L’Internationale, documents et souvenirs/Tome III/V,3

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L’INTERNATIONALE - Tome III
Cinquième partie
Chapitre III
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III


De janvier à juin 1873.


Le 5 janvier 1873, le Conseil général de New York, après avoir « expecté » (style Sorge) pendant près de deux mois la réponse des Sections du Jura à son ultimatum du 8 novembre 1872 (voir p. 40), prononça la suspension de la Fédération jurassienne. Cette décision fut notifiée en ces termes (en français) au secrétaire de notre Comité fédéral :


Conseil général de l’Association internationale des travailleurs.

Sous date du 8 novembre 1872 la lettre suivante fut envoyée à la Fédération jurassienne : (Suit la copie de la lettre de Sorge du 8 novembre 1872).

Aucune réponse n’ayant été reçue par le Conseil général jusqu’à ce jour — le 5 janvier 1873, — soixante (60) jours après[1], le Conseil général, en obéissance aux articles 2 et 6, chapitre II, des règlements administratifs (« Du Conseil général »)[2], est obligé de suspendre et par la présente il suspend la Fédération jurassienne jusqu’au prochain Congrès général.

Toutes les sections et membres de la Fédération jurassienne qui n’auront ni reconnu ni confirmé les résolutions de leur Congrès extraordinaire du 15 septembre 1872 de Saint-Imier, sont invités à faire l’union avec la Fédération romande en attendant l’établissement de la Fédération régionale suisse.

Le Conseil général :
F. J. Bertrand, Fr. Bolte, C. Carl, S. Dereure, Fornaccieri, S. Kavanagh, C. F. Laurel, E. Levièle, F. A. Sorge, C. Speyer, E. P. Saint-Clair.
Le secrétaire général, F. A. Sorge.
New York, le 5 janvier 1873.

À la Fédération jurassienne par Adhémar Schwitzguébel, Sonvillier.


La décision du Conseil général fut annoncée en même temps à toutes les autres fédérations.

C’est dans sa séance hebdomadaire du 9 février 1873 que le Comité fédéral jurassien prit connaissance du document que je viens de reproduire. Notre Bulletin le publia dans son numéro du 15 février, en le faisant suivre du commentaire que voici :


La provocation à la discorde et au manque de solidarité, qui termine cette lettre, ne trouvera pas d’écho parmi les sections de notre Fédération. Elles resteront unies plus étroitement que jamais, inébranlables dans leur fermeté et calmes dans la conscience de leur droit, devant les actes insensés de ceux qui prétendent former le gouvernement de l’Internationale.

Quant à l’opinion des autres fédérations, les déclarations du Congrès italien[3] de Rimini, du Congrès espagnol de Cordoue, et du Congrès belge de Bruxelles, ont été assez éloquentes et assez catégoriques, et nous tenons à remercier encore une fois les travailleurs de ces trois régions pour l’admirable esprit de solidarité dont ils font preuve à notre égard. Quant à l’Angleterre et à l’Amérique, on verra, par deux articles que nous publions plus loin[4], ce que dans ces deux pays on pense du Conseil général de New York et des personnages qui le composent. La France seule, malheureusement, ne peut élever la voix en ce moment[5] ; mais, pour juger de ses sentiments, il suffit de rappeler que toutes les Sections de France dont nous connaissons l’existence font partie intégrante de la Fédération jurassienne, à défaut d’une Fédération française que les persécutions du gouvernement les empêchent de former.

Terminons par un trait qui fera plaisir aux membres de notre Fédération. Dimanche 9 février, les Sections de la Vallée de la Vesdre (Belgique) étaient réunies dans leur Congrès trimestriel, à Verviers, et, quelques heures après l’ouverture de ce Congrès, le télégramme suivant arrivait à Sonvillier à l’adresse de notre Fédération :

« Verviers, 9 février, 1 heure et demie soir.

« Le Conseil de New York suspend la Fédération jurassienne. Vive à jamais la Fédération jurassienne !

« Au nom du Congrès de Verviers :
« Gérard Gérombou[6] ».


Dans la séance du 23 février du Comité fédéral jurassien était lue une lettre du Conseil fédéral hollandais annonçant que les Sections de la Hollande, qui jusqu’à ce moment ne s’étaient pas encore prononcées sur les décisions de la majorité de la Haye, ne reconnaissaient pas la suspension de la Fédération jurassienne. Voici cette lettre :


Amsterdam, 14 février 1873.

... Les Sections hollandaises se sont maintenant prononcées sur la question du Conseil général, et le résultat est : que les Sections d’Amsterdam, de la Haye et de Rotterdam sont en faveur de la minorité du Congrès de la Haye, c’est-à-dire que nous continuerons d’être en relations avec le Conseil général ; nous paierons nos cotisations comme d’habitude ; mais jamais nous n’adjugerons au Conseil général le droit de suspendre ou d’exclure une Fédération ou Section quelconque ; par conséquent nous n’acceptons pas la suspension de la Fédération jurassienne, quoique nous devions avouer que le Conseil général (d’après les résolutions du Congrès de la Haye) n’aurait pas pu agir autrement.

La Section d’Utrecht seule approuve pleinement les résolutions prises par la majorité du Congrès de la Haye.

Salut et solidarité.

Au nom du Conseil fédéral hollandais ;

H. Gerhard, secrétaire correspondant.


Le 22 février, la Commission fédérale espagnole adressait au Conseil général de New York une lettre dont elle donna en même temps connaissance à la Fédération jurassienne ; en voici le passage principal :


Nous avons reçu le 17 courant votre lettre datée du 5 janvier 1873, par laquelle vous nous annoncez que vous avez prononcé la suspension de la Fédération jurassienne du reste de l’Association internationale des travailleurs...

Si les travailleurs croyaient que l’unité de l’Internationale fût fondée sur l’organisation artificielle et toujours factice d’un pouvoir centralisateur quelconque, votre inqualifiable conduite serait suffisante pour diviser l’Internationale ; mais comme il n’en est pas ainsi, le peu d’ouvriers qui suivent encore l’erreur comprendront que l’institution d’un Conseil général dans l’Internationale est une violation permanente de la liberté qui doit être la base fondamentale de notre Association, parce que sans elle la solidarité n’est pas possible.

Malgré le décret de suspension fulminé contre la Fédération jurassienne, le Conseil général peut être assuré que cette Fédération continuera d’être reconnue par l’immense majorité des internationaux du monde...

Salut et liquidation sociale, anarchie et collectivisme.

Alcoy, 22 février 1873.
Pour la Commission fédérale :
Le secrétaire d’extérieur, Francisco Tomás, maçon.


Il est intéressant de constater que, dans l’opinion d’Engels et de Marx, la décision du Conseil général du 5 janvier fut une faute : ils eussent voulu qu’au lieu de la suspension, le Conseil général prononçât sur-le-champ l’expulsion, non seulement de la Fédération jurassienne, mais de toutes les Fédérations qui s’étaient mises en état de rébellion.

À la date du 4 janvier, Engels avait écrit à Sorge : « Vous avez donc maintenant : a, les Jurassiens ; b, les Belges ; c, l’ancienne Fédération espagnole, et d, les Sections anglaises de la minorité[7], qui se sont déclarés en rébellion. Nous sommes ici unanimement d’avis qu’il ne s’agit pas là d’un cas de suspension, mais que le Conseil général doit simplement constater que lesdites Fédérations et Sections ont déclaré nuls et non avenus les statuts légaux de l’Association (die zu Recht bestehenden Gesetze der Assoziation), qu’elles se sont mises par là elles-mêmes hors de l’Internationale et ont cessé d’en faire partie. Alors il ne sera pas question de la convocation d’une Conférence, qui dans le cas d’une suspension aurait pu être réclamée[8]. Naturellement vous ne pourrez prendre de semblables mesures que lorsque vous aurez entre les mains les documents officiels. Nous vous les procurerons[9]. »

En exécution des instructions envoyées par Engels, le Conseil général de New York vota le 26 janvier 1873 une résolution disant que « toutes les sociétés et personnes qui refusent de reconnaître les résolutions des Congrès, ou qui négligent exprès de remplir les devoirs imposés par les statuts et règlements généraux, se placent elles-mêmes en dehors de l’Association internationale des travailleurs et cessent d’en faire partie[10] ».


Marx à son tour écrivait à Bolte, le 12 février :


À mon avis, le Conseil général a commis une grande faute par la suspension de la Fédération jurassienne. Ces gens sont déjà sortis de l’Internationale, en déclarant que Congrès et statuts n’existaient pas pour eux ; ils se sont constitués en centre d’une conspiration pour la création d’une contre-Internationale ; à la suite de leur Congrès de Saint-Imier des Congrès du même genre ont eu lieu à Cordoue, à Bruxelles, à Londres, et les alliancistes d’Italie tiendront à leur tour un Congrès semblable. Chaque individu et chaque groupe a le droit de sortir de l’Internationale, et dès qu’une chose pareille arrive, le Conseil général a simplement à constater officiellement cette sortie, et nullement à suspendre

Si le Conseil général ne change pas son mode de procéder, quel en sera le résultat ? Après le Jura, il suspendra les fédérations sécessionnistes en Espagne, en Italie, en Belgique et en Angleterre ; résultat : Toute la fripouille (Alles Lumpengesindel) reparaîtra au Congrès de Genève et y paralysera tout travail sérieux, comme elle l’a fait à la Haye, et le Congrès général sera de nouveau compromis, pour la plus grande joie de la bourgeoisie. Le plus grand résultat du Congrès de la Haye a été de pousser les éléments pourris (die faulen Elemente) à s’exclure eux-mêmes, c’est-à-dire à sortir. Le mode de procéder du Conseil général menace d’anéantir ce résultat…

Puisque la faute a été commise à l’égard du Jura, le mieux serait peut-être d’ignorer complètement les autres (à moins que nos propres fédérations[11] ne demandent le contraire), et d’attendre le Congrès général des sécessionnistes, pour déclarer alors, en ce qui concerne toutes les fédérations qui s’y seront fait représenter, que ces fédérations sont sorties de l’Internationale, qu’elles s’en sont exclues elles-mêmes, et qu’elles doivent être désormais considérées comme des sociétés qui lui sont étrangères et même hostiles.


On voit que Marx n’y allait pas de main morte : plutôt point d’Internationale, qu’une Internationale où les fédérations prétendraient à l’autonomie !

Abîme tout plutôt : c’est l’esprit de l’Église.

En Espagne, les hommes de la Nueva Federacion madrileña avaient essayé, après le Congrès de Cordoue, de gagner à leur cause quelques adhérents dans différentes villes. Ils réussirent à constituer à Valencia un petit groupe dissident, qui se joignit à eux en prenant le titre de Conseil fédéral espagnol, et qui, le 2 février 1873, lança une circulaire où il s’annonça comme « le fidèle gardien des statuts de l’Internationale ». Mais cette tentative échoua piteusement : « Le prétendu Conseil fédéral s’efforça pendant deux mois de fonder une nouvelle fédération régionale ; mais, de l’aveu même de ceux qui en faisaient partie, il ne put obtenir que quarante cotisations, de localités différentes[12]. Les membres du prétendu Conseil fédéral comprirent bientôt que leurs efforts servaient tout simplement la cause bourgeoise, et qu’il y avait nécessité urgente de travailler au contraire à la défense et au développement de la véritable Fédération régionale. Ils prononcèrent alors la dissolution de leur Conseil, et tous ceux qui s’étaient séparés de la fédération de Valencia retournèrent s’unir à leurs frères de cette ville. Avec la dissolution du pseudo-Conseil fédéral, et la mort de l’organe des autoritaires, la Emancipacion[13], on peut regarder la campagne des agents de Karl Marx en Espagne comme terminée ; ils n’avaient abouti qu’au fiasco le plus complet. » (Rapport de la Commission fédérale espagnole au Congrès général de l’Internationale à Genève, 1er septembre 1873.)

Le 11 février 1873, par suite de l’abdication du roi Amédée, la République avait été proclamée en Espagne ; Castelar était devenu président. Un mois après, dans un article du Bulletin, cherchant à analyser la situation nouvelle créée par ce changement de régime politique, et examinant quelle pourrait être, à l’égard de la République, l’attitude des socialistes espagnols, j’écrivais :


Il est bien difficile de porter un jugement sur la véritable nature des événements qui se passent en Espagne... Ce qui paraît certain, c’est que le socialisme populaire est resté étranger au mouvement qui a porté les républicains au pouvoir, et que jusqu’à présent, sauf la manifestation ouvrière de Barcelone en faveur de la diminution des heures de travail, l’Internationale n’a pris aucune part active aux événements.

Mais cette abstention de l’Internationale ne pourra pas durer éternellement. Pour peu que le mouvement des partis s’accentue, l’Internationale ne pourra pas rester les bras croisés à regarder les ennemis du peuple se disputer le pouvoir ; il vient un moment où le peuple se met de la partie aussi, et où la portion du peuple déjà organisée, l’Internationale, devient le levier de l’action révolutionnaire.

... Ce serait à nos yeux une grande faute qu’une alliance entre l’Internationale et le parti des républicains fédéralistes ; non que l’Internationale ne soit pas fédéraliste, — mais son fédéralisme s’exerce de bas en haut ; il est la négation de l’État, des partis politiques et des assemblées constituantes ; il est l’affirmation de cette anarchie si chère aux ouvriers espagnols, c’est-à-dire de l’organisation spontanée et révolutionnaire des communes et des groupes autonomes librement fédérés.

En attendant que l’Internationale puisse essayer la réalisation de ce programme, elle fera bien, selon nous, de ne prendre aucune part aux tripotages politiques à propos des élections de la Constituante.

Mais doit-elle rester inactive ? s’il faut s’abstenir de faire le jeu de ses ennemis, faut-il s’abstenir de travailler dans l’intérêt de sa propre cause ? Non certes. Le moment est venu pour l’Internationale espagnole de déployer une énergie et une activité plus grandes que jamais. Qu’elle profite de l’effervescence générale des esprits pour faire une propagande populaire sur une vaste échelle ; qu’elle organise le prolétariat là où il n’est pas organisé encore ; qu’elle force le gouvernement à licencier l’armée et à armer le peuple ; qu’elle crée dans chaque localité des comités d’action, et que ces comités correspondent activement entre eux ; qu’elle profite de chacune des fautes du gouvernement pour détromper ceux qui auraient pu conserver cette dangereuse illusion que la république c’est l’affranchissement du peuple ; enfin que, toujours en éveil, elle se tienne prête pour toutes les circonstances, et que, si elle n’est pas encore assez forte pour faire la révolution, elle sache au moins l’être assez pour empêcher la consolidation et le fonctionnement régulier de n’importe quel gouvernement.

Voilà sans doute le programme que se sont déjà tracé nos amis espagnols…


Je reparlerai plus loin de l’Espagne, et des mouvements qui s’y produisirent dans l’été de 1873.


Les arrestations faites en France en décembre 1872 eurent pour conséquence plusieurs procès, dont les deux principaux furent celui de Denfraygues à Toulouse (10-28 mars 1873) et celui de Van Heddeghem à Paris (10 mars). Je ne les raconterai pas en détail ; je me bornerai à reproduire une lettre de moi, une lettre de Jules Guesde, et un extrait d’un article du Bulletin.

Le 7 février 1873, avant le commencement des procès, j’écrivais ce qui suit à un international belge, à Verviers[14] :


Serraillier nous a écrit une lettre pour éreinter ce citoyen Bousquet qu’on avait proposé d’exclure à la Haye. Le Comité fédéral jurassien avait décidé l’insertion de cette lettre au Bulletin, en témoignage de notre impartialité[15]. Mais après ce qui vient de se passer dans l’Hérault et ailleurs, il me semble que ce serait un acte de la plus haute imprudence que de continuer dans nos colonnes une discussion relative à un homme qui habite Béziers, et de le désigner tout haut comme membre de l’Internationale. Qu’en pensez-vous ? Croyez-vous qu’il vaille mieux, dans l’intérêt de nos amis poursuivis en France, supprimer la lettre de Serraillier ; ou bien que, mettant la réputation de bonne foi du Bulletin au-dessus de la sécurité de nos amis, nous devions insérer la lettre quand même ?

J’ai reçu une lettre du fameux Cuno, président de la Commission d’enquête sur l’Alliance. Il m’écrit d’Amérique, où il paraît avoir fondé une section, et sa lettre est si cocasse que nous nous empresserons de la publier dans le Bulletin, comme d’ailleurs il le réclame[16].

Au sujet des arrestations dans le Midi de la France, j’ai reçu des nouvelles positives. Nos amis français affirment que ce sont deux agents marxistes, Calas et Swarm (déjà nommés dans notre circulaire confidentielle[17]), qui ont dénoncé leurs propres camarades. En effet, tous les individus arrêtés sont des marxistes ou des indifférents. Un seul des nôtres a été dénoncé : c’est Paul Brousse, qui a pu se soustraire au mandat d’amener et s’est réfugié à Barcelone.

Pour ce qui concerne Calas, il est atteint et convaincu de mouchardise ; Brousse en a donné les preuves publiquement. Quant à Swarm, dont le vrai nom est Dentraygues, Guesde m’écrit de Rome qu’il n’y a à son égard que de forts soupçons, et qu’une enquête se fait en ce moment.


Le procès de Toulouse changea, à l’égard de Dentraygues, les soupçons en certitude. Jules Guesde nous écrivit à ce sujet la lettre suivante, qui fut publiée dans le Bulletin (numéro du 15 avril 1873, article intitulé Les proconsuls marxistes en France) :


Rome, 29 mars.

Chers compagnons.

Vous avez bien voulu, il y a trois mois[18], signaler à l’Internationale tout entière les agissements des agents de Marx dans le Midi de la France. Et, par mon intermédiaire, nos compagnons français vous remercient de votre courageuse initiative.

Aujourd’hui, les soupçons, les probabilités se sont changés en preuves. Le Swarm qui, après avoir contribué à expulser à la Haye Bakounine et Guillaume de notre Association, avait ensuite, de son autorité privée, étendu cette expulsion au compagnon Paul Brousse de Montpellier, vient de se révéler devant le tribunal de Toulouse sous son vrai jour. Sous prétexte d’affilier les ouvriers de notre Midi à l’Internationale, et grâce aux pleins-pouvoirs de Marx, il rabattait le gibier socialiste dans les filets de la police thiériste.

C’est lui qui a dénoncé les trente-six victimes de Toulouse, les quatre victimes de Béziers, etc. ; et c’est son témoignage qui les fait condamner à l’heure qu’il est.

Il s’appelle de son vrai nom Dentraygues.

« Vous êtes la cheville ouvrière de l’accusation », a pu lui dire en face le président de la Cour, sans soulever de sa part la moindre protestation.

Qu’aurait-il pu d’ailleurs articuler pour sa défense ? Dans sa déposition écrite comme dans ses réponses au tribunal, n’a-t-il pas été à l’égard de ses dupes l’auxiliaire, le chien du ministère public ?

« J’ai plaidé beaucoup, beaucoup d’affaires de ce genre, — a déclaré l’avocat d’un des prévenus, M. Floquet, — et j’en ai une longue pratique ; j’ai eu de plus l’occasion de lire, après le 4 septembre, les dossiers des dénonciateurs que l’on avait vu surgir dans des affaires de cette nature. Eh bien, j’affirme ne jamais en avoir vu d’aussi cyniques que Dentraygues. »

Et un autre défenseur, Mie, de Périgueux, d’ajouter : « À chaque difficulté de l’accusation, le ministère public s’écrie : « À moi, Dentraygues ! » comme on s’écriait jadis : « À moi d’Auvergne ! » avec cette différence qu’autrefois c’était l’honneur qu’on appelait, et qu’aujourd’hui c’est la honte. Dentraygues, enfin, c’est le tiroir que l’on ouvre et dans lequel on trouve toutes les lettres de ceux qu’il a compromis ou dupés, tous les renseignements que l’on souhaite, et nous arrivons à cette conclusion douloureuse : Dentraygues est l’auxiliaire du ministère public. »

Mais assez sur ce chapitre !

Ce qui ressort du procès de Toulouse, ce n’est pas seulement le rôle infâme du fondé de pouvoirs de Marx et du Conseil général, mais la condamnation du système de l’organisation autoritaire dont Marx et le Conseil général sont les soutiens.

Ce qui a permis en effet à Dentraygues de livrer à la police rurale les organisateurs de l’Internationale dans le Midi de la France, c’est la fonction d’initiateur attribuée dans notre Association par le Congrès de la Haye à une autorité centrale.

Laissez la classe ouvrière, dans chaque pays, s’organiser anarchiquement, au mieux de ses intérêts, et les Dentraygues ne sont plus possibles :

1° Parce que les travailleurs de chaque localité se connaissent entre eux et ne seront jamais exposés à s’en remettre à un homme qui puisse les trahir, les vendre ;

2° Parce que, en admettant même que la confiance qu’ils ont placée en l’un des leurs ait été trompée, le traître, limité à sa seule section, ne pourra jamais livrer qu’une section aux policiers de la bourgeoisie.

L’autonomie des sections, des fédérations, n’est pas seulement l’esprit de l’Internationale, mais sa sécurité.

Que nos compagnons français, éclairés par l’expérience, y songent !

À vous et à la Révolution.

Jules Guesde.


C’est sur la dénonciation de Dentraygues que son collègue Van Heddeghem, fondé de pouvoirs du Conseil général à Paris, avait été arrêté. Voici ce que dit notre Bulletin de cet autre procès :


Venons au procès de Van Heddeghem dit Walter.

Ce dernier paraît avoir joui auprès des marxistes de moins de confiance que Dentraygues, parce qu’on le soupçonnait d’être sympathique aux blanquistes auteurs de la brochure Internationale et Révolution. Le sieur Serraillier lui avait écrit pour le sonder à ce sujet, en lui disant entre autres qu’on lui reprochait « d’avoir attaqué Marx, Lafargue et Serraillier dans des termes assez peu convenables ».

À l’audience. Van Heddeghem déclare qu’il a été la dupe des meneurs de l’Internationale, mais que, les ayant vus de près, il s’est promis de percer à jour leurs basses intrigues ; que dorénavant il n’a plus qu’une idée fixe, c’est d’écraser l’Internationale. Ce repentir touche M. le substitut du procureur de la République, qui demande les circonstances atténuantes ; aussi Van Heddeghem ne reçoit-il que deux ans de prison.

Sans prétendre excuser l’attitude du prévenu, nous devons avouer que son mépris pour la coterie marxiste ne nous étonne nullement.

Une lettre du prétendu Conseil général de New York, signée Sorge et adressée à Van Heddeghem, a été lue à l’audience, de même que le texte du mandat délivré au proconsul parisien. La lettre de Sorge dit entre autres : « Des mandataires ont été nommés pour Toulouse et Bordeaux ; Auguste Serraillier, de Londres, a été nommé représentant du Conseil général pour la France, sous date du 22 décembre 1872, chargé et autorisé d’agir au nom du Conseil général ».

Donc, au-dessus des proconsuls locaux de Paris, Toulouse et Bordeaux, il existe un proconsul général pour la France, et c’est le sieur Serraillier, résidant à Londres, qui remplit cette haute fonction. Nous savions déjà par le Volksstaat que Marx avait reçu des fonctions analogues pour l’Allemagne. Ce qui veut dire bien clairement que Sorge et ses acolytes de New York ne sont que les hommes de paille de la coterie de Londres, et que le pouvoir réel est resté entre les mêmes mains qu’avant le Congrès de la Haye.

Voici quelques extraits du mandat de Van Heddeghem, que nous ne pouvons donner en entier, vu sa longueur :

« Le compagnon L. Heddeghem est nommé provisoirement mandataire du Conseil général pour le district de Paris, où il devra agir d’après les instructions suivantes :

« 1° Il organisera l’Internationale dans le district mentionné conformément aux statuts et règlements généraux et aux résolutions du Congrès...;

« 5° Il enverra au mandataire du Conseil général, résidant à Londres, une copie exacte de toutes les communications adressées au Conseil général ;

« 6° Il aura droit de suspendre une organisation ou un membre quelconque de son district, jusqu’à l’arrivée de la décision du Conseil général, auquel il donnera avis immédiatement de chaque suspension prononcée, en y joignant les pièces justificatives et la supplique (sic) des partis accusés. »

Ce mandat est signé Sorge et daté du 30 décembre 1872.

Voilà un échantillon de la splendide organisation que la majorité du Congrès de la Haye a rêvé de donner à l’Internationale. Est-ce que devant de semblables aberrations et les beaux résultats qu’elles ont produits, ceux qui sont encore aveuglés n’ouvriront pas les yeux ?

Marx avait trois mandataires en France : l’un, Swarm [Dentraygues], s’est trouvé un mouchard ; le second, Van Heddeghem, a renié l’Internationale ; du troisième, celui de Bordeaux, nous ne pouvons rien dire, ne le connaissant pas[19]. Mais à eux trois, à quoi ont-ils abouti ? à faire arrêter de malheureux ouvriers, sans constituer la moindre organisation sérieuse.

Et c’est à cette occasion qu’un des gendres de Marx, M. Longuet, a l’effronterie ou la naïveté de s’écrier, dans une lettre publiée par la Liberté de Bruxelles du 6 avril 1873, que les adversaires du Congrès de la Haye sont de mauvaise foi, parce que « ils ont attaqué les mandats français, dont les tribunaux se chargent aujourd’hui de démontrer l’authenticité[20] ».

Elle est jolie, l’authenticité !

Heureusement qu’il y a en France, à côté de ces fantômes d’organisation ébauchés par les marxistes et vendus aussitôt à la police par leurs agents, des sections sérieuses, qui continueront à propager avec ardeur les principes immortels de l’Internationale.


Il reste à faire connaître les appréciations de la coterie marxiste sur la conduite de ses deux agents. Voici ce qu’Engels écrivait à ce sujet à Sorge le 20 mars 1873 :


En France, tout le monde semble avoir été pincé. Heddeghem a joué le traître, comme le prouve le procès de Caen, où le procureur l’a expressément nommé comme le dénonciateur, Dentraygues (Swarm) à Toulouse avait, avec la pédanterie habituelle, dressé une masse de listes inutiles, qui ont fourni à la police tout ce dont elle avait besoin ; le procès a lieu en ce moment. Nous attendons tous les jours des nouvelles.


Et le 15 avril :


Vous aurez vu par les journaux français que Walter [Heddeghem] apparaît comme un incontestable espion. On dit que c’était un mouchard bonapartiste. À Toulouse, Swarm [Dentraygues] ne s’est pas conduit beaucoup mieux ; mais n’ayant pas lu le compte-rendu in-extenso, je ne puis parler avec certitude ; en tout cas ce n’était pas un mouchard, mais il paraît avoir été faible et capricieux[21].


Le 3 mai, comme Sorge lui avait écrit : « Nous attendons d’avoir plus de nouvelles concernant la France, avant de prendre aucune mesure », Engels lui répond :


Je ne vois pas que vous puissiez prendre quelques mesures que ce soit. Toutes nos sections sont pincées. Heddeghem était espion déjà à la Haye. Dentraygues n’est pas un espion, mais il a, pour des motifs personnels et par faiblesse, dénoncé des individus par qui il avait été rossé (die ihn vorher durchgekeilt hatten) ...[22]. Quoiqu’il en soit, en France l’organisation est pour le moment fichue (klatsch), et elle ne pourra se refaire que très lentement, puisque nous n’avons plus aucune relation[23].


L’ordre chronologique m’oblige à intercaler ici une mention relative à l’Amérique du Nord. Les Sections groupées autour du Conseil fédéral de Spring Street s’étaient préoccupés du projet, annoncé par une résolution du Congrès anti-autoritaire de Saint-Imier, de la convocation d’un nouveau Congrès anti-autoritaire, qui se serait réuni « pas plus tard que dans six mois ». Une lettre de B. Hubert, secrétaire correspondant du Conseil de Spring Street, à Adhémar Schwitzguébel, en date du 2 février 1873, annonça que la Fédération nord-américaine avait approuvé les résolutions du Congrès de Saint-Imier (avec une réserve sur deux points) ; elle ajoutait : « Si le nouveau Congrès anti-autoritaire, proposé à Saint-Imier, a lieu au mois de mars, il nous sera impossible d’y envoyer un délégué ; mais nous tâcherons néanmoins de nous y faire représenter par des citoyens résidant en Europe ». (Bulletin du 1er avril 1873.) Le 2 mars suivant, le Conseil fédéral de Spring Street, s’étant figuré que le Congrès anti-autoritaire se réunirait réellement au milieu de mars, vota des résolutions de sympathie pour ce Congrès, et les transmit à Schwitzguébel, en exprimant le regret de ne pouvoir envoyer de délégation.


La Fédération italienne devait tenir le 15 mars à Mirandola (Émilie) un Congrès qui avait été convoqué par une circulaire de la Commission italienne de correspondance en date du 1er janvier 1873. Le gouvernement italien résolut d’empêcher le Congrès de se réunir : le 12 mars, il fit occuper militairement la ville de Mirandola, et arrêter quelques-uns des délégués au moment de leur arrivée. Les autres délégués, prévenus, se rendirent à Bologne et, dans un local ignoré de la police, ils ouvrirent le Congrès au jour fixé.

On nous écrivit de Bologne à ce sujet :


Le 15 mars nous avons ouvert à Bologne notre Congrès : environ cent cinquante Sections étaient représentées par cinquante-trois délégués... Le Congrès était gardé à vue par la brave fédération de Bologne, en dépit d’une armée de mouchards et d’agents de police. Mais le lendemain on a arrêté et enchaîné d’une manière infâme les compagnons Cafiero, Malatesta, Costa, Chiarini et Faggioli. Néanmoins le Congrès a continué à se réunir et a poursuivi ses travaux jusqu’au 18, et la police n’a su envahir la maison où il tenait ses séances que dix minutes après la clôture et le départ des délégués... Nous avons dans la prison de Modène nos compagnons Benevelli, Cerretti, Cappelli et Gabrielli, délégués des Sections d’Ancône, Modène et Mirandola, et dans les prisons de Bologne nos compagnons Cafiero, Malatesta, Costa, Chiarini, Faggioli, Negri, Nabruzzi (Giuseppe). Des mandats d’arrestation ont été lancés contre tous les autres délégués[24].


Parmi les résolutions votées par le Congrès, il s’en trouvait naturellement une déclarant que « la Fédération italienne refusait de reconnaître les délibérations du Congrès de la Haye et déniait au Conseil général de New York toute qualité ou ingérence dans l’Internationale » ; par une autre résolution, le Congrès déclarait « qu’il acceptait le pacte de solidarité proclamé à Saint-Imier, le considérant comme absolument nécessaire pour défendre le véritable esprit et la véritable unité de l’Internationale contre les menées autoritaires et dissolvantes des centralistes ».

Au sujet du Congrès international anti-autoritaire, prévu par une résolution du Congrès international de Saint-Imier, le Congrès italien exprima le vœu que ce Congrès anti-autoritaire eût lieu quelques jours avant le Congrès général de 1873.

Dans une séance administrative, le Congrès s’occupa de la question Terzaghi. Carlo Terzaghi[25], qui rédigeait alors à Turin un journal appelé la Discussione, était accusé d’être un mouchard. Un rapport, présenté par la Commission de correspondance, établit qu’il était en effet au service de la police, et le Congrès vota l’expulsion de la Fédération italienne de cet agent provocateur.

Toute l’Italie s’était donc prononcée contre le Conseil général de New York, à l’exception de Bignami et de son groupe, l’unique espoir de Marx et d’Engels. Bignami avait de nouveau besoin d’argent, et fort à propos New York avait fait à Engels un nouvel envoi d’une quarantaine de dollars. Voici ce qu’on lit à ce sujet dans une lettre d’Engels au Conseil général, du 15 avril 1873 :

« Citoyens, j’ai reçu votre lettre du 21 mars avec un chèque de £ 8 6d pour Lodi. En même temps, je recevais une lettre de Bignami disant qu’il était de nouveau obligé de se cacher pour éviter d’être mis en prison à la suite d’une condamnation qu’il préfère purger plus tard pour des raisons de santé. L’argent ne pouvait donc arriver dans un meilleur moment. Je l’ai changé en une somme de 200 francs en billets français, que je lui ai envoyés immédiatement...

« Pas de nouvelles d’Italie, sinon que la Plèbe a momentanément suspendu sa publication.

« L’emprisonnement des alliancistes arrêtés à Bologne et à Mirandola ne durera pas longtemps, ils seront bientôt relâchés ; quand on en arrête de temps à autre quelques-uns par erreur, ils n’en ont jamais sérieusement à souffrir[26] ».

Je ne puis pas indiquer, pour chacun des délégués arrêtés, la date de leur mise en liberté ; mais le Bulletin nous donne un renseignement précis en ce qui concerne Cafiero et Malatesta ; il dit, dans son numéro du 1er juin 1873 : « Nous avons le plaisir d’annoncer à nos lecteurs que ceux de nos amis italiens qui étaient encore en prison préventive à Bologne, Cafiero et Malatesta, ont été remis en liberté après un emprisonnement arbitraire de cinquante-quatre jours[27]. »


Dans la Suisse française, le Conseil général de New York n’avait pas trouvé tout l’appui qu’il attendait des hommes du Temple-Unique à Genève et de leurs dupes. L’Égalité, qui n’avait plus de lecteurs ni de rédacteurs, avait cessé de paraître. L’ancienne « Fédération romande » était en pleine décomposition, et ses meneurs se jetaient mutuellement à la tête des accusations scandaleuses. L’un d’eux, F. Candaux, ancien trésorier du Comité cantonal de Genève, et délégué de la Section des faiseurs de ressorts, écœuré des tripotages qui éclataient maintenant au grand jour et qui venaient d’amener la ruine du Cercle du Temple-Unique[28], publia, en janvier 1873, un rapport adressé à sa section, pour signaler les dangers de la situation, et, le 16 mars, une brochure intitulée L’Internationale et les intrigants. Personnellement pris à partie par Candaux, et traité d’ivrogne, Henri Perret répondit (28 mars) par un mémoire autographié, où il affirmait que Candaux « avait obéi à un sentiment de haine jalouse et toute personnelle ». Le Bulletin, tout en faisant remarquer que « le citoyen Candaux n’était pas un ami de la Fédération jurassienne », et que « certains passages de son rapport semblaient au contraire indiquer qu’il était animé contre elle de sentiments hostiles », prit acte de divers faits constatés par le rapporteur, de celui-ci entr’autres : que, le 11 janvier 1873, l’assemblée générale de la Section centrale de Genève, convoquée par affiches, comptait en tout treize personnes, y compris le président !

Lorsque nous apprîmes que les bijoutiers de Genève s’étaient mis en grève, nous ouvrîmes des souscriptions dans nos sections pour leur venir en aide, et notre Comité fédéral s’employa à répandre les circulaires du comité de la grève. On a vu (p. 22) qu’Engels avait écrit, à ce propos, que « les Genevois réclament toujours tout et ne font jamais rien ». Le Comité fédéral jurassien, lui, adressa le 9 mars 1873 un pressant appel, aux sections de la Fédération ; il leur disait : « Les ouvriers bijoutiers de Genève luttent pour l’introduction de la journée de neuf heures. Ils font appel à la solidarité ouvrière. Nous avons dit maintes fois aux ouvriers genevois : « Divisés avec vous sur des questions d’organisation et de pratique politique, nous sommes frères dans la servitude économique ». Compagnons, sachons prouver que cette affirmation n’était pas un vain mot. » Plusieurs Sections jurassiennes envoyèrent des secours à Genève.

En même temps, sur l’initiative de Malon, une souscription était ouverte (Bulletin du 15 mars) pour venir en aide à des réfugiés de la Commune qui mouraient de faim à Londres ; elle produisit en quelques semaines une somme de 404 fr. 95 (Bulletin du 13 juillet 1873).


Nos statuts fédéraux disaient que le Congrès de la Fédération jurassienne devait se réunir chaque année au mois d’avril. Par circulaire en date du 23 mars, le Comité fédéral convoqua le Congrès jurassien pour le dimanche 27 avril 1873, à Neuchâtel. Et, fidèle à l’esprit qui nous avait toujours animés, il publia un « Appel aux Sections de la Fédération romande et du groupe suisse de langue allemande », pour les inviter à se faire représenter à notre Congrès. L’Appel disait :


Au lieu de continuer à récriminer, à nous accuser mutuellement, il nous paraît qu’il serait préférable de tenir compte des diversités de tempérament, de conceptions philosophiques et politiques... Nous souffrons tous également de l’asservissement du travail au capital ; nos misères économiques sont identiques. Il serait donc possible que les trois groupes internationalistes de la Suisse, tout en conservant leur autonomie particulière et leur mode d’action propre, s’entendissent pour tout ce qui concerne les luttes économiques du travail contre le capital... Venez à notre Congrès, venez-y en frères, vous y serez reçus en frères ;... nous vous y donnerons des explications sincères, nous y discuterons fraternellement, comme des hommes qui ne recherchent que la vérité... Nous osons espérer que notre appel sera entendu, et que des délégations des sections de la Fédération romande et de la Suisse allemande viendront apporter à notre Congrès la bonne nouvelle que le désir de la paix est dans vos cœurs comme il est dans les nôtres.


Le Congrès eut lieu dans une salle de la Grande-Brasserie. Il tint trois séances, le dimanche matin et le dimanche soir 27 avril, et le lundi matin 28 avril. Les délégués étaient au nombre de dix-neuf, représentant la fédération ouvrière de Porrentruy, la Section de Moutier, la Section de Saint-Imier, la Section de Sonvillier, la Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary, la Section de la Chaux-de-Fonds, la Section du Locle, la Section des graveurs et guillocheurs du Locle, la Section slave de Zurich, la Section de Neuchâtel, et une Section d’Alsace. La Section de Bienne ne s’était pas fait représenter, ni la Section de propagande et d’action révolutionnaire-socialiste de Genève. Une Section nouvellement formée à Genève sous le nom de Groupe socialiste de propagande envoya un télégramme de félicitations signé Perrare, Ténine, Denivelle, Colonna et Caudaux ; la corporation des bijoutiers de Genève fit également parvenir un salut télégraphique ; la Société de secours au travail des ouvriers tailleurs de Genève, en réponse à l’appel conciliant de notre Comité fédéral, exprima par lettre son regret de ne pouvoir, pour cette fois, se faire représenter au Congrès ; et la Section centrale italienne de Genève envoya un délégué en la personne d’un ouvrier en bâtiment, Rossetti. Il fut donné lecture de lettres de France, d’Italie, de Belgique et d’Espagne.

Nous avions, tout d’abord, à nous occuper de la question du Congrès général de l’Internationale. Où et quand se réunirait il, et qui serait chargé de le convoquer ? La résolution suivante, proposée par le Comité fédéral, fut votée à l’unanimité :


Considérant qu’à teneur des statuts généraux, le Congrès général de l’Internationale se réunit chaque année de plein droit sans qu’il soit besoin d’une convocation émanant d’un Conseil général,

La Fédération jurassienne propose à toutes les Fédérations de l’Internationale de réunir le Congrès général le lundi 1erseptembre 1873 dans une ville de Suisse.

Considérant en outre qu’il importe au salut de l’Internationale d’empêcher que le Congrès général de 1873 ne suive les funestes errements du Congrès de la Haye,

Elle propose aux Fédérations qui ne reconnaissent pas les pouvoirs autoritaires du Conseil général de New York, d’envoyer leurs délégués dans la ville où se tiendra le Congrès général, dès le jeudi 28 août, pour y tenir un Congrès anti-autoritaire, destiné à préparer une entente entre ces Fédérations pour le triomphe du principe fédératif dans le Congrès général[29].


La discussion qui précéda le vote de la résolution, et à laquelle prirent part James Guillaume[30], Pindy, Heng, Spichiger, Lefrançais, Rougeot, Floquet, Schwitzguébel, Cyrille, et Froidevaux[31], établit nettement qu’aux yeux des internationaux jurassiens le seul Congrès général de l’Internationale serait celui que convoqueraient directement les Fédérations elles-mêmes, et non celui que pourrait tenter de convoquer le prétendu Conseil général de New York.

La résolution complémentaire ci-après fut ensuite votée :


Le Comité fédéral jurassien est chargé des démarches nécessaires pour le choix de la ville où devra se réunir le Congrès général, et, après en avoir référé aux Sections jurassiennes, de faire des propositions à ce sujet à toutes les Fédérations.


À l’égard de la revision des statuts généraux, le Congrès vota qu’il serait proposé à toutes les Fédérations d’abroger tous les articles des statuts relatifs à l’institution d’un Conseil général, et d’instituer trois commissions, une Commission de correspondance, une Commission de statistique, et une Commission de résistance, placées chacune dans une Fédération régionale différente.

À la suite d’un rapport de la Section de Neuchâtel sur la question de la statistique du travail, le Congrès institua une Commission fédérale de statistique, dont le siège fut placé à Neuchâtel.

Le Congrès recommanda, aux sociétés ouvrières qui voudraient se constituer en fédération locale, les statuts de la Fédération ouvrière du district de Courtelary, comme offrant un guide qui pourrait les aider utilement dans la rédaction de leurs propres statuts.

Il fut décidé qu’outre les caisses de résistance constituées dans les sociétés corporatives, il serait recommandé aux Sections dites mixtes ou centrales de créer, elles aussi, un fonds de solidarité destiné au soutien des grèves, ainsi qu’à l’appui mutuel en cas de maladie ou de chômage.

La proposition de rendre la publication du Bulletin hebdomadaire avait été présentée de nouveau par la Section de Neuchâtel ; le Congrès décida qu’à titre d’essai, pendant une période de six mois, du 1er juillet au 31 décembre 1873, le Bulletin serait publié chaque semaine.

Une dernière question à traiter était celle d’un Congrès ouvrier suisse, qu’un comité d’organisation constitué à Genève convoquait pour le 1er juin à Olten (canton de Soleure). Ce Congrès devait avoir un caractère purement économique et s’occuper essentiellement de la création des Unions régionales de métier ; aussi l’idée en fut-elle accueillie avec faveur par le Congrès jurassien. Une résolution fut votée à l’unanimité, « recommandant à toutes les Sections jurassiennes d’envoyer des délégations au Congrès économique projeté à Olten, et de donner mandat à ces délégations de travailler à ce que le Congrès d’Olten prît pour base d’organisation ouvrière la fédération des métiers ».

La présence au Congrès jurassien du délégué Rossetti, de Genève, — arrivé le dimanche après-midi, — donna lieu, le lundi matin, à un échange d’explications sur la possibilité d’amener un rapprochement entre la Fédération jurassienne et la Fédération romande. La Section que Rossetti représentait ne faisait pas partie de la Fédération romande ; et elle avait pensé, expliqua son délégué, que sa position neutre lui permettrait d’offrir ses bons offices pour amener une réconciliation. Rossetti exprima l’opinion que les questions qui avaient produit la scission en 1870 étaient des questions essentiellement personnelles, qui n’existaient plus désormais ; il fallait passer l’éponge sur les vieilles histoires, et tâcher de rallier tous les travailleurs de la Suisse dans une seule Fédération nationale.

Schwitzguébel répondit que la Fédération jurassienne était toute disposée à faire la paix et à oublier le passé ; mais qu’il n’était pas nécessaire qu’elle fît le sacrifice de son autonomie en se fusionnant avec la Fédération romande et le groupe des Sections de langue allemande. Chacun de ces trois groupes avait sa raison d’être et représentait une tendance spéciale : il était donc préférable qu’ils continuassent à vivre de leur vie propre, tout en se donnant la main sur le terrain de la solidarité économique.

Rossetti ayant alors demandé quelle raison il pouvait y avoir pour que la Fédération romande et la Fédération jurassienne restassent séparées, en ajoutant que pour sa part il n’en voyait point, j’expliquai au délégué genevois la situation en ces mots :

« Ce qui continue à séparer les deux Fédérations, c’est le Congrès de la Haye et le Conseil général de New York. La Fédération romande a approuvé le Congrès de la Haye ; elle a accepté d’obéir au Conseil général de New York. La Fédération jurassienne se trouve dans le camp opposé, et même, pour ce fait, le Conseil général de New York a prononcé sa suspension de l’Internationale. »

Fort surpris de ce qu’il venait d’entendre, Rossetti déclara qu’il n’avait jamais ouï parler de la suspension de la Fédération jurassienne, et qu’il ne savait pas ce que cela voulait dire ; qu’à Genève, dans son entourage, on n’en avait pas connaissance. Son opinion était qu’on ne devait pas prolonger un conflit qui ne profitait qu’à la bourgeoisie, et qu’il fallait se tendre la main.

Complétant mon explication, je dis à Rossetti que tout d’abord il faudrait que le prochain Congrès général prononçât sur les questions soulevées à la Haye ; la Fédération jurassienne n’était pas seule engagée dans cette affaire, et le plus grand nombre des Fédérations de l’Internationale s’étaient déclarées solidaires avec elle.

Il fut donné connaissance à Rossetti des résolutions votées dans la séance du dimanche matin, au sujet du Congrès général et de la revision des statuts généraux, et il s’en déclara satisfait ; après quoi le Congrès vota à l’unanimité, comme conclusion de cette discussion, la résolution suivante :


Le Congrès jurassien remercie les Sections de Genève qui ont répondu à son appel de leurs manifestations sympathiques, et exprime le vœu de voir, dans un prochain avenir, tous les groupes internationaux de la Suisse s’unir sur le terrain de la solidarité économique, tout en conservant leur autonomie, et sans faire le sacrifice de leurs principes respectifs.


Avant de se séparer, le Congrès désigna les Sections du Locle comme devant être le siège du Comité fédéral pour 1873-1874.

Le dimanche après-midi avait eu lieu un grand meeting public, dont le Bulletin rend compte en ces termes :

« À deux heures, la vaste salle de la Grande-Brasserie était remplie d’une foule compacte… La présidence du meeting avait été confiée à Spichiger, du Locle. Les premiers orateurs parlèrent de la nécessité pour les ouvriers de s’organiser en sociétés, afin de défendre leurs salaires, et de fédérer ces sociétés entre elles pour en augmenter la puissance ; Heng, de la Chaux-de-Fonds ; Durozoi, de Neuchâtel ; Schwitzguébel, de Sonvillier ; Dargère, de Neuchâtel, parlèrent dans ce sens, aux applaudissements de l’auditoire. Le citoyen Beslay, membre de la Commune de Paris, fit l’historique et la définition du socialisme, et fut écouté avec une attention sympathique. Rossetti, délégué de Genève, parla des grèves genevoises et montra quels résultats les ouvriers pouvaient obtenir par l’organisation et la fédération ; son discours pittoresque et énergique fut vivement applaudi ; l’orateur le répéta en italien pour se faire comprendre des nombreux ouvriers italiens qui assistaient au meeting. Les citoyens Henri Wenker, menuisier, de Neuchâtel, Pindy et Lefrancais, membres de la Commune de Paris, vinrent à leur tour traiter la question du travail avec de nouveaux développements, et se firent également applaudir. Le citoyen Durand-Savoyat parla sur la statistique. Enfin Schwitzguébel, reprenant la parole, exposa les résultats pratiques déjà obtenus par la Fédération ouvrière du Val de Saint-Imier, et les offrit en exemple aux ouvriers de Neuchâtel… Le succès de cette grande réunion a dépassé toutes les espérances des organisateurs, et elle sera sans doute le point de départ d’un réveil sérieux du mouvement ouvrier à Neuchâtel. »

Les Sections du Locle désignèrent, dans les premiers jours de mai, le nouveau Comité fédéral, qui fut ainsi composé : Louis Pindy, secrétaire correspondant ; François Floquet, administrateur du Bulletin ; Adolphe Roos, secrétaire des séances ; Alexandre Châtelain, caissier ; Auguste Spichiger, archiviste. Aussitôt constitué, le Comité fédéral adressa (11 mai) à toutes les Fédérations de l’Internationale une circulaire pour leur communiquer la proposition de la Fédération jurassienne de réunir le Congrès général le 1er septembre 1873 dans une ville de Suisse.

Le numéro du Bulletin qui rend compte du Congrès de Neuchâtel annonce aussi l’apparition du Mémoire de la Fédération jurassienne, dont l’impression venait d’être achevée à l’imprimerie G. Guillaume fils (devenue, depuis le commencement de 1873, l’imprimerie L.-A. Borel). L’annonce est ainsi conçue :


Vient de paraître : Mémoire présenté par la Fédération jurassienne de l’Association internationale des travailleurs à toutes les Fédérations de l’Internationale ; un volume in-8o de plus de 400 pages [286+142]. Prix : 3 fr. 50 ; pour les internationaux 2 fr. 50. — Cet important travail est une histoire complète du développement de l’Internationale dans la Suisse romande, depuis sa création jusqu’à l’époque actuelle. Il est indispensable à tous ceux qui veulent se faire une idée exacte des tendances représentées par les différents groupes socialistes de la Suisse, et de la lutte qui en est résultée... On peut se procurer ce volume en s’adressant au citoyen James Guillaume, Place d’Armes, 5, à Neuchâtel, qui en a reçu le dépôt central.


L’Avant-propos du Mémoire, après avoir rappelé que ce travail avait été entrepris en exécution d’une décision du Congrès de Sonvillier (12 novembre 1871), que les 80premières pages, ainsi qu’une partie des Pièces justificatives, avaient été imprimées avant le Congrès de la Haye, et que le plan de la publication avait ensuite été élargi à mesure que les événements se déroulaient, se terminait ainsi :


Nos lecteurs impartiaux nous rendront ce témoignage, que ce livre est l’histoire véridique, et aussi complète que notre cadre l’a permis, du développement de l’Internationale en Suisse. Si des détails personnels et quelques passages polémiques se trouvent mêlés au récit, c’est que ces détails et cette polémique étaient une nécessité de la situation. Notre vœu, en livrant aujourd’hui à la publicité ces pages, c’est de voir la période dont elles renferment le tableau fidèle entrer définitivement dans le domaine de l’histoire ancienne, afin que l’Internationale, instruite par les expériences de son passé, prenne, en se préservant des fautes qu’elle a pu commettre au début, un nouvel essor vers son glorieux avenir.

15 avril 1873.          La Commission de rédaction.


Le Congrès d’Olten, dont il a été parlé p. 70, et qui était convoqué pour le 1er juin, avait pour ordre du jour la création d’une organisation centrale de la classe ouvrière en Suisse, sous la direction d’un Comité central. Bien qu’une pareille conception de l’organisation ouvrière lut précisément l’opposé de la nôtre, la Fédération jurassienne, à la suite d’un vote dans ses sections, résolut de se faire représenter collectivement à ce Congrès par deux délégués, qui furent Pindy et moi. Notre mandat était d’insister essentiellement sur la formation d’une fédération régionale suisse pour chaque corps de métier, comme préparation à la fédération internationale de la corporation ; quant à la question politique, l’Internationale ayant, selon nous, pour programme l’autonomie des communes libres, fédérées entre elles, nous devions repousser toute centralisation des pouvoirs, c’est-à-dire tout gouvernement, et déclarer qu’il était du plus grand intérêt pour les ouvriers d’éviter de compromettre leur avenir en participant avec les bourgeois à perpétuer l’ordre de choses actuel qui divise la société en exploiteurs et en exploités[32]. Diverses sociétés ouvrières de quatre localités jurassiennes, Saint-Imier, Sonvillier, Neuchâtel et Bienne, avaient en outre désigné trois délégués pour se rendre avec nous à Olten.

Nous savions bien que nous n’avions aucune chance de faire accepter nos idées par les délégués de la Suisse allemande ; mais nous tenions à profiter de l’occasion qui s’offrait de les exposer publiquement dans un milieu où elles étaient encore inconnues du plus grand nombre, et volontairement travesties et dénaturées par quelques meneurs de mauvaise foi.

Notre Bulletin disait, dans son numéro du 1er juin, à propos du programme du Congrès d’Olten :


Il s’agit de centraliser l’action de la classe ouvrière ; de centraliser les institutions de secours mutuel et d’assurance ; de créer un organe central et un comité central.

Les délégués jurassiens, naturellement, ne pourront pas s’associer à des propositions semblables, entièrement opposées à leurs principes. Et voici, sur la question générale d’organisation ouvrière, ce qui nous semble devoir être mis en avant, au lieu des projets dont nous venons de parler.

La première question, la question vitale, c’est de pousser à la création de fédérations régionales du même métier. Il faudrait constituer une Fédération régionale suisse de toutes les sociétés de charpentiers, une autre de toutes les sociétés de cordonniers, et ainsi de suite. Dans plusieurs corps de métier, cette fédération est déjà commencée, dans d’autres elle est même un fait entièrement accompli.

Chacune de ces fédérations de métier aurait son administration entièrement à part, son comité fédéral à elle, son organe spécial à elle si ses ressources le lui permettent.

Mais cette organisation [régionale] par corps de métier [distincts] serait, à elle seule, insuffisante. Il faut, en outre, que les différents corps de métier soient mis en relation les uns avec les autres. Ce résultat s’obtient par la fédération locale des sociétés de métier, qu’on pourrait appeler aussi la Commune des travailleurs. Dans cette fédération locale, ou Commune, tous les corps de métier sont réunis, et ils s’y occupent, non plus des intérêts spéciaux de la corporation, mais des intérêts tant locaux que généraux du travail.

Les Communes, à leur tour, ne doivent pas rester isolées. Plusieurs fédérations locales ou Communes qui, soit par leur position géographique, soit par leurs besoins industriels, soit pour d’autres motifs, forment un groupe naturel, se fédèrent entre elles, et ainsi naît une Fédération de Communes. Cette Fédération de Communes se donne, elle aussi, un comité fédéral, et se crée un organe si elle en a besoin.

La Fédération jurassienne de l’Internationale, la Fédération romande et le groupe des Sections de langue allemande sont trois Fédérations de Communes.

Selon nous, l’organisation ouvrière doit s’en tenir là. Aller plus loin serait se jeter dans une centralisation funeste. Il n’est pas besoin de fondre les Fédérations de Communes dans une Association nationale unique, et de remplacer leurs divers Comités fédéraux et leurs divers journaux par un Comité central et un organe unique... Le système que nous recommandons a cet avantage immense de ne pas enlever la vie aux parties pour la jeter toute au centre ; de ne pas rendre inutile l’initiative des individus et des groupes locaux en la remplaçant par l’activité d’un Comité central ; enfin, de ne pas remettre entre les mains de quelques hommes toute l’administration de nos intérêts communs, car cette administration centrale et unique peut trop facilement devenir entre les mains des intrigants (il s’en trouve partout) un levier politique ou un moyen de satisfaire des ambitions personnelles.

... Nous proposons donc, comme projet d’organisation ouvrière :

1° La Fédération régionale — et bientôt internationale, si possible — des corporations du même métier ;

2° La Fédération locale des sociétés des différents métiers, ou la Commune du travail ;

3° Enfin, la Fédération des Communes par groupes naturels et en toute liberté, de manière à établir autant de Fédérations de Communes que les circonstances l’indiqueront[33].


Le Congrès s’ouvrit le dimanche 1er juin dans la grande salle de la maison d’école d’Olten. Environ quatre-vingts délégués étaient présents. Le groupe le plus nombreux était formé par les représentants du Grütli, société politique nationale suisse ; à leur tête étaient M. Lang, de Borne, président central du Grütli, et M. Bleuler-Hausheer, de Winterthour, conseiller national (c’est-à-dire membre du Parlement suisse). Un autre groupe, de la Suisse allemande, voulait que les corporations ouvrières devinssent en même temps des sociétés politiques. Un troisième groupe, qui avait pour organe le journal la Tagwacht de Zürich, tout en regardant comme indispensable l’action politique de la classe ouvrière et en recommandant à celle-ci de donner ses voix au parti progressiste sous certaines conditions, constatait qu’en Suisse une tactique spéciale était nécessaire ; comme une forte proportion des ouvriers y appartient à des nationalités étrangères, on se trouve en présence de ces deux alternatives : ou bien les corporations ouvrières seront en même temps des associations politiques nationales, et alors les ouvriers étrangers devront en être exclus ; ou bien les corporations ouvrières devront englober dans leur sein tous les ouvriers, y compris les étrangers, et alors elles ne pourront pas être en même temps des sociétés politiques nationales ; c’est cette dernière alternative qui avait paru préférable au groupe de la Tagwacht, et voilà pourquoi on voulait se borner, à Olten, à la création d’une organisation économique, — tout en recommandant aux ouvriers de nationalité suisse de former, à côté des corporations de métier, des associations spécialement politiques.

Notre participation au Congrès d’Olten fut pour nous des plus instructives; elle nous mit, pour la première fois, en contact direct avec les délégués ouvriers de la Suisse allemande et les politiciens plus ou moins socialistes qui les dirigeaient. Aussi je reproduis in-extenso la partie de l’article du Bulletin (numéro du 15 juin 1873) dans laquelle, au retour d’Olten, je retraçai nos impressions :


La soirée du samedi[34] fut employée à une discussion préparatoire, non officielle, entre les délégués déjà arrivés. Cette discussion eut pour les Jurassiens beaucoup d’intérêt, parce qu’elle leur fit voir clairement les idées qui dominaient dans les divers groupes. Du reste, à nos yeux, ce qui a fait la véritable importance du Congrès, ce n’a pas été l’essai plus ou moins informe d’organisation élaboré par ce dernier, mais bien plutôt l’échange d’idées qui a pu, à cette occasion, pour la première fois, dans les conversations familières, s’effectuer entre les représentants du socialisme révolutionnaire et ceux des diverses autres tendances.

Voici, dans toute leur simplicité, quelques-unes des impressions laissées aux Jurassiens par les conversations de cette soirée et des jours suivants.

Sauf deux ou trois exceptions, les délégués de langue allemande n’ont qu’une idée très obscure encore de la question sociale. Ils sentent bien que le bât les blesse ; mais ils ne se rendent compte ni du pourquoi ni du comment. Ils désirent un soulagement à cette position désagréable : mais l’idée ne leur viendrait pas de jeter le bât à terre ; ils s’occupent seulement à arranger diverses petites combinaisons pour introduire des coussinets entre le bât et le cuir, pour changer quelque peu le bât de place, pour le rendre plus léger ; leurs vœux ne vont pas au delà. Ils ne peuvent pas concevoir le peuple travailleur complètement affranchi du bât gouvernemental ; et s’ils pouvaient, en lieu et place du gouvernement bourgeois, asseoir sur leur dos un gouvernement soi-disant socialiste, ils croiraient avoir accompli la grande œuvre de leur émancipation définitive.

Après tout, c’est là un idéal qui a aussi sa légitimité ; et, s’il peut faire le bonheur de certaines catégories de travailleurs, nous ne voulons pas les chicaner là-dessus. Mais le côté fâcheux de la chose, c’est que, dans leur camp, on n’est pas si tolérant : on se croit en possession de la véritable doctrine scientifique, et on regarde en pitié les dissidents ; on ne se contente même pas de cette pitié, on croit avoir reçu la mission d’extirper l’hérésie et d’implanter partout la saine doctrine de l’éternité et de la nécessité du bât. Rien n’est plus amusant que de discuter avec un de ces citoyens et de voir le sourire de condescendance avec lequel il accueille vos arguments ; rien n’a jamais troublé et ne troublera jamais la sérénité de ses convictions ; il a la conscience de sa supériorité et de votre infériorité, cela lui suffit. D’autres vont plus loin, et concluent que des raisonneurs aussi subversifs que les Jurassiens doivent nécessairement être des ennemis des ouvriers ; peu s’en faut qu’ils ne voient en eux des traîtres salariés par la bourgeoisie pour prêcher de fausses doctrines et empêcher le prolétariat de faire son salut par les pratiques orthodoxes. Enfin quelques-uns, plus intelligents, reconnaissent qu’ils ont affaire à des adversaires de bonne foi ; ils écoutent leurs raisons, ils y répondent, ils cherchent à se rendre compte, ils voudraient même se laisser convaincre, mais ils n’y peuvent parvenir, parce que, leur esprit gardant ses notions préconçues, ils attachent aux mots et même aux idées une autre signification, et que, lorsque nous disons blanc, ils comprennent noir.

C’est ainsi, par exemple, que, dans les séances du Congrès, lorsque les délégués jurassiens exposaient leur projet d’organisation fédéraliste en opposition à la centralisation, le traducteur officiel se bornait à expliquer aux délégués de langue allemande que « les délégués jurassiens voulaient que chaque société restât isolée, sans union avec les autres » ; et lorsque nous réclamions contre cette interprétation fantaisiste, on nous assurait — certainement de bonne foi — que c’était ainsi que l’on comprenait nos paroles, et que, puisque nous ne voulions pas de centralisation, nous demandions nécessairement l’isolement et le chacun pour soi. Et tous nos efforts pour obtenir une meilleure traduction demeuraient vains, non pas qu’on y mît de la mauvaise volonté, mais parce que, disait-on, il était impossible de nous traduire plus clairement.

Un des plus intelligents parmi les délégués allemands, dans un moment d’épanchement, après avoir rendu hommage à notre loyauté et avoir exprimé le désir de rester en correspondance avec nous, nous disait : « Ah, maudit fédéralisme ! C’est cette idée de fédéralisme qui perdra le mouvement ouvrier. C’est une idée réactionnaire, bourgeoise. » Là-dessus nous lui fîmes observer comment, en France, l’idée fédéraliste était un produit nécessaire du développement historique ; après la féodalité, est venue la centralisation, qui a constitué l’État moderne, et dont les agents ont été, d’abord la monarchie absolue, puis la république jacobine et l’empire ; cette centralisation a fait son temps, et l’idée fédéraliste, dont la première manifestation éclatante a été la Commune de Paris, est appelée à la remplacer. En Allemagne, ajoutâmes-nous, on est encore en plein dans la période de centralisation, car l’Allemagne sort à peine du régime féodal ; de là vient que l’idéal des socialistes allemands, comme celui des jacobins de 1793, est un État fortement centralisé ; mais cet idéal n’aura qu’un temps, et un jour ou l’autre le peuple allemand fera, comme l’a fait le peuple français, son évolution vers le fédéralisme.

Cet exposé historique fit beaucoup rire notre interlocuteur, qui parut nous trouver prodigieusement ignorants. Il nous expliqua qu’en Allemagne la période du fédéralisme était déjà passée, que les socialistes allemands l’avaient derrière eux et non devant eux ; et que les Français, au contraire, avec leur Commune, en étaient encore au moyen âge.

Il confondait évidemment le fédéralisme avec la féodalité, — à moins qu’il n’existe une philosophie de l’histoire spéciale à l’usage des socialistes allemands.

— Mais, dîmes-nous, que pensez-vous donc de la Commune de Paris ?

— Je pense, répondit-il, que ce qui a perdu la Commune de Paris, c’est justement cette funeste tendance au fédéralisme : c’est là ce qui a empêché la France entière de se soulever. Paris aurait dû agir, non pas en Commune libre, mais en dictateur de la France, et la France aurait marché. Si jamais Berlin fait une révolution, je vous réponds qu’on s’y prendra autrement, et que ce ne sera pas au nom de la Commune.

Nous croyons inutile de dire le nom de notre interlocuteur[35] ; il se reconnaîtra bien lui-même, et pourra attester si nous n’avons pas fidèlement rapporté ses idées, qui sont celles de tout ce parti démocrate socialiste allemand dont le Volksstaat est l’organe principal.

Dans cette même soirée du samedi, la discussion nous montra clairement ce qu’on entendait lorsqu’on annonçait, dans le programme du Congrès, que les sociétés ouvrières devaient s’organiser pour l’action économique, mais non pour l’action politique. Les rédacteurs du programme expliquèrent que, dans leur esprit, cela ne voulait pas dire que les réformes sociales pussent s’accomplir en dehors de l’État et contre l’État ; bien au contraire, ils croient l’intervention de l’État absolument indispensable pour obtenir des résultats sérieux. Seulement, ajoutèrent-ils, en Suisse les ouvriers ont une situation particulière. [Suit, dans le Bulletin, un passage, déjà résumé plus haut, relatif à la présence de nombreux ouvriers étrangers dans les organisations corporatives en Suisse, ce qui empêche celles-ci de s’occuper, comme telles, de politique nationale ; il faut donc que les ouvriers suisses créent, à côté des corporations, des associations spécialement politiques.] Comme on le voit, ce n’est pas là le moins du monde une élimination de l’action politique. Au contraire. On se borne à constater que les ouvriers suisses, qui seuls jouissent de droits politiques (!), ne forment que la moitié de la population ouvrière ; on regrette que les ouvriers d’autres nationalités soient privés de ces droits et se voient en conséquence obligés de se limiter à l’action corporative ; et on recommande chaleureusement aux ouvriers suisses, à ces heureux privilégiés, de ne pas négliger de profiter de leurs droits et de s’occuper activement de la politique nationale.

De quel genre sera cette politique recommandée aux ouvriers suisses ? L’assemblée spéciale tenue le dimanche après-midi pour s’occuper de cet objet nous a édifiés là-dessus. L’assemblée avait lieu sous les auspices du Grütli, c’est tout dire ; le programme politique qu’elle a adopté se résume ainsi dans ses tendances générales : centralisation politique toujours plus grande, c’est-à-dire extension de la compétence de la Confédération au détriment de l’autonomie des cantons, et par conséquent centralisation militaire, centralisation de l’instruction publique ; et, en fin de compte, abolition complète du système fédératif par la suppression du Conseil des États[36], et établissement de la République unitaire.

Voilà le programme politique acclamé par les ouvriers socialistes de la Suisse allemande !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il est encore un autre sujet que nous avons traité dans des conversations particulières avec des internationaux de la Suisse allemande. La plupart d’entre eux sont dans une ignorance absolue de ce qui s’est passé depuis le Congrès de la Haye. L’un d’eux nous a affirmé, toujours avec cette assurance imperturbable que donne une supériorité intellectuelle incontestée, que les Jurassiens étaient complètement isolés dans l’Internationale ; que l’Amérique entière, l’Angleterre entière, la Hollande entière, la Belgique entière, la France entière, l’Espagne et l’Italie sauf quelques dissidents, reconnaissaient l’autorité du Conseil général. Nous avons inutilement cherché à désabuser ce candide citoyen ; il est resté persuadé que les Jurassiens étaient dupes de la rédaction de leur Bulletin, qui leur faisait prendre des vessies pour des lanternes et qui inventait à leur usage des Congrès belges, espagnols, anglais et italiens qui n’ont jamais existé.

Le citoyen Greulich lui-même, rédacteur de la Tagwacht, nous a paru assez mal renseigné sur ce qui se passe. Lorsque nous lui avons dit que le citoyen Eccarius assistait au Congrès de la Haye comme délégué et qu’il avait voté avec la minorité contre les pouvoirs du Conseil général, il a témoigné la plus grande surprise et a eu beaucoup de peine à nous en croire sur parole. Nous lui avons dépeint, d’après nos renseignements, l’état actuel des diverses Fédérations, ce qui ne l’a pas moins étonné ; et nous l’avons cordialement invité, de même que les autres internationaux de la Suisse allemande, à se rendre au Congrès général qui sera convoqué par l’initiative des Fédérations elles-mêmes. Il pourra s’y convaincre de la réalité de nos assertions. Nous ne croyons pas commettre une indiscrétion en ajoutant que Greulich nous a dit que, s’il était délégué au Congrès de l’Internationale, il voterait, après les dernières expériences, contre l’institution du Conseil général.


Voici comment le Bulletin raconte l’adoption, par la quasi-unanimité du Congrès, du principe d’une organisation centralisée, ce qui, naturellement, eut pour résultat la retraite des cinq délégués jurassiens :


Le dimanche soir, le Congrès rentra en séance… [Après divers débats sur des questions préjudicielles,] commença la discussion générale sur le programme et l’organisation de la future Association que le Congrès se proposait de créer.

Deux orateurs seulement purent être entendus dans cette séance : Pindy, délégué de la Fédération jurassienne, et Henri Wenker, délégué de cinq sociétés ouvrières de Neuchâtel. Ils parlèrent tous les deux contre le projet de créer un Comité central suisse, ajoutant que la première chose à faire était d’organiser les fédérations corporatives de métiers et les fédérations ouvrières locales.

Après ces deux discours, la séance fut levée sur la proposition d’un délégué suisse allemand, dont nous regrettons d’ignorer le nom et qui dit galamment, en se tournant vers les délégués de langue française qui siégeaient à gauche, « qu’à mesure que les discours augmentaient en quantité ils diminuaient en qualité », saillie bruyamment applaudie par la majorité.

Le lundi matin, à l’ouverture de la séance, un certain nombre de délégués de la majorité déposèrent une proposition dont voici le sens :

« Considérant qu’il s’est manifesté hier, dans la discussion générale, des tendances qui mettent en question l’existence même de l’Association que le Congrès a pour but de fonder, nous proposons, pour couper court à toute discussion, de voter préalablement sur cette question : Le Congrès veut-il, oui ou non, la création en Suisse d’une Association ouvrière (Arbeiterbund) centralisée ? »

Cette proposition fut immédiatement mise aux voix, et l’unanimité des délégués répondit affirmativement sur la question de la centralisation, à l’exception de cinq voix négatives.

Les cinq opposants déposèrent alors sur le bureau une déclaration dont il fut donné lecture ; puis ils quittèrent le Congrès, où ils n’avaient plus rien à faire.

Voici le texte de la déclaration de la minorité :

« 1o Prenant acte de la déclaration faite hier par le bureau du Congrès à un délégué du Grütli, d’après laquelle les points du programme doivent être réalisés non par l’intervention de l’État, mais par l’initiative des sociétés ouvrières[37], nous donnons notre adhésion à ce programme. Il est bien entendu que nous nous réservons d’aller plus loin pour notre propre compte lorsque nous le trouverons opportun.

« 2° Nous basant sur les déclarations formelles de nos mandats, nous déclarons être prêts à nous rallier aux autres sociétés ouvrières de la Suisse, pour la formation de fédérations ouvrières locales et de fédérations corporatives régionales ; mais nous ne pouvons accepter l’idée d’une Association ouvrière suisse dirigée par un Comité central.

« Nous garderons notre organisation fédérative actuelle, tout en assurant les sociétés ouvrières de la Suisse de notre concours le plus dévoué dans la lutte contre la bourgeoisie et de notre entière solidarité morale et matérielle sur le terrain économique.

« Olten, le 2 juin 1873.

« Louis Pindy et James Guillaume, délégués collectivement par la Fédération jurassienne de l’Internationale, et en outre par les graveurs, guillocheurs et faiseurs de secrets du Locle ; Henri Wenker, délégué par la Section internationale de Neuchâtel, le Deutscher Arbeiterbildungsverein de Neuchâtel[38], les cordonniers, menuisiers, et tailleurs de pierre de Neuchâtel ; Léon Schwitzguébel, délégué par les Sections internationales de Sonvillier et de Saint-Imier, les graveurs, les guillocheurs, les repasseurs et remonteurs, les faiseurs de secrets, les peintres et émailleurs du Val de Saint-Imier ; Gameter, délégué des monteurs de boîtes de Bienne. »


Le Congrès, continuant ensuite ses délibérations, décida la création, sous le nom de Schweizerischer Arbeiterbund (Union ouvrière suisse), d’une organisation comprenant à la fois des Sections du Grütli, des Sections de l’Internationale, et des sociétés corporatives. La Tagwacht de Zurich, que rédigeait Greulich, fut déclarée l’organe officiel de la nouvelle Association, et le Comité central, composé en majorité de membres parlant allemand, fut placé pour la première année à Genève.


Il se passa à Zürich, au cours de l’année 1873, au sein de la colonie russe de cette ville, des incidents qui devaient avoir une fâcheuse répercussion sur la propagande du socialisme parmi les Russes. Ce n’est pas dans un livre comme celui-ci que le détail de ces choses peut être raconté ; et je dois me borner à de brèves indications[39].

Au commencement de 1873 éclata, parmi les Russes de Zürich, une querelle au sujet d’une bibliothèque qui avait été fondée, environ un an auparavant, par le groupe des jeunes amis de Bakounine. Le groupe des fondateurs se considérait comme propriétaire de la bibliothèque ; les simples lecteurs n’avaient pas le droit de participer à son administration : ils étaient seulement admis à emprunter des livres, moyennant le paiement d’une cotisation mensuelle. Il arriva que les lecteurs demandèrent à être considérés tous comme ayant les mêmes droits que les membres du groupe fondateur ; ceux-ci refusèrent, ne voulant consentir à admettre comme membres de leur groupe que ceux des lecteurs qui leur paraîtraient offrir des garanties suffisantes au point de vue socialiste. Deux membres du groupe fondateur, Smirnof et Idelson, prirent le parti des lecteurs ; et Pierre Lavrof, qui habitait chez Smirnof, devenu son secrétaire, se joignit également à eux. Une dernière demande des lecteurs d’être admis à l’égalité des droits ayant été définitivement repoussée, les lecteurs quittèrent la bibliothèque en masse, en emportant avec eux, dans leur retraite, les livres qui leur avaient été prêtés, et ils fondèrent une bibliothèque nouvelle. Cette manière d’agir provoqua de vives protestations de la part du groupe qui se réclamait de Bakounine, et le conflit entre « lavristes » et « bakounistes », qui avait déjà commencé en décembre à propos de la publication d’un organe périodique, s’envenima de plus en plus. En vain Bakounine recommandait la prudence et la modération à ses jeunes amis (lettre à Ralli du (3 février 1873 : Nettlau, p. 763), on ne l’écoutait guère ; de part et d’autre on se laissait emporter par la colère[40].

À ce moment, le projet de la création à Zürich, par les amis de Bakounine, d’une imprimerie russe, projet qui datait de l’automne précédent, était en train de se réaliser[41] ; on se proposait d’imprimer là divers ouvrages de propagande ; Bakounine avait promis d’en écrire un, et je devais aussi être mis à contribution. Il venait en outre de se fonder à Zürich une autre imprimerie russe, qui servit, celle-là, à la publication de la revue de Lavrof, Vpered (En avant), dont le premier numéro parut en avril 1873.

Mais dans ce même mois d’avril une crise aiguë se produisit : Sokolof[42], homme violent, se prit de querelle avec Smirnof à propos des exemplaires d’une nouvelle édition des Réfractaires, dont Smirnof prétendait avoir le droit de disposer[43] ; Sokolof, accompagné de Svetlovsky, se rendit chez Smirnof[44] le 7 avril, le souffleta et le battit. Cet incident surexcita au plus haut point les dissidents de la bibliothèque, qui crurent à la préméditation et à une vengeance, et accusèrent Ross d’être l’instigateur de l’acte de Sokolof ; ils s’attroupèrent tumultueusement, et cherchèrent Ross pour lui faire un mauvais parti, mais sans réussir dans leur dessein[45]. Dans l’espoir d’apaiser les esprits, Ross se hâta d’aller à Locarno chercher Bakounine, qu’il ramena avec lui : une entrevue eut lieu entre Bakounine et Lavrof, dans l’appartement de Smirnof[46] ; mais elle ne paraît avoir eu aucun résultat positif. C’est, je crois, la seule fois que ces deux hommes si différents l’un de l’autre se soient rencontrés. Dans la conversation, Lavrof, qui était un très savant mathématicien, et possédait une culture encyclopédique, tint un langage qui, à Bakounine si simple et si familier, parut empreint de quelque charlatanisme scientifique. Lorsque je le vis quatre mois plus tard, à Berne, en septembre 1873, et que je lui demandai quelle impression Lavrof avait produite sur lui, il me répondit: « En l’écoutant, je pensais : Quel dentiste ! »

Sokolof, qui était un homme de talent, avait malheureusement, dès ce temps-là, des habitudes d’ivrognerie. Quelques jours après la scène avec Smirnof, il fit une chute, après boire, et se cassa une jambe ; cet accident contribua, je crois, à calmer les esprits en ébullition. Aussitôt qu’il fut transportable, Sokolof quitta Zürich (20 mai). Il n’eut pas de relations ultérieures, à ma connaissance, avec Bakounine et ses amis.

Je parlerai plus loin d’une autre querelle qui éclata, dans l’été de 1873, dans le groupe même des amis de Bakounine.


La Fédération belge tint un Congrès le 13 avril (Pâques) à Verviers. Ce fut, dit le Bulletin, « l’une des plus imposantes manifestations du socialisme en Belgique depuis plusieurs années... Une foule considérable de compagnons, venus de toutes les Sections du bassin de la Vesdre, se pressait aux abords de la station pour recevoir les délégués qui devaient arriver de tous les points du pays. La gare était occupée par l’autorité ;... les troupes étaient consignées à Liège, à Namur et à Gand ; au premier signal, la garde civique devait être sous les armes... Vers dix heures et demie du matin, le cortège se forma..., et, aussitôt les délégués arrivés, il s’ébranla. Il y avait certainement de sept à huit mille hommes dans le cortège. » Le Congrès adopta une proposition de Verrycken, portant qu’une commission serait chargée « de rédiger un projet de règlement international basé sur la non-existence d’un Conseil général ». Dans une séance du lendemain 14, les délégués discutèrent la question de la grève générale, considérée comme le moyen d’opérer l’expropriation de la classe capitaliste ; et les idées échangées firent voir « combien les ouvriers belges sont profondément pénétrés du but radical que se propose l’Internationale ». Flinck, de Verviers, dit qu’il faudrait renoncer à l’avenir à toutes les grèves partielles, qui donnent si peu de résultats favorables malgré les énormes sacrifices qu’elles causent, et consacrer tous ses efforts à préparer une grève générale ; Standaert, de Bruxelles, exprima la même opinion : « Ce qu’il y aura de plus utile, dit-il, dans la propagande en faveur d’une grève générale, c’est que cette propagande fera renoncer aux grèves partielles, qui produisent souvent de si déplorables résultats et dont l’insuccès décourage et écrase les corporations ». Il faut noter, comme témoignage du point de vue auquel on se plaçait dans le Jura, cette observation du Bulletin : « Pour nous, nous partageons l’avis exprimé par les compagnons Flinck (de Verviers) et Standaert (de Bruxelles) : l’utilité immédiate de l’idée d’une grève générale sera que cette idée fera abandonner les grèves partielles toutes les fois que l’absolue nécessité de celles-ci ne sera pas démontrée. Nous éviterons ainsi beaucoup de sacrifices inutiles, beaucoup de désastres qui font à la cause un tort matériel et surtout moral incalculable. » Le Congrès nomma une commission spéciale pour rédiger un Appel aux travailleurs des campagnes ; les membres de cette commission furent César De Paepe, H. Van den Abeele, Laurent Verrycken, Alfred Herman et Victor Dave.

Un nouveau Congrès fut tenu à la Pentecôte (1er juin), à Gohyssart-Jumet, dans le bassin de Charleroi. L’acte important de ce Congrès fut l’adoption d’un projet de nouveaux statuts généraux pour l’Internationale ; dans ce projet le Conseil général était supprimé ; chaque année le Congrès général devait désigner une Fédération régionale pour préparer le Congrès suivant ; une autre Fédération serait chargée de centraliser les faits statistiques, et une autre de recueillir et de transmettre les renseignements relatifs aux grèves. Ces bases d’organisation étaient celles que la Fédération jurassienne avait adoptées en avril dans son Congrès de Neuchâtel.

Conformément à une décision de ce Congrès de Gohyssart-Jumet, le Conseil fédéral belge proposa à toutes les Fédérations régionales que la Fédération jurassienne fût chargée de l’organisation du Congrès général de 1873. Les Fédérations envoyèrent toutes une réponse affirmative.


Après son Congrès du 26 janvier, la Fédération anglaise avait continué son travail de propagande. Le Conseil fédéral anglais s’efforça de fonder de nouvelles sections partout où il trouva un terrain favorable. Une lettre qu’il adressa au Congrès de la fédération jurassienne, en avril, disait : « La Fédération anglaise ne reconnaît pas le prétendu Conseil général de New York ; par conséquent la suspension de la Fédération jurassienne est pour elle nulle et non avenue ». La lettre, après avoir indiqué en quoi la manière de voir des ouvriers anglais différait de celle des ouvriers du Jura sur la question politique, ajoutait : « Mais quelles que puissent être nos vues particulières, il y a une chose que nous reconnaissons tous : c’est qu’il est impossible d’établir une tactique stricte et uniforme, qui soit appropriée à toutes les circonstances et à tous les pays ; et, pour cette raison, la base de notre association ne peut être que fédérative ». Au sujet de la réorganisation de l’Association, la Fédération anglaise proposait de remplacer le Conseil général par un Conseil exécutif fédéral, qui servirait de bureau de statistique et de correspondance, et serait élu, en tout ou en partie, par les diverses fédérations. Elle proposait en outre de changer le nom de l’Association internationale des travailleurs en le remplaçant par celui de « Fédération internationale du travail », ou quelque autre de ce genre.

Un Congrès des partisans de Marx se réunit le 2 juin à Manchester, sous la présidence de Vickery ; Maltman Barry figurait au nombre des délégués. Ce Congrès fut le dernier signe de vie donné par cette insignifiante fraction de l’Internationale anglaise qui avait accepté les décisions du Congrès de la Haye[47] : l’année suivante, elle avait cessé d’exister.




  1. Par sa lettre du 8 novembre, le Conseil général n’avait accordé que quarante jours aux Jurassiens pour faire un acte de contrition. Mais, ayant ensuite voulu se montrer bon prince, il étendit, comme on voit, la durée de ce délai à soixante jours — ou plus exactement cinquante-neuf.
  2. Voir t. II, pages 338-339, le texte de ces deux articles, tels qu’ils avaient été modifiés par la majorité du Congrès de la Haye, expressément en vue de la suspension projetée de la Fédération jurassienne.
  3. Lire : « de la Conférence italienne ».
  4. Ces articles sont la reproduction de l’Appel du Conseil fédéral anglais convoquant un Congrès à Londres pour le 26 janvier (la nouvelle des résolutions votées par ce Congrès ne nous était pas encore parvenue), et des extraits de la notice de B. Hubert, secrétaire du Conseil fédéral de Spring Street, dont il a été parlé p. 43.
  5. Dans une circulaire adressée « aux Conseils fédéraux des diverses régions de l’Internationale » par le Comité fédéral jurassien en date du 2 février (avant l’arrivée de l’ukase de suspension), on lit : « De tristes événements empêchent la France de faire entendre sa voix dans les revendications autonomistes, mais le peuple qui, dans les temps modernes, a le premier formulé pratiquement le programme anarchiste du prolétariat, en constituant la Commune libre de Paris, ne peut pas être pour l’autoritarisme ».
  6. Ce télégramme fut confirmé le surlendemain par une lettre du Conseil fédéral du Bassin de la Vesdre, signée des noms suivants : Denis Noblué, J.-N. Demoulin, Émile Piette, Joseph Pirotte, Jules Ernst, A. Pairoux, Gervais Clerdent, Pascal Badson, Louis Lincé, J.-Olivier Ruwette, Jean Corimon, Ch.-J. Maignay, Charles Picraux, Pierre Bastin, Laurent Manguette, Jules Wuilmès, Althère Spiron.
  7. Ce sont les Sections qui faisaient cause commune avec la majorité du Conseil fédéral anglais, qu’Engels désigne par ce terme de minorité.
  8. L’article 6 du titre II des Règlements généraux, revisé à la Haye, disait en effet que, dans le cas de la suspension de toute une fédération, le Conseil général devrait, si la majorité des fédérations le demandait, convoquer une Conférence extraordinaire, qui se réunirait un mois après. On voit qu’Engels et Marx, plus autoritaires que la majorité de la Haye et que Sorge lui-même, appréhendaient la réunion fût-ce d’une simple Conférence, où ils ne se sentaient plus sûrs d’être les maîtres, et ne voyaient de salut que dans un acte par lequel Sorge les débarrasserait d’un seul coup de tous les « rebelles ». Mais ces rebelles, c’était toute l’Internationale vivante.
  9. Dans la même lettre, Engels revenait sur la question des solécismes qui émaillaient les circulaires du Conseil général : « Aussi longtemps que vous correspondrez en français avec des gens comme les Jurassiens et les Belges, et en anglais avec Hales, vous courrez le risque qu’ils fassent imprimer vos documents avec toutes les fautes et les germanismes, ce qui ne serait sûrement pas agréable. Ne vous est-il donc pas possible de trouver des gens dont le français ou l’anglais soit la langue maternelle, et qui puissent revoir vos écrits ? Nos Français ici auraient fait un vacarme de tous les diables, si jamais nous avions mis leurs signatures sous mon français ou celui de Marx. Aucun de nous ne peut posséder une langue étrangère assez à fond pour être capable d’écrire en cette langue un document destiné à la publicité, sans le faire corriger par quelqu’un du pays. »
  10. Je ne connais cette résolution que par la mention qui en est faite dans le pamphlet marxiste L’Alliance, etc., p. 56.
  11. Marx cherche-t-il à se tromper lui-même ou à tromper son correspondant, en parlant de « nos propres fédérations » ? Il n’y avait pas une seule fédération régionale qui fût pour le Conseil général.
  12. « Il existe en Espagne un parti politique fédéraliste… Ce parti a l’air de vouloir faire des avances à l’Internationale, et ces avances sont bien reçues par la poignée de marxistes dissidents qui viennent de constituer, en dehors de la Fédération espagnole, une petite Église sectaire et microscopique, gouvernée par une façon de Conseil fédéral siégeant à Valencia. Un journal républicain fédéral de Valencia, el Cosmopolita, est même devenu l’organe officiel de ce semblant d’organisation. Mais nous ne pensons pas qu’en dehors de ces deux ou trois douzaines d’hommes qui forment le parti de Marx en Espagne, les républicains fédéraux trouvent de l’écho pour leur propagande auprès des ouvriers internationaux. » (Bulletin du 15 mars 1873.)
  13. Engels écrit le 15 avril 1873 au Conseil général de New York : « La Emancipacion de Madrid est mourante, et peut-être même déjà morte. Nous leur avons envoyé quinze livres st. (375 fr.), mais comme presque personne ne payait les numéros reçus, il paraît impossible de maintenir le journal. Je suis en correspondance avec Mesa en vue d’un autre journal à fonder ; mais nul ne peut dire quel sera le résultat. — Le Pensamento social de Lisbonne, un excellent journal qui dans son dernier numéro avait une très bonne réponse à la Commission fédérale espagnole d’Alcoy sur la question de l’Alliance, sera aussi obligé de suspendre sa publication ; mais il reparaîtra. »
  14. Lettre publiée par Nettlau dans sa biographie de Bakounine, p. 746.
  15. Voir ci-dessus p. 38.
  16. Cette lettre, qui portait le timbre de la Section 29, de Paterson, était relative au Congrès de Saint-Imier. Cuno l’ayant aussi envoyée à d’autres journaux, qui l’insérèrent, le Bulletin ne la publia pas. La lettre était signée : « Federico Capestro (au Congrès de la Haye sous le nom de Cuno) ». Le Bulletin se contenta de cette remarque : « La mascarade du Congrès de la Haye se continue de l’autre côté de l’Océan. S’appelle-t-il Cuno ? s’appelle-t-il Capestro ? Mystère ! L’homme qui s’acquitta d’une façon si grotesque du rôle de président de la Commission d’enquête sur l’Alliance persiste à couvrir son individualité d’un voile impénétrable. Laissons-le dans cette obscurité et occupons-nous de choses sérieuses. » Engels, dans une lettre à Sorge du 20 mars 1873, se plaint de la maladresse de Cuno, qui compromet l’ancien Conseil général.
  17. Voir ci-dessus p. 38.
  18. Il y avait plus de trois mois que la circulaire avait de envoyée.
  19. Il s’appelait Larroque, nous l’avons vu plus haut (p. 38). À la nouvelle des arrestations, il avait quitté la France ; Engels écrit à Sorge, le 20 mars : « Lar-roque a réussi à s’échapper, et est arrivé, via Londres, à Saint-Sébastien, d’où il cherche à renouer des relations avec Bordeaux ».
  20. Engels avait annoncé à Sorge, le 20 mars, cette lettre de Longuet à la Liberté, en ces termes : « Les injures de Jung et de Hales font le tour de la presse secessionniste, jurassienne, belge, etc. ; Longuet veut y répondre dans la Liberté ; mais le fera-t-il ? étant donne sa paresse, j’en doute un peu ».
  21. On voit qu’Engels, très dur pour Van Heddeghem (qui avait eu des accointances blanquistes), ménage Dentraygues. Dans la brochure L’Alliance, etc., les choses sont présentées de telle façon (pages 31-52) que le lecteur doit nécessairement croire Dentraygues un honnête homme, et s’imaginer que le véritable dénonciateur est Jules Guesde.
  22. Les points suspensifs sont dans le livre de Sorge : il a supprimé ici un passage qu’il aura sans doute jugé trop compromettant pour la mémoire d’Engels.
  23. Cette connaissance du néant de l’organisation marxiste en France n’empêchait pas le même Engels d’écrire au même moment, avec un front d’airain, dans le libelle L’Alliance, etc., p. 57 : « Nous nous garderons bien de dévoiler aux Jurassiens ce qu’il y a encore de sérieusement organisé en France, en dépit des dernières persécutions qui ont montré suffisamment de quel côté était l’organisation sérieuse, et qui, comme toujours, ont soigneusement épargné le peu d’alliancistes que la France possède ». Que penser d’un homme qui, ayant lui-même à se reprocher la présence dans les rangs marxistes d’un Dentraygues et d’un Van Heddeghem, ose imprimer que les « alliancistes » sont « soigneusement épargnés » par la police française !
  24. Bulletin du 1er avril 1873.
  25. Sur Terzaghi, voir t. II, pages 227 et 253.
  26. Toujours les mêmes dégoûtantes insinuations, visant des hommes comme Faggioli, Cerretti, Malatesta, Cafiero, et leurs vaillants camarades de toute l’Italie. Ne faut-il pas plaindre un malheureux arrivé au degré d’inconscience morale où était tombé Engels ?
  27. Ce chiffre de cinquante-quatre jours, à compter du 16 mars, placerait la date de la mise en liberté de Cafiero et Malatesta au 9 mai.
  28. On avait appris que le capital actions (3300 fr.) et les divers prêts supplémentaires étaient entièrement dévorés. « Nous sommes (écrivait Candaux) sous le coup d’une faillite imminente, qui serait fatalement survenue, s’il ne s’était trouvé au milieu de nous un collègue qui a pris, à ses risques et périls, la situation du Cercle... De maîtres que nous étions, nous devenons les subordonnés du gérant. »
  29. Comme on le verra, cette idée d’un Congrès anti-autoritaire préparatoire au Congrès général, que nous n’avions acceptée que pour faire plaisir aux Italiens, fut abandonnée presque aussitôt.
  30. Voici comment le Bulletin résume ce qui fut dit par moi des dispositions des autres Fédérations relativement au Congrès général et au Congrès anti-autoritaire : « L’Espagne propose que le Congrès anti-autoritaire ait lieu à la suite du Congrès général. L’Italie, au contraire, désire que le Congrès anti-autoritaire ait lieu quelques jours avant le Congrès général. Nous ignorons encore l’opinion de la Belgique ; nous savons seulement qu’elle ne reconnaît pas le soi-disant Conseil général de New York, et que par conséquent elle coopérera avec nous pour la convocation du Congrès général par la propre initiative des Fédérations. Ce que nous disons de la Belgique s’applique aussi à l’Angleterre, qui est dans le même cas. Le Conseil fédéral de l’Amérique du Nord (Spring Street), croyant que le Congrès anti-autoritaire devait avoir lieu le 15 mars 1873, a adopté dans sa séance du 2 mars dernier des résolutions sympathiques à ce Congrès ; il est donc probable que si le Congrès anti-autoritaire a lieu à la fin d’août, l’Amérique s’y fera représenter. Des autres Fédérations, nous ne savons encore rien. »
  31. Lefrançais, Rougeot, Floquet, Schwitzguébel, Cyrille, n’étaient pas délégués. Il avait été entendu que tous les membres de l’Internationale présents au Congrès — et ils étaient venus en grand nombre — pourraient prendre la parole, mais que les délégués seuls auraient le droit de voter.
  32. C’était notre point de vue. Les Suisses allemands (sauf de rares exceptions individuelles), les Allemands, les Anglais, les Américains, pensaient autrement.
  33. On peut rapprocher ce projet d’organisation des idées qui avaient déjà été émises en 1869, au Congrès général de l’Internationale à Bâle, sur le même sujet (voir t. Ier, pages 205-206).
  34. Nous nous étions rendus à Olten dès le samedi soir 31 mai, veille du Congrès.
  35. Si mes souvenirs sont exacts, cet interlocuteur était Gutsmann, un ouvrier allemand (d’Allemagne) habitant Genève. C’est lui qui présida le Congrès d’Olten.
  36. Celle des deux Chambres du Parlement suisse qui est censée représenter la souveraineté cantonale.
  37. Cette déclaration très réelle du bureau du Congrès est assez difficile à concilier avec les explications données par les mêmes hommes sur la nécessité de faire intervenir l’État dans les questions sociales. Mais ce n’est pas notre affaire. (Note du Bulletin.)
  38. Le Deutscher Arbeiterbildungsverein de Neuchâtel, bien que composé d’ouvriers allemands, avait subi l’influence du milieu, et avait donné mandat à son délégué de repousser la centralisation.
  39. J’ai communiqué à mon amie Véra Figner, le 3 juin 1908, les pages qui suivent sur les querelles de Zürich, auxquelles elle s’est trouvée mêlée, et j’ai rectifié d’après ses indications quelques points du récit qu’on va lire. Ces pages ont également été lues par mon ami Michel Sajine, à qui je dois plusieurs renseignements.
  40. Un incident tout à fait indépendant de la querelle relative à la bibliothèque contribua à accroître la surexcitation nerveuse dans ce milieu russe. Le mouchard polonais Stempkowski, celui qui avait trahi Netchaïef, avait failli être tué à Berne par un de ses compatriotes ; pour se venger, il dénonça à la police Ralli, qui était allé à Berne le 11 mars consulter un médecin, et qui fut arrêté le jour même sous l’inculpation d’être venu à Berne pour attenter à la vie de l’ambassadeur russe et de son agent Stempkowski. Ralli fut remis en liberté au bout de quelques jours, après le versement d’une caution de 4000 fr. que fournirent Alexandre Kropotkine et Boutourline.
  41. Les fonds nécessaires pour l’achat du matériel (environ 5000 fr.) avaient été fournis principalement par Ralli, par Mlle Tr., et par Mme Sophie Lavrof (belle-sœur d’Alexandre Kropotkine). L’imprimerie commença à fonctionner en avril ou mai 1873.
  42. Sokolof, quelques jours après son arrivée à Zürich en janvier, s’était rendu à Locarno auprès de Bakounine ; il y resta près de deux mois (il a parlé en détail de ce séjour dans ses Mémoires, inédits, dont Nettlau a publié un extrait pages 753-755). Il était de retour à Zürich depuis le 12 mars.
  43. Cette édition avait été faite avec de l’argent fourni en partie par Holstein, en partie par Smirnof, dans l’imprimerie d’Alexandrof à Zürich, imprimerie qui appartenait au Cercle de Tchaïkovsky à Saint-Pétersbourg.
  44. Lavrof était absent à ce moment ; par contre, détail à noter, Nicolas Outine se trouvait justement chez Smirnof (Mémoires de Sokolof). Cette présence d’Outine indique qu’il y avait des rapports entre lui et le groupe de Pierre Lavrof ; et sans doute ses intrigues n’avaient pas été étrangères à tout ce qui s’était passé.
  45. On appela cette manifestation le « siège du Bremerschlüssel ». Le Bremerschlüssel était le nom de la pension où habitait Ross avec quelques-uns de ses amis.
  46. Je tiens ce détail de mon amie Mme Sophie Goldsmith, qui assistait à cette entrevue.
  47. Le journal de Riley, que Marx avait réussi à gagner à sa cause en novembre 1872, disparut de la scène, comme l’Égalité, comme la Emancipacion, le Pensamento social, et, momentanément, la Plebe. Engels écrivait au Conseil général, de New York, le 15 avril : « L’International Herald, lui aussi, comme vous l’aurez vu, ne bat plus que d’une aile (also is on its last legs). Nous tâcherons de le maintenir en vie jusqu’au prochain Congrès anglais (à la Pentecôte), après quoi nous verrons s’il est possible de lancer quelque chose d’autre (to start something else). » On ne lança rien d’autre. Le 26 juillet, Engels écrit à Sorge : « Riley nous a abandonnés, et a passé dans le camp républicain ».