L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/Texte entier

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Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. np-323).
RECHERCHE
PHILOSOPHIQUE
SUR
L’ORIGINE DE NOS IDÉES
DU SUBLIME ET DU BEAU.


AVIS.

Je place cet Ouvrage sous la sauvegarde des lois et de la probité des citoyens, et je poursuivrai devant les tribunaux tout Contrefacteur et tout Distributeur qui, au mépris des lois existantes, mettrait au jour cette édition contrefaite. En conséquence je préviens le public que la seule reconnue par PICHON, Éditeur, est celle qui porte sa signature au bas de cet avis.'

Signature de l'éditeur Pichon en page 6 du livre : Recherche philosophique sur l origine de nos idees du sublime et du beau.
Signature de l'éditeur Pichon en page 6 du livre : Recherche philosophique sur l origine de nos idees du sublime et du beau.

Deux Exemplaires ont été déposés à la Bibliothèque Nationale.

RECHERCHE
PHILOSOPHIQUE
SUR
L’ORIGINE DE NOS IDÉES
DU SUBLIME ET DU BEAU.
Par Edmund BURKE.
Traduit de l’Anglais sur la Septième Édition,
avec un Précis de la Vie de l’Auteur,
Par E. LAGENTIE de LAVAÏSSE.

À PARIS,
Chez
PICHON, Libraire, Péristile du Théâtre
Favart, côté Marivaux ;

Mme DEPIERREUX, Libraire, Place et vis-
à-vis le Péristile du Théâtre Favart.

DE L’IMPRIMERIE DE JUSSERAUD.

AN XI — 1803
AVERTISSEMENT
DU TRADUCTEUR.

Je ne m’étendrai point ici en éloges sur l’ouvrage dont j’offre une traduction au public : sept éditions qui en ont été faites à Londres, parlent assez en sa faveur. Ce livre original, où une logique pressante et juste sert comme de lien à un style brillant et concis, est entre les mains de tous les Anglais qui cultivent les Lettres. Cela seul, indépendamment du plaisir qu’il m’a donné à la lecture, eût suffit pour m’engager à le faire passer dans notre langue. En subissant cette espèce de métamorphose, il a perdu beaucoup sans doute. Souvent j’ai été forcé de sacrifier l’élégance à la fidélité ; et je pense que c’est une règle dont il n’est pas permis de s’écarter quand on traduit un ouvrage de raisonnement. Dans ce cas, l’imagination doit être enchaînée ; ses écarts jetteraient dans le chemin de l’erreur : un seul mot peut quelquefois dénaturer la pensée de l’Auteur ; et l’on est d’autant plus blâmable de ne pas la rendre avec exactitude, que cet Auteur a plus de célébrité, et son ouvrage plus d’importance. Un traducteur qui, pensant embellir son original, ment à l’Auteur et au Lecteur, ne ressemble pas mal à l’interprète de deux souverains, qui, pour faire preuve d’éloquence, altère le sens de leurs discours dont il ne doit être que l’écho. : il trahit à la foi deux puissances. Malgré les difficultés de l’ouvrage, difficultés telles qu’elles arrêtent des Anglais mêmes au premier moment, je crois m’être mis à l’abri d’un semblable reproche, et j’en ai particulièrement l’obligation à M. Littl…, jeune Anglais rempli de mérite, qui dans un âge où la frivolité fait voler aux plaisirs, lui sait dérober des heures précieuses au profit du talent, et que j’achèverais de nommer pour le remercier publiquement d’avoir voulu m’expliquer certains passages obscurs sur lesquels je l’ai consulté, si je ne craignais de le charger par-là des fautes qui peuvent se trouver dans le reste de ma version.

Mais si je me suis attaché à exprimer fidèlement tous les traits de mon modèle, ce n’est pas que je les aie tous trouvés dans une parfaite harmonie avec l’ensemble. En un petit nombre d’endroits (si toutefois je ne me suis pas trompé) j’ai cru voir que l’Auteur tirait de ses principes des conséquences plutôt spécieuses que justes, et je me suis permis d’en faire l’observation dans quelques notes. À propos de ces notes, il n’est pas juste que l’Auteur, soit responsable de celles qui m’appartiennent ; Je préviens donc qu’il n’y en a que trois de M. Burke : ce sont celles des pages 61, 134 et 204 ; pour les autres, c’est à moi que le critique doit s’en prendre.

Il me reste à parler de la vie de l’Auteur, qu’on me saura gré sans doute d’avoir mise à la tête de son ouvrage ; car tout ce qui se rattache aux hommes extraordinaires est un vif aiguillon pour la curiosité. Celui-ci surtout nous intéresse sous bien des rapports, mais particulièrement par le rôle qu’il a joué dans les grands évènemens de la fin du siècle, rôle si influant, qu’il est probable que sans sa malheureuse éloquence ils auraient pris une toute autre direction. Je devrais m’excuser peut-être auprès de certaines personnes qui aiment les petites anecdotes de salon, de m’être principalement étendu sue la partie politique ; en cela j’ai eu plusieurs raisons : la vie de M Burke est presque entièrement politique ; d’ailleurs, un homme n’appartient à l’histoire que par les biens ou les maux qu’il a faits à la société : si cela ne suffisait pas pour me disculper, je dirais que malgré mes recherches et mes demandes, il ne m’a pas été possible de rassembler un grand nombre de détails sur sa vie privée. Ce qui pourrait paraître un dédommagement, c’est que je garantis la vérité de ceux que je donne : quelques-uns m’ont été fournis par des personnes dignes de foi et j’ai puisé les autres dans des mémoires authentiques.



VIE
D’EDMUND BURKE.


De tous les dons de la nature, de tous les talens que l’art peut faire acquérir, il n’en est aucun d’aussi séduisant que l’éloquence : par elle on émeut, on détermine, on dirige les hommes ; c’est une véritable puissance : c’est aussi le premier objet que se propose une noble ambition. Mais cette puissance ne déploie toute l’énergie dont elle est susceptible, que dans la bouche des orateurs des nations ; et tous les gouvernemens ne lui dressent pas une tribune aux harangues. L’éloquence parait n’être née en Angleterre qu’à l’époque de la mémorable contestation qui s’éleva entre Charles I et son parlement. C’est du sein des débats agités par le peuple et le trône, celui-ci pour soutenir ses prérogatives, celui-là pour défendre ses libertés, que jaillirent ses premières étincelles. Mais elle semble avoir réservé toute sa pompe pour ces derniers tems. En effet, l’éloquence anglaise n’offre de ces discours qui rappellent les harangues des Grecs et des Romains, que depuis le moment où la Grande-Bretagne alluma la guerre civile dans ses colonies. Ce fut pendant cette guerre qu’Edmund Burke déployant tous les pouvoirs d’un génie supérieur, épuisant toutes les ressources d’un esprit fécond, prodiguant toutes les richesses d’une imagination brillante, se fit remarquer parmi les orateurs qui fixaient l’attention de l’Europe.

L’Irlande s’honore d’avoir produit cet homme célèbre. Edmund Burke naquit à Dublin le premier de janvier 1730. Ses parens, d’abord catholiques, pour se soustraire aux persécutions de l’église anglicane, embrassèrent la religion protestante réformée : son père ne put trouver d’autre expédient pour conserver une charge de notaire, que par ce moyen il exerça paisiblement jusqu’à la fin de ses jours.

Le jeune Burke fut envoyé dans une maison d’éducation du voisinage dirigée par un Quaker fort estimé et non-moins instruit, où il se distingua par une assiduité extraordînaire à tout ce qu’il entreprenait : son exemple prouve la fausseté de cette maxime commune et bien dangereuse, que les enfans de génie sont toujours ennemis de l’application.

C’est dans cette école qu’il prit les premières connaissances des langues anciennes, qui lui fournirent des modèles où il puisa le goût élégant et les figures hardies de son éloquence. On peut croire que c’est de la même source qu’il reçut cet amour de l’indépendance qui se développant à certaines époques, enflamma ses passions et les répandit en flots d’éloquence ; sentiment qui, dans ses plus beaux jours, lui acquit une réputation presque sans rivale, et qui, dans le déclin de l’âge, après avoir consumé son esprit et son corps, fut moins éteint que comprimé.

De ce séminaire provincial, Edmund passa le l’Université de Dublin. Il ne paraît pas s’y être distingué, ni par une grande application, ni par des talens supérieurs. Il ne donna aucunes marques d’un génie précoce ; il ne ravit point de palmes dans les luttes académiques, et il en sortit sans avoir reçu ses degrés. C’est cependant à cette époque qu’il débuta dans la carrière littéraire par des essais politiques. En 1749, Lucas, apothicaire démagogue, écrivit plusieurs pamphlets hardis contre le gouvernement, et par-là s’acquit une grande popularité à Dublin. Burke, dont l’attention ne s’était pas bornée aux catégories d’Aristote, aperçut le danger de ces doctrines qui prêchent le nivellement des choses humaines : il publia plusieurs essais dans le style de Lucas, si parfaitement imité que le public s’y laissa tromper. De ses principes il déduisait des con séquences fort naturelles et non moins justes, mais si dangereuses qu’elles effrayèrent même les plus intrépides partisans de l’apothicaire.

Notre jeune politique s’occupait en même tems de la logique et de la métaphysique ; et l’on rapporte qu’il esquissa alors une réfutation des systèmes de Berkley et de Hume. Désirant aussi jouir d’un état indépendant, et ne voulant plus être un fardeau pour sa famille peu opulente, il se présenta comme candidat pour occuper une chaire vacante à l’université de Glascow : sa jeunesse le fit rejeter, et non un manque de talens. Là-dessus il se rendit à Londres, et fit quelques études au collège de jurisprudence appelé Inner Temple. Mais quand bien même sa vive imagination ne l’aurait pas éloigné du travail pesant et fastidieux que demande la connaissance des lois et des coutumes, le tems lui manquait : on sait qu’à cette époque le res angusta domus ne permettait à l’étudiant de se consacrer uniquement à cet objet. C’étaient des essais, des lettres, des paragraphes, pour les feuilles périodiques du jour, qui lui ravissaient des momens précieux, et réparaient l’épuisement de ses finances. Mais ces occupations lui donnèrent une facilité de composition, et une variété de style et de langage qui lui furent extrêmement utiles dans les diverses circonstances où il se trouva engagé par la suite.

Cependant les veilles nombreuses nécessitées par ces travaux affaiblirent sa santé, et finirent par lui donner une maladie de nerfs. Le docteur Nugent en découvrit sans peine la cause, et pour l’éloigner des livres et des affaires, il l’emmena à sa propre maison. Mais sa guérison devait être l’œuvre d’un médecin plus agréable : la fille du docteur plut au malade, et il fut heureux de s’unir à cette personne aimable et douce, qui pendant de longues années, au milieu des vicissitudes d’une inconstante fortune, adoucit et calma son âme trop ardente.

Avec l’empressement d’un amant qui revient vers sa maîtresse après une longue absence, Burke se rejeta sur ses livres et dans ses travaux. Il composa plusieurs ouvrages qui lui acquirent une certaine réputation : mais pour devenir célèbre, il lui fallait l’Essai sur le Sublime et le Beau. Cet ouvrage parut, et fixa toutes les attentions. Ce fut une pomme de discorde jetée parmi les critiques, qui formèrent deux partis, comme il arrive toujours à l’apparition d’un ouvrage du génie. Celui de l’envie a cédé enfin à celui de l’approbation Dès-lors M. Burke, placé aux premiers rangs du monde littéraire, fut recherché par tout ce qu’il y avait d hommes célèbres. À cet ouvrage il en fit succéder un autre qui portait le titre de Registre annuel. L’esprit avec lequel il était rédigé lui donna une grande vogue.

Des occupations plus sérieuses arrachèrent pour quelque tems notre auteur à la littérature. M. Hamilton, son ami, ayant été nommé secrétaire du Lord-Lieutenant d’Irlande, l’invita à l’accompagner dans ce pays. La proposition fut acceptée ; et Burke revint en Angleterre avec une pension de 300 livres, faible récompense pour les services qu’il avait rendus.

Quelques essais politiques qu’à cette époque il inséra dans les journaux, firent beaucoup de bruit, et fixèrent l’attention du marquis de Rockingham, qui voulut en voir l’auteur. Dès ce moment il fut décidé que M. Burke serait un homme public, et que ses études, sa plume et son éloquence seraient consacrées à la politique. Lord Rockingham ayant montré plus de complaisance que le comte de Chatam, fut investi de l’autorité et s’assit sur le banc du trésor. Il choisit M. Burke pour son secrétaire privé, emploi aussi peu important pour le pouvoir que pour le profit, mais qui mène naturellement à l’un et à l’autre. Maintenant il était indispensable que le secrétaire d’un premier lord de la trésorerie eût une place au parlement : il y fut élu par le bourg de Wendover, à la sollicitation du lord Verney qui en était le Seigneur.

Pourvu d’une place de confiance sous l’administration de Rockingham, il en soutint naturellement toutes les mesures, et contribua beaucoup à faire rapporter le fameux acte du timbre, décrété sous le précédent ministère et auquel les colonies qu’il frappait, avaient résisté avec tant de courage. Mais cette démarche fut peu utile aux colonies et à l’Angleterre, car la direction des affaires fut enlevée au marquis de Rockingham pour être rendue au parti opposé, qui poursuivit avec châleur ses premiers projets contre l’Amérique.

C’est ici l’époque la plus brillante de la vie de M. Burke. D’un côté nous le voyons s’opposer avec force, mais sans succès, à l’expulsion de M. Wilkes ; de l’autre, embrasser la cause des non-conformistes, qui avaient imploré la protection du parlement contre un gouvernement persécuteur : mais c’est peut-être dans son opposition forte et constante contre la guerre d’Amérique qu’il s’est montré avec le plus de noblesse. Le discours dont il combattit le Bill du port Boston est un des morceaux d’éloquence le plus beau, le plus achevé qui ait été prononcé dans le sénat anglais ; et le 19 avril 1774, dans une motion qu’il fit pour l’abolition du droit sur le thé, il déploya des talens si supérieurs, qu’un membre du parlement[1], vieillard rempli de mérite, ne put se défendre de s’écrier : « Bon Dieu ! quel homme avons-nous-là ! où puise-t-il cette éloquence irrésistible ? » Un autre membre ayant dit que les Américains étaient les enfans des Anglais, et que des enfans révoltés contre leurs pères ne méritaient que l’exécration, Burke se lève, et lui répond ces mots qui électrisèrent toute la chambre :

« Ils sont nos enfans, il est vrai ; mais quand nos enfans nous demandent du pain, devons-nous leur donner une pierre ?… Quand ces enfans désirent s’assimiler à leurs, pères, quand ils se tournent avec respect vers la liberté anglaise, devons-nous leur offrir les parties honteuses de notre constitution ? devons-nous leur donner notre faiblesse pour leur force, notre opprobre pour leur gloire, et le bourbier de notre esclavage, d’où nous ne pouvons nous tirer, pour leur fière indépendance. »

C’est pendant ces fameux débats qu’on vit M. Fox abandonner le parti des ministres, et joindre son éloquence à celle de Burke, après avoir rompu plus d’une lance avec lui dans la guerre des mots. Cette conformité de sentimens, et, pour ainsi dire, d’intérêts, fit naître entre eux une étroite intimité. Il eût été à souhaiter, pour leur tranquillité, comme pour celle de l’Europe, qu’elle ne se fût jamais altérée.

À la dissolution d’un parlement qui avait attiré tant de maux sur l’Angleterre, M. Burke ne fut plus le représentant du bourg de Wendover ; mais celui de Malton, grace à la protection du marquis de Rockingham, le remit dans un poste qu’il savait si bien remplir. Enfin il s’offrit une occasion qui lui donna l’espoir de sortir de cette dépendance fâcheuse.

Les marchands de Bristol, enrichis par leur commerce avec l’Amérique, ne pouvaient que perdre à une guerre qui devait l’interrompre. Très-satisfaits de l’éloquence de M. Burke, favorable à la paix, ils ne l’étaient pas moins de ses violentes sorties contre le ministère ; en conséquence, voulant lui donner un témoignage de leur reconnaissance, et l’encourager en même tems à rester ferme dans leurs intérêts, ils lui firent savoir que pour être élu, il n’avait qu’à se présenter. Burke n’eût garde de dédaigner ces offres : il part, arrive, mais trouve trois concurrens qui l’avaient devancé. Il n’en est pas effrayé ; l’opinion était pour lui. Il ne se présente à l’assemblée qu’à la sixième séance, et c’est pour y débiter un discours parfaitement propre à la circonstance. Après avoir montré une grande défiance de ses lumières, et relevé l’importance de l’emploi qui allait être confié, il se déclare hardiment contre la guerre avec l’Amérique, et assure que si l’Angleterre jouit de quelque splendeur, elle la doit principalement au commerce, dont il dit avoir fait lui-même une étude particulière[2]. La harangue devait plaire à une assemblée de marchands ; aussi emporta-t-il tous les suffrages.

Il quitta ses commettans en leur adressant un brillant discours, et courut prendre sa place au parlement avec un surcroit de vigueur, de réputation et de zèle. Le comte de Ghatam ayant échoué, malgré sa réputation de sagesse, en présentant à la chambre des pairs un Bill conciliatoire pour faire cesser les troubles des colonies, personne ne douta plus de l’obstination du ministère. Un homme ordinaire en eût été effrayé, Burke ne craignit pas de hasarder une tentative semblable à celle du lord Chatam : le 22 mars 1775, il lut à la chambre ses fameuses treize propositions, qui devaient prévenir une rupture ouverte, et réconcilier les colonies avec la mère patrie[3].

Les treize propositions furent rejetées par une grande majorité dévouée au ministère. Là-dessus M. Burke, s’apercevant qu’il faisait d’inutiles efforts pour prévenir la fatale catastrophe, cessa de paraître à la chambre. Mais on le revit bientôt à la tête de l’opposition, quand la couronne demanda au parlement la décharge d’une dette sur la liste civile. Dans cette occasion, il parut excité par une indignation peu commune ; il ne craignit pas d’accuser les ministres de contracter eux-mêmes, et pour leur profit, ses dettes qu’ils voulaient faire acquitter par la nation ; et l’on prétend que cette accusation n’était pas sans fondement. L’orateur ne se borna pas à débiter d’éloquentes invectives. Ami de l’économie, effrayé pour l’état des prodigalités du gouvernement, il présenta un projet de Bill tendant à régler la maison du roi, et à supprimer un grand nombre d’offices inutiles : se plan de réforma fut vivement combattu par les intéressés, et il ne put passer qu’avec des modifications qui le rendirent de nul effet".

Enfin M. Burke entrevit le moment où il pourrait faire le bien par lui-même. L’administration changea ; il fut fait conseiller privé, et payeur-général des armées. Sa conduite dans ces postes importans est digne du plus grand éloge, et prouve une intégrité incorruptible. Mais cette intégrité sévère, et les réformes qu’il opéra lui firent un grand nombre d’ennemis : aussi rentra-t-il bientôt au parlement comme simple membre.

Il y acquit bientôt une nouvelle gloire en écrasant de tous les foudres de son éloquence la scélératesse d’un gouverneur-général des Indes Orientales ; c’était M. Hastings. Jamais homme en effet ne fut plus coupable : toutes les, injustices, toutes les vexations, tous les crimes ; en un mot, tous les abus de pouvoir que peut commettre un homme immoral, avide et cruel, M. Hastings les avait commis. Verres était un fort honnete homme comparé à ce gouverneur, et Cicéron ne fut pas plus éloquent en combat tant le premier, que Burke en terrassant celui-ci. Je vais essayer de traduire les endroits les plus forts de son discours, afin de donner une idée de l’administration tyrannique de la compagnie Anglaise dans les Indes Orientales.

« Si M. Hastings, dit-il, avait dirigé la pyramide vers le ciel, conduit la charrue dans la vallée déserte, jeté l’arche orgueilleuse sur le fleuve écumant ; s’il avait réveillé le paresseux à l’industrie, s’il avait mis le brigand dans les fers, vous me verriez plus empressé encore à lui prodiguer une juste louange, que je ne le suis à l’accuser. Mais qu’a-t-il fait ? il a étouffé la science dans son berceau natal ; il a entassé au fond de ses cachots les princes du pays comme des ballots de mousseline, ne leur donnant pour nourriture que les exhalaisons de ces lieux souterrains, leur refusant même de l’opium, qui eût endormi le sentiment de leurs maux ; il a arrêté la charrue au milieu des sillons ; il a partout marqué son passage par la dévastation et par le sang. »

Après une longue et épouvantable énumération des crimes de M. Hastings et de quelques-uns de ses agens, Burke vient enfin à Debi-Sing, autre tyran subalterne de ces malheureuses contrées.

« Ce monstre (dit-il) levait les subsides des habitans. Il encombrait les prisons de personnes de tout rang, de tout sexe, de tout âge ; il leur faisait acheter leur liberté par des obligations dont lui-même prescrivait la somme : ils ne pouvaient acquitter cette dette injuste, il faisait vendre leurs domaines au denier cent. Ce n’est pas assez : il vend le lieu même consacré à leur sépulture ; fléau des vivans, il trouble encore la cendre des morts. Mais son avarice est déçue en entrant dans la cabane des indigens ; n’importe, il les enlève, ils serviront à sa cruauté.

» Toutes les tortures, sont accumulées sur cette classe innocente. On leur lie ensemble les doigts avec des cordons ; serrés avec violence, on les laisse dans cet état jusqu’à ce que les chairs se soient jointes, et qu’ils ne fassent plus qu’un corps : alors les bourreaux reviennent, ils enfoncent entre ces doigts réunis des coins de fer, et les séparent, ou plutôt les déchirent. D’autres sont attachés deux à deux par les pieds, suspendus dans cet état à une barre de bois qui passe entre leurs jambes, et battus sur la plante des pieds jusqu’à ce que les ongles des orteils soient tombés. Ce traitement barbare leur eût semblé doux encore ; mais la férocité n’est pas assouvie : on les frappe sur la tête jusqu’à ce que le sang jaillisse de leur bouche, de leur nez et de leurs oreilles ; on les dépouille, on les fouette avec des cannes de » bambou, avec des buissons épineux, enfin avec des herbes vénéneuses dont la causticité porte le feu dans chaque plaie.

» Le monstre qui avait donné de pareils ordres était parvenu à déchirer l’âme aussi bien que le corps. Combien de fois n’a-t-il pas fait lier ensemble le père et le fils, pour les faire déchirer en même tems avec des faisceaux de verges ; pour jouir d’une volupté toute particulière, volupté qui serait inconcevable si cette âme de sang n’avait pas existé, la volupté de savoir que chaque coup portait une double atteinte, que celui qui tombait sur le fils déchirait le cœur du père, » et que celui dont gémissait le père était un trait de mort pour le fils ! »

» Pourrai-je vous dire le supplice des femmes ? l’horreur ne me fermera-t-elle pas la bouche ? arrachées de l’asyle de leurs maisons, dont jusqu’alors la religion du pays avait fait autant

de sanctuaires inviolables, elles sont exposées toutes nues aux regards d’un public insolent. Les vierges sont traînées au pied des tribunaux ; elles y implorent la protection, on leur répond par la brutalité : à la face des ministres de la justice, à la face des spectateurs, à la face du soleil, ces » vierges désolées, ces vierges tendres et modestes reçoivent le dernier des outrages.

» Si celles-ci sont déshonorées à la lumière du jour, leurs mères éprouvent le même sort dans les ombres du cachot. Il en est d’autres à qui l’on presse le sein dans un bambou fendu, pour l’arracher ensuite ; il en est d’autres encore non, je n’irai pas plus loin ; tant d’infamie me défend de poursuivre : dois-je vous décrire le plus honteux des supplices ? dois-je faire rougir vos fronts ? dois-je vous montrer la mort introduite dans les sources de la vie ? »

Je m’arrête ainsi que l’orateur : si je voulais rapporter tout ce que j’ai trouvé d’admirable dans ce discours, il me le faudrait traduire d’un bout à l’autre. Jamais Burke ne fut plus sublime ; jamais il ne développa avec plus de force toutes ses facultés oratoires. En décrivant les supplices ordonnés par ce ministre de cruauté, en peignant la nature agonisante sous les coups des bourreaux, en fulminant le dernier des forfaits, la mort introduite dans les sources de la vie, il alluma une fureur d’indignation dans le sein de ses auditeurs ; quelques-uns même furent émus au point de perdre le sentiment. Et lui, sa bouche s’était fermée que tous ses traits parlaient encore ; comme le ciel après la tempête se couvre encore d’horribles nuages, et menace par un aspect courroucé, ainsi son front retraçait toutes ses pensées et semblait méditer la vengeance.

Sans doute les coupables ne purent échapper au châtiment qu’ils avaient tant mérité ; le parlement, qu’on a vu si révolté de leurs crimes, n’a pu différer d’en faire justice : c’est ce qu’on s’imagine ; on se trompe : ils avaient de l’or, on les acquitta.

Le dernier évènement dans lequel nous trouvons Burke vivement engagé, c’est la révolution française. Cette catastrophe qui fit craindre un moment que les peuples, comme le monde, n’eussent aussi leur cahos, ne pouvait manquer de changer les intérêts des différens partis du parlement Anglais. Ce fut le 2 du mois de mars 1790, que Burke se prononça ouvertement contre nos innovations ; rompant entièrement avec M. Fox. il déclara que son honorable ami et lui étaient pour toujours séparés dans leur politique. Depuis ce, moment, la France fut dans tous ses discours l’objet des plus mordantes satyres ; il n’épargna

pas davantage les partisans qu’il lui supposait en Angleterre ; et jugeant sans doute trop faibles ses mouvemens oratoires, il fit enfin usage d’un trope pratique, à la vérité plus convenable sur un théâtre que dans le sénat d’un grand peuple ; ce fut de tirer un poignard de sa poche, et de l’agiter en l’air, en s’écriant : voilà ce que vous devez attendre d’une alliance avec la France. Quelques jours après, M. Shéridan ayant proposé de créer un comité pour rechercher la cause des mouvemens séditieux qu’on disait se manifester dans quelques provinces, Burke se lève précipitamment, court vers le banc du trésor, et jetant sur ses associés un regard d’indignation, il s’écrie : Je quitte le camp, je quitte le camp ![4] Là-dessus il va se ranger sous les drapeaux du ministère, que depuis il défendit constamment avec autant de courage qu’il en avait montré en les combattant.

Ainsi Burke abandonna et ses anciens amis, et ses premiers principes. Les opinions sont partagées sur les motifs de ce changement extraordinaire : quelques-uns en font honneur à la crainte qu’il eut de voir les principes révolutionnaires se propager dans son pays, et en détruire le gouvernement : d’autres, et c’est la plus grande partie, l’attribuent à une ambition tardive, et au désir de procurer un poste honorable à son fils, qu’il envoya à Coblentz. Quoiqu’il en soit, le ministère dut croire cette acquisition bien précieuse, puis qu’il la paya des plus grandes récompenses : Burke reçut de la couronne des pensions dont le capital aurait suffi pour acheter une principauté d’Allemagne. Mais lorsque les richesses, et les honneurs semblaient, pour ainsi dire, l’accabler, qu’il allait être anobli, que sa famille allait devenir une des grandes colonnes de la constitution d’Angleterre ; lorsqu’enfin on eût pu dire que la fortune s’était mise à ses ordres, cette cruelle déesse, qui se plaît à nous bercer un moment pour nous préparer un affreux réveil, fit disparaître soudain toutes les flatteuses illusions : Burke perdit son fils ; et avec ce fils unique, s’évanouirent tous les rêves de l’ambition du père, qui ne traîna plus que le poids de la vie, qui n’en goûta plus que l’amertume : dévoré de regrets, appelant une mort qui ne tarda pas à l’atteindre, il quitta la scène du monde le 8 juillet, 1797.

Ainsi mourut Edmund Burke, dans la soixante-huitième année de son âge : il a pris une des premières places parmi les auteurs de son tems ; il occupe le même rang parmi les orateurs et les hommes d’état. Comme littérateur, il réunissait les trois qualités qui créent les chefs-d’œuvres ; une âme de feu, un savoir profond, une souplesse de style qui se prêtait à tous les tons. C’était le seul orateur de son tems dont la plume avait autant de volubilité que la langue, et qui pouvait également briller à la tribune et dans le cabinet. Sa dissertation sur le Sublime et le Beau lui obtint des éloges de tous les hommes de goût, et, ce qu’il trouva plus précieux sans doute, elle lui procura leur amitié. Ses essais politiques annoncent de vastes connaissances, des réflexions profondes, et une sagacité peu commune. Ceux même qui condamnent ses opinions ne peuvent qu’admirer la variété de ses talens, le bonheur de ses allusions, et la finesse de sa pénétration. Il n’y a pas de genre civil, n’ait essayé, point de sujet qu’il n’ait traité ; ses premiers et ses derniers jours furent consacrés aux travaux littéraires, et il n’en dédaigna aucun, depuis la colonne du journal qui fournissait un pain nécessaire à sa jeunesse, jusqu’aux écrits plus profonds qui chargèrent sa vieillesse d’une opulence superflue.

Comme orateur, malgré quelques défauts remarquables, il est presque sans rival. Si son geste était par fois trop prononcé ; si sa manière était dure, et, pour ainsi dire, opprimante ; si ses épithètes étaient parfois peu ménagées[5] ; d’autre part, aucun homme ne sut mieux réveiller les passions endormies, intéresser toutes les affections, harceler le cœur humain. La bassesse et la vénalité pâlissaient en sa présence ; celui qui était sourd aux reproches de sa propre conscience., frémissait aux reproches de son éloquence accusatrice ; et la corruption fut quelque tems alarmée de ses courageuses vertus.

Les qualités de son cœur n’étaient pas moins estimables que ses talens : ardent dans ses amitiés, il était prêt à toute heure à sacrifier sa vie pour l’objet de son attachement : avec une hardiesse que quelques personnes prendront pour de la témérité, il se vanta d’entretenir des liaisons avec Franklin, tandis que la loi le déclarait rebelle. : époux et amant tout à la fois, père affectionné et indulgent sans faiblesse, maître bon et libéral, convive agréable, protecteur zélé, il savait s’entourer des images du bonheur : bienveillant, juste, magnanime, ses principes étaient aussi sévères, ses habitudes aussi vertueuses, que son caractère était aimable.

Fin de la Vie d’Edmund Burke.
PRÉFACE
DE L’AUTEUR.


Voulant rendre cette édition plus complète et plus satisfaisante que la première, j’ai cherché avec soin, j’ai lu avec attention tous les écrits qui ont été publiés contre mes opinions ; j’ai tiré un grand avantage de la libre sincérité de mes amis : si par là j’ai mieux été capable de découvrir les débuts de mon ouvrage, l’indulgence avec laquelle il a été accueilli, tout imparfait qu’il était, devenait pour moi un nouveau motif de n’épargner ni tems ni travail pour le perfectionner. Quoique les objections qu’on a portées contre ma théorie ne m’aient point paru suffisantes pour y faire aucun changement essentiel, j’ai cru devoir en plusieurs endroits, l’expliquer, l’éclaircir, et la fortifier. J’y ai ajouté une dissertation sur le goût, en forme d’introduction : c’est un sujet fort curieux par lui-même, et qui conduit assez naturellement à notre recherche principale. Cela, joint à quelques autres additions, a donné une plus grande étendue à l’ouvrage ; et je crains bien qu’en augmentant son volume, je n’en aie aussi augmenté les défauts : ainsi, malgré mes soins et mon attention, il a peut-être besoin aujourd’hui de plus d’indulgence qu’au moment où il vit le jour pour la première fois.

Ceux qui se sont occupés d’études de ce genre, s’attendront à y trouver un grand nombre de fautes, et ils les pardonneront. Ils savent que bien des objets de ces recherches sont par eux-mêmes obscurs et compliqués ; qu’il en est beaucoup d’autres qu’une subtilité affectée, ou un faux savoir, a mis dans la même confusion : ils savent qu’un grand nombre d’obstacles qui naissent tant du sujet que des préjugés des lecteurs et souvent même des nôtres, ne nous permettent qu’avec beaucoup de difficulté de montrer sous un jour pur et frappant la vraie face de la nature : ils savent que l’esprit, tant qu’il est attaché au système général des choses, oublie nécessairement quelques détails ; ils savent enfin que le style doit être soumis au sujet, et qu’il faut souvent sacrifier l’élégance à la clarté.

Le livre de la nature est écrit en caractères profonds et lisibles, il est vrai ; cependant il n’est pas assez simple pour qu’on puisse le lire en courant. Nous devons procéder avec une méthode circonspecte, j’avais presque dit une méthode craintive. Il ne faut pas essayer de voler, quand on peut à peine prétendre à ramper. En considérant un sujet complexe, quel qu’il soit, on doit examiner une à une chacune des parties distinctes qui le composent, et réduire chaque chose à sa première simplicité, puisque l’homme ne saurait s’affranchir de la sévère loi que lui a imposé la nature, ni sortir du cercle étroit qu’elle lui a tracé. Après cela, remontant aux principes, nous devons les examiner de nouveau par l’effet de la composition, et examiner la composition par l’effet des principe ». Il nous faut comparer notre sujet avec des choses d’une nature semblable, et même avec des choses d’une nature contraire ; car du contraste peuvent résulter, et résultent souvent des découvertes qui échapperaient à un simple examen. Plus nous ferons de comparaisons, plus nos connaissances seront générales et certaines, étant fondées sur une induction plus étendue et plus parfaite.

Si une recherche conduite avec cet esprit méthodique et attentif manquait enfin de nous faire découvrir la vérité, elle pourrait toujours nous être utile, en nous montrant la faiblesse de notre entendement. Si elle ne nous éclairait pas, elle nous rendrait modestes ; si elle ne nous préservait pas de l’erreur, elle nous garantirait au moins de l’esprit d’erreur, et nous avertirait de ne point prononcer avec précipitation et avec assurance, quand l’incertitude peut être enfin le seul fruit de tant de travaux.

Je souhaiterais qu’en examinant ce système, on suivit la méthode que j’ai tâché d’observer en le formant. Selon moi, les objections devraient porter sur les différens principes séparément considérés, ou sur la justesse des conséquences que l’on en tire. Mais j’ai remarqué qu’on passe volontiers sous silence les prémisses et les conséquences, pour produire, en forme d’objection, quelque passage poétique qui semble ne pas pouvoir s’expliquer aisément d’après les principes que j’ai cherché à établir. Je crois cette manière de procéder fort inconvenable. La tâche serait infinie, s’il n’était permis de poser des principes qu’après avoir démêlé le tissu complexe de chaque image ou de chaque description qu’offrent les poètes et les orateurs. Nous fût-il impossible de rapporter l’effet de ces images à nos principes, cela ne saurait renverser notre système, puisqu’il est fondé sur des faits certains et incontestables. Un système qui s’appuie sur l’expérience, et non sur de pures suppositions, est toujours bon pour tout ce qu’il explique. L’impuissance où nous sommes de l’étendre indéfiniment, n’est pas une preuve qu’il soit mauvais. Cette impuissance peut venir de ce que nous ignorons quelques moyens nécessaires, de ce que nous faisons de fausses applications, et de beaucoup d’autres causes, outre le défaut des principes que nous employons. Par le fait, le sujet demande une plus grande attention que la manière dont il est traité ne nous permet de l’attendre.

Si le titre de l’ouvrage n’indiquait pas le but que je me suis proposé, j’avertirais le lecteur de ne pas s’imaginer que j’aie voulu donner, une dissertation complète sur le Beau et le Sublime : je n’ai point poussé mes recherches au-delà de l’origine de ces idées. Si les qualités que j’ai mises dans la classe du Sublime conviennent toutes les unes avec les autres, et qu’elle diffèrent de celles que j’ai attribuées au Beau ; et si celles qui appartiennent au Beau ont le même rapport entre elles, et la même différence avec celles qui sont dans la classe du Sublime, je me mettrai peu en peine qu’on approuve mi que l’on condamne le nom que je leur donne, pourvu qu’on accorde que les choses que j’ai rapportées à différens principes sont réellement différentes dans la nature. On pourra blâmer l’emploi que je fais des mots, comme étant trop étendu ou trop restreint ; mais il sera difficile qu’on ne comprenne pas mes pensées.

Enfin, de quelque faible importance que sait cet ouvrage pour le progrès, de la vérité touchant ces matières, je ne me repens point de la peine que j’ai prise. Ces recherches peu vent être d’une grande utilité. Tout ce qui fait replier l’âme sur elle-même, tend à concentrer ses forces, et la rend capable de fournir une course plus longue et plus énergique dans sa carrière des sciences. Notre esprit s’éclaire et s’agrandit par l’examen des causes physiques ; et dans cette poursuite, soit que nous touchions le but ou non, le résultat est certainement utile. Cicéron, tout fidèle qu’il était à la philosophie académique, et porté par conséquent à rejeter là certitude des connaissances physiques, comme de toutes les autres, avoue cependant avec franchise que ces connaissantes sont d’une grande importance pour l’esprit humain : Est animorum ingeniorum que nostrorum naturale quoddam quasi pabulum consideratio contemplatioque naturœ. S’il nous est possible de porter les lumières que nous tirons de ces spéculations élevées sur le champ plus humble de l’imagination, lorsque nous cherchons les sources de nos passions, et que nous en suivons le cours, non seulement nous pourrons communiquer au goût une sorte de solidité philosophique, mais nous pourrons encore répandre sur les sciences les plus austères Un peu de cette grace, de cette élégance du goût sans laquelle le plus grand avancement dans ces sciences offrira toujours quelque chose de grossier et de peu libéral.


ERRATA.

Page 23, ligne 22 : ce mot est donc sujet ; lisez, cette idée est donc sujette.

Page 29, ligne 24 : au sens du goût ; lisez, aux différens sens.

Page 30, ligne 22 : poule de frise ; lisez, poule d’inde.

Page 71, ligne 4 : aux desseins ; lisez, aux fins.

Idem, ligne 13 : à ce dessein ; lisez, à cette fin.

Page 107, ligne 27 : fau ; lisez, faut.

Page 109, ligne 9, ils sont ; lisez, elles sont.

Page 115, ligne 1 : si nous exceptons., lisez, outre.

Page 174, ligne 2 : de la même nature ; lisez, de même nature.

Page 185, ligne 4 : eu de l’utilité d’une partie ; lisez, ou de l’idée d’une partie.

Page 204, ligne 8 : le cristal uni et poli ; lisez, les nappes unies.

Page 210, ligne 9 ; bleues ; lisez, bleus.

Page 211, ligne 10 : l’une dans l’autre ; lisez, les unes dans les autres.

Page 274, ligne 20 : relâahantes, lisez, relâchantes.

Page 282, ligne 9 : l’oiseau. que nous appelons murmure : lisez l’oiseau-mouche.
INTRODUCTION.
DU GOÛT.


Il peut sembler, au premier coup d’œil, que nous différons beaucoup les uns des autres dans nos raisonnemens, et non moins dans nos plaisirs : mais, malgré cette différence, que je crois plus apparente que réelle, il est probable que les types de la raison et du goût sont les mêmes pour tout le genre humain ; car, s’il n’existait pas quelques principes de jugement ainsi que de sentiment communs à tous les hommes, leur raison ni leurs passions ne présenteraient aucun lien assez fort pour maintenir le commerce ordinaire de la vie. Il paraît, il est vrai, que l’on convient généralement qu’il y a quelque chose de fixe à l’égard de la vérité et de la fausseté. Nous voyons les hommes, dans leurs disputes, en appeler continuellement à certaines règles et, à certains types, dont on convient de part et d’autre, et qu’on suppose établis dans notre commune nature. Mais il n’est pas reconnu aussi généralement que le goût ait des principes fixes ou uniformes. On suppose même communément que cette faculté délicate et aérienne, qui semble trop volatile pour souffrir les chaînes d’une définition, ne peut être proprement soumise à l’épreuve d’aucun creuset, ni réglée sur aucun modèle. La faculté raisonnable a une occasion si continuelle de s’exercer, elle se fortifie tellement par une perpétuelle contention, que certaines maximes de droite raison semblent être tacitement établies parmi les plus ignorans. Les savans ont perfectionné cette science grossière et réduit ces maximes en système. Si le goût n’a pas été aussi heureusement cultivé, ce n’est pas que le sujet fût stérile, mais que les ouvriers étaient peu nombreux ou, négligens ; Car, à dire la vérité, les motifs qui nous portent à fixer l’un, sont bien moins intéressans que ceux qui nous commandent de confirmer l’autre. D’ailleurs, si les hommes diffèrent d’opinion eu matière de goût, cette différence n’est pas suivie de conséquences aussi importantes ; sans quoi, je ne doute pas que la logique du goût, si l’expression m’est permise, ne fût aussi méthodiquement rédigée, et qu’on ne pût discuter les matières de cette nature avec autant de certitude, que celles qui semblent appartenir plus immédiatement à la pure raison. Il est très-nécessaire, en entrant dans une recherche telle que celle-ci, que ce point soit éclairci autant qu’il est susceptible de l’être ; car, si le goût n’a point de principes fixes, si l’imagination n’est pas affectée suivant des lois invariables et certaines, notre travail ne peut offrir que des résultats à peu près insignifians ; et ce serait une entreprise inutile, sinon absurde, d’établir des règles par caprice, et de s’ériger en législateur d’illusions et de chimères.

Le mot goût, comme tous les mots figurés, n’est pas extrêmement exact : il s’en faut de beaucoup que ce que nous entendons par-là, soit une idée simple et déterminée dans l’esprit de la plupart des hommes ; cette idée est donc sujette à l’incertitude et à la confusion. Je n’ai pas une opinion bien favorable d’une définition, remède célèbre qu’on oppose à ce désordre. Car, en définissant, nous courons risque de circonscrire la nature dans les bornes de nos propres notions, que souvent nous prenons par hazard, embrassons sur parole, ou formons d’après une considération limitée et partielle de l’objet qui nous occupe, au lieu d’étendre nos idées pour comprendre tout ce que la nature embrasse, suivant sa manière de combiner. Dans notre recherche, nous avons pour limites les lois sévères aux quelles nous nous sommes soumis au point de départ.

— Circa vilem patulumque morabimur orbem,
Undè pudor proferre pedem vetat aut operis lex.

Une définition peut être très-exacte, et cependant ne faire connaître que très-imparfaitement la nature de la chose définie : mais quelle que soit la vertu d’une définition, dans l’ordre des choses, elle semble suivre plutôt que précéder notre recherche, dont elle doit être considérée comme le résultat. Il faut convenir que les méthodes de disquisition et d’enseignement peuvent différer quelquefois, et, sans doute, pour bonnes raisons ; mais, quant à moi, je suis convaincu que la méthode d’enseignement qui approche le plus de la méthode de disquisition, est incomparablement la meilleure ; puisque alors, ne se bornant pas à faire connaître quelques vérités stériles et sans vie, elle conduit à la source d’où elles découlent ; elle tend à mettre le lecteur dans la voie de l’invention, et à le diriger dans ces sentiers où l’auteur a fait ses propres découvertes, s’il est assez heureux pour en avoir fait quelqu’une de précieuse.

Mais, pour ôter tout prétexte à la chicane, par le mot goût j’entends seulement cette faculté ou ces facultés de l’esprit qui sont affectées par les ouvrages de l’imagination et par les beaux arts, ou qui en portent un jugement. C’est là, je pense, l’idée la plus générale de ce mot, et celle qui a le moins de connexion, avec quelque théorie particulière que ce soit. Mon objet, dans cette recherche, est de savoir s’il y a des principes sur lesquels l’imagination soit affectée, si communs à tous les hommes, si bien fondés et si certains, qu’il puissent fournir les moyens de raisonner sur eux d’une manière satisfaisante. Et, quoique certain d’être accusé de paradoxe par ceux qui, d’après un coup d’œil superficiel, imaginent que les goûts varient tellement en genre et en degré, que rien ne peut être plus indéterminé, je pense qu’il existe de tels principes de goût.

Toutes les facultés naturelles de l’homme qui s’appliquent aux objets extérieurs, sont les sens, l’imagination et le jugement, du moins je n’en connais point d’autres. Commençons par les sens. Nous supposons, et nous devons supposer, que chez tous les hommes, la conformation de leurs organes étant à peu près ou entièrement la même, la perception des objets extérieurs se fait de la même manière, ou peu s’en faut. Nous sommes convaincus que ce qui paraît lumineux à un œil, paraît lumineux à un autre ; que ce qui est doux pour un palais, est doux pour un autre palais ; que ce qui est obscur et amer pour cet homme-ci, est de même obscur et amer pour ce lui-là : nous concluons de la même manière à l’égard du grand et du petit, du dur et du mou, du chaud et du froid, du rude et du poli, et réellement à l’égard de toutes les qualités et affections naturelles des corps. Si nous nous permettons d’imaginer que les sens présentent aux différens hommes différentes images des choses, ce scepticisme rendra vain et frivole tout raisonnement possible sur quelque sujet que ce soit, et ce raisonnement sceptique même qui nous aura persuadés d’avoir un doute sur l’accord de nos perceptions. Mais comme peu de personnes, douteront que les corps présentent des images semblables à toute l’espèce humaine, on doit nécessairement accorder que les plaisirs et les douleurs que chaque objet excite en un homme, il doit les exciter en tous, lorsqu’il opère naturellement, simplement, et par ses propres pouvoirs seulement ; car, si nous nions que cela soit, nous devons imaginer que la même cause, opérant de la même manière, et sur des sujets de la même espèce, produira des effets différens, ce qui serait de la dernière absurdité. Considérons d’abord cette question par rapport au sens du goût, puisque la faculté que nous examinons en a emprunté le nom. Tous les hommes s’accordent à appeler le vinaigre aigre, le miel doux, et l’aloès amer ; et comme ils s’accordent à trouver ces qualités dans ces objets ils ne diffèrent aucunement sur leurs effets relatifs au plaisir et à la douleur. D’une voix universelle, là douceur est dite agréable, et désagréable l’aigreur ainsi que l’amertume. Il n’y a, à cet égard, aucune diversité dans les sentimens des hommes ; et une preuve très-évidente qu’il n’y en a point, c’est leur consentement unanime aux métaphores prises du sens du goût. Un esprit aigre, des expressions arrières, des amères imprécations, un sort amer[6], sont des termes énergiques qu’un chacun entend parfaitement. Nous sommes tout aussi bien entendus quand nous parlons d’une douce disposition, d’un caractère doux, d’une douce condition, etc. On convient que l’habitude et quelques autres causes ont, en plusieurs cas, extrêmement altéré les douleurs ou les plaisirs naturels qui appartiennent à ces divers goûts ; mais alors même on ne perd jamais la faculté de distinguer le goût naturel du goût acquis. Il n’est pas rare de trouver des personnes qui préfèrent le goût du tabac à celui du sucre, et la saveur du vinaigre à celle du lait ; mais cela ne met aucune confusion dans les goûts, si ces personnes savent que le tabac et le vinaigre ne sont point doux, et que c’est par la seule habitude que leurs palais ont pu se créer ces plaisirs factices. Cependant, avec ces personnes, on peut parler des goûts, et même avec assez de précision. Mais si l’on rencontre un homme qui déclare que le tabac à pour lui le goût du sucre, et qu’il lui est impossible de distinguer le lait du vinaigre ; ou que le tabac et le vinaigre sont doux, le lait amer, et le sucre aigre ; on conclut aussitôt que les organes de cet homme sont en désordre, et que son palais est vicié. Nous nous abstenons autant de discourir sur les goûts avec un esprit de cette trempe, que de raisonner sur les relations de quantité avec un homme qui nierait que toutes les parties ensemble fussent égales au tout. Nous n’accuserons pas un homme qui pense ainsi d’avoir de fausses notions, nous dirons qu’il est absolument fou. Des exceptions de ce genre, dans l’un et l’autre cas, ne peuvent en aucune façon détruire notre règle générale, ni nous faire conclure que les hommes aient différens principes concernant les relations de quantité ou le goût des choses. Ainsi lorsqu’on dit, on ne peut pas disputer du goût, cela signifie seulement qu’on ne saurait répondre précisément du plaisir ou de la douleur qu’un homme en particulier peut trouver dans le goût d’une chose particulière. C’est là réellement sur quoi on ne peut pas disputer ; mais on le peut, et même avec assez de clarté, sur les choses qui sont naturellement agréables ou désagréables au sens du goût. Cependant pour parler de quelque goût particulier ou acquis, il faut connaître les habitudes, les préjugés, ou les infirmités de l’homme qui le possède ; et c’est de ces dispositions qu’on doit tirer toutes les conséquences.

Cet accord du genre humain ne se borne pas au goût. Le principe du plaisir qu’on reçoit par le sens de la vue est le même chez tous les hommes. La lumière plaît davantage que l’obscurité. L’été, lorsque la terre est revêtue de verdure, lorsque les cieux étincellent d’azur et de feu, l’été est plus agréable que l’hyver, où la nature s’offre sous un aspect tout différent. L’expérience a prouvé que si l’on montre à plusieurs spectateurs, fussent-ils au nombre de cent, un bel objet quelconque, soit un homme, un quadrupède, un oiseau, ou une plante, tous conviennent aussitôt de sa beauté, quoique quelques-uns puis sent penser qu’il ne répond pas à leur attente, ou imaginer qu’il en est de plus beaux encore. Il n’y a personne, je crois, qui trouve une oie plus belle qu’un cigne, ou qui donne à ce qu’on appelle la poule de Frise la préférence sur le paon. Il faut remarquer en outre, que les plaisirs de la vue ne sont pas aussi compliqués, aussi confondus et altérés par des habitudes et des associations non-naturelles, que le sont les plaisirs du goût ; parce que les plaisirs de la vue acquiescent plus communément eux-mêmes, et ne sont pas aussi souvent adultérés par des considérations qui sont indépendantes de la vue même. Mais les objets ne se présentent pas spontanément au palais comme à la vue : en général, on les y applique comme nourriture ou comme médicament ; et, selon les qualités nutritives ou médicales qu’ils possèdent, ils forment le palais par degrés et par la force de ces associations. Ainsi, l’opium fait le délice des Turcs, à cause de l’heureux délire qu’il produit. Le tabac charme les Hollandais par l’engourdissement et l’agréable léthargie où il plonge les esprits. Le peuple est avide des liqueurs fermentées, parce qu’elles bannissent les soucis, et qu’elles écartent toute considération des maux présens et futurs. Toutes ces choses seraient absolument négligées, si, dès l’origine, leurs propriétés ne s’étaient pas étendues au-delà du goût ; mais, ainsi que le thé, le café et quelques autres objets, de la boutique du pharmacien elles passèrent sur nos tables, et long-tems avant qu’on songeât à en faire une jouissance, on les prenait pour raison de santé. L’effet du médicament nous a portés à en user souvent ; et le fréquent usage, combiné avec l’effet agréable, en a rendu le goût même agréable. Mais cela ne met aucune confusion dans nos raisonnemens, parce que nous distinguons toujours le goût acquis du goût naturel. En décrivant le goût d’un fruit inconnu, à grand peine vous direz qu’il avait une saveur douce et agréable comme le tabac, l’opium ou l’ail, quand bien même vous vous adresseriez à un homme qui ferait un continuel usage de ces choses, et qui y trouverait un grand plaisir. Tous les hommes conservent un souvenir assez vif des causes naturelles et primitives du plaisir, pour qu’ils puissent rapporter à ce modèle tous les objets offerts à leurs sens, et y rêgler leurs sentiment et leurs opinions. Que l’on présente un bol de scilles[7] à un homme dont le palais serait assez dépravé pour être plus flatté du goût de l’opium que de celui du beurre ou du miel : il n’y a pas de doute qu’il préférera le beurre ou le miel à ce mets nauséabond, et à toute autre drogue amère à laquelle il n’aura pas été accoutumé ; ce qui prouve que son palais était naturellement semblable en toutes choses à celui des autres hommes, qu’il y est toujours semblable en plusieurs choses, et qu’il est dépravé seulement en quelques points particuliers. Car en jugeant de quelque objet nouveau, et même d’un goût analogue à celui que l’habitude lui a rendu agréable, il trouve son palais affecté de la manière naturelle, et d’après les principes communs. Ainsi le plaisir de tous les sens, de la vue, et même du goût, ce sens le plus équivoque de tous, est le même pour tous les hommes, grands et petits, doctes et ignorans.

Outre les idées, et leurs douleurs et plaisirs relatifs, que les sens présentent, l’esprit humain possède une sorte de pouvoir créateur, soit en représentant à volonté les images des choses suivant la manière et l’ordre dans lesquels les sens les ont reçues, soit en combinant ces images d’une nouvelle manière et dans un ordre différent. Ce pouvoir est l’imagination ; et à l’imagination appartient tout ce qu’on désigne par les mots esprit, conception, invention, et par d’autres termes semblables. Mais il faut observer que le pouvoir de l’imagination est incapable de produire rien d’absolument nouveau ; elle peut seulement varier la disposition des idées qu’elle a reçues des sens. Or, l’imagination est la sphère la plus vaste, du plaisir et de la douleur, en tant qu’elle est la région de nos craintes et de nos espérances, et de toutes nos passions qui sont liées à ces affections ; et tout ce qui est propre émouvoir notre imagination par ces idées puissantes, et par la force de quelque impression originale et naturelle, doit avoir à peu près le même pouvoir sur tous les hommes. Car, puis que l’imagination n’est que la représentation, des sens, les images doivent seulement lui plaire ou lui déplaire, d’après le même principe sur lequel les réalités plaisent ou déplaisent aux sens : il doit donc y avoir un accord aussi intime dans les imaginations que dans les sens des hommes. Un peu d’attention suffira pour nous convaincre que cela doit être nécessairement.

Mais, dans l’imagination, outre la douleur ou le plaisir qui naît des propriétés de l’objet naturel, on aperçoit un plaisir qui a sa source dans la ressemblance de l’imitation avec l’original : l’imagination, je pense, ne peut avoir aucun plaisir qui ne résulte de l’une ou l’autre de ces causes. Et ces causes agissent assez uniformément sur tous les hommes, parce qu’elles agissent par des principes naturels, et indépendans de quelques habitudes ou avantagés particuliers que ce puisse être. M. Locke Fait une observation très-délicate et non moins juste, c’est que[8] l’esprit consiste principalement à saisir les ressemblances, au lieu que le jugement s’applique à découvrir les différences. D’après cette supposition, il pourrait paraître qu’entre l’esprit et le jugement il n’y a aucune distinction essentielle, puisque l’un et l’autre semblent résulter de différentes opérations de la même faculté de comparer. Mais dans la réalité, qu’ils dépendent ou non du même pouvoir de l’entendement, ils diffèrent si essentiellement sous plusieurs rapports, qu’une parfaite réunion d’esprit et de jugement est la chose du monde la plus rare. Lors que deux objets distincts sont dissemblables, c’est à quoi nous nous attendons, les chose sont dans l’ordre accoutumé ; par conséquent ils ne font aucune impression sur l’imagination : mais deux objets distincts qui ont une ressemblance, nous frappent, nous attachent, nous plaisent. L’esprit humain a naturellement plus d’ardeur et de satisfaction à observer des ressemblances qu’à chercher des différences ; parce qu’en établissant des ressemblances, nous produisons de nouvelles images ; nous unissons, nous créons, nous enrichissons le trésor de nos idées : au lieu qu’en faisant des distinctions, nous n’offrons aucune nourriture à l’imagination ; la tâche même est plus pénible et moins agréable, et le plaisir que nous y prenons est en quelque façon d’une nature indirecte et négative. Dès le matin on me rapporte une nouvelle ; cela, simplement comme une nouvelle, comme un fait ajouté à ma mémoire, me donne quelque plaisir. Vers le soir j’apprends qu’elle est fausse. Que gagné-je à cela, sinon le déplaisir de trouver que j’ai été trompé ? De là vient que les hommes sont naturellement plus portés à la crédulité qu’au sentiment contraire, Et c’est sur ce principe que les peuples les plus ignorans et les plus barbares ont souvent excellé dans les similitudes, les comparaisons, les métaphores et son esprit, entièrement préoccupé de cette ressemblance, ne remarque aucun de ses défauts. C’est, je crois, ce que personne n’a fait en voyant pour la première fois un morceau d’imitation. Quelque tems après, que notre novice porte ses yeux sur un ouvrage de la même nature, mais travaillé avec plus d’art ; il commence dès ce moment à regarder avec mépris ce qu’il a d’abord admiré ; non qu’il l’ait admiré même alors à cause de sa dissemblance avec un homme, mais au contraire, à cause de sa ressemblance générale quoiqu’inexacte qu’il avait avec la figure humaine. Ce qu’il a admiré en divers tems dans ces figures si différentes, est absolument la même chose ; et bien que sa connaissance soit perfectionnée, son goût n’est pas changé. Jusqu’ici sa méprise a été occasionnée par un défaut de connaissance de l’art qui venait de son inexpérience ; mais la connaissance de la nature peut toujours lui manquer. Car il est possible que la personne dont nous parlons n’aille pas plus loin, et que le chef-d’œuvre d’un grand maître ne lui plaise pas davantage que l’ouvrage médiocre d’un artiste vulgaire ; non par défaut d’un goût meilleur ou plus exquis, mais parce que les hommes en général n’observent pas la figure humaine avec assez de soin pour qu’ils puissent juger convenablement de l’imitation qu’on en fait. De nombreux exemples prouvent que le goût critique ne dépend d’aucun principe supérieur qui soit en nous, mais d’une supérieure connaissance. Qui ne connaît pas l’histoire de l’ancien peintre et du cordonnier ? Celui-ci redressa fort bien le peintre sur un défaut qu’il aperçut dans le soulier d’une de ses figures, et que le peintre, qui n’avait pas fait d’aussi exactes observations sur les souliers, et qui se contentait d’une ressemblance générale, n’avait jamais remarqué. Cela n’empêchait pas que le peintre n’eût du goût, et prouvait seulement qu’il n’avait pas une grande connaissance dans l’art de faire les souliers. Imaginons qu’un anatomiste fût entré à son tour dans l’atelier du peintre ; le tableau est généralement bien fait, la figure dont on a parlé est dans une belle attitude, et les parties en sont parfaitement disposées selon leurs divers mouvemens ; cependant l’anatomiste, critique dans son art, peut observer le jeu de quelque muscle qui n’est pas exactement en harmonie avec l’action particulière de la figure. L’anatomiste observe ici ce que le peintre n’a pas observé, et n’est pas frappé de ce que le cordonnier a remarqué. Mais un défaut de la plus profonde connaissance critique en anatomie ne saurait nuire au bon goût naturel du peintre, ou à ce lui d’un observateur ordinaire de son ouvrage, pas plus que le défaut d’une connaissance exacte dans la manière de faire les souliers. On montra à un empereur turc un très-beau tableau où était représentée la tête décollée de Saint-Jean-Baptiste ; parmi plusieurs choses qu’il loua, il aperçut un défaut : il observa que la peau ne se retirait pas de la partie du cou où le fer avait passé. Dans cette occasion, le sultan ne montra pas plus de goût naturel que l’auteur du tableau, et que mille connaisseurs européens qui probablement n’auraient jamais fait la même remarque. Sa majesté turque avait été en effet très-bien instruite de ce terrible spectacle, que les autres ne pouvaient connaître qu’en imagination. En ce qui regarde leur censure, il y a entre toutes ces personnes une différence réelle, qui vient des genres et des degrés différens de leur connaissance. Mais il est quelque chose de commun au peintre, au cordonnier, à l’anatomiste et au sultan, c’est le plaisir résultant de l’objet naturel, autant que chacun trouve l’imitation exacte ; la satisfaction de voir une figure agréable ; la sympathieque fait naître un incident si triste, si frappant, si propre à émouvoir. Le goût, en tant qu’il est naturel, est à peu près commun à tous les hommes.

La même parité peut être observée dans la poésie et dans les autres ouvrages d’imagination. Il est vrai que tel lecteur est charmé de don Bellianis, et parcourt froidement Virgile ; tandis qu’un autre est transporté par l’Énéide, et laisse don Bellianis aux enfans. Ces deux hommes semblent différer beaucoup dans leurs goûts, et, par le fait, diffèrent très-peu. Ces ouvrages, qui inspirent des sentimens si opposés, consistent chacun dans une fable qui excite l’admiration ; tous deux sont pleins d’action ; tous deux sont animés par les passions ; tous deux offrent des voyages, des combats, des triomphes, et l’infatigable inconstance de la fortune. L’admirateur de don Bellianis n’en tend peut-être pas le langage épuré de l’Énéide ; et si ce poème était écrit dans le style ignoble du Voyage du Pèlerin, il en pourrait sentir toute l’énergie, en partant du même principe qui lui fait admirer don Bellianis.

Il n’est pas choqué de voir son auteur favori ; violer continuellement les règles de la vrai semblance, offenser les mœurs, confondre le tems et les lieux ; parce que lui-même n’a aucune connaissance de la géographie ni de la chronologie, et qu’il n’a jamais examiné sur quoi se fonde la vraisemblance. Il lit peut-être la description d’un naufrage que fauteur fait arriver sur les côtes de Bohème : tout entier à un évènement si intéressant, inquiet seulement du destin de son héros, il ne s’inquiète aucunement d’une bévue aussi extravagante. Car pourquoi serait — il choqué d’un naufrage sur les côtes de Bohème, lui qui ignore si la Bohème n’est pas une île de l’Océan atlantique ? et, après tout, est-ce un reproche à faire au bon goût naturel de cet ignorant ?

Ainsi donc, autant que le goût appartient à l’imagination, son principe est le même en tous les hommes ; il n’y a aucune différence dans leur manière d’être affectés, ni dans les causes de l’affection ; il n’y en a que dans le degré, et elle vient principalement de deux causes ; ou d’un degré supérieur de sensibilité naturelle, ou d’une attention plus longue et plus entière donnée à l’objet. Pour éclaircir ceci par le procédé des sens, où l’on trouve la même différence, supposons que l’on montre à deux hommes une table de marbre très-polie : tous deux aperçoivent qu’elle est polie, et par cette qualité elle leur plaît à tous deux. Ils sont d’accord jusque là ; mais qu’on leur présente successivement plusieurs autres tables dont la suivante soit toujours plus polie que la précédente : il est très-vraisemblable que ces hommes, qui s’accordent si bien sur ce qui est poli, et sur le plaisir qui en résulte, différeront quand il s’agira de décider laquelle de ces tables l’emporte par le poli. C’est là que réside réellement la grande différence des goûts, lorsque les hommes viennent à comparer l’excès ou le défaut des choses qui s’estiment en degrés et non en mesures. Et, quand, cette différence a lieu, il n’est pas aisé de décider la question, à moins que l’excès ou le défaut ne soit très-frappant. Si l’on n’est pas d’accord sur deux quantités, on peut recourir à une mesure commune, qui éclaircit le fait avec la dernière exactitude ; et c’est, à mon avis, ce qui donne aux sciences mathématiques une certitude que n’ont pas les autres. Mais les choses dont on n’estime pas l’excès par le plus grand ou le plus petit, comme le poli et le rude, le dur et le mou, l’obscurité et la lumière, les ombres des couleurs, toutes ces choses sont aisément distinguées lorsque la différence est un peu considérable, mais non quand elle est très-petite, faute de quelque mesure commune, que peut-être on ne par viendra jamais à découvrir. Dans ces cas difficiles, en supposant une égale pénétration d’esprit, l’avantage sera du côté de la plus grande attention et de la plus longue habitude. À l’égard des tables de marbre, le marbrier sera, sans contredit, le meilleur juge. Mais nonobstant le défaut d’une mesure commune propre à terminer un grand nombre de disputes relatives aux sens et à l’imagination qui les représente, nous trouvons que les principes sont les mêmes chez tous les hommes, et qu’il n’y a aucune disconvenance jusqu’à ce que nous venons à examiner la prééminence ou la différence des choses ; ce qui nous jette dans la sphère du jugement.

Tant que nous considérons les qualités sensibles des choses, l’imagination semble seule intéressée ; il semble aussi, que dans la peinture des passions, tout l’intérêt se rapporte à l’imagination, ou peu s’en faut, parce que, par la force de la sympathie naturelle, tous les hommes les éprouvent sans recourir à la raison, et tous les cœurs en reconnaissent la vérité. L’amour, le chagrin, la joie, la crainte, la colère, toutes ces passions ont tour-à-tour régné dans nos âmes ; et ce n’est pas d’une manière arbitraire ou accidentelle qu’elles affectent, mais d’après des principes certains, naturels et uniformes. Comme plusieurs des ouvrages d’imagination ne se bornent pas à représenter des objets sensibles, ni à émouvoir les passions, mais qu’ils s’étendent aux mœurs, aux caractères, aux actions et aux desseins des hommes, à leurs relations, à leurs, vertus et à leurs vices, ils entrent dans la sphère du jugement, qui se perfectionne par l’attention et par l’habitude de raisonner. Toutes ces choses font une partie considérable de celles que l’on considère comme les objets du goût ; et Horace nous envoie aux écoles de la philosophie et du monde pour nous en instruire. Tout ce qu’on peut acquérir de certitude dans la morale et dans la science de la vie, est précisément la mesure de la certitude qu’on peut avoir en ce qui s’y rapporte dans les ouvrages d’imitation. C’est, pour la plus grande partie, dans la connaissance des mœurs, et de ce que prescrivent les tems et les lieux, et la décence en général, connaissance qui ne peut s’acquérir qu’aux écoles auxquelles Horace nous envoie, que consiste ce qu’on appelle goût par voie de distinction ; et qui dans la réalité, n’est autre chose qu’un jugement plus exquis.

D’après tout ce qui a été dit, il me paraît que ce qu’on appelle goût, dans son acception la plus générale, n’est pas une idée simple, mais qu’il se compose en partie d’une perception des plaisirs primitifs des sens, des plaisirs secondaires de l’imagination, et des conclusions de la faculté raisonnable concernant les diverses relations de ces deux sortes de plaisirs, et concernant les passions, les mœurs et les actions des hommes. Ce sont là les élémens, nécessaires du goût, et le fond en est le même dans l’esprit humain ; car, comme les sens sont les grandes sources de toutes nos idées, et par conséquent de tous nos plaisirs, s’ils ne sont pas incertains et arbitraires, les fondemens du goût sont communs à tous les hommes on peut donc former un raisonnement concluant sur ces matières.

En considérant le goût simplement par rapport à sa nature et à son espèce, nous trouverons ses principes parfaitement uniformes ; mais le degré dans lequel ces principes dominent dans les divers individus, est absolument aussi différent que les principes eux-mêmes sont homogènes. Car la sensibilité et le jugement qui sont les qualités dont se compose ce qu’on appelle communément goût, varient excessivement dans les diverses personnes. L’absence de la première de ces qualités produit un manque de goût ; la faiblesse de la seconde constitue un goût faux ou mauvais. Il est des hommes d’un tempérament si froid et si flegmatique dont les sentimens sont si émoussés, qu’on pourrait douter s’ils sont éveillés durant tout le cours de leur vie. Les objets les plus frappans ne font sur de pareils êtres qu’une impression faible et confuse. D’autres sont tellement emportés dans une continuelle agitation de plaisirs grossiers et purement sensuels, ou si fortement attachés au vil trafic de l’avarice, ou si animés à la poursuite des distinctions et des honneurs, que leurs esprits, accoutumés aux tempêtes de ces passions violentes et orageuses, peuvent à peine être mis en mouvement par le jeu délicat et épuré de l’imagination. Ces derniers, quoique par une cause différente, deviennent aussi stupides et insensibles que les premiers ; mais lorsqu’il leur arrive, aux uns et aux autres, d’être frappés par quelque chose de naturellement grand ou élégant, ou par quelque ouvrage de l’art qui réunit ces qualités, ils sont émus d’après le même principe.

Un défaut de jugement est la cause d’un mauvais goût. Ce défaut peut provenir d’une faiblesse naturelle d’entendement, en quoi que puisse consister la force de cette faculté ; ou, ce qui arrive beaucoup plus communément, il peut procéder d’un manque d’exercice convenable et bien dirigé, qui seul est propre à lui donner de la force et de la justesse. Outre cela, l’ignorance, l’inattention, le préjugé, la précipitation, la légèreté, l’obstination, en un mot, toutes ces passions et tous ces vices, qui corrompent le jugement sur d’autres matières, ne lui nuisent pas moins dans le goût, qui est sa partie la plus délicate et la plus élégante. Ces causes produisent différentes opinions sur chaque chose qui est un objet de l’entendement, sans nous porter à supposer qu’il n’y ait point, de principes fixes de raison. Et, par le fait, on peut remarquer généralement que les hommes diffèrent moins sur les objets du goût que sur la plupart de ceux qui dépendent de la pure raison ; et qu’ils s’accordent beaucoup mieux sur l’excellence d’une description de Virgile, que sur la vérité ou la fausseté d’une théorie d’Aristote.

La justesse du jugement dans les arts, qu’on peut appeler bon goût, dépend en grande partie de la sensibilité, parce que si l’esprit n’a aucun penchant pour les plaisirs de l’imagination, il ne s’appliquera jamais aux ouvrages de cette nature avec assez de force pour en acquérir une connaissance suffisante. Cependant, quoiqu’il n’y ait pas de bon jugement sans quelque degré de sensibilité, un bon jugement ne résulte pas nécessairement d’une vive sensibilité pour le plaisir : souvent, grace seulement à une plus grande sensibilité de complexion, un fort mauvais juge est plus profondément touché par un fort mauvais ouvrage, que le plus habile critique ne l’est par le plus parfait ; car, toute chose nouvelle, extraordinaire, grande, ou passionnée, étant très-propre à faire une forte impression sur cet homme, et les fautes ne le frappant point, son plaisir est plus pur et plus entier ; et comme il appartient uniquement à l’imagination, il est plus vif qu’aucun plaisir que puisse procurer la justesse du jugement. Pour la plupart du tems, le jugement n’est occupé qu’à élever des obstacles sur le chemin de l’imagination, à dissiper les scènes de ses enchantemens, à nous attacher au joug fâcheux de la raison ; car presque tout le plaisir que les hommes éprouvent en jugeant mieux que les autres, consiste dans un sentiment d’orgueil et de supériorité qui naît de la certitude de bien penser ; mais alors ce n’est qu’un plaisir indirect, un plaisir qui ne résulte pas immédiatement de l’objet contemplé. Dans le matin de la vie, lorsque les sens, tendres encore, ne sont pas usés, que l’homme entier est éveillé de toutes parts, que le frais vernis de la nouveauté brille sur tous les objets qui nous environnent, quelles sont vives alors nos sensations, mais combien les jugemens que nous formons des choses sont faux et inexacts ! Je désespère de recevoir jamais des plus excellentes productions du génie, le même degré de plaisir que me firent éprouver à cet âge des ouvrages que mon jugement regarde aujourd’hui comme frivoles et dignes de mépris. Toute cause ordinaire de plaisir est capable d’émouvoir l’homme doué d’une âme ardente : son appétit est trop avide pour que son goût soit délicat : il est précisément dans le cas où Ovide se disait être en amour :

Molle meum levibus cor est violabile telis,
Et semper causa est, cur ego semper amem.[9]

Un homme de ce caractère ne saurait être un fin critique ; il ne sera jamais ce que le poète comique appelle elegans formarum spectator. On ne peut estimer que d’une manière imparfaite l’excellence et la force d’une composition d’après son effet sur certains esprits, à moins qu’on ne connaisse le tempérament et le caractère de ces esprits.

Les plus puissans effets de la poésie et de la musique ont été déployés, et sont peut-être encore déployés en des lieux où ces arts languissent dans le dernier degré d’imperfection. L’amateur grossier est touché par les principes qui opèrent dans ces arts lors même qu’ils ne sont pas sortis de leur première grossièreté, et il n’est pas assez instruit pour en apercevoir les défauts. Mais tandis que les arts avancent vers leur perfection, la science de la critique avance d’un pas égal, et le plaisir des juges est fréquemment interrompu par les fautes qu’ils découvrent dans les compositions les mieux finies.

Avant d’abandonner ce sujet, je ne puis m’empêcher de dire un mot sur une opinion assez répandue. Bien des gens pensent que le goût est une faculté séparée de l’esprit, et distincte du jugement et de l’imagination ; une espèce d’instinct au moyen duquel nous sommes frappés naturellement, et au premier coup d’œil, sans aucun raisonnement antérieur, des beautés ou des défauts d’une composition. Dans tout ce qui intéresse l’imagination et les passions, je crois qu’en effet la raison est peu consultée ; mais en ce qui regarde la disposition, la bien séance, la convenance, en un mot, là où le meilleur goût diffère du pire, je suis convaincu que l’entendement opère seul ; et, dans la réalité, il s’en faut que son opération soit toujours soudaine, ou, lorsqu’elle est soudaine, il s’en faut souvent qu’elle soit juste. Il n’est pas rare de voir des hommes du goût le plus sûr désavouer, après un examen plus attentif, ces jugemens hâtés et précipités que l’esprit, impatient de la neutralité et du doute, aime à former sur le champ. On sait que le goût ( quelle que soit sa nature) se perfectionne absolument de la même manière que le jugement, par nos pro grès dans les connaissances, par une attention soutenue à notre objet, et par un fréquent exercice. En ceux qui n’ont pas suivi ces méthodes, si le goût décide promptement, c’est toujours d’une manière incertaine ; et leur vivacité est due à leur présomption et à leur impatience, et non à aucune irradiation qui dissipe en en un moment les ténèbres de leurs esprits. Au lieu que ceux qui ont cultivé l’espèce de connaissance qui fait l’objet du goût, acquièrent par degrés et par habitude un jugement non-seulement aussi sain, mais aussi prompt qu’on se le forme sur toute autre matière par les mêmes méthodes. D’abord on est obligé d’épeler, mais enfin on parvient à lire facilement et avec célérité. Cependant cette célérité avec laquelle le goût opère, ne prouve pas qu’il soit une faculté distincte. Tout homme qui a suivi le cours d’une discussion sur des matières du ressort de la pure raison, doit avoir observé l’extrême rapidité avec laquelle tous les fils de la question sont suivis, les preuves découvertes, les objections élevées et combattues, et les conclusions tirées des premières propositions ; et là, où selon toute probabilité la raison agit seule, il doit avoir remarqué autant de vivacité qu’on peut en supposer aux opérations du goût. Il est parfaitement inutile, et très-peu philosophique, de multiplier les principes pour chaque apparence différente.

Cette matière est susceptible de plus grands développemens, je le sais ; mais ce n’est pas l’étendue du sujet qui doit nous prescrire des bornes, car quel sujet ne porte pas ses ramifications jusqu’à l’infini ? C’est la nature du plan particulier que nous nous sommes tracé, et le seul point de vue sous lequel nous le considérons, qui doivent marquer le terme de nos recherches.


PARTIE PREMIÈRE.
SECTION I.
La Nouveauté.


La curiosité est le premier et le plus simple mouvement que nous découvrons dans l’esprit humain. J’entends par curiosité tout désir qu’excite en nous la nouveauté, ou tout plaisir qu’elle nous procure, Nous voyons les enfans changer incessamment de place pour découvrir quelque chose de nouveau ; ils saisissent avec avidité tout ce qui frappe leurs sens, et leur choix n’est pas difficile : tout objet engage leur attention, parce que, dans cette période de la vie, tout objet est revêtu du charme de la nouveauté. Mais comme les choses qui nous attirent seulement par leur nouveauté, ne sauraient nous attacher long-tems, la curiosité est la plus superficielle de toutes les affections ; elle change perpétuellement d’objet ; son appétit est vif, mais très-aisément satisfait ; et toujours elle a une apparence de vertige, d’inquiétude et d’anxiété. La curiosité est, de sa nature, un principe très-actif ; elle parcourt rapidement la plus grande partie de ses objets, et bientôt épuise la variété qui se trouve communément dans la nature ; les mêmes choses se représentent fréquemment, et se représentent avec des effets de moins en moins agréables. Enfin, les circonstances, de la vie, dès qu’on vient à en avoir quelque connaissance, ne pourraient donner que des sensations de dégoût et d’ennui, si plusieurs choses n’étaient pas propres à affecter l’âme par d’autres pouvoirs que celui de leur nouveauté, et par d’autres passions que celle de notre curiosité. Nous considérerons en leur lieu ces pouvoirs et ces passions. Mais quels que soient ces pouvoirs, quel que soit le principe d’après lequel ils affectent l’esprit, il est absolument nécessaire qu’ils ne s’exercent pas dans ces choses qu’un usage journalier et vulgaire a rendu trop familières, et, par conséquent, indifférentes. Il doit toujours entrer quelque degré de nouveauté dans la composition de tout instrument qui agit sur l’esprit ; et la curiosité se mêle plus ou moins dans toutes nos passions.

SECTION II.
La Douleur et le Plaisir.

Il semble donc nécessaire pour émouvoir les passions des personnes avancées en âge que les objets destinés à cet effet, outre qu’ils doivent avoir un certain degré de nouveauté puissent exciter la douleur ou le plaisir par d’autres causes. La douleur et le plaisir sont des idées simples, incapables de définition. Les hommes ne se méprennent pas sur leurs propres sentimens, mais ils se trompent fréquemment dans les noms qu’ils leur donnent, et dans les raisonnemens qu’ils font à leur sujet. Bien des gens pensent que la douleur provient nécessairement de l’éloignement de quelque plaisir et, réciproquement, que le plaisir naît de la cessation ou de la diminution de quelque douleur. Pour moi, je suis porté à croire que la douleur et le plaisir, dans leur manière d’affecter la plus simple et la plus naturelle, sont chacun d’une nature positive, et non, en aucune façon, nécessairement dépendans l’un de l’autre. L’esprit humain est souvent, je dirai même la plupart du tems, dans un état également exempt de douleur et de plaisir, que j’appelle état d’indifférence. Lorsque de cet état je suis transporté dans un état de plaisir actuel, il ne paraît pas nécessaire que je passe par le milieu d’aucune espèce de douleur. Supposez-vous dans cet état d’indifférence, d’aise, ou de tranquilité, n’importe le nom qu’il vous plaira de lui donner ; et imaginez que vous y êtes soudain surpris par la mélodie d’un concert, ou par la présence inattendue d’un objet revêtu de belles formes, et brillant des plus vives couleurs ; ou que le parfum d’une rose vient flatter votre odorat ; ou enfin que votre palais, sans éprouver le besoin de la soif, se trouve abreuvé d’une liqueur exquise : il n’est pas douteux que, par les divers sens de l’ouie, de la vue, de l’odorat et du goût, vous ne receviez un plaisir réel : cependant si je m’informe de l’état de votre âme avant ces sensations, difficilement vous me répondrez qu’elle souffrait quelque douleur ; ou direz-vous que ces divers plaisirs ayant cessé, quelque douleur leur a succédé ? Supposons, d’autre part, qu’un homme, dans le même état d’indifférence, reçoive un coup violent, qu’il boive d’une liqueur amère, ou qu’il ait ses oreilles déchirées par des sons aigres et perçans ; il n’y a ici nul éloignement de plaisir, et cependant chacun des sens affectés éprouve une douleur très-distincte. On dira peut-être que, dans ce cas, la douleur provient de l’éloignement du plaisir dont la personne jouissait, quoique ce plaisir existât dans un si faible degré que son éloignement a pu seul le rendre perceptible. Mais c’est une subtilité qui n’est pas dans la nature. Car si avant la douleur je ne sens aucun plaisir réel, je n’ai aucune raison de juger qu’il existe ; puisque le plaisir n’est plaisir qu’autant qu’il est senti. Il en est de même de la douleur. Je ne pourrai jamais me persuader que le plaisir et la douleur soient de pures relations, qui ne peuvent exister que par un contraste mutuel ; mais je crois discerner clairement qu’il y a des douleurs et des plaisirs positifs qui ne dépendent nullement les uns des autres. Il n’est pas de vérité plus certaine pour moi. Je ne vois rien dans mon es prit de plus distinct que les trois états d’indifférence, de plaisir et de douleur ; et j’aperçois chacun d’eux sans aucune idée de relation quelconque. Caïus est affligé de la colique ; cet homme est actuellement dans la douleur : qu’on applique Caïus à la torture, il subira une douleur beaucoup plus grande : mais cette douleur de la torture naît-elle de l’éloignement de quelque plaisir ? ou la colique est-elle un plaisir ou une douleur selon qu’il nous plaît de l’envisager ?


SECTION III.
Différence entre l’éloignement de la douleur et le plaisir positif.

Nous porterons encore plus loin cette proposition. Nous oserons avancer que non-seulement la douleur et le plaisir ne sont pas dans une dépendance nécessaire de leur diminution ou cessation mutuelle, mais que, dans la réalité, la diminution ou l’éloignement du plaisir n’agit pas comme douleur positive ; et que l’éloignement ou la diminution de la douleur a, dans ses effets, très-peu de ressemblance avec le plaisir positif[10]. Je pense qu’on m’accordera la première de ces propositions, avec moins de difficulté que la seconde ; parce qu’il est évident que le plaisir, lorsqu’il a parcouru sa carrière, nous laisse à peu près au même point où il nous a trouvés. Tout plaisir est rapide, et dès qu’il est passé, nous retombons dans l’indifférence, ou plutôt nous nous abandonnons à, une douce tranquillité, teinte des couleurs agréables de la première sensation. Je conviens qu’au premier coup d’œil, il ne paraît pas aussi évident que l’éloignement d’une grande douleur ne ressemble pas à un plaisir positif : mais rappelons-nous quel a été l’état de notre âme en venant d’échapper à quelque danger éminent, ou quand nous avons été délivrés de la sévérité d’une douleur cruelle. Qu’avons-nous éprouvé, dans ces occasions ? Si je ne me trompe, notre âme s’est trouvée dans une situation bien éloignée de celle où la met un plaisir positif ; dans un état de suspension empreint d’un sentiment de crainte ; dans une sorte de tranquillité sombre, voisine de l’horreur. La physionomie, et l’attitude du corps sont alors si conformes à cet état de l’ame, que toute personne étrangère à la cause de notre affection, bien loin de s’imaginer que nous jouissions de quelque espèce de plaisir, nous croirait plongés dans la consternation.

Ὡς δ’ ὅτ’ ἂν ἄνδρ’ ἄτη πυκινὴ λάϐῃ, ὅς τ’ ἐνὶ πάτρῃ
Φῶτα κατακτείνας ἄλλων ἐξίκετο δῆμον,
Ἀνδρὸς ἐς ἀφνειοῦ, θάμϐος δ’ ἔχει εἰσορόωντας.

Hom. Iliad. <span class="romain" title="Nombre xxiv écrit en chiffres romains">xxiv.

« Ainsi, lorsqu’un scélérat qui, épouvanté de son propre crime, fuyant sa patrie où la justice le poursuit, atteint la frontière, pâle, éperdu, sans haleine ; tous regardent, tous s’étonnent ! »

Le désordre extraordinaire de cet homme qu’Homère nous représente comme venant d’échapper à un grand danger, l’espèce de passion mixte d’étonnement et de terreur, dont il affecte les spectateurs, peint avec autant de justesse que d’énergie, la manière dont nous sommes affectés nous-mêmes dans des occasions semblables. Car, lorsque nous avons souffert quelque émotion violente, l’âme demeure comme suspendue dans la même situation après même que la cause a cessé d’agir. Ce sont les vagues de la mer agitées encore quand la tempête s’est calmée. Mais ce reste d’horreur venant à se dissiper entièrement, la passion sus citée par l’accident s’appaise en même tems. En un mot, je pense que le plaisir (je comprends sous cette dénomination tout ce qui a quelque ressemblance avec le plaisir né d’une cause positive, soit dans la sensation intérieure, soit dans l’apparence extérieure), n’a jamais sa source dans l’éloignement de la douleur ou du danger.


SECTION IV.
Du Délice et du Plaisir, comme opposés l’un à l’autre.

Dirons-nous donc que l’éloignement ou la diminution de la douleur est toujours simplement douloureuse, ou qu’un plaisir accompagne toujours la privation ou la diminution d’un plaisir ? Ce n’est pas là ma pensée. Voici tout ce que j’avance : d’abord, qu’il y a des plaisirs et des douleurs d’une nature positive et indépendante ; en second lieu, que le sentiment qui résulte de la diminution ou de la cessation d’une douleur, n’a pas une assez grande ressemblance avec le plaisir positif, pour qu’on puisse le considérer comme étant de la même nature, ou le désigner par le même nom ; enfin, d’après le même principe, que ni la qualité ni l’éloignement du plaisir n’ont aucune ressemblance avec la douleur positive. Il est certain que le sentiment qui naît de l’adoucissement ou de l’entière cessation d’une douleur, est bien éloigné d’être douloureux ou désagréable. Je ne sache pas que ce sentiment, si doux en bien des circonstances, mais dans toutes si différent du plaisir positif, ait de dénomination qui lui soit propre ; ce qui n’empêche pas qu’il n’existe réellement, et qu’il ne soit très-distinct de tous les autres. Toute espèce de satisfaction ou de plaisir, quelque différent qu’il soit dans sa manière d’affecter, est évidemment d’une nature positive à l’égard de l’ame qui l’éprouve. La sensation est indubitablement positive ; mais il peut arriver, ce qui arrive dans ce cas-ci, qu’elle soit une sorte de privation. Il est donc très-convenable de distinguer par des signes particuliers deux choses si distinctes dans la nature, telles que le plaisir pur et simple, sans nulle relation, et ce plaisir qui ne peu t exister que par une relation, et même « ne relation à la douleur. Il serait bien extraordinaire que ces deux affections si distinctes dans leurs causes, si différentes dans leurs effets, demeurassent confondues parce qu’un usage vulgaire les a rangées sous une même dénomination générale. Toutes les fois que j’aurai occasion de parler de cette espèce de plaisir relatif, je l’appelerai délice : et je mettrai le plus grand soin à n’employer ce terme dans aucun autre sens. Je sais que ce mot n’est pas reçu communément dans l’acception que je lui donne ; mais j’ai pensé qu’il valait mieux prendre un mot déjà connu, et limiter sa signification, que d’en introduire un nouveau, qui peut-être ne se serait pas si bien allié avec notre langue. Je ne me serais jamais permis la plus légère altération dans nos expressions, si je n’y avais été en quelque sorte forcé et par la nature du langage, créé pour les besoins des hommes plutôt que pour les discussions de la philosophie, et par la nature de mon sujet, qui me conduit au-delà des bornes des discours ordinaires. J’userai de cette liberté avec toute la discrétion possible. J’exprimerai donc par délice la sensation qui accompagne l’éloignement de la douleur ou du danger ; de même quand je parlerai du plaisir positif, la plupart du tems je le nommerai simplement plaisir.

SECTION V.
La Joie et le Chagrin.

On doit observer que la cessation du plaisir affecte l’ame de trois manières. S’il cesse simplement, après avoir duré un tems convenable, il laisse dans cet état’que nous avons nommé indifférence ; s’il est interrompu brusquement, on éprouve une sensation désagréable exprimée parle mot de contre-tems ; enfin, l’objet échappe-t-il sans laisser l’espoir d’une autre jouissance, cette perte est accompagnée d’un sentiment qu’on nomme chagrin. Or, je ne pense pas qu’aucune de ces affections, sans excepter celle du chagrin qui est la plus violente, ressemble en quelque chose à la douleur positive. L’homme qui se chagrine se laisse dominer par sa passion ; il s’y livre, il l’aime : il n’en est pas ainsi à l’égard d’une douleur réelle ; personne ne la souffre volontiers pendant un tems considérable. Qu’on s’abandonne volontairement au chagrin, quoique cette sensation soit loin d’être simplement agréable, ce n’est pas bien difficile à comprendre. Il est dans la nature du chagrin de s’attacher à son objet, de ne le perdre jamais de vue, de se le représenter sous l’aspect le plus agréable, d’en examiner jusqu’aux plus petits détails ; de revenir sur chaque jouissance particulière, de s’arrêter avec complaisance sur chacune, et de trouver à toutes mille nouvelles délices, inaperçues jusqu’alors. Le plaisir domine toujours dans le chagrin ; et il s’en faut de beaucoup que l’affliction que nous éprouvons ait quelque ressemblance avec la douleur absolue, qui est toujours odieuse, et dont nous nous délivrons aussitôt que nous en avons le pouvoir. L’Odissée d’Homère qui abonde en images naturelles et touchantes, n’en a pas de plus frappantes que celles que fournissent à Ménélas le sort infortuné de ses amis et la manière dont il sent ce malheur. Il avoue, à la vérité, que souvent il s’arrache à des réflexions si tristes ; mais il observe aussi que toutes tristes qu’elles sont, elles ne laissent pas de lui donner du plaisir.


Ἀλλ’ ἔμπης πάντας μὲν ὀδυρόμενος καὶ ἀχεύων,
Πολλάκις ἐν μεγάροισι καθήμενος ἡμετέροισιν
Ἄλλοτε μέν τε γόῳ φρένα τέρπομαι, ἄλλοτε δ’ αὖτε
Παύομαι αἰψηρὸς δὲ κόρος κρυεροῖο γόοιο.


« Dans les courts intervalles d’une douleur qui n’est pas sans délices, fidèle aux devoir de l’amitié, je donne aux illustres morts, qui me seront chers à jamais, un tribut de douces larmes. » D’autre part, quand nous recouvrons la santé, quand nous échappons à un pressant danger, est-ce de joie que nous sommes émus ? La Sensation qui accompagne ces divers accidens diffère en tout de cette satisfaction douce et voluptueuse qui remue notre ame à l’approche du plaisir. Le délice qui naît des modifications de la douleur, indique sa source par sa nature solide, forte et sévère.


SECTION VI.
Des Passions relatives à la conservation de soi.

La plupart des idées capables de produire sur l’ame une puissante impression, soit simplement de douleur ou de plaisir, soit de leurs modifications, peuvent se réduire à ces deux chefs : la conservation de soi et la société; toutes nos passions doivent concourir aux fins de l’une ou de l’autre. Les passions relatives à la conservation de soi sont ordinairement modifiées par la douleur ou le danger. Les idées de douleur, de maladie, de mort, remplissent l’ame de fortes émotions d’horreur ; mais la vie et la santé, quoiqu’elles nous donnent la faculté d’éprouver le plaisir, n’en causent point la sensation par la simple jouissance. Il suit donc de là, que les passions qui ont pour objet la conservation de soi, ont leur source principale dans la douleur et le danger, et qu’elles sont les plus puissantes de toutes les passions.


SECTION VII.
Du Sublime.

Tout ce qui est propre à exciter les idées de la douleur et du danger ; c’est-à-dire, tout ce qui est en quelque sorte terrible, tout ce qui traite d’objets terribles, tout ce qui agit d’une manière analogue à la terreur, est une source du sublime ; ou, si l’on veut, peut susciter la plus forte émotion que l’ame soit capable de sentir. Je dis la plus forte émotion, parce que je suis convaincu que les idées de la douleur sont plus puissantes que celles qui viennent du plaisir. Il est hors de doute qu’il existe des tourmens dont les effets sur l’ame et sur le corps doivent être plus énergiques que tous les plaisirs que pourraient inventer les imaginations les plus vives et les plus voluptueuses, et dont pourraient jouir les organes les plus sensibles. Je doute même qu’il se trouvât un homme qui voulût acheter une vie de bonheur parfait avec la condition de la finir dans les tourmens que la justice infligea en quelques heures au dernier régicide de France. Mais si la douleur agit plus puissamment que le plaisir, elle touche moins que l’idée de la mort ; parce qu’il y a peu de douleurs, même des plus cruelles, qu’on ne préfère à la mort ; et ce qui ajoute à l’horreur de la douleur elle-même, n’est-ce pas qu’on la considère comme un émissaire de cette reine des terreurs. Lorsque le danger et la douleur pressent de trop près, ils ne peuvent donner aucun délice ; ils sont simplement terribles : mais à certaines distances, et avec certaines modifications, ces affections peuvent devenir et deviennent réellement délicieuses : c’est ce qui est confirmé par une expérience journalière. J’essaierai bientôt d’en découvrir la cause.

SECTION VIII.
Des passions relatives à la Société.

La société, à laquelle je rapporte le second ordre de nos passions, peut se diviser en deux sortes : d’abord la société des sexes, qui répond aux desseins de la propagation ; et ensuite cette société plus générale que nous formons non — seulement avec les hommes, mais avec tous les autres animaux, et même en quelque façon avec la nature inanimée. Les passions propres à la conservation de l’individu dérivent entièrement de la douleur et du danger : celles qui concernent la génération ont leur source dans les jouissances et les plaisirs. Le plaisir directement attaché à ce dessein a un caractère de vivacité, de transport, d’impétuosité ; et, de l’aveu de tout le monde, il est le premier plaisir des sens ; ce pendant la privation d’une si grande jouissance produit à peine une inquiétude, et, si nous en exceptons quelques occasions particulières, je ne pense pas que nous en soyons aucunement incommodés. Lorsqu’on décrit la manière dont on est affecté par la douleur et le danger, on ne s’arrête pas sur le plaisir de la santé, ni sur la satisfaction de la sécurité ; on n’en déplore pas la perte : la pensée est toute entière aux douleurs et aux horreurs que l’on souffre. Mais écoutez les plaintes d’un amant abandonné : il s’entretient sans cesse des plaisirs dont il jouissait ou dont il espérait jouir ; ses regards abusés se fixent encore sur les perfections de l’objet de ses désirs : c’est la perte qui domine dans son âme. Les violens effets de l’amour, qui s’est quelquefois exalté jusqu’à la démence, ne peuvent être une objection à la règle que nous voulons établir. Lorsque l’imagination s’est long-tems et fortement préoccupée d’une idée, cette idée, s’en empare si entièrement, qu’elle chasse successivement toutes les autres, et dérange, détruit toutes les facultés de l’âme qui voudraient lui imposer des bornes. Toute idée suffit pour causer un pareil désordre, et la preuve en est dans l’infinie variété des causes de la folie. Mais que peut-on conclure de là ? tout au plus que la passion de l’amour est capable de produire des effets très-extraordinaires, et nullement que ses violentes émotions aient quelque analogie avec la douleur positive.

SECTION IX.
Cause finale de la différence entre les passions relatives à la conservation de soi, et celles, relatives à la société des sexes.

La cause finale de la différence de caractère entre les passions qui concernent la conservation de soi, et celles qui sont dirigées à la multiplication des espèces, jettera un plus grand jour sur les remarques précédentes ; d’ailleurs, je la crois, par elle-même, digne d’être examinée. Comme l’accomplissement de nos devoirs en tout genre dépend de la vie, et comme il dépend de la santé que nous nous en acquittions avec vigueur et efficacité, tout ce qui menace de destruction l’un ou l’autre de ces états, fait une forte impression sur notre âme : mais comme il ne tient pas à nous d’acquiescer à la vie et à la santé, la simple jouissance n’en est accompagnée d’aucun plaisir réel, de peur que, satisfaits de cela, nous ne nous, abandonnions à l’indolence et à l’inaction. D’autre part, la génération du genre humain est un grand dessein que les hommes doivent être sollicités à poursuivre par un puissant aiguillon. Aussi est-elle accompagnée du plus vif. des plaisirs : mais n’étant nullement destinés à en faire notre occupation constante, il ne faut pas que l’absence de ce plaisir soit suivie d’aucune grande douleur. La différence des hommes avec les brutes, semble, en ce point, très-remarquable. Les hommes sont dans tous tes tems assez également disposés aux plaisirs de l’amour, parce que la raison leur prescrit le tems et la manière de s’y livrer. Si la privation de cette jouissance eût causé quelque grande douleur la raison, je le crains, se serait difficilement bien acquittée de son emploi. Mais les brutes, qui suivent des lois dans l’exécution desquelles leur raison a fort peu de part, ont, pour multiplier leurs espèces, des saisons invariablement fixées : il est probable que dans ces tems, l’impossibilité de satisfaire ce besoin est accompagnée d’une sensation très-pénible, parce que la fin doit être remplie, ou être manquée en plusieurs individus peut-être pour toujours, puisque l’inclination ne revient qu’avec la saison qui lui est propre.

SECTION X.
De la Beauté.

La passion qui concerne la génération, considérée simplement en elle-même, n’est que lubricité. C’est ce qui parait avec évidence dans les brutes, dont les passions sont moins complexes que les nôtres, et qui poursuivent leurs desseins plus directement que nous. La seule distinction que ces animaux observent entre eux, est celle du sexe. Il est vrai qu’ils s’attachent particulièrement à leur propre espèce, par préférence à toutes les autres. Cependant je ne pense pas que cette préférence naisse d’aucun sentiment de beauté qu’ils trouvent dans leur espèce, comme le suppose M. Addison, mais plutôt d’une loi de quelque autre genre à la quelle ils sont soumis : c’est ce qu’on peut raisonnablement conclure de leur défaut apparent de choix parmi les objets auxquels ils sont réduits par les bornes de l’espèce. Mais l’homme, créé pour des relations plus étendues et plus compliquées, unit à la passion générale l’idée de quelques qualités sociales, qui dirigent et animent cet appétit qu’il a en commun avec tous les autres animaux. N’étant pas destiné.

comme eux à une vie isolée, il convient que quelque chose puisse déterminer sa préférence et fixer son choix, et que ce soit en général quelque qualité sensible, puisqu’il n’en est point d’autre capable de produire un effet si prompt, si puissant, si inévitable. L’objet de cette passion mixte, qu’on appelle amour, est donc la beauté du sexe. Les hommes sont portés vers le sexe en général, parce que c’est le sexe, et par la loi commune de la nature ; mais ils sont attachés en particulier par la beauté personnelle. Je dis que la beauté est une qualité sociale : car lorsque des hommes et des femmes, et non-seulement eux, mais encore d’autres animaux, nous causent par leur présence une sensation de plaisir, (et il y en a beaucoup qui produisent cet effet) ils nous inspirent des sentimens de tendresse et d’affection pour leurs personnes ; nous aimons à les rapprocher de nous, nous entrons volontiers dans une sorte d’intimité avec eux, à moins que de fortes raisons ne nous obligent d’agir différemment. Mais de découvrir la fin pour laquelle cela se passe ainsi, c’est ce qui m’est impossible ; car je ne vois pas de raison pour que l’homme entre plutôt en liaison avec divers animaux formés d’une manière si séduisante, qu’avec quelques autres qui manquent entièrement de cet attrait ou qui le possèdent dans un moindre degré. Il est probable cependant que la providence n’a établi cette distinction que pour la faire concourir à quelque grand dessein ; et s’il nous est impossible de l’apercevoir, c’est que sa sagesse n’est pas notre sagesse, ni nos moyens, ses moyens.


SECTION XI.
De la Société et de la Solitude.

La seconde branche des passions sociales est celle qui s’étend à la société en général. À l’égard de celle-ci, j’observerai que la société, purement comme société, sans le secours favorable d’aucune circonstance particulière, ne nous procure par la jouissance aucun plaisir positif ; tandis que la solitude absolue et entière, c’est-à-dire, l’exclusion totale et perpétuelle de toute société, est une douleur positive aussi grande qu’il soit possible de la concevoir. Il suit donc de là, que dans la même balance, le plaisir de la société générale d’un côté, et la douleur de la solitude absolue de l’autre, la douleur l’emporte sur le plaisir. Mais nous avons vu que le plaisir de toute jouissance particulière que peut offrir la société, agit plus fortement sur notre ame que l’inquiétude causée par l’absence de cette jouissance particulière ; ainsi les plus fortes sensations relatives aux habitudes de la société particulière sont des sensations de plaisir. La bonne compagnie, les conversations animées, les épanchemens de l’amitié, remplissent l’ame d’un grand plaisir ; mais aussi qui ignore combien a de charmes une solitude momentanée ? Cela pourrait prouver que nous sommes des créatures destinées à la vie contemplative aussi bien qu’à la vie active, puisque la solitude a ses plaisirs aussi bien que la société ; tandis que la première observation fait voir qu’une solitude absolue est en opposition avec l’objet de notre existence, puisque la mort même réveille en nous une idée à peine plus terrible.


SECTION XII.
De la Sympathie, de limitation et de l’Ambition.

Les passions qui appartiennent à la société sont d’un genre extrêmement compliqué, elles ramifient dans une variété de formes analogues à cette variété de fins auxquelles elles doivent concourir dans la grande chaîne de la société. Les trois principaux anneaux de cette chaîne sont la sympathie, l’imitation et l’ambition.


SECTION XIII.
La Sympathie.

C’est par la première de ces passions que nous entrons dans les intérêts de nos semblables ; que nous sommes émus comme ils sont émus ; que nous ne pouvons rester spectateurs indifférens ni de leurs actions ni de leurs souffrances. On doit considérer la sympathie comme une espèce de substitution, au moyen de la quelle nous sommes mis à la place d’un autre homme, et recevons, à bien des égards, les mêmes sensations qu’il éprouve : ainsi donc cette passion peut participer de la nature de celles qui concernent la conservation individuelle, et, en procédant de la douleur, devenir une source du sublime. Elle peut s’allier aussi à des idées de plaisir… et alors, tout ce qu’on a dit des affections sociales, soit qu’elles se rapportent à la société en général, ou seulement à quelqu’un de ses modes particuliers, peut trouver ici son application. C’est d’après ce principe que la poésie, la peinture, et les autres arts susceptibles d’émouvoir transmettent les passions d’une ame à l’autre, et souvent font naître le délice du malheur, de la misère, et de la mort même. On a souvent observé que des objets faits pour révolter dans la réalité, deviennent, dans la tragédie et autres fictions pareilles, une source abondante de plaisirs délicats. Cela, pris comme un fait, a été le sujet de bien des raisonnemens. On attribue ordinairement le plaisir que nous prenons à la représentation d’un drame terrible, d’abord à l’idée consolante qui nous avertit que ce n’est qu’une pure fiction, et ensuite, au retour que nous faisons sur nous-mêmes en pensant que nous sommes à l’abri de tant de calamités. Dans les recherches de cette nature, il est une manière de procéder fort ordinaire, et peut-être sujète à erreur ; c’est de rapporter la cause de certaines sensations qui proviennent simplement du mécanisme de nos organes, ou de la manière d’être et du caractère de notre ame, aux conclusions de certains raisonnemens que nous faisons, suppose-t-on, sur les objets qui nous sont présentés. Quant à moi, il me semble que la raison, comme cause de nos passions, n’étend pas son influence à beaucoup près si loin qu’on le croit communément.


SECTION XIV.
Effets de la Sympathie dans les malheurs de nos semblables.

Pour mieux nous rendre raison des effets de la tragédie, interrogeons-nous auparavant sur les sensations qu’excitent en nous les calamités réelles de nos semblables. Je suis convaincu que les infortunes et les souffrances réelles d’autrui nous donnent dans un très-haut degré ce délice dont nous avons déjà parlé : car, que la sensation soit ce qu’on voudra en apparence, si elle ne nous porte pas à fuir certains objets, si elle nous sollicite au contraire à en approcher, si elle nous y attache, dans ce cas je conçois que nous devons sentir un délice, ou un plaisir d’une espèce ou d’autre, à contempler des objets de ce genre. Ne lisons-nous pas les récits authentiques des scènes les plus désastreuses avec autant de plaisir que les romans et les poèmes dont la fiction a créé tous les incidens. La prospérité d’aucun empire, la grandeur d’aucun roi ne sauraient, à la lecture, agiter nos esprits de ces émotions touchantes et agréables dont ils sont remplis en contemplant la chute du royaume de Macédoine et les revers de son prince infortuné. Une telle catastrophe nous touche autant dans l’histoire, que la destruction de Troie dans la fable. Dans ces circonstances, notre délice s’accroît encore si la victime est un homme vertueux, accablé par une fortune injuste. Scipion et Caton sont deux personnages célèbres par leurs vertus ; mais nous nous intéressons davantage à la mort violente de l’un, et à la perte de la grande cause qu’il défendait, qu’aux triomphes mérités et à la prospérité constante de l’autre ; car la passion de la terreur produit toujours le délice quand elle ne presse pas de trop près ; et celle de la pitié est toujours accompagnée de plaisir, parce qu’elle prend sa source dans l’amour et l’affection sociale. Toutes les fois que la nature nous destine à quelque dessein actif, la passion qui nous y anime est suivie du délice, ou d’un plaisir de quelque genre, peu importe quelqu’en soit le sujet. Comme le créateur a voulu que nous fussions unis du nœud de la sympathie, il a affermi ce nœud par un délice proportionné ; il semble même que ce délice augmente là où la sympathie est plus nécessaire, c’est-à-dire, dans les malheurs de nos semblables. Si cette passion était simplement douloureuse, nous mettrions le plus grand soin à fuir les lieux et les personnes qui pour raient l’exciter ; comme le font effectivement quelques amans du repos, tellement livrés à l’indolence, qu’ils ne sauraient supporter une forte impression. Mais il s’en faut de beaucoup que la plus grande partie du genre humain se conduise ainsi : de tous les spectacles, une calamité extraordinaire et rigoureuse est celui auquel nous courons avec le plus d’avidité : soit que la scène se passe sous nos yeux, soit que l’histoire nous la rende présente, notre ame ne peut en être témoin sans éprouver un sentiment de délice, Je ne dis pas que ce délice soit pur, mais comme fondu dans un grand trouble. Le délice que nous procurent les scènes de misère nous empêche de les fuir ; et la douleur qu’elles nous causent, nous inspire de nous soulager nous-mêmes en soulageant ceux qui souffrent ; et tout cela se fait par une sorte d’inspiration qui devance tout raisonnement, par un instinct qui nous conduit à ses desseins sans le concours de notre volonté.

SECTION XV.
Des effets de la Tragédie.

C’est ce qui a lieu dans les infortunes réelles. Dans celles que nous présente la fiction, il n’y a de différence que le plaisir résultant des effets de l’imitation : car elle n’est jamais si parfaite que nous ne puissions pas appercevoir qu’elle n’est qu’une imitation, et sur ce principe elle nous donne une certaine satisfaction. Du moins est-il certain qu’en quelques occasions nous recevons autant ou plus de plaisir de cette source que de la chose elle-même. Mais qu’on ne se méprenne pas sur ma pensée : je suis persuadé qu’on se tromperait beaucoup en rapportant une grande part du plaisir que nous donne la tragédie à la considération que la tragédie est une imposture, et que ce qu’elle représente est dépourvu de toute réalité. Plus elle approche de cette réalité, et éloigne de nous toute idée de fiction, plus son pouvoir est parfait. Mais de quelque genre que soit ce pouvoir, il n’atteindra jamais l’effet que produirait dans la réalité l’action imitée. Qu’on choisisse un jour pour représenter la plus sublime et la plus touchante de nos tragédies ; que les rôles soient distribués aux acteurs les plus agréables au public ; que rien ne soit épargné pour l’embellissement de la scène et la pompe des décorations ; qu’on réunisse les plus grands efforts de la poésie, de la peinture et de la musique, et quand la salle sera remplie de spectateurs, au moment que leurs ames seront comme suspendues dans l’attente, qu’on vienne annoncer qu’un criminel d’état du premier rang est sur le point d’être exécuté dans la place voisine ; à l’instant la solitude de la salle prouvera la faiblesse comparative des arts d’imitation, et attestera la puissance irrésistible de la sympathie réelle. Je crois que cette opinion, que la réalité donne une sensation de simple douleur, quoique la représentation en donne une de délice, provient de ce que nous ne distinguons pas assez la chose que nous ne voudrions pas faire, de celle que nous serions avides de voir, si une fois elle était faite. Nous jouissons à voir des choses que, bien loin de les occasionner, nous voudrions sincèrement empêcher. Je prendrai, pour exemple cette noble capitale, l’orgueil de l’Angleterre et de l’Europe : je ne pense pas qu’il existe un homme assez scélérat pour désirer qu’elle fût dévorée par un incendie, ou renversée par un tremblement de terre, quoiqu’assuré d’être lui-même à l’abri de tout danger. Mais supposons ce funeste accident arrivé, quelle foule accourrait de toutes parts pour contempler ses ruines, et dans le nombre, combien ne s’en trouverait-il pas qui jamais n’auraient conçu le désir de voir Londres dans sa gloire ! Il n’est pas moins faux que le délice que nous sentons à la vue d’un malheur réel ou fictif, naisse du sentiment de notre sécurité ; je n’aperçois rien de semblable dans mon ame. Cette méprise me paraît venir d’un sophisme qui nous jette fréquemment dans l’erreur ; il consiste en ce que nous n’établissons aucune distinction entre ce qui est une condition nécessaire pour que nous fassions ou souffrions quelque chose en général, et ce qui est la cause de quelque acte particulier. Si un homme me tue d’un coup d’épée, c’est une condition nécessaire à cela que nous ayons tous deux été en vie avant le fait ; et cependant il serait absurde de dire que notre existence est la cause de son crime et de ma mort. Ainsi il est certain que ma vie doit nécessairement être hors de tout péril imminent pour que je puisse trouver un délice dans les souffrances réelles ou imaginaires de mes semblables, où réellement dans toute autre chose, de quelque cause qu’elle procède. Mais conclure de-là que ma sécurité est, dans toutes les occasions possibles, la cause de mon délice, c’est un très-grossier sophisme. Je ne crois pas que personne puisse apercevoir dans son ame une telle cause de plaisir ; au contraire, lorsque nous ne ressentons pas de douleurs très-aigues, que notre vie n’est pas menacée d’un péril prochain, nous pouvons compâtir aux maux d’autrui, quoique nous souffrions nous-mêmes ; et souvent la sympathie nous émeut d’autant plus profondément que nous sommes attendris par l’affliction : nous voyons même avec pitié des malheurs que nous accepterions en échange des nôtres.


SECTION XVI.
De l’Imitation.

La seconde passion relative à la société, c’est l’imitation, ou, si l’on veut, un désir d’imiter, et par là un plaisir. Cette passion procède presque de la même cause que la sympathie ; car, comme la sympathie nous fait prendre intérêt à tout ce que les hommes sentent, cette affection nous porte à copier tout ce qu’ils font ; par conséquent nous avons un plaisir en imitant, et en tout ce qui appartient à l’imitation, considérée purement en elle-même, sans aucune intervention de la faculté raisonnable, mais seulement d’après notre constitution naturelle, que la providence a formée de manière à ce que nous trouvions soit plaisir soit délice, selon la nature de l’objet, dans tout ce qui concerne les desseins de notre existence. C’est par l’imitation que nous nous instruisons de toutes choses bien mieux que par le précepte ; et les acquisitions que notre esprit fait par cette méthode sont non-seulement plus réelles, mais plus agréables. Par l’imitation se forment nos mœurs, nos opinions et toute notre vie. Elle est un des plus fort liens de la société : c’est une espèce de condescendance mutuelle que tous les hommes ont les uns pour les autres, qui n’en contraint aucun, et qui est extrêmement flatteuse pour tous. C’est encore dans l’imitation que la peinture et plusieurs autres arts d’agrément ont posé une des principales bases de leur pouvoir. Puis donc que par son influence sur nos mœurs et sur nos passions elle est d’une si grande importance, je hasarderai de proposer une règle pour reconnaître, avec un assez grand degré de certitude, le cas où nous devons attribuer le pouvoir des arts à l’imitation, ou au plaisir que nous procure simplement l’habileté de l’imitateur ; et ceux où nous devons le rapporter à la sympathie ou à quelqu’autre cause analogue. Quand l’objet représenté par la poésie ou par la peinture ne nous inspire aucun désir de le voir dans sa réalité, on peut être assuré que son pouvoir en poésie ou en peinture n’est dû qu’au pouvoir de l’imitation, et non à aucune cause qui agisse, dans l’objet même. C’est ce qui a lieu dans la plupart des tableaux de la vie commune. Dans ces ouvrages, une cabane, un tas de fumier, des ustensiles de cuisine les plus petits et les plus communs, sont capables de nous donner du plaisir. Mais lorsque l’objet décrit dans un poème ou peint dans un tableau est tel que nous sentons du regret de ne pas le voir en réalité, quelqu’étrange que soit la sensation qu’il nous cause, il n’est pas douteux que le pouvoir du poème ou du tableau provient plutôt des qualités naturelles de l’objet représenté, que des effets de l’imitation, fût-elle parfaite. Aristote, dans ses poétiques, a parlé avec tant d’étendue et de justesse sur la force de l’imitation, qu’il serait superflu de pousser ce discours plus loin.

SECTION XVII.
De l’Ambition.

Quoique l’imitation soit un des grands instrumens dont la providence se sert pour porter notre nature à sa perfection, cependant si les hommes se livraient entièrement à l’imitation, si chacun se bornait à suivre le cercle tracé par son prédécesseur, il est évident qu’ils ne feraient aucun pas vers la perfectibilité. Les hommes resteraient tels que les brutes, les mêmes aujourd’hui quelles étaient au commencement et quelles seront à la fin du monde. Pour prévenir cette inertie de nos facultés, Dieu a mis dans notre ame un sentiment d’ambition, et cette satisfaction que donne la certitude d’exceller sur ses semblables en quelque chose qu’ils estiment. C’est cette passion qui entraîne les hommes dans toutes les Voies où nous les voyons se signaler, et qui leur rend si agréable tout ce qui excite l’idée de cette distinction. Elle agit avec tant de force, qu’on a vu des hommes très-misérables se consoler par le sentiment même de leur extrême misère ; et il est très-vrai que lorsque nous ne pouvons nous distinguer par quelques qualités excellentes, nous commençons à nous complairez dans des infirmités singulières, des folies rares, ou des défauts remarquables. C’est sur ce principe que la flatterie est si puissante ; car la flatterie n’est autre chose que ce qui fait naitre dans l’esprit d’un homme l’idée d’une préférence qu’il n’a pas. Or, tout ce qui, soit sur de bons ou de mauvais principes, tend à élever l’homme dans sa propre opinion, produit une sorte d’enflure et de triomphe extrêmement agréable à l’esprit humain ; et cette enflure n’est jamais mieux aperçue, elle n’agit jamais avec plus de force, que lorsque, hors de tout danger, nous envisageons des objets terribles, l’ame s’appropriant toujours une partie de la dignité et de l’importance des objets qu’elle contemple. De là vient, comme l’a observé Longin, cet orgueil, ce sentiment de grandeur intérieure dont les passages sublimes des orateurs et des poètes remplissent le lecteur : c’est ce que tout homme doit avoir éprouvé en lisant les ouvrages des grands maîtres.

SECTION XVIII.
Récapitulation.

Résumons tout ce qui a été dit en quelques points distincts : Les passions qui appartiennent à la conservation de soi, naissent de la douleur et du danger ; elles sont simplement douloureuses lorsque leurs causes agissent immédiatement sur nous ; elles produisent le délice lorsque nous avons une idée de douleur et de danger, sans y être actuellement exposés : ce délice, je ne l’ai pas nommé plaisir, parce qu’il s’allie à la douleur, et parce qu’il diffère assez de toute idée de plaisir positif. Tout ce qui excite ce délice, je l’appelle sublime. Les passions qui concernent la conservation individuelle sont les plus puissantes de toutes les passions.

Le second chef auquel nous avons rapporté les passions relativement à leur cause finale, est la société. Il y a deux sortes de société. La première est la société des sexes. Nous appelons amour la passion qui lui est propre, et qui contient un mélange de concupiscence ; son objet est la beauté des femmes. L’autre est cette société générale du genre humain avec tous les autres animaux. La passion qui s’y rapporte reçoit également le nom d’amour ; mais elle est exempte de toute concupiscence, et son objet est la beauté, nom que j’appliquerai à toute qualité capable d’exciter un sentiment d’affection et de tendresse, ou toute autre passion à peu près semblable. La passion de l’amour a sa source dans le plaisir positif ; comme toutes les choses qui naissent du plaisir, elle peut être modifiée par l’inquiétude, ce qui a lieu lorsqu’à l’idée de son objet se joint en même tems l’idée de l’avoir perdu à jamais. Je n’ai point nommé douleur ce sentiment mixte de plaisir, parce qu’il se rattache à un plaisir actuel, et parce qu’il est, dans sa cause et dans la plupart de ses effets, d’une nature tout-à-fait différente.

Après la passion générale que nous avons pour la société, dans laquelle nous sommes déterminés à un choix par le plaisir que nous donne l’objet, la passion particulière, nommée sympathie, qui appartient à cette classe, est celle qui a les rapports les plus étendus. Il est de sa nature de nous mettre à la place d’un autre individu, dans quelque circonstance qu’il se trouve, et de nous communiquer toutes ses affections. De sorte qu’elle peut, selon l’occasion, s’allier à la douleur ou au plaisir ; mais avec les modifications propres à certains cas, dont nous avons parlé dans la section XI. Pour ce qui est de l’imitation et de l’ambition, je crois qu’il est inutile de rien ajouter à ce qu’on en a dit.


SECTION XIX.
Conclusion.

J’ai pensé que pour se préparer à la recherche que nous allons faire dans le discours suivant, il ne pouvait qu’être utile de ranger dans un ordre méthodique quelques-unes de nos principales passions. Celles dont j’ai parlé sont presque les seules qu’il soit nécessaire de considérer dans notre plan actuel ; quoique la variété en soit très-grande, et que chacune à part mérite notre attention. Plus les recherches que nous faisons dans l’esprit humain sont attentives, plus nous découvrons de traces profondes de la sagesse du créateur. Si un discours sur l’usage de nos organes peut être considéré comme un hymne à la divinité, l’examen de l’usage de nos passions, qui sont les organes de l’ame, ne peut être vide de louanges pour elle, ni stérile pour nous de cette alliance noble et rare de la science et de l’admiration, que la contemplation des œuvres de la sagesse infinie peut seule fournir à une ame raisonnable ; tandis que lui rapportant tout ce que nous trouvons de bien, de bon, de beau en nous-mêmes ; découvrant sa force et sa sagesse jusque dans notre faiblesse et notre imperfection, les honorant quand nous les apercevons avec clarté, adorant leur profondeur quand notre esprit y demeure confondu, nous pouvons être curieux sans audace, et élevés sans orgeuil ; nous pouvons être admis, s’il m’est « permis de m’exprimer ainsi, au conseil du Tout-Puissant par la considération de ses œuvres. Le but principal de nos études doit être l’élévation de l’ame ; si elles ne l’atteignent pas, leur utilité est de bien peu de chose. Mais indépendamment de ce grand dessein, un examen de la raison physique de nos passions me semble très-nécessaire pour tous ceux qui veulent les émouvoir d’après des principes sûrs et constans. Il ne suffit pas de les connaître en général : pour les émouvoir d’une manière délicate, ou pour bien juger d’un ouvrage destiné à les émouvoir, il est indispensable que nous connaissions les bornes exactes de leurs différens domaines ; que nous les poursuivions à travers toute la variété de leurs opérations, et que nous pénétrions dans les parties de notre nature les plus secrètes, et qui pourraient même paraître inaccessibles.

Quod latet arcanâ non enarrabile fibrâ.

Un homme peut quelquefois, sans toutes ces recherches, se convaincre lui-même de la vérité de son ouvrage, encore même d’une manière confuse ; mais il ne pourra jamais se faire une règle certaine et déterminée de procéder ; bien moins lui sera-t-il possible de rendre aux yeux des autres ses propositions assez évidentes. Les poètes, les orateurs, les peintres, et ceux qui cultivent quelque branche des arts libéraux, sans le secours de cette connaissance critique, ont très-bien réussi dans leurs genres divers, et réussiront ; comme parmi les ouvriers il y en a qui font et même inventent des machines sans aucune notion exacte des principes aux quels ils obéissent. J’avoue qu’il n’est pas rare d’errer en théorie et d’être habile en pratique ; et nous sommes heureux que cela soit ainsi. On rencontre fréquemment des hommes qui, agissant bien d’après leurs sentimens, en raisonnent fort mal en principe ; mais comme il est impossible de ne pas essayer un raisonnement si important, et pareillement impossible de prévenir qu’il n’ait quelque influence sur la pratique, il mérite certainement que nous prenions quelques peines pour qu’il soit juste, et fondé sur la base d’une expérience confirmée. On aurait pu espérer que, dans ces recherches, les artistes mêmes seraient les guides les plus sûrs ; mais les artistes ont été trop occupés de la pratique : les philosophes ont fait peu de chose, et ce qu’ils ont fait, ils l’ont rapporté à leurs plans et à leurs systèmes : pour ceux qu’on appelle critiques, ils ont cherché la règle des arts là où elle ne pouvait pas se trouver ; ils l’ont cherchée dans les poèmes, dans les tableaux, dans les gravures, dans les statues, dans les édifices : mais l’art ne peut jamais donner les règles qui constituent un art. C’est pour cette raison, du moins je la pense, que les artistes en général, et les poètes en particulier, ont été enchaînés dans un cercle si étroit : ils ont été les imitateurs les uns des autres plutôt que les imitateurs de la nature ; et cela avec une uniformité si fidèle, et jusque dans une antiquité si reculée, qu’il est difficile de dire qui donna le premier modèle. Les critiques les suivent, ils ne peuvent donc pas servir de guides. Le pauvre jugement que je dois porter d’une chose, quand je n’ai, pour la mesurer ; d’autre mesure qu’elle-même ! La véritable règle des arts est dans, le talent de l’artiste : une observation facile des productions les plus communes, quelquefois les plus méprisables de la nature, est souvent un trait de lumière que le génie saisit ; tandis que la plus pénétrante sagacité, l’industrie la plus infatigable qui dédaignera cette observation, nous laissera dans les ténèbres, ou, ce qui est pire, nous amusera et nous égarera par de fausses clartés. Dans une recherche, il ne s’agit que d’être une fois dans le bon chemin. Je suis persuadé que j’ai fort peu avancé nos connaissances par ces observations considérées en elles-mêmes ; et jamais je n’eusse pris la peine de les mettre en ordre, encore moins aurais-je hasardé de les publier, si je n’étais convaincu que rien ne tend plus à la corruption des sciences, que de les laisser dans la stagnation. Ce sont des eaux qui n’ont de vertus qu’après avoir été troublées. Un homme qui pénètre au-delà de la surface des choses, peut s’égarer, mais il indique et fraie un chemin aux autres, et ses erreurs mêmes peuvent être utiles à la cause de la vérité. Dans les parties suivantes, je rechercherai quelles sont les choses qui causent en nous les affections du sublime et du beau, comme dans celle-ci j’ai considéré les affections mêmes. Je ne demande qu’une faveur, c’est qu’on ne juge aucune partie de mon discours en elle-même, et indépendamment du reste ; car je n’ai pas disposé mes matériaux pour soutenir l’épreuve d’une controverse captieuse, mais d’un examen modéré et même indulgent : mon ouvrage n’est pas armé de toutes pièces pour un combat, mais arrangé pour visiter ceux qui font un accueil paisible à la vérité.

Fin de la première partie.
PARTIE II.
Section I.
De la passion causée par le sublime.


La passion causée par le grand et le sublime dans la nature, lorsque ces causes agissent le plus puissamment, est l’étonnement ; et l’étonnement est cet état de l’ame dans lequel tous ses mouvemens sont suspendus par quelque degré d’horreur[11]. Alors l’esprit est si rempli de son objet, qu’il ne peut en admettre un autre, ni par conséquent raisonner sur celui qui l’occupe. De là vient le grand pouvoir du sublime, qui, bien loin de résulter de nos raisonnemens, les anticipe, et nous enlève par une force irrésistible. L’étonnement, comme je l’ai dit, est l’effet du sublime dans son plus haut degré ; les effets inférieurs sont l’admiration, la vénération et le respect.


SECTION II.
La Terreur.

Aucune passion ne dépouille l’esprit de toutes ses facultés d’agir et de raisonner aussi efficacement que la crainte[12] ; car la crainte étant une appréhension de douleur ou de mort, agit comme douleur effective. Par conséquent, tout ce qui est terrible à l’égard de la vue, est sublime aussi, soit que cette cause de terreur s’unisse à la grandeur de dimension, ou non ; car il est impossible de regarder comme frivole ou méprisable une chose qui peut être dangereuse. Il y a quantité d’animaux qui n’étant pas à beaucoup près d’une grande taille, sont néanmoins capables d’exciter des idées du sublime, parce qu’on les considère comme des objets de terreur ; tels sont les serpens et presque toutes les espèces de bêtes venimeuses, Si aux objets doués de grandes dimensions nous attachons une idée accessoire de terreur, ils deviennent incomparablement plus grands. Une plaine très-unie et d’une vaste étendue n’est pas assurément une petite idée ; la perspective de cette plaine peut s’étendre aussi loin que la perspective de l’Océan : mais remplira-t-elle jamais l’esprit de quelque chose d’aussi grand que l’Océan même ? Ce dernier effet appartient à diverses causes, mais principalement à la grande terreur qu’inspire l’Océan. Il est certain que la terreur, dans tous les cas possibles, est plus ou moins distinctement le principe fondamental du sublime. Diverses langues fournissent de fortes preuves de l’affinité de ces idées. On y voit fréquemment le même mot employé à signifier indifféremment les modes de l’étonnement ou de l’admiration, et ceux de la terreur. Θάμϐοϛ signifie, en grec, crainte ou surprise ; δεινός, terrible ou respectable ; αἰδεω, révérer ou craindre. Vereor est en latin ce qu’est αἰδεω en grec. Les Romains se servaient du verbe stupeo, qui marque avec énergie l’état d’un homme frappé d’étonnement, pour exprimer l’effet ou de la simple crainte ou de l’étonnement. Le mot attonitus (foudroyé) confirme également l’alliance de ces idées : et étonnement en français, astonishment[13] et amazement[14] en anglais, ne montrent-ils pas aussi clairement l’affinité des émotions qui accompagnent la crainte et la surprise ? Je ne doute pas que ceux qui ont une connaissance plus générale des langues, ne pussent produire quantité d’autres exemples aussi frappans.


SECTION III.
L’obscurité.

Pour rendre une chose très-terrible, l’obscurité semble généralement nécessaire. Lorsque nous connaissons toute l’étendue d’un danger, lorsque nos yeux peuvent s’y accoutumer, une grande partie de la crainte s’évanouit. Pour s’en, convaincre, que l’on considère combien la nuit augmente notre frayeur dans tous les cas de danger, et quelle forte impression les notions des fantômes et des démons, dont personne ne peut se former des idées claires, font sur les esprits qui ajoutent foi aux contes populaires concernant ces sortes d’êtres. Dans le gouvernemens despotiques, fondés sur les passions des hommes et principalement sur la passion de la crainte, le chef est presque toujours invisible aux yeux du peuple. La religion, en plusieurs circonstances, a mis en usage la même politique. Presque tous les temples payens étaient sombres. De nos jours même, dans les temples barbares des Américains, l’idole est renfermée dans un coin obscur de la hutte consacrée à son culte. C’est dans des vues semblables que les druides célébraient leurs cérémonies au sein des forêts les plus ténébreuses. De tous les poètes, Milton me semble être celui qui a le mieux entendu le secret d’agrandir les choses terribles, de les placer dans leur jour le plus frappant, si l’expression est permise, par la force d’une judicieuse obscurité. Sa description de la mort, dans le second livre du Paradis perdu, est admirablement conçue ; il est étonnant avec quelle pompe sombre, avec quelle expressive, quelle énergique incertitude de coups et de couleurs, il achève le portrait du roi des terreurs :

« L’autre figure, si l’on peut nommer figure ce qui n’avait aucune forme distincte en ses membres, en ses jointures et dans son ensemble ; ou qu’on puisse appeler substance ce qui ressemblait à une ombre, était noire comme la nuit, féroce comme dix furies, terrible comme l’enfer ; elle agitait un dard meurtrier et ce qui semblait sa tête était surmonté d’une espèce de couronne royale[15] ».

Dans cette description tout est sombre, incertain, confus, terrible, et sublime au plus haut degré.

SECTION IV.
De la différence entre la clarté et l’obscurité par rapport aux passions.

Exprimer une idée avec clarté, et la rendre d’une manière propre à toucher l’imagination, sont deux choses absolument différentes. Si je dessine un palais, un temple, un paysage, je présente une idée très-claire de ces différens objets ; mais mon tableau ( déduisant l’effet de l’imitation, qui est quelque chose) peut tout au plus affecter l’esprit du spectateur comme l’auraient affecté le palais, le temple ou le paysage dans leur réalité. D’une autre part, la description verbale la plus précise et la plus animée que je puisse faire, ne donnera de ces objets qu’une idée très-confuse et très-imparfaite ; mais il est en mon pouvoir d’exciter une plus forte émotion par la description, que je ne pourrais le faire par le plus excellent tableau. C’est ce que prouve une expérience constante. Il n’est pas de voie plus propre à transmettre les affections d’une ame à l’autre, que celle des mots : tous les autres moyens de communication sont de beaucoup insuffisans. Il s’en faut tant que la clarté des images soit absolument nécessaire pour émouvoir les passions, qu’elles peuvent être excitées à un très-haut degré sans le secours d’aucune image, mais seulement par certains sons adaptés à ce dessein : les effets reconnus et si puissans de la musique instrumentale en sont une preuve évidente. Dans la réalité, une grande clarté seconde fort peu le mouvement des passions, étant en quelque sorte ennemie de tout enthousiasme.


SECTION (IV.)
Suite du même sujet.

Deux vers de l’art poétique d’Horace semblent contredire mon opinion ; c’est pourquoi je m’attacherai un peu plus à l’éclaircir. Voici ces vers :

Segnius irritant animos demissa per aures,
Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus.

Là-dessus l’abbé Dubos fonde une critique dans laquelle il donne à la peinture la préférence sûr la poésie, en ce qui concerne l’excitation des passions ; et le principal motif de cette préférence est, que la peinture présente les idées avec plus de clarté. Je crois que cet excellent juge a été entraîné dans cette méprise ( si c’est une méprise) par son système, auquel il trouvait son opinion plus conforme qu’elle ne l’est à l’expérience. Je connais diverses personnes qui aiment et admirent la peinture, et cependant qui regardent les objets de leur admiration dans cet art avec assez de froideur, en comparaison de cette chaleur dont ils sont animés à la lecture de quelques beaux morceaux de poésie ou d’éloquence. Je ne me suis jamais aperçu que la peinture eût une grande influence sur les passions de la classe commune. Il est vrai que les meilleurs tableaux, ainsi que les plus beaux poèmes, sont peu compris de gens continuellement employés à des travaux grossiers : mais ce qu’il y a de très-certain, c’est que leurs passions s’éveillent, s’enflamment à la voix d’un prédicateur fanatique, aux balades de Chevychase, au roman des Enfans dans le bois, et à d’autres petits poèmes et contes populaires qui ont cours dans cette classe. Je ne connais aucune peinture, bonne ou mauvaise, qui produise le même effet : ainsi la poésie, avec toute son obscurité, exerce un empire plus général et en même tems plus puissant que l’art de la peinture. Et je pense qu’on peut découvrir dans la nature la raison pour quoi une idée obscure, convenablement exprimée, est plus puissante sur l’ame qu’une idée elaire. C’est notre ignorance des choses qui cause notre admiration, et qui surtout excite nos passions. La connaissance et l’habitude font que les causes les plus frappantes ne touchent que légèrement. C’est ainsi chez le vulgaire ; et tous les hommes sont du vulgaire pour ce qu’ils n’entendent point. Les idées de l’éternité et de l’infinité sont dé celles qui nous affectent le plus profondément ; et il n’est rien peut-être que nous comprenions moins que l’infinité et l’éternité. Il serait difficile de trouver une description plus sublime que celle où Milton trace le portrait de Satan avec une dignité si convenable au sujet.

« Par sa stature et son maintien orgueilleux, il s’élevait comme une tour au-dessus du reste des rebelles ; sa forme n’avait pas perdu tout l’éclat de son origine ; il ne paraissait pas moins qu’un archange déchu ; sa gloire immense n’était qu’obscurcie : tel que le soleil naissant lorsque ses rayons s’éteignent au sein des vapeurs du matin ; ou quand, dans une éclipse effrayante, il voile la moitié des nations d’un crépuscule désastreux, et, avec le présage de leur chute, porte au cœur des monarques l’épouvante [16] ».

Ce portrait est plein de noblesse ; et en quoi consiste-t-il ce portrait poétique ? dans les images d’une tour, d’un archange, du soleil qui se lève au sein des nuages ; et dans une éclipse, la ruine des monarques, les révolutions des empires. L’âme est précipitée hors d’elle-même par une foule de grandes et confuse images, qui frappent parce qu’elles sont pressées et confuses ; car, séparez-les, et vous détruisez la grandeur ; réunissez-les, et vous perdez infailliblement la clarté. Les images que crée la poésie sont toujours de ce genre obscur ; quoique, en général, les effets de la poésie ne doivent nullement être attribués à ces images : opinion que nous examinerons dans un autre lieu [17]. Mais la peinture, après en avoir déduit le plaisir de l’imitation, ne peut que nous toucher simplement par les images qu’elle présente ; et dans cet art même, une judicieuse obscurité répandue sur quelques parties du tableau, contribue à son effet ; parce que les images de la peinture sont exactement semblables à celles de la nature ; et, dans la nature, les images sombres, confuses, incertaines, ont plus de pouvoir sur l’imagination pour former les grandes passions, que n’en ont celles qui sont plus claires et plus déterminées. Mais où et quand cette observation peut être appliquée à la pratique, et jusqu’à quel point on doit l’étendre, c’est ce que la nature du sujet et l’occasion indiqueront mieux que toutes les règles qu’on pourrait établir.

Je sais que cette idée a trouvé des contradicteurs, et que bien des gens la rejetteront encore. Mais que l’on considère qu’une chose peut difficilement imprimer dans l’esprit toute sa grandeur, si elle ne se rapproche en quelque sorte de l’infinité ; ce qu’aucun objet ne saurait faire dès qu’on en aperçoit les bornes. Or, de voir distinctement un objet, et de découvrir ses bornes, c’est une seule et même chose. Une idée claire ne signifie donc rien autre qu’une petite idée. Il y a dans le livre de Job un pas sage du plus grand sublime ; et c’est principalement la terrible incertitude de la chose décrite qui produit cette sublimité : Livré aux pensées qui naissent des visions de la nuit, alors que les hommes sont ensevelis dans un sommeil profond, j’ai été saisi d’une crainte inconnue ; j’ai frissonné ; mes os se sont ébranlés. Alors un esprit a glissé sur mon visage. J’ai senti mes cheveux se dresser. Il s’est arrêté, mais je n’ai pu discerner sa forme ; une image était devant mes yeux ; le silence régnait, et j’ai entendu une voix s’écrier ; Un mortel sera-t-il plus juste que Dieu ? D’abord nous sommes préparés à la vision de la manière la plus solennelle : une muette épouvante nous saisit avant de connaître la cause de notre émotion : mais qu’est-elle cette grande cause de terreur quand elle vient à paraître ? N’est-elle pas enveloppée dans l’ombre de ses incompréhensibles ténèbres, plus imposante, plus frappante, plus terrible que ne pourraient la rendre la description la plus vive, le tableau le plus exact et le plus net ? Je crois que les peintres ont manqué leur but toutes les fois qu’ils ont voulu, au moyen de leur art, rendre sensibles certaines idées bizarres mais terribles par leur nature ; il est du moins très-certain que je n’ai jamais tu de tableau de l’enfer, sans m’imaginer au premier coup d’œil que ce n’était qu’un burlesque badinage de l’artiste. Plusieurs peintres ont traité des sujets de ce genre, dans la vue de rassembler dans un même cadre tous les horribles fantômes que pourrait inventer leur imagination ; mais tous les tableaux de la tentation de St.-Antoine que j’ai vus, loin de produire en moi une sensation sérieuse, ne m’ont paru que des conceptions ridicules et extravagantes à l’excès. La poésie est très-heureuse dans les sujets de ce genre. Ses apparitions, ses chimères, ses harpies, ses figures allégoriques sont grandes et touchantes ; et quoique la renommée de Virgile et la discorde d’Homère soient des figures obscures, cependant elles frappent par leur noblesse et leur magnificence. Le pinceau pourrait exprimer ces figures avec plus de clarté, mais je crains fort qu’il ne les rendit ridicules.

SECTION V.
La puissance.

Si nous exceptons les objets qui suscitent directement l’idée du danger, et ceux qui produisent un semblable effet par une cause mécanique, je ne connais rien de sublime qui ne soit une modification de la puissance. Cette branche procède aussi naturellement que les deux autres, de la terreur, source commune de tout sublime. Au premier coup d’œil, l’idée de la puissance semble être de la classe de ces idées indifférentes qui peuvent également appartenir à la douleur ou au plaisir. Mais, dans la réalité, l’affection qui naît de l’idée d’un vaste pouvoir, est extrêmement éloignée de ce caractère de neutralité. D’abord, souvenons-nous [18] que l’idée de la douleur portée à son plus haut degré, agit avec plus de force que l’idée du plaisir au même degré, et qu’elle conserve la même supériorité dans toutes les gradations subordonnées. Par-là il arrive qu’à chances égales pour des degrés égaux de souffrance et de jouissanee, l’idée de la souffrance doit toujours l’emporter. En effet, les idées de la douleur, et surtout celles de la mort, affectent si profondément, qu’il est impossible d’être parfaitement libre de terreur, tant qu’on est en présence de tout ce qu’on suppose avoir la puissance d’infliger l’une ou l’autre. De plus, nous savons par expérience qu’aucun grand effort de puissance n’est nécessaire pour nous faire goûter le plaisir ; qu’au contraire, cet effort diminuerait beaucoup notre satisfaction ; car le plaisir, enfant de la volonté, veut être dérobé, et non imposé par contrainte ; aussi nous est-il généralement communiqué par des objets d’une force très-inférieure à la nôtre. Mais la douleur est toujours l’effet d’une puissance supérieure sous certains rapports, parce que jamais nous ne nous soumettons volontairement à la douleur. Ainsi la force, la violence, la douleur et la terreur sont des idées qui attaquent l’ame en même tems. À l’aspect d’un homme d’une force extraordinaire, ou de tout autre animal puissant, quel sentiment devance en vous la réflexion ? Est-ce que cette force vous procurera quelque commodité, quelque plaisir, enfin un avantage quel conque ? Non : l’émotion que vous éprouvez est la crainte que cette force énorme ne s’exerce à vous [19] dépouiller ou à vous détruire. On n’aura aucun doute que la puissance ne tire toute sa sublimité de la terreur, dont elle est généralement accompagnée, si l’on considère quel est son effet dans le petit nombre de cas où il est possible de séparer la faculté de nuire de l’idée d’une force considérable. Alors vous la dépouillez de tout ce qu’elle a de sublime, et aussitôt elle devient méprisable. Le bœuf est doué d’une grande force ; mais c’est une créature innocente, extrêmement utile, et nullement dangereuse : pour cette raison-là l’idée d’un bœuf n’a rien de grand. Le taureau est vigoureux ; mais sa force est d’un autre genre : souvent destructive, elle est rarement de quelque utilité, du moins parmi nous ; aussi l’idée d’un taureau est-elle grande, aussi ne l’exclut-on pas des descriptions sublimes et des nobles comparaisons. Considérons un autre animal dans deux points de vue bien différens où nous le voyons communément. Le cheval, comme animal utile, propre à la charrue, à la main, au trait en un mot, sous tous les rapports d’utilité, le cheval n’a rien de sublime. Mais est-ce ainsi que se présente à notre esprit l’animal qui, par le mouvement de ses narines, inspire la terreur ; dont le frémissement est semblable au tonnerre ; qui, bouillant d’ardeur et de rage, frappe la terre et l’enfonce ; qui s’élance au premier signal de la trompette, et se précipite au devant des hommes armés ? Dans cette description le cheval perd entièrement son caractère d’utilité, et l’on voit éclater ensemble le terrible et le sublime. Nous sommes sans cesse entourés d’animaux dont la force, quoique considérable, n’est pas pernicieuse. Ce n’est point parmi eux que nous devons chercher le sublime ; il nous assaille dans les forêts profondes, au milieu des déserts, sous la forme du lion, du tigre, de la panthère, du rhinocéros. Quand la force n’est qu’utile, quand elle est employée pour notre avantage ou pour notre plaisir, elle ne saurait être sublime ; car aucun objet n’agit d’une manière agréable pour nous, sans agir conformément à notre volonté ; mais pour agir en conformité de notre volonté, il doit nécessairement nous être soumis ; il ne peut donc être la cause d’une conception grande et puissante. Job nous a laissé une description de l’âne sauvage, qu’il a su rendre sublime en montrant cet animal dans la pleine jouissance de sa liberté, et défiant le pouvoir des hommes : Je ne crois pas que sous tout autre rapport une telle description eût été susceptible de fort nobles images. Qui a brisé (dit-il) les entraves de l’âne sauvage, de cet animal qui ne craint pas la voix d’un maître, qui méprise la multitude des cités ; auquel j’ai donné le désert pour demeure, et la chaîne des monts pour pâturage ? La description du rhinocéros et celle du léviathan, qu’on trouve dans le même livre, sont remplies de traits d’une égale force : Le rhinocéros se soumettra-t-il à ton empire ? pourras-tu l’attacher au joug pour tracer tes sillons ? te confieras-tu à sa force, parce que sa force est grande ?… Arracheras-tu le léviathan d l’abîme avec un hameçon ? fera-t-il un pacte avec toi ? le rendras-tu ton, esclave ? toi-même, ne tomberas-tu pas d’épouvante à sa vue ? Enfin, en quelque endroit que nous trouvions la force, de quelque manière que nous envisagions la puissance, nous verrons toujours le sublime marcher à côté de la terreur, et le mépris attaché à la force soumise et hors d’état de nuire. Plusieurs espèces de chiens possèdent un assez grand degré de force et de vitesse, et d’autres qualités précieuses, qu’ils exercent pour notre utilité ou notre plaisir. De tous les animaux, il n’en est pas de plus sociables, de plus affectionnés, de plus aimables ; mais l’amour approche beaucoup plus du mépris qu’on ne l’imagine communément : aussi voyons-nous qu’on emprunte des chiens la dénomination la plus injurieuse ; et cette dénomination est, dans toutes les langues, l’expression du dernier mépris[20]. Le loup n’est pas supérieur en force à plusieurs espèces de chiens ; cependant, à cause de l’indomptable férocité de cet animal, on n’en conçoit pas une idée de mépris, et la poésie l’admet dans ses descriptions et dans ses similitudes les plus nobles. C’est ainsi que la force, en tant que puissance naturelle, agit sur notre ame. Il est un second genre de puissance qui procède des institutions des hommes, c’est celle des chefs et des rois ; elle a la même liaison avec la terreur. Souvent, en s’adressant aux souverains, on leur donne le titre de redoutable majesté. On peut même observer que les jeunes gens peu instruits des usages du monde, et qui n’ont pas coutume d’approcher les hommes, revêtus du pouvoir, sont, en leur présence, si frappés de crainte, que toutes leurs facultés en semblent suspendues. Lorsque je préparais mon siège dans la rue (dit Job) les jeunes gens me voyaient et couraient se cacher. Cette timidite à l’égard de la puissance est réellement si naturelle, elle est tellement inhérente à notre constitution, que la plupart des hommes ne parviennent à la vaincre qu’en se jetant dans les affaires du grand monde, et en faisant une grande violence à leur caractère. Je sais que certaines gens pensent que l’idée de la puissance n’est accompagnée d’aucune crainte, d’aucun degré de terreur : ils ont même été jusqu’à avancer qu’on peut s’arrêter sur l’idée de Dieu sans éprouver aucune émotion de cette espèce. Lorsque j’envisageai ce sujet pour la première fois, j’évitai à dessein d’étayer un raisonnement aussi frivole que celui-ci, des exemple qu’on peut tirer de l’idée d’un être si grand et si redoutable. Cependant cette idée m’avait souvent frappé, non comme opposée, mais comme conforme à mes opinions sur cette matière. Je tacherai d’écarter toute présomption de mes discours, quoique j’avoue qu’il est presque impossible à un mortel de parler sur un tel sujet d’une manière strictement convenable. Et je dis, que lorsque nous considérons la divinité simplement comme un objet de l’entendement, dont l’idée se compose de puissance, de sagesse, de justice, de bonté, qualités qui s’étendent bien au-delà des bornes.

de notre conception ; lorsque, dis-je, nous envisageons la divinité sous ce jour épuré et abstrait, l’imagination et les passions sont peu ou point affectées. Mais comme, par la con dition de notre nature, nous sommes obligés e nous élever à ces idées pures et intellectuelles par l’échelle des images sensibles, et de juger de ces qualités divines par leurs actes ; et leurs effets évidens, il est extrêmement difficile de démêler l’idée que nous avons de la cause, d’avec l’effet qui nous la fait connaître. Ainsi, en contemplant la divinité, notre esprit reçoit tout à la fois ses attributs et leur opération réunis, qui forment une espèce d’image sensible, et sont par-là capable d’émouvoir l’imagination. Or, quoique à se faire une idée juste de la divinité, aucun de ses attributs ne soit peut-être prédominant, notre imagination est cependant plus frappée de « a puissance que d’aucun autre. Il nous faut faire quelques réflexions, quelques comparaisons, pour nous convaincre de sa sagesse, de sa justice et de sa bonté il nous suffit d’ouvrir les yeux, pour sentir son immense pouvoir. Mais tandis que nous contemplons un objet si vaste, pour ainsi dire, sous le bras du pouvoir tout-puissant, et environnés de son immensité, nous nous resserrons dans la petitesse de notre nature, et sommes comme anéantis devant lui. Et quoique nos craintes dussent s’évanouir en considérant ses autres attributs, cependant ni la conviction de la justice avec laquelle cette puissance est exercée, ni la miséricorde qui tempère cette justice, ne peuvent entièrement dissiper la terreur que cause nécessairement une force que rien ne peut arrêter, Si nous nous réjouis sons, nous nous réjouissons en tremblant ; et même en recevant des bienfaits, nous ne pouvons nous défendre de frissonner d’une puissance qui confère des bienfaits d’une si haute importance. Le prophète David, lorsqu’il contemple les merveilles de sagesse et de puissance déployées dans l’économie animale de l’homme, semble pénétré d’une divine horreur, et il s’écrie : Suis-je formé d’une manière terrible et merveilleuse ! On trouve un sentiment de la même nature dans un poète payen : Horace regarde comme le dernier effort de la fermeté philosophique, de contempler sans étonnement et sans terreur, l’immense et glorieuse fabrique de l’univers.

Hune solem, et stellas, et decedentia certis
Tempora momentis, sunt qui fonuidine nulla
Imbuti spectant.

On ne peut soupçonner Lucrèce de s’être livré à des terreurs superstitieuses : cependant lors que le poète feint que tout le mécanisme de la nature lui est dévoilé par le maître de sa philosophie, son transport à ce magnifique spectacle, qu’il a décoré des couleurs d’une poésie vive et hardie, est enveloppé d’une ombre de crainte et d’horreur.

His tibi me rebus quædam divina voluptas,
Percipit, atque horror, quod sic natura tua vi
Tam manifesta patet ex omni parte retecta.

Mais l’écriture seule peut fournir des idées proportionnées à la majesté de ce sujet. Dans l’écriture, toutes les fois que Dieu se montre ou parle aux hommes, tout ce que la nature a de terrible est appelé pour ajouter à la crainte et à la solennité de la présence divine. Les pseaumes et les livres prophétiques en fournissent des exemples nombreux : La terre s’ébranla, (dit le psalmiste,) les deux s’abaissèrent à la présence du Seigneur. Une chose digne de remarque, c’est que la peinture conserve à l’Éternel le même caractère, non-seulement lorsqu’il est supposé descendre pour punir les méchans, mais encore quand il exerce la même plénitude de puissance dans les actes de sa bonté envers les hommes. Tremble, terre ! à la présence du Seigneur, à la présence du Dieu de Jacob, qui changea le rocher en fontaine ! On n’en finirait pas si l’on voulait rapporter tous les passages des écrivains, soit sacrés, soit profanes, qui établissent l’universel sentiment des hommes concernant l’union inséparable d’une respectueuse et sainte terreur avec les idées de la divinité. De là cette maxime commune : primos in orbe deos fecit timor ; maxime que je crois fausse par rapport à l’origine de la religion. Le philosophe qui la conçut vit l’inséparable liaison de ces idées, sans considérer que la notion de quelque grande puissance doit toujours précéder la crainte que nous en avons. Mais la crainte doit nécessairement accompagner l’idée de cette puissance, dès qu’une fois cette idée est excitée en nous. C’est sur ce principe que la vraie religion a et doit avoir un si grand mélange de crainte salutaire ; et que les fausses religions n’ont, en général, d’autre appui que la crainte. Avant que la religion chrétienne eût, pour ainsi dire, humanisé l’idée de la divinité, et l’eût en quelque façon rapprochée de nous, on avait à peine parlé de l’amour divin. Les sectateurs de Platon en ont dit quelque chose, mais seulement quelque

chose ; les autres écrivains de l’antiquité payenne, poètes ou philosophes, rien du tout. Et ceux qui voudront observer avec quelle application infinie, par quel mépris des choses périssables, à travers quelles longues habitudes de piété et de contemplation, un homme s’élève à la dévotion sincère, au parfait amour divin, ceux-là s’apercevront aisément que cet amour n’est ni le premier, ni le plus naturel, ni le plus frappant effet qui procède de l’idée que nous nous formons du premier des êtres. Ainsi nous avons suivi la puissance à travers ses différens degrés jusqu’au plus élevé de tous, où notre imagina tion s’est enfin perdue ; partout nous l’avons vue accompagnée de la terreur, qui croit progressivement avec elle. Maintenant qu’il est prouvé à n’en pouvoir douter que la puissance est une principale source du sublime, on peut voir distinctement d’où provient son énergie, et à quelle classe d’idées on doit le rapporter.


SECTION VI.
La privation.

Toutes les privations générales sont grandes, parce qu’elles sont toutes terribles ; le vide, les ténèbres, la solitude, et le silence. Avec quel feu d imagination, mais avec quelle sévérité de jugement, Virgile a accumulé toutes ces cir constances aux portes des enfers, sachant que toutes les images d’une dignité effroyable de vaient être rassemblées dans ce lieu de déso lation. Là, avant de pénétrer dans les mystères du grand abîme, il semble être saisi d’une reli gieuse horreur, et reculer étonné de l’audace de son dessein :

Di quibus imperium, est animamm umbraeque silentesi
Et Chaos, et Phlegton ! Loca nocte silentia late !
Sit mihi fas audita loqui ! Sit numine vestro
Pandere res alla terra et caligine mersas !
lbant obscuri, sola sub nocte, per umbram,
Perque domos ditis vacuas, et inania regna.

[21] Dieux puissans qui régnez sur les demeures sombres !
Styx, Chaos, Phlegeton, silencieuses ombres,
Pardonnez si ma main soulève le rideau
Qui dérobe aux vivans les secrets du tombeau.
Seuls dans l’épaisse nuit de ces royaumes vides,
Que la mort a peuplés de fantômes livides,
Ils marchaient, comme on voit errer le voyageur,
Qui franchit les guérets et les bois sans couleur,
Quand la pâle Phaebé sur sa route incertaine
Jette un rayon mourant qu’il entrevoit à peine.

Jette un rayon mourant qu’il entrevoit Gaston.

SECTION VII.
Le vaste.

La grandeur de dimension est une puissante cause du sublime[22]. Cette proposition est trop évidente et l’observation trop commune pour avoir besoin d’éclaircissement. Il n’est pas aussi commun de considérer dans quels sens la grandeur de dimension, le vaste en étendue, ou la quantité, a l’effet le plus frappant ; car sûrement il y a certains sens et certains modes dans ; lesquels une même quantité d’extension produira de plus grands effets que dans d’autres. L’extension est ou en longueur, ou en hauteur, ou en profondeur. De ces trois dimensions, la longueur est celle qui frappe le moins ; un terrain plat de cent verges d’étendue ne produira jamais un aussi grand effet qu’une tour de cent verges de haut, ou qu’un rocher ou une montagne de la même hauteur. Je suis également porté à croire que la hauteur est moins grande en ses effets que la profondeur, et que la sensation que l’on éprouve en regardant au fond d’un précipice, est plus forte que celle que cause l’aspect d’un objet aussi élevé que le précipice est profond : mais c’est une chose que je ne donnerai pas pour certaine [23]. La perpendiculaire est plus voisine du sublime que le plan incliné ; et il semble qu’une surface rude et brisée a de plus grands effets qu’une surface douce et polie. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner la cause de ces apparences ; mais il est certain qu’elles offrent à la spéculation un champ vaste et fertile. Cependant il peut ne pas être inutile d’ajouter à ces remarques que comme l’extrême grandeur de dimension est sublime, le dernier degré de la petitesse l’est aussi en quelque façon : lorsque nous appliquons notre esprit à la divisibilité infinie de la matière, que nous poursuivons la vie animale jusques dans ces êtres, excessivement petits et cependant organisés, qui échappent à la plus délicate perquisition des sens ; lorsque nous poussons nos découvertes encore plus avant, et que nous considérons ces créatures plus petites encore de tant de degrés, et l’échelle toujours décroissante de l’existence, où se perdent à la fois nos sens et notre imagination, nous demeurons étonnés, confondus des merveilles de la petitesse ; nous ne pouvons distinguer dans ses effets cette extrême petitesse de l’immensité même ; car la division doit être infinie comme l’addition, parce qu’il n’est pas plus possible d’arriver à l’idée d’une unité parfaite, qu’à celle d’un tout complet auquel rien ne puisse être ajouté.


SECTION VIII.
L’Infinité.

L’infinité est encore une source du sublime, si plutôt elle n’appartient pas à la grandeur d’étendue. L’infinité tend à remplir l’esprit de cette sorte d’horreur délicieuse qui est l’effet le plus naturel et l’épreuve la plus infaillible du sublime. Parmi les objets soumis à nos sens, à peine s’en trouve-t-il quelques-uns qui soient par leur propre nature réellement infinis ; mais il en est un très-grand nombre dont l’œil ne peut apercevoir les bornes, qui par-là paraissent infinis, et produisent le même effet que s’ils l’étaient réellement. C’est ainsi que nous sommes trompés lorsque les parties de quelque grand objet, portées jusqu’à un nombre indéfini, sont disposées de telle manière que l’imagination ne rencontre aucun obstacle qui puisse l’empêcher de les étendre à volonté. Lorsque nous faisons une fréquente répétition de quelque idée, l’esprit, par une sorte de mécanisme, la répète long-tems après que la première cause a cessé d’agir [24]. Après avoir pirouetté, si l’on s’assied, on croit voir tourner autour de soi tous les objets environnans. A-t-on été attentif à une longue succession de bruits, tels que la chute des eaux, ou les coups redoublés des marteaux d’une forge ; les marteaux frappent, les eaux grondent dans l’imagination long-tems après que les premiers sons ont cessé de l’émouvoir ; et s’affaiblissant par des degrés presque imperceptibles, ces vains raisonnemens s’évanouissent enfin dans le silence. Si vous placez votre œil à l’une des extrémités d’un bâton droit dirigé vers le ciel, ce bâton vous paraîtra s’étendre à une longueur presque incroyable [25]. Placez sur ce bâton, et à des distances égales, un nombre de marques uniformes, elles occasionneront la même erreur, et paraîtront multipliées à l’infini. Les sens fortement affectés d’une certaine manière, ne peuvent pas tout à coup changer leur disposition, ni s’appliquer à d’autres objets ; mais ils conservent la même direction jusqu’à ce que le premier moteur ait perdu sa force. C’est pour cette raison que les fous passent des jours et des nuits, quelquefois des années entières, dans la constante répétition d’une remarque, d’une plainte, ou d’une chanson, dont leur imagination égarée fut frappée dans le commencement de leur démence, que cette répétition ne fait que renforcer ; et le désordre de leurs esprits, où la raison est impuissante, la fait durer jusqu’à la fin de leur existence.


SECTION IX.
La succession et l’uniformité.

La succession et l’uniformité des parties constituent l’infini artificiel. La succession ; elle est nécessaire pour donner aux parties une continuité si longue et une direction telle que par leurs fréquentes impulsions sur les sens, elles impriment dans l’imagination une idée de leur progrès au-delà de leurs limites réelles : l’uniformité ; parce que si les parties changent de figure, l’imagination rencontre un obstacle à chaque changement ; toute altération devient le terme d’une idée et le commencement d’une autre : dès lors il est impossible de continuer cette progression non-interrompue qui peut seule imprimer aux objets bornés le caractère de l’infinité. C’est dans cette espèce d’infinité artificielle, du moins je le pense, que nous devons chercher la cause du noble effet d’une rotonde[26] ; car, dans une rotonde, qu’elle soit un bâtiment ou une plantation, on ne sait où fixer une limite ; vers quelque point que l’on porte ses regards le même objet semble toujours continuer, et l’imagination ne peut trouver où se reposer. Mais les parties doivent être uniformes aussi bien que dans une disposition circulaire, pour donner à cette figure toute la force dont elle est susceptible ; parce que la moindre différence, soit dans la disposition, soit dans la figure, soit même dans la couleur des parties, nuit beaucoup à l’idée de l’infinité, nécessairement arrêtée et interrompue à chaque altération où commence une nouvelle série. D’après les mêmes principes de succession et d’uniformité, il sera aisé de se rendre raison de la perspective imposante des anciens temples des payens, dont la forme généralement oblongue était décorée d’un double rang de colonnes uniformes. C’est encore à la même cause qu’on doit attribuer le grand effet des ailes dans plusieurs de nos vieilles cathédrales. La forme d’une croix, donnée à plusieurs églises, me semble moins avantageuse que le parallélograme des anciens, du moins par rapport à l’extérieur ; car, supposant les quatre bras de la croix égaux, si l’on se place dans une direction parallèle à l’un des murs, de côté, ou à l’une des colonades, au lieu de l’illusion qui rend un édifice plus grand qu’il n’est, la vue se trouve privée d’une partie très-considérable de sa longueur réelle, et pas moins que des deux tiers ; pour prévenir toute possibilité de progression, les bras de la croix, prenant une nouvelle direction, forment un angle droit avec le rayon visuel, et par-là détournent l’imagination de la répétition de la première idée. Supposons encore le spectateur placé dans un lieu d’où il puisse prendre une vue directe du même édifice, qu’arrivera-t-il ? nécessairement qu’une bonne partie de la base de chaque angle, formé par l’intersection des bras de la croix, sera inévitablement perdue ; Le tout paraîtra une figure brisée, sans liaison ; les jours seront inégalement distribués, ici faibles, là trop forts ; et ils manqueront de cette noble gradation que la perspective observe toujours à l’égard des parties disposées sans interruption sur une ligne droite. Quelques-unes de ces objections, ou même toutes subsisteront contre toute figure de croix, de quelque point de vue qu’on la considère. J’ai pris pour exemple la croix grèque, dans laquelle ces défauts sont plus saillans ; mais on les trouve en plus ou moins grand nombre dans toutes sortes de croix. On devrait s’être convaincu, que rien ne nuit davantage à la pompe des édifices, que l’abondance des angles : cependant ce défaut est très-commun ; il naît d’un amour désordonné pour la variété, à laquelle le bon goût est infailliblement sacrifié dans tous les lieux où elle domine.

SECTION X.
La grandeur de dimension en architecture.

L’architecture semble ne pouvoir atteindre le sublime que par la grandeur de dimension ; car l’imagination ne peut s’élever à l’idée de l’infinité sur un petit nombre de parties, encore moins si ces parties sont petites-La grandeur de la manière ne saurait compenser avec succès le défaut des dimensions convenables. Il n’est pas à craindre que cette régie entraîne les artistes dans des desseins extravagans ; elle porte son correctif avec elle ; parce que la longueur trop considérable d’un édifice détruit le dessein de grandeur qu’on s’était proposé de remplir : la perspective lui fait perdre en hauteur ce qu’il gagne en longueur, et le réduit enfin en une espèce de triangle, qui est de toutes les figures la plus mesquine dans, ses effets. J’ai toujours remarqué que les colonades et les avenues d’arbres d’une longueur moyenne, ont une noblesse, une pompe qu’on ne trouve pas à celles qu’on a poussées à perte de vue. Le véritable artiste charmera le spectateur par une généreuse imposture et n’emploiera que des moyens aisés pour l’exécution des plus nobles desseins. Un plan qui n’est grand que par ses dimensions, est la marque certaine d’une imagination commune et rétrécie. Aucun ouvrage de l’art n’est grand qu’autant qu’il trompe ; la véritable grandeur est une prérogative de la nature. Un œil exercé fixera un terme moyen entre une excessive longueur ou hauteur (car la même objection subsiste contre les deux) et une quantité courte ou brisée : et peut-être réussirais-je à le déterminer avec assez d’exactitude, s’il était dans mon dessein d’entrer dans les détails d’un art quelconque.


SECTION XI.
L’infinité dans les objets agréables.

L’infinité, quoique d’un autre genre, cause une grande partie de notre plaisir dans les images agréables, aussi bien que de notre délice dans les images sublimes. Le printems est celle des saisons qui nous plaît davantage ; et les petits de la plupart des animaux, quoique bien éloignés de la perfection dont leur espèce est susceptible, nous donnent une sensation plus agréable que ceux qu’on voit dans leur entier accroissement, parce que l’imagination remettant l’objet actuellement sous les sens, est flattée par la promesse de quelque chose de plus. Souvent j’ai trouvé dans une simple esquisse un je-ne-sais-quoi qui me procurait une jouissance bien plus vive que le dessin le mieux fini ; et ce plaisir, je l’attribue à la cause dont je viens de parler.


SECTION XII.
La Difficulté.

La difficulté est une autre source de grandeur [27]. Lorsqu’un ouvrage parait avoir exigé une force extraordinaire et un travail immense on ne peut s’en former qu’une grande idée. Stonehenge [28] n’a rien d’admirable ni par sa disposition, ni par ses ornemens ; mais ces énormes et grossières masses de pierre , entassées l’une sur l’autre, avertissent l’esprit des efforts prodigieux que l’ouvrage a coûtés : la rudesse même du travail donne une nouvelle force à cette cause de grandeur, en excluant toute idée d’invention et d’art ; car la dextérité produit une autre sorte d’effet, assez différent de celui-ci.


SECTION XIII.
La Magnificence.

La magnificence est également féconde en idées sublimes. Une grande profusion de choses splendides ou précieuses par elles-mêmes, est magnifique. Un ciel parsemé d’étoiles, quoiqu’il frappe souvent notre vue, fait toujours sur notre ame une grande impression ; impression qui ne peut provenir d’aucune chose qui soit dans les étoiles mêmes, séparément considérées : c’est leur nombre qui en est certainement la cause. Le désordre apparent ajoute à la grandeur ; car l’apparence du soin est très-contraire aux idées que nous avons de la magnificence. D’ailleurs, les étoiles sont dans une telle confusion, du moins pour notre vue, qu’il est ordinairement impossible de les compter. Par-là elles ont l’avantage d’une sorte d’infinité. Dans les ouvrages de l’art, on ne doit admettre qu’avec beaucoup de circonspection cette espèce de grandeur qui consiste dans la multitude ; parce qu’on ne peut obtenir une profusion de choses excellentes, du moins sans une extrême difficulté ; et parce qu’en plusieurs cas, cette splendide confusion détruirait tout usage, qui, dans la plupart des ouvrages de l’art, doit être considéré avec le plus grand soin : observez d’ailleurs qu’à moins de produire par votre désordre une apparence d’infinité, vous aurez seulement le désordre et point de magnificence. Il y a cependant une espèce de feux d’artifice, et quelques autres choses, qui remplissent assez bien cet objet, et portent Une empreinte de véritable grandeur. Les poètes et les orateurs ont des descriptions sublimes par la richesse et la profusion des images, dont l’esprit est tellement ébloui, qu’il lui est impossible de rechercher ce rapport et cette convenance exacte des allusions qu’il exige en toute autre occasion. Je ne puis rappeler en ce moment un exemple plus frappant que la description de l’armée royale, dans la comédie d’Henry IV, roi d’Angleterre. [29] « Revêtu du harnais, couvert d’armes brillantes, paré des plumes mouvantes de l’autruche, animé comme le mois des fleurs, radieux comme le soleil d’été, folâtre comme la chèvre étourdie, impatient comme le jeune taureau, j’ai vu le jeune Henri s’élancer sur son cheval avec la légèreté de Mercure fendant l’air de ses ailes; il voltigeait avec tant de grâce, qu’on eût cru voir un ange descendu des nuages pour dompter un coursier fougueux. »

Dans cet excellent livre si remarquable par la vivacité des descriptions, par la profondeur et la solidité des pensées, la Sagesse de Salomon, on trouve un éloge du grand-prêtre Simon, fils d’Onias, qui est un bien bel exemple à citer dans cet endroit.

« Combien il recevait d’honneurs au milieu du peuple, en sortant du sanctuaire ! Il a brillé pendant sa vie comme l’étoile du matin au milieu des nuages, et comme la lune lorsqu’elle est dans toute sa pompe : il a lui dans le temple de Dieu comme un soleil éclatant de lumière : il a paru comme l’arc-en-ciel qui brille dans les nuées lumineuses, et comme les roses qui poussent leurs fleurs au printems, comme les lis qui parent le bord des eaux, et comme l’encens qui répand ses parfums pendant l’été ; comme une flamme qui étincelle, comme l’encens qui s’évapore dans le feu, comme un vase d’or enrichi de pierres précieuses : Il a paru comme un olivier chargé de son fruit, et comme un cyprès qui s’élève aux nues, lorsqu’il a pris sa robe de gloire, et qu’il s’est revêtu de tous les ornemens de sa dignité : en montant au saint autel, il a honoré ses vêtemens : debouf en face de l’autel, il a reçu une partie de l’hostie de la main des prêtres, et il a été » environné de ses frères comme un jeune cèdre du Liban est environné de palmiers flexibles. Tels ont été les enfans d’Aaron dans leur gloire ; telles ont été les oblations du seigneur dans leurs mains, etc. »

SECTION XIV.
La Lumière.

Après avoir considéré l’extension, en tant qu’elle est capable d’exciter des idées de grandeur, nous tournerons nos observations vers la couleur. Toutes les couleurs dépendent île la lumière. C’est donc la lumière qu’il faut commencer par examiner, ainsi que l’obscurité, qui lui est opposée. À l’égard de la lumière, pour de venir une cause du sublime, elle doit être accompagnée de quelques circonstances outre la simple faculté qu’elle a de montrer les objets. La lumière par elle-même est une chose trop commune pour faire une forte impression sur l’esprit ; et sans une forte impression rien ne peut être sublime. Cependant une lumière telle que celle du soleil, agissant immédiatement sur l’œil, comme elle a plus de force que ce sens, est une très-grande idée. Une lumière d’une intensité inférieure, si elle se meut avec une grande célérité, a le même pouvoir. Je prends l’éclair pour exemple ; son apparition excite une grande idée, mais la principale cause en est dans l’extrême vélocité de son mouvement. La rapide transition de la lumière aux ténèbres, et des ténèbres à la lumière, a un effet plus grand encore. Mais les ténèbres sont plus féconde en idées sublimes que la lumière. Notre grand poète[30] était convaincu de ce principe, et en même tems si rempli de cette idée, si parfaitement persuadé du pouvoir d’une obscurité bien ménagée, qu’en décrivant la présence de la divinité, parmi cette profusion de magnifiques images que la grandeur de son sujet l’invite à répandre de tous côtés, il n’a garde d’oublier l’obscurité qui environne le plus incompréhensible des êtres, mais

« Il entoure son trône de la majesté de ténèbres [31]. »

Et, ce qui n’est pas moins remarquable, notre auteur avait le secret de conserver cette idée alors même qu’il semblait s’en éloigner le plus, en décrivant la lumière et la gloire qui découlent de la présence divine ; lumière qui par son excès est changée en une espèce d’obscurité :

« [32] Ton trône parait obscurci par un excès de clarté. »

Cette dernière pensée n’est pas seulement très-poétique, mais rigoureusement et physiquement juste. De grandes clartés, en éblouissant la vue, effacent les objets, et par leurs effets ressemblent aux ténèbres. Après avoir fixé le soleil pendant quelques momens, deux points noirs, seule impression qu’il laisse, semblent se mouvoir devant nos yeux. Ainsi deux idées aussi opposées qu’on puisse l’imaginer, sont réunies par leurs extrêmes, et toutes deux, malgré leur nature contraire, concourent à produire le sublime. Ce n’est pas là le seul cas où les deux extrêmes opposés agissent également en faveur du sublime, qui, en toutes choses, abhorre la médiocrité.

SECTION XV.
La lumière considérée par rapport à l’architecture.

Comme la distribution de la lumière est un des plus importans objets de l’architecture, il n’est pas inutile d’examiner jusqu’où cette remarque lui est applicable. Je pense que tout édifice destiné à imprimer une idée du sublime, doit être sombre et ténébreux ; et cela pour deux raisons : la première, appuyée de l’expérience, est que l’obscurité, en d’autres occasions, est plus favorable au mouvement des passions que la lumière ; et la seconde, que pour rendre un objet très-frappant, on doit établir la plus grande différence possible entre cet objet et ceux qui ont affecté nos sens immédiatement avant. Or, lorsque vous entrez dans un édifice, vous ne pouvez passer dans un plus grand jour que celui dont vous jouissiez en plein air ; s’il n’est qu’un peu moins lumineux, vous ne sentirez qu’un léger changement; mais voulez-vous que la transition soit extrêmement frappante, passez du plus grand jour dans toute l’obscurité que comporte l’architecture. La règle contraire doit être observée pendant la nuit, mais, pour la même raison : dans ce dernier cas, plus le lieu est éclairé, plus la passion qu’il excite est grande.


SECTION XVI.
La couleur considérée comme cause du sublime.

Les couleurs douces et riantes ne sont pas propres à former de grandes images ; peut-être faut-il en excepter le rouge vif, qui est une couleur riante. Une vaste montagne ta pissée d’un gazon vert et brillant, n’est rien, sous ce rapport, si on la compare à une montagne aride et sombre ; le ciel voilé de nuages est plus pompeux qu’alors qu’il découvre toute la pureté de son azur ; et la nuit est plus solennelle, plus sublime que le jour. Par conséquent, dans les tableaux d’histoire, une draperie gaie ou voyante ne peut avoir un heureux effet:et dans les édifices, lorsqu’on se propose le plus haut degré du sublime, les matériaux et les ornemens ne doivent être ni blancs, ni verts, ni jaunes, ni bleus, ni d’un rouge pâle, ni violets, ni nuancés; mais de couleurs tristes, et sombres, telles que le noir, le brun, le pourpre foncé, et d’autres d’un genre sévère. La dorure, les mosaïques, les tableaux, les statues, contribuent fort peu au sublime. Cependant l’observation de cette règle n’est rigoureusement indispensable que dans les cas où l’on se propose un degré uniforme du sublime le plus frappant ; car il faut bien faire attention que ce genre mélancolique de grandeur, quoique certainement le plus élevé, ne peut convenir à toutes sortes d’édifices, pas même à tous ceux où l’on doit mettre de la grandeur. Dans ces cas-ci il faut tirer le sublime de ses autres sources, mais toujours en ayant soin d’exclure toute chose légère et riante ; car rien n’émousse aussi efficacement le goût du sublime.


SECTION XVII.
Le son et le bruit.

L’œil n’est pas le seul organe de sensation qui puisse porter dans l’ame une passion sublime. Les sons exercent une grande influence sur ces passions, comme sur la plupart des autres. Ce n’est point des mots que j’entends parler, parce que les mots n’agissent pas sur nous simplement par leurs sons, mais par des moyens entièrement différens. Un bruit excessif suffit seul pour intimider l’ame, pour suspendre son action, et pour la remplir de terreur. Le bruit des grandes cataractes, le mugissement des tempêtes, le tonnerre, l’artillerie portent dans l’ame une sensation grande et terrible, quoiqu’assurément personne n’ait jamais remarqué ni délicatesse ni artifice, dans ces sortes de musique. Les acclamations d’une multitude ont un effet semblable ; et par la seule force du son, étonnent et confondent tellement l’imagination, que dans cette fluctuation, dans ce désordre de l’ame, les esprits les plus fermes peuvent à peine s’empêcher d’être entraînés, et de se joindre au cri commun et à la commune résolution de la foule.


SECTION XVIII.
La Soudaineté. [33]

Un commencement soudain ou une soudaine cessation de son d’une force considérable, a le même pouvoir. L’attention en est éveillée, et toutes les facultés en sont, pour ainsi dire portées sur leurs gardes. Tout ce qui, par rapport à la vue ou à l’ouie, fait aisément la transition d’un extrême à l’autre, n’excite aucune terreur, et, par conséquent, ne peut être une cause du sublime. Nous sommes portés à tressaillir à tout accident soudain et inattendu ; parce que dans ce moment nous avons la perception d’un danger, contre lequel la nature nous avertit de nous prémunir. On peut observer qu’un seul son d’une certaine force, quoique d’une courte durée, étant répété par intervalles produit un grand effet. Il est peu de choses plus effrayantes que le retentissement d’une grande cloche, quand le silence de la nuit empêche que l’attention ne soit trop dissipée. On peut en dire autant d’un seul coup de tambour, répété d’espace en espace ; et des détonations successives d’un canon, entendues dans le lointain. Tous les effets considérés dans cette section ont des causes à peu près semblables.

SECTION XIX.
L’Intermission.

Un son sourd, incertain, intermittent, quoiqu’il semble à quelques égards opposé à celui dont il vient d’être question, peut produire le sublime. Sous ce rapport, il mérite d’être examiné. Un chacun doit juger du fait par sa propre expérience et par sa réflexion. J’ai déjà observé [34] que la nuit accroit notre terreur plus, peut-être, que toute autre chose ; il est dans notre nature de craindre le pire des accidens, lorsque nous ignorons lequel il doit nous arriver ; de là vient que l’incertitude est si terrible que nous cherchons à nous en délivrer au risque même d’un malheur certain. Or, des sons sourds, confus, incertains, nous laissent dans la même crainte, la même anxiété concernant leurs causes, que l’absence de la lumière, ou une lumière incertaine, à l’égard des objets qui nous environnent :

Quale per incertain lunam sub luce maligna
Est iter in sylvis ———

« La faible apparence d’une lumière incertaine, semblable à la lampe dont la vie va s’éteindre, ou à la lune voilée d’un ciel nébuleux, se montre au voyageur saisi de crainte et d’épouvante [35]. »

Mais quelque chose de plus terrible encore que les ténèbres absolues, c’est une lumière qui tantôt brille et tantôt s’éclipse : et il y a des sons incertains qui, avec le concours des dispositions nécessaires, sont plus alarmans que le silence absolu,


SECTION XX.
Les cris des animaux.

Les sons qui imitent la voix naturelle et inarticulée de l’homme, ou de tout autre animal en danger ou en souffrance, sont propres à donner de grandes idées, à moins que ce ne soit la voix bien reconnue d’une créature qu’on a coutume de regarder avec mépris. Les tons irrités des bêtes féroces sont également capables de causer une grande et terrible sensation.

Hinc exaudiri gemitus, iraeque leonum
Vincla recusantum, et sera sub nocte rudentum ;
Setigerique sues, atque in prœsepibus ursi
Sævire ; et formæ magnorum ululare luporum.

On pourrait croire que ces modulations du son ont quelque analogie avec la nature des choses qu’elles représentent, et qu’elles ne sont pas purement arbitraires ; parce que les cris naturels de tous les animaux, même de ceux qui nous sont entièrement inconnus, se font toujours suffisamment comprendre : c’est ce qu’on ne peut pas dire du langage. Les modifications du son, capables de faire de sublimes impressions, sont presque infinies. J’en ai cité seulement un petit nombre d’exemples pour montrer sur quel principe elles sont établies.


SECTION XXI.
L’odorat et le goût, les amers et les puanteurs.

Les odeurs et les saveurs ont aussi quelque influence sur les grandes idées, mais elle est naturellement faible, et bornée dans ses opérations. J’observerai seulement que les odeurs ni les saveurs ne peuvent produire aucune grande sensation, si nous en exceptons les amers excessifs et les puanteurs intolérables. Il est vrai que ces affections de l’odorat et du goût, lorsqu’elles ont toute leur énergie possible, et qu’elles s^appliquent directement sur le sensorium sont simplement douloureuses, et ne sont accompagnées d’aucune sorte de délice. Mais quand elles sont modérées, comme dans une description ou une narration, elles deviennent des sources du sublime, aussi naturelles que toute autre, et basées sur le même principe d’une douleur modérée. « Une coupe d’amertume… boire la coupe amère de la fortune… les pommes amères de Sodome ; » toutes ces idées conviennent à une description sublime, Et n’est-il pas sublime ce passage de Virgile, où la vapeur empestée de la fontaine d’Albunée conspire si heureusement avec la lugubre obscurité et l’horreur sacrée de la prophétique forêt ?

At rex solicitas, monstris oracula fauni
Fatidici genitoris adit, lucosque sub alta
Consulit Albunea, nemorum quæ maxima sacra
Fonte sonat ; sœvamque exhalat opaca Mephitim.

Dans une description très-sublime du sixième livre, le poète n’oublie pas les exhalaisons empoisonnées de l’Achéron ; et cette image est bien loin de déparer celles qu’elle accompagne ;

Spelunca alta fuit, vastoque immanis hiatu
Scrupea, tuta lacu nigro, nemorumque tenebris
Quam super haud ullœ poterant impune volante »
Tendere iter pennis, talis sese alitus atris
Faucibus effundens supera ad convexa ferebat.

Quelques amis, dont j’estime beaucoup le jugement, m’ont engagé à ajouter ces exemples : ils ont pensé que mon sentiment exposé tout simplement, pourrait paraître, au premier coup-d’œil, bisarre et ridicule ; mais je crois que cela viendrait principalement de ce que l’on considérerait l’amertume et la puanteur en association avec des idées basses et méprisables, auxquelles, je l’avoue, on les trouve

fréquemment unies : une telle alliance dégrade le sublime dans tous les cas possibles. Pour éprouver une image sublime, il ne s’agit pas d’examiner si elle devient basse en l’associant à des idées basses ; mais si, étant unie à des images d’une certaine noblesse, toute la composition se soutient avec dignité. Tout ce qui est terrible est toujours grand ; et les objets qui possèdent des qualités désagréables, ou qui inspirent même la crainte de quelque danger, mais d’un danger facile à surmonter, sont simplement odieux, comme les crapauds et les araignées.

SECTION XXII.
L’attouchement. La douleur.

On ne peut guère dire autre chose de attouchement, sinon que l’idée de la douleur corporelle, dans tous les modes et degrés de travail, de douleur, d’angoisse, de tourment, est une source du sublime, et que rien autre ne peut le produire par ce sens. Il est inutile de rapporter ici de nouveaux exemples ; ceux que j’ai donnés dans les sections précédentes jettent le plus grand jour sur une remarque qu’un chacun aurait pu faire comme moi en arrêtant son attention sur la nature.


Après avoir examiné les causes du sublime par rapport à tous les sens, on trouvera ma première observation (sect. 7) très-voisine de la vérité ; que l’idée du sublime appartient à la conservation de soi ; par conséquent, qu’elle est au nombre de nos idées les plus touchantes ; que sa plus forte émotion est une émotion de souffrance ; et qu’aucun plaisir [36] procédant d’une cause positive ne lui appartient. Outre tous les exemples précédens, nous pourrions, pour appuyer ces vérités, en citer un nombre d’autres presque infini, et même en tirer plusieurs conséquences utiles —

Sed fugit interea, fugit irrevocabile tempu,
Singula dum capti circumvectamur amore.

Fin de la seconde partie.
PARTIE III.
Section Iere.
De la beauté.


Je me propose de considérer la beauté comme une qualité distincte du sublime, et d’examiner, dans le cours de cette recherche, jusqu’à quel point elle s’y allie. Mais, avant tout, jetons un coup — d’œil rapide sur les opinions qu’on a déjà de la beauté : opinions qu’il serait bien difficile, je pense, de réduire à des principes fixes ; parce qu’on a coutume de parler de la beauté d’une manière figurée, c’est-à-dire, d’une manière extrêmement incertaine et indéterminée. Par beauté, j’entends cette qualité, ou ces qualités des corps au moyen desquelles ils causent l’amour, ou quel que passion semblable à l’amour. Je borne cette définition aux qualités purement sensibles des choses, afin de conserver la plus grande simplicité dans un sujet qui doit toujours nous égarer, quand nous admettons ces diverses causes de sympathie qui nous attachent à certaines personnes ou à certaines choses, d’après des considérations secondaires, et non d’après la force directe que ces choses ou ces personnes ont par leur simple aspect. Je distingue pareillement l’amour, par quoi j’entends la satisfaction que l’ame éprouve en contemplant un bel objet, de quelque nature qu’il puisse être, je le distingue, dis-je, du désir ou appétit des sens, qui est une énergie de l’ame par laquelle nous sommes précipités vers la possession de certains objets qui ne nous touchent point parce qu’ils sont beaux, mais par des moyens tout-à-fait différens. Il n’est pas rare qu’une femme d’une beauté médiocre inspire de violens désirs ; tandis que la plus grande beauté chez les hommes et chez d’autres animaux, quoique faisant naître l’amour, n’excite pas cependant le plus faible désir : ce qui prouve que la passion qu’inspire la beauté, que j’appelle amour, est différente du désir, quoique le désir puisse quelquefois agir avec elle ; mais c’est à ce dernier qu’on doit attribuer ces violentes et orageuses passions, et les fortes émotions du corps qui accompagnent ce qu’on nomme vulgairement amour, et non aux effets de la beauté considérée simplement en elle-même.


SECTION II.
La proportion n’est pas la cause de la beauté dans les végétaux.

On dit communément que la beauté consiste dans certaines proportions des parties. Après avoir examiné ce sujet, j’ai de fortes raisons de douter que la beauté soit une idée dépendante en aucune manière de la proportion. La proportion est presque entièrement relative à la convenance, comme toute idée d’ordre semble l’être ; on doit donc la considérer comme un être de l’entendement, plutôt que comme une cause première agissant sur les sens et l’imagination. Ce n’est point par la force d’une attention soutenue et d’une longue recherche ; que nous trouvons qu’un objet est beau : la beauté ne demande pas le secours de la raison ; la volonté même n’y entre pour rien : la présence de la beauté inspire l’amour aussi naturellement que l’application de la glace ou du feu produit les idées du froid pu du chaud. Pour obtenir en ce point une conclusion un peu satisfaisante, il convient d’examiner ce que c’est que la proportion, puisque bien des gens qui se servent de ce mot, ne semblent pas toujours comprendre très-clairement la force du terme, ni avoir des idées bien distinctes de la chose même. La proportion est la mesure de la quantité relative. Puisque toute quantité est divisible, il est évident que toute partie distincte d’une quantité divisée doit avoir une relation quelconque avec les autres parties ou avec le tout. C’est de ces relations que vient l’idée de la proportion. On les découvre par la mesure, et elles sont l’objet des recherches mathématiques. Mais qu’une partie d’une quantité déterminée en soit le quart, le cinquième, le sixième, la moitié ou le tout ; qu’elle soit égale à la longueur d’une autre partie, ou au double de sa longueur, ou seulement à la moitié, voilà ce qui est parfaitement indifférent à l’esprit ; il reste neutre dans la question : c’est même de cette tranquilité, de cette indifférence absolue de l’esprit, que les spéculations mathématiques tirent quelques-uns de leurs plus grands avantages ; parce que rien n’intéresse l’imagination ; parce que le jugement est libre et impartial dans l’examen de son objet. Toutes les proportions, tous les arrangemens de quantité sont les mêmes pour l’entendement ; parce que, pour lui, les mêmes vérités résultent de tous les rapports ; du plus grand et du plus petit, de l’égalité et de l’inégalité. Mais certainement la beauté n’est pas une idée qui appartienne à la mesure ; et elle n’a que faire du calcul et de la géométrie. Si elle en dépendait, nous pourrions découvrir quelques mesures certaines et susceptibles d’une démonstration qui prouverait qu’elles sont belles, soit simplement par elles-mêmes, soit par leurs relations avec d’autres ; et nous pourrions rapporter ces objets naturels dont la beauté n’a d’autres garans que nos sens, à cet heureux module, et confirmer ainsi la voix de nos passions par la décision de notre raison. Mais puisque nous manquons de ce secours, voyons si la proportion peut être considérée, sous quelque rapport, comme la cause de la beauté, ainsi qu’on l’affirme si généralement et avec tant d’assurance. Si la proportion est une des choses qui constituent la beauté, elle doit tirer ce pouvoir, ou de quelques propriétés naturelles, inhérentes à certaines mesures qui opèrent mécaniquement ; ou de l’opération de l’habitude ; ou de la propriété qu’ont certaines mesures de répondre à quelques fins particulières de convenance. Le but de nos recherches est donc de savoir si les parties des objets doués de beauté, tant dans le règne végétal que dans le règne animal, sont constamment si conformes à ces certaines mesures, qu’on puisse se convaincre que leur beauté résulte de ces mesures sur le principe d’une cause naturelle et mécanique ; ou de l’habitude ; ou, enfin, de leur convenance pour des desseins déterminés. J’examinerai cette question dans chacun de ces trois points principaux. Mais j’espère qu’on ne trouvera pas hors de propos qu’avant de procéder, j’expose les règles qui m’ont dirigé dans cette recherche, et qui m’ont égaré, si je suis tombé dans l’erreur. Si deux corps corps produisent le même ou un semblable effet sur l’ame, et qu’à l’examen on trouve qu’ils conviennent en quelques-unes de leurs propriétés, et qu’ils diffèrent en d’autres, l’effet commun doit être attribué aux propriétés dans lesquelles ils conviennent, et non aux propriétés dans lesquelles ils diffèrent. 2°. Ne pas expliquer l’effet d’un objet naturel d’après l’effet d’un objet artificiel. 3°. Ne pas rendre raison de l’effet d’un objet naturel quelconque d’après la conséquence que l’esprit peut tirer de ses usages, s’il est possible d’assigner une cause naturelle. 4°. N’admettre aucune quantité déterminée, aucune relation de quantité, comme cause d’un effet, si l’effet est produit par des mesures et des relations différentes ou opposées, ou si ces mesures et ces relations peuvent exister, sans pour cela que l’effet soit produit. Ce sont là les principales règles que j’ai suivies en examinant le pouvoir de la proportion considérée comme cause naturelle ; et ces règles, si le lecteur les croit justes, je le prie de ne pas les perdre de vue dans tout le cours de la discussion, où nous rechercherons, d’abord, quels sont les objets doués de beauté ; en second lieu, si ceux qui possèdent cette qualité offrent des proportions assez évidentes pour nous convaincre que notre idée, de la beauté découle de ces proportions. Nous considérerons ce pouvoir agréable tel qu’il se montre dans les végétaux, dans les animaux inférieurs, et enfin dans l’homme. Étendant nos regards sur la création végétale, nous ne voyons rien d’aussi beau que les fleuri : mais les fleurs offrent presque toutes sortes de figures, toutes sortes de dispositions, une variété de formes infinie ; et c’est d’après ces formes que les botanistes leur ont donné des noms, qui sont presque aussi variés. Quelle proportion découvrons-nous entre les tiges et les feuilles des fleurs, entre les feuilles et les pistils ? En quoi la tige déliée de la rose convient-elle avec la tête volumineuse sous laquelle elle plie. Cependant la rose est une belle fleur ; et qui osera dire qu’elle ne doit pas une grande partie de sa beauté à cette disproportion même ? La rose est une grande fleur, et naît sur un petit arbuste : la fleur du pommier est très-petite, et croît sur un grand arbre ; mais la rose et la fleur du pommier sont toutes deux très-belles ; et l’arbre et l’arbuste qui sont parés de ces différentes fleurs offrent un coup-d’œil charmant malgré cette disproportion. Est-il, d’un aveu général, un objet plus beau qu’un oranger, riche à la fois de ses feuilles, de ses fleurs et de ses fruits ? Envain cependant nous chercherions ici quelque proportion entre la hauteur et la circonférence, ou dans les dimensions du tout, ou dans la relation des parties. J’accorde que dans un grand nombre de fleurs on peut observer quelque chose qui approche d’une figure régulière, et une sorte de disposition méthodique des feuilles. Telle est la figure de la rose, et telle est la disposition de ses pétales ; mais dans une vue oblique, lorsque cette figure n’est presque plus la même, que l’ordre des feuilles est confondu, elle conserve encore sa beauté : la rose est même plus belle avant d’être pleinement épanouie ; et le bouton naissant plaît davantage que la fleur régulière. Si l’on voulait s’amuser à citer des exemples, on pourrait en fournir une infinité d’autres, faits pour convaincre que la méthode et l’exactitude, l’ame de la proportion, sont plus nuisibles qu’avantageuses à la cause de la beauté.


SECTION III.
La proportion n’est pas la cause de la beauté dans les animaux.

Les animaux fournissent des preuves tout aussi évidentes que la proportion entre pour très-peu de chose dans la formation de la beauté. Une infinie variété de formes, les plus grandes disproportions de parties, qu’on remarque dans leurs espèces, sont bien propres à faire naître cette idée. Le cygne, regardé généralement comme un bel oiseau, a le cou plus long que tout le reste de son corps, et la queue très-courte : est-ce-là une belle proportion ? nous devons l’accorder. Mais, alors, que dirons-nous du paon, dont le cou est comparativement court, tandis que sa queue est plus longue que son corps et son cou pris ensemble ? Combien d’oiseaux n’y a-t-il pas qui s’écartent infiniment de chacun de ces modèles, et de tout autre qu’on pourrait assigner avec des proportions différentes et souvent opposées l’une à l’autre ! et néanmoins quantité de ces animaux sont extrêmement beaux ; tandis qu’en les considérant, nous ne trouvons rien dans aucune partie qui puisse nous déterminer, a priori, à dire ce que les autres peuvent être ; bien au contraire, toutes les conjectures que nous pouvons former à cet égard, l’expérience vient aussitôt les démentir, et nous accuser d’erreur. Pour ce qui concerne les couleurs des oiseaux ou des fleurs, car il y a quelque analogie entre le coloris de ces êtres si différens, il est impossible d’y découvrir aucune proportion, en les considérant soit dans leur extension, soit dans leur gradation : on en voit d’une seule couleur, d’autres » qui réunis sent toutes les nuances de l’arc-en-ciel ; quelques-uns sont d’une couleur primitive, quelques autres, d’une couleur mixte. Enfin un observateur attentif est en droit de conclure qu’il y a aussi peu de proportion dans les couleurs que dans les formes de ces objets. Tournez les yeux sur les quadrupèdes : examinez la tête d’un beau cheval ; dans quelle proportion est-elle avec le corps et les jambes, et quel rapport existe-t-il entre les jambes et le corps ? Après avoir établi ces proportions comme une règle de beauté, prenez un chien, un chat, ou tout autre animal, et voyez si vous trouvez les mêmes proportions entre sa tête et son cou, entre sen corps et chacune de ces dernières parties, et ainsi des autres. Je crois que l’on peut affirmer, non-seulement qu’elles diffèrent dans chaque espèce, mais encore que dans un grand nombre d’espèces on trouve des individus qui diffèrent de la même manière, et qui sont néanmoins d’une beauté très-frappante. Or, si l’on accorde que la beauté existe sous des formes et des dispositions très-différentes, et même contraires, on doit, je crois, admettre cette conséquence, qu’aucunes mesures certaines, opérant d’après un principe naturel, ne sont nécessaires pour produire la beauté, du moins à l’égard de l’espèce brute.

SECTION IV.
La proportion n’est pas la cause de la beauté chez l’espèce humaine.

On a remarqué qu’il existe certaines proportions entre quelques parties du corps humain ; mais avant qu’on puisse prouver que la cause efficiente de la beauté gît dans ces proportions, on doit démontrer que toute personne qui les réunit dans une grande exactitude, est une personne belle ; bien entendu, par l’effet que produit sur la vue, soit un membre séparément considéré, soit tout le corps envisagé à la fois : on doit démontrer aussi que ces parties sont dans une telle relation l’une avec l’autre, qu’on puisse les comparer aisément, et que l’affection de l’ame puisse être le résultat naturel de cette comparaison. Pour

moi, j’ai, en diverses occasions, très-soigneusement examiné beaucoup de ces proportions, et les ai trouvées fort rapprochées, ou parfaitement semblables, non-seulement en plusieurs sujets qui différaient beaucoup les uns des autres, mais particulièrement en deux personnes dont l’une a été fort belle, et l’autre extrêmement éloignée de la beauté. À l’égard des parties qu’on trouve si bien proportionnées, elles sont souvent si éloignées l’une de l’autre par leur situation, leur nature et leurs fonctions, que je ne conçois pas comment elles peuvent souffrir aucune espèce de comparaison, ni, par conséquent, comment il peut en résulter quelque effet appartenant à la proportion. Le cou, dit-on, dans les beaux corps, doit se mesurer par le gras de la jambe ; il doit également avoir deux fois la circonférence du poignet. Ce sont des observations de ce genre que bien des gens débitent dans leurs conversations et dans leurs écrits. Mais, dites-moi, quel rapport le gras de la jambe peut-il avoir avec le cou, ou l’une de ces deux parties avec le poignet ? Certainement ces proportions existent dans les beaux corps ; dans les laids elles existent aussi, il est au pouvoir d’un chacun de le vérifier : Je soupçonne même que les moins parfaites peuvent : appartenir à quelques-uns des plus beaux. Assignez telles proportions qu’il vous plaira aux parties du corps humain ; et je réponds qu’un peintre, en les observant religieusement, produira, s’il le veut, une très-laide figure ; il sera au pouvoir de ce même peintre d’en faire une très-belle, en s’écartant considérablement de ces proportions. Quelle énorme différence ne voyons-nous pas dans les proportions des chefs-d’œuvre que nous ont laissé les statuaires anciens et modernes, et dans des parties très-remarquables et d’une grande importance ! elles ne diffèrent pas moins des proportions que nous remarquons dans quelques-uns des hommes vivans qui nous frappent le plus par la beauté et l’agrément de leurs formes. Et, après tout, s’accordent-ils bien entre eux les parti sans des proportions sur celles du corps humain ? Quelques-uns lui donnent la longueur de sept têtes ; d’autres le font de huit ; tandis que d’autres l’étendent jusqu’à dix : différence énorme pour un si petit nombre de divisions. Il en est qui évaluent les proportions par d’autres méthodes, et avec un égal succès. Mais ces proportions sont-elles exactement les mêmes dans tous les hommes bien faits ? ou ressemblent-elles en rien aux proportions qu’on trouve dans les belles femmes ? Je ne pense pas que personne ose répondre affirmativement ; cependant les deux sexes sont évidemment susceptibles de beauté, et les femmes de la plus grande ; avantage qui, selon moi, ne saurait être attribué à une supérieure exactitude de proportion chez le beau sexe. Arretons-nous un moment sur ce point, et considérons quelle grande différence il y a entre les mesures estimées les plus convenables à plusieurs parties semblables du corps, chez les deux sexes de notre espèce seulement. Si vous assignez aux membres d’un homme quelques proportions déterminées, et que vous imitiez la beauté humaine à ces proportions ; lorsque vous trouvez une femme qui en diffère dans la forme et les mesures de presque chaque partie, vous devez conclure qu’elle n’est pas belle, en dépit de votre imagination ; ou, obéissant à l’imagination, vous devez renoncer à vos règles, vous devez jeter l’échelle et le compas, et chercher ailleurs la cause de la beauté ; car, s’il était vrai que la beauté fût attachée à certaines mesures opérant d’après un principe naturel, pourquoi la verrions-nous unie à des parties homogènes de différentes mesures de proportion, et cela dans la même espèce ? Mais pour étendre un peu notre vue, j’observerai que presque tous les animaux ont des parties de la même nature, et destinées à peu près aux mêmes usages ; une tête, un cou, un corps, des pieds, des yeux, des oreilles, un nez et une bouche ; cependant la providence, afin de pourvoir le plus convenablement à leurs divers besoins, et pour déployer dans sa création les trésors de sa sagesse et de sa bonté, a exécuté ce petit nombre d’organes et de membres homogènes avec une variété presque infinie, par leur disposition, leurs mesures et leur relation. Mais, selon une observation précédente, parmi cette grande diversité, on distingue une particularité commune à beaucoup d’espèces ; plusieurs des individus qui les composent ont la faculté de nous intéresser par leur beauté ; et tandis qu’ils conviennent en produisant cet effet, ils diffèrent extrêmement dans les mesures relatives des parties qui l’ont produit. Ces considérations suffiraient pour me faire rejeter la notion de toute proportion particulière, concourant par un principe naturel à un effet agréable : mais ceux qui tomberont d’accord avec moi à l’égard d’une proportion particulière, sont fortement prévenus en faveur d’une proportion plus indéfinie. Ils imaginent que si la beauté ne dépend pas en général de certaines mesures communes aux divers genres de plantes et d’animaux agréables, il y a cependant dans chaque espèce une certaine proportion absolument essentielle à la beauté de cette espèce particulière. Si nous considérons la nature animale en général, nous ne voyons nulle part que la beauté soit limitée à quelques mesures déterminées ; mais comme chaque classe particulière d’animaux se distingue par quelque mesure particulière et quelque relation de parties, il faut nécessairement que le beau propre à chaque espèce se trouve dans les mesures et les proportions de cette espèce, sans quoi il sortirait de son espèce, et deviendrait en quelque sorte monstrueux : cependant, aucune espèce n’est si étroitement renfermée dans de certaines proportions, qu’il n’y ait pas une grande variété parmi les individus ; et ce qu’on a démontré concernant l’espèce humaine, on peut le démontrer à l’égard des espèces brutes ; savoir, que la beauté se trouve indifféremment dans toutes les proportions que chaque espèce peut admettre, sans quitter sa forme commune ; et c’est cette idée de forme commune qui fait qu’on a quelqu’égard aux proportions des parties, et non l’opération d’aucune cause naturelle : il suffira d’une légère considération pour se convaincre que ce n’est pas la mesure, mais la manière qui crée toute la beauté relative à la forme. Quelles lumières empruntons-nous de ces proportions si vantées, lorsque nous étudions le dessin d’ornement ? Il me semble surprenant que les artistes, s’ils sont, comme ils prétendent l’être, bien convaincus que la proportion est la base de toute beauté, et surtout affirmant sans cesse que leur art n’est que l’imitation de la belle nature, je suis surpris, dis-je, qu’ils n’aient pas toujours dans leur porte-feuille d’exactes mesures de toutes sortes de beaux animaux, pour en tirer de justes proportions, quand ils exécutent quelque bel ouvrage. Je sais qu’on a dit depuis long-tems, et que des écrivains ont mille fois répété les uns d’après les autres, que les proportions de l’architecture ont été établies d’après celles du corps humain. Pour rendre complète cette analogie forcée, on vous représente un homme les bras élevés horizontalement et étendus de toute leur longueur, après quoi on décrit une espèce de carré, en faisant passer des lignes par les extrémités de cette singulière figure. Mais il me paraît, de la manière la plus évidente, que l’architecte ne puisa jamais dans la figure humaine aucune des idées de son art ; car, en premier lieu, on voit rarement les hommes dans cette posture contrainte ; elle n’est ni naturelle, ni bienséante : secondement, la vue de la figure humaine ainsi disposée, ne suggère pas naturellement l’idée d’un carré, mais plutôt celle d’une croix ; ce grand espace vide entre les bras et la terre doit être rempli avant qu’on puisse s’imaginer de voir un carré : enfin, bien des édifices projetés par d’habiles architectes, n’ont nullement la forme de ce carré particulier, et font cependant un aussi bel effet, peut-être même un plus beau. Certainement rien au monde ne serait plus extravagant qu’un architecte qui tracerait le plan d’un édifice d’après la figure humaine, puisqu’il serait difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver deux choses qui eussent moins de ressemblance ou d’analogie, qu’un homme avec une maison ou un temple : est-il besoin de dire que leurs fins sont absolument différentes ? Ce que je suis porté à soupçonner, c’est que ces analogies furent imaginées pour donner de l’importance aux ouvrages de l’art, en montrant quelque conformité entr’eux et les plus nobles ouvrages de la nature ; mais non que ceux-ci aient fourni des idées propres à perfectionner les premiers. Je suis pleinement convaincu que les partisans de la proportion ont habillé la nature selon leurs idées artificielles, au lieu d’en emprunter les proportions des ouvrages de l’art : j’ai remarqué, en effet, que dans toute discussion sur cette matière, ils quittent le plutôt possible le champ ouvert des beautés naturelles, le règne animal et le règne végétal, pour se fortifier dans les lignes et les angles artificiels de l’architecture ; car les hommes ont un malheureux penchant à se faire, eux, leurs pensées et leurs ouvrages, la mesure de l’excellence en toutes choses. En conséquence, ayant observé que leurs habitations étaient plus commodes et plus solides, lorsqu’étant bâties dans une figure régulière, les parties correspondaient entr’elles, ils transportèrent ces idées à leurs jardins ; ils tournèrent leurs arbres en colonnes, les façonnèrent en pyramides, en obélisques ; leurs haies devinrent autant de murs de verdure ; leurs promenades furent resserrées, avec exactitude et symétrie, dans des carrés, des triangles, et d’autres figures géométriques : ils pensaient que s’ils n’imitaient pas la nature, ils l’embellissaient, et lui montraient ce qu’elle avait à faire. Mais la nature s’est enfin échappée de leurs fers ; et nos jardins, sinon autre chose, déclarent que nous commençons à sentir que les idées mathématiques ne sont pas les véritables mesures de la beauté. Et certainement elles le sont aussi peu dans le règne animal que dans le végétal. N’est-il pas, en effet, bien étonnant que dans ces belles descriptions, ces odes et ces élégies sans nombre, que toutes les bouches répètent, qui ont fait les délices des siècles ; dans ces ouvrages où l’amour est peint sous tant de couleurs différentes, où il est décrit avec une énergie si passionnée, n’est-il pas étonnant qu’on ne dise pas un seul mot de la proportion, s’il est vrai, comme certaines gens le croient encore, que la proportion soit le premier élément de la beauté ; tandis que d’autres qualités s’y reproduisent dans mille pensées diverses, et sous une infinité d’images enflammées ? Mais si la proportion n’a pas l’influence qu’on lui suppose, il peut paraître étrange que les hommes se soient, dans l’origine, si fort prévenus en sa faveur. Cela vint, je pense, de la grande prédilection que les hommes ont pour leurs notions et leurs ouvrages ; cela vint de faux raisonnemens sur les effets de la figure accoutumée des animaux ; cela vint enfin de la théorie platonique sur la convenance et l’aptitude. Pour cette raison, j’examinerai, dans la section suivante, les effets de l’habitude à l’égard de la figure des animaux ; et, ensuite, l’idée de la convenance ; puisque, si la proportion n’opère point par un pouvoir naturel attaché à certaines mesures, ce doit être par l’habitude, ou par l’idée de l’utilité : Il n’y a pas d’autre moyen.


SECTION V.
Autres observations sur la proportion.

Si je ne me trompe, le préjugé en faveur de la proportion est venu, en grande partie, moins d’avoir observé que les corps fussent conformes à aucunes mesures certaines, que d’un faux aperçu du rapport de la difformité à la beauté, à laquelle on l’a crue opposée : sur ce principe on a conclu que là où il n’y avait point de cause de difformité, la beauté devait être naturellement et nécessairement admise. Je crois que c’est une erreur : la difformité n’est pas opposée à la beauté, mais à la forme commune complète. Un homme a-t-il l’une de ses jambes plus courte que l’autre, il est difforme ; parce qu’il lui manque quelque chose pour compléter l’idée entière que nous avons d’un homme, et en cela l’effet des défauts naturels est le même que l’effet des défauts accidentels, comme peuvent en produire, toutes sortes de mutilations. Ainsi un bossu est un homme difforme, parce que son dos a une figure extraordinaire, et qui porte avec elle l’idée de quelqu’incommodité ou de quelque malheur ; de même nous disons d’un homme qui a le cou plus long ; ou plus court que d’ordinaire, qu’il est difforme dans cette partie, parce que les hommes ne sont pas communément faits de cette façon. Mais une expérience continuelle nous prouve qu’une personne peut avoir ses jambes d’une égale longueur et semblables sous tous les rapports, son cou d’une forme convenable, et son dos parfaitement droit, sans avoir, pour cela, la moindre beauté apparente. Par le fait, la beauté est si loin d’appartenir à l’idée de la coutume, que ce qui nous touche d<* cette manière est extrêmement rare. Le beau nous frappe autant par sa nouveauté, que le difforme même. C’est ce que nous éprouvons à l’égard des animaux que nous connaissons ; et si l’on nous en montrait un d’une espèce nouvelle, assurément nous n’attendrions pas que la coutume eût établi une idée de proportion, pour décider de sa beauté ou de sa laideur ; ce qui nous fait voir que l’idée générale de la beauté n’appartient pas plus à la proportion de [37] coutume, qu’à la proportion naturelle. La difformité naît du défaut des proportions communes ; mais la beauté n’est pas le résultat nécessaire de leur existence en quelque objet. Si nous supposons que la proportion dans les’choses naturelles est relative à la coutume et à l’usage, la nature de l’usage et de la coutume nous convaincra que la beauté, qui est une qualité positive et puissante, ne peut en résulter. Nous sommes formés d’une manière si miraculeuse, qu’en même tems que la nouveauté irrite nos désirs, nous sommes en chaînés par l’habitude et la coutume. Mais il est dans la nature des objets auxquels l’habitude nous, attache, de nous toucher faiblement par la possession, et très-vivement par la privation. Je me souviens, à ce sujet, d’avoir fréquenté long-tems un certain lieu que je visitais chaque jour : j’avoue sincèrement que, bien loin d’y trouver quelque agrément, j’y éprouvais une sorte de fatigue et de dégoût ; j’allais, je venais, je m’en retournais, sans le moindre plaisir : cependant si quelque affaire me faisait passer l’heure accoutumée de ma visite, j’étais dans une inquiétude remarquable, et je ne recouvrais quelque tranquillité qu’après avoir payé ce singulier tribut à l’habitude. Ceux qui font usage du tabac, en prennent presque sans s’apercevoir qu’ils en prennent : le sens délicat de l’odorat s’émousse en eux au point d’être insensible à un stimulant si aigu : cependant privez l’amateur du tabac de sa tabatière, il sera le plus malheureux mortel du monde. Il s’en faut tant que l’usage et l’habitude soient par eux-mêmes des causes de plaisir, que l’effet d’un constant usage est de rendre toutes les choses, de quelque genre qu’elles soient, entièrement indifférentes : car, comme l’usage détruit enfin l’effet douloureux de bien des choses, il émousse également l’effet agréable de quelques autres, et les réduit toutes à une sorte de médiocrité et d’indifférence. C’est avec raison qu’on a dit de l’habitude, qu’elle est une seconde nature ; et notre état naturel et ordinaire est un état d’indifférence absolue, également propre à recevoir la douleur ou le plaisir. Mais lorsque nous sommes tirés de cet état, ou privés d’une chose nécessaire pour nous y maintenir, par une circonstance qui n’est pas un plaisir résultant de quelque cause, mécanique, nous recevons toujours une impression désagréable. Il en est de même à l’égard de notre seconde nature, l’habitude, dans tout ce qui s’y rapporte. Ainsi, l’absence des proportions ordinaires chez les hommes et les animaux doit inévitablement choquer, quoique la présence n’en soit aucunement une cause de plaisir. Il est vrai que les proportions qu’on établit comme des causes de beauté dans l’espèce humaine, se trouvent fréquemment chez les belles personnes, mais c’est parce qu’elles appartiennent généralement à toute l’espèce : et s’il peut être prouvé qu’elles existent sans la beauté, et que la beauté existe fréquemment sans elles, que, de plus, cette beauté peut toujours être attribuée à des causes moins équivoques, cela ne nous conduira-t-il pas naturellement à conclure que la beauté et la proportion ne sont pas des idées de la même nature ? Le contraire de la beauté n’est ni la disproportion, ni la difformité, mais la laideur ; et comme elle appartient à des causes opposées à celles de la beauté positive, nous ne pouvons en parler qu’à l’endroit où nous considérerons celle-ci. Entre la beauté et la laideur est une sorte de médiocrité où se trouvent le plus communément les proportions dont il est question ; mais elle n’a aucune influence sur les passions.


SECTION VI.
La convenance n’est pas la cause de la beauté.

On dit que l’idée de l’utilité, ou de l’utilité d’une partie bien adaptée pour répondre à sa fin, est la cause de. la beauté, ou, par le fait, la beauté même. Sans cette opinion, il eût été impossible que la doctrine de la proportion se fût longtems soutenue ; on se serait bientôt lassé d’entendre parler de mesures indépendantes de tout principe naturel, ou dépourvues de la propriété de répondre à quelque fin. L’idée que nous concevons ordinairement de la proportion, est la convenance des moyens pour, certaines fins, et quand il ne s’agit pas de cela, nous nous inquiétons fort peu dé l’effet que peuvent produire différentes mesures des choses : il était donc nécessaire de fonder cette théorie sur ce principe, que la beauté non-seulement des objets artificiels, mais encore des objets naturels, a sa source dans la convenance des parties pour leurs fins différentes : mais je doute qu’en l’établissant, on ait assez consulté l’expérience : car sur ce principe, le grouin du porc, fait en forme de coin, et armé à son extrémité d’un dur cartilage, ses yeux petits et renfoncés, en un mot, toute la forme de sa tête, si propre aux divers offices de fouir et de déraciner, serait extrêmement belle. La grande poche pendante au bec du pélican, très-utile à cet animal, devrait avoir le même agrément à nos yeux. Nous admirerions la gentillesse du hérisson, que sa cuirasse d’épines garantit si bien de toute attaque ; et le porc-épic avec ses dards qu’il lance à la fois de tous côtés, serait un objet très-agréable. Il est peu d’animaux dont les parties soient plus heureusement conformées que celles du singe ; il a les mains d’un homme unies aux membres élastiques d’une bête ; son corps est admirablement construit pour courir, sauter, accrocher, grimper : cependant est-il beaucoup d’animaux qui, dans l’opinion générale, passent pour avoir moins de beauté ? Je ne dirai rien de la trompe de l’éléphant, d’une utilité si variée, et qui est si éloignée de contribuer à sa beauté. Que le loup est bien disposé pour Courir et bondir ? quelles armes terribles n’a pas le lion ! dira-t-on, pour cela, que le lion, le loup et l’éléphant soient de beaux animaux ? Je ne crois pas qu’on puisse penser que les jambes d’un homme soient par leur forme aussi propres à la course que celles d’un cheval, d’un ; chien, d’un cerf et de plusieurs autres créatures ; du moins elles n’en ont pas l’apparence ; on conviendra cependant qu’une jambe d’homme bien tournée passe de beaucoup en], beauté celles de tous ces animaux. Si la convenance des parties constituait l’agrément de leur forme, l’exercice actuel de ces parties, sans doute l’augmenterait beaucoup : or c’est ce qu’on remarque rarement ; et quand cela arrive, c’est sur un autre principe. Un oiseau sur ses ailes n’est pas aussi beau qu’alors qu’il est perché ; il y a même divers animaux domestiques qui prennent rarement l’essor, et qui ne sont pas les moins beaux sous ce rapport. Il est d’ailleurs à remarquer que les oiseaux sont si différens par leur forme des hommes et des quadrupèdes, que, sur le principe de la convenance, on ne peut leur rien accorder d’agréable, à moins qu’on ne considère leurs parties comme destinées à de tout autres fins. De ma vie je n’ai vu de paon voler ; très-longtems même avant que j’eusse aperçu dans sa forme aucune aptitude pour la vie aérienne, j’avais été frappé de l’extrême beauté qui l’élève au-dessus de plusieurs des oiseaux distingués par la rapidité de leur vol, quoique, par tout ce que je voyais, son genre de vie fût à beaucoup près le même que celui du porc nourri avec lui dans la basse-cour. La même chose peut se dire des coqs, des poules, et des autres oiseaux domestiques : par leur figure ils appartiennent à l’espèce volatile ; ils diffèrent peu des hommes et des quadrupèdes par leur manière de se mouvoir. Mais laissons ces exemples étrangers : si la beauté, dans notre propre espèce, était attachée à l’utilité, les hommes seraient beaucoup plus beaux que les femmes, et l’on regarderait la force et l’agilité comme les seules beautés. Mais de donner à la force le nom de beauté, et de n’avoir qu’une même dénomination pour les qualités d’une Vénus et d’un Hercule, si différentes sous presque tous les rapports, c’est assurément une étrange confusion d’idées, ou un abus de mots inconcevable. La cause de cette confusion procède, je pense, de ce que nous apercevons fréquemment que les parties du corps de l’homme et des autres animaux sont à la fois très-belles et très-bien adaptées à leurs diverses fins ; et nous sommes induits à erreur par un sophisme qui nous fait prendre pour la cause ce qui n’est qu’un concomitant : c’est le sophisme de la mouche, qui s’imaginait en traîner un lourd fardeau, parce qu’elle était sur le char qui, par le fait, l’entraînait elle-même. L’estomac, les poumons, le foie, et plusieurs autres parties, sont parfaitement propres à leurs fonctions ; cependant il s’en faut de beaucoup qu’elles aient quelque beauté. Encore un coup, il y a quantité de choses très-belles dont la vue n’excite aucune idée d’utilité. J’en appelle aux plus doux, aux plus naturels sentimens de l’homme : en fixant un bel œil, en contemplant une bouche bien faite, en admirant le contour d’une jambe gracieuse, qui jamais eût l’idée que ces parties étaient convenablement disposées pour voir, pour manger, ou pour courir ? Quelle idée d’utilité font naître les fleurs, l’ornement du monde végétal ? Il est vrai que le maître des mondes, infini dans sa bonté comme dans sa sagesse, plaça souvent le beau à côté de l’utile ; mais cela ne prouve pas que les idées de l’utile et du beau soient les mêmes, ni qu’elles dépendent aucunement l’une de l’autre.

SECTION VII.
Effets réels de la convenance.

En ôtant à la proportion et à la convenance toute part à la beauté, je ne prétends pas dire qu’elles n’aient aucune valeur, ni qu’on doive les négliger dans les ouvrages de l’art. Ce sont les arts, au contraire, qui composent la sphère de leur pouvoir, et c’est là qu’elles ont un plein effet. Quand le créateur voulut, dans sa sagesse, qu’un objet touchât nos ames, il ne confia pas l’exécution de son des sein à l’action lente et précaire de notre raison ; il doua cet objet de pouvoirs et de propriétés qui préviennent l’entendement et la volonté même, qui, saisissant les sens et l’imagination, captivent l’ame avant que l’esprit ait pu donner son consentement ou son improbation. Ce n’est pas sans une grande application et de longs raisonnemens que nous pouvons découvrir l’adorable sagesse de Dieu dans ses ouvrages ; et quand nous l’apercevons, son effet est bien différent, non-seulement par la manière de l’acquérir, mais par sa propre nature, de l’émotion que nous causent, sans aucune préparation, le sublime et le beau. Combien elle est différente la satisfaction de l’anatomiste, qui découvre l’usage des muscles et de la peau, l’excellent artifice des uns pour les divers mouvemens du corps, et le tissu merveilleux de l’autre, enveloppe parfaite qui est tout à la fois une entrée et une issue générale ; combien elle est différente de l’affection qu’éprouve un homme ordinaire à la vue d’une peau douce et délicate, et de toutes les autres parties de la beauté, qui, pour être aperçues, n’exigent aucune recherche ! Dans le premier cas, tandis que notre admiration et notre louange s’élèvent vers le créateur, l’objet qui les excite peut être odieux et dégoûtant ; dans le second, notre imagination est tellement subjuguée, qu’il ne nous reste pas assez de liberté pour examiner les secrets. ressorts de l’objet de notre sensation ; et nous ne pouvons, sans un grand effort de raison, affranchir notre ame de ses séductions, pour tourner nos regards vers la sagesse qui inventa une si puissante machine. L’effet de la proportion et de la convenance, au moins en tant qu’elles procèdent de la pure considération de l’ouvrage en lui-même, est de produire l’aprobation et l’assentiment de l’esprit, mais non l’amour, ni aucune passion de cette espèce. Quand nous examinons le mouvement d’une montre, quand nous venons à connaître l’utilité de chaque partie, quoique très-convaincus de la convenance du tout, il s’en faut que nous apercevions rien de semblable à la beauté dans ce mécanisme ; mais que nous voyions sur la boite le travail d’un habile graveur, sans aucune idée d’utilité, nous en aurons une du beau, plus vive, plus distincte que n’aurait jamais pu nous la donner la montre elle-même, fut-elle le chef-d’œuvre de Graham. Dans la beauté, je l’ai déjà dit, l’effet précède toute connaissance de l’usage ; mais il faut savoir à quelle fin l’ouvrage est destiné, pour juger de la proportion. Suivant la fin, la proportion varie. Ainsi, il y a la proportion d’une tour et celle d’une maison ; la proportion d’une galerie, celle d’une salle, celle d’une chambre : et l’on ne peut décider des proportions de ces différens objets, avant de connaître le but qu’on s’est proposé en les construisant. Le bon sens et l’expérience réunis, découvrent ce qu’il convient de faire dans chaque ouvrage de l’art. Comme créatures raisonnables, nous devons, dans tous nos travaux, avoir égard à leur fin et à leur utilité ; la jouissance d’un plaisir, quelque innocent qu’il soit, ne doit être que d’une considération secondaire. C’est-là que réside le véritable pouvoir de la proportion et de la convenance ; elles agissent sur l’entendement occupé à les considérer, qui approuve l’ouvrage, et y acquiesce. Les passions, et l’imagination leur principal moteur, sont ici fort peu intéressées. Une chambre dans sa première nudité, qui n’offre que des murs dégarnis et un simple plafond, quelques parfaites que soient ses proportions, plait assurément très-peu ; une froide approbation est tout ce qu’on peut accorder : que l’on passe dans une autre pièce proportionnée avec moins d’exactitude, mais décorée de moulures élégantes, de beaux festons, de glaces, et en un mot, de tous les ornemens dont le luxe embellit nos demeures, à coup sûr, elle soulèvera l’imagination contre la raison, elle [plaira davantage que la proportion toute nue de la première, que l’entendement a si fort approuvée comme admirablement adaptée à ses fins. Par ce que j’ai dit ici et précédemment concernant la proportion, je n’ai point prétendu donner l’absurde leçon de négliger l’idée de l’utilité dans les ouvrages de l’art. J’ai voulu montrer seulement que la beauté et la proportion, toutes deux choses excellentes, ne sont pas les mêmes ; et non qu’on doive mépriser l’une ou l’autre.


SECTION VIII.
Récapitulation.

Jetons un coup-d’œil général sur ce qui précède:si les parties du corps humain qu’on trouve exactement proportionnées, étaient de même constamment belles, ce qui n’est pas certainement ; si elles étaient situées de manière qu’un plaisir pût résulter de la comparaison, ce qui arrive rarement ; si l’on découvrait certaines proportions, soit dans les plantes, soit dans les animaux, auxquelles la beauté fût toujours attachée, ce qu’on n’a jamais vu; enfin, si les parties, lorsqu’elles seraient parfaitement convenables à leurs fins, étaient invariablement belles, et qu’il n’y eût point de beauté où l’on ne verrait pas d’utilité, ce qui est contraire à toute expérience, alors nous pourrions conclure que la beauté consiste dans la proportion ou dans l’utilité : mais puisque, sous tous les rap ports, le cas est absolument différent, nous devons être convaincus qu’elle n’en dépend en aucune manière : en ce moment, peu importe son origine.

SECTION IX.
La perfection n’est pas la cause de la beauté.

C’est une notion généralement reçue, et assez étroitement liée à la précédente, que la perfection est la cause constituante de la beauté. Cette opinion s’étend beaucoup plus loin qu’aux objets sensibles. Mais, en ceux-ci, il s’en faut tant que la perfection considérée en elle-même, soit la cause de la beauté, que cette dernière qualité, chez les femmes où elle se trouve au plus haut degré, emporte presque toujours avec elle une idée de faiblesse et d’imperfection. Les femmes le savent très-bien ; c’est pourquoi elles s’étudient à grasseyer, à chanceler dans leur démarche, à imiter la faiblesse et même la maladie. C’est la nature qui leur donne cette leçon. La beauté souffrante est la plus touchante des beautés. La rougeur a presque autant de pouvoir ; et la modestie en général, qui est un aveu tacite d’imperfection, est elle-même regardée comme une qualité aimable, qui répand un nouveau charme sur toutes celles qui le sont. Je sais que partout on répète que nous devons aimer la perfection. Ce m’est une preuve suffisante qu’elle n’est pas l’objet propre de l’amour. Qui jamais s’avisa de dire que nous devons aimer une belle femme, ou même quel qu’un de ces beaux animaux qui nous plaisent ? Ici, pour être touché, on n’a nul besoin du concours de la volonté.

SECTION X.
Jusqu’à quel point l’idée de la beauté peut être appliquée aux qualités de l’ame.

Cette remarque, en général, n’est pas moins appliquable aux qualités de l’ame. Les vertus du genre le plus sublime, qui ravissent l’admiration, inspirent la terreur plutôt que l’amour ; telles sont la fermeté, la justice, la sagesse, et d’autres semblables. Aucun homme ne se rendit jamais aimable par la force de ces qualités. Celles qui nous touchent par une impression agréable, qui engagent et maîtrisent nos cœurs, sont les plus douces des vertus ; la facilité du caractère, la compassion, la bonté, la libéra lité : on est convaincu cependant qu’elles sont d’un intérêt moins immédiat et moins important pour la société, et qu’elles ont moins de dignité que les premières. C’est pour cette raison-là même qu’elles plaisent davantage. Les grandes vertus s’exercent principalement dans les troubles, dans les châtimens, dans les dangers ; elles s’appliquent à prévenir les grands maux plutôt qu’à dispenser des faveurs ; de-là vient qu’elles ne sauraient obtenir notre amour, quoique dignes de tout notre respect. Celles d’un rang subordonné se manifestent par les consolations, les graces et l’indulgence ; aussi sont-elles plus aimables, quoique inférieures en dignité. Ceux qui s’insinuent dans nos cœurs, que nous choisissons pour confidens de nos heures les plus douces, que nous appelons pour allé ger nos soins et dissiper nos soucis, ceux-là ne sont jamais doués de qualités brillantes ni de fortes Vertus. C’est sur le clair-obscur de l’ame que nos yeux aiment à se reposer, fatigués de contempler des objets plus éclatans. Observons l’impression qui se fait en nous, en lisant les caractères de César et de Caton, tels que Salluste, d’un burin hardi et fin à la fois les, a tracés et contrastés. L’un est toujours porté à l’indulgence, à la libéralité, ignoscendo, largiundo : l’autre a l’inflexibilité, nil langiundo ; l’un est le refuge des malheureux, perfugium miseris ; l’autre le fléau des ; méchans, malis perniciem. Le dernier nous inspire beaucoup d’admiration, une grande vénération, et peut-être un peu de crainte ; nous le respectons, mais nous le respectons à certaine distance : le premier nous fait entrer dans sa familiarité ; nous l’aimons, et il nous mène partout où il veut. Pour rapprocher mes raisonnemens des premiers et des plus naturels sentimens de l’homme, j’ajouterai une remarque que fit un homme de beaucoup d’esprit en lisant cette section. L’autorité d’un père, si utile à notre bien être, et si vénérable sous tous les rapports, empêche que nous ne sentions pour lui cet amour entier[38] que nous avons pour nos mères, en qui l’autorité paternelle est adoucie par l’indulgence et la tendresse maternelle : mais généralement nous aimons beaucoup nos grands-pères, parce que leur autorité se fait sentir à un degré plus loin, et que d’ailleurs la faiblesse de l’âge l’amollit et lui donne quelque chose de la partialité des femmes.

SECTION XI.
Jusqu’à quel point l’idée de la beauté peut s’appliquer à la vertu.


D’après ce qu’on a dit dans la section précédente, il est facile de voir jusqu’à quel point on peut convenablement appliquer la beauté à la vertu. L’application générale de cette qualité à la vertu tend beaucoup à confondre les idées que nous avons des choses ; et elle a donné lieu à un système extrêmement bisarre ; de même qu’en donnant le nom de beauté à la proportion, à la convenance, à la perfection, et aux qualités de choses encore plus éloignées de nos idées naturelles de la beauté, comme elles le sont les unes des autres, on a porté la confusion dans toutes les idées que nous avons de ce don puissant de la nature, ne nous laissant pour en juger ni modèles ni règles qui ne fussent plus incertains et plus trompeurs que notre propre imagination. Cette manière lâche et incorrecte de parler nous a égarés dans la théorie du goût et de la morale ; et nous a conduits jusqu’à transporter la science de nos devoirs hors de leurs bases propres, qui sont notre raison, nos relations et nos besoins, pour l’établir sur des fondemens imaginaires et vains.

SECTION XII.
De la Cause réelle de la beauté.

Aprés avoir tâché de faire voir ce que la beauté n’est pas, il convient d’examiner, au moins avec une attention égale, en quoi elle consiste réellement. La beauté fait une impression trop vive et trop profonde pour ne pas dépendre de quelques qualités positives : et puisqu’elle n’est pas un être de notre raison, puisqu’elle nous trappe sans aucun rapport d’utilité, et même en des circonstances où l’on ne peut discerner aucune utilité, puis que l’ordre et la méthode de la nature diffèrent beaucoup, en général, de nos mesures et de nos proportions, il faut conclure que la beauté est le plus souvent une qualité des corps qui agit mécaniquement sur l’esprit humain par l’intervention des sens. Nous devons donc considérer attentivement de quelle manière ces qualités sensibles sont disposées dans les objets que l’expérience nous fait trouver beaux, et qui excitent en nous la passion de l’amour, ou quelque affection analogue.

SECTION XIII.
Les beaux objets sont petits.

La première chose qui se présente en examinant un objet, c’est son étendue ou sa quantité. Pour savoir "quel degré d’étendue convient aux corps que l’on regarde comme beaux, il ne faut que réfléchir à la manière dont on l’exprime. J’ai entendu dire que dans presque toutes les langues, on qualifie les objets d’amour avec des épithètes diminutives ; c’est ce qui a lieu dans celles dont j’ai quelque connaissance. En grec le ιαν et d’autres mots diminutifs sont presque toujours des termes d’affection et de tendresse. Les Grecs ajoutaient communément ces diminutifs aux noms des personnes avec qui ils vivaient amicalement et familièrement. Quoique les Romains eussent des sentimens moins vifs et moins délicats, cependant, dans les mêmes circonstances, ils glissaient quelquefois dans les terminaisons diminutives. Anciennement, dans la langue anglaise, on joignait le diminutif ling aux noms des personnes et des choses qui inspiraient un sentiment d’amour ; nous en conservons encore quelques-uns, comme darling, qui n’est autre, que little dear (cher petit). Mais aujourd’hui, dans la conversation, il est d’usage de qualifier tout ce qu’on aime du nom caressant de petit : les Français et les Italiens emploient encore plus fréquemment ces diminutifs d’affection. Dans la création animale, hors de notre propre espèce, c’est pour le petit que notre choix se détermine : nous aimons les petits oiseaux, et quelques-uns des plus petits quadrupèdes. Une grande et belle chose est une expression à peine connue ; au lieu qu’on dit fréquemment, une grande et laide chose. La différence est immense entre l’admiration et l’amour. Le sublime, qui cause le premier de ces sentimens, s’attache toujours aux grands objets et aux terribles ; le second, aux petits et aux agréables : nous nous soumettons à. ce que nous admirons, mais nous aimons ce qui se soumet à nous : dans le premier cas nous sommes forcés à la complaisance, elle nous flatte dans le second. Enfin, les idées du sublime et du beau reposent sur des bases si différentes, qu’il est difficile, j’avais presque dit impossible, de penser à les concilier dans le même sujet, sans diminuer considérablement l’effet qu’a l’un ou l’autre sur les passions : ainsi, par rapport à leur quantité, les beaux objeti sont comparativement petits.

SECTION XIV.
L’Uni ou le Poli.

Une autre propriété qu’on remarque toujours dans les beaux corps, c’est l’uni ou le poli [39] ; qualité si essentielle à la beauté, que je ne sache pas qu’il existe aucune belle chose qui n’en soit douée. Dans les arbres et dans les fleurs, les feuilles unies et polies sont belles ; les pentes unies dans les jardins, et dans les paysages, le cristal uni et poli des ruisseaux : ne met-on pas au rang des beautés animales, le plumage uni et poli des oiseaux, les fourrures unies et douces des quadrupèdes ? Les femmes, ces êtres formés de beautés, en ont-elles une plus séduisante que la finesse, et, pour ainsi dire, le poli de la peau ? Enfin, les ouvrages d’ornement même ne sont beaux qu’autant qu’ils présentent des surfaces unies et polies. C’est à cette qualité que la beauté doit une très-grande partie de son pouvoir, disons même la plus considérable ; en effet, prenez un bel objet quelconque, donnez-lui une surface inégale et rude ; aussitôt il cesse de plaire, quelque parfait qu’il puisse être à d’autres égards : au lieu que, le dépouillant de ses autres qualités constituantes, si vous lui laissez celle du poli, il plaira plus par celle-ci que par presque toutes les autres sans elle. Cela me semble si évident, que je suis extrêmement surpris qu’aucun de ceux qui ont traité ce sujet, n’ait compris l’uni et le poli dans l’énumération de qualités qui concourent à former la beauté : car toute surface raboteuse, tout angle saillant est dans le plus haut degré contraire à cette idée.


SECTION XV.
De la Variation graduelle.

Si les corps parfaitement beaux ne sont pas composés de parties angulaires, on ne voit pas non plus que leurs parties continuent long-tems dans la même ligne droite[40]. Elles varient de direction à tout moment ; elles changent à l’œil par une déviation continuelle, dont il serait également difficile de déterminer et le point où elle commence, et celui où elle finit. La vue d’un bel oiseau éclaircira cette observation. Nous voyons augmenter sa tête insensiblement jusqu’au milieu, d’où elle s’amoindrit par degrés et se confond enfin avec le cou ; le cou se perd lui-même dans un plus grand renflement qui augmente jusqu’au milieu du corps, où commence un nouveau décroissement du tout, dont le dernier degré est à l’origine de la queue ; la queue prend une nouvelle direction, mais en change bientôt pour se lier aux autres parties ; ainsi la ligne, au-dessus, au-dessous, de tous côtés, est dans une variation continuelle. J’ai pris dans cette description une colombe pour modèle ; elle remplit la plupart des conditions de la beauté. Son plumage est uni, et garni du plus doux duvet ; ses parties sont, pour ainsi dire, fondues les unes dans les autres : on ne voit dans le tout aucune proéminence soudaine, et cependant le tout change sans cesse. Que l’on observe cette partie d’une belle femme, qui est peut-être la plus belle, je veux dire, le cou et le sein ; que l’on observe cette douceur, cette mollesse, ces contours aisés et insensibles, cette variété de la surface qui, dans le plus petit espace, n’est jamais la même ; ce dédale trompeur où l’œil s’égare, incertain, ébloui, ne sachant où se fixer, ignorant où il est entraîné. N’est-ce pas là une preuve de ce changement de surface continuel, et cependant imperceptible en quelque point que ce soit, qui est un des premiers élémens de la beauté ? Je crois extrêmement juste l’idée de la ligne de beauté trouvée par M. Hogarth ; et je suis charmé de pouvoir, en ce point, appuyer ma théorie de l’opinion de cet artiste ingénieux : mais l’idée de la variation, dont il était plus occupé que de la manière de la variation, le conduit à considérer comme belles les figures angulaires : il est vrai que ces figures varient beaucoup, mais d’une manière brusque et brisée, et jê ne sache pas qu’il existe d’objet naturel qui soit angulaire et beau en même tems. Par le fait, il est peu d’objets naturels entièrement angulaires ; et je pense que ceux qui offrent le plus de points saillans sont les plus laids. Je dois ajouter encore que, quoique la beauté parfaite réside dans la ligne variée, cependant il n’y a aucune ligne particulière qu’on trouve toujours dans le beau le plus parfait, et qui, par conséquent, soit belle préférablement à toutes les autres ; du moins, aussi loin que mes observations ont pu s’étendre sur la nature, je n’ai pu l’y découvrir.

SECTION XVI.
La délicatesse.

Un air de vigueur et de force nuit à la beauté : une apparence de délicatesse et même ; de fragilité lui est presque essentielle. Quiconque examinera la création végétale ou animale, se convaincra que cette observation est fondée dans la nature. Ce ne sont ni le chêne, ni le frêne, ni l’orme, ni aucun des arbres vigoureux des forêts, auxquels nous accordons la beauté ; ils sont imposans et majestueux ; ils inspirent une sorte de respect : c’est le myrte délicat, l’oranger élancé, le débile amandier, le jasmin délié, c’est la vigne flexible, que nous regardons comme des beautés végétales : ce sont les fleurs, si remarquables par leur fragilité et leur existence momentanée, qui nous donnent l’idée la plus vive de l’élégance et de la beauté. Parmi les animaux, la levrette est plus belle que le mâtin ; et la finesse d’un, cheval genêt, barbe ou arabe, est plus aimable que la force et la solidité de quelques chevaux de guerre ou de trait. Je dirai peu de chose du sexe que nous adorons, il suffit de le voir pour sentir combien il est favorable à mon opinion. La beauté des femmes est due en grande partie à leur faiblesse ou à leur délicatesse ; elle est même relevée par leur timidité, qualité de l’ame qui naît du sentiment de sa propre fragilité. Qu’on ne se méprenne pas sur ma pensée : je ne prétends pas dire que la faiblesse qui décèle une très-mauvaise santé, doive produire la beauté ; cependant le mauvais effet de cette situation ne vient pas de la faiblesse, mais de ce que la maladie qui cause cette faiblesse, altère les autres conditions de la beauté ; alors les autres tombent en ruine ; l’éclat des couleurs, le lumen purpureum juventæ s’éteint, et la belle variation se perd dans les rides, les interruptions soudaines et les lignes droites.

SECTION XVII.
De la Beauté par rapport aux Couleurs.

Il est peut-être un peu difficile de déterminer avec exactitude de quelles couleurs les beaux objets sont communément revêtus, vu qu’elles existent dans les diverses parties de la nature avec une variété infinie. Cependant au milieu de cette variété même, on peut découvrir quelques principes invariables. D’abord, les couleurs sombres et confuses ne conviennent pas, aux beaux objets ; ils réclament celles qui sont riantes et pures. En second lieu, elles ne doivent pas être du genre le plus prononcé : celles qui semblent s’allier le mieux avec la beauté, sont les plus douces de chaque sorte ; les verts légers, les bleues tendres, les blancs affaiblis, les incarnats, les violets. Enfin, si un bel objet se pare de couleurs vives et fortes, ce n’est jamais d’une seule ; elles sont toujours diversifiées, et en si grand nombre, comme dans les fleurs bigarrées, que chacune d’elles perd beaucoup de sa force et de son éclat par le voisinage des autres. Que voit-on dans un beau teint ? est-ce seulement quelque variété dans le coloris ? non, mais dans les couleurs ; ni le rouge, ni le blanc ne sont vifs et tranchans. D’ailleurs ces couleurs se mêlent de telle manière, elles s’allient par des gradations si insensibles, qu’il est impossible d’en.fixer les bornes. C’est d’après ce même principe que la couleur douteuse qui semble errer sur le plumage du paon et sur la tête du canard, est si agréable. Dans la réalité, la beauté de la forme et celle du coloris ont des rapports aussi intimes qu’on puisse en supposer entre des choses d’une nature si différente.

SECTION XVIII.
Récapitulation.

En résumant, nous trouvons que les qualités de la beauté, bien entendu les qualités purement sensibles, sont les suivantes. 1°. La beauté est comparativement petite ; 2°. le poli lui est essentiel ; 3°. là direction de ses parties varie sans cesse ; 4°, ces parties ne sont pas angulaires, mais fondues, pour ainsi dire, l’une dans l’autre ; 5°, elle a une forme délicate, sans aucune apparence de force ; 6°. elle est revêtue de couleurs pures et brillantes ; mais non très-fortes ; 7°. si quelquefois elle a une couleur éclatante, cette couleur est diversifiée par d’autres. Ce sont là, je crois, les propriétés essentielles de la beauté ; propriétés qui opèrent par des voies naturelles, et sont moins que tout autre sujètes à être altérées par le caprice, ou confondues par la diversité des goûts.

SECTION XIX.
La physionomie.

La physionomie a beaucoup de part à la beauté, surtout à celle de notre espèce. Les mœurs caractérisent et déterminent l’air : quand il y correspond d’une manière assez exacte, il peut réunir aux qualités du corps, l’effet de certaines qualités agréables de l’esprit : de sorte que la beauté humaine ne saurait être parfaite, son influence ne saurait être entière, si le visage n’exprime pas ces qualités douces et aimables qui correspondent à la douceur, à la mollesse et à la délicatesse des formes extérieures.


SECTION XX.
L’œil.

C’est à dessein que j’ai différé jusqu’ici de parler de l’œil, qui a tant d’influence sur la beauté de tous les êtres animés parce qu’il ne trouvait pas aussi naturellement sa place à côté des objets précédemment considérés, quoique par le fait, il se réduise aux mêmes principes. Or, je pense que la beauté de l’œil consiste premièrement dans sa netteté : pour la couleur, il est difficile de décider laquelle est la plus agréable, cela dépend beaucoup des goûts particuliers ; mais un œil ne saurait plaire si son eau est trouble et pesante[41]. À cet égard, l’œil nous plaît sur le même principe qu’un diamant, une eau pure, une glace et d’autres substances transparentes. Le mouvement de l’œil ajoute encore à sa beauté en variant continuellement sa direction ; mais un mouvement lent et languissant est plus beau que ces coups d’œil rapides qui ressemblent au passage d’une étincelle : ceux-ci animent, les autres touchent. Pour ce qui est de l’union de l’œil avec les parties voisines, elle est soumise à la loi de tous les beaux assemblages, qui est de ne pas faire une déviation trop forte de la ligne des parties contiguës, et de ne pas tendre à une figure exactement géométrique. Mais si l’œil nous plaît, s’il nous touche, c’est, en outre, parce qu’il porte en lui l’expression de certaines qualités de l’ame, et de là vient en général son plus grand pouvoir ; de sorte que tout ce que nous avons dit de la physionomie peut s’appliquer à l’œil.


SECTION XXI.
La Laideur.

Ce serait peut-être une sorte de répétition de ce qui précède, que d’insister ici sur la nature de la laideur, car je la crois sous tous les rapports le contraire des qualités qui constituent la beauté. Mais si la laideur est le contraire de la beauté, elle ne l’est pas de la proportion et de la convenance, car une chose peut être fort laide, quoique bien proportionnée et parfaitement convenable à ses fins. Je pense en outre que la laideur sympathise assez avec l’idée du sublime : ce qui ne signifie pas que la laideur soit par elle-même une idée sublime, à moins qu’elle ne se trouve unie à des qualité* capables d’exciter une forte terreur.

SECTION XXII.
La Grâce.

La grâce diffère peu de la beauté ; elle se compose en grande partie des mêmes élémens. L’idée de la grâce appartient au maintien et au mouvement, lesquels, pour être gracieux, ne doivent offrir aucune apparence de roideur ; ils exigent, au contraire, une légère inflexion du corps, et un arrangement des parties tel qu’elles ne s’embarrassent pas les unes les autres, et quelles ne paraissent pas divisées par des angles aigus et saillans. C’est dans cette rondeur, cette délicatesse d’attitude et de mouvement que consiste toute la magie de la grâce, et ce je ne sais quoi, si délicieux et si vague à la fois qu’on n’a pu le faire sentir que par l’aveu de l’impuissance de l’exprimer : tout observateur pourra s’en convaincre en examinant attentivement la Vénus de Médicis, l’Antinoüs, ou toute autre statue généralement avouée pour un modèle de grâce.

SECTION XXIII.
L’Élégance et le Spécieux. [42]

Lorsqu’un corps est composé de parties unies et polies, qui ne se pressent pas les unes sur les autres, qui ne montrent ni confusion, ni rudesse, et qui affectent en même tems une forme régulière, j’appelle ce corps élégant. L’élégance a une étroite liaison avec le beau, et n’en diffère que par cette régularité, qui, néanmoins, causant une différence essentielle dans l’affection produite, peut très-bien constituer une, autre espèce. Je comprends dans cette classe, ces délicats et réguliers ouvrages de l’art qui n’imitent aucun objet déterminé de la nature, tels que les élégans édifices et diverses pièces d’ameublement. L’objet qui possède quelqu’une de ces qualités, ou de celles qui appartiennent aux beaux corps, et qu’il y joint la grandeur de dimension, est tout aussi éloigné de l’idée de la pure beauté : Je l’appelle brillant ou spécieux.

SECTION XXIV.
Le Beau d’Attouchement.

La précédente description de la beauté, en tant qu’elle se rapporte à l’œil, deviendra plus lumineuse si nous expliquons la nature des objets qui produisent un effet semblable par la voie du toucher. C’est cet effet que je nomme le beau d’attouchement. Il a un rapport étonnant avec ce qui cause la même espèce de plaisir à la vue. Toutes nos sensations forment une même chaîne ; elles ne sont que différentes sortes d’attouchemens, imprimés par diverses sortes d’objets, mais imprimés de la même manière. Tous les corps agréables au toucher le sont par la faible résistance qu’ils opposent. La résistance se fait sentir ou dans le mouvement le long d’une surface, ou dans la pression des parties les unes sur les autres : si la première résistance est légère, nous disons que le corps est poli, et mou, si c’est la dernière. Le principal plaisir que nous recevons par attouchement, provient de l’une ou de l’autre de ces qualités ; et si elles se trouvent combinées en semble, notre plaisir y gagne considérablement. Cet effet est si simple et si évident, qu’il est plus propre à éclaircir d’autres choses, qu’à être éclairci lui-même par un exemple. Une seconde source de plaisir pour ce sens, comme pour tout autre, est un continuel sentiment de quelque chose de nouveau : nous trouvons en effet que les corps dont la surface varie continuellement sont les plus agréables ou les plus beaux au toucher, chacun peut en faire l’expérience : cependant il est nécessaire que la direction de leur surface ne varie jamais d’une manière soudaine. L’impression d’un objet soudain, bien qu’elle n’ait en soi que peu ou point de violence, est désagréable. L’application subite et imprévue d’un doigt plus chaud ou plus froid que de coutume nous fait tressaillir ; un coup léger sur l’épaule, auquel on ne s’attend pas, a le même effet. De là vient que les corps angulaires, corps en qui la direction de la ligne extérieure varie subitement, donnent si peu de plaisir au toucher : chacun de ces changemens est une sorte de montée ou de chûte en miniature ; de sorte que les carrés, les triangles et les autres figures angulaires ne sont belles ni à la vue ni au toucher. Quiconque essaiera de comparer l’état de son esprit en sentant un corps mou, uni, varié, non-angulaire, avec celui où il se trouve à la vue d’un bel objet, apercevra dans leurs effets une analogie frappante, très-propre à faire découvrir leur cause commune. Sous ce rapport, la vue et le toucher diffèrent en fort peu de points : le toucher reçoit le plaisir que donne une chose molle et tendre, qui n’est pas primitivement un objet de la vue ; d’autre part, la vue comprend la couleur, dont le toucher a difficilement quelque perception : si le toucher a l’avantage dans un nouveau plaisir qui résulte d’un degré modéré de chaleur, l’œil triompha dans l’étendue et la multiplicité infinie de ses objets. Au reste, j’aperçois une telle conformité dans les plaisirs de ces deux sens, que je suis porté à croire, que s’il était possible de distinguer les couleurs par l’attouchement, comme on prétend que quelques aveugles l’ont fait, les mêmes couleurs et la même disposition du coloris qui sont belles à la vue, seraient pareillement très-agréables au toucher. Mais, laissant de côté les conjectures, passons au sens de l’ouie.


SECTION XXV.
Le Beau des Sons.

En examinant le sens de l’ouïe, nous lui trouvons une égale aptitude à être touché d’une manière douce et délicate ; et c’est à l’expérience d’un chacun à juger de l’analogie qui existe entre les sons doux ou beaux, et nos descriptions de la beauté par rapport aux autres sens. Milton, dans un des poèmes de sa jeunesse, a décrit cette espèce de musique légère et variée [43]. Il est inutile d’observer que Milton était très-versé dans cet art ; et que personne ne joignit à une oreille plus délicate, une manière plus heureuse d’exprimer les affections d’un sens par des métaphores tirées d’un autre. Voici cette description :

« Ils endorment toujours mes soucis dévorans, en caressant mon oreille des airs moelleux de Lydie, de ces modulations variées, de cette chaîne de douceur que la voix folâtre, flexible et touchante prolonge en courant dans un dédale ; elle arrive à mon cœur en dénouant tous les liens qui captivent l’ame secrète de l’harmonie [44] »

Faisons le parallèle de ce passage avec la douceur, la surface ondoyante, la continuité non-brisée, la gradation facile du beau dans les autres choses ; et toutes les diversités des différens sens, avec toutes leurs affections diverses, se prêteront mutuellement des lumières propres à donner une idée claire, finie et cohérente du tout, loin de l’obscurcir par leur variété et leur complication.

J’ajouterai une ou deux remarques à la description que je viens de rapporter. La première est que le beau musical ne comporte pas cet éclat et cette force de sons qu’on peut employer pour exciter d’autres passions ; il fuit également les tons aigres, perçans ou sourds, et se trouve plutôt dans les tons clairs, unis, moelleux et faibles. En second lieu, une grande, variété, des transitions brusques d’une mesure ou d’un ton à l’autre sont contraires au génie dû beau musical. Ces transitions[45] excitent souvent la joie et d’autres passions soudaines et tumultueuses, mais ne plongent jamais dans cette langueur, cet attendrissement, cet abandon de l’ame, qui est l’effet caractéristique du beau par rapport à tous les sens. La passion que fait naître le beau, se rapproche réellement davantage d’une sorte de mélancolie que de la joie et de l’allégresse. Ce n’est pas que je prétende borner la musique à certaines notes ou à certains tons, et j’avoue que je ne suis pas très-habile dans cet art. Par cette remarque, mon seul dessein est d’établir une idée suivie et entière de la beauté. La variété infinie des affections de l’ame inspirera toujours à l’artiste doué d’un bon esprit et d’une oreille sensible les diverses modulations propres à les émouvoir. Je ne crois pas nuire à cet art, en démêlant et distinguant un petit nombre de particularités qui appartiennent à la même classe, et qui sont liées ensemble, de l’immense foule des idées differentes et souvent contradictoires que le vulgaire range dans le domaine de la beauté. Je n’ai d’autre but que de signaler parmi ces idées quelques points principaux qui montrent la conformité du sens de l’ouie avec les autres, en ce qui concerne leurs plaisirs.


SECTION XXVI.
Le Goût et l’Odorat.

Cet accord général des sens paraît avec plus d’évidence encore lorsque l’on considère attentivement ceux du goût et de l’odorat. Nous appliquons métaphoriquement l’idée de la douceur à la vue et au son ; mais comme les qualités des corps, par lesquelles ils sont propres à exciter le plaisir ou la douleur dans ces sens, ne sont pas aussi frappantes que celles qui s’exercent sur les autres, nous renverrons l’explication de leur analogie, qui est très-intime, à cette partie où nous venons à considérer la cause efficiente commune du beau par rapport à tous Tes sens. Je ne pensé pas que rien soit plus propre à établir une idée claire et fixe de la beauté visuelle, que cette manière d’examiner les plaisirs analogues des autres sens ; car il arrive quelquefois qu’une partie évidente pour un de nos sens, est plus obscure pour un autre ; et lorsqu’ils se réunissent par un concours évident, nous pouvons parler de chacun d’eux avec plus de certitude. Par-là ils s’accordent un témoignage mutuel ; la nature est, pour ainsi dire, passée au creuset, et nous n’en rapportons rien qu’elle ne nous ait appris.


SECTION XXVII.
Le Sublime et le Beau comparés.

En terminant cet examen général de la beauté, il est naturel de la comparer avec le sublime. Cette comparaison présente un contraste remarquable : les objets sublimes sont grands dans leurs dimensions ; les beaux objets sont comparativement petits ; la beauté est unie et polie; le sublime, rude et négligé : la beauté fuit la ligne droite, mais s’en éloigne par des déviations insensibles ; le sublime, en plusieurs cas, s’attache à la ligne droite, et quand il en sort, c’est par des sallies fortes et prononcées : l’obscurité est ennemie du beau ; le sublime se couvre d’ombres et de ténèbres : enfin la légèreté et la délicatesse s’unissent à la beauté, tandis que le sublime demande la solidité et les masses même. Ces idées sont réellement d’une nature très-différente, l’une étant fondée sur la douleur, et l’autre sur le plaisir ; et quoiqu’elles puissent s’écarter par la suite de la nature directe de leurs causes, cependant ces causes conservent entre ces idées une distinction éternelle ; distinction que ne doivent jamais perdre de vue ceux qui ont pour but d’affecter les passions. Dans l’infinie variété des combinaisons naturelles, nous devons nous attendre à trouver réunies dans un même objet les qualités des choses les plus éloignées les unes des autres qu’il soit possible d’imaginer. Attendons-nous aussi à trouver des combinaisons du même genre dans les ouvrages de l’art. Mais en considérant l’influence qu’un objet exerce sur nos passions, n’oublions pas que lorsqu’il doit affecter notre esprit par la force de quelque propriété prédominante, l’affection produite est vraisemblablement plus uniforme et plus parfaite, si toutes les autres propriétés ou qualités de l’objet sont de la même nature que la principale, et tendent au même but.

[46]  « De ce que le noir et le blanc s’unissent, se confondent et s’adoucissent de mille manières différentes, s’ensuit-il qu’il n’y ait ni blanc ni noir ? »

Si les qualités du sublime et du beau se trouvent quelquefois unies, cela prouve-t-il qu’elles soient une seule et même chose ; cela prouve-t-il qu’elles aient quelque analogie ; cela prouve-t-il même qu’elles ne soient pas opposées et contradictoires ? Le blanc et le noir peuvent se mêler, peuvent s’adoucir ; mais pour cela ils ne sont pas une seule et même chose ; et lorsqu’ils sont ainsi mêlés et adoucis l’un avec l’autre, ou avec diverses couleurs, le pouvoir du noir comme noir, ou du blanc comme blanc, n’est pas aussi fort que lorsque chacune de ces couleurs est uniforme et séparée.

Fin de la troisième partie.
PARTIE IV.
Section Iere.
De la Cause efficiente du Sublime et du Beau.


Quand je dis que je me propose de rechercher la cause efficiente du sublime et du beau, on ne doit pas entendre que je prétende remonter à la cause première. Je ne me flatte pas de pouvoir jamais expliquer pourquoi certaines affections du corps produisent telle émotion distincte dans l’ame, et non une autre, ni pourquoi le corps est affecté par l’ame, ou lame par le corps. Il suffit d’y réfléchir un peu pour reconnaître l’impossibilité d’y parvenir. Mais je crois que si nous pouvons découvrir quelles sont les affections de l’ame qui produisent certaines émotions dans le corps, et quelles sont les qualités et les sensations distinctes du corps qui peu vent produire dans l’ame certaines passions, déterminées, et non d’autres, je crois, dis-je, que nous aurons fait un grand pas, qui ne sera pas inutile pour parvenir à connaître distinctement nos passions, telles du moins que nous les considérons en ce moment. Je pense que c’est tout ce que nous pouvons faire. Nous fût-il possible d’aller plus loin, il resterait encore des difficultés, puisque nous serions toujours également éloignés de la première cause. Lorsque Newton découvrit la propriété de l’attraction, et qu’il en fixa les lois, il trouva qu’elle expliquait très-bien plusieurs des plus remarquables phénomènes de la nature ; cependant, par rapport au système général des choses, il ne put voir dans l’attraction qu’un effet, dont il n’essaya pas alors de démontrer la cause. Mais lorsqu’il voulut dans la suite en rendre raison par un éther élastique et subtil, ce grand homme (si ce n’est pas une impiété de voir une faute dans un si grand homme) parut avoir oublié sa manière circonspecte de raisonner ; car, en accordant que tout ce qui a été dit à ce sujet soit suffisamment prouvé, il me semble que cela nous laisse autant de difficultés à résoudre que nous en avions. Le faible génie de l’homme se perdra toujours dans cette chaîne immense de causes, qui s’étend jus qu’au trône même de l’Éternel. Dès que nous perdons de vue les qualités immédiatement sensibles des choses, nous sortons de notre sphère. Tout ce que nous faisons ensuite se réduit à quelques vains efforts qui montrent que l’élément où nous sommes ne nous appartient pas. Ainsi, quand je parle de cause et de cause efficiente, j’entends seulement certaines propriétés et certains pouvoirs des corps qui produisent quelque changement dans l’ame : comme, si j’ayais à expliquer le mouvement d’un corps tombant, je dirais qu’il est causé par la gravité ; et je tâcherais le faire voir de quelle manière ce pouvoir agit, sans essayer de montrer pourquoi il agit de cette manière : ou si je voulais expliquer les effets du choc des corps, je n’entreprendrais pas d’expliquer comment le mouvement est communiqué.

SECTION II.
De l’Association.

Dans le cours des recherches que nous faisons sur la cause de nos passions, nous sommes arrêtés par un grand obstacle, qui naît de ce que le sujet de plusieurs de ces passions nous est donné, et que leurs impérieux mouvemens nous sont communiqués dans un âge où nous n’avons pas la faculté d’y réfléchir, et dont notre esprit ne peut conserver aucune sorte de souvenir : car outré les objets qui nous affectent de diverses manières, suivant leurs propriétés naturelles, il se fait à cette première période de la vie des associations qu’il est par la suite très-difficile de distinguer des effets naturels. Pour ne point parler de ces antipathies inexplicables qu’on trouve en quantité de personnes, il est impossible à qui que ce soit de se souvenir du premier instant où une montagne escarpée lui parut plus terrible qu’une plaine, l’eau ou le feu plus effrayant qu’une motte de terre, quoique toutes ces notions soient très probablement, ou des résultats de notre expérience, ou le fruit des opinions d’autrui, et que, selon toute vraisemblance, nous les ayons reçues assez tard. Mais comme on doit convenir que bien des choses nous affectent d’une certaine manière, non par des pouvoirs naturels qu’elles aient à cette fin, mais par association ; d’autre part, il serait absurde de dire que toutes nos sensations se font par association seulement ; en effet, il e6t des choses qui doivent avoir été dès l’origine naturellement agréables ou désagréables, et des quelles les autres tirent leurs pouvoirs d’association. Je pense qu’il serait assez inutile de chercher la cause de nos passions dans l’association, à moins qu’on ne puisse la découvrir dans les propriétés naturelles des choses.

SECTION III.
De la Cause de la Douleur et de la Crainte.

J’ai déjà observé [47] que tout ce qui est propre à inspirer la terreur, peut servir de fondement au sublime ; à quoi j’ajoute, qu’outre ces choses, il en est beaucoup d’autres dont on ne peut probablement appréhender aucun danger, et qui ont un semblable effet, parce qu’elles agissent d’une manière analogue. J’ai encore observé [48] que tout ce qui produit un plaisir, un plaisir original et positif, est susceptible de beauté. Par conséquent, pour se faire une idée nette de la nature de ces qualités, il faut nécessairement développer la nature de la douleur et du plaisir, dont elles dépendent. Que l’on observe un homme qui subit une violente douleur corporelle, supposons la plus violente, son effet étant le plus sensible : on voit ses dents se serrer, ses sourcils se contracter violemment, son front se replier en rides, ses yeux se renfoncer et rouler avec véhémence ; ses cheveux se dressent, sa voix s’échappe en gémissemens et en cris, tout son corps n’est qu’un tremblement. La crainte ou ta terreur, qui est une appréhension de la douleur ou de la mort, se manifeste par les mêmes effets, avec une violence proportionnée à la proximité de la cause et à la faiblesse du sujet. Cela n’a pas lieu dans l’espèce humaine seulement : souvent il m’est arrivé de voir des chiens qui dans la crainte de quelque châtiment, se roulaient par terre, se tordaient le corps, gémissaient, aboyaient comme s’ils eussent effectivement senti les coups. De-là je conclus que la crainte et la douleur agissent sur les mêmes parties du corps, et de la même manière, quoique l’action puisse différer par le degré de force ; que la, crainte et la douleur consistent dans une tension non naturelle des nerfs ; que cette tension est quelquefois accompagnée d’une force surnaturelle, qui par fois se change soudainement en une extrême faiblesse ; qu’enfin ces effets se font souvent sentir alternativement, et quelquefois en même tems. Telle est la nature des agitations convulsives, particulièrement dans les personnes les plus faibles, qui sont, les plus sujétes aux plus cruelle impression. de la crainte et de la douleur. La seule différence entre la douleur et la terreur est, que les objets qui causent de la douleur agissent sur l’esprit par l’intervention du corps, au lieu que ceux qui causent de la terreur affectent les organes du corps par l’opération de l’esprit qui suggère l’idée du danger : mais comme l’un et l’autre s’accordent, soit en premier, soit en second, pour produire une tension, une contraction, ou une violente émotion dans les nerfs[49], elles s’accordent de même en tout autre chose ; car je conçois très-clairement par cet exemple, comme par bien d’autres, que lorsque le corps est disposé, par un moyen quelconque, à des émotions telles qu’elles lui seraient communiquées par le moyen d’une certaine passion, il excite de lui-même dans l’ame quelque chose de très-semblable à cette passion.

SECTION IV.
Suile.

M. Spon rapporte à ce sujet, dans ses Recherchés d’Antiquité, une histoire très-curieuse du célèbre physionomiste Campanella. Il paraît que ce savant ne s’était pas borné à faire de très-exactes recherches sur les visages humains, mais qu’il réussissait parfaitement à contrefaire ceux qu’il trouvait un peu remarquables. Lorsqu’il voulait pénétrer les intentions de ceux à qui il avait à faire, il composait exactement son visage, ses gestes et tout son maintien sur ceux du personnage qu’il se proposait de deviner ; cela fait, il observait attentivement le nouveau tour que son esprit prenait par ce changement : par ce moyen, dit notre auteur, il n’était pas un homme dont il ne pût connaître les inclinations, les dispositions, les pensées même, aussi parfaitement que s’il avait été métamorphosé en cet homme même. J’ai souvent observé moi-même qu’en imitant les regards et les gestes d’un homme courroucé ou paisible, effrayé ou audacieux, mon ame se portait involontairement à la passion dont j’essayais de prendre l’apparence ; je suis de plus convaincu qu’il est difficile de l’éviter, même en s’efforçant de séparer la passion des gestes qui y correspondent. Nos ames et nos corps sont si étroitement, si intimement unis, que l’un ne peut sentir ni plaisir, ni douleur, sans la participation de l’autre. Campanella, dont nous avons parlé, parvenait si bien à écarter son attention des souffrances de son corps, qu’il lui eût été possible d’endurer la torture même sans ressentir une grande douleur ; et, dans de moindres douleurs, chacun peut avoir remarqué qu’en appliquant l’attention à autre chose, la douleur se trouve un moment suspendue. D’autre part, si par des moyens quelconques, le corps n’est pas disposé à faire les gestes, ou à éprouver les émotions qu’une passion, quelle qu’elle soit, y produit ordinairement, cette passion elle-même ne pourra jamais naître, sa cause opérât-elle avec la plus grande énergie, fût-elle purement mentale, et n’affectât-elle immédiatement aucun des sens. C’est ainsi qu’un opiat et des liqueurs spiritueuses suspendront l’action du chagrin, de la crainte, ou de la tolère, en dépit de nous-mêmes, et cela en mettant le corps dans une disposition contraire à celle qu’il avait reçue de ces passions.

SECTION V.
De quelle manière le Sublime est produit.

Ayant vu que la terreur excite dans les nerfs une tension extraordinaire et des émotions violentes, il nous est facile de conclure de ce que nous venons de dire, que tout ce qui est propre à produire une telle tension doit causer une passion analogue à la terreur[50], et par conséquent être une source du sublime, alors même qu’il ne s’y joindrait aucune idée de danger. Ainsi, pour faire connaître la cause du sublime, il s’agit seulement de prouver que les exemples que nous en avons donnés dans la seconde partie de ces recherches, se rapportent à des choses que la nature a rendues propres à produire cette sorte de tension, soit par l’opération première de l’ame, soit par celle du corps. À l’égard des choses qui affectent par l’idée associée du danger, il n’y a pas de doute qu’elles ne produisent la terreur, et qu’elles n’agissent par quelque modification de cette passion ; et que la terreur portée à un degré suffisant, cause dans le corps les violentes émotions dont on vient de parler, c’est de quoi il n’est pas plus permis de douter. Mais si le sublime est fondé sur la terreur, ou sur quelque passion analogue à la terreur, qui a la douleur pour objet, il convient avant tout d’examiner comment il peut naître quelque sorte de délice d’une cause qui y est en apparence si contraire. Je dis délice, parce que, comme je l’ai remarqué plusieurs fois, il est très-évidemment différent dans sa cause et dans sa propre na ture, du plaisir actuel et positif.

SECTION VI.
Continent la Douleur peut être une cause de Délice.

La providence a sagement établi qu’un état de repos et d’inaction, quelque flatteur qu’il peut être pour notre indolence, serait accompagné d’une foule d’inconvéniens, qu’il en gendrerait de tels désordres, que nous serions forcés de recourir au travail comme au seul moyen de rendre notre vie supportable et d’y goûter quelque satisfaction : car la nature du repos est de laisser tomber toutes les parties de notre corps dans un relâchement qui non-seulement prive les membres de la faculté de remplir leurs fonctions, mais ôte aux fibres le ton vigoureux sans lequel les sécrétions naturelles et nécessaires ne peuvent se faire. En même tems, les nerfs sont plus sujets, dans cet état de langueur et d’inaction, aux plus horribles convulsions, que lorsqu’ils sont forts et convenablement tendus. La mélancolie, l’abattement, le désespoir, et souvent le suicide, telles sont les suites du noir aspect sous lequel les choses se présentent à notre esprit dans cet état de relâchement où se trouve le corps. Le remède le plus efficace pour tous ces maux est l’exercice ou le travail. Le travail brave les difficultés et les surmonte ; c’est un acte du pouvoir de contraction qu’ont les muscles ; et par-là il est en tout, hormis dans le degré, semblable à la douleur, qui consiste dans la tension, ou dans la contraction. Le travail n’est pas seulement requis pour maintenir les plus grossiers organes dans un état convenable à leurs fonctions ; il est encore nécessaire à ces organes plus déliés et plus délicats, sur lesquels et par lesquels agissent l’imagination et, peut-être, les autres facultés de l’esprit. Car il est probable que l’entendement, ainsi que les qualités inférieures de l’ame, qui sont les passions, fait usage dans ses opérations de quelques instrusmens corporels et délicats, quoiqu’il soit un peu difficile de découvrir ce qu’ils sont et où ils sont ; mais ce qui montre que l’entendement en fait usage, c’est qu’un long exercice des facultés mentales produit une lassitude remarquable dans tout le corps, et, d’autre part, qu’une grande fatigue ou douleur corporelle affaiblit, et quelquefois détruit réellement les facultés de l’entendement. Comme un exercice convenable est essentiel aux parties musculaires du corps les plus grossières et que sans ce mouvement elles deviendraient languissantes et malades, il en est de même à l’égard de ces parties plus délicates, dont nous avons parlé ; pour les maintenir dans un état convenable, il faut les exercer, les ébranler jusqu’à un certain degré.

SECTION VII.
L’exercicê est nécessaire aux plus délicats organes.

Comme le travail ordinaire, qui est un mode de douleur, est l’exercice des plus grossières parties du système animal, un mode de terreur est l’exercice des plus délicates ; et, si un certain mode de douleur est de nature à agir sur l’œil ou sur l’oreille, comme ce sont les organes les plus délicats, l’affection sa rapproche davantage de celle qui a une cause mentale. Dans tous ces cas, si la douleur et la terreur sont modifiées de manière à ne pas être actuellement nuisibles, si la douleur ne va pas jusqu’à la violence, et que la terreur ne roule pas sur la destruction présente de l’individu, comme ces émotions tirent les parties, ou les délicates, ou les grossières, d’un embarras incommode et dangereux, elles sont capables de produire du délice, non du plaisir, mais une sorte d’horreur délicieuse, une espèce de tranquilité mêlée de terreur, et cette terreur, en tant qu’elle se rapporte à la conservation individuelle, est une des plus fortes de toutes les passions. Son objet est le sublime [51]. Je l’appelle étonnement quand elle atteint son plus haut degré. Les degrés subordonnés sont la crainte, la vénération et le respect, qui montrent par l’étymologie des mots, de quelle source ils sont dérivés, et combien ils sont distincts du plaisir positif.


SECTION VIII.
Pourquoi les choses non-dangereuses produisent une passion telle que la Terreur.

Un mode de terreur ou de douleur [52] est toujours la, cause du sublime. Pour ce qui regarde la terreur, ou le danger d’association, je crois que l’explication donnée précédemment suffit. Il en coûtera un peu plus de peine pour montrer que les exemples que j’ai rapportés du sublime dans la seconde partie, peuvent produire un mode de douleur, par là s’allier à la terreur, et être expliqués d’après les mêmes principes. Commençant par les objets qui sont grands dans leurs dimensions, je parlerai des objets visuels.

SECTION IX
Pourquoi les objets visuels qui sont grands dans leurs dimensions, sont sublimes.

La vision se fait lorsque des rayons de lumière réfléchis d’un objet en impriment au même instant l’image entière sur la rétine, ou sur la partie nerveuse de l’œil la plus reculée. D’autres pensent qu’il n’y a qu’un seul point d’un objet qui se peigne à la fois sur notre œil, et que l’organe en se mouvant rassemble avec une extrême célérité les diverses parties de l’objet, de manière à en former un tout uniforme. Si l’on adopte, la première opinion, on doit faire attention[53] que quoique la lumière réfléchie d’un vaste corps frappe l’œil dans le même instant, il faut cependant supposer que le corps lui-même est formé d’un très-grand nombre de points distincts, dont chacun, ou le rayon réfléchi de chacun, fait une impression sur la rétine. Par-là quoique l’image d’un seul point ne cause qu’une faible tension dans cette membrane, plusieurs impressions successives doivent dans leur progrès en causer une très-forte, et la porter enfin à son plus haut degré : et toutes les parties de l’œil étant dans une vibration violente, il en résulte une sensation très-voisine de la douleur, et qui doit produire par conséquent une idée du sublime. D’ailleurs, si l’on veut qu’on ne puisse distinguer à la fois qu’un seul point d’un objet, mon opinion n’en souffrira pas ; au contraire, on verra avec plus d’évidence que la grandeur des dimensions est une des sources du sublime : car, si nous n’apercevons qu’un seul point à la fois, l’œil doit parcourir la vaste étendue de ces corps avec une rapidité extrême ; les nerfs et les muscles délicats destinés au mouvement de cette partie doivent se tendre avec force, et leur grande sensibilité doit beaucoup souffrir de cette tension. Mais l’effet produit est toujours le même, soit qu’un corps ayant toutes ses parties liées, lasse en un seul tems une impression générale, soit que n’imprimant qu’un seul point à la fois, il donne une succession de points semblables ou différens, assez rapide pour faire qu’ils paraissent unis : c’est ce que prouve le cercle de feu qu’on décrit en tournant avec célérité une torche enflammée ou un charbon ardent.

SECTION X.
Pourquoi l’unité est nécessaire à la grandeur détendue.

On objectera peut-être à ce système, que l’œil reçoit généralement un nombre égal de rayons dans tous les tems, et qu’ainsi un grand objet ne peut pas l’affecter par le nombre des rayons, plus que cette variété d’objets que l’œil discerne toujours tant qu’il est ouvert. À cela je répondrai qu’en admettant qu’un nombre égal de rayons, ou qu’une égale quantité de particules lumineuses, frappe l’œil en tout tems, cependant, si ces rayons changent souvent de nature, qu’ils soient tantôt rouges, tantôt bleus, et d’autres couleurs ; ou de manière de se terminer, et qu’ils présentent tantôt un carré, tantôt un triangle, et d’autres figures, à chaque changement de couleur ou de figure, l’organe tombe dans une sorte de relâche ou de repos ; mais ce passage successif et si rapide du relâche au travail, et du travail au relâche, est bien loin de produire un état d’aise : il n’a pas non plus l’effet d’un travail vigoureux et uniforme.

Quiconque a remarqué les effets différens d’un exercice violent, et d’une action petite et minutieuse, comprendra pourquoi il n’y a rien de sublime dans une occupation inquiétante et désagréable, qui fatigue et affaiblit le corps. Ces sortes d’impulsions, qui sont plutôt chagrinantes que douloureuses, en changeant continuellement et subitement de nature et de direction, empêchent cette tension pleine, cette espèce de travail uniforme qui s’allie à une douleur énergique, et qui produit le sublime. La somme totale de choses de différentes espèces, égalât-elle le nombre des parties uniformes qui composent un objet entier, ne les égale point dans son effet sur les organes du corps. Outre la raison que nous avons donnée de cette différence, il en est une autre bien puissante. Il est réellement difficile que l’esprit s’occupe attentivement de plus d’une chose à la fois ; si cette chose est petite, l’effet l’est aussi, et un certain nombre d’autres petits objets ne peut engager l’attention : l’esprit s’enferme dans les bornes de l’objet ; et la chose dont on ne s’occupe pas, et celle qui n’existe pas, sont par l’effet une même chose : mais l’œil, on l’esprit, car dans ce cas-ci il n’y a nulle différence, lorsqu’il s’applique à des objets grands et uniformes, n’en atteint pas les bornes tout d’un coup ; il n’a point de repos tandis qu’il le contemple ; l’image est presque la même par-tout : ainsi, tout objet grand par sa quantité, doit nécessairement être un, simple et entier.

SECTION XI.
L’Infini artificiel.

Nous avons observé que l’infini artificiel produit une espèce de grandeur, et qu’il consiste dans une succession uniforme de grandes parties : nous avons aussi observé que la même succession uniforme avait un égal pouvoir dans les sons. Mais parce que beaucoup de choses ont des effets plus distincts sur un sens que sur un autre, que tous les sens ont entre eux une grande analogie, et qu’ils s’éclairent les uns les autres par un témoignage réciproque ; vu d’ailleurs que la cause du sublime qui naît de la succession, est plus frappante, plus évidente dans le sens de l’ouie, je commencerai par considérer ce pouvoir dans les sons. J’observerai ici, une fois pour toutes, qu’une recherche des causes naturelles et mécaniques de nos passions, outre la curiosité du sujet, double, si on les découvre, la force et la clarté des règles que nous donnons sur cette matière. Lorsque l’oreille reçoit un son simple, il est causé par une seule impulsion de l’air qui fait vibrer le tympan et les autres parties membraneuses de l’organe conformément à la nature et à l’espèce de l’impulsion. Si l’impulsion est forte, l’organe de l’ouie éprouve un degré considérable de tension ; si elle se répète bientôt après, la répétition produit l’attente d’une nouvelle impulsion : et qu’on remarque que l’attente même cause une tension. C’est de quoi la plupart des animaux offrent une preuve : quand ils s’attendent à quelque bruit, on les voit s’agiter et dresser les oreilles : ainsi donc l’effet des sons est ici considérablement augmenté par l’attente. Mais quoique après un certain nombre d’impulsions, nous en attendions encore d’autres, ne pouvant déterminer l’instant précis qu’elles nous frapperont, quand elles nous frappent, elles nous causent une sorte de surprise qui augmente encore cette tension. En effet, j’ai remarqué que toutes les fois que je me suis attentivement appliqué à saisir le retour d’un son qui se répétait par intervalles, comme des décharges de canon successives, quoique certain du renouvellement du coup, je ne pouvais me défendre en l’entendant d’un léger tressaillement : le tympan de mon oreille souffrait une convulsion qui se communiquait à tout le corps. La tension de l’organe augmentant ainsi à chaque impulsion par les forces réunies de l’impulsion même, de l’attente et de la surprise, est portée à un si haut degré qu’elle peut produire le sublime ; elle atteint le point de la douleur : de plus, comme l’organe de l’ouie a reçu successivement plusieurs impulsions qui l’ont fait vibrer d’une même manière, il continue à vibrer de cette même manière long-tems après même que la cause a cessé d’agir : c’est une force auxiliaire pour la grandeur de l’effet.


SECTION XII.
Les Vibrations doivent être semblables.

Mais si à chaque impression la vibration n’est pas semblable, elle ne pourra jamais s’étendre au-delà du nombre des impressions actuelles. En effet, donnez à un corps quelconque un mouvement tel que celui d’un pendule, il continuera ses oscillations dans un arc du même cercle jusqu’à ce qu’il s’arrête par les causes connues ; mais si après lui avoir imprimé ce premier mouvement suivant une certaine direction, vous le poussez dans une direction nouvelle, il ne pourra jamais reprendre la première, parce qu’il ne peut se mouvoir de lui-même, et, par conséquent, il n’aura que l’effet de la dernière impulsion ; au lieu que si on lui donne plusieurs impulsions dans le même sens, il décrira un plus grand arc, et il se mouvra plus long-tems.


SECTION XIII.
Explication de l’effet de la Succession dans les objets visuels.

Si l’on peut comprendre clairement comment les objets agissent sur l’un de nos sens, il ne peut être bien difficile de concevoir Comment ils affectent les autres. Il est donc superflu de s’étendre beaucoup sur les émotions correspondantes de chaque sens ; on se fatiguerait plus par d’inutiles répétitions, qu’on ne répandrait de nouvelles lumières sur le sujet par cette manière ample et diffuse de le traiter. Cependant comme dans ce discours nous nous attachons principalement au sublime, en tant qu’il affecte la vue, nous examinerons particulièrement pourquoi une disposition successive de parties uniformes sur une même ligne droite doit être sublime,[54] et sur quel principe cette disposition peut faire qu’une quantité de matière comparativement petite produise un plus grand effet qu’une quantité beaucoup plus grande disposée d’une autre manière. Pour éviter la confusion des notions générales, mettons devant nos yeux un rang de colonnes uniformes qui s’élèvent sur une ligne droite ; plaçons-nous de manière que l’œil suive la longueur de cette colonnade, car son plus bel effet est sous ce point de vue. Il est clair que dans cette situation les rayons réfléchis du premier pilier rond causent dans l’œil une vibration de cette espèce, une image de la colonne même : la seconde colonne augmente l’impression, la suivante la renouvelle et la renforce. ; chacune, à son tour, à mesure qu’elle succède, répète impulsion sur impulsion, ajoute image sur image ; enfin, l’œil exercé long-tems d’une manière particulière, ne peut plus perdre immédiatement cet objet, et, comme il est violemment ébranlé par cette agitation continue, il présente à l’esprit une idée grande et sublime. Maintenant, au lieu de ce rang de piliers uniformes, supposons que nous en voyons un autre où un pilier carré succède à un pilier rond, un pilier rond à un pilier carré, et ainsi alternativement jusqu’à la fin. Dans ce cas-ci, la vibration que la première colonne cause dans l’organe de la vue, cesse aussitôt qu’elle a commencé, étant interrompue et remplacée par une autre d’une espèce toute différente, qui est celle du pilier carré ; celle-ci est aussi promptement arrêtée par celle qu’occasionne la colonne suivante : ainsi l’œil alternativement frappé de ces objets différens, court jusqu’au bout de la file en recevant une image et en la perdant pour une autre qu’il abandonne encore pour une nouvelle : d’où l’on voit clairement qu’à la dernière colonne, l’impression est « aussi loin de pouvoir continuer au-delà, qu’elle l’était à la première ; parce que, dans le fait, le sensorium ne peut recevoir d’impression distincte que de la dernière ; et de lui-même il ne peut jamais reprendre une impression dissemblable : d’ailleurs, chaque variation de l’objet est un repos, un relâche pour les organes de la vue, et ce délassement empêche cette puissante émotion si nécessaire pour produire le sublime. Ainsi donc, on ne donnera une véritable grandeur aux choses dont nous avons parlé, qu’en observant une parfaite simplicité, une uniformité absolue dans la disposition, la forme et la couleur. D’après ce principe de succession et d’uniformité, on peut demander pourquoi une longue muraille toute nue ne serait pas un objet plus sublime qu’une colonnade, puisque la succession n’y est nulle part interrompue, puisque l’œil n’y rencontre aucun obstacle, puisqu’en un mot, on ne peut rien concevoir de plus uniforme ? Certainement un long mur tout nu n’a pas autant de grandeur qu’une colonnade de la même longueur et de la même hauteur ; et il n’est pas bien difficile d’en trouver la raison. Quand on regarde une muraille nue, l’œil glisse sur cette surface rase, et en atteint le terme en un instant ; rien ne l’arrête dans sa course rapide, mais aussi rien ne le fixe assez long-tems pour produire un effet grand et durable. La vue d’une longue et haute muraille excite sans doute une grande idée, mais ce n’est qu’une seule idée, et non une répétition d’idées semblables ; elle est donc sublime, moins sur le principe de l’infinité, que sur celui du vaste. Mais une seule impulsion, à moins qu’elle ne soit d’une force prodigieuse, ne nous affecte pas aussi puissamment qu’une succession d’impulsions semblables ; parce que les nerfs du sensorium ne contractent point l’habitude, qu’on me passe cette expression, de répéter la même sensation, habitude qui peut seule la prolonger au-delà de l’instant où sa cause cesse d’agir ; d’ailleurs, tous les effets que j’ai attribués à l’attente et à la surprise, dans la deuxième section de cette partie, ne peuvent avoir lieu dans une muraille nue.


SECTION XIV.
Examen de l’Opinion de Locke concernant l’Obscurité.

M. Locke pense que l’obscurité n’est point par sa nature une idée de terreur, et que, quoique une excessive clarté soit douloureuse pour le sens, l’obscurité la plus absolue n’est nullement inquiétante. Dans un autre endroit, il remarque, il est vrai, qu’une nourrice, ou une bonne femme, ayant une fois associé dans l’esprit tendre d’un enfant les notions des lutins et des revenans avec l’idée de l’obscurité, la nuit devient toujours ensuite pour lui douloureuse et horrible. L’autorité de ce grand homme est sans doute des plus puissantes, et elle semble combattre notre principe général[55]. Nous avons considéré l’obscurité comme une cause du sublime ; en même tems nous avons considéré le sublime comme dépendant de quelque modification de douleur ou de terreur ; de sorte que si l’obscurité n’est ni douloureuse ni terrible pour ceux dont l’enfance n’a pas été bercée de superstitions, elle ne peut être pour eux une source du sublime. Mais, avec toute la déférence due à une telle autorité, il me semble qu’une association d’une nature plus générale, une association qui comprend tout le genre humain, peut rendre l’obscurité terrible : en effet, dans l’obscurité absolue, il nous est impossible de savoir dans quel degré de sûreté nous sommes ; nous ignorons quels objets nous environnent ; à tout moment nous pouvons heurter contre un dangereux obstacle ; nous pouvons tomber dans un précipice au premier pas ; et vers quel point dirigerons-nous notre défense, si un ennemi vient à nous ? Ici la force n’est pas un secours assuré ; la prudence ne peut agir que par conjecture ; les plus hardis sont ébranlés, et celui qui ne voudrait rien implorer pour sa défense, est forcé d’implorer la lumière.


Ζεῦ πάτερ, ἀλλὰ σὺ ῥῦσαι ὑπ᾽ ἠέρος υἷας Ἀχαιῶν.
Ποίησον δ᾽αἴθρην, δὸς δ᾽ὀφθαλμοῖσιν ἰδέσθαι.
Ἐν δὲ φάει καὶ ὄλεσσον, ——— [56].


Quant à l’association des esprits et des revenans, assurément il est plus naturel de penser que l’obscurité, étant dans l’origine une idée de terreur, fut choisie comme une scène propre à ces terribles apparitions, que de s’imaginer que ces apparitions ont rendu l’obscurité terrible. L’esprit humain peut aisément tomber dans une erreur comme la première ; mais on a peine à concevoir que l’effet d’une idée telle que l’obscurité, si universellement terrible dans tous les tems et dans tous les lieux, n’ait d’autre fondement que des contes bleus, ou lie puisse être attribué qu’à une cause d’une nature si triviale et d’une opération si précaire.


SECTION XV.
L’Obscurité est terrible par sa propre nature.

On pourrait faire des recherches d’après lesquelles on verrait que le noir et l’obscurité sont douloureux jusqu’à un certain point par leur opération naturelle, indépendamment de toute association possible. Remarquons que les idées du noir et de l’obscurité sont presque les mêmes ; elles ne différent qu’en ce que le noir est une idée plus limitée. Chelseden [57] nous a donné une histoire fort curieuse d’un aveugle de naissance, qui garda cette incommodité jusqu’à l’âge de treize à quatorze ans ; on lui fit alors l’opération de la cataracte, et il reçut la lumière. Dans le nombre des particularités remarquables qui suivirent ses premières perceptions, et les jugemens qu’il fit sur les objets visuels, Chelseden rapporte celle-ci : le premier objet noir que ce garçon aperçut, lui causa une grande inquiétude, et peu de tems après, il fut frappé d’horreur à la vue d’une négresse. Ce n’est pas ici le cas de supposer que l’horreur provenait d’une association d’idées. Par le rapport de Chelseden, il paraît que l’enfant était très-observateur, et avait beaucoup de bon sens pour son âge ; il est donc probable que si la grande inquiétude qu’il ressentit à la première vue du noir était née de la connexion de cette couleur avec d’autres idées désagréables, il en aurait fait la remarque, et l’aurait communiquée ; car la cause du mauvais effet que produit sur les passions une idée désagréable seulement par association, est assez évidente à la première impression : je conviens que dans les cas ordinaires, cette cause échappe souvent ; mais cela vient de ce que l’association s’est faite aux premières époques de la vie, et que l’impression qui l’a accompagnée, s’est depuis répétée fréquemment. Dans le présent exemple, l’enfant jouis sait de la vue depuis trop peu de tems pour savoir contracté une telle habitude ; d’ailleurs, il n’y a pas plus de raison pour attribuer les mauvais effets du noir sur son imagination à sa connexion avec des idées désagréables, qu’il n’y en a pour rapporter les heureux effets des couleurs plus riantes à leur connexion avec des idées agréables. Il est vraisemblable qu’elles produisent leurs effets par leur cause naturelle.


SECTION XVI.
Pourquoi l’Obscurité est terrible.

Il ne serait peut-être pas inutile d’examiner comment l’obscurité peut agir de manière à causer de la douleur. On sait que la nature a formé notre œil de manière qu’en nous éloignant de la lumière, la prunelle s’élargit par le retrécissement de l’iris, en proportion de l’éloignement. Or, si au lieu de ne nous éloigner que faiblement de la lumière, nous nous en éloignons totalement, il est raisonnable de penser que la contraction des fibres radiales de l’iris devient proportionnément plus grande, et que par une extrême obscurité cette partie peut se contracter au point de tendre les nerfs qui la composent au-delà de leur ton naturel, et produire par-là une sensation, de douleur. Il parait certain que cette tension a lieu pendant que nous sommes enveloppés dans l’obscurité ; car, dans cette situation, l’œil, tandis qu’il est ouvert, fait un effort continuel pour recouvrer la lumière : c’est prouvé d’une manière manifeste par les lueurs et les apparences lumineuses qui souvent dans ces circonstances semblent jouer devant l’œil, et qui ne peuvent être que l’effet des spasmes produits par les efforts qu’il fait pour saisir son objet. Il est plusieurs autres impulsions violentes qui peuvent produire dans l’œil l’idée de la lumière, outre la substance de la lumière même, comme nous l’éprouvons en bien des occasions. Quelques personnes qui accordent que l’obscurité est une cause du sublime, veulent inférer de la dilatation de la prunelle, qu’un relâchement peut produire le sublime aussi bien qu’une convulsion : mais apparemment c’est faute de faire attention que quoique le cercle de l’iris soit une espèce de sphincter qui peut se dilater par un simple relâchement, cependant il diffère de la plupart des autres sphincters du corps en ce qu’il est muni de muscles antagonistes qui sont les fibres radiales de l’iris : dès que le muscle circulaire commence à se relâcher, ces fibres n’ayant plus de contrepoids, sont forcément retirées, et ouvrent considérablement la prunelle. Quand bien même on ne serait pas instruit de ce qu’on vient de dire, je crois qu’en ouvrant les yeux et faisant un effort pour voir dans un lieu obscur, un chacun éprouvera une douleur très-sensible. J’ai entendu quelques dames se plaindre qu’après avoir travaillé long-tems sur un fond noir, leurs yeux se trouvaient si douloureux et si affaiblis qu’ils ne voyaient qu’avec difficulté. On objectera peut-être à cette théorie sur l’effet mécanique de l’obscurité, que les mauvais effets de l’obscurité ou du noir semblent appartenir moins au corps qu’à l’esprit : j’avoue qu’en effet cela paraît être ainsi, et c’est ce qui arrivera toutes les fois que ces effets dépendront des parties les plus délicates de notre corps. Les fâcheux effets d’un mauvais tems ne se manifestent souvent que par la mélancolie et l’abattement des esprits ; cependant il n’est pas douteux qu’alors les organes du corps commencent par souffrir, et communiquent en suite cette impression à l’esprit.

SECTION XVII.
Effets du Noir.

Le noir n’est qu’une obscurité partielle ; par conséquent quelques-uns de ses pouvoirs lui viennent du voisinage et du mélange des corps colorés. Dans sa propre nature il ne peut être considéré comme une couleur. Les corps noirs ne réfléchissant point de rayons, ou du moins n’en réfléchissant que très-peu par rapport à la vue, ne sont qu’autant d’espaces vides dispersés parmi les objets que nous voyons. Lors que l’œil se porte sur un de ces vides, après avoir été tenu dans un certain degré de tension par le jeu des couleurs environnantes, il tombe soudain dans un relâchement, d’où il sort aussitôt par un effort convulsif. Pour éclaircir ceci, remarquons que lorsqu’on veut s’asseoir sur une chaise, si elle se trouve plus basse qu’on ne s’y attend, on reçoit un choc très-violent, beaucoup plus violent qu’on n’aurait pu l’imaginer d’une chute aussi légère que peut la rendre la différence d’une chaise à une autre. Si, après avoir descendu un escalier, en essaie par mégarde de faire un pas comme si l’on avait encore un degré à descendre, le choc est extrêmement rude et désagréable ; et tout notre art ne pourra réussir à en produire un pareil par les mêmes moyens, si nous nous y attendons ou que nous nous y soyons préparés. Lorsque je dis que cet effet provient d’un changement contraire à l’attente, je n’entends pas seulement l’attente de l’esprit : je veux dire aussi, que lorsqu’un organe des sens est affecté pendant quelque tems d’une même manière, s’il est subitement affecté tout différemment, il s’ensuit un mouvement convulsif, une convulsion telle qu’elle est causée quand quelque chose arrive contre l’attente de l’esprit. Quoiqu’il puisse paraître étrange qu’un changement qui cause un relâchement, produise immédiatement une convulsion soudaine, il est cependant très-certain que cela se passe ainsi, et même dans tous les sens. Tout le monde sait que le sommeil est un relâchement, et que le silence, alors que rien ne tient en action les organes de l’ouie, est en général très-propre à le faire naître. Cependant lorsqu’une sorte de murmure uniforme dispose un homme au sommeil, que ce bruit cesse tout à coup, et l’homme s’éveille aussitôt ; c’est-à-dire, que les parties se rassemblent subitement, et qu’il n’y a plus de relâche. J’en ai fait l’expérience moi-même, et de bons observateurs qui l’avaient faite comme moi, sont venus la confirmer. Pareillement, si un homme s’endormait en plein jour, en occasionnant autour de lui une obscurité soudaine, on empêcherait son sommeil pour le moment, quoique le silence et l’obscurité le favorisent beaucoup quand ils n’arrivent pas brusquement. C’est un fait que je ne connaissais que par des conjectures tirées de l’analogie des sens, lorsque je commençai à mettre ces observations en ordre ; l’expérience me l’a depuis confirmé. Il m’est souvent arrivé, et à mille autres comme à moi, de sortir tout à coup d’un premier assoupissement avec un fort tressaillement, et, en général, ce tressaillement était précédé d’une espèce de rêve où nous croyions tomber au fond d’un précipice : d’où viendrait cet étrange mouvement, sinon du relâchement trop subit du corps, qui en vertu de quelque mécanisme naturel, se rétablit par un acte aussi prompt et aussi vigoureux de la puissance de contraction qu’ont les muscles ? Le rêve même nait de ce relâchement : il est d’une nature trop uniforme pour qu’on puisse l’attribuer à aucune autre cause. Les parties se relâchent trop subitement, ce qui est dans, la nature des chutes, et cet accident du corps occasionne cette image dans l’esprit. Quand nous sommes dans un état confirmé de santé et de vigueur, tous les changemens étant alors moins soudains et moins extrêmes, nous avons rarement à nous plaindre de cette sensation désagréable.


SECTION XVIII.
Effets du Noir modéré.

Quoique les effets du noir soient primitivement douloureux, nous ne devons point penser qu’ils continuent toujours de l’être. Il n’est rien avec quoi l’habitude ne nous réconcilie. Après nous être accoutumés à la vue des objets noirs, la terreur s’affaiblit ; le poli et le glacé, ou quelque autre accident agréable des corps ainsi colorés, adoucit jusqu’à un certain point l’horreur et la tristesse de leur nature originale ; cependant la nature de l’impression originale subsiste encore. Le noir présentera toujours quelque chose de triste, parce que le sensorium sera toujours trop violemment ébranlé par le brusque passage des autres couleurs à celle-ci ; ou si le noir occupe tout le champ de la vue, il sera l’obscurité même, et tout ce qu’on a dit de l’obscurité, pourra s’y appliquer. Ce n’est pas mon dessein d’entrer dans tout ce qu’on pourrait dire pour éclaircir cette théorie des effets de la lumière et de l’obscurité : je n’examinerai pas non plus tous les eflets différens que produisent les diverses modifications et les différens mélanges de ces deux causes. Si les observations précédentes sont fondées dans la nature, je les crois suffisantes pour expliquer tous les phénomènes qui peuvent naître de toutes les combinaisons du noir avec les autres couleurs. Ce serait un travail interminable que d’entrer dans tous les détails, où de répondre à toutes les objections. Nous nous sommes attachés seulement à suivre les voies principales ; et nous observerons la même conduite dans nos recherches concernant la cause de la beauté.


SECTION XIX.
De la cause physique de l’Amour.

Lorsqu’il se présente à nos yeux des objets qui plaisent et font naître l’amour, le corps, autant que j’ai pu le remarquer, affecte cette disposition : la tête penche légèrement d’un côté ; les paupières se baissent plus que de coutume, et les yeux roulent doucement en se portant vers l’objet ; la bouche est un peu ouverte, elle respire lentement et laisse aller de tems en tems un faible soupir ; tout le corps est composé, et les mains tombent négligemment sur les côtés. Cette attitude et ces mouvemens sont accompagnés d’un sentiment intérieur de langueur et d’attendrissement, et toujours proportionnés à la beauté de l’objet et à la sensibilité de l’observateur. Sur-tout qu’on ne perde point de vue cette gradation depuis le plus haut degré de beauté et de sensibilité, jusqu’au plus bas de médiocrité et d’indifférence, non plus que les effets qui y correspondent, sans quoi cette description paraîtrait exagérée, et certainement elle ne l’est pas. Il est presque impossible de ne pas conclure de cette description, que l’action de la beauté est de relâcher les solides de tout le corps. Il offre réellement toutes les apparences de ce relâchement, et, selon moi, c’est un relâchement un peu au-dessous du ton naturel qui est la cause de tout plaisir positif. Qui ne connaît pas ces expressions si communes dans tous les tems et dans tous les pays, d’être amolli, relâché, énervé, dissous, anéanti par le plaisir ? La voix universelle du genre humain, fidèle à nos sentimens, s’élève pour affirmer cet effet général et uniforme : et quoiqu’on trouve peut-être quelque exemple bisarre et particulier qui montre un grand degré de plaisir positif sans aucun caractère de relâchement, nous ne devons point pour cela rejeter la conclusion que nous avons tirée d’un concours de plusieurs expériences ; attachons-nous y, au contraire, en admettant les exceptions qui peuvent se rencontrer, conformément à la règle judicieuse établie par Newton dans le troisième livre de son optique. Je crois que ce que nous avons avancé paraîtra confirmé au-delà de tout doute raisonnable, si nous pouvons montrer que les choses que nous avons reconnues pour être les propres élémens de la beauté, ont, chacune prise à part, une tendance naturelle à relâcher les fibres. Si l’on doit nous accorder que la vue du corps humain, lorsque tous ces élémens sont réunis devant le sensorium, favorise encore plus cette opinion, je pense que nous pouvons hardiment conclure que la passion qu’on appelle amour, est produite par ce relâchement. En raisonnant suivant la méthode que nous avons observée dans la recherche concernant les causes du sublime, nous pouvons pareillement conclure que, comme un bel objet présenté aux sens, en causant un relâchement dans le corps, fait naitre dans l’ame la passion de l’amour ; de même, si par des moyens quelconques la passion est d’abord excitée dans l’ame, il s’ensuivra aussi certainement dans les organes extérieurs un relâchement proportionné à la cause.


SECTION XX.
Pourquoi l’Uni, ou le Poli, est beau.

C’est pour expliquer la véritable cause de la beauté visuelle, que j’appelle le secours des autres sens. S’il paraît que l’uni est une cause principale de plaisir à l’égard du toucher, du goût, de l’odorat et de l’ouie, on ne fera point de difficulté pour l’admettre au rang des élémens de la beauté visuelle, surtout quand nous avons montré précédemment que cette qualité se trouve presque sans exception dans tous les corps auxquels on accorde généralement la beauté. On ne peut pas douter que les corps raboteux et angulaires ne picotent et n’irritent les organes du toucher, en causant une sensation de douleur, qui consiste dans la violente tension ou contraction des fibres musculaires. Au contraire, l’application des corps unis relâche ; le léger frottement d’une main douce soulage les crampes et d’autres violentes douleurs, il porte un adoucissement sur des parties souffrantes en relâchant leur tension non-naturelle ; très-souvent ce frottement suffit pour dissiper des enflures et des obstructions. Rien ne flatte le sens du toucher comme des corps unis. Dans un lit bien uni et bien doux, qui cède avec une molle résistance, on jouit d’une grande volupté, qui dispose à un relâchement général, et, plus que toute autre chose, à celui qu’on nomme sommeil.


SECTION XXI.
De la Douceur et de sa Nature.

Ce n’est pas seulement dans le toucher que les corps unis causent par le relâchement un plaisir positif. Nous trouvons que toutes les choses agréables au goût et à l’odorat, qu’on appelle communément douces, sont composées de parties unies, qu’elles tendent toutes évidemment à relâcher leurs sensorium respectifs. Commençons par considérer le goût. Puisqu’il est très-aisé de découvrir la propriété des liquides, et qu’il n’est rien qui ne paraisse avoir besoin d’un véhicule fluide pour manifester sa saveur, je tournerai mes observations sur les parties liquides de nos alimens plutôt que sur les solides. L’eau et l’huile sont les véhicules de toutes les saveurs. Ce qui détermine le goût, est un sel qui affecte diversement selon sa nature, ou la manière dont il est combiné avec d’autres choses. L’eau et l’huile, simplement considérées, sont capables de donner quelque plaisir au goût. L’eau, quand elle est simple, est insipide, inodore, sans couleur, et unie ; n’étant pas froide, elle résout les spasmes, et donne de la souplesse aux fibres. C’est probablement à son uni qu’elle doit cette propriété ; car, comme la fluidité dépend, selon l’opinion générale, de la rondeur, de l’uni, et de la faible cohésion des parties qui composent un corps, et que l’eau agit purement comme un fluide simple, il s’ensuit que la cause de sa fluidité est aussi la cause de sa qualité relâchante, nommément l’uni et la contexture glissante de ses parties. L’huile est l’autre véhicule fluide des saveurs. Quand elle est simple, elle est pareillement insipide, inodore, sans couleur, et unie au toucher et au goût. Elle est plus unie que l’eau, et en plusieurs cas encore plus relâchante. L’huile est jusqu’à un certain point agréable à la vue, à l’attouchement, et même au goût, toute fade qu’elle est. L’eau n’est pas aussi agréable ; à quoi je ne puis trouver d’autre cause, si ce n’est que l’eau est moins douce et moins unie. Qu’on ajoute à l’un de ces deux liquides une certaine quantité d’un sel spécifique, qui ait la propriété d’exciter un léger mouvement de vibration dans les molécules nerveuses de la langue ; supposons que ce soit du sucre qu’on y met en dissolution : l’uni de l’huile, et la vibration occasionnée par le sel, causeront la sensation que nous appelons douceur. Dans tous les corps doux on trouve constamment le sucre, ou une substance très-peu différente du sucre. Chaque espèce de sel, si on l’examine au microscope, a sa forme distincte, régulière, invariable. Celle du nitre est un parallélograme pointu ; celle du sel marin, un cube exact ; celle du sucre, un globe parfait. Si vous avez éprouvé quelle impression des corps globuleux et polis, tels que ces marbres dont les enfans se servent dans leurs jeux, font sur l’attouchement quand on les roule pêle-mêle dans tous les sens, vous concevrez aisément comment la douceur, qui consiste dans un sel de cette nature, affecte le goût ; car un seul globe, quoiqu’un peu agréable au tact, à cause de la régularité de sa forme et de la déviation un peu trop subite que ses parties font de la ligne droite, ne flatte pas l’attouchement à beaucoup près autant que plusieurs globes que la main parcourt en s’élevant et en tombant doucement de l’un à l’autre : ce plaisir s’accroît encore considérablement, si les globes sont en mouvement et qu’ils glissent les uns sur les autres ; cette molle variété empêche l’ennui que produirait infailliblement l’uniforme disposition de plusieurs corps sphériques. Ainsi, dans les liqueurs douces, les parties du véhicule fluide, quoique très-probablement rondes, sont cependant si petites que la figure de leurs parties élémentaires échappe aux observations microscopiques les plus délicates ; cette excessive petitesse fait donc qu’elles ont au goût quelque chose d’uni et de simple assez semblable aux effets que les corps unis et polis ont au toucher ; car si un corps est composé de parties excessivement petites, et très serrées les unes contre les autres, ce corps présentera à la vue comme au toucher une surface presque unie et polie. Quand on examine leur figure au microscope, il est évident que les particules du sucre sont considérablement plus grandes que celles de l’eau ou de l’huile ; leurs effets, produits par leur rondeur, doivent donc être plus distincts et plus palpables pour les molécules nerveuses de la langue, cet organe si délicat : elles donneront cette sensation nommée douceur, que l’huile occasionne dans un degré très-faible, et l’eau dans un degré plus faible encore ; car, quoique insipides, l’eau et l’huile ont une certaine douceur ; et l’on peut remarquer que les choses insipides, de quelque espèce qu’elles soient, approchent plus de la nature de la douceur, que de celle d’aucune autre saveur.


SECTION XXII.
La Douceur est relâchante.

Nous avons remarqué qu’à l’égard des autres sens, les choses unies sont relâchantes. Maintenant il doit paraître que les choses douces, qui sont l’uni du goût, sont relâchantes aussi. Remarquons que dans quelques langues on exprime par le même terme le doux relatif au toucher et le doux relatif au goût. Le mot doux en français signifie l’un, et l’autre. Dultis en latin, et dolce en italien, ont en plusieurs cas cette double signification. Il est évident que les choses douces au goût sont généralement relâchantes ; parce que toutes, et spécialement celles qui sont très-oléagineuses, prises fréquemment, ou en grande quantité, affaiblissent beaucoup le ton de l’estomac. Les doux parfums, qui ont une grande affinité avec les douces saveurs, relâchent d’une manière très-remarquable. Le parfum des fleurs dispose à l’assoupissement ; et cet effet relâchant est plus apparent encore par l’incommodité que ces odeurs causent aux personnes qui ont les nerfs faibles. Il serait bon d’examiner si les saveurs douces, saveurs qui sont causées par des huiles unies et un sel relâchant, ne sont pas les saveurs primitivement agréables ; car il en est beaucoup que l’usage a rendues flatteuses, et qui ne l’étaient pas d’abord. Le vrai moyen de procéder à cet examen, c’est de considérer et d’analiser les premiers alimens que la nature nous a préparés, car sans doute, elle leur a donné un principe agréable. Le lait est le premier aliment de notre enfance. Les parties élémentaires du lait sont l’eau, l’huile, et une sorte de sel très-doux qu’on appelle le sucre du lait. Toutes ces choses, étant mêlées, ont beaucoup de douceur au goût, et une qualité relâchante pour la peau. Les désirs d’un enfant se tournent ensuite vers les fruits, surtout vers ceux qui ont de la douceur ; et l’on sait que la douceur du fruit provient d’une huile subtile, et d’un sel semblable à celui dont nous avons parlé dans la dernière section, Par la suite, la coutume, l’habitude, le désir de la nouveauté, et mille autres causes confondent, altèrent, changent nos palais, de sorte que nous ne pouvons plus en raisonner d’une manière satisfaisante. Avant de quitter cet article, je dois faire observer que comme les choses unies et polies sont, par cela même, agréables au goût, et qu’elles ont une qualité relâchante, ainsi, d’une autre part, les choses, auxquelles on trouve par expérience une qualité corroborative, et la propriété de tendre fortement les fibres, sont presque toujours poignantes au goût, et, dans plusieurs cas, rudes même au toucher. Nous appliquons souvent, par métaphore, la qualité de la douceur aux objets de la vue. Afin de continuer cette remarquable analogie des sens, nous pouvons appeler ici la douceur, le beau du goût.

SECTION XXIII.
Pourquoi la Variation est belle.

Une autre propriété principale des beaux objets, est que la ligne de leurs parties varie continuellement de direction ; mais elle en varie par une déviation insensible ; jamais la variation n’est assez brusque pour surprendre, ou pour causer par la saillie de son angle aucun picotement ou aucune convulsion dans le nerf optique. Le beau ne peut se trouver ni dans les choses qui présentent une longue uniformité, ni dans celles dont les changement s’opèrent par des coups brusques et tranchans ; parce que les unes et les autres sont opposées à cet agréable relâchement qui est l’effet caractéristique de la beauté. Il en est de même dans tous les sens. Un mouvement en ligne droite est cette manière de se mouvoir où l’on trouve le moins de résistance, après le mouvement qu’on lait en descendant une pente bien douce. Cependant, ce n’est point cette manière de se mouvoir qui, après une descente aisée, fatigue le moins. Le repos tend certainement à relâcher ; cependant il y a une espèce de mouvement qui relâche plus que le repos ; c’est un doux balancement par lequel on s’élève et l’on tombe alternativement. Les enfans s’endorment mieux étant bercés, que dans un repos absolu : il n’est presque rien à cet âge qui donne plus de plaisir qu’un léger balancement ; c’est assez prouvé par la manière dont les nourrices jouent avec les enfans, et par la préférence que ceux-ci, devenus grands, donnent à la balançoire sur tous les autres amusemens. Bien des personnes doivent avoir observé l’espèce de sensation que donne le mouvement d’une voiture bien suspendue, rapidement traînée sur une pelouse unie, où se trouvent successivement des élévations presque imperceptibles et des pentes aussi douces. Cette observation donnera une idée plus juste du beau, et fera mieux connaître sa cause probable, que presque toute autre chose. Si l’on est, au contraire, précipité sur une route raboteuse, rocailleuse, rompue, la douleur causée par ces brusques inégalités montre pourquoi des vues, des attouchemens et des sons semblables sont si contraires à la beauté : à l’égard de l’attouchement, il est exactement le même dans son effet, ou à très-peu de chose près le même, soit, par exemple, que je passe ma main sur la surface d’un corps d’une certaine figure, soit que ce corps se meuve le long de ma main. Mais pour rapporter à l’œil cette analogie des sens, remarquons que si un corps présenté à ce sens a une surface ondoyante, telle que les rayons de lumière qu’elle réfléchit soient dans une déviation continuelle et insensible depuis le plus fort jusqu’au plus faible, (ce qui arrive toujours dans une surface graduellement inégale) il doit produire un effet exactement semblable sur l’œil et sur le toucher ; il agit directement sur l’un, et sur l’autre indirectement ; et ce corps sera beau, si les lignes qui composent sa surface ne sont pas continuées, quoique variant ainsi, d’une manière qui puisse fatiguer ou dissiper l’attention. La variation même doit être continuellement variée.

SECTION XXIV.
De la Petitesse.

Pour éviter l’identité qui pourrait naître de la trop fréquente répétition des mêmes raisonnemens, et des explications de la même nature, je n’entrerai pas dans le détail de toutes les particularités qui concernent la beauté, en tant qu’elle se fonde sur la disposition de sa quantité, ou sur sa quantité même. On ne peut parler de la grandeur des corps qu’avec une grande incertitude, parce que les idées de grand et de petit sont des termes presque entièrement relatifs aux espèces des objets, qui sont infinies. Il est vrai qu’ayant une fois fixé l’espèce d’un objet et les dimensions communes aux individus de cette espèce, on peut en observer quelques-uns qui excédent la mesure ordinaire, et d’autres qui restent au-dessous:ceux qui excèdent considérablement, sont par cet excès, pourvu que l’espèce elle-même ne soit pas très-petite, plutôt grands et terribles que beaux; mais comme dans le règne animal, et dans le règne végétal aussi jusqu’à un certain point, les qualités qui constituent la beauté peuvent se trouver unies à des objets doués de dimensions plus grandes qu’elle ne les comporte, lorsqu’elles sont unies ainsi, elles constituent une espèce qui diffère du sublime et du beau, et que j’ai ailleurs nommée brillant. Je ne pense pas que cette espèce ait sur les passions une influence telle que la possèdent les vastes corps qui sont doués des qualités propres au sublime, ou telle que l’exercent les qualités de la beauté, quand elle se réunissent dans un petit objet. L’affection produite par les grands corps ornés des dépouilles de la beauté, est une tension qui se relâche continuellement, et qui approche de la nature de la médiocrité. S’il me fallait dire comment je suis affecté moi-même dans ces occasions, je dirais que le sublime perd moins quand il s’unit avec quelques-unes des qualités de la beauté, que ne fait la beauté en s’alliant à la grandeur de quantité, ou à d’autres propriétés du sublime. Il y a quelque chose de si prédominant dans tout ce qui nous inspire de la crainte, dans toutes les choses qui appartiennent même de fort loin à la terreur, que toute autre chose s’efface en leur présence. Les qualités de la beauté y sont mortes et sans effet, ou tout au plus elles servent à adoucir la rigueur et la sévérité de la terreur, qui est la compagne naturelle de la grandeur. Outre ce qui est extraordinairement grand dans chaque espèce, nous devons considérer les dimensions opposées, le petit et le diminutif. La petitesse par elle-même n’a rien de contraire à l’idée de la beauté. L’oiseau que nous appelons murmure, ne le cède ni par la forme, ni par la couleur à aucun individu de l’espèce aîlée, bien qu’il en soit le plus petit ; peut-être même sa petitesse ajoute-t-elle à sa beauté. Mais il y a des animaux qui, lorsqu’ils sont extrêmement petits, ont rarement quelque beauté, si même ils en ont quelquefois. On voit une espèce, naine d’hommes et de femmes, dont la taille est presque toujours si grosse et si massive en comparaison de leur hauteur, qu’ils présentent une image très-désagréable. Cependant, s’il se rencontrait un homme qui n’eût pas plus de deux ou trois pieds de haut, en supposant que toutes les parties de son corps fussent d’une délicatesse convenable à cette taille, et que d’ailleurs il fut doué des qualités ordinaires aux autres beaux corps, je suis convaincu que sa personne serait regardée comme belle, qu’elle inspirerait par sa présence des idées agréables, qu’elle pourrait devenir un objet d’amour. La seule chose qui pourrait nuire à notre plaisir, c’est que de telles créatures, comment qu’elles soient formées, sont extraordinaires, et, d’après cela, souvent regardées comme des espèces de monstres. Le grand, le gigantesque, quoique très-compatible avec le sublime, est contraire au beau. Il est impossible de voir dans un géant un objet d’amour. Les idées que nous attachons naturellement à cette stature, quand nous laissons errer notre imagination dans un roman, sont des idées de tyrannie, de cruauté, d’injustice et de tout ce qu’il y a d’horrible et d’abominable. Nous nous peignons un géant ravageant la contrée, dépouillant l’innocent voyageur, et se gorgeant ensuite de sa chair à demi-vivante. Tels sont Polyphème, Cacus, et autres, qui font une si terrible figure dans les romans et dans les poëmes héroïques. L’évènement qui engage le plus notre attention, qui nous cause le plus vif plaisir, c’est leur défaite et leur mort. Parmi toute cette multitude de morts dont l’Illiade est remplie, je ne me souviens pas que la chute d’aucun homme remarquable par sa taille et par sa force nous touche de pitié : il ne paraît pas même que le poète, si profond dans la connaissance du cœur humain, ait eu dans ces circonstances le dessein d’exciter cette passion. C’est Simoisius, enlevé dans la tendre fleur de la jeunesse à ses parens, qui tremblent pour un courage si inégal à sa force ; c’est un autre que la guerre arrache aux embrassemens d’une nouvelle épouse, jeune, beau et novice dans les combats, c’est le sort fatal et trop précipité de ces jeunes guerriers qui nous attendrit, et fait couler nos larmes. Achille, malgré les traits de beauté dont Homère s’est plu à embellir sa forme extérieure, malgré les grandes vertus dont il a paré son ame, Achille ne peut inspirer l’amour. On peut remarquer qu’Homère, voulant nous intéresser au sort des Troyens, leur a donné infiniment plus de ces vertus douces et aimables qui appartiennent à la vie privée, qu’il n’en a distribué parmi ses Grecs. C’est la passion de la pitié qu’il s’est proposé d’exciter en faveur des Troyens, passion fondée sur l’amour ; et ces vertus inférieures, que je puis nommer domestiques, sont certainement les plus aimables. Mais il a donné aux Grecs une grande supériorité dans les vertus politiques et miltaires. Les conseils de Priam sont faibles ; les armes d’Hector sont comparativement faibles, et son courage est très-inférieur à celui d’Achille. Homère a voulu que les Grecs ravissent l’admiration, et il a réussi à exciter cette passion en leur donnant des vertus peu compatibles avec l’amour. Cette courte digression n’est pas peut-être hors de propos, lorsqu’il s’agit de montrer que les objets doués de grandes dimensions, sont incompatibles avec la beauté, et d’autant plus incompatibles qu’ils sont plus grands ; au lieu que s’il arrive quelquefois que les petits objets manquent de beauté, ce défaut ne doit point ; être attribué à leur dimension.

SECTION XXV.
De la Couleur.

À l’égard de la couleur les recherches sont presque infinies ; mais je pense que les principes posés dans le commencement de cette partie suffisent pour expliquer les effets de toutes les couleurs, aussi bien que les effets agréables des corps transparens, soit fluides, soit solides. Supposons que je regarde une bouteille remplie d’une liqueur bourbeuse de couleur bleue ou rouge : les rayons bleus ou rouges ne peuvent passer clairement jusqu’à mon œil ; ils sont soudainement et inégalement arrêtés par l’interposition de petits corps opaques, qui, sans préparation, changent l’idée, et la changent en une autre naturellement désagréable, conformément aux principes établis dans la section 24. Mais quand le verre est transparent, ou que la liqueur l’est, le rayon les traverse sans obstacle, et la lumière s’adoucit un peu dans ce passage, ce qui la rend plus agréable même comme lumière ; et comme la liqueur réfléchit également tous les rayons de sa propre couleur, elle a sur l’œil un effet semblable à celui que les corps opaques unis produisent sur la vue et sur le toucher ; de sorte qu’ici le plaisir se compose de la douceur déjà, lumière transmise, et de l’égalité de la lumière réfléchie. Ce plaisir peut encore être augmenté par les principes communs aux autres choses, si la forme du verre qui contient la liqueur transparente, est si judicieusement variée qu’elle présente la couleur en teintes graduellement et alternativement faibles et vigoureuses, avec toute la variété que le jugement peut suggérer dans les choses de cette nature. En réfléchissant sur tout ce qui a été dit concernant les effets ainsi que les causes du sublime et du beau, on verra que l’un et l’autre reposent sur des principes bien différens, et que les affections qu’ils produisent sont tout aussi différentes : le sublime a pour base la terreur, qui, étant modifiée, excite dans l’ame l’émotion que j’ai nommée étonnement : le beau est fondé sur le plaisir purement positif, et fait naître le sentiment que je nomme amour. Leurs causes ont été le sujet de cette quatrième partie.

Fin de la quatrième Partie.
PARTIE V.
Section Iere.
Des Mots.


L’Affection que causent en nous les objets naturels, est soumise aux lois de ce rapport que la providence a établi entre certains mouyemens et configurations des corps, et certaines sensations conséquentes que notre esprit reçoit. La peinture agit sur nous de la même manière, mais avec un surcroit de plaisir dû à l’imitation. L’architecture affecte par les lois de la nature et par la loi de la raison. De cette dernière dérivent les règles de la proportion, d’après lesquelles un ouvrage est loué ou censuré, en tout, ou en partie, selon qu’il répond ou ne répond pas à la fin pour laquelle il a été fait. Mais pour les mots, il me semble qu’ils nous affectent d’une manière bien différente de celle dont nous sommes affectés soit par les objets naturels, soit par la peinture, ou par l’architecture ; cependant les mots ont autant de pouvoir, et quelquefois plus de pouvoir qu’aucun de ces objets pour exciter des idées du beau et des idées du sublime : par conséquent, il s’en faut de beaucoup qu’il soit inutile dans un ouvrage de cette espèce, d’examiner de quelle manière ils causent ces émotions.

SECTION II.
L’effet ordinaire de la Poésie n’est pas de faire naître des idées des choses.

La notion qu’on a généralement du pouvoir de la poésie et de l’éloquence, aussi bien que du pouvoir des mots employés dans la conversation ordinaire, est qu’ils affectent l’esprit en y réveillant des idées des choses que l’usage leur fait exprimer. Pour examiner la vérité de cette notion, je crois nécessaire de remarquer que les mots peuvent se diviser en trois sortes. Je classe dans la première les mots qui représentent plusieurs idées simples, unies par la nature, pour former quelque composition déterminée ; tels sont homme, cheval, arbre, château, etc. : je les nomme mots agrégés. Dans la seconde espèce sont ceux qui expriment une seule idée simple de ces compositions, et pas davantage ; comme bleu, rouge, rond, carré, et autres semblables : j’appelle ceux-ci, mots simples abstraits. La troisième comprend les mots formés par une union arbitraire des deux autres, et des diverses relations plus ou moins complexes qu’ils ont entre eux ; tels que vertu, honneur, persuasion, magistrat, etc. : j’appelle ces derniers, mots abstraits composés. Je sais que les mots sont susceptibles d’être classés avec des distinctions plus curieuses ; mais celles-ci me paraissent naturelles, et suffisantes pour mon dessein ; d’ailleurs ils sont disposés suivant l’ordre dans lequel on les apprend communément, et dans lequel l’esprit acquiert les idées auxquelles ils sont substitués. Je commencerai par la troisième espèce, par les mots abstraits composés, tels que la vertu, l’honneur., la persuasion, la docilité. À l’égard de ceux-ci, quelque pouvoir qu’ils aient sur les passions, je suis convaincu qu’ils ne le tirent d’aucune représentation formée dans l’esprit des objets qu’ils représentent. Comme compositions, ce ne sont point des essences réelles, et je pense qu’ils causent à peine des idées réelles. Je ne crois pas qu’il y ait un seul homme qui en entendant ces sons, vertu, liberté, honneur, conçoive aussitôt quelques notions précises des modes particuliers de l’action et de la pensée, et en même tems les idées simples et mixtes, ainsi que leurs diverses relations, à quoi ces mots sont substitués ; il n’a pas même d’idée générale qui soit composée, car s’il en avait, il apercevrait bientôt quelques-unes de ces idées particulières, quoique, peut-être, d’une manière indistincte et confuse. Mais je pense que cela arrive rare ment. Entreprenez, d’analyser un de ces mots : il faut que vous le réduisiez d’une classe de mots généraux à une autre, ensuite à celle des abstraits simples, puis à celle des agrégés, par un enchaînement plus long qu’on ne peut d’abord l’imaginer, avant qu’aucune idée réelle paraisse distinctement ; avant que vous parveniez à découvrir les premiers principes de ces compositions ; et lorsque enfin vous arrivez à la découverte des idées élémentaires l’effet de la composition est entièrement perdu cette chaîne de pensées est beaucoup trop longue pour être suivie dans la conversation ordinaire, et ce travail n’est nullement nécessaire. De tels mots ne sont dans la réalité que de purs sons ; mais des sons qui sont employés dans des circonstances particulières, lorsque nous recevons quelque bien, ou que nous souffrons quelque mal ; que nous voyons nos semblables dans la douleur ou dans le plaisir ; nous les entendons appliquer à d’autres choses intéressantes, à d’autres évènemens remarquables, et ces applications sont si variées et si fréquentes, que nous savons par habitude à quelles choses ils appartiennent ; de sorte qu’ensuite toutes les fois que nous les entendons, ils produisent sur l’esprit des effets semblables à ceux des choses qui les ont occasionnés. Comme on fait souvent usage des sons sans rapport à aucune circonstance particulière, et qu’ils portent toujours leurs premières impressions, ils finissent par perdre toute liaison avec les circonstances particulières qui leur ont donné lieu ; cependant le son, sans qu’on y attache aucune idée, continue d’agir comme auparavant.


SECTION III.
Les mots Généraux passent avant les idées.

M. Locke a observé quelque part, avec sa sagacité ordinaire, que les mots très-généraux, surtout ceux qui appartiennent à la vertu et au vice, au bien et au mal, sont introduits dans l’esprit avant les modes particuliers de l’action auxquels ils appartiennent, et avec aux l’amour des uns, et la haine des autres. L’esprit des enfans est si flexible, qu’une nourrice, ou toute autre personne qui approche un enfant, en paraissant satisfaite ou mécontente de quelque chose, ou même de quelque mot, peut donner un tour semblable aux dispositions de cet enfant. Dans la suite, lorsque les diverses circonstances de la vie viennent à s’appliquer à ces mots, que ce qui plaît s’offre souvent sous le nom de mal, et que ce qui répugne à la nature se désigne par les termes de bon et vertueux il se forme dans l’esprit de bien des gens une étrange confusion d’idées et d’affections ; ils croient même apercevoir une grande contradiction entre leurs notions et leurs actions. Combien n’en voit-on pas qui aiment la vertu et détestent le vice, sans affectation et sans hypocrisie, et qui, néanmoins, agissent souvent mal et méchamment dans des cas particuliers sans le moindre remords. La raison en est qu’ils ne se trouvèrent jamais dans ces cas particuliers lorsque les passions relatives à la vertu étaient si ardemment émues par certains mots que d’autres avaient d’abord prononcés avec chaleur. De-là vient aussi qu’il est difficile de répéter certaines suites de mots, quoique considérés comme sans effets par eux-mêmes, sans éprouver quelque émotion, surtout si on les accompagne d’un ton de voix animé et pathétique : prenons pour exemple,

Sage, vaillant, généreux, bon et grand.

Ces mots n’ayant aucune application, ne devraient avoir aucun effet ; mais quand on se sert de mots ordinairement consacrés aux grandes occasions, ils nous touchent sans le secours de ces occasions. Lorsque les mots dont on a fait ainsi des applications générales, sont mis ensemble sans aucune vue raisonnable, ou de manière qu’ils ne s’accordent pas bien les uns avec les autres, ils forment un style qu’on nomme enflure. Il faut en plusieurs cas beaucoup de bon sens et d’expérience pour se tenir en garde contre la force de ce langage ; car dès qu’on néglige la propriété, on peut admettre un plus grand nombre de ces mots emphatiques, et se livrer à une plus grande variété de combinaisons.

SECTION IV.
Effets des Mots.

Si les mots ont toute l’étendue de pouvoir dont ils sont susceptibles, il s’ensuit trois effets dans l’esprit de l’auditeur. Le premier est le son ; le second est l’image, ou la représentation de la chose signifiée par le son, et le troisième est l’affection de l’ame produite par l’un des deux premiers, ou par tous les deux. Les mots abstraits composés, dont nous avons déjà parlé, tels que honneur, justice, liberté, etc., produisent le premier et le dernier de ces effets, mais non le second. Les abstraits simples sont employés à signifier quel que idée simple, sans indiquer beaucoup les autres idées qui pourraient se trouver unies à celle-ci ; tels sont bleu, vert, chaud, froid, etc., ils sont susceptibles des trois effets des mots ; et les agrégés, homme, château, cheval, etc. le sont encore dans un plus haut degré. Mais, selon moi, l’effet le plus général de ces mots, même de ces derniers, ne vient pas de ce qu’ils forment des images des diverses choses qu’on voudrait leur faire représenter à l’imagination ; car, après un examen attentif de mon propre entendement, et après avoir engagé d’autres personnes à considérer ce qui se passe dans le leur, je ne trouveras que cette image se forme une fois sur vingt, et quand cela arrive, c’est ordinairement par un effort particulier que l’imagination fait à dessein : les mots agrégés, ainsi que les abstraits composés, agissent, non en présentant quelque image à l’esprit, mais en faisant, par le pouvoir de l’habitude, le même effet quand on les prononce, que leur original quand on le voit. Je suppose que nous lisions le passage suivant : « Le Danube est un fleuve qui prend sa source dans un sol humide et coupé de montagnes, au cœur de l’Allemagne ; en s’y égarant dans de nombreux détours, il arrose plusieurs principautés ; ensuite il dirige son cours vers l’Autriche, et après avoir baigné les murs de Vienne, il passe dans la Hongrie ; là, ses vastes eaux, accrues de la Save et de la Drave, quittent les pays chrétiens, et roulant sur les confins de la Tartarie, à travers des contrées barbares, elles se déchargent par plusieurs bouches dans la Mer-Noire. » Cette description renferme bien des objets, des montagnes, dès rivières, des villes, la mer, etc. Cependant qu’un chacun s’examine, qu’il voie si son imagination a reçu l’impression d’aucune image de rivière, de montagne, de sol marécageux, de l’Allemagne, etc. Par le fait, il est impossible, dans la rapidité et dans la vive succession des mots dont on se sert en discourant, d’avoir à la fois des idées du son du mot et de la chose signifiée ; d’ailleurs, quelques mots qui expriment des essences réelles, sont tellement mêlés avec d’autres qui n’ont qu’une signification générale et nominale, qu’on ne peut sauter du sens à la pensée, du particulier au général, des choses aux mots, pour remplir les diverses fins du commerce de la vie ; et il n’est pas nécessaire que nous le fassions.


SECTION V.
Exemples qui montrent que les Mots peuvent affecter sans faire naître des Images.

Il m’est bien difficile de persuader à quantité de personnes que leurs passions sont émues par des mots qui n’excitent en eux aucune idée, et plus difficile encore de les convaincre que dans les discours ordinaires nous nous faisons suffisamment entendre sans faire naître des images des choses dont nous parlons. Il semble assez étrange de disputer à quelqu’un, s’il a des idées dans l’esprit, ou non. C’est de quoi chaque homme devrait juger au premier coup d’œil par lui-même et sans appel. Mais quelque étrange que cela puisse paraître, nous sommes souvent embarrassés de savoir quelles idées nous avons des choses, ou si nous avons aucunement des idées sur certains sujets. Ce n’est pas même sans une grande attention qu’on peut pleinement se satisfaire sur ce point. Depuis que j’ai fait cet ouvrage, j’ai trouvé deux exemples bien frappans de la possibilité qu’il y a qu’un homme entende des mots sans avoir aucune image des choses qu’ils représentent, et qu’il soit néanmoins capable de les rapporter à d’autres, combinés d’une nouvelle manière, et avec beaucoup de propriété, d’énergie, et d’instruction. Le premier exemple m’est fourni par M. Blacklock, poète aveugle de naissance. Peu d’hommes favorisés de la vue la plus parfaite pourraient décrire les objets visuels avec plus, de chaleur et de justesse que cet aveugle ; à quoi l’on ne saurait répondre qu’il a une conception plus nette des choses qu’il décrit, qu’on ne l’a communément. M. Spence, dans la belle préface qu’il a mise à la tête des œuvres de ce poète, raisonne avec beaucoup d’esprit, et je pense que c’est pour la plupart du tems avec non moins de justesse, sur la cause de ce phénomène extraordinaire : mais je ne saurais demeurer d’accord avec lui que quelques impropriétés de style et de pensées, qu’on rencontre dans ces poésies, soient dues à la manière imparfaite dont le poète aveugle concevait les objets de la vue, puis qu’on trouve de semblables impropriétés, et de plus choquantes encore, chez des écrivans même d’une classe supérieure à celle de M. Blacklock, et qui cependant jouissaient de la faculté de voir dans toute sa perfection. Ce poète est, à n’en pas douter, touché de ses propres descriptions autant que peut l’être un lecteur quelconque ; et cependant ce sont des choses dont il n’a, dont il ne peut avoir d’autre idée que celle d’un simple son, qui l’enflamment d’enthousiasme : pourquoi ceux qui lisent ses ouvrages ne pourraient-ils pas être émus de la manière dont il l’a été, et avoir aussi peu que lui d’idées réelles des choses décrites. Je prendrai le second exemple de M. Saunderson, professeur de mathématiques à l’université de Cambridge. Ce savant avait acquis de grandes connaissances dans la physique, dans l’astronomie, et dans tout ce qui dépend des sciences mathématiques. Ce qu’il y avait de plus extraordinaire, et ce qui m’est le plus favorable, c’est qu’il donnait d’excellentes leçons sur la lumière et les couleurs ; il enseignait aux autres la théorie des idées qu’ils avaient, et qu’indubitablement il n’avait pas lui-même. Il est probable que les mots rouge, bleu, vert, étaient pour lui l’équivalent des images des couleurs mêmes ; car en appliquant à ces mots les idées des degrés plus ou moins grands de réfrangibilité, et d’ailleurs ayant été instruit comment ils conviennent ou disconviennent entre eux sous d’autres rapports, il lui était aussi facile de raisonner sur les mots que s’il avait été parfaitement maître des idées. Il faut convenir, à la vérité, qu’il ne pouvait faire de nouvelles découvertes par la voie de l’expérience. Il ne faisait que ce que nous faisons tous les jours dans la conversation. En écrivant cette dernière proposition, et en employant ces mots, tous les jours, conversation, je n’avais dans mon esprit nulle image d’aucune succession de tems, ni d’hommes conversant ensemble. Je n’imagine pas non plus que personne puisse avoir en la lisant aucune image semblable. Encore, quand j’ai parlé de rouge, de bleu, de vert, de réfrangibilité, ces diverses couleurs, ni les rayons de la lumière passant dans un milieu différent, et y changeant de direction, n’étaient nullement peints devant moi sous la forme d’images. Je sais fort bien que l’esprit a la faculté de créer à plaisir de telles images ; mais alors il faut nécessairement un acte de la volonté ; et, dans la conversation, ou dans la lecture, il arrive très-rarement qu’on reçoive l’impression de quelque image. Si je dis, « j’irai en Italie l’été prochain, » on m’entend parfaitement. Cependant je ne crois pas que quelqu’un se soit représenté par ces mots l’exacte figure de celui qui les a prononcés, traversant la mer, courant au milieu des terres, tantôt à cheval, tantôt en voiture, avec toutes les particularités du voyage : encore moins a-t-il une image de l’Italie, le pays où je me suis proposé d’aller ; ou de la verdure des champs, de la maturité des fruits, de la chaleur, de l’air, et du changement de saison, idées auxquelles le mot été est substitué : mais il s’en faut bien davantage qu’il se forme aucune image par le mot prochain ; car ce mot représente l’idée de plusieurs étés avec l’exclusion de tous, excepté un seul. Assurément l’homme qui dit étè prochain n’a point d’image d’une telle succession, ni d’une exclusion pareille. Enfin, ce n’est pas seulement de ces idées communément nommées abstraites, et dont on ne peut se former aucune image, mais encore d’êtres particuliers et réels que nous parlons sans que notre imagination s’en crée aucune image : c’est ce qu’on appercevra certainement en examinant son esprit avec attention. D’ailleurs, l’effet de la poésie dépend si peu du pouvoir d’exciter des images sensibles, qu’elle perdrait, j’en suis convaincu, une très-grande partie de son énergie, si c’était là le résultat nécessaire de toute description. Cette union de mots frappans, qui est le plus puissant des instrumens poétiques, perdrait souvent sa force, sa propriété et son exactitude, si les images sensibles se présentaient toujours. Il n’y a pas peut-être dans toute l’Énéide un passage plus achevé et plus grand que la description de la caverne de Vulcain, et de ouvrages que les Cyclopes y forgent. Virgile s’attache particulièrement à la composition de la foudre, qu’il décrit imparfaite sous les marteaux des Cyclopes. Quels sont les principes de cette composition extraordinaire ?

Très imbris torti radios, très nubis aquosæ
Addiderant ; rutili très ignis et alitis austri ;
Fulgores nunc terrificos sonitumqu’e, metumque
Miscebant operi, flammisque sequacibus iras.

Ce morceau me paraît admirable et sublime ; cependant si nous examinons de sang froid quelle espèce d’images sensibles une combinaison d’idées pareilles peut former, les chimères des fous ne paraîtront ni plus extravagantes, ni plus absurdes qu’un pareil tableau : « Les Cyclopes y avaient ajouté trois rayons de grêle, trois de pluie, trois de feu, et trois autres du vent aîlé du Midi ; maintenant ils y mêlaient les terribles éclairs, le bruit, la peur, et la colère avec ses flammes rapides. » Cette étrange composition forme un corps immense ; les Cyclopes le battent à coups de marteaux redoublés; elle est en partie polie et en partie brute. Il est certain que si la poésie nous donne un noble assemblage de mots qui correspondent à plusieurs nobles images enchaînées par des circonstances de tems ou de lieu, ou relatives les unes aux autres comme cause et effet, ou associées d’une manière naturelle, on peut les réunir, et leur donner telle forme que l’on désire, et ils peuvent remplir parfaitement leur objet. On n’exige pas une liaison pittoresque, parce qu’il ne se forme aucun tableau réel, et l’effet de la description n’en est pas moins grand. Ce que Priam et les vieillards de son conseil disent d’Hélène, est fait, selon l’opinion générale, pour donner la plus haute idée possible de cette beauté funeste.


Οὐ νέμεσις Τρῶας καὶ ἐϋκνήμιδας Ἀχαιοὺς
Τοιῇ δ᾽ἀμφὶ γυναικὶ πολὺν χρόνον ἄλγεα πάσχειν·
Αἰνῶς δ᾽ἀθανάτῃσι θεῇς εἰς ὦπα ἔοικεν.


« Ne nous étonnons pas que les Grecs et les Troyens se soient pendant neuf ans disputé ces attraits divins, qu’ils aient versé tant de sang pour tant de beauté : c’est l’air, c’est la démarche des déesses immortelles. »

On n’entre pas ici dans les détails de sa beauté, on n’en dessine aucun trait particulier ; il n’y a rien qui puisse nous donner une idée précise de sa personne : cependant cette manière de la présenter nous touche davantage que ces longs et laborieux portraits d’Hélène, calqués sur la tradition, ou tracés par l’imagination, qu’on rencontre dans quelques écrivains. Pour moi, j’en suis certaine ment beaucoup plus frappé que de la description circonstanciée que Spencer a donnée de Belphébé, quoiqu’il y ait dans cette description, comme dans toutes celles de cet excellent écrivain, des parties extrêmement belles et remplies de poésie. Le terrible tableau que Lucrèce a tracé de la religion, afin de déployer la magnanimité de son héros philosophique qui la combat, passe pour un des plus animée et des plus hardis :

Humana ante oculos fœdè cum vita jaceret,
In terris, oppressa gravi sub religione,
Quæ caput è cœli regionibus ostendebat
Horribili desuper visu mortalibus instans ;
Primus Graius homo mortales tollere contra
Est oculos ausus ——

Quelle image vous donne cet excellent tableau ? Aucune, très-certainement : le poète n’a pas dit un seul mot qui pût servir le moins possible à marquer un seul membre, ni un seul trait du fantôme, qu’il a voulu présenter au milieu de toutes les horreurs que l’imagination peut concevoir. Il est de fait que la poésie et l’éloquence ne réussissent pas dans les descriptions exactes aussi bien que la peinture : leur art est d’émouvoir plutôt par la sympathie que par l’imitation ; plutôt de frapper l’ame de l’orateur et des auditeurs par l’effet des choses, que de leur présenter une idée claire des choses mêmes. C’est en cela qu’elles ont le pouvoir le plus étendu et le succès le plus certain.


SECTION VI.
La Poésie n’est pas rigoureusement un art d’Imitation.

De là nous pouvons remarquer que la poésie, prise dans le sens le plus général, n’est pas, à proprement parler, un art d’imitation. Elle est, il est vrai, une imitation en tant qu’elle décrit les mœurs et les passions des hommes, que leurs mots peuvent exprimer, tandis que animi motus effert interprete lingua : c’est là qu’elle est exactement une imitation, et et toute poésie dramatique est dans ce cas. Mais la poésie descriptive agit principalement par substitution, par le moyen des sons, qui ont, grace à la coutume, l’effet des réalités. Il n’y a d’imitation que ce qui ressemble à une autre chose ; et les mots n’ont sans doute aucune ressemblance avec les idées dont ils sont les signes.

SECTION VII.
Influence des Mots sur les Passions.

Comme les mots affectent, non par aucun pouvoir qui leur soit propre, mais par représentation, on pourrait supposer qu’ils n’ont qu’une faible influence sur les passions : cependant c’est tout le contraire ; car l’expérience nous apprend que l’éloquence et la poésie sont aussi capables, même beaucoup plus capables de faire des impressions vives et profondes, qu’aucun des autres arts, et que la nature même en plusieurs cas : ce qu’on doit attribuer à trois causes principales. Premièrement, nous prenons une part extraordinaire aux passions d’autrui, et quelques signes de ces passions suffisent pour nous émouvoir et nous faire sympathiser ; mais il n’est point de signes qui puissent exprimer toutes les circonstances de nos passions aussi parfaitement que les mots : ainsi, une personne qui parle sur un sujet, peut non-seulement tous communiquer ce sujet, mais aussi l’émotion qu’il lui cause à elle-même. Il est certain que l’influence que la plupart des choses exercent sur nos passions, ne vient pas tant, des choses mêmes, que de l’opinion que nous en avons ; et cette opinion dépend encore des opinions des autres hommes, lesquelles ne peuvent se communiquer, pour la plupart, que par le moyen des mots. En second lieu, il y a quantité de choses naturellement très-touchantes qui peuvent rarement se présenter dans la réalité, mais les mots qui les représentent s’offrent souvent. Par-là ils ont occasion de faire une profonde impression sur l’esprit, et., si l’expression est permise, d’y prendre racine, tandis que l’idée de la réalité n’est que passagère, et que peut-être elle ne s’est jamais présentée sous une forme réelle à certaines gens qui néanmoins en sont très-affectés, comme la guerre, la famine, la mort, etc. Bien plus, il est un grand nombre d’idées qui ne sont jamais tombées sous les sens d’aucun homme autrement que par la voie des mots, comme Dieu, les Anges et les Diables, le Paradis et l’Enfer, idées qui cependant ont toutes une grande influence sur les passions. Troisièmement, il est en notre pouvoir de faire au moyen des mots des combinaisons impossibles de toute autre manière. Avec le pouvoir de combiner, nous réussissons à donner à l’objet simple, par l’addition de quelques circonstances bien choisies, une vie et une force nouvelle. Il n’est pas de belle figure que nous ne puissions représenter par la peinture, mais il n’est pas possible de lui donner ces touches animées qu’elle peut recevoir des mots. Que fait-on quand on veut représenter un ange dans un tableau ? On peint un beau jeune homme ailé : mais la peinture fournira-t-elle jamais rien d’aussi grand que l’addition de ce seul mot, « l’Ange du Seigneur ? » Il est vrai que je n’ai ici aucune idée distincte ; mais ces mots font sur l’esprit une impression plus profonde que n’a fait l’image sensible ; et c’est là. tout ce que je veux prouver. Un tableau représentant Priam traîné et massacré au pied de l’autel, s’il était bien exécuté, serait très-touchant sans doute ; mais il est des circonstances qui en augmenteraient beau coup l’effet, et que la peinture ne pourra jamais exprimer ; par exemple, comment montrera-t-elle ce roi malheureux « éteignant de son sang les feux que lui-même avait consacrés. »

Sanguine fœdantem quos ipse sacraverat ignes.

Milton nous fournit un autre exemple dans ces lignes où il décrit les voyages des Anges déchus à travers leur effroyable demeure :

— O’er many a dark and dreary vale
They pass’d, and many a region dolorous ;
O’er many a frozen, many a fiery Alp ;
Rocks, caves, lakes, fens, bogs, dens and shades of deafh,
A universe of death.

« Les légions infernales traversèrent des vallées de ténèbres, des lieux d’épouvante, des régions de douleur, des montagnes de glace et des montagnes de feu ; des rochers, des précipices, des lacs, des marais, des gouffres et des ombres de mort, un univers de mort. »

Ici se déploie la force de l’alliance, dans :

Rocks, caves, lakes, fens, bogs, dens, ands hades…

Rochers, prècipices, laes, marais, gouffres, antres et ombres…

mots qui perdraient la plus grande partie de leur effet, si ce n’étaient pas

 « Les rochers, les précipices, les marais, les gouffres, les antres et les ombres de la mort. »

L’idée de cette affection causée par un mot, la mort, que rien hormis un mot ne pouvait allier aux autres, est extraordinairement sublime ; et ce sublime est encore porté plus haut par ce qui suit, un univers de mort. On voit ici deux autres idées que le langage seul peut présenter ; l’alliance de ces idées est sublime et étonnante au-delà de toute conception, si toutefois il est permis d’appeler idées ce qui ne présente à l’esprit aucune image distincte. Mais il sera toujours difficile de concevoir comment les mots peuvent émouvoir les passions qui appartiennent aux objets réels, sans représenter ces objets d’une manière distincte. Nous éprouvons cette difficulté, parce que dans nos observations sur le langage nous ne distinguons pas assez une expression claire d’une forte expression. Souvent on les confond l’une avec l’autre, quoique, dans la réalité, elles soient extrêmement différentes. La première concerne l’entendement, la dernière appartient aux passions : l’une décrit la chose comme elle est, l’autre telle qu’on la sent. Or, comme il y a un ton de voix entraînant, un air passionné, un geste animé, qui émeuvent indépendamment des choses auxquelles ils se rapportent ; il y a aussi des mots et certains arrangemens de mots qui étant particulièrement consacrés aux sujets passionnés, et toujours employés par ceux qui sont sous l’influence de quelque passion, nous touchent et nous émeuvent plus que ceux qui expriment le sujet avec beaucoup plus de clarté et de précision. Nous accordons à la sympathie ce que nous refusons à la description. Par le fait, toute description verbale, purement comme simple description quoique de la dernière exactitude, donne une idée si pauvre et si insuffisante de la chose décrite qu’elle produirait à peine le plus petit effet, si l’orateur ne l’animait par ces modes du langage qui marquent en lui un sentiment vif et profond. Alors, par la contagion de nos passions, nous nous enflammons d’un feu qui déjà brûle dans un autre, et que l’objet décrit ne nous aurait probablement jamais communiqué. Les mots, en transmettant les passions avec force, compensent pleinement leur faiblesse à d’autres égards. On peut remarquer que les langues très-polies, celles dont on vante la clarté et la précision, manquent de force en général. La langue française a cette perfection et ce défaut [58]. Au lieu que les langues orientales, et générale ment celles que parlent la plupart des peuples grossiers, ont dans l’expression beaucoup de force et d’énergie ; et cela est tout naturel. L’homme ignorant observe simplement les choses, et ne les distingue pas en critique ; mais, pour cette raison, il admire davantage, il reçoit de tout ce qu’il voit des impressions plus profondes, et par conséquent s’exprime avec plus de passion. Si l’affection est bien communiquée, elle fera son effet sans aucune idée claire, souvent sans aucune idée de la chose qui l’a primitivement occasionnée.

La fécondité du sujet aurait pu faire attendre que je considérerais la poésie dans ses rapports avec le Sublime et le Beau d’une manière plus étendue ; mais que l’on observe qu’il existe, là-dessus plusieurs traités excellens. Je ne me suis point proposé de porter la critique sur le sublime et le beau d’aucun art en particulier, mais d’établir des principes propres à distinguer, à former et à certifier une espèce de modèle pour ces idées. J’ai pensé que le plus sûr moyen d’atteindre ce but, était de rechercher les propriétés des choses naturelles qui font naître en nous l’amour et l’étonnement, et de montrer de quelle manière elles agissent pour produire ces passions. Les mots ne devaient être considérés que pour découvrir sur quel principe ils peuvent représenter ces choses naturelles, et d’où leur vient le pouvoir de nous affecter avec autant, et quelquefois avec plus de force encore, que les choses qu’ils représentent.

FIN.
TABLE
DES MATIÈRES



Section. 
69
79
94

PARTIE II.

102
VII. 
129
131
144
150

PARTIE III.

211
212
214
XXII. 
215

PARTIE IV.

IV. 
235
262

PARTIE V.

289
Fin de la Table des Matières.

    Pitt ; le vrai moyen d’imiter mon original était d’en donner une aussi bonne en vers français ; je remercie M. Gaston, qui s’annonce heureusement comme un émule de M. Delile, de m’avoir tiré d’embarras.

  1. Lord Carendish.
  2. On peut prendre ceci pour une figure de rhétorique, car personne n’eut jamais un plus profond mépris pour la profession de marchand. Burke s’était imbu de tous les préjugés des Romains à l’égard du commerce. Pour lui les mots de marchand et de voleur étaient presque synonymes ; et jamais il ne put séparer l’idée du commerce de celles d’exclusion, de monopole et d’avarice.

    « Ne me parlez point de la libéralité ni du patriotisme d’un marchand, s’écria-t-il une fois dans la chambre des communes ; un marchand ne connaît d’autre Dieu que l’or, d’autre patrie que sa correspondance, d’autre autel que son bureau, d’autre bible que son livre de compte, d’autre église que la bourse ; et il n’a de foi qu’en son banquier. »

  3. Voyez les débats du parlement d’Angleterre à cette époque.
  4. C’est à cette occasion que M. Shéridan dit, qu’il esperait que l’honorable membre après avoir quitté le camp comme un déserteur, n’y retournerait pas comme un espion.
  5. C’est, surtout dans ses emportemens contre les prodigalités des ministres qu’il observait peu la décence des termes pour les qualifier. Lord North, qui y était fait, et qui le regardait sans doute comme un volcan, appelait le langage abusif dont il se servait dans ces occasions, la lave de son éloquence
  6. Je ne crois pas que cette derniers expression fût Admise en français.
  7. Oignons marins fort âcres.
  8. « Au lieu que ce qu’on appelle esprit ( dit Locke) consiste pour l’ordinaire à assembler des idées, et à joindre promptement, et avec une agréable variété celles en qui on peut observer quelque ressemblance ou quelque rapport, pour en faire de belles peintures qui divertissent et frappent agréablement l’imagination ; au contraire le jugement consiste à distinguer exactement une idée d’avec un autre, si l’on peut y trouver la moindre différence, afin d’éviter qu’une similitude ou quelque affinité ne nous donne le change en nous faisant prendre une chose pour l’autre. »
  9. Mon cœur faible est percé des traits les plus légers, et voilà pourquoi j’aime, pourquoi j’aimerai toujours.
  10. M. Locke ( Essai sur l’entendement humain, I. ii, c. 20, sect. 16.) pense que l’éloignement ou la diminution de la douleur est considéré et agit comme plaisir, et que la privation ou la diminution du plaisir est considérée et agit comme douleur.
  11. Partie I, sect. 3, 4, 7.
  12. Partie IV, section, 3, 4, 5, 6.
  13. Étonnement
  14. Surprise, épouvante
  15. _______________________ The other shape,
    If shape it might be call’d that shape had none
    Distinguishable, in member, joint, or limb ;
    Or substance might be call’d that shadow seem’d,
    For each seem’d either ; black he stood as night ;
    Fierce as ten furies ; terribile as hell ;
    And shook a deadly dart. What seem’d his head
    The likeness of a kingly crown had on.

  16. ______________________He above the rest
    In Shape and gesture proudly eminent
    Stood like a tower ; his form had yet not lost
    All her original brightness, nor appear’d
    Less than archangel ruin’d, and th’excess
    Of glory obscur’d : as when the sun new ris’n
    Looks through the horizontal misty air
    Shorn of his beams ; or from behind the moon,
    In dim eclipse disastrous twilight sheds
    On alf the nations ; and with fear of change
    Perplexes monarchs.

  17. Partie V.
  18. Partie I, sect. 7
  19. Part.III, sect. illisible ?
  20. L’auteur fait ici une observation fort juste, sans doute ; mais je pense qu’il eût pu accorder aux chiens les même exceptions qu’il établit en faveur des animaux dont il vient de parler. Du moins dans notre langue, qui est si délicate, ils ne sont pas exclus de la haute poésie : Voltaire en a embelli, j’ose le dire, sa Henriade, quand il compare les ligueurs, qui à la journée d’Ivry fondent de toutes parts sur Bourbon, à des chiens qui poursuivent un sanglier :


    Tels au fond des forêts précipitant leurs pas,
    Ces animaux hardis, nourris pour les combats,
    Fiers esclaves de l’homme, et nés pour le carnage,
    Pressent un sanglier, en raniment la rage.
    Ignorant le danger, aveugles, furieux,
    Le cor excite au loin leur instinct belliqueux ;
    Les antres, les forêts, les monts en retentissent, etc.

    Personne ne s’est avisé de trouver cette comparaison ignoble. À la vérité, le mot de chiens ne s’y rencontre pas ; mais outre qu’il s’agit du mot bien moins que de l’idée, ce mot lui même n’a-t-il pas été anobli par l’élégante poésie de Racine ? Il n’a pas craint de déshonorer sa tragédie la plus poétique, en présentant dans un des plus beaux endroits Jezabel foulée aux pieds des chevaux, et

    Dans son sang inhumain les chiens désaltérés.

    Ces exemples prouvent assez que le plus fidèle compagnon de l’homme n’est pas toujours condamné à 1 bassesse.
  21. M. Burke rapporte à la suite des vers de Virgile une excellente traduction en vers qu’en a faite M.
  22. Voyez partie IV, sect. 9.
  23. Je pense que l’auteur aurait pu affirmer ce qu’il propose comme un doute ; puisqu’à la sensation qu’on éprouve à la vue d’un précipice, se joint nécessairement l’idée du danger de s’y laisser tomber ; ce qui ne peut arriver à l’égard d’un objet élevé.
  24. Voyez partie IV, sect. 12.
  25. Voyez partie IV, sect. 14
  26. M. Addisson, dans un article du Spectateur concernant les plaisirs de l’imagination, dit que cet effet, provient de ce que l’œil peut embrasser à-la-fois la moitié de l’édifice. Je ne pense, pas que c’en soit la véritable cause.
  27. Voyez part.IV, sert.4, 5, G.
  28. On nomme ainsi des ruines situées dans la plaine, de Salisbury, dont l’origine se perd dans la confusion des tems barbares, et qui n’ont pas été un petit sujet de dispute parmi les antiquaires. Les uns en font un monument des anciens Danois, les autres des Romains, d’autres enfin prétendent que ce sont les restes d’un temple des druides. Cette opinion parait être la plus généralement adoptée. Quoiqu’il en soit, cette construction est fort remarquable par son architecture. C’est un exagone régulier de 110 pieds de diamètre, dont le pourtour est une muraille composée d’un simple rang de pierres qui ont 27 pieds de haut sur 7 pieds de largeur, et sur 4 pieds d’épaisseur. On prétend qu’il n’y a jamais eu de toit.
  29. All furnish’d, all in arms,
    All plum’d like ostriches that with the vind
    Baited like eagles having lately bathed:
    As full of spirit as the month of May,
    And gorgeous as the sun in midsummer,
    Wanton as youthful goats, wild as young bulls,
    J saw young Harry with his beaver on
    Rise from the gronnd like feather’d Mercury ;
    And vaulted with sùch ease into his seat
    As îf an angel dropped from the clouds
    to turn and wind a fiery Pegasus

  30. Milton.
  31. _____ With the majesty of darhness round
    Circles his throne.

  32. Dark with excessive light thy skirts appear.

    Ce vers isolé ne peut se traduire littéralement ; je n’ai fait que rendre l’idée de l’auteur.

  33. Le mot anglais est suddenness, qui n’a pas d’équivalent en français. Il a donc fallu le traduire par soudaineté, que l’académie n’a pas approuvé, mais dont quelques écrivains se sont, je crois, déjà servis.
  34. Section 3.
  35. — A faint shadow of uncertain light
    Like as a lamp, whose life does fade away ;

    Or as the moon, clothed, with cloudy night,
    Doth shew to him who walks in fear and great affright.

    Doth shew to him who walks in fear and great affright.Spencer.
  36. Voyez partie 1er. sect. 6.
  37. Customary proportion.
  38. Je n’adopte pas en entier le sentiment de M. Burke ou de son ami : il peut être vrai en général, mais une heureuse expérience ne me permet pas de douter qu’il ne soit susceptible de restriction. Il y a tant de diversité dans le cœur humain, que la plus subtile métaphysique ne pourra jamais expliquer un seul de ses mouvemens par une proposition générale qui ne puisse être combattue par une préposition contraire ; Dans ce cas-ci, par exemple, ne peut-on pas dire, que si un enfant chérit sa mère pour les soins vigilans dont elle a secouru sa faiblesse, pour les tendres caresses dont elle " a charmé ses douleurs, pour la douce indulgence qu’elle accorde à ses caprices ; il aime également son père parce qu’il trouve en lui son premier instituteur, son guide le plus sûr, son confident le plus discret, son ami le plus ardent et le plus désintéressé ? Je ne pense pas que personne réponde négativement. Cependant cette opinion est opposée à celle de M. Burke : mais convenons que l’une et l’autre sont vraies suivant les applications qu’on en fait, et ne généralisons jamais les affections de l’homme.
  39. Part.IV, seet. 21.
  40. Partie V, sect. 23.
  41. Partie IV, sect. 25,
  42. M. Burke, a créé un substantif pour exprimer La qualité dont il veut nous donner l’idée, c’est spèciousness ; n’osant prendre la même liberté, je le traduis par l’adjectif spécieux, qui signifie, dans ce cas, beau en apparence.
  43. L’allégro.
  44. — And ever against eating cares,
    Lap me in soft lydian airs
    In notes with many a winding bout
    Of linked sweetnoss long drawn out
    With wanton head and giddy cunning
    The melting voice through mazes running
    Untwisting ail the chains that tie
    The hidden soul of harmony.

    .
  45. I ne’er am merry when Ihear sweet music.
    I ne’er am merry when IhearSHAKESPEAR.
    « Je ne suis jamais joyeux, lorsque j’entends unie musique tendre. »
  46. If black and white blend, soften, and unite
    A thousand ways, are there no black and white ?

  47. Première partie, sect. 8.
  48. Première partie, sect. 10.
  49. Je n’entre point ici dans la question agitée par, les physiologistes, savoir si la douleur est l’effet d’une contraction ou d’une tension des nerfs. L’un et l’autre cas est également favorable à mon sujet ; car, par tension, je n’entends qu’une violente compulsion des fibres qui composent un muscle eu une membrane, de quelque manière qu’elle s’opère.
  50. Partie II, sect. 2.
  51. Partie II, sect. 2.
  52. Part. I, sect. 7. part. II, sect. 2.
  53. Part. II, sect. 7.
  54. Partie II, sect. 10.
  55. Partie II, section 3.
  56. « Grand Jupiter dissipe l’obscurité qui cache les Grecs ; rends-nous la lumière ; et s’il nous faut périr, si telle est ta volonté suprême, fais que nous périssions à la clarté des cieux. »
  57. Célèbre anatomiste anglais.
  58. Je pardonnerais presque aux Anglais de n’avoir jamais senti toute la force du divin poète créateur d’Athalie ; il l’a si bien déguisée par l’élégance, la souplesse et l’harmonie de son style. Mais comment M. Burke a-t-il pu ne pas être frappé de la force de Corneille, de Bossuet, et de bien d’autres écrivains français qui sont montés au premier rang du monde littéraire.