’une passante l’eût écouté pour que son âme faible ne s’appartînt plus ? L’influence de cette promeneuse, en robe de percale et en chapeau de gaze, le dominerait-elle ? Il regimba, contractant ses mâchoires, s’obstinant à comprendre le texte dicté par la voix molle et dédaigneuse de l’ecclésiastique. En vain ! L’aimée s’imposa mieux. Omer voulut courir au palais de justice. Il frémit de rage amoureuse. Il composa vingt romans qui se terminaient par la gloire de leurs chairs en extase, de leurs tendresses réunies. " être deux roseaux pensants sur la rive du lac où se reflètent les saisons de la vie, ses soleils et ses orages ; plier et ne point rompre, attendre la caresse du vent amoureux qui redresse… et puis s’étioler doucement avec l’automne ! " pour s’arracher à l’obsession, il s’obligea de méditer sur le miracle qui l’avait averti de fuir l’espionne, à l’heure même où Mme Héricourt implorait la vierge pour son fils. L’esprit de l’étudiant n’accordait pas toute certitude aux principes de l’église. La parole du père Anselme n’avait convaincu le disciple qu’à demi. Cependant les vues de Dieu sont manifestes… d’autre part, la haine priante de Jacques Molay, conduit au supplice du feu, avait suffi pour faire tomber, quatre siècles plus tard, la tête du capétien sur l’échafaud révolutionnaire. Que ne pouvait donc pas obtenir la dévotion d’une mère qui, dans la consécration de son fils à Dieu, voyait le seul moyen d’éviter les supplices éternels ! Omer choisit cette persuasion. Il laissa ricaner Voltaire à la porte de sa logique ; il goûta l’idée de la prière efficace. Noble tableau qu’il contempla, dans son esprit, tout le jour, des larmes aux yeux. Il pleurait sur lui-même, aussi, que commandait malgré tout, la volonté des parents, des ancêtres, de la tradition. Aquilina, seul bien désirable et offert, ne pouvait être chérie, parce qu’à l’autre bout de la France une pauvre femme désolée, dans sa chapelle, avait fait signe à Dieu ! Il s’enveloppa de plus de mélancolie, s’astreignit à plus de résignation. Le général Héricourt, qui avait écrit jusqu’au soir dans la bibliothèque, pria son neveu à souper et congédia le précepteur. ― le duc d’Angoulême me désignera, j’en ai l’assurance, maintenant, comme inspecteur de l’infanterie qu’on envoie renforcer le corps d’observation sur les Pyrénées. Je ne tarderai pas à rejoindre mon nouveau poste. Cette charge me permet de croire que d’autres faveurs importantes nous seront octroyées. On dit, à Saint-Cloud, que Praxi-Blassans a fait tenir à M. De Villèle un courrier qui dévoile admirablement les machinations des souverains étrangers contre la France ; on ne parle que de sa perspicacité. Vous voyez, Omer, la fortune de la famille se développe. Pardonnez-moi si je vous presse avec insistance d’y aider par le bon résultat de vos études… j’aimerais vous voir pourvu bientôt… et en état de faire figure partout, comme les autres… vous portez le nom d’Héricourt. Vous êtes l’héritier principal des biens et des titres que je puis avoir. Un boulet espagnol peut vous mettre, par hasard, avant peu, dans la position de me succéder… comme chef de famille… le vieux Joseph n’a point de postérité qu’un bâtard mulâtre qui fait le joli cœur à Java. D’ailleurs, mes frères du premier lit ont renoncé jadis à toute prétention sur les moulins, en échange des docks et des navires, de la maison installée à Dunkerque. À vous seul doit revenir l’hoirie… Je suis rentré de bonne heure aujourd’hui pour commencer mes préparatifs de campagne, commander ma sellerie et mes équipages, et en outre, pour rédiger une manière de testament. Nous lirons cela tout à l’heure ensemble… Il vous oblige, ce testament, à de grandes responsabilités, mon cher enfant… Quittez-moi cet air de circonstance… Je commence par vous dire que je n’ai pas le moindre pressentiment de ma fin ; et que je compte revenir de là-bas les membres au complet. Mais… c’est en se promenant que Moreau fut tué avant Leipzig… J’ai eu de la vie le meilleur qu’elle pût m’offrir ; ce qui m’arrivera maintenant d’heureux fut trop attendu pour que j’en jouisse beaucoup… Et, depuis la mort de l’infortunée Malvina… j’ai moins de raisons de félicité…

Il frappait délicatement sur la nappe avec la pointe d’un couteau d’argent. Les gestes silencieux des laquais apportèrent, enlevèrent des plats, versèrent à boire. Il fit honneur au chaud-froid de perdrix, aux blancs-mangers. Subitement, il but quatre ou cinq rasades d’un vieux bourgogne illustre dans la famille, et qu’il s’était attribué, au désespoir de la tante Caroline, à la jalousie du comte.

Omer pensa d’abord que l’oncle Augustin lui proposait de consentir au mariage avec Denise, moyennant un legs. Mais le bel homme aux cheveux gris ne souffla mot de sa nièce. Il parut sincèrement triste.

― je me loue d’avoir prié Virginie de venir, ― reprit-il : ― nous passerons en famille ces derniers jours. Quand je cause avec vous, je me plais à croire que mon pauvre frère assiste à l’entretien… Pouah ! la vilaine chose que la guerre !

Tressaillant sous sa grande robe de chambre à la turque, soutachée de soie, il fit un geste de dégoût comme à l’aspect d’une ordure abominable. Omer cherchait à comprendre ce que signifiait cette affectation de délicatesse propre à donner de l’étonnement… Son oncle Augustin lui parut dangereux. Il eût voulu lui redire à mots couverts l’opinion fâcheuse du général Pithouët. Mais le moyen de répondre par des allusions désagréables au parent qui énumérait les richesses mobilières et immobilières de l’héritage, qui prolongeait ses indications sur la manière de gérer les biens, comme s’ils devaient appartenir, sur l’heure, au légataire ?

Le jeune homme s’empêcha mal de souhaiter la mort du testateur. Au cours du dialogue qui suivit le dîner, son imagination aperçut vingt fois le corps du général étendu sur la plaine déserte, à la clarté de la lune, ou bien écroulé parmi les pierres des remparts de Saragosse, ou porté en grand honneur, dans un drapeau, vers la fosse, entre deux haies d’infanterie présentant les armes, tambours voilés. Au retour, dans l’allée des veuves, Omer évoqua ses souvenirs de la guerre atroce qui, de 1809 à 1812, avait dévoré des régiments de héros dans les sierras. À peine se rappela-t-il que son oncle Augustin convoitait la dot de la sœur. Ni les paroles graves, ni les amicales instructions du général n’avaient permis d’entendre qu’il eût ce dessein. Aussi bien ne convenait-il pas que le nom d’Héricourt, représentant la fortune des Moulins, des Charbonnages et de la Banque, prévalût dans la famille ? Il y avait intérêt de race à rendre puissant le nom des aïeux. Praxi-Blassans n’avait jadis conclu son mariage que pour remettre en état ses affaires d’émigré, avec les biens d’Aurélie. Le fils de la tante Cavrois, engraissé par sa gourmandise flamande, ne laissait guère à penser qu’il rehaussât d’un grand prestige les traditions des ancêtres. Ce n’était point tout que de posséder le domaine d’Artois, il fallait l’ennoblir par la gloire. Le colonel Bernard Héricourt, le général Augustin Héricourt avaient, pour cela, l’un prodigué sa vie, l’autre donné son sang. Et qui savait ce qu’eût résolu le mort de Presbourg, s’il avait pu constater le faible penchant de sa fille pour édouard De Praxi-Blassans ? Entre les heures où il arrangeait des romans autour d’Aquilina perdue, Omer raisonnait ainsi, se répétant les discours du bel oncle spirituel. Parfois les accusations du général Pithouët venaient y contredire, dans sa mémoire. L’image de cet homme colérique, gesticulant à travers l’entresol obscur, se confondait avec celle du colonel Héricourt insultant Napoléon dans le logis bas de la chaussée-D’Antin, autrefois, pour la peur du petit Omer qui se réfugiait derrière une chaise, pour les sanglots de Denise qu’emportait la bonne Céline. Et cependant le jeune homme ne pouvait se défendre d’incliner vers l’intelligence de l’oncle Augustin, vers celle du comte, au détriment de l’étroite sévérité honnête. Le buste antique de Trajan et les toiles précieuses, dans l’entresol de la rue de Bourgogne, témoignaient aussi de trop d’accommodements entre une conscience rigide et les cupidités de la guerre. Las de cette oscillation logique, Omer en revenait à son désir obstiné d’Aquilina. " quel abîme que l’âme humaine ! ― songeait-il en refermant le volume de Lamartine ; ― et quel effroi pour le jeune homme qui prétend vivre d’honneur, de gloire, d’amour !… je souffre parce que je convoite l’intimité d’une femme dont je redoute les ruses. Ma faiblesse est si grande que je reste sûr, si jamais je puis la revoir, de tomber dans ses embûches, bien qu’averti. Je me dérobe à de magnifiques délires par lâcheté, par crainte de trahir les miens dans la folie d’un embrassement. Deviendrai-je jamais l’homme fort et certain de garder prudemment un secret, même lorsque le veut connaître une beauté pantelante d’amour ?… Dieu est-il donc le seul refuge des faibles ?… ô seigneur ! La piété de ma sainte mère, à deux reprises, par un miracle, m’a sauvé. Et je doute encore !… toi aussi, Jésus, tu promets tout à qui t’honore !… tu promets la victoire d’Hildebrand, la gloire de Léon X, l’extase heureuse et perpétuelle de saint François, la fougueuse passion solitaire de sainte Thérèse. Que n’as-tu pas donné à tes serviteurs déjà ?… et je doute ici, dans ma mélancolie misérable… ô mère, viens !… accours ! Je veux pleurer sur ton cœur plein de foi ! " deux jours après, maman Virginie apparut à la portière du coupé, quand la diligence entra dans la cour de Laffite et Caillard, au trot des cinq chevaux pommelés, le fouet claquant à la main du postillon, les chiens aboyant, le cor sonnant sa fanfare du haut de l’impériale pleine de jeunes gens chevelus et de militaires en bonnet de police. La grosse voiture jaune tourna, s’arrêta, les compartiments de velours rouge s’ouvrirent. Les commissionnaires agitaient leurs casquettes retombantes, et criaient les adresses des hôtels. De l’intérieur, quelques bourgeois sautèrent avec des portemanteaux. De la rotonde dégringolèrent plusieurs paysans coiffés de bonnets de coton et chargés de corbeilles. Les embrassades s’accomplirent. Les malles glissèrent le long de l’échelle vers les bras tendus d’hommes en vestes qui les assurèrent sur leurs épaules et leurs nuques, sur leurs larges chapeaux de cuir. Maman Virginie eut de la peine à descendre malgré l’aide de son fils et d’Augustin. Elle ne voulut pas quitter un sac de nuit en tapisserie à rosaces, ni son cabas bourré de formulaires liturgiques, ni une fiole de baume ; cependant elle oublia dans la voiture son écharpe, et le flacon de sels. Sous le turban de crêpe noir elle n’avait point la mine maladive, mais sèche et bistrée, animée par ses yeux clairs entre les cils sombres. Elle marchait avec une canne. Omer faillit pleurer ; mais la vérité de son dévouement filial demeurait tout intérieure : il ne sut que dire, étonné de ne point voir sa mère dans une auréole, et les mains jointes. C’était la sainte du miracle pourtant, cette dame épaisse qui, sous une mante légère, cachait sa taille difforme. Le général gardait à la main son chapeau, sans vouloir se couvrir. Arrondissant un bras, il l’offrit pour gagner la calèche. Virginie donna des nouvelles du bisaïeul immuable. Très gaillard, il voulait entreprendre le voyage de Paris, pour des intérêts sataniques, hélas ! Il l’eut accompagnée si elle avait consenti à laisser le château sans maître… ensuite elle se plaignit de douleurs au foie. Durant le trajet, ce fut la matière de l’entretien. Le général y déploya une élégante et joyeuse bonhomie qui réduisait à rien les appréhensions. Il expliqua les doctrines rassurantes de Broussais. Le fils tenait dans ses mains les doigts paisibles, en mitaines, de maman Virginie. Il la regardait avidement, sans chasser l’absurde espérance d’apercevoir le sacré-cœur dans ces yeux à la fois heureux et inquiets, affables et douloureux, bons et défensifs. Quand elle le reçut, seul, dans le boudoir chinois de Malvina, tout réinstallé pour la voyageuse, il lui baisa la main, qu’elle avait fraîche et insensible. Assis à ses pieds sur un coussin de damas jaune, il lui demanda quand elle avait prié pour lui. Toute l’âme du jeune homme tremblait en écoutant la réponse ; il forma le vœu de s’offrir à Dieu, si maman Virginie affirmait ce qu’il avait pressenti. Elle l’affirma le plus simplement du monde. Alors la crise qui le torturait depuis quatre jours acheva de le vaincre… la fièvre de ses désirs réprimée l’étourdit. Il cacha sa face dans les jupes de sa mère, et ravala des sanglots. Le suprême espoir d’aimer Aquilina venait d’être anéanti : si sa mère n’avait point prié à l’heure précise de la séparation dans le palais-royal, il eût essayé de revoir la passante. Rien n’était plus… ivre de douleur, étranglé par l’angoisse, il confessa tout entre les mains pacifiques de la sainte. Ensuite il confia ses doutes sur l’innocence de Denise, sur l’affection de l’oncle Augustin, sur la probe intelligence du général Pithouët, comme il avait dit son horreur de prévoir une espionne dans la belle et sensible amie des conspirateurs. Les apparences heureuses s’évanouissaient. Il déclama son désespoir. ― ne blasphème pas ! évite le jugement téméraire… garde-toi de juger faussement tes frères… c’est une preuve d’orgueil, mon pauvre enfant… mon pauvre enfant… ne crains-tu pas de reprocher à autrui les fautes mêmes dont tu te sens capable ? C’est à Dieu de juger les criminels, et non pas aux hommes. ― il n’y a pas de sincérité humaine, je t’assure, ma mère, rien n’est vrai ! ― rien autre que Dieu. ― Dieu ?… le fils et la mère se regardaient. L’amertume et la compassion se contemplèrent. ― Dieu !.. " ce que nous souhaitons de grand, de noble et de juste… notre rêve de bonté ; ce que nous admirons : le sacrifice de Jésus en croix… la douleur de Marie… le triomphe des anges beaux comme nos idées de vertu… ", m’a dit un jour le prêtre qui consolait mes douleurs de veuve au confessionnal. ― à ce compte, Dieu serait nous-mêmes qui souhaitons, qui rêvons, qui admirons ? ― oui, quand la grâce te touche. Non, quand elle s’éloigne de toi… il ne faut qu’obtenir la grâce ! ― tu connais la grâce, toi ? ― comment vivrais-je sans elle, dans ce désert de larmes ! Tout se flétrit. Les souvenirs, même les plus chers et les plus doux, s’effacent ! C’est à peine aujourd’hui si la figure de ton père ressuscite quelquefois, avec ses sourires d’affection, ou ses rires de bonheur. Il faut que je m’en remette à son portrait pour le revoir totalement. Le bonheur perdu n’a même pas de lendemain… Tout prend la figure du Remords atroce. Il me ronge. Ne pas me souvenir, c’est le remords de mon ingratitude. Me souvenir, c’est le remords d’une jeunesse trop frivole…

― Aucune joie n’est donc permise !…

― Toute joie est mauvaise hors de Dieu… Ne l’admets-tu pas maintenant ? Ne viens-tu pas de le proclamer en accusant Denise, tes oncles, tes cousins, cette fille ?… Toute la joie que tu recevais d’eux, était passagère et menteuse.

― Mais pourquoi l’immensité de Dieu ne comprendrait-elle pas nos plaisirs ?

― Parce qu’ils nous détournent de méditer sur son essence, parce que, dans nos joies, notre orgueil l’oublie.

― Tous les prêtres n’usent pas de sévérité…

― Non, car ils craignent d’effaroucher les impies qu’ils tentent de ramener à la religion. Mais n’es-tu pas capable de l’effort qui vise tout de suite le but final, sans errer d’abord !

Omer ne répondit rien. Tout autre propos eût abouti à l’expression de cette folie dévote. Il essaya plus tard d’interroger sa mère sur le bisaïeul : elle s’en tint à son idée sèche d’un écrivassier maniaque, solide, vivant à l’écart, mangeant dans son cabinet, dépouillant des courriers, recevant des personnages équivoques ou dangereux. De Médor, elle dit qu’on avait retrouvé son cadavre dévoré par les fourmis dans un buisson, et refusa de répliquer à l’attendrissement d’Omer. Converti à la royauté, à la religion, tandis que le général et le capitaine Lyrisse se joignaient aux scélérats constitutionnels de l’Espagne, l’oncle Augustin était pour elle un exemple de loyal repentir, une âme haute capable de reconnaître et d’abjurer ses erreurs. Élevée par les dominicaines, Denise n’accomplirait que des actes dignes, puisque la supérieure d’Esquermes l’avait écrit. Maman Virginie excusait " les crimes " de son père par la vieillesse ; ceux de son frère lui semblaient impardonnables. Chacun de ces verdicts parut définitif. Omer les combattit en vain ; avec les mêmes mots de la même phrase, Mme Héricourt, obstinément, répétait son opinion. D’une lippe dégoûtée, d’un sourire triste et béant, elle niait toute critique de son jugement inébranlable. Et la seule sensibilité qu’elle montrât, envers son fils, s’exprimait en véhémentes exhortations pour qu’il prît la soutane, plutôt même le froc. En lui conseillant cela, Virginie le couvait d’un œil effrayé, comme à l’attente d’une catastrophe. Elle avait la sclérotique jaune des personnes atteintes au foie ; sur ce globe saillant, la pupille claire allait, venait, comme au spectacle d’affreuses images interposées entre Omer et elle. ― tu me regardes, mère, ainsi qu’on regarde un enfant à l’agonie ! ― l’agonie de ton âme, n’est-ce pas pire que l’agonie de ton corps ?… elle pleura lentement, les mains jointes. Son chagrin effraya le jeune homme qui la considérait, si lourde dans la sombre robe. N’était-elle pas semblable à cette pierre noire que les initiés du temple d’Ammon trouvaient au fond du sanctuaire suprême ? Une grande voix lugubre leur criait alors, des souterrains : " le dieu de lumière est un dieu noir ! " signifiant par ces deux contraires le mystère insondable pour la science humaine. L’apparence de sa mère, si lointaine d’âme, lui rappela ce roc immuable et sans légende. Face close, elle ne montrait aucune clarté de Dieu… et ce lui fut une infinie désolation, pendant qu’il la baisait aux paupières trop fines et fripées sur les yeux trop gros et brûlants. Il comprenait les larmes du Christ dans le Jardin des Oliviers : devant sa mère, il se fût incliné, les bras en croix, comme devant la vision du calice que le père ne détourne d’aucun de ses enfants.

Le général se fit annoncer : la calèche allait conduire la malade chez le docteur. Omer ne fut pas invité à les suivre. Il en conclut que l’oncle voulait affermir son influence sur maman Virginie, soit par la nomenclature des richesses inscrites à son testament, par le texte du legs, soit par le récit des prouesses qui le maintenaient bien en cour sous le ministère de la Congrégation. Sans doute, il réussirait parfaitement à la persuader ; il obtiendrait d’elle une confiance inutilement sollicitée par un fils dont elle récusait sans examen les craintes : elle se gaussait de l’entendre prévoir un mariage agencé entre l’habile Augustin et la naïve Denise.

Pendant leur absence, Omer mesura la solitude absolue de son esprit qui ne s’alliait à nul autre. Sa mère elle-même se défiait ; sa sœur le haïssait ; l’oncle Héricourt le jouait ; le comte le maniait comme un instrument d’intrigue ; Édouard l’aimait par reconnaissance, rien que par ce motif, et s’occupait uniquement de marivaudage ; quant à Émile, ses devoirs de lieutenant l’avaient rappelé dans sa garnison, loin de Paris. « Il faut se résigner à Dieu… Prions ! » se dit Omer. Mais il n’écoutait pas les mots des oraisons qu’il prononçait à demi-voix.

D’abord superbe et triste, l’aspect du Christ aux grandes boucles se transfigurait bientôt, en son imagination, pour revêtir, sans toutefois cesser d’y transparaître, la face changeante d’Aquilina… De jeunes soldats ardents avaient, dans cette beauté même, incarné l’idéal de leur héroïsme libéral et patriotique. Cet idéal était un dieu sans doute, un de ces dieux à la façon romaine de la Vénus Victrix… Alors lui revint dans la mémoire cette parole étonnante du Père Anselme qu’il admirait maintenant : " il n’y a qu’un seul Dieu ; les autres sont ses masques !… " masque de Dieu, la liberté pour qui des martyrs allaient connaître la mort ignominieuse ? Masque de Dieu, l’amour ? Qu’était-ce que le divin, en somme ? La toute-puissance, celle même de créer en Aquilina un délire d’amour… il rêva de ce pouvoir, et d’un autre qui persisterait, éternel, parmi les transformations de la nature. Dieu lui fut la faculté sans limites de vivre toutes les existences, d’être, selon l’image du poète, ce grand tout qui soi-même s’adore par les voix des créatures et le scintillement des mondes. Et la raison naïve de l’adolescent s’excitait sans fin à ce jeu de métaphores faciles. Connaître Dieu, n’était-ce pas le devenir, régner avec lui, dompter ensemble ? Dans cette science se cachait le pouvoir qui plie les orgueils, qui dénonce les ruses, qui redresse la faiblesse, la coiffe d’une mitre, d’une tiare, et jette les royaumes des conquérants à ses pieds pontificaux. Parmi les foudres du Sinaï, Moïse écrit la loi, sous la figure éclatante apparue dans le buisson d’Horeb. Il masque Dieu. Auprès de cela, que valait une chair esclave de femme amoureuse ? Omer rit de sa sottise. Il réconforta sa mélancolie. Quelle chétive personne serait cette Aquilina vieillie, cassée, perdue parmi la foule à genoux, dans l’ombre d’une main bénissante et souveraine des âmes ! Il exalta son espoir du divin qui est aux cieux, dont le nom est sanctifié par ceux qui le comprennent totalement, dont le règne arrive dans les esprits savants, dont la volonté s’accomplit sur les planètes du firmament, qui donne le pain quotidien, qui pardonne les offenses envers la chasteté comme on pardonne aux mères défiantes, aux oncles traîtres, aux samaritaines et aux sulamites, qui ne laisse point succomber les sœurs folles à la tentation, mais qui délivre du mal les hommes de bonne volonté… ainsi la prière le calma. Le général Héricourt avait invité d’avance Denise et la tante Praxi-Blassans à venir souper avec la voyageuse et son fils. De Saint-Cloud, Aurélie et sa nièce arrivèrent à l’heure juste. Les grelots de leur voiture attelée en poste sonnèrent au moment même où Virginie dépouillait sa mante de levantine, et la jetait sur une plaque ovale de malachite soutenue, au milieu du salon, par un trépied de bronze. Denise, en un bond, fut au cou de sa mère : ― dieu merci ! Te voilà, ma vieille sainte… qu’a dit Broussais ?… ah ! Tant mieux !… la belle mine que vous avez, maman chérie, pour une malade !… vous n’avez pas souffert du froid, dans la diligence ? Pourquoi n’être point venue en chaise !… ta ! Ta ! Ta ! De l’argent… fi l’avare ! Vous tricotez, je gage, un fameux bas de laine, là-bas, dans la grande bicoque, pour y mettre un trésor bien lourd !… bel oncle, je vous souhaite le bonjour… vous avez aujourd’hui votre air de ténébreux Childe Harold ! N’est-ce pas, tante Aurélie ? C’est Childe Harold en Espagne !… ah ! Le voir debout, à la cime d’une sierra, en posture de dédaigner l’ignominie humaine ! Elle déclamait ces choses d’une voix drôle, parmi les jappements du petit chien rageur qui tentait de mordre les bottes du général. Durant plusieurs minutes on ne put s’entendre : la fureur de la bestiole dominait tout. Qu’Aurélie ne pût se faire écouter, et crispât les rides de son front las, cela ne choquait point Denise, ravie de soi, de son chien, du tumulte, de sa redingote en mousseline rose ballonnée sur les épaules, de ses manchettes bouffantes, des torsades épaisses cerclant le bas de son costume qui rappelait, par l’ampleur du col Médicis et par la roideur de la collerette, certaines modes en honneur au temps des Valois. Cependant que le bichon hurlait, elle se mira dans une glace d’acajou penchée entre deux colonnes de cuivre. Il lui importait peu qu’on ne pût émettre une phrase qui ne fût étouffée par les interruptions du chien. À un ordre de sa mère, elle finit néanmoins par s’accroupir devant lui, l’appelant :

― Amour !… Oh ! l’Amour qui fait du bruit méchant… avec sa petite gueule rose !

Elle le cueillit, le serra contre son cœur, lui offrit tout son visage à lécher.

― Ma fille, tu gagneras des boutons !

Denise haussa les épaules, laissa battre insolemment ses cils, frémir ses narines, tandis qu’elle berçait l’asthmatique et adipeux Amour. Omer lui décocha quelques réprimandes dissimulées sous la plaisanterie. Elle répliqua vivement qu’elle ne s’estimait point si ridicule. Ne courait-on pas en foule au Cirque Olympique pour voir le petit éléphant Baba dérober un mouchoir dans la poche de son cornac, ou le cheval Génie recevoir étendu sur un sofa et affublé d’une robe, les galanteries du cerf Coco ? Si Paris s’amusait à de telles sottises, était-il raisonnable d’attaquer son affection pour Amour, le seul être, après tout, qui lui fit fête quand elle rentrait, personne d’autre ne se dérangeant pour elle ?

― Même Édouard ?

― Oh !…

Elle le négligea de sa moue, en se tournant vers l’oncle Augustin, qui, sous un prétexte improbable, avait été revêtir l’uniforme de grande tenue avant qu’elle arrivât. Cette bizarrerie réveilla toutes les suspicions du jeune homme. Il essaya de la faire remarquer à sa mère ; mais celle-ci, sans répondre, témoignait à haute voix de la gratitude pour le testament du général. questionna Denise, étonnée. ― quand on part en campagne, ma chère, il est de règle d’écrire son testament… ― est-ce donc la guerre ? ― sans doute… on ne double pas, pour de simples manœuvres, les troupes du corps d’observation sur la frontière. Praxi-Blassans va préparer le bal au congrès de Vérone ! ― ciel ! Aussitôt sa figure se contracta, blêmit. Elle laissa tomber le petit chien, qui poussa des cris aigus, étranglés par l’angoisse et le désespoir, puis se réfugia sous un guéridon. ― eh bien, qu’est-ce ? Denise ! Demanda sa mère. Quel petit cœur sensible ! Crois-tu, Aurélie ?… mais elle est aussi pâle qu’une morte ! Immobile, le général examinait attentivement le trouble de sa nièce. Elle toussait, afin de faire paraître une raison de cacher son visage dans le mouchoir. L’oncle Augustin mit ostensiblement la main, sur les décorations qui lui couvraient le cœur : ― hé quoi, Denise ?… hé quoi ?… une fille de militaire !… allez-vous avoir vos vapeurs comme une petite bourgeoise de la rue Saint-Denis, quand son mari va monter la garde un jour d’émeute ! Omer remarqua très bien qu’il accommodait le ton de ses paroles au simulacre d’une profonde émotion malaisément contenue. Le général tira son mouchoir aussi, et s’essuya les tempes, de jolies tempes creuses, hâlées, d’où se projetait, droit, le profil d’une face aux yeux ardents, au nez courbe, à la bouche nue, rouge, arquée, retroussée, mobile et riche en significations. ― ah ! ― reprit la mère, ― ma petite chérie, ton oncle en a vu d’autres !… la providence garde ceux qui se dévouent à Dieu et à leur roi !… mais soudain Mme Héricourt parut gênée par une appréhension secrète. Elle baissa les yeux. Elle s’occupa de chasser quelques poussières illusoires le long de sa robe. La tante Aurélie regardait soigneusement les muses de stuc assises, une lyre à la main, dans la voussure du plafond. Une sorte de nuage noya son œil tendre. Alors le silence de chacun exprima des sentiments tragiques devinés par tous. Denise ramenait, en les frottant, le rose à ses joues. Elle appela le petit chien, pour dissimuler, et se plaignit de la température. ― le souvenir de Bernard, dit sourdement Aurélie, nous a toujours rendu pénibles les départs des nôtres pour la guerre… j’aime à penser que ce souvenir, Denise, ne te quitte pas non plus. Sa nièce ne répondit rien. Elle étancha deux larmes, sans épargner ses caresses à la bestiole, qui s’arrangea pour dormir sur les genoux et grogna. Nerveuse, Aurélie serrait en pelote les dentelles de son mouchoir. Maman Virginie, ayant croisé les doigts, murmurait une prière. Apparemment, le général flaira le péril qu’il y avait à découvrir, dès cette minute, son dessein. Le temps qui s’obscurcit, une lointaine détonation, le sifflement d’une chaude bise qui retroussa les feuilles du platane dans la cour, lui permirent de craindre à haute voix l’orage, puis de le souhaiter, changeant de propos. ― j’aime l’orage ! ― affirma Denise. ― la puissance de Dieu nous apparaît mieux alors, et d’une façon toute sensible, ― déclara Virginie sous un signe de croix. ― oh ! Moi, reprit l’enfant, ― je suis comme lord Byron. J’aime la tempête, la foudre et l’éclair. Ah, qu’il me plairait de braver les flots en furie sur un esquif, pendant que le feu sillonnerait l’air au-dessus de moi ! ― comment ! Tu lis les ouvrages de cet athée ? ― gémit sa mère. ― non… la gouvernante anglaise de Mathilde de Chaumont en sait les poèmes par cœur. Elle nous traduit les plus beaux passages… ― lord Byron est un grand désolé ! ― jugea l’oncle Augustin. ― vous aussi : vous êtes sévère à la façon de Childe Harold pour ce que les hommes admirent et recherchent. Tout vous paraît mesquin, parce que vous possédez une âme trop haute. ― oh ! ― douta modestement le sourire satisfait du général. ― je le sais bien, moi ! ― conclut-elle, en promettant beaucoup par l’intonation passionnée de ce " moi ". ― vous vivez donc avec Gulnare et Conrad, Kaled et Lara, ma chère ? ― je les connais par les récits de la gouvernante… que cette Gulnare fut heureuse d’aimer le corsaire et d’en être aimée, d’être sauvée par lui, de le suivre, déguisée en page, au milieu des plus grands périls, de les braver auprès de lui !… voilà la vie que je désire. ― tout cela est fort contraire à la décence que doit observer une jeune personne de la société ! ― fit observer doucement la tante Aurélie. ― mais pourquoi laisses-tu ma fille fréquenter cette Mathilde De Chaumont, et cette gouvernante immorale ? ― mon dieu, Virginie, il sied que les jeunes personnes aient des notions sur la littérature anglaise… et je ne m’imagine pas que Denise puisse prendre à la lettre les belles folies du lord… ― de pareilles abominations ne peuvent pas éduquer le goût naturel, mais le gâter ! ― ne sais-tu pas que le génie de lord Byron a chanté la plus magnifique tristesse qui soit au cœur humain ? ― n’importe ; il ne me plaît guère que Denise… et tu vois, tu vois la conséquence !… Mme Héricourt leva les mains au ciel, secoua la tête, ouvrit démesurément ses gros yeux navrés. ― mais, ma chère maman, ― cria Denise, ― je n’ai pas envie de prendre le voile, moi ! Il faut bien s’y résigner. Le sang de mon père bout dans mes veines !… je voudrais être homme, adorer le dieu des combats ! Pour les grands cœurs, la mort a des appâts inconnus aux âmes faibles… Dieu ! Si mon esprit vivait dans le corps de mon frère !… ― on croirait entendre, par ma foi, Mme la duchesse d’Angoulême ! ― plaisanta le général. ― " le seul homme de la famille " ― appuya l’ironie d’Omer, citant la parole de Napoléon. ― oh bien ! ― accorda-t-elle, ― je te permets de rire. Je sais… tu n’auras jamais de goût ni d’attrait pour ce jeu redoutable dont le sang du héros paye les fiches… tu ne joueras jamais aux dés avec le sort, toi !… ― holà ! ― fit le général. ― peste ! Ma chère, vous lui dites son fait… ah ! Le pauvre garçon !… Denise, je vous défends de médire de mon héritier… ― si vous attendez de lui qu’il couvre de gloire le nom des Héricourt !… ah !… lui et son cousin édouard se ressemblent ! à leur âge, vous vous échappiez des moulins, caché dans les chariots de fournitures sous les sacs de blé, pour rejoindre mon père à l’armée du Rhin… n’ayez pas peur, ils n’iront pas vous rejoindre à l’armée d’Espagne ! Omer n’avait jamais vu la sœur aussi méchante. Préparée à tout, elle ne déclamait pas. Elle n’égarait pas ses gestes plus loin que ne l’exigeait la caresse dont elle flattait méticuleusement le poil roux du bichon. L’élégance de ses grâces était parfaite. Elle comprimait tous les éclats de sa voix ; elle affectait un calme démenti par l’audace des images et des mots. Parfois sa face devenait comme de marbre verdâtre, impassible. Elle semblait vouloir donner l’exemple d’un caractère irréductible, en dépit de convenances parfaites. La crispation fréquente des narines marquait seulement du dégoût. Son frère, contre l’attaque directe, regimba. Comment admettre que Denise se vantât de perpétuer l’énergie de leur père, dans l’heure même où elle méditait de forfaire au vœu du mort ? Cette impudence l’irrita. Il voulut formuler une réplique, mais craignit de précipiter le destin en indiquant avec précision le malheur qu’il attendait. Toutefois à l’engouement pour l’oncle Augustin il opposa les opinions des Lyrisse et du général Pithouët. La violence de leurs idées en sommeil renaissait au nom de cette guerre d’Espagne.

― Peut-être, ma sœur, si j’allais du côté que vous dites, ne serait-ce pas en deçà, mais au delà des Pyrénées, dans la région que notre grand-père Lyrisse et l’oncle Edme s’apprêtent à défendre.

Il admira son courage civique, qui les blâmait tous.

― Bien répondu ! ― marqua le général Augustin, avec un grand rire. ― À la bonne heure !

― Hélas ! mon pauvre ami, tu seras toujours avec les gens de peu, toi ! ― soupira Denise.

Cette parole cingla la fureur d’Omer :

― Enfin, ― cria-t-il, ― tu m’as écrit à maintes reprises que ton avenir dépendait de mon ordination… J’agis au mieux de tes projets. Il ne t’appartient pas de me proposer aujourd’hui les exemples de l’état militaire, puisque aussi bien que notre mère tu m’en as détourné… Vraiment, cela ne t’appartient pas !… À moins, ― ajouta-t-il en hésitant, ― que tu ne renonces aux projets d’autrefois… À moins que tu ne renonces à tout ce que désira notre père…

Ayant marché jusqu’à la robe rose, il s’arrêta, les mains étendues, tout vibrant de la peur que la mauvaise fille ne s’affranchît, tout épouvanté devant ce que ses paroles nécessitaient de net et d’irréparable. Elle ne répondit rien encore. Elle enferma son âme dans l’impassibilité de son visage verdâtre. Mais elle ne protesta point de son attachement aux idées de leur père, de la tante Aurélie. Le silence fut un aveu. Chacun l’entendit de la sorte, car chacun regarda la comtesse de Praxi-Blassans… à sa place, dans le fauteuil de bois doré et de velours pourpre, il ne restait plus qu’une vieille créature lamentable, dont les joues se fanèrent instantanément, dont les mains s’agitaient au hasard devant ses yeux clos. ― Omer !… Omer, que veux-tu dire ? ― gémit-elle. Puis avec hauteur et indignation, elle avertit : ― prends garde à ce que tu veux dire…, Omer ! Aux derniers mots, le son de cette prière vint comme du fond d’un abîme. Omer ne parla plus. D’ailleurs il pouvait encore se tromper. Muni, depuis le veuvage, d’une fortune considérable, l’oncle Augustin n’était pas obligé de céder à sa convoitise du bien Héricourt. Une taille de jeune homme, une belle figure, une situation glorieuse lui permettaient de vouloir les joies diverses des aventures illicites. Peut-être se souciait-il peu de jouer les rôles byroniens, sa vie durant, pour les émois d’une petite fille que des lectures affolaient et persuadaient de courir, vêtue en page, aux côtés d’un Lara botté, chamarré. Le général s’en fut au bout de la pièce, par discrétion. Il feuilleta des brochures, il déplia des cartes militaires. Un moment il y eut le seul bruit du papier qu’il étendait sur le marbre de la table haussée par des sphinx d’acajou. Denise leva la tête vers son oncle, et le contempla qui déchiffrait avec indifférence, semblait-il, la topographie du pays basque. Alors elle laissa, muette et grave, ruisseler contre ses joues des larmes d’enfant. Aurélie les regarda du fond de son trône où elle gisait vagissante, éperdue, effondrée dans sa robe grise et son écharpe noire, le chapeau de paille à visière tombé des genoux, les mains contenant son cœur torturé. ― Denise !… Denise ! ― implora-t-elle comme si elle l’appelait d’un pays lointain. ― Denise !… ne te souviendras-tu pas de ma tendresse ? Je t’ai élevée pour l’accomplissement d’un désir sacré !… Denise ? Alors la figure de la jeune fille se contracta vers ses lèvres, qui s’ouvrirent, se froncèrent autour des narines. Un hoquet de douleur la secoua ; elle fondit en sanglots… ― c’est donc vrai, ma fille ?… tu n’acceptes pas de réaliser le vœu de ton père ? ― cria Virginie. ― je ne peux pas ! Je ne peux pas ! ― scandèrent les sanglots. Le général s’était dressé. Du fond de la pièce, debout derrière ses cartes et ses brochures, il déclara : ― j’aime Denise comme elle m’aime… je vous demande sa main, Virginie. ― c’est infâme, c’est abominable, ô mon dieu ! Ainsi la tante Aurélie se lamentait. Elle s’affaissa dans le fauteuil, en se tordant les mains. Omer sentit fléchir ses jambes à la vue d’un si terrible désespoir… il s’indigna contre celle qui le provoquait. ― ma sœur !… Denise !… l’espérance du mort n’est donc plus sacrée pour toi ? ― je ne peux pas !… je ne peux pas ! ― scandèrent encore les sanglots de la jeune fille. Elle se cacha, suffoquant, sous le mouchoir trempé. Omer répéta sa phrase, qu’il estimait digne d’être prononcée au théâtre, imprimée dans l’histoire. Corneille en eût fait un vers… cette sensation d’artifice ne l’empêchait point de souffrir à l’unisson des autres, dans cette grande salle aux sombres lambris rougeâtres, aux sphinx d’acajou, aux muses de stuc, aux vastes glaces cintrées, aux lustres qui se miraient dans les lumières profondes du plancher en losanges. ― Denise ! Denise ? L’espérance du mort n’est donc plus sacrée pour toi ? ― ah ! Ah ! Mon frère… pardon !… pardon !… je ne peux pas !… je ne peux pas !… elle glissait de la chaise à terre. Le petit chien, ébaubi, se gratta l’oreille, puis se blottit près la jupe de la pleureuse, qui avait enfoui sa tête dans ses bras croisés sur le siège. ― Dieu ne peut me conseiller de vous unir ensemble, Augustin ! ― Virginie, je vous le jure, j’aime Denise. Elle a cette illusion que je possède les mérites de Bernard ; elle a cette illusion que j’ai participé à ses exploits, que j’ai son courage, que je continue sa gloire… c’est un peu de son père qu’elle aime en moi. ― oui ! Oui !… ― soupira Denise. ― alors, ne l’accusez pas d’anéantir les espérances de son père ; c’est pour vivre près de celui qu’elle imagine à la ressemblance de ce grand homme qu’elle m’a choisi plutôt qu’un freluquet… ne doutez pas de son respect filial. Ses sentiments à mon endroit témoignent de ce respect. ― qu’en savez-vous, mon oncle ? ― dit Omer. ― qu’en savez-vous ? ― cria la tante Aurélie. ― Denise est une enfant. Elle ignore tout… votre uniforme et vos aventures de guerre l’éblouissent… elle vous aime comme le personnage d’une gravure de roman… mais plus tard ? ― oui, plus tard ? Dit Virginie. ― cela ne regarde que moi seul, ― répliqua durement le général. ― les goûts de ma fiancée sont ceux de bien des françaises pour les compagnons de l’empereur… vous-mêmes, Omer, n’avez-vous pas une vive sympathie pour le capitaine Lyrisse parce qu’il raconte chaleureusement la gloire de nos armes ? Il n’y a rien d’étonnant à ce que votre sœur aime la gloire aussi.

― Il y a d’autres gloires que la gloire militaire…

― Celle-là seule est impérissable qui s’inscrit avec le sang des batailles… Elle récompense le plus haut sacrifice que l’homme puisse faire, celui de la vie, pour une idée…

― Ou pour… quelques idées ! ― insinua froidement Aurélie, derrière ses mains collées à son visage.

― Personne ne saurait mettre en doute ma loyauté… Un soldat sert la patrie d’abord, les souverains ensuite. J’ai servi la France, qu’elle fût républicaine, impérialiste ou royaliste, parce que mon épée lui appartient avant d’appartenir à mes raisonnements… Sachez-le… Je n’ai pas, comme le comte de Praxi-Blassans, été voir d’abord à l’étranger qui payait le mieux les services, Condé ou le premier consul, pour me décider en faveur du plus puissant, avec l’intention de le trahir dans la suite ! Je n’ai pas acheté, un à un, les sénateurs, en avril 1814, pour le comte de Talleyrand !… Voilà ce que je n’ai pas fait, moi !

Le général marchait à grands pas. Ses éperons sonnèrent. Ses sourcils noirs se froncèrent vers ses cheveux argentés. Il laissa tout à coup sa fureur bondir.

― S’il s’agit d’honneur, je me contente du jugement de mes pairs, Soult, Oudinot, Marmont, Gouvion Saint-Cyr, Bourmont. De quel droit irez-vous contredire ces hommes généreux qui ont répandu leur sang par toute l’Europe ? De quel droit nierez-vous la rigueur de leurs consciences, vous, Aurélie, vous, la femme d’un diplomate retors qui, à ce moment même, trahit M. De Villèle pour M. Mathieu de Montmorency, avant qu’il perde celui-ci pour s’inféoder à M. De Chateaubriand, et qui mêle cet enfant à ses machinations auprès du Père Ronsin ?… Et, tenez, je n’insisterai pas. Je comprends trop pourquoi mon pauvre frère, qui était un soldat loyal, accapara toute votre affection, à la place de ce gentilhomme adroit. Je prise et j’admire cette profonde et noble amitié qui vous lia tous deux, qui vous fit promettre de marier ensemble vos enfants nés à la même date… Vous détestiez la ruse de Praxi-Blassans. Vous aimiez la franchise de Bernard… Denise est comme vous. Elle craint l’esprit d’Édouard, élevé dans la société fourbe des diplomates. Elle me l’a dit mille fois. Le caractère de Praxi-Blassans effraie la simplicité de son cœur noble et généreux comme celui de son père.

― Oh ! oui, cela m’effraie ! ― protesta Denise, toujours immobile et qui reniflait ses larmes. ― Oh ! oui…

― Denise ! Denise ! ― s’écria la tante Aurélie, du fond de l’ombre. ― J’ai instruit Édouard en vue de ton seul bonheur. Je l’ai formé à l’image de ton père, autant qu’il me fut possible. Il t’aime tant ! Il t’adore avec tout l’amour que j’ai su cultiver en son cœur. C’est pour toi que je lui fis lire les poèmes qui enchantent l’âme et qui donnent l’envie d’aimer passionnément. Je lui enseignai que la Béatrice du Dante, c’était toi ; que la Laure de Pétrarque, c’était toi ; que la Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, c’était toi. Je lui appris lentement à chérir comme j’aurais voulu être chérie, comme j’avais rêvé, toute ma vie, d’être chérie. Maintenant il t’aime, il t’adore. Il mourra de ton abandon. Quoi ! Denise, me rendrais-tu criminelle et marâtre devant un fils qui m’accuserait de n’avoir pas su prévoir sa douleur ? Rejetterais-tu dans mes bras un enfant désespéré, blasphémant contre la nature ?… Denise !

― Édouard n’aime pas, ― ripostait la jeune fille d’une voix sourde et grelottante. ― Il entend surtout me dominer. Il espionne mes gestes, il me demande compte de toutes mes paroles, il soupçonne tous mes pas. Il ne m’aime pas ; il veut me dominer, voilà tout… Avec un titre de noblesse et quelque fortune, il m’achèterait comme un animal de luxe, qui plaît, qu’on flatte, qu’on mène, qui cède, qui obéit, qui tremble… Il veut savoir mes pensées ! Il ordonne déjà mes attitudes ! (Elle releva la tête et ses accents devinrent colériques.) Il réprimande ! Il autorise !… C’est à en mourir !… La fille du colonel Héricourt n’est pas de celles que peuvent soumettre les caprices d’un petit garçon vaniteux… Si j’accepte un maître, c’est qu’il aura prouvé d’abord sa puissance sur les hommes. Et, puisque je dois tout dire : eh bien, votre fils, ma tante, cherche en moi une amie de ses péchés et non pas une épouse de son âme…

― Mais c’est l’amour, ça ! ― dit Omer.

Cette fois Denise s’agitait, gesticulait. Elle se releva, s’essuya la figure, défripa sa robe, pinça les crevés de la mousseline sur ses manches… Son frère la jugea fort ridicule. Il supposait aisément les raisons qui poussaient le général à demander la main de la jeune fille, mais il ne s’expliquait pas comment elle préférait à la jeunesse d’Édouard l’élégant et froid égoïsme de l’oncle, sa figure un peu trop desséchée, les rides certainement menues, mais évidentes, de la patte d’oie, les cheveux argentés, et la poigne de fer qu’on soupçonnait sous cette politesse affable. Omer n’osa présenter tout haut ces remarques, parce qu’il prévoyait le triomphe du général : dès lors, il eût été maladroit d’agir en adversaire. Il compta qu’il ménageait suffisamment les scrupules de son propre orgueil en n’épargnant point à Denise les objections de sa rhétorique.

Mme Héricourt ne disait rien. Les yeux au plafond, les mains jointes, elle présentait à Dieu ses tourments. Aurélie gardait ses longs doigts d’opale, enrichis de joyaux bleus et verts, contre ses paupières, contre sa figure un peu mauve dans sa pâleur. Le chapeau de paille était tombé à ses pieds ; elle ne se révélait vivante que par de légers bruits de soie grise dans les volants horizontaux de sa robe. Pourtant elle se plaignit avec douceur :

— Mon dieu, avoir choyé, quinze ans, sur mon cœur cette enfant-là… Avoir avidement recherché dans ses yeux jolis le regard fort de mon frère… Avoir cru l’y retrouver, pour… Oh ! C’est trop de peine ! c’est trop de peine !… Que reste-t-il de ma vie alors ?… Dis-moi, Denise, quelle pitié as-tu de moi ?… Tu fus mon enfant à qui j’ai sacrifié mes deux aînés. Ma fille est jalouse de toi, tant je t’aime ! Delphine veut entrer au couvent parce que je la délaisse… Et voici que tu renies tout, tout… la parole sacrée du mort… Et comment peux-tu penser que ta mère consente à cette union ?… Réfléchis…

― Je ne peux pas… Je ne peux pas laisser Augustin partir seul pour l’Espagne. Je m’enfuirai plutôt. Je tenterai toutes les folies… Je ne peux pas… Je ne peux pas faire autrement… Je t’aime, ma tante, mais je l’aime plus que toi, plus que maman, plus que tous… plus que moi-même… C’est ainsi… Et je n’y peux rien… et vous n’y pourrez rien non plus…

La jeune fille dit cela très sûrement, très simplement. Elle écrasa de nouvelles larmes venues aux coins de ses yeux. Une porte se referma : le général avait disparu pour laisser Denise les convaincre sans honte.

― Ma chère maman, ― dit-elle, ― laisse-moi me marier avec mon oncle ! Je te le jure : c’est notre bonheur que tu permettras… Ma chère tante, comment vous plaire si j’épouse Édouard contre mon gré ? Je l’estime assez pour ne pas vouloir qu’il soit malheureux. Ma chère maman, je t’en prie à genoux…, tu vois : je suis à tes genoux ; permets-moi d’épouser Augustin…

― En vérité, je ne le puis pas. Ton père m’a légué un vœu auquel tu dois obéir… Écoute, Denise. Tu es une enfant. Tu ne devines pas qu’une enfant ne saurait se marier à un homme de cet âge. Le succès n’est pas tout… Veux tu aller faire une retraite au couvent, avec moi ? Nous demanderons conseil à Dieu ?… Si tu acceptes, je ne rendrai pas aujourd’hui de réponse à mon beau-frère… Inutile de me demander autre chose… Seul, Dieu peut te rendre sage et docile… Le monde a donc perverti en si peu de temps une petite fille pieuse, Seigneur !

Mme Héricourt ne se laissait point fléchir. Invoquant sa correspondance avec les religieuses, qui dissertaient naguère sur leur élève comme sur une jeune personne accomplie, elle accusait indirectement Aurélie de tout le mal. Denise se reprit à sangloter dans les jupes de sa mère, qui lissait les boucles de ses cheveux artistement calamistrés autour du front, et la coque de tresses érigée en haut de la tête. Le petit chien ronflait dans un fauteuil, sous le nœud de soie blanche. Mme De Praxi-Blassans s’essoufflait, immobile et silencieuse derrière ses belles mains qui portaient tant d’opales, de turquoises, de rubis et de diamants au milieu des anneaux d’or. Derrière ce masque de lumières somptueuses, elle était comme morte, sur un trône impérial.

― Ah ! Ma pauvre Aurélie, on dirait que j’entends saigner ton cœur, goutte à goutte, ― dit tout à coup sa belle-sœur. — Tu l’aimais, notre Bernard, tu l’aimais bien plus que je ne savais l’aimer, moi… Te rappelles-tu ? C’était en 1804, pendant l’été, en Lorraine. Il attendait au camp de Boulogne que l’Empereur lui rendît son grade, après l’affaire du général Moreau… Un soir, tu entras dans le salon des colonnes ; tu paraissais hors de toi… Tu m’as remis une bourse, et tu m’as conjurée de rejoindre Bernard, parce qu’il devait être très malheureux ; et tu m’as tant priée, suppliée, que j’ai fait atteler la chaise sur l’heure, et que je suis partie, la tête toute pleine de ta peur et de ton affection pour lui ; et quand je suis arrivée là-bas, près de la mer, je l’ai trouvé, comme tu l’avais craint, devant ses pistolets chargés sur la table… Alors je lui ai répété mot pour mot ce que tu m’avais dit de tendre pour lui, et il baisait éperdument tes paroles sur ma bouche… Ah ! j’ai compris ce jour-là, que je ne saurais jamais le chérir qu’en t’écoutant l’aimer… Nous étions bénies de Dieu quand j’ai su que nous étions grosses du même mois, que nous mettrions, le même mois, au monde nos deux enfants, conçus au moment le plus fort de ton amour fraternel, de mon amour d’épouse… Et quand ils sont nés, les chérubins, comme nous avons pensé tous trois à voir un jour marcher par les chemins du parc, au printemps, le garçon et la fille qui lui ressembleraient et qui nous ressembleraient… Nous avons frémi de bonheur en imaginant quelles âmes, les nôtres, échangeraient leurs lèvres, le soir de leurs fiançailles… Nous nous serions vus vivre tous trois en eux deux, corps et cœurs… Te souviens-tu ?… Tu pleures, ma mie ? Tu pleures… Et cette enfant pleure sur mes genoux, Aurélie !… Et quand Dieu eut enlevé glorieusement Bernard à notre passion, comme il nous a paru qu’il continuait de vivre, puisque Édouard et Denise grandissaient côte à côte pour ce baiser des noces que nous avions rêvées ensemble… Tu pleures, Aurélie !… Tu pleures… Hélas ! rien n’est sûr de ce que nous proposons, en dehors de Dieu… Entends-tu, Denise entends-tu pleurer ta tante Aurélie ? Entends-tu, ainsi que moi, saigner son cœur goutte à goutte ?…

― Ma sœur, tu pourrais entendre saigner aussi le corps de notre père comme il saignait quand il désira ton mariage avec Édouard, sur le champ de bataille de Presbourg !

Omer articula religieusement ces mots. Il lui semblait que le mort habitait sa chair de fils, parlait en lui, et suppliait, par lui, sa sœur agenouillée dans cette robe rose, sa sœur qui sanglota plus fort, sa sœur qui n’était qu’une nuque frêle et fauve sous les cheveux bien étirés vers les hautes coques de la coiffure… Aurélie n’ôta point le masque de lumière que lui faisaient les joyaux de ses mains, mais elle soupira ces mots :

― Denise ! Denise ! n’entends-tu pas pleurer l’espoir de nos trois vies, Denise ?… au moins des deux vies qui t’ont engendrée, Denise !…

Alors un frisson terrible tordit l’enfant sur les genoux de sa mère, et elle s’écria, sans lever la tête :

― Je ne peux pas entendre… je ne peux plus entendre… Je suis l’épouse d’Augustin, car j’ai obtenu qu’il fît de moi sa femme… avant le sacrement…

L’angoisse d’Aurélie cria.

Et pendant que Mme Héricourt étreignait les poings de sa fille, la repoussait, l’interrogeait, pendant que Denise, de hoquets en sanglots, confessait les visites secrètes du général, comment il chevauchait, chaque midi, jusqu’au domaine de Saint-Cloud, et les hymnes de séduction, et toute la comédie : le saut de loup que franchit le cavalier pour baiser la main de la jeune fille pour abuser ensuite d’une innocente, d’une imprudente, d’une ardente enfant, Omer pensait : « L’espoir même de mon père est anéanti à cette heure, après son corps tué à Presbourg, après ses triomphes abolis à Waterloo… L’espoir même de mon père est vaincu… Tout ce qu’il crut sacré, le voilà vaincu… »

Aux exclamations de ces fureurs et de ces douleurs, reparut le général.

― Augustin, Dieu vous pardonne !… Voici votre femme, ― accorda Mme Héricourt.

― Qu’on appelle mes gens ! priait Aurélie : je veux partir.

Le général releva tendrement Denise et la conduisit à un siège. Puis il déclara :

― Omer je vous en donne ma parole d’honneur, je rendrai la générale Héricourt la femme la plus glorieuse de France !

— Je le souhaite, monsieur, et vous salue, ― répondit gravement le frère.

Il ne se révoltait pas contre la puissance de cet homme. Il ne voulut même pas arracher les breloques et la montre pour les lui jeter à la face… Il quitta simplement l’hôtel avec sa mère et sa tante qui une fois en calèche, s’évanouit. On la transporta dans la petite maison de l’Allée des Veuves ; et l’on eut quelque mal à lui faire reprendre ses esprits. Alors elle ne parla plus, resta telle qu’un mince cadavre de vieille, en robe de soie grise, en écharpe noire ; un petit cadavre masqué de joyaux multicolores par les mains qui voilaient la déchéance de son visage. Sur le tard, les deux femmes regagnèrent Saint-Cloud.

Resté seul, Omer médita la parole de Mme Héricourt : « Tu vois bien : il n’y a que Dieu… » Oui, certainement il ne restait que les magnifiques illusions divines. Hommes, femmes, lui parurent de rusés criminels, ou des brutes violentes et maîtresses. Le général Héricourt lui semblait un travestissement de ce beau Lucifer, vainqueur des âmes, qu’à tant de vitrines les gravures montraient assis sur la cime d’une roche abrupte, enclos dans ses ailes de nuit et méditant, les doigts contre le rire arqué de sa bouche sardonique. L’amour était son œuvre : mensonge, viol et trahison. La gloire était son œuvre : vol, meurtre et jactance. Omer condamnait son désir d’Aquilina et les affres de sa passion quand il se fut agenouillé devant le crucifix pour se livrer à Dieu, à son omnipotence : elle finira par régner sur le monde et par chasser Satan de tous les cœurs.

Le surlendemain, il reçut la visite matinale d’Édouard : Omer s’attendait à le voir abattu par le chagrin, défait près du suicide. Au contraire, le cousin exhala sa fureur d’avoir sollicité l’affection d’une sotte, d’avoir renoncé un moment pour elle à la brillante carrière ecclésiastique que son père lui pouvait offrir. Et, parce qu’Omer excusait Denise, certain qu’au fond il la regrettait, Édouard s’irrita :

― Ta sœur ne vaut pas la crosse et la mitre !… Il ne faut servir que Dieu, ne parlons plus d’elle. J’ai été fou, deux nuits. Ce matin, je suis fort.

L’était-il, vraiment ? Ils s’embrassèrent et s’entretinrent de théologie, en souffrant. Omer s’étonna : l’orgueil extrême du cousin le guérirait. Le dépit d’avoir été méconnu étoufferait les rancœurs de l’amour trahi. Édouard était plus fort que ses chagrins.

La comtesse était partie en poste pour sa terre de Blassans. Les jours furent occupés par les démarches précédant les noces. Il convenait d’obtenir les dispenses ecclésiastiques pour l’union entre parents. Denise accepta de rester en retraite chez les religieuses de Picpus jusqu’à l’heure de la cérémonie, qu’on célébrerait dans leur chapelle. Un soir, elle se dit souffrante, fit venir le médecin et sa mère qui sortit du cloître, sûre de la virginité de sa fille. Le docteur l’avait certifié : c’était une ruse que cet aveu de séduction totale. Avec les notaires, Denise discutait les termes du contrat d’après les messages reçus de Caroline. L’étudiant découvrit encore, sous les cachets des lettres qu’envoya Aloyse, deux boulettes diplomatiques. Il fut en dire le contenu au Père Ronsin, qui le reçut mieux. Entre temps, Omer ne quittait pas Édouard, ni Mme Héricourt très malade. Le nom de la pécheresse, ils ne le prononçaient pas, mais ils s’éclairaient mutuellement, tous trois, sur ce qu’ils estimaient connaître des mystères religieux. Les deux jeunes gens souhaitaient encore d’établir le bonheur des hommes, avec le secours providentiel. Mme Héricourt ne songeait plus qu’à éviter l’enfer… Elle décrivit des visions affreuses qui ne manquaient pas de l’assaillir, chaque nuit, pendant le sommeil.

— Tout à coup, ― disait-elle, ― je sens le monde s’abîmer sous moi. La terreur étrangle mes cris. Puis, tout s’éclaire d’une lueur blafarde. Je me vois rouler dans un mouvement confus d’avalanche. Le feu hurle ; les vents écorchent et sifflent. Et peu à peu je distingue, autour des plaintes, autour des lamentations, les chairs flétries de milliers de gens qui tombent indéfiniment, comme les eaux d’une cataracte humaine sans limites, depuis les hauteurs oubliées jusque vers les profondeurs insoupçonnables. Les grimaces atroces des douleurs sautent avec les visages, comme les flocons d’écume sur le torrent. Une bouche sanglante appelle un nom. Deux yeux glauques regardent l’épouvante. Un nez s’écarquille à flairer la foudre qui cingle. Tous les crânes sont chauves ; toutes les figures trouées par des ulcères bleuâtres. Les mains saigneuses griffent le vide. Les jambes crevées par leurs tibias rompus se ramassent autour des ventres flasques, pour retarder l’instant de toucher les flammes éternelles qu’on entend tonner et mugir… Souvent une face hideuse point dans l’infini livide : c’est un ricanement démoniaque entre deux oreilles de chat vert, et une queue de singe qui se tord par-dessous. Ensuite un œil triangulaire grossit et toute une tête grandit, accourt, précédée par les glaces de l’effroi qu’elle darde… La cataracte entière des damnés gémit et se tord. En une seconde, les chairs gèlent ; les ongles se fendent, la peau se rétrécit, craque. Les os éclatent, percent les muscles. Les yeux deviennent deux glaçons si froids qu’ils brûlent l’intérieur de la cervelle ; elle enfle et fait s’ouvrir le crâne comme la coque trop étroite d’un marron mûr. Alors on est effleuré par l’œil triangulaire de Belzébuth, qui est un pôle de neiges entassées… Le gouffre de son ricanement aspire les ondes de la cataracte. Elle s’y précipite avec les corps noués les uns aux autres, les poings serrés, les terreurs qui beuglent, les blessures d’où jaillissent les fontaines de sang noir et tiède… À ce moment, des faux invisibles coupent les membres, tranchent les ventres. Les intestins coulent des plaies. Les mâchoires sautent des bouches avec des lambeaux de joues. Les échines sont cassées en deux, ainsi que les branches sous le genou d’un bûcheron robuste. Des morsures creusent la vie pantelante. On souffre à peine de la torture présente, tant on redoute la torture prochaine… Les poitrines s’ouvrent à deux battants, tandis que les nerfs se rompent comme des ficelles étirées, que les chairs se déchirent comme des étoffes, que les viscères pendillent au bout des veines bleues…

Immobile dans le fauteuil, Virginie contemplait le cauchemar, muette subitement. Ses gros yeux saillaient des paupières inertes ; ses mains tremblaient sur ses genoux, et des frissons la traversaient…

― Les mots manquent pour décrire — reprenait-elle. ― Et qui sait ? J’ai peur de décrire… Les choses se réaliseraient peut-être, si je les racontais toutes… Ce sont des mystères indicibles… Oh ! cette rapidité de douleurs en torrent dans lesquelles on roule, tandis que les moitiés du corps fendu en deux heurtent on ne sait quels rocs, on ne sait quelles créatures visqueuses et plates mêlées aux flots des damnés… Et puis il y a des apparitions… Souvent, j’aperçois Bernard, qui repousse la lourde terre et l’herbe de sa tombe : il a son casque de dragon sur sa tête pourrie mais reconnaissable pourtant, ses épaulettes d’argent, son habit vert, et sa croix ; au lieu de jambes, il entraîne des débris fangeux et sanglants dans la chute universelle… La colère de son regard cherche Napoléon, que je vois alors descendre avec un flot de soldats hargneux qui le percent de leurs baïonnettes, qui l’amputent avec leurs sabres, qui l’atteignent à coups de feu ; les boulets emportent ses membres, repoussés aussitôt afin de souffrir les blessures des millions d’hommes morts pour son ambition. Bernard l’avise et, soudain, la pourriture de sa face disparaît, son visage net et sain brille de haine ; il se penche sur le bronze d’un canon ; la fumée l’enveloppe ; je le revois alors admirant sa vengeance : Napoléon à terre, dans une mare rouge, les jambes déchiquetées, comme furent déchiquetées celles de ton père par le boulet de Presbourg… Pendant que Bernard se repaît du spectacle effroyable, ses yeux se vitrifient, des pustules gonflent ses joues, sur les dents la peau se colle, s’étire, s’applique, fond, et dans le casque il n’y a plus qu’un crâne affreux… Oh !… Cependant Napoléon se redresse pour trébucher sous les douze balles des exécuteurs que commande un beau jeune homme, le duc d’Enghien. Puis le fantôme disparaît dans l’avalanche de fantômes en uniformes, qui ont pour voix confuses des roulements de tambour et des détonations d’artillerie… Ensuite la cataracte tombe, tombe, tombe… Ah ! pourquoi, mon Dieu, pourquoi me faut-il vivre déjà dans l’horreur de l’enfer ?

Son fils et son neveu la calmaient à peine. Ces images grossières et naïvement abominables la hantaient presque toujours. Elle n’y échappait qu’à l’église, parmi les odeurs des cires, de l’encens, les sons des orgues, des chœurs sacrés, sous les rayons colorés des vitraux. Elle emmenait avec elle les deux probationnaires, dont elle réclamait les oraisons. À genoux sur le prie-Dieu, non loin de l’autel doré, du Christ en croix, Omer goûtait une jouissance bizarre à reconnaître sa détresse. Fini le temps où chez Corinne, à la Goguette, il accompagnait le capitaine Lyrisse, se croyant près de rétablir en Artois la République des Philadelphes ! Nul enthousiasme ne persistait en son âme débile. Pauvres, proscrits, les Lyrisse erraient par l’Espagne, à la veille de combattre les soldats de cette France dont ils avaient conduit les étendards jusqu’aux frontières de l’Asie. Quelle fin misérable leur était réservée ? Vaincus, ils l’étaient encore plus que le bisaïeul enseveli dans ses paperasses entre les vieux murs du château que délabraient les ouragans de la saison. Et maintenant, Omer pouvait-il conserver l’espoir de porter quelque jour la mitre épiscopale ? Édouard De Praxi-Blassans allait obtenir de son père la protection promise d’abord au frère de sa fiancée. Toute la vie, sans doute, Omer serait un prêtre obscur disant la messe du matin dans une triste et froide église de province, écoutant au confessionnal les stupides aveux des maritornes, des servantes, des boutiquiers et des rustres.

Parmi les exercices de piété, c’était le chemin de la croix qui lui plaisait le mieux. De station en station, il substituait ses malheurs à ceux du Christ ; il s’attristait sur lui-même, qui ne pouvait s’affranchir comme Denise, et qui demeurait le serviteur de la démence maternelle. Un jour, il envia l’audace de cette fille vicieuse, gourmande et colérique, si fière de ses fautes. Il se demandait si ce n’était point la vérité que d’acquérir l’indépendance de ses passions, que de triompher du devoir traditionnel, que de vaincre la Loi, comme les jacobins avaient vaincu le Roi, comme les soldats de la République, du Consulat et de l’Empire même avaient vaincu les monarques de l’Europe ?… Denise avait rompu les fers rivés à son avenir par le vœu du colonel Héricourt. Lui restait l’esclave de la compassion pour sa mère, de l’obéissance. Et il admit que Denise déployât l’énergie qui fait les grandes choses. Au contraire, il se rangeait dans la catégorie des bonnes gens dociles aux volontés des forts. Il abdiquait sa vie volontaire.

Et pourtant ceci se nommait le Bien ; cela se nommait le Mal. Sa faiblesse l’invitait au Bien. Les entraves de la Loi garrottaient ses gestes. Il n’eût pas, lui, renié le vœu du père, même s’il se fût agi d’épouser la laide, l’acariâtre Delphine. Ne s’était-il pas soumis, pour l’honneur de ce vœu, aux remontrances du comte ; n’avait-il pas loyalement cessé d’écrire au capitaine Lyrisse ; n’avait-il pas renoncé à toute la fièvre amusante et belle des conspirateurs ?

Aujourd’hui cependant, l’acte de sa sœur le débarrassait des serments : rien n’empêchait qu’il sautât en selle, que d’un seul galop il gagnât Bayonne et l’Espagne constitutionnelle pour y combattre au milieu des carbonari, des demi-soldes, des chevaliers de la Liberté, contre les tyrans. Rien ne l’empêchait que peu de chose : l’allure pitoyable d’une pauvre veuve au visage incolore, contemplant son propre effroi de l’enfer, dans la solitude d’une église. Et cette malheureuse qu’aimaient seules la raison d’Omer, la pitié d’Omer, non ses instincts spontanés, cette malheureuse le retenait par des liens plus étroits que ceux des passions violentes ou des idées héroïques.


Au jour marqué pour l’exécution des quatre soldats de La Rochelle, jugeant sa mère trop triste dans le petit salon cramoisi de l’Allée des Veuves, où elle était venue se lamenter, Omer faillit ne point la quitter, si grand que fût son désir d’admirer les figures de ces hommes. Il avait lu dans les journaux les débats du procès, les fières réponses de Bories aux juges, l’odieux acharnement du ministère public contre des jeunes gens épris d’une liberté toute verbale, et qu’avait compromis l’unique tort du dîner avec le général Berton, après le complot avorté sur le pont de Saumur. Il prétendit voir, au passage, ces nobles faces et les plus vrais des héroïsmes, afin de leur jeter, si possible, un salut. Surtout il espéra que les dix mille carbonari de la capitale tenteraient les hasards d’une émeute pour délivrer leurs « bons cousins ». Le capitaine Lyrisse avait toujours vanté les dévouements romains et les courages mystérieux de ses amis ! Omer ne douta point d’assister à une scène grandiose, où reparaîtrait l’élan de la liberté latine en lutte contre les rois. Sa mémoire des auteurs classiques assimilait aux Brutus les amis inconnus des condamnés. Il déplora que la raison et les circonstances le retinssent dans l’autre parti. Mais il souhaitait furieusement la réussite du complot et la délivrance des victimes. De ce spectacle probable il attendait des émotions très vives. Pendant toute la première partie du jour, il trembla de ne les pouvoir éprouver.

Enfin les peines de maman Virginie se turent. L’herboriste vint la saigner à deux heures, et la faiblesse qui suivit la perte du sang lui valut un peu de sommeil. Omer envoya chercher son cheval au manège. Il se mit en selle et trotta vers le Palais de Justice.

En silence lugubre, des gens se hâtaient le long du quai. Des rues ils sortaient en bande, la canne au poing. Un peloton de gendarmes au grand trot passa, la jugulaire à la lèvre, et la mine dure, dans un cliquetis de fer. Les redingotes brunes, les chapeaux militaires et les gourdins des policiers apparurent au débouché des passages, sous les potences des réverbères, devant les fontaines publiques, près des marchands de coco, dont le kiosque portatif attirait en groupes les buveurs. Derrière les échoppes des savetiers et des ravaudeuses se dissimulaient maintes silhouettes de mouchards, reconnues, puis raillées par les commères qui avaient, autour de leurs coiffes, noué des rubans noirs ou rouges. À mesure qu’Omer s’approchait du Pont au Change, l’affluence s’augmentait moins de populaire que de petite bourgeoisie. Polonaises à brandebourgs, chapeaux poilus, habits marrons, pantalons de casimir, gilets à châles, habillaient de funèbres jeunes gens. Des vieillards à favoris gris et des civils à tournure martiale se cambraient dans de longues redingotes bleues, se saluaient comme aux enterrements. De-ci de-là, le cavalier aperçut quelques bonnets de coton à rayures sur la tête d’apprentis en vestes, dans les rangs de la multitude. Pas une parole ne se mêlait au bruit des pas foulant le sol. Aux fenêtres, les personnes accoudées entre des pots de fleurs échangeaient à voix basse leurs réflexions. Les buffleteries jaunes des gendarmes à pied, leurs bicornes en bataille, leurs baïonnettes ternes limitèrent la procession de la foule. Une farouche prudence fermait les bouches furieuses, éteignait les regards. Devant un estaminet, un monsieur qui proclamait à haute voix l’indignation d’un journal fut d’ailleurs enlevé par un essaim de mouchards. Vivement ils bousculèrent le remous de la cohue, et crossèrent de leurs gourdins les criards. Une fille qu’on avait frappée rajusta son fichu de madras en pleurant, tandis qu’une marchande de papiers peints ramassait à la hâte ses rouleaux à l’étal sur le pavé ; elle les sauva du piétinement. Au quai de la Mégisserie, les habits blancs des légions apparurent en lignes, sous les pompons cramoisis des hauts shakos chargeant les figures moroses. Omer mena sa monture vers un officier dont il reconnut la moustache par-dessus le hausse-col à fleurs de lys : Émile De Praxi-Blassans avait présenté son cousin à ce lieutenant, fils de pair, au hasard d’une rencontre. Le passage d’Omer fut facilité. Il put traverser à cheval le Pont au Change encombré de troupes, prendre place à côté d’un chef de bataillon, M. de Sorges, qui voulut accueillir affablement le neveu du comte.

― Vous venez voir ce sacrifice… Ah ! ils sont bien coupables, monsieur, les jacobins qui excitent de pauvres étourneaux à se compromettre pour leurs folies, et qui les abandonnent ensuite, sans vergogne. Je n’aimais pas beaucoup les libéraux ; maintenant je les méprise. Corrompre de braves sous-officiers, monsieur ! Introduire dans l’armée les troubles de la politique ! C’est un crime infâme, monsieur, et qu’aucun châtiment ne saurait punir assez.

Le commandant caressait la crinière blanche de son cheval ; il balançait sa maigre tête rasée aux lèvres, fleurie, jusqu’aux narines, de favoris en touffes que cerclait la jugulaire de cuivre. Il craignait la pluie pour ses épaulettes neuves : un nuage s’étendait sous le ciel.

Omer crut à l’intervention des carbonari. Dans la masse humaine qu’écartait de la voie publique une double haie d’infanterie, il chercha les physionomies des conspirateurs. Un jeune homme pâle plongeait la main dans son gilet, pour s’assurer d’un poignard, peut-être ; il en tira seulement un mouchoir écarlate. Mais, non loin de l’horloge royale qui parait la tour carrée du vieux bâtiment de justice, se formait un groupe d’étudiants, de calicots, de demi-soldes et de ces faubouriens qui portaient, la plupart, aux oreilles, les anneaux d’or distinguant jadis les grenadiers de l’Empire. Une file de cabriolets de place les flanquait à droite. Tous ces cochers avaient dû servir dans les cuirassiers de Nansouty, les chasseurs de Marbot ou les hussards de Lassalle. Ils se firent des clins d’œil en se montrant du fouet l’infanterie blanche qui barrait le pont. Elle se roidit sous les armes, au commandement :

― Garde à vous !

De lourdes portes grincèrent dans le porche noir de la Conciergerie. Un peloton de gendarmes déboucha, sabre au clair, puis s’arrêta net entre les sombres murailles et le quai. Un murmure anima les visages pressés. La foule s’irrita contre la crécelle d’une vieille marchande d’oublies, puis se tut, s’immobilisa. À la surface des figures haussées en un seul champ blême, toutes les âmes apparurent, anxieuses. Parmi les mentons levés sur les cravates de crin, les narines poudrées de tabac, les mains assurant les chapeaux roux et les casquettes de velours à longues visières, quelques visages de femmes pâlirent au fond des larges cornets de mousseline, de paille, entre les choux roses et verts de leurs brides. Une ombrelle se ferma, s’abattit. Juchée sur le bât de son âne, une maraîchère, pour se signer, porta sa vieille main au foulard de ses cheveux gris, au madras de ses épaules ; au tablier bleu de sa taille.

― Arme bras ! ― répétèrent les officiers. Leurs épaulettes scintillèrent. M. De Sorges tira sa fine épée, la dressa contre sa hanche. Le cheval à crinière blanche frappa le pavé de son sabot, régulièrement.

Plusieurs radeaux chargés de bois se suivirent au fil de la Seine, grise et molle, derrière l’attelage haleur en marche sur la berge. Les jurons du charretier retentirent, solitaires. Mais, des garde-fous qu’occupaient, assis, les gamins et les filles, mille injures lui enjoignirent de cesser le tapage de sa besogne. Ses bêtes s’arrêtèrent. Et rien qu’un lugubre silence emplit l’espace entre les façades jaunes des maisons, les donjons noirâtres du palais, par-dessus les rangées blanches de soldats et la houle figée de la multitude engorgeant les quais, les boyaux des rues.

Omer frissonna. Le destin de quatre héros voués à la mort infâme de la guillotine s’apparentait à celui de l’oncle Edme. Pour jamais aussi devait-elle périr, cette affection de neveu qui avait prêté à l’âme du jeune homme les uniques heures de vaillance, d’espoirs virils, maintenant finis ? Cette Aquilina, si désirée en quelques jours de démence, ne l’avait été qu’au rappel des illusions révolutionnaires : c’était cela qu’évoquaient sa parole et les traits de sa face changeante. Auprès de l’oncle Edme, auprès d’elle, Omer s’était senti capable de grandes actions. Loin d’eux, il s’avouait n’avoir eu qu’une âme de défaite, une âme de résignation. Et ces quatre pauvres soldats allaient mourir pour avoir vécu complètement, eux, et en toute intensité, quelques brèves heures d’une semblable passion. C’était presque à la mort de son âme qu’Omer assistait, transi, malgré la moiteur de l’air et les chaudes odeurs que dégageait le poil de sa monture.

À ce moment, les gendarmes rassemblèrent les rênes. Les lourds chevaux du peloton s’ébranlèrent. Ils avançaient au son de leurs pas ferrés, au bruit des gourmettes. Les cavaliers n’osèrent pas voir la haine du peuple : ils regardaient, droit devant eux, les lignes de baïonnettes, et le pavé vide, puis les réflecteurs luisants des réverbères. Après eux, après leurs dos barrés par les bandoulières des gibernes, après les ganses blafardes de leurs bicornes, et les croupes larges de leurs bêtes, deux haridelles trottinèrent, attelées à un carrosse noir qui contenait, invisible, le bourreau. Le cœur d’Omer se crispa. Il lui fallut soupirer douloureusement.

Une escouade précéda le cheval qui allongeait l’amble, entre les brancards de la charrette à claire-voie. On vit un fier adolescent blond. Son œil défiait les troupes. Il semblait un martyr triomphant de foi, dans la blancheur de sa chemise que soulevait sa poitrine oppressée. Il aperçut les cochers de coucous, les chapeaux levés des étudiants, des calicots et des demi-soldes, le mouchoir écarlate du jeune homme pâle. Alors il dirigea vers eux son regard ébloui d’espérance. Rien ne bougea dans cette masse qui, certes, attendait un signal. La charrette roula, cahotant le fier soldat, un prêtre poudré sous la calotte noire, et un gardien malingre.

À la suite de trois gendarmes à cheval, la seconde charrette emportait une sorte de colosse brun, au front qui menaça de sa mâchoire, de son œil fauve et fou, le commandant de Sorges, Omer… il tentait sans doute de rompre la corde nouant ses mains derrière le dos. Toute l’énergie de la bête aux abois agitait le rictus de la bouche convulsive, et les plis du front court. " comme il doit souffrir de ne pas se résigner ! " se dit Omer, qui voulait savoir l’intime de leurs émotions. Il fit un grand effort pour y parvenir. Mais rien ne se révélait que de prévu et d’ordinaire, en ces deux hommes, l’un ivre de foi, l’autre tordu de fureur impuissante. Le troisième, aux joues creuses et verdâtres, aux yeux pareils à de la craie, sous des sourcils noirs, se mordait cruellement les lèvres pour ne pas laisser fuir un cri. Dans le squelette de son torse sec, se succédaient visiblement les soubresauts d’une vie rétive à l’approche du supplice. La sueur collait les cheveux au crâne, brillait aux tempes, ruisselait sur les joues, sur le cou nerveux, essoufflé, jusqu’au linge chiffonné autour des épaules. Cependant le corps, arc-bouté à la barre de la charrette, ne fléchissait pas. " quelle lutte de la raison courageuse contre une sensibilité timide ! Voilà, certes, ― jugeait Omer, ― le plus noble des trois, bien qu’il soit le plus lâche… le premier semble déjà se croire au paradis des martyrs ; l’autre jouit encore de sa rage ; mais celui-ci pleure une existence qui, sans doute, s’annonçait noble et charmante ; et rien, ni l’espérance de la gloire, ni l’ivresse de la lutte, ne remédie à son désespoir. Pourtant il se tient debout : il ne veut pas laisser mourir son orgueil avant son corps… " une plainte perça le silence. Par-dessus la haie d’infanterie, une main de femme lançait une fleur qui retomba entre des baïonnettes. Un visage de terreur agonisait dans un chapeau de gaze : le chapeau d’Aquilina… c’é tait son écharpe de barège que des gens lui rattachaient aux épaules pendant qu’ils l’entraînaient, inerte dans la robe de percale brodée d’épis. Sur la face changeante une grimace livide entourait le cristal terni des yeux. Les dents claquaient avec un bruit dominant les rumeurs des curieux que dispersa tout de suite la brutalité des recors. Saisie par eux, hissée sous la capote d’un cabriolet, dont un policier prit les guides et détourna le cheval, Aquilina disparut dans l’instant même où s’imposait la certitude de sa présence. Stupéfait, Omer admit cette évidence : " elle n’est donc pas une espionne… elle est donc la sincère amante d’un martyr… " mais la quatrième charrette et ses gendarmes défilèrent, qu’il aperçut à peine. ― Bories !… Bories ! ― nomma l’immense rumeur de la foule. L’amant éperdu entrevit mal le jeune dieu palpitant et beau qu’acclamait l’émotion publique, comme le génie de la mort glorieuse. Le martyr passa, noble et serein, avec l’air d’un maître que salue son peuple. " mon Dieu, ― priait Omer, ― vous avez donc voulu faire dérisoire ma prudence ! Par cette femme, si je l’avais pu croire noble d’esprit, j’eusse approfondi le bonheur d’exister. Je le sentais bien ; j’en avais la foi, même. Hélas ! Ma ruse, ma ruse de faible, a soupçonné la ruse dans sa franchise. Mon erreur fut entière. J’ai évité celle de qui la passion eût fleuri ma jeunesse… je pourrais me mettre à la recherche d’Aquilina ?… dans quelle rue courir ? à quelles portes frapper ? Quelles malices affronter ? Parviendrai-je à découvrir où elle cache ses larmes ? La police me renseignerait ?… j’aurai honte d’indiquer ainsi ma luxure à des inconnus… au demeurant, suis-je assuré, à cette heure, de goûter auprès d’elle des plaisirs ?… rien n’est vrai de ce que je présume… certes, elle me garde rancune d’avoir omis le rendez-vous au Palais de Justice. Peut-être refuserait-elle mes avances… Elle refusera, si elle est la vaillante que je devine, car elle m’accuse de couardise. Je suis pour elle un petit garçon curieux, timide et lâche, qui n’ai point osé revenir devant les gendarmes… Comment son désespoir d’héroïne accueillerait-il la requête d’un amant aussi piteux ? Elle se déroberait… Où la rencontrer, quand même ? Quels portiers interrogerai-je ? Quelle piste suivre dans l’énorme Paris ?… Me voici déjà las de cette recherche que je n’ai pas commencée… À quoi bon ?… L’aventure finit comme ça…

» La Providence voulut m’instruire sur la fragilité de ma raison. Elle appela sur mon chemin une fille qui me parut déesse. Le parfum qu’exhalait sa poitrine enivra la fièvre de mes seize ans. Les circonstances de notre rencontre lui prêtèrent la magnificence d’une héroïne tragique. Elle a tout été dans mon esprit : la femme de volupté et l’amante fatale qui jette les fleurs sur le billot d’un martyr, après l’espionne astucieuse dont les caresses enchaînent, dont le baiser trahit, dont l’astuce livre. Mes sens et mon imagination l’ont éperdûment désirée. Ma raison l’a crainte : j’ai obéi à ma raison. J’ai bâillonné la bouche de mon instinct ; je n’ai pas écouté les voix séductrices de mon imagination… J’ai cru que ma mère, en priant au loin, avait averti mon imprudence capable de nuire à l’oncle Edme et à ses amis. Tout ce que j’estimais subtil en moi confirmait ma foi dans ce miracle et, par conséquent, le péril de m’abandonner à cette passion naissante. Or voilà qu’aujourd’hui la Providence remet cette femme sur mon chemin pour me la montrer sincère, héroïque et belle d’âme comme le supposait l’ardeur de mon rêve… Ah ! ma prétendue sagesse, qui a troqué tant de bonheur possible contre l’orgueil inutile et faux d’être un esprit adroit, prévoyant, pieux. Ô Dieu ! Comme vous avez terrassé mon orgueil ! Oui, vous me l’enseignez avec rudesse : ma nature hésitante et débile ne connaîtra jamais ni la vaillance ni l’amour. J’ai miré ma faiblesse au visage changeant d’Aquilina !

» Ô mon Dieu que vos desseins sont obscurs ! Sur ce chemin du supplice, pareil à celui, Seigneur, où vous portiez la croix, la Providence fait apparaître la figure de cette femme jetant une dernière fleur à son amant ; et je suis convaincu de mon insanité… Est-ce donc l’oraison de ma mère, l’oraison dite au loin, dans cette chapelle de Lorraine, qui m’a détourné de suivre l’inconnue ? Sans doute, votre divine volonté a jugé que ma faiblesse était impropre à endurer avec honneur les feux de la passion. Elle s’est servie de ma ruse soupçonneuse, de ma seule force, pour me faire connaître le néant de mon intelligence qui s’y fiait… Rien n’est sûr en moi, ni l’enthousiasme, ni l’énergie virile, ni l’amour, ni la ruse même. Ô mon Dieu, rien n’est véritable en moi que Dieu, que votre volonté !… Je servirai donc aveuglément votre puissance, Seigneur. Je vivrai donc sous l’habit du prêtre qui se prosterne dans la poussière, au pied de la croix… Car je sais maintenant que je ne suis rien… »

Les troupes rompirent leurs haies, se formèrent par quatre files. Le cortège n’était plus au loin qu’une masse de cavalerie s’éloignant à travers des flots humains. Des gens coururent pour revoir ailleurs les victimes.

― Monsieur, je vous salue, ― dit le commandant de Sorges. Je me félicite d’avoir rencontré le fils du colonel Héricourt, du célèbre dragon d’Austerlitz.

Omer balbutia sa réponse, effleura son cheval de l’éperon, et repassa le Pont au Change.

« Austerlitz ?… Je suis un enfant conçu dans la gloire d’Austerlitz, quand ma mère eut rejoint le vainqueur aux bivouacs de Moravie ? Je suis l’enfant d’Austerlitz, comme dit l’oncle Edme… Ah bien oui !… » Omer ricana. Vraiment, il ne s’imaginait pas vainqueur et fort à l’exemple de son père ; vraiment non. Il était une triste poussière desséchée, dont se jouaient les hasards, ou la Providence. À un âge, il avait, dans la Goguette, chez Corinne, voulu poursuivre les œuvres de triomphe entreprises par sa race, par l’aïeul jacobin, par le dragon des victoires républicaines et impériales. De toute cette illusion que restait-il ? Un grand-père, un oncle proscrits en Espagne et réduits à l’état de maquignons ; et le souvenir, déjà le souvenir seul, de quatre jeunes gens avec lesquels il aurait pu sans doute s’exalter. Quatre martyrs dont les têtes, à cette heure, roulaient sanglantes sur le plancher de l’échafaud, sans que cette foule, lâche et faible comme lui-même, leur donnât du secours !

De tout il ne restait qu’une attitude : celle du troisième condamné qui ne voulait pas laisser mourir l’orgueil avant le corps, et qui se mordait les lèvres pour retenir le cri de sa détresse. La fleur inutile d’Aquilina s’était adressée à celui-là, comme elle avait naguère adressé à Omer Héricourt un sourire d’accueil, méconnu par le soupçon.

Non, il ne fallait pas laisser mourir l’orgueil avant le corps.

Aussi convenait-il de demander à la puissance de Dieu le vêtement qui honore, du moins, la misère d’exister. Il seyait de compatir filialement à la démence d’une mère. Cela seul était le bien. Il fallait revêtir la soutane, cette forme souple et vague où disparaissent les dessins des membres, où l’homme quitte l’apparence de la vigueur animale pour le flottement de l’ombre.

« Car je sens que je ne suis rien…  »

Il atteignait le Pont-Royal. Les arbres entourant les bains frémissaient à la brise du crépuscule. Omer avisa l’entrée de la rue du Bac. Il y trouverait l’hôtel des Missions. Jusqu’alors, et pour s’octroyer le répit d’hésiter encore un peu, il avait sournoisement ajourné une démarche rituelle et indispensable auprès du Père Ronsin, si l’on voulait être inscrit officiellement, au nombre des probationnaires, sur les listes de la Congrégation. Il jugea l’heure venue d’accomplir ce devoir. Appelant l’auvergnat installé au coin du pont, il ordonna de garder son cheval, et mit pied à terre.

Humblement, Omer Héricourt s’achemina vers la maison de Dieu.