L’Âme enchantée/L’Annonciatrice/La Mort d’un monde - Partie 2

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Albin Michel (5p. 131-243).
L’Annonciatrice - La Mort d’un monde

DEUXIÈME PARTIE

Annette dans la jungle


Elle avait bien failli s’y embourber !

Elle s’était laissée emporter de Paris, emballée comme un colis capitonné. C’était un soulagement de n’avoir plus, pour un temps, à s’occuper de rien… Pour un temps… Cela ne dura guère. Annette n’était pas habituée à ne rien faire, avec ses mains. L’impression la plus nette qu’elle garda du voyage de luxe, en flânant, par l’Italie du Nord et le Veneto — (sleepings, palaces, autos, etc.) — fut qu’elle traversa ces beaux pays, qu’elle connaissait et aimait depuis l’enfance, — avec froideur et ennui. Elle s’en étonna, d’abord ; puis, elle comprit : ce luxe l’isolait ; elle avait perdu contact avec la terre ; elle ne le retrouvait qu’aux rares instants où elle pouvait s’évader seule et courir sur ses pieds, dans les ruelles ou les champs. Ses orteils, quelquefois, en frémissaient, quand elle foulait ces épais tapis d’hôtel, dont la banale toison s’acharne à enjuponner le bois et la pierre. Ses pieds brûlaient de baiser, nus, la peau de la terre. Mais son escorte lui laissait peu de répit. Le babillage écervelant des trois petites perruches lui remplissait la tête, jour et nuit.

À Bucarest, ce fut d’abord un tohu-bohu et un vacarme assourdissant de grosse volière — de Jardin des Plantes — une innombrable famille, parents, amis : toute la « gens », qui se retrouvait. Ils en avaient pour des jours, des jours, des nuits, des nuits, à s’exclamer, à s’embrasser, à exploser. Portes ouvertes. Tout s’étalait. Tous les secrets. Des panerées d’intrigues, de flirts, et davantage, se déversaient, à l’œil nu, dans chaque pièce, dans les couloirs. Entre hommes et femmes, peu d’entretiens qui ne tournassent autour du feu dans la lanterne, rouge allumée, et ne s’y heurtassent. Annette, qui se croyait tenue de surveiller ses pupilles, avait beaucoup à faire, dans cette atmosphère surchauffée. Elle n’était pas elle-même à l’abri des poursuites : elle s’en aperçut, avec agacement, mais peut-être pas sans un ironique contentement — (hé hé ! à quarante-trois ans !…) Sa qualité de Parisienne la désignait, malgré son âge, aux attentions et aux assauts. Et Ferdinand Botilescu, qui l’avait, au cours du voyage, assommée de ses pesantes galanteries, commença à l’inquiéter un peu.

Toutefois, aussi longtemps qu’on demeura dans la ville, le risque n’était pas grand : le terrain de chasse était assez giboyeux, pour occuper les Nemrods ; et Ferdinand avait d’autres chattes à peloter — sans parler de la politique, et des affaires, et de la chasse aux honneurs et à l’argent.

Mais après deux mois, on se rendit dans un domaine des Botilescu : des terres plates isolées, au milieu des étangs et des forêts, dans la plaine valaque, que, tour à tour, brûlent le soleil et le gel. C’était l’automne. D’épais brouillards tramaient sur les marais, où jacassaient les poules d’eau. La lourde auto s’embourbait dans les ornières des chemins creux, en éclaboussant et secouant rudement les cinq femmes et leur seigneur maître. Mais Annette était la seule, dont les reins courbaturés geignaient ; et elle admirait l’endurance des croupes roumaines : elles ne semblaient point s’en soucier, elles étaient d’airain, comme les gosiers des demoiselles, qui ne cessaient pas un instant de parler.

La vaste demeure, délabrée, moitié château et moitié ferme, était bâtie sur un renflement de terrain, qui surplombait à peine, en taupinière, la monotone étendue. On l’avait construite par morceaux, et aucun étage n’était de plain-pied ; les couloirs, qui serpentaient, montaient et descendaient à tous les détours par des marches de pierre usée, qui branlaient. Elle était restée inhabitée pendant les années de guerre, et la nature en avait pris possession ; la vigne vierge, rouge comme sang au soleil d’automne, et le lierre pelé qui s’incrustait sur la façade, avaient rampé, par les trous des murs et le bois vermoulu des fenêtres, dans la maison, y amenant leurs invasions de perce-oreilles et de fourmis. La rude toilette qu’on avait faite, hâtivement, au dernier moment, pour la venue des maîtres, n’avait que peu troublé l’installation des noires araignées dans la pénombre et les rideaux ; les lézards couraient, dormaient sur les murailles des corridors ; et quelquefois, au rez-de-chaussée, on entendait flûter une couleuvre. Les jeunes filles et leur mère n’y prenaient pas garde ; ces habituées au luxe d’Occident se retrouvaient à l’aise, du premier coup, dans l’incurie et la poussière qui recouvrait les sofas et les divans. Annette avait honte de s’avouer ses répugnances, et elle tâchait de prendre l’aventure, du côté plaisant. Elle se hâta, le premier soir, d’éteindre sa bougie, dont la mèche charbonnait avec une odeur graillonneuse, sans trop regarder dans les coins ; et elle s’étendit, les reins moulus, dans le vieux lit de bois dur, craquant, peinturluré de scènes romantiques, amours, batailles, où deux paires de coucheurs auraient pu tenir à l’aise. À leur défaut, d’autres hôtes, non moins gênants, l’habitaient. Réveillée dans son premier sommeil par les brûlures qui lui couraient sous la peau, elle dut fuir son monument historique avec le peuple affamé qui y logeait, et passer le reste de la nuit sur une chaise. C’était passer de Charybde à Scylla. Par les fenêtres qu’elle ouvrit, pénétrèrent les escadrons ailés des moustiques. On entendait les grenouilles de l’étang, et, dans le lointain, à la prime aube, les cloches fêlées de monastères.

Les nuits suivantes, en attendant qu’on fît venir de Bucarest une literie neuve, nul ne trouva surprenant que Annette couchât sur un matelas posé sur le carreau. Il est vrai que les jeunes filles lui avaient offert place dans leur lit. Elles dormaient, à poings fermés, dans la grande pièce à côté, la bouche ouverte, avec un petit ronflement doux et régulier, les genoux relevés sous les draps défaits, les cuisses nues, invulnérables aux piqûres. Elles plaisantaient, le lendemain, les joues, le front, le nez gonflés de Annette, et ses chevilles tuméfiées. Elle riait aussi, en se grattant comme une damnée : il fallait payer l’impôt d’étranger ; quand la vermine l’a prélevé, on devient mithridatisé. À quelque chose malheur est bon : il était peut-être prudent de paraître laide aux regards désœuvrés du patron. Mais elle se faisait illusion si elle croyait qu’il s’arrêtait à ces bagatelles. Il tournait trop autour d’elle. Toujours empressé à la servir, lui témoignant d’excessives attentions, qui la rasaient, il la traitait, avec affectation, comme une invitée dans sa maison ; mais quand ses lourdes paupières se relevaient un peu sur ses yeux, elle y voyait luire des éclairs (vite amortis), peu rassurants. Il n’eût pas fait bon, à certains moments, se trouver seule avec lui. Les égards n’eussent point pesé lourd. Il l’eût traitée en jument. C’était ainsi qu’il en usait avec les filles de son domaine qu’il surprenait, trayant les vaches dans l’étable, ou pataugeant, liant les roseaux coupés dans l’étang. Elles se rajustaient après, en gloussant, l’air furieuses et satisfaites, comme les poules. Et ni la femme ni les filles du seigneur ne paraissaient l’ignorer ; elles n’y attachaient pas d’importance ; peut-être, au fond, étaient-elles fières de leur sultan. Plus d’un, parmi les petits paysans, étaient marqués à son effigie. L’animal avait toujours faim. Les lourds repas, une nourriture presque uniquement carnée (Annette en était écœurée), les vins riches et la tuica (eau-de-vie de prune) ne comblaient pas le trou dans l’estomac, que le grand air creusait et l’oisiveté. Madame Botilescu fainéantisait, tout le jour, sommeillait, se déchargeait sur Annette des tracas domestiques. Ferdinand se dépensait en de longues marches, des courses, des chasses ; il y entraînait quelquefois son monde, à cheval, ou en auto. Mais Annette se méfiait, depuis qu’un jour, se promenant avec les jeunes filles, cueillant des fleurs dans la jungle des marais, elle s’était trouvée seule, laissée par elles, et à ses appels avait entendu répondre la voix du jars. Rentrée au château par la direction opposée, elle s’était ensuite reproché son soupçon malsain, devant les mines ingénues des jeunes filles qui lui avaient sauté au cou, en lui criant qu’elles l’avaient cherchée partout. Mais le soupçon chassé s’obstinait à l’entrée, comme le chien, couché en rond sur le paillasson. Certains regards de côté, qu’elle avait saisis entre les petites cajoleuses, lui tenaient un œil ouvert en dormant. Sa curiosité de Française trouvait son compte à guetter les mobiles qui pouvaient agir sur ces petites âmes naïves et compliquées. Elle démêlait, mieux qu’elles peut-être, la secrète rancune qu’elle avait pu exciter, en les contrariant, à Bucarest, dans leurs flirts : l’aînée, surtout, celle qui lui prodiguait les plus tendres embrassements, lui réservait une de ses belles dents, une de ses incisives aiguisées de renardeau, sous le sourire enjôleur de la grasse lèvre ombrée. Est-ce qu’elles mentaient ? Non, si mentir c’est dire le contraire de ce qu’on pense. Elles pensaient ce qu’elles disaient — et le contraire. Elles étaient sincères et rusées. Elles aimaient Annette, et elles s’amusaient à la faire choir dans les toiles du papa. La plus jeune n’y voyait pas malice : c’était pour elle un bon tour. Même la seconde, plus avertie, ne songeait qu’à l’air vexé de la gouvernante, bien attrapée. Mais l’aînée, Stefanica, savait ce qu’elle faisait ; et elle trouvait double sujet de délectation à se venger de Anette, qu’elle aimait, en la livrant aux bras d’un père, dont les exploits lui inspiraient peut-être des sentiments défendus. Elle gardait pour soi ses sentiments et elle ne s’avouait pas clairement son jeu, tout en s’en pourléchant par avance. Annette, qui en avait eu deux ou trois fois des lueurs, se refusait à y croire. Mais elle veillait.

Un soir, au moment de se coucher, elle s’aperçut que la clef de sa chambre n’était plus à la serrure. Un quart d’heure avant, elle l’y avait vue ; et les fillettes étaient avec elle dans sa chambre. Elles l’étouffaient de leurs embrassements, en lui souhaitant le bonsoir. Elle n’eut point de doute. Le poil de la louve se hérissa. Elle se dit bien : — « Je suis stupide. Annette, ma fille, tu romantises. Tu es trop nerveuse. La clef est tombée. Ou quand bien même elles l’auraient prise, ces enfants ont voulu me jouer une niche. Il n’y a qu’à ne point s’en occuper. » — Elle se coucha. Mais trois minutes après, elle sauta du lit. Elle entendait les rires étouffés des deux aînées qui couchaient dans la chambre à côté. Elle alla chez elles, pieds nus, en chemise de nuit. Quand elle entra, la bougie précipitamment s’éteignit. Elle ralluma. Elles faisaient semblant de dormir. Et quand Annette les secoua, d’une voix fâchée, elles jouèrent la comédie du réveil, les yeux innocents, jurant leurs grands dieux qu’elles ne comprenaient pas ce qu’on leur voulait : elles ne savaient rien. Annette ne perdit point son temps à discuter. Elle dit froidement à Stefanica :

— « Sors de ton lit ! Je reste ici. Va prendre ma place dans le mien ».

La jeune fille sursauta ; elle fit :

— « Non non non non ! »
épouvantée.

Annette la regarda dans les yeux, n’insista pas ; elle s’installa, côte à côte, dans ses draps. La nuit se refit. Elles se taisaient. Une heure après, le carrelage branlant du couloir cria sous des pas ; la porte d’à côté s’ouvrit ; on entrait dans la chambre que Annette avait laissée. Annette, soulevée sur son coude, écoutait. Stefanica, qui feignait de dormir, écoutait aussi ; et un souffle angoissé la trahit. Derrière le mur, l’homme excité — (il se trouvait, presque toutes les nuits, dans un état de demi-ébriété) — était furieux de la déconvenue ; il remuait les draps et barrissait. Annette, que la colère envahit aussi, empoigna rudement Stefanica aux épaules ; elle la sommait à voix basse d’avouer, et lui soufflait à la face des mots ignominieux en roumain : (en toutes langues, ce sont les premiers qu’on apprend, avec ceux qu’il faut pour manger). L’autre, éperdue, continuait de nier obstinément — jusqu’au moment où, dans la dispute, tomba sur le carreau la clef cachée sous l’oreiller. Le galant joué avait vidé la chambre, faisant claquer la porte avec dépit, et s’éloignait, en piétinant comme un buffle. Les deux jeunes filles, bouleversées de honte et d’émotion (elles venaient seulement de comprendre avec horreur leur trahison), se jetèrent à genoux, en larmoyant, baisaient, mouillaient les mains de Annette, demandaient pardon. Elles étaient sincères. Stefanica se désolait bruyamment, frappait de ses poings sa poitrine robuste qui résonnait, et elle voulut passer le reste de la nuit, couchée aux pieds de Annette. Elles se rendormirent, en reniflant leurs gros sanglots d’enfants fouettées On ne pouvait pas leur en vouloir. Mais se fier à elles, pas davantage.

Annette voulait partir, dès le lendemain. Mais les petites la supplièrent, avec des cris et des transports d’amour impétueux. Et Ferdinand, penaud, sans allusions à l’incursion manquée de la nuit, se tenait à distance respectueuse, avec tous les dehors du repentir, Annette consentit à remettre sa décision. De sérieuses raisons matérielles s’opposaient d’ailleurs à ce qu’elle l’exécutât : elle n’avait point d’argent ; et quand elle réclamait son dû, on trouvait tous les prétextes dilatoires pour ne la point payer ; l’hiver venait et bloquait la maison isolée ; les voyages étaient difficiles en cette saison : on ne s’en allait pas, comme on veut.

Annette résolut d’attendre au printemps. L’alerte passée semblait avoir assagi les esprits. Il y eut un temps de sommeillante tranquillité. La neige, étendue sur les champs, mettait aux cœurs son coi duvet. Au clair de lune, l’étang glacé jetait des feux de diamant. On s’en allait dans les traîneaux à clochettes, les tempes rougies par la bise, les oreilles chaudes sous le bonnet, le corps heureux dans les fourrures, par l’afflux du sang rajeuni, et le bout des seins brûlait. La saleté des chaumières aux toits de joncs et la fétidité des marais se recouvraient de la tunique sans souillures, en drap blanc. Annette tâchait, non sans succès, d’intéresser ses oiselles à la misère des paysans, au poil de loup sous leurs haillons, dont les beaux chants, les traits de médailles, aux jours de fêtes les parures barbares et éclatantes, les vieilles coutumes et le bon sens, la charmaient. Elle s’essayait à converser avec eux ; et leur méfiance se détendait ; elle avait plaisir à voir luire sous le masque dur des Daces enchaînés autour de la colonne Trajane l’éclair rieur de l’ironie, qui juge et raille, des Colas Breugnons de sa Bourgogne. Quelquefois aussi, on entendait gronder le tonnerre. C’était au loin. Un mot, un geste, un éclat de voix. Les siècles de révolte amassés contre le maître… Le maître le savait ; mais depuis des siècles que cela durait (avec de brusques explosions), cela lui semblait une loi naturelle, dont le plus fort (c’est à savoir lui) usait, devait user à son profit. « Tu tiens le cheval entre tes cuisses. Quand il regimbe, déchire lui la bouche avec le mors !… » Annette avait saisi le duel silencieux ; et — (pour qui la connaît il est inutile de le dire) — c’était sur le cheval qu’elle misait. Quand se désemboîtera-t-il le dos de la pince ?… Elle ne regrettait pas d’être restée. Il faisait bon reprendre contact avec les forces élémentaires : cette vieille terre, balayée par le vent d’hiver, où les rafales soulevaient en tourbillons de neige les batailles de Marc-Aurèle et celles à venir, qui sommeillaient au cœur des Gètes.

Mais ce climat rude et ces courses au grand air lui rendaient une vigueur et un éclat, dont elle eût été sage d’amortir l’insolente allégresse : car c’était, sans qu’elle s’en avisât, un appât jeté sous le nez du brochet. Elle était toute à la flambée de son arrière-automne ; en pleine santé et joie organique, l’esprit tranquille, pour le moment, au sujet de Marc qu’elle savait alors sous l’aile duveteuse de Sylvie. Elle prit part avec entrain à des réjouissances populaires, où les jeunes filles Botilescu l’habillèrent et s’habillèrent de lourds et somptueux costumes paysans : (car la brutalité des rapports entre maîtres et serviteurs n’excluait pas la familiarité) ; mais la comparaison des costumées ne fut pas à l’avantage des petites patronnes ; et les jeunes gars n’hésitèrent point : Annette dansa avec les farauds, avec les coqs de villages. Elle ne vit pas la colère jalouse, aux museaux froncés des chattes ; pas davantage aux yeux allumés du patron elle ne prit garde, jusqu’au moment où, l’arrachant à un danseur du village, il l’empoigna à son tour. Alors, elle se dit lasse et, la danse finie, elle se retira. Les jours suivants, elle revint à la prudence. L’alerte parut sans lendemain. Et de nouveau, l’on s’assoupit.

C’était un jour de la fin mars. Le pouls de la terre, encore gourd, se réveillait. Une fièvre cachée courait sous la neige épaisse, qui se ridait ; et les coins de l’étang glacé s’écornaient. Les nuits, on entendait passer dans le silence des cieux les cris des bandes de migrateurs. Carême avait été mis en terre ; et l’on s’invitait, de fête en fête, dans les châteaux. Les trois jeunes filles étaient parties avec leur mère pour souper et baller dans un domaine des alentours. Leur père, absent depuis quelques jours, était, dit-on, à Bucarest. Annette n’avait pas accompagné ses pupilles : quelques frissons dans les épaules, la tête lourde, un début de grippe, l’avaient retenue à la maison. Le soir tombait, et la nuit vint. Annette était étendue dans sa chambre, et elle ne faisait point l’effort d’allumer. Elle entendait, au-dessous d’elle, dans une salle du rez-de-chaussée, le tic tac d’une vieille horloge rouillée, qui boitait — et dans la plaine ensevelie sous l’ombre le grincement des essieux mal graissés d’un chariot. Elle s’assoupissait. Un bruit de serrure la réveilla. Elle ne chercha pas à le définir. Mais un malaise fut en elle, comme le bourdonnement sourd d’une gencive gonflée. Elle l’attribua d’abord à sa grippe. Puis, une pointe commença à lanciner la gencive, et l’endroit sensible se précisa. Ce n’était pas au dedans ; c’était au dehors qu’était le danger. Elle se souvenait d’avoir surpris Stefanica téléphonant à mots précipités, dont le sens obscur maintenant lui remontait à l’esprit, et elle revit ses airs troublés et cachottiers. Elle pensa qu’elle se trouvait seule, au château, avec une valetaille soumise, servile, bonne à tout faire, sourde et muette. Et elle sursauta, se rappelant le bruit de serrure qui l’avait réveillée. Elle se leva, alla à sa porte, et la trouva, cette fois, fermée à clef, du dehors. Juste à cet instant, elle entendit le ronflement d’une auto qui rentrait. Tout devint clair. Le maître se glissait dans la maison, comme un voleur. Elle poussa le loquet intérieur, qu’elle avait fait mettre, soupçonneuse. L’homme allait venir, elle le savait.

Et l’homme vint. Il poussa la porte, qui résista. Annette, debout derrière, silencieuse, rageant comme une rate prise au piège, évaluait la résistance de la barrière et jugeait qu’elle ne serait pas longue. Elle gagnait du temps. D’une voix froide elle répondait, par mots brefs, à la voix de l’homme qui parlementait, tout en faisant le tour de la chambre et, comme la rate, cherchant une fente. Il n’en était que par la fenêtre. Elle l’ouvrit. La chambre occupait, au premier, un angle de la maison, qui avançait à l’extrémité de la taupinière ; et la fenêtre à balcon rond surplombait au-dessus de la pente. Annette se pencha sur la rampe en fer forgé, et elle sonda la distance. Elle réfléchit. Elle tâta le cep noueux de la vieille glycine dépouillée qui s’accrochait, en les tordant, aux barreaux de la rampe, commue les anneaux d’un boa. Elle rentra, elle s’habilla, passa ses bottes en feutre, de paysanne, mit ses gros gants, puis les enleva, pour être plus sûre de sa prise ; d’un tour de main, elle rafla sur les meubles ses objets les plus essentiels, elle trouva même le temps d’obéir, en un pareil moment, à l’instinct féminin de se regarder dans le miroir, tandis qu’elle enfonçait ses oreilles sous le chaud bonnet d’astrakan ; et elle voyait ses lèvres irritées qui répliquaient par « oui », par « non » méprisants, à l’animal qui s’impatientait, en ébranlant sur ses gonds la porte. Enfin, elle se décida, après un dernier coup d’œil circulaire ; au seuil de la fenêtre, elle se ravisa pour retourner prendre à la muraille une photo de Marc qu’elle avait épinglée au-dessus de son lit, près de l’oreiller ; et elle l’enfouit dans son giron. Alors, elle enjamba la rampe du balcon, et s’agrippant au corps annelé de la glycine, elle descendit, glissant rudement, ou accrochée, risquant de s’éventrer, ou de laisser un de ses yeux aux lances pointues des rameaux qui lui fouettaient durement la face. Elle ressentit, à un moment, une douleur si vive à l’avant-bras qu’elle lâcha prise. Par bonheur, elle avait fait plus des deux tiers de la descente ; et la neige amortit la chute. Elle roula le long de la pente, et se retrouva au pied de la butte, sous la grande ombre du château derrière lequel se couchait la lune, la robe en loques, les mains et les cuisses éraflées, mais en possession de tous ses morceaux. Après avoir repris son souffle, elle s’en alla à travers champs, se dépêchant de profiter, pour s’orienter, des dernières clartés de la lune. Mais celle-ci ne tarda pas à disparaître ; et ce fut l’ombre complète, qui, d’une part, assurait la fuite de Annette contre les poursuites, mais qui, d’autre part, l’entravait en lui faisant perdre le sens de la direction. Elle voulait marcher vers Bucarest, où le consul français la rapatrierait ; mais elle connaissait mal la carte de la région ; et la nuit opaque lui enlevait ses points de repère. Elle marchait, marchait, cherchant sa piste comme un chien, le nez à terre, d’où se dégageait une phosphorescence qui la guidait, qui la trompait ; elle chutait dans des trous de neige, elle pataugeait dans les marécages, elle s’embourbait, elle se repêchait, glacée, fiévreuse ; elle marcha toute la nuit, hallucinée par le chœur intarissable des grenouilles, sans s’apercevoir qu’elle tournait en rond autour du vaste étang. Elle se retrouva, aux premières lueurs de l’aube, sur une chaussée au milieu des marais ; et, par dessus les joncs, se profilait à brève distance le damné château qu’elle fuyait. Elle reprit sa course, harassée. Un petit paysan qu’elle croisa, coupant des joncs, le museau noir de vase durcie, la dévisagea, et, au lieu de répondre à ses questions, laissant son fagot coupé de roseaux, il s’esquiva à toutes jambes. Elle pensa que l’on était à sa poursuite et qu’il allait la signaler. Elle chercha un chemin de côté, où s’échapper ; mais il n’en était point : l’interminable chaussée se prolongeait droite, sans un repli qui pût masquer, comme une digue, entre deux rangées de marais. Elle avait beau hâter le pas. Un roulement d’auto, qu’elle vit venir, lui annonça l’approche du poursuiveur. Il l’avait vue, lui aussi ; en trois minutes, il l’aurait rejointe. Elle n’hésita pas, elle se jeta en plein marais. La croûte de glace céda, elle enfonça dans la vase froide et gluante, elle se rattrapa à des souches de saules. Elle entendait de la chaussée la voix enrouée de Ferdinand : il était inquiet et irrité ; il la conjurait de revenir. Du tronc boueux d’où elle émergeait, elle lui cria : « Non ! » et entêtée, elle se rejeta dans la brousse, où elle disparut à ses yeux : on ne voyait plus de la route que les joncs et les massettes qui s’agitaient sur son passage de louve traquée. De cette folle opiniâtreté, la rage monta à la face congestionnée du chasseur. Il vociféra que si elle ne revenait pas immédiatement, il tirerait dessus, au jugé, comme sur une bête. Elle cria : — « Tue ! » — Elle était ivre aussi de fureur. Elle s’enragea. Elle enfonçait jusqu’au poitrail dans la boue, et les lianes plates et puantes se glissaient comme des sangsues, noires et visqueuses, autour de sa peau. Un épervier dans le ciel vaseux miaulait. Elle pensa :

— « Il ne m’aura pas ! Plutôt nourrir les rats et les cafards des marais ! »

Mais lui, là-bas, s’épouvantait. Il changeait de ton. Il suppliait. Il lui jurait sur son honneur (elle s’en fichait !) qu’il la respecterait, qu’il se mettait à son service, qu’il acceptait d’avance ses conditions. Elle n’y croyait plus, chatte échaudée !… Elle fermait sa bouche obstinée, autant pour ne pas lui répondre que pour ne pas manger la bouillie fétide où elle barbotait. Jamais elle ne se fût rendue, si la glaise ne lui eût collé au corps, paralysant ses mouvements ; en voulant se dégager des lianes enroulées, elle s’étranglait. Il pénétra dans la jungle, risquant lui-même de s’enliser pour la sauver ; il réussit à l’empoigner aux aisselles, en fourrageant dans la vase, et il l’extirpa de sa gaine. Il la ramena au rivage. Elle était boueuse et noire, du talon au front ; mais elle conservait son intrépidité. Elle le défiait. Il n’eut pas envie de relever le défi. Il l’admirait. Il lui parla avec respect, avec regrets, de l’avoir forcée à cette fuite. Il implora son pardon, la suppliant de revenir au château. Il s’exprimait avec une humilité et une emphase oratoires, mais sincères, qui ramenèrent un sourire sur le visage de Annette durci par la rancune et par le masque de boue craquelée. Elle dit :

— « Bon ! passons l’éponge ! Nous en avons besoin tous les deux… Mais quant à revenir, non ! Il n’est plus question… Je pars. » |

Il prit une mine consternée, mais il ne protesta que pour la forme ; il n’était pas trop étonné. Il s’attendait si bien à la décision qu’il avait pris dans son auto la valise de Anette, et il y avait ramassé les effets qu’elle avait laissés. Il lui offrit de la conduire à la prochaine gare du grand express international ; il lui demandait seulement, de l’air piteux d’un vieux collégien pris en faute, de vouloir bien lui sauver la mise, en écrivant une lettre au château, qui expliquerait son départ précipité par des nouvelles urgentes de son fils la rappelant à Paris. Elle y consentit, et elle monta dans l’auto.

Ils firent halte au premier hameau, dans la chaumière la moins sordide, afin que Annette pût changer de linge et se laver. On fit bouillir l’eau dans un chaudron, et Annette procéda à une lessive complète, tandis qu’après expulsion de la marmaille avec les maîtres de céans, Ferdinand, pudique et farouche, le dos tourné, montait la garde à la porte. Annette, nue, claquant des dents, la peau rougie par les frictions, eut un accès de fou rire, en se rappelant le duc dont parle Saint-Simon, se promenant l’épée à la main devant la porte de l’église, où se soulageait la dame de ses pensées. Et comme la grippe et le froid mortel des marais lui tordaient aussi les entrailles, elle ne craignit pas, en Bourguignonne qu’elle était, dans la courette, sous l’égide du valeureux chevalier, de faire de même. Honni soit qui mal y sente ! Même Cléopâtre a la colique…

Ils remontèrent dans l’auto. Le prochaine gare était lointaine ; et quand ils y parvinrent, par des routes que le dégel défonçait, ce fut pour apprendre qu’un grave accident de chemin de fer interrompait l’Express-Orient, pour quelques jours : la voie ferrée était coupée, à la sortie des Karpathes, par des inondations. Botilescu offrit à Annette de la déposer dans un hôtel de Bucarest, en attendant que les communications fussent rétablies. Mais elle s’y refusa énergiquement ; elle avait hâte d’être partie. Bien qu’il eût été prudent de soigner en chambre son refroidissement, la fièvre qui cheminait dans ses membres et l’excitation de la poursuite la brûlaient d’une impatience irritée d’avoir quitté le pays. Elle avait la hantise morbide d’y laisser ses os. Quand elle se débattait dans les marais, elle ne songeait pas à avoir peur. Mais maintenant, la peur avait surgi ; la vase lui montait au menton : (l’odeur putride la poursuivit pendant des nuits ; elle la flairait, sous ses ongles) ; elle frémissait que cette glaise ne lui emplit la bouche, elle en avait l’étouffement. Elle voulut que Ferdinand la conduisît à Constantza, et elle monta sur le premier bateau en partance. C’était un bâtiment italien, qui, par un assez long parcours, retournait à Brindisi. Mais Annette n’écouta rien des objurgations que lui faisait Botilescu. Elle s’enferma dans sa cabine ; une fatigue écrasante la terrassait ; et elle resta seule en tête à tête avec sa fièvre, elle ne vit rien de la traversée. Elle n’avait plus qu’une pensée : — vivante ou morte, être rentrée.


Elle était rentrée à Paris. Elle arriva avant le télégramme qui l’annonçait et qui s’égara dans une loge de concierge : Marc avait changé plusieurs fois sa tente de place ; et Annette n’avait point reçu, avant le départ, la dernière adresse. Elle eut quelque peine à la trouver. Sylvie, à qui elle la demanda, ne la connaissait point. Annette ne cacha pas son mécontentement de l’indifférence de sa sœur. Sylvie, qui savait mieux ce qu’il en était, dit qu’elle n’était pas une bonne d’enfants. Elle avait d’autres martels en tête ! Annette, après l’avoir quittée brusquement, songea qu’elle avait bien changé : le visage gonflé, avec des poches sous les yeux, l’air alourdie, congestionnée. Et elle se reprocha de ne lui avoir même pas, dans son impatience, demandé des nouvelles de sa santé. Sylvie ne se sentait pas non plus sans reproches.

Ce fut Sainte-Luce qui mit Annette sur la piste. Mais, bon camarade, il ne lui dit pas que Marc était, pour l’instant, chasseur dans une boite de nuit. Il connaissait l’amour-propre de son camarade ; il le prévint. Annette attendit son fils, toute la nuit, sans se coucher, dans sa chambre d’hôtel. Marc vint, à l’aube, frapper à la porte. Il avait autant de hâte qu’elle de la revoir. Mais quand ils se virent, il n’y eut aucun épanchement. Au premier contact, ils sentirent entre eux un froid. Ils ne se retrouvaient plus tels qu’ils s’étaient quittés. Tous les deux avaient subi des chocs, et ils avaient réagi différemment. Ils étaient, d’ailleurs, tous les deux, énervés par la longue veille. Annette dissimulait mal l’impatience un peu fâchée de l’attente et des soupçons que lui causait cette vie nocturne de Marc ; et Marc fut irrité de le sentir, et qu’elle tombât à l’improviste sur sa déroute, dont il n’était pas sûr que Sainte-Luce n’eût pas trahi l’humiliation. Il demanda, d’un ton plus sec qu’affectueux, pourquoi elle ne s’était pas couchée. Elle riposta, avec plus de douceur qu’il n’y en avait peut-être dans l’intention :

— « Et toi, mon petit ? »

Il ne tenait qu’à lui de répondre qu’il ne venait pas de s’amuser ; mais il était trop fier pour s’expliquer ; et elle avait l’air de lui demander des comptes : il n’admettait pas qu’il en dût à qui que ce fût. Il ne daigna pas relever la question. Annette l’examinait, son teint fané, ses traits meurtris, des rides précoces, qui lui étaient nouvelles, aux coins du nez, où l’usure et le dégoût étaient inscrits. Son cœur se serrait, en soupçonnant une vie de désordres et leur flétrissure dans l’esprit. — Il la laissait imaginer ce qu’il lui plaisait. L’examen qu’il faisait d’elle ne le contentait pas davantage. Elle avait l’air trop bien portante, trop bien nourrie, le teint fleuri, et, dans ses yeux, dans ses mouvements, une joie de vivre, qui éclatait, à son insu. On n’eût pas dit qu’elle sortait des marécages de Roumanie et d’une mauvaise grippe. Le sang aux joues était trompeur. Elle traînait encore un reliquat de congestion. Mais ce qui ne trompait pas, en définitive, c’était que malgré toutes les mésaventures, elle ne se trouvait pas du tout mal de vivre. Non, en vérité ! elle y prenait goût, en vieillissant. L’incohérence, l’imprévu, les catastrophes mêmes et l’incertitude du lendemain, ajoutaient à la saveur du repas. C’était diablement plus appétissant que les menus insipides de sa jeunesse, la vie bourgeoise de France, entre 1890 et 1900 ! Elle avait bon estomac. — Meilleur que Marc, elle le voyait bien. Qu’y faire ? Elle ne pouvait pas jouer, pour lui plaire, la dyspeptique, la chlorotique… Lui, il était maigre et rongé d’amertume, exaspéré contre la société, dont il devait voir de près et servir la noce imbécile et les vices sans vigueur ; quand il sortait de ces cloaques à vadrouille, il ne pouvait même pas manger sans nausées le pain qu’il avait gagné : le pain sentait la sueur des filles. Il eût souhaité de mettre une cartouche de dynamite, au cul du monde. Et ce prurit d’irritation s’exacerbait, au contact avec des compagnons de servitude, des ouvriers dont il s’était récemment rapproché. Un d’eux avait pris un certain ascendant sur lui — autant qu’on pouvait parler d’ascendant sur un garçon aussi ombrageux que Marc. Eugène Masson ne l’était pas moins. Ils avaient fait connaissance, la nuit, en métro, puis en rentrant ensemble du travail, vers deux ou trois heures du matin, à pied, à travers tout Paris. Masson était typo dans l’équipe d’un journal ; et il y fit engager Marc, après que celui-ci se fut fait flanquer à la porte de son cabaret de nuit, où son mépris sanglant avait fini par trop percer : (il s’était colleté avec un client). Le journal était d’ailleurs ultra-chauvin, impérialiste d’affaires, il attaquait toutes les idées de Marc et de Masson. Mais en dehors de l’imprimerie, la direction ne s’inquiétait pas que ses typos eussent ou non des idées. Qu’ils fussent des hommes et qu’ils pensassent, c’était pour lui sans importance. Fais ton travail ! Il payait le travail, exactement. C’était tout ce que Marc et Masson pouvaient lui demander. La Révolte n’était point mûre. Et moins encore, la pratique de la Non-Coopération, à la façon de Gandhi. Qui en eût parlé, à Paris ? Et qui eût fait appel à l’héroïsme de l’abnégation, qui refuse le pain acheté par une tâche que contredit la conscience ? Et cependant, il y a plus d’héroïsme en disponibilité dans le peuple de Paris que ne sait le voir la veulerie des chefs, et que lui-même ne s’en doute ! Faute d’emploi, il reflue en amertume.

Celle de Masson avait sur celle de Marc la supériorité d’être plus cruellement justifiée. Le jeune ouvrier était un « gazé » de la guerre ; il avait la mort dans le sang. Et il brûlait d’indignation contre l’abominable égoïsme, contre l’apathie de tous ces Français qui avaient traversé de telles épreuves, et qui ne faisaient rien pour en empêcher le retour. Il était particulièrement agressif contre la caste de Marc, les jeunes intellectuels bourgeois — (les vieux aussi. Mais ça ne valait pas la peine d’en parler ! Les vieilles carcasses, la mort se charge de les balayer)… Il traitait avec un sarcasme passionné leur hédonisme de pensée (car il lisait), leur indifférence aux souffrances du monde, cette fausse élite, qui a trahi, ces parasites bons à rien, cette vermine qui ronge les restes des rapines !… Marc avait des raisons de bien connaître la vérité de l’accusation ; il avait lui-même (pas longtemps ! ) ramassé les miettes sous la table ; dans son humiliation, son ressentiment contre Sylvie se rallumait. Il essayait pourtant, par une instinctive solidarité, que déjà sa conscience révoltée désavouait, de défendre la raison d’être et les mérites de la classe intellectuelle. Mais quand, sous l’âpre aiguillon des insultes de Masson, il tâchait de faire sortir les meilleurs intellectuels qu’il connaissait, de leur commode neutralité derrière le rempart de leurs livres, quand il voulait les faire agir, il constatait, à sa honte, que les jugements les plus durs contre la gent intellectuelle ne l’étaient pas encore assez. Ils avaient presque tous, les moyens — et beaucoup avaient les loisirs — de voir plus clair et plus loin que les autres. Il y avait un peuple prêt à suivre avec reconnaissance le premier guide désintéressé. Mais ils ne craignaient rien tant que d’être suivis par une armée trop décidée, qui les poussât et les compromît. Ils feignaient de regarder d’un autre côté… « Je n’ai rien vu… » Leur carence par peur des responsabilités était dégradante. Il faut la marquer au front, d’un fer rouge. — Même parmi les jeunes écrivains qui, pour se donner le luxe d’être « humains », consentaient à ne pas ignorer l’action politique, aucun de ceux que Marc connaissait ne s’engageait à fond dans un parti ; ils se ménageaient deux ou trois selles différentes : radicalisme, socialisme, internationalisme, nationalisme, voire une petite fugue de temps en temps, sous le couvert de la vieille France classique, chez le royalisme de littérature, qui disposait de suffrages à l’Académie et dans la presse. Après un stage d’œillades équivoques avec les passants de l’un ou de l’autre trottoir, l’affaire se traitait selon les rites des professionnelles du métier : immanquablement, ils trouvaient chaussure à leur pied. Paris offrait tous les degrés de la prostitution intellectuelle, — depuis la maison close des bateleurs de journaux, grassement payés pour empoisonner de leurs sales mensonges le gros public pas dégoûté, — jusqu’aux grandes grues des Académies et des salons littéraires, qui distillaient avec art leur virus de « servitude volontaire », mais non gratuite, et de paralysie générale. Leur fonction tacite était, en somme, de détourner d’agir. Et pour ce but, tout était bon. Même la pensée. Même l’action !… Car le paradoxal était que la passion du sport, en fin de compte, aboutissait à l’inaction. L’alcoolisme de l’action physique et du mouvement pour le mouvement faisait dériver de leur lit naturel les énergies torrentielles et les épuisait dans le rond d’un stade, ou, au bout de leur course enragée, les déversait dans la poubelle aux déchets. Le moins atteint ici n’était pas le peuple. Marc avait beau jeu pour opposer aux sarcasmes de Masson contre l’abjection des bourgeois intellectuels, sa dérision des ouvriers abrutis par les sports. Les sports achevaient l’œuvre destructrice des journaux. Ils créaient des classes d’intoxiqués et d’inutiles. Les grands clubs achetaient, comme des chevaux, des écuries de professionnels, qu’ils dénommaient amateurs, et constituaient des équipes de foot-ball. Des milliers de travailleurs en pleine vigueur vendaient leurs muscles sans vergogne, jouissaient d’une vie de luxe, palaces et wagons-lits, comme internationaux de foot-ball, jusqu’au moment où, précocement, les muscles raides, leur valeur marchande tombée à zéro, ils étaient jetés au rebut, comme les charognes des gladiateurs, aux jeux de Rome. Mais du moins, les gladiateurs étaient morts. Les vies perdues, aux nouveaux stades, se survivaient. La plèbe spectatrice ne s’en souciait pas plus que celle de Rome. Il lui fallait d’autres athlètes, d’autres encore ! Et elle dépensait à ces spectacles toute la passion, toute la furie qui auraient pu, bien dirigées, d’un coup d’épaule, culbuter toute l’oppression sociale. Elle apportait un chauvinisme meurtrier aux matches internationaux. Les jeux dégénéraient en combats. Il y avait des tués. Et les « avants » au rugby devenaient des nettoyeurs de tranchées. C’était pour cela que les peuples rescapés du front avaient passé sous l’Arc de Triomphe ! C’était à cela qu’aboutissait leur serment de reprendre en main le contrôle de l’État et la refonte de la société ! Même pas le « panem et circenses… » Le pain, il fallait le gagner. Et les « circenses », les payer. L’exploitation de la badauderie et de la bêtise humaine avait fait des progrès, depuis la plèbe de Menenius Agrippa. Non, Masson n’était pas plus fier de son peuple, que Marc de ses bourgeois ! Quand il voulait faire la leçon à ses camarades ouvriers de l’imprimerie, ils le traitaient d’em… et ne se donnaient pas la peine de discuter. Le seul qui consentît à lui répondre, un ancien compagnon de la tranchée, haussait l’épaule :

— « Qu’est-ce que tu voudrais ? Qu’on se fît trouer la peau, une seconde fois, pour le Droit des autres ? Qu’on « remette » ça ? Assez pour moi ! Je ne suis plus assez c… pour m’occuper des autres. Je m’occupe de moi. Chacun pour soi ! »

Et Marc et Masson, qui flétrissaient amèrement l’égoïsme de leurs classes, n’avaient pas l’esprit de décision de renoncer eux-mêmes à leur libertarisme congénital, qui était une autre forme de l’égoïsme et qui réduisait à néant leur révolte. C’est pour un Français un dur effort, quand il s’est libéré des préjugés de masse, de rentrer dans des cadres définis et d’accepter la discipline d’un parti. La faiblesse du socialisme français d’avant-guerre a été l’effet de ses liens trop lâches qui rapprochaient conditionnellement ses membres, sans les tenir aux moments décisifs. Et si Masson avait rapporté de la guerre une leçon, c’était la volonté de ne plus se donner, en aucun temps, en aucun lieu, à aucun maître, à l’impératif d’aucun parti, et de s’appartenir, soi à soi seul… Dès lors, comment compter sur les autres ? Penser que les autres, même de sa classe, même opprimés comme lui, pourraient agir d’accord, en restant soi à soi seuls, sans se renoncer au service consenti d’un commandement, d’une dictature de parti, était le plus chimérique des espoirs. Les plus violentes poussées collectives sont passagères ; leur violence même les épuise ; si un poing ferme ne les retient, elles se relâchent, bien avant d’avoir atteint le but, et elles replongent au plus profond : la pierre lancée retombe au-dessous même du niveau d’où elle est partie. Mais il y avait trop longtemps que la France révolutionnaire avait perdu la pratique de l’action. Et la guerre avait achevé de la dégoûter des règles du combat. Tout ce qui rappelait aux esprits libres le régiment était par eux haï et rejeté. Les conservateurs et les chauvins étaient les seuls à en accepter la leçon et à la mettre à profit. La partie était belle pour la Réaction. La Liberté forgeait son mors, tout en se refusant à accepter contre ses flancs les genoux du chef choisi qui la chevauche et qui la mène à la victoire. Masson n’avait pu rester dans aucune organisation syndicaliste ouvrière : celles qui subsistaient de l’avant-guerre avaient beaucoup de peine à se reformer ; et les nouvelles passaient leur temps à se fusiller dans les jambes. — Quant à Marc, il était l’autoipsisme incarné. Toutes ses faiblesses venaient de là. Mais aussi, toutes ses forces. Il ne semblait pas qu’il pût jamais renoncer à celles-là, sans renoncer à celles-ci et perdre sa raison d’exister. On ne voyait donc aucune issue au cul-de-sac, où leur critique acerbe de la société faisait buter contre le mur les deux compagnons. Compagnons, ils ne l’étaient même que dans l’impuissante négation. L’action, qui soulage, leur manquait. Et qui sait si, pouvant agir, ils auraient su se consentir les concessions nécessaires pour coordonner leur action ? C’était tout un apprentissage à faire. Où l’eussent-ils fait ? Aucune école d’action n’existait en France. Il n’y avait de maîtres que de parler. Et là-dessus, chaque Français en sait assez, pour en remontrer aux autres. Marc et Masson avaient le dégoût de la parole. Mais ils parlaient. Faute d’agir ! Ils parlaient, parlaient l’action qu’ils ne faisaient pas, qu’ils ne pouvaient pas. Ils sortaient de là, vidés et écœurés, de soi et de l’autre. Action ! Action ! Ô flancs de l’action, à féconder !

La société ne sait pas assez que cette puberté inassouvie de la volonté est aussi dangereuse que celle du sexe. Un peuple sain a toujours besoin d’un but offert à ses efforts. Si ce n’est un noble qu’on lui offre, il le prendra ignoble. Mieux vaut le crime que le vide écœurant d’une vie qui sèche, inféconde ! Plus d’un de ces jeunes hommes de l’an 14 que nous avons connus se sont rués dans la guerre, pour échapper au dégradant ennui. Si ceux-là ont, depuis, dégorgé leur sanglante orgie, d’autres sont venus après la guerre qui, à leur tour, sont en proie au rut affolant de l’action. Si la femelle leur manque, ils se brisent le front contre les barreaux de leur cage, comme les fauves des ménageries qu’un long supplice n’a pas encore avilis. Marc et Masson tournaient, en grondant, dans leur fosse. Et des centaines d’autres étaient comme eux, chacun isolé dans la sienne, chacun hurlant dans le fond de son cœur son agonie et sa fureur.

Mais c’est ici que le fils de Annette fut soutenu par son bon sang. Ce sang : peut-être pas celui de sa race. Il n’eût pas fallu remonter bien loin dans la Rivière ! Le mal et le bien y étaient mêlés. Mais chacun refait son sang, au cours d’une vie. Dans ses globules, le fier effort de Annette était inscrit. Marc avait beau être un assez sale petit garçon, comme le sont presque tous les petits mâles de vingt ans, quand on les prend à l’état de nature, bourbeuse et non filtrée. Avec une pensée (corps et esprit) profondément troublée, et dans un temps et dans des conditions de vie moralement épouvantables — (pas une foi ni dans les hommes, ni hors des hommes, pas un appui !) — il ne cédait jamais rien de son instinctive, de son absurde, de son héroïque volonté de se surmonter… « Surmonter quoi ? Soi ? Qui ça, soi ? Moi ? Ce moins que rien ? Ce moi qui m’échappe, que je ne connais pas, suis-je même sûr qu’il existe ?… Sûr ou non, je veux, je veux, je veux ! Je le surmonte. Je ne me laisserai sombrer avec lui… » — À ces moments, il parlait de soi, comme d’un autre. Mais de cet autre, il avait la garde. Même quand cet autre lui glissait entre les doigts, flanchait, tombait, se prostituait, il maintenait intact, contre lui, pour lui, pour le juger, pour le condamner, pour le relever, de fiers sentiments que son ironie corrosive bafouait pourtant, comme fossiles : honneur, orgueil moral, décision ferme de ne point déroger… « Déroger de quoi ?… Idiot ! Idiot !… Du lâche bourgeois qui m’a planté et s’est sauvé ? Ou bien du ventre qui s’est livré et m’a livré à cette vie abominable, où je ne demandais pas à entrer ?… Idiot !… Soit !… Veuille, ou non veuille, j’y suis entré ! Elle m’a jeté dans le combat. Je ne me rends pas ! »

Et il pensait :

— « Elle (ce ventre) ne s’est pas rendue. Et moi, je le ferais ? Je serais moins qu’une femme ? »

Il s’estimait, ce jeune mâle, infiniment au-dessus… Mais dans son for intérieur, bien caché, il y avait, non formulé, un « Ave MaterFructus ventris… » Le fruit ne trahira point l’arbre…


Mais, en ce moment, c’était l’arbre qui trahissait…

Marc observait d’un regard sévère cette femme, cette mère, qui lui était revenue de l’Orient, et qui évoluait étrangement dans le milieu en fermentation de Paris. Elle lui était suspecte. Elle ne réagissait pas, avec l’âpreté qu’il eût voulu, contre ce monde, qui lui était devenu un ennemi personnel. Acceptait-elle ? Il ne pouvait lire, au fond du cœur. Mais sur la bouche, dans les yeux, dans sa personne, une sorte de flânerie active, heureuse, sans révolte, sans remords. Et de quoi donc ? Eût-il voulu qu’elle en eût de ce monde, des misères et des hontes de ces hommes, et d’y participer ? Bon pour lui, qui était encore un débutant, au jeu amer où l’on suce tout le fiel de la vie, comme si c’était pour soi seul qu’il était distillé ! Elle avait eu le temps de se familiariser avec ce goût, ou ce dégoût. « Le fiel est mêlé à tous les aliments. Cela n’empêche pas de manger ! Il faut manger. Je prends la vie. Je n’ai pas le choix… » Il la prenait aussi, cette vie. Mais avec dépit, avec rancune, avec une rage rentrée. Et il ne pouvait souffrir que cette autre, que sa mère s’en accommodât si naturellement, et même qu’elle parût y prendre un plaisir indécent. Mais quel droit avait-il de prétendre le lui interdire ? — Le droit que, tacitement, il s’était arrogé : le droit du plus-que-fils, le droit de l’homme. Cette femme était sa propriété. — Mais s’il le lui avait dit, elle lui aurait ri au nez. Il le savait. Il savait qu’elle aurait raison. Et il n’en rageait que plus.


Annette se retrouvait donc sur le pavé, après des expériences bigarrées. Elle avait bien failli, dans la dernière, laisser de son poil ; et toute autre qu’elle y eût semé une bonne part de sa confiance en soi et en la vie. Mais le poil de Annette était dru. Et quant à la confiance, il n’y avait point de risque qu’elle la perdît : car elle ne s’inquiétait même pas d’en avoir. — « Se confier, en qui ? en quoi ? en moi ? en la vie ?… Quelle baliverne ! Qu’est-ce que j’en sais ? Et qu’est-ce que j’ai besoin d’en savoir ?… Vouloir bâtir sur l’avenir, c’est commencer la construction par le sommet… Bon pour les hommes !… La terre n’est pas près de me manquer. Je saurai toujours où poser mes pieds. Mes bons grands pieds ! Ils ont toujours le même plaisir à marcher… »

Sa robuste constitution ne paraissait plus garder trace d’une pneumonie, suite de la grippe, heureusement jugulée sur le chemin de retour, en Italie. Et malgré ses quarante-cinq ans, pas une annonce du changement de saison. Sylvie, qui, plus jeune, en éprouvait, sans résignation, les incommodités — (et ceux qui l’entouraient, davantage : car son caractère n’y gagnait point, il était inquiet et harcelant) — établissait d’aigres comparaisons ; et elle semblait en faire à sa sœur des reproches. Annette riait et lui disait :

— « Voilà ce que c’est, d’avoir commencé trop tôt ! La vertu est toujours récompensée. »

Sylvie grognait :

— « Jolie vertu ! Et pour ce que tu en fais, à présent ! »

— « Et qu’en sais-tu ?… »

Non, elle ne faisait rien de sa vertu. Du vice, non plus. Elle se trouvait, en vérité, dans ces années, étrangement insouciante et de l’un et de l’autre. Quand il lui arrivait d’y songer, elle était près d’en avoir honte : elle essayait ; mais même à cela — à avoir honte — là, sincèrement, elle n’arrivait pas :

— « Mais qu’est-ce que j’ai ?… Quoi ? Même pas la force d’être immorale ?… Le pire de tout : amorale… Quelle déchéance !… Rougis ! Rougis !… Ah ! non, assez ! Je suis bien assez rouge, comme cela… Tout de même pas autant que cette pauvre Sylvie, avec ses coups de scirocco qui lui font le front, les joues, le cou, comme un champ de coquelicots… Quelle insolente bonne santé !… »

Certes, elle n’inspirait point la pitié. Ses conditions n’étaient pourtant pas brillantes. Elle vivait, au mois le mois, ayant tout juste en réservée pour quelques semaines d’entretien, avec de sévères restrictions ; elle ne faisait qu’un repas par jour, dans des restaurants à bon marché, où la nourriture n’était ni abondante ni choisie. Mais Dieu sait comment ! tout lui profitait.

Elle voyait bien que sa bonne mine faisait l’objet d’un examen sévère, lorsque son fils la rencontrait. Il eût voulu lui demander compte de sa scandaleuse indifférence. Indifférence il la nommait, parce qu’elle ne se passionnait point, comme lui, contre quelqu’un ou quelque chose : ses yeux un peu myopes et bombés étaient occupés à tout regarder, à tout refléter, sans prendre parti. Mais rien de ce qu’elle voyait n’était perdu, elle en gardait l’image au fond. Un de ces jours, elle ferait le compte… Pas aujourd’hui ! Elle allait son chemin, happant tous les reflets au passage. Et elle continuait de jouir de l’étrange euphorie qui persistait… pour combien de temps ?… sans qu’elle fît rien pour la garder, pas plus qu’elle n’avait rien fait pour la chercher. Le plus étonnant n’était pas qu’elle l’eût goûtée, quelques mois, ou quelques ans dans la détente qui avait suivi l’effort crispé des années de guerre : toute l’époque y avait plus ou moins participé, ç’avait été une revanche naturelle de la vie contre la mort. Mais cette revanche, pour l’époque s’était après deux ou trois ans épuisée : elle avait brûlé comme un feu de paille ; et la grange avait brûlé, avec ; il en restait à peine les quatre murs branlants, ouverts aux vents et à la pluie. La grange de Annette, elle, n’avait point gardé la trace du feu ; elle était en bon grès, bien bâtie, et ses récoltes y étaient rangées ; il y avait de la place et pour celles de l’an passé, et pour celles de l’an prochain. C’était cela le surprenant : que son euphorie se prolongeât, quand celle des autres avait plongé dans l’épuisement ou l’écœurement, comme après une fumerie d’opium. Elle n’était donc pas de même qualité ?

Il s’en fallait ! Elle était à base d’énergie et entretenue par l’activité. Pas de stupéfiant ! Agir… (Mais n’est-ce pas une autre sorte de stupéfiant ?) Que cette activité fût avec ou sans succès, c’était d’importance secondaire. Avec ou sans, c’était tout gain. Car a chaque pas, — fût-il faux-pas — elle prenait, avec ses antennes, d’autres parcelles, d’autres et d’autres, de cet univers en spasme de mort et de renouvellement — cette grasse prairie nourrie par la décomposition d’un monde.

Mais pourquoi des millions d’antennes, plus jeunes et plus vives que les siennes, n’en retiraient-elles pas la même jouissance ? Pourquoi en prenaient-ils au contraire, ces jeunes gens, une sorte de vertige et d’horreur ou de fureur ou de peur hallucinées ? Ils ne voyaient que le cadavre sous la prairie. Ne le voyait-elle pas aussi ? — Elle le voyait. Elle voyait et le dessus et le dessous. Quoi ? c’est dans l’ordre ! Beaucoup de mort, beaucoup de vie. Et l’une est fille de l’autre… Alors, la guerre, ne la condamnait-elle plus ? — Elle était toute prête à recommencer sa lutte contre elle et contre les misérables qui en avaient fait leur jeu affreux de fanatisme, de vanité et de profits… Comment donc arrangeait-elle tout cela ensemble ?… Ne lui demandez pas d’expliquer ! Sa nature le sait, cette nature de la femme, profonde, aveugle et sûre, qui participe aux grandes lois de toute la nature. Mais son intelligence ne le sait pas, — si ce n’est qu’elle vient d’être traversée par quelques lueurs : mais ces lueurs ont été trop brèves pour qu’elle puisse encore en distinguer le sens clair… [1] Oui, elle lutte, comme la nature, passionnément, contre tout ce qui tue. Mais elle brûle passionnément, comme la nature, pour tout ce qui vit, de tout ce qui vit, de toutes ces flammes de vie nouvelle qui sortent du champ des morts. Et l’harmonie de la mort et de la vie, dont sa raison n’est pas capable de formuler les lois, ses yeux, ses mains, ses mouvements, le cours naturel de sa vie, en réalisent tout simplement l’accord.

Elle aime à voir et à vivre. Et dans la vie de cette prairie nouvelle qui pousse sur le sang des morts — ( « Et moi aussi, suis-je pas morte ? Et je ressuscite… » ) — tout l’intéresse, même le pire. La Bourguignonne n’a point la bouche petite. Elle ne fait pas la dégoûtée. Droite et solide, elle est d’aplomb ; cela va de soi ! Quand on est saine et de bon plant, ce n’est pas la peine d’en parler. Mais cela ne donne aucun droit pour dire aux autres : — « Sois comme je veux ! » — « Eh ! mon ami, sois comme tu peux ! Je saurai bien m’en accommoder… Je ne dis point que je ne te dauberai… C’est un des plaisirs de l’existence… Mais que cela ne te gêne pas plus que tu ne me gênes ! Va, montre-toi au naturel, nu, ou vêtu ! Sois beau, sois laid, tu m’intéresses. Tout aliment n’est point de même qualité. Mais tout ce qui me nourrit, je m’en contente. J’ai faim… »

C’était bien là ce qui mettait hors de lui Marc… Cet insolent appétit, indifférent (eût-on dit) à la qualité… Et de cette joie animale, tranquille, robuste, à tout manger, l’être et les êtres, il ne pouvait pourtant pas se défendre. Pas plus que la plupart de ceux qui avaient contact avec Annette. Même s’ils étaient assez intelligents pour saisir dans ses yeux clairs qui les palpaient, l’éclair de la lucide ironie, ils ne pouvaient pas en être blessés. Car il y avait toujours au fond — (ces vieux enfants n’eussent pu le dire, mais ils le sentaient) — pour eux tous, même pour les pires, une inconsciente maternité.


Elle choisissait bien ses enfants !

Elle ne les choisissait pas. Elle prenait ceux que le sort lui mettait sur les bras… C’est une façon de parler ! Elle avait beau avoir de bons bras, pleins et musclés : je ne la vois pas portant dessus, cet espèce d’ogre auvergnat ou de taureau d’Assur, Timon, l’écumeur de presse ! C’était bien lui qui la tenait. Elle était allée se jeter dans sa chiourme.

Un jour qu’elle était sans place, elle avait rencontré une ancienne amie de pension, qu’elle n’avait plus revue depuis vingt-cinq ans. Cette femme, d’un milieu bourgeois aisé, rangé, avant la guerre, avait été, comme tant d’autres de sa classe, réduite à la portion congrue, qui de mois en mois se rétrécissait, à mesure que fuyaient par les trous du coffre les derniers filets du mince capital subsistant. Avant la guerre, elle avait battu froid à Annette, depuis le double scandale qu’avaient causé, dans le cercle bourgeois des honnêtes gens, sa vie irrégulière et sa ruine. Mais après la guerre, qui l’avait faite veuve et ruinée, avec une mère et trois enfants, il lui avait fallu descendre de sa confortable honnêteté et chercher, n’importe où, n’importe comment, pitance. Ses beaux principes, ses diplômes, et l’honorabilité de sa famille, lui étaient d’un maigre secours. Elle ne posait plus ses conditions à la vie. Il lui fallait accepter celles que la vie lui posait. Et bien heureuse elle devait être, lorsque la vie lui en posait. Car la vie ne se soucie guère de ses épaves ! Mais la pauvre femme, en se pliant, ne parvenait pas à en prendre son parti. Elle gardait son « collet monté » — sali, cassé, élimé ; — c’est devenu comme incorporé à l’espèce : on naît avec, on meurt avec. Et c’est un lourd embarras pour les malheureux survivants de l’espèce, qui doivent aller à la chasse du pain quotidien, dans la jungle de l’après-guerre.

Le jour qu’elle rencontra Annette, elle était désemparée. Son premier mouvement fut d’une bête poursuivie qui se jette vers le premier abri. Elle ne pensait plus, certes, à cette heure, qu’elle avait jadis condamné Annette ! Jadis, elle était assise sur la rive, et Annette était à l’eau. À l’eau, elle y était, à son tour ; et elle allait à la dérive. Elle rencontrait cette nageuse, qui avait réussi à se maintenir, depuis vingt ans. Elle s’y raccrochait éperdument. Ce fut, du moins, le premier geste… Mais qu’est-ce que Annette pouvait faire pour elle ? Elle le sentit immédiatement. Annette était, comme elle, en quête.

Annette vit son désarroi, et elle la fit parler. Les deux femmes ne dirent rien du passé. Trois phrases suffirent à le liquider. Le présent absorbait tout. L’épave humaine frémissait d’un choc récent, et elle était pleine de l’écume. Elle ne pouvait penser à rien autre… Elle conta, d’une voix entrecoupée, qui suffoquait de révolte et de pleurs, la dernière épreuve d’où elle sortait. Elle avait trouvé une place de dactylo dans les bureaux d’un grand journal à gros tirage, à forte gueule, dont les éclats assourdissaient Paris. N’importe qui eût pu penser qu’à l’intérieur de la mâchoire, ce ne pouvait être de tout repos. Mais l’innocente n’avait rien imaginé. Elle était encore de l’époque, où la bourgeoisie avait, le respect de la feuille imprimée, où persistait encore le mythe fabuleux (pourtant, déjà bien éculé) d’une presse libérale, dont l’exercice était un sacerdoce. Elle tombait de haut, dans la caverne des Quarante Voleurs, avec les Afrits, joutant de lances et de langues. Et toute la bande était menée par un roi des Afrits, plus horrifique que tous les autres ensemble, un minotaure dont les mugissements faisaient frémir un million de lecteurs, — Timon (il eût mieux fait de s’appeler : « Ubu » ) — toujours enclin à asperger ses hôtes de l’eau de son pot. La rédaction, qui se trouvait entre le maître et le dehors, recevait sa part de l’arrosage : elle était habituée au baptême ; et du haut en bas de l’échelle, chacun se secouait sur celui qui était dessous. La malheureuse femme qui siégeait sur l’escabeau, au dernier rang, recueillait tout. Pas une goutte n’était perdue. À la première pluie, elle essaya, horrifiée, de se révolter. Mais la révolte n’alla pas loin. Du premier coup d’œil, ils avaient soupesé la victime. Elle avait l’air d’une volaille effarée, qui gonfle ses plumes et court se jeter, pour l’éviter, sous les roues de l’auto. Ce fut un jeu. Les autos se mirent à ronfler. Il en sortait de tous les côtés. Ils se relançaient, de l’un à l’autre, la balle de plumes. On peut juger si l’ahurie était capable, en cet état, d’avoir la tête et les doigts à l’ouvrage. Elle n’arrivait pas à suivre, dans le brouhaha, les phrases hachées qu’on lui dictait ; elle restait, perdue, en arrière ; elle n’entendait plus le sens des mots, elle en oubliait l’orthographe — le suprême honneur, le pudendum de l’esprit bourgeois ! Le résultat, on l’imagine. Ils n’avaient aucun égard à l’âge et à l’émoi. Des apostrophes qu’elle encaissait, elle rentrait malade au logis, elle en pleurait dans son lit. Et l’énormité des propos qui se croisaient au-dessus de sa tête, dans la journée, continuait de l’assourdir, la nuit. Elle en pantelait, affolée, comme éventrée sous les outrages. — L’ultime coup avait été, cette après-midi, une pitrerie infâme, dont l’Ubu-Roi avait régalé sa rédaction, aux dépens d’un malencontreux visiteur, un vieux curé mal inspiré, qui était venu chez lui quêter… La scène était trop dans le goût de Karagheuz pour que nous puissions l’exhiber ici… Le curé avait vu le Diable, il s’enfuit. La volaille aussi, dès qu’elle put. Elle était résolue à ne plus rentrer.

Annette écoutait, la main passée sous l’aile ébouriffée, et, sans parler, la tapotant, tâchait de la calmer. Quand l’autre eut fini, elle dit :

— « Alors, la place est libre maintenant ? »

L’autre en ravala ses hoquets :

— « Vous ne voudriez pas la prendre ? »

— « Pourquoi pas ? Si je ne vous prends pas le pain de la bouche. »

— « Je ne mange plus de ce pain-là. »

— « J’en ai mangé d’autres ! On sait bien qu’il vaut mieux ne pas regarder de trop près les mains du boulanger. »

— « Je les ai vues. Je ne peux plus manger. »

— « Je les verrai. Et je mangerai. »

La femme affolée ne put s’empêcher, malgré la hantise qui lui barrait le front, de rire en regardant Annette, et sa belle humeur, qui la défiait du menton

— « Vous avez de l’appétit ! »

— « Je n’y puis rien, dit Annette. Je ne suis pas un pur esprit. Manger, d’abord. Après, l’esprit n’y perdra rien. Je vous en réponds ! Je ne le vends pas. »

Elle se munit des renseignements nécessaires : le salaire était bon, la tâche ne dépassait point ses facultés ; elle avait, par grand hasard, la chance de connaître, d’autrefois, un des rameurs de la galère, un vieux rédacteur (elle avait dansé avec lui, du temps où elle flirtait dans les salons avec Roger, son mari manqué). Elle n’attendit pas la fin de l’après-midi, pour enlever la place toute chaude. Elle se disait :

— « Il ferait beau voir que j’hésite ! Le monde est une cage aux singes. On y est né, on ne peut pas s’en évader. Ceux-ci, ceux-là, toutes leurs grimaces, n’ont rien de nouveau pour m’effarer. Et quant au grand orang-outang… Nous verrons bien ! Je suis curieuse de l’affronter… »

Oui, la curiosité… Si Annette eût été Eve, elle n’eût pas hésité à cueillir la pomme. Elle n’eût pas eu la sournoiserie de la faire cueillir à Adam… — « Je sais, je risque. Et je risque, pour mieux savoir. L’ancienne morale recommandait de fuir les risques. Mais la nouvelle nous a appris que qui ne risque rien, n’a rien — n’est rien. Si je ne suis, je serai. »

Était-ce un vice, d’être curieuse ? — Peut-être, mais chez Annette c’était un vice courageux. Car la curiosité s’accompagnait chez elle d’un défi jeté à l’inconnu qu’elle allait chercher. Elle avait un peu l’âme du Chevalier errant. Faute de géants, elle affrontait les singes. Et puis, son excuse avec elle-même (le maigre Don Quichotte ne l’avait pas), c’était celle que ses belles dents lui donnaient : — manger. « Singes, nourrissez-moi ! »

Elle assura son port de tête et sa démarche, quand elle fit sa première entrée. Elle savait bien que sa situation aux bureaux du journal serait, non pas celle qu’on lui ferait, mais qu’elle se ferait, et dès la première minute. Elle était froide, souriante, et claire, en répondant aux questions. Pas un mot de trop ; mais en vingt mots, l’énoncé net de ses références et de ses connaissances, — (de celles utiles à sa tâche : les autres, on fait mieux de les garder pour soi ; l’ignorant ne vous en sait pas gré.) — Puis, sans se soucier des regards et des propos qui l’évaluaient, ni du ton de gouaille par lequel on cherchait à l’interloquer, elle se mit à l’ouvrage et l’exécuta dextrement.

Ils n’étaient pas des imbéciles ! L’homme de Paris a le regard bon. Il a tôt fait de tâter les seins et, dessous, le cœur de la femme. Les uns et l’autre, Annette les avait fermes. — « Présentez armes !… » D’un muet accord, on l’accepta. On s’octroya bien le luxe supplémentaire de débiter à pleine voix une panerée d’énormités, afin d’éprouver ses oreilles ; mais les bonnes oreilles de Bourgogne, qui n’en perdirent rien, n’en furent ni plus ni moins rouges aux deux bouts : — « Allez ! mes singes !… Vous n’êtes pas très inventifs !… Vous n’avez rien de plus à montrer ? … Alors, la paix ! »

Annette riait, au fond, sans sourciller, faisant danser ses doigts sur sa machine, mais sans un zèle exagéré. Elle ne se croyait pas tenue de prendre un air crispé, pour attester son application au travail. Le vieux sous-chef, qui la guettait de côté, comme un brochet, et relut, après, sa copie, ne jugea pas non plus nécessaire de prolonger les commentaires ; il dit ; — « Ça va. » — Tous le pensèrent. Ce fut réglé.

Restait le maître. Il était parti pour quelques jours, dans une de ses expéditions mystérieuses, où il brassait des peuples en affaires, — (aussi des femmes, quelquefois : car quand l’une d’elles le tenait, il n’avait de cesse qu’il ne la tînt : il partait en chasse ; plus rien à faire jusqu’à ce qu’il fût repu !) Il fut absent, cette fois, une quinzaine. Annette eut le temps de s’assurer en selle. Elle eut même le temps d’oublier l’existence du patron. Quand il revint, elle ne s’en aperçut qu’après qu’il était déjà ressorti. Il avait traversé toute la salle, mais sans parler, d’un pas lourd, le front chargé, l’œil mauvais. Sur son passage, les employés se levaient. Annette, lisant et pianotant, allait son chemin, sans regarder à droite, à gauche de son papier. Tout en suivant exactement chacun des mots, elle suivait, au dedans, des ressouvenirs du passé, qui l’égayaient. Et elle souriait. Elle n’échappa point à l’œil du maître. Son regard épais pesa sur elle, de la nuque à la croupe. Elle ne plia point, mais sans mérite, puisqu’elle ne le voyait point. Ce ne fut qu’au moment précis où il sortait qu’elle eut la perception, retardée, du silence ; et elle leva les yeux, demandant :

— « Mais qu’est-ce qui se passe ? »

Les voisins rirent :

— « Il a passé. »

— « Qui, lui ? »

Elle était à mille lieues… Elle sursauta, quand elle sut. Ils lui chuchotaient qu’il avait pris ses mesures, du haut en bas. Le vieux sous-chef les fit taire. Le patron laissait ouverte la porte de son cabinet. Et il ne paraissait pas d’humeur commode, aujourd’hui. Il devait avoir laissé de ses plumes dans une histoire. Gare au grain !… Le silence retomba sur la place. On n’entendait, bien sagement, que le claquètement des touches sous les doigts des dactylos. Et dehors, le grondement de la rue. Puis, éclatèrent des sonneries furieuses, et des coups de poing sur la table du patron. Annette entendit, pour la première fois, le hurlement de l’orang. Le vieux sous-chef se précipitait. Il y eut fracas, quand il entra. La tempête tonnait sur son dos. Et dans la salle, baissant le nez, les autres n’en menaient pas large. Du premier coup d’œil, naturellement, le maître avait griffé toutes les bévues amassées en son absence. On vit ressortir du cabinet, plus vite qu’il n’y était entré, le vieux sous-chef, comme un noyau pressé entre les doigts. Et par derrière, dans l’embrasure de la porte qu’il remplissait, la stature énorme de Timon, au haut des trois marches d’escalier. Il tenait, plein les mains, des feuilles. Et il gueulait :

— « Tas d’idiots ! Tenez, tenez, vos torche-cul ! » Il les lançait, à toute volée.

Ils rentraient la tête dans leurs épaules. Annette seule regardait. L’œil de Timon la foudroya. Elle continuait de le regarder, tout en tapant sa copie : un bref coup d’œil pour vérifier, puis de nouveau face à l’orage. Il fut sur le point d’éclater :

— « Baisse ta persienne ! »

Elle ne baissa pas. Il entendait, très régulier, le pianotement. Il descendit deux des trois marches, avec fureur. Puis, il se ravisa, tourna le dos, et dans sa tanière il rentra.

Après un temps, sonnerie de nouveau. Un employé épeuré alla chercher les ordres, les rapporta avec une liasse griffonnée : à mettre au net, un article du maître. Annette eut à taper la prose fangeuse de Timon. Elle n’avait pas jeté dessus un regard qu’elle eut un haut-le-corps, et, se penchant vers le sous-chef :

— « Dites donc, chef, on est chargé de nettoyer, n’est-ce pas ? »

L’autre sursauta :

— « Quoi ! nettoyer ? »

— « Eh bien, l’ordure. Il y en a là dedans ! »

Il leva les bras ; et, d’une voix étranglée :

— « Malheureuse ! Garde-t’en bien ! »

Et il ajouta, avec une amère goguenardise :

— « C’est justement ce qui en fait le prix ! »

Puis, très sérieux :

— « Ah ! n’est-ce pas ? Pas de bêtises ! Tu nous mettrais dans de beaux draps ! Tape le tout, exactement ! »

— « Avec les fautes d’orthographe ? »

— « Qu’est-ce que ça te fiche ?… Bon, les plus grosses, mais vas-y prudemment ! Qu’il ne soit pas forcé de le remarquer ! Le bougre ne te le pardonnerait pas… »

— « Mais tout de même, voilà qu’il barbote dans un tas de mots qu’il ne sait pas ! Il nous fait du Pirée un homme… »

— « Eh ! je m’en fous ! C’est son affaire. La mienne est d’avoir la paix ici. Toi, la première, fiche-la moi !… Ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas !… Allons, la belle, sans rancune !… Mais c’est entendu ! Tape, littéralement ! »

Annette avait la tête dure. Elle entendait ce qui lui plaisait. Elle tapait, du bout des doigts, dégoûtée. Ça lui collait à la pulpe, c’était gras. Elle avait envie de les essuyer. Et ça sentait. Elle fronçait le nez… Tout de même, ça sentait le mâle ! C’était puissant. Et par moments, il y avait de ces coups de griffes qui broyaient les os… Une rude bête… Dommage qu’on n’osât pas — non l’émonder ! c’était à prendre ou à laisser — mais lui épargner les trappes, où il allait se jeter gratuitement — des fautes énormes, de langue, d’histoire, de science, etc. Que diable allait-il s’empêtrer là ?… « Et pourquoi donc est-ce que je n’oserais pas ?… Je le trahirais, en n’osant pas… Je ne vais pas passer mon temps ici à grelotter dans ma peau, comme ces froussards… J’oserai. Et j’ose… »

Elle osa. Elle corrigea hardiment — non les ordures de langage (elles sont les couleurs de son écusson, il faut les lui laisser), mais ses bévues. Permis au singe d’être singe ! Mais non pas âne. « Je coupe les oreilles. Garde le reste ! »

Le sous-chef n’y vit que du feu. Il n’eut pas la patience de vérifier. Mais rien n’échappa à Timon. Ce ne fut pas long. À peine la copie lui fut portée, que le furieux appel, de nouveau, retentit.. Le sous-chef retrottina chez le cyclope, faisant le gros dos. Il en ressortit presque aussitôt, blême de peur et de rage, et, de ses petites jambes torses de basset, il courut à Annette, lui criant :

— « Sale bête !… Je t’avais pourtant avertie !… Eh bien, ma petite, va, va !… Il veut te voir… Ah ; cochon de femme !… tu vas trinquer !… »

Il s’étranglait de colère… Annette se leva, tira sa robe, alla vers l’antre, s’efforçant de garder l’air très calme : — (tout de même, son cœur sautait rudement dans la cage) ! Nul n’en vit rien. C’était l’essentiel.

Elle ne monta pas une marche plus vite que l’autre. Elle hésita une seconde au sommet, et elle entra.

Timon, assis derrière sa table, le corps penché en avant, les deux gros poings posés sur les papiers, la regardait avancer, faisant les yeux du Condottiere d’Antonello, ou du Duce. Elle avança. Debout et droite, elle s’arrêta, à trois pas de la table. Il ricana :

— « Alors, c’est toi ? Qui t’a chargée de blanchir mes draps ? »

— « Ils ne sont pas blancs, je vous promets ! J’ai seulement reprisé les déchirures. »

Les terribles poings cognèrent la table si violemment qu’un jet d’encre de l’encrier vint asperger la robe de Annette. Et sur les poings appuyés. Timon se souleva, comme s’il allait se lancer sur elle :

— « Et tu te fous de moi !… »

Annette dit froidement :

— « Pardon ! Voulez— vous me passer le rouleau de papier buvard ? »

Il le lui passa machinalement ; leurs deux visages étaient si rapprochés qu’elle sentit contre sa joue le souffle furieux. Elle évita de le regarder. Elle était occupée à étancher avec le rouleau la tache d’encre. Elle dit, glaciale :

— « Allons… Soyez donc plus maître de vous ! »

Il suffoqua. Il se balança encore quelques secondes sur ses deux poings, et puis il se rassit pesamment. Annette achevait son nettoyage. Il la regardait faire. Elle reposa le rouleau sur la table.

— « Il y avait des trous dans vos draps, dit-elle. J’ai cru bien faire, en les rapiéçant. J’ai peut-être eu tort. C’est une manie de femme : elle ne peut pas voir du linge déchiré, sans vouloir le raccommoder. Si j’ai mal fait, je le regrette, et je vous rends mon tablier. Mais est-il utile que vous étaliez à toute votre domesticité — (elle désignait, par-dessus son épaule, les bureaux) — votre linge sale et troué ? »

Elle le regarda, en terminant, droit en face. Il ouvrit la bouche, près d’éclater ; puis, le front plissé se détendit, la bouche violente eut un rictus ; et presque égayé, il dit :

— « Allons, assieds-toi là, la blanchisseuse ! »

— « Je n’ai rien blanchi, je vous l’ai dit. Je vous rends le paquet tout aussi… propre que je l’ai reçu. » Elle s’assit.

— « Oui, tu veux dire que tu y as sali tes mains. »

— « Oh ! vous pensez que mes mains ont eu bien d’autre linge sale à remuer ! Non, je ne suis pas une dégoûtée. »

— « Alors, fais-moi l’honneur de m’expliquer pourquoi tu t’es permis de changer et ci et ça ! »

— « Est-ce que j’ai le droit de vous dire la vérité ? »

— « Il me semble que tu le prends, sans demander ! »

— « Eh bien, quand je vous vois, dans un article qui a de l’allure, risquer de compromettre l’effet par des bévues de collégien, est-ce que ce n’est pas vous rendre service que discrètement les corriger ? »

Timon rougit au cou. Il dit, vexé :

— « Sous-maîtresse, eh ? Où as-tu été pionne ? »

— « La dernière fois, dans les marais de Roumanie. »

— « Qu’est-ce que tu me chantes ? Je les connais. J’y ai traîné mes bottes. »

— « Moi, j’y ai laissé une des miennes ; et depuis, j’ai beau frotter, il doit m’en rester encore de la boue sous l’ongle. »

— « Tu as roulé, à ce qu’il paraît ? »

— « Comme vous, comme tous, depuis dix ans. Mais je n’y ai pas, comme vous, amassé mousse. »

— « Tu n’as pas du moins perdu la tienne. Tu as du crin. »

— « Il le faut bien, puisque je vis ! Ceux qui sont glabres, d’âme ou de cuir, en notre temps, la vie a tôt fait de les liquider. »

— « Il en reste trop encore sur la route ! »

— « Cela ne doit pas vous gêner beaucoup. »

— « Tu veux dire que je marche dessus ? Ah ! ils sont pires que la vase du Danube. On y enfonce jusqu’au ventre. N’as-tu pas vu dans ce que j’écris ? »

— « Oui, j’ai bien vu la marque de vos doigts… »

— « Quand on remue l’homme à la pelle, on n’a pas le temps de se parfumer. »

— « Pour ce qui est de le remuer, vous êtes un rude terrassier. »

— « C’est le premier compliment que tu me fais. »

— « Je ne suis pas payée pour vous en faire, mais pour vous servir. »

— « Et c’est pour me servir que tu me rapièces ? »

— « Naturellement. Il serait certes plus commode de vous laisser vous montrer dans Paris, avec des trous dans vos habits. Mais du moment que je vous sers, je vous sers selon mes moyens, bien ou mal, mais en conscience. Et je ne veux pas… »

— « Que je montre mon cul à Paris ?… Mais, mon petit, je ne fais que cela ! C’est ma gloire. Si l’éloquence n’était, avec un type de ton calibre, salive perdue, je te jouerais Danton qui gueule : « Je leur montre la tête de Méduse !… » — Mais avec toi, pas de frais inutiles ! Installe-toi là, à cette table, et explique-moi, la sous-maîtresse, mes bévues de collégien ! »

Elle les lui expliqua, en camarade, sans embarras ; et il écouta bien sagement. Après, il dit :

— « Merci. Je te garde. Tu resteras ici pour revoir mon linge. Et en attendant, voici pour réparer le dommage que j’ai fait au tien ! Remplace cette robe que mes grosses pattes ont éclaboussée ! »

Mais Annette dit :

— « Rien, de la main à la main. Et quant à la robe, elle est assez bonne pour le travail. C’est plus prudent. Vous n’auriez qu’à recommencer ! »


Elle resta, comme secrétaire et dactylo particulière de Timon, dans son bureau. Elle avait sa table installée, dans un coin. La porte était presque toujours ouverte. On entrait et sortait constamment. Timon ne perdait jamais contact avec la machine. Il en surveillait tous les rouages ; et tous les frémissements en arrivaient à cette oreille de Denys. Cela ne l’empêchait point, dans le brouhaha, de recevoir cinquante visites, de suivre vingt affaires à la fois, de téléphoner et de dicter ordres et articles, et de causer, à bâtons rompus, avec la secrétaire.

C’étaient d’étranges entretiens, d’un caractère brusque et impromptu. Il ne fallait pas être une engourdie, pour attraper au vol la balle et la renvoyer, du tac au tac. On pouvait se fier à l’œil et au poignet de Annette : elle avait été en son temps championne de tennis ; et ses articulations, qui avaient tendance à se raidir, reprirent vite leur souplesse. Timon lui en faisait compliment, rudement, « pour son âge » : (il savait le nombre de ses années ; elle n’était pas femme à le lui cacher). Il avait besoin de cette escrime, de ces ripostes. Et elle n’avait aucun doute que, le jour où elle flancherait, il la rejetterait, comme un vieux cheval. Ce n’était pas une vie de tout repos. Il la tenait en haleine, du matin au soir. Guetter, saisir au bond ses pensées, les débrouiller, débarbouiller son expression, en la tapant sur le papier, l’oreille dressée, prête à l’attaque et à la réponse… le bras se détend comme un ressort, et un bon poing bien serré lui applique un crochet droit sous le menton… Timon riait : — « J’encaisse… » Elle encaissait, à son tour. Le soir, elle rentrait moulue… Et il faudra, demain, recommencer ?… Elle recommençait, le lendemain. Au fond, ça lui faisait du bien. Cette activité incessante de l’esprit en éveil lui était une gymnastique, qui dérouillait les rouages et combattait l’encrassement du cerveau par l’âge. Et le péril du poste aiguisait son goût de la vie et ses sens : ils étaient plus vifs et plus sûrs. Elle ne se plaignait pas de ses peines.

L’homme dangereux qu’elle servait la payait. Pas en argent seulement : (il payait bien !) Mais en confiance. Très vite, il se laissa aller à d’extraordinaires confidences. Il lui en avait, au reste, soutiré aussi certaines, dont elle était à l’ordinaire avare ; et le plus fort, elle s’était laissé faire, sans s’offusquer des demandes indiscrètes. Avec un animal de cette espèce, rien à cacher — (que, naturellement, ce qui n’est pas de l’animal : pour une Annette, l’essentiel.) — Pour tout le reste, qu’importait ? Pudeur était un mot, pour lui, dénué de sens. Franc parler, entre les deux.

Pour quiconque les entendait, — pour toutes ces oreilles du journal qui attrapaient des bribes de leurs propos, — Annette était la maîtresse du patron. Et ils rageaient, en admirant la mâtine.

Or, ce qui était, justement, certain pour Annette comme pour Timon, c’est que la coucherie n’entrait pas en ligne de compte. Pas question de cela ! — « Et Dieu merci ! » pensait Annette. — « Et que le diable !… » eût pensé Timon. Ni l’un ni l’autre n’était tenté. Timon courait plus jeune gibier. Et Annette en avait assez d’être courue… Non, non, ce qui justement les associait, c’était cette tacite sécurité qu’en ce qui concerne l’animal, il n’y avait point à se méfier. La force de Annette venait de là que Timon n’y voyait pas une de ces dactylos perpétuellement à l’affût du maître, une de ces guetteuses de l’aventure. Il était sûr qu’elle était prête, d’une heure à l’autre, s’il disait un mot, à se lever de sa table, à glisser du doigt ses cheveux sous son bonnet, et à faire son salut du menton : — « Adieu, patron. » Et pour jamais. Rien ne la retenait. C’est bien pour cela qu’il y tenait. Une aide dont on a pesé, du premier regard, la valeur pratique, et qui, tout en sachant exactement toucher son dû — (si elle ne l’eût pas su, il l’eût méprisée) — joignait à la ponctualité du service l’indifférence la plus complète — (qui est le sommet du désintéressement ) — était trop rare, pour qu’il eût la sottise de s’en priver. Mais elle, qu’est-ce qui la tenait ? Était-ce la place seulement et le salaire ? — Il y avait lui. Au bout du compte, il l’intéressait. Sans nul attrait, rien qui les lie, ils sentaient tous les deux qu’ils n’étaient pas des animaux ordinaires. Ils ne pensaient de même sur aucun point, mais encore moins pensaient-ils comme tout le monde. Chacun des deux s’était fait son moi, il ne l’avait pas ramassé aux laissés-pour-compte ; ç’avait été coupé dans sa propre étoffe, et par des ciseaux qui coupaient rade, mais juste, — par l’expérience personnelle. Si différentes que fussent la coupe et l’étoffe, ils se reconnaissaient tous les deux compagnons au métier. Entre eux, on pouvait parler à mi-mot. On parlait aussi à mots entiers.

Timon en avait plus qu’assez de la pleutrerie de tous ces dos qui se courbaient sous la peur de ses coups de gueule, de tous ces culs qui s’offraient à son pied. Enfin un homme — (c’était une femme : en allemand, il y a un seul mot pour dire celui ou celle qui est de la grande espèce) — enfin un visage humain, qui vous regarde en face et qui dit : — « Non ! » — et qui vous inflige tranquillement sa critique ou son blâme motivé — et qui a raison… (On n’en convient pas, mais on en profite !…) Ça fait du bien. C’est la terre ferme. On n’enfonce pas. On peut poser les pieds dessus. La tête aussi. La grosse tête, qui aurait quelquefois tant besoin de s’appuyer !… Mais cela, on ne le montre pas. Il suffit qu’on regarde cette poitrine et qu’on se dise : — « Elle a allaité un homme. Ces seins ont du lait pour la faim. Et pour la peine, c’est un coussin ». — Sans avoir l’air de s’en soucier, il racontait à l’oreiller, avec sa gouaille souvent cynique, les aventures de sa vie. Il lui étalait, sans se gêner, Timon nu et sa « belle âme », qui n’était pas trop ragoûtante ; mais elle avait été, comme toutes, celle d’un naissant ; et, comme toutes, elle serait, un jour, celle d’un mourant. Une femme vraie peut toujours comprendre. Et compatir. Mais elle se garde bien de le dire à l’orgueilleux… C’est entendu, le mâle n’a rien à faire de la compassion ! Elle est une offense. Mais il est telles offenses (on dit même : outrages, quelquefois), dont secrètement, on n’est pas fâché. Il ne s’agit que d’être habile à offenser, et que l’offense vienne à propos, quand — la volonté a beau protester — la chair attend. Timon s’accommodait très bien de certains froncements imperceptibles au coin de la bouche de Annette écoutant, où il y avait de la pitié en dilution pour un dixième, avec un dixième de mépris, et huit dixièmes de curiosité intelligente, qui est libre de préjugés. Car, au total, le composé formait une sympathie. Indépendante. C’était son prix. — Le mot de Timon était : — « Frappe et encaisse ! mais ne cède point ! Ami ou ennemi, ne te rends jamais !… » Annette ne se rendrait jamais. Il avait essayé, il était sûr… (Cela ne l’empêcherait pas d’essayer à nouveau…)

Un pacte, à moitié secret à moitié dit, fut établi. Il avait pris Annette pour son service personnel. Il lui dictait, à gros traits, lettres et articles. Elle rédigeait. Elle pouvait nettoyer les ongles de son style, — pas les rogner. Elle pouvait émonder certaines erreurs, — mais non pas toutes : ne pas toucher à celles qu’il avait voulues. Car dans la lutte, on (Timon) ne se soucie pas de vérité ! On se soucie de « tomber » l’adversaire. Et il ne se donnait pas la peine de tout expliquer à la secrétaire ; à elle, de deviner — et sur-le-champ — ses intentions ! Timon ne laissait pas l’encre refroidir. Si tôt sorti du four, si tôt servi. Brûle-toi les doigts ! Et gare à toi, si tu laisses tomber ! … La main de Annette ne bronchait pas… Le patron lui exposait carrément ses ruses d’action, les gros dessous de ses articles, sa conception du journal et de la vie. Il savait qu’elle ne l’approuvait point. Mais elle l’acceptait comme un spectacle. Et c’était lui qui avait payé la place. Elle n’avait pas le droit de siffler. Il le lui disait :

— « Ce n’est pas l’envie qui t’en manque ! Je vois tes lèvres qui avancent… Allons, vas-y ! Pour une fois. Je te permets. »

Elle y alla. Elle siffla. — Il lui coupa, du geste, le sifflet :

— « Ferme !… Et maintenant, tape exactement ce que j’ai dit ! »

Elle tapait. — C’était le poing de Timon qui tapait sur la tête du monde. Il avait sa revanche à prendre.


Une dure revanche. La rancœur d’une enfance de misère et de honte. Fils d’une fille d’auberge périgourdine et d’un client de passage, dont elle n’avait même pas vu le visage dans la nuit. Elle avait réussi, intrépidement, à cacher son fruit, jusqu’à l’heure où, trimant comme une bête harassée, elle l’avait sorti sur le carreau d’une chambre qu’elle était, à quatre pattes, occupée à laver. On l’avait trouvée dans son sang avec l’enfant. Il était trop tard pour renvoyer l’indésirable là d’où il était venu. Il manifestait par ses braillements une prise puissante de la vie. Mais on les renvoya tous les deux, la mère et l’enfant, dès qu’elle put de nouveau tenir sur ses quilles.

L’existence qu’elle mena par la suite, elle ne l’a racontée à personne, et personne ne s’en est soucié. Il ne fut rien qu’elle n’acceptât ; rien ne lui coûtait, si dur, si bas, qui lui apportât le manger : elle avait cette ténacité inexplicable à la vie, de ces bêtes qui n’ont de la vie que la peine ; mais ne se présente pas à leur esprit l’idée de la quitter. Et elle avait cette autre ténacité de la femelle à son fruit, tant qu’il n’est pas assez mûr pour se détacher. Après, qu’il roule ! À la nature, de s’en charger ! Le petit Gueuldry, quand il partit se louer, la première fois, en avait assez vu pour être déjà endurci à toute honte. Elle n’avait pas essayé de lui cacher les siennes. L’aurait-elle pu, dans la promiscuité où ils vivaient ? Elle avait misé toute sa vertu sur la seule carte de ce fauve attachement à la chair de sa chair — qui ne l’empêchait point de le brutaliser. Brutaliser, c’est aimer fort. Cette force n’est pas du goût des délicats. Mais Timon ne l’était — ne le fut — jamais. Il comprenait. Il comprenait qu’étant, enfant, le tout dernier degré de l’échelle, il était le seul sur lequel la mère, qui servait de marchepied aux autres, pouvait à son tour essuyer ses pieds. C’était dans l’ordre… Mais bon Dieu ! Quand il aurait grandi, il saurait bien essuyer les siens sur le dos de toute cette pile qui pesait sur eux deux.

Cela n’alla point sans sueur ! Il ne fallait point avoir le dégoût au nez. Car il connut d’abord l’humanité par les pieds. Petit valet d’hôtel borgne, mêlé, sans en avoir l’air, aux secrets des filles et des clients, il eut, un jour, une heure, la chance, qu’il saisit, de tenir en main les papiers compromettants oubliés par un voyageur qui venait de quitter l’hôtel. Moins d’une minute lui suffit pour évaluer obscurément leur importance, peser les chances pour ou contre, prendre parti. Il rattrapa l’individu à la gare ; et entre quatre yeux, sans un mot de trop — (pas question de chantage ! mais aucun doute à ce sujet : l’autre chanta…) l’homme recouvra ses papiers contre engagement pris, et tenu, sur l’heure, de s’attacher à son service le petit complice. Le garçon méfiant ne prit même point le temps de rentrer à l’hôtel pour ramasser ses frusques. Il monta avec l’autre dans le train qui partait.

C’était un courtier d’affaires internationales assez étranges, qui se dissimulaient sous le couvert d’un Gaudissart tout rond, tout franc. Il s’était fait le rabatteur d’une firme métallurgique pour des commandes d’artillerie, — jouant la navette entre les forges à canons et les cibles — c’est-à-dire les peuples, ou plutôt ceux qui s’en servent. Ses voyages le menaient assez fréquemment dans les Balkans et le Proche-Orient, partout où la langue de l’homme lui démange de laper le sang de son voisin. Les bienfaiteurs de l’humanité qui s’ingénient à la fournir de joujoux de mort ont toujours eu un flair canin pour dénicher la clientèle qui brûle d’envie de les utiliser. Au besoin, ils s’arrangent pour lui fournir, avec les engins, les prétextes. Naturellement, l’humble et grossier, bien que râblé, rabatteur ne voyait pas si loin ! Il se contentait de transmettre sous main l’offre et la demande, en prélevant sa part des deux côtés. La politique ne l’intéressait pas. Mais le jeune goret du Périgord avait le groin du chasseur de truffes. Il eut tôt fait de comprendre que la politique était l’arbre au pied duquel les truffes poussaient. Il cultiva l’arbre ; il arriva, par ses voyages, ses coups de sonde, ses réflexions, et la connaissance d’aventuriers bien informés (donnant donnant), à repérer grosso modo, puis de plus près, la structure de l’arbre, ses branches maîtresses et ses racines, les dents pourries que la sagesse est d’entretenir, en se gardant bien de les arracher, toutes ces tumeurs qui sont truffes pour ceux qui savent en faire leur cuisine. Il n’eut pas besoin non plus de beaucoup de temps pour juger qu’il fallait un bien petit génie pour servir, comme son patron, les intérêts d’une seule firme. Pourquoi pas deux ? Pourquoi pas trois ? Pourquoi pas toutes ? Il va de soi, en les trahissant toutes, également. Au plus offrant ! Mais le moins offrant, s’il t’est offert, aussi, empoche ! Plat de ruolz ou plat d’argent, sur tous les plats la truffe est bonne. On pense bien que le petit truffier n’arriva pas, du premier coup, à l’art dangereux d’enfourcher plusieurs selles à la fois. Mais l’essentiel est qu’il y arriva. Il avait large fessier, et là où il l’asseyait, il le vissait. Le patron n’eut pas le temps de s’en apercevoir. Le moment mûr, l’autre, en un tournemain, le liquida. L’histoire ne dit pas très bien comment. Mais le fait est que, quelque jour et quelque part, en Balkanie, le vieux disparut du champ de ses exploits ; et nul ne s’est jamais avisé de rechercher sa trace : (quel intérêt ?)

Il ne se passa pas beaucoup de temps, avant que le Périgourdin fût éventé par un autre animal de son espèce, et qui avait sur lui l’avantage du nombre : car l’homme au poil châtain et aux yeux clairs appartenait à cette puissante harde de « l’Intelligence », dont la franc-maçonnerie mystérieuse assure, par toute la terre, la domination de l’Empire britannique — (ou, peut-être bien, de la harde : car ceux qui ont le jeu en mains, finissent par croire qu’il leur appartient). — Les deux animaux se flairèrent longuement ; et en silence, le poil hérissé, ils examinèrent s’il était plus avantageux que l’un des deux étranglât l’autre. Mais tout pesé, le plus gros qui était aussi le mieux instruit, vit qu’il y avait plus de profit à s’attacher un Truffaldin de cette encolure. Et ils posèrent crûment les conditions du marché. Truffaldin ne les fit point légères, et l’autre ne perdit point son temps à marchander : la harde paie à son prix ce qui le vaut. Mais elle entend tenir ce qu’elle a payé. Et pour tenir le Périgourdin, il faut serrer. L’acheteur ne se faisait là-dessus point d’illusion. Et il n’en laissa point à l’acheté. Gueuldry sut qu’il vendait sa peau : il n’était pas homme à s’en tourmenter, pourvu qu’il en eût touché un haut prix ; le reste, on aviserait après ; il servirait l’employeur aussi longtemps qu’il y trouverait son intérêt ; le jour où l’intérêt se refroidirait, il s’arrangerait pour lui glisser entre les pinces ; le danger n’était pas pour l’arrêter :… (nous ne parlons point — nous sommes sérieux ! — de la signature sur le chiffon de papier).

Chacun sachant à quoi s’attendre, ils s’entendirent, somme toute, convenablement : car le marché s’avéra fructueux pour tous les deux. À part quelques petites trahisons, de seconde grandeur ou de troisième, dont çà et là s’offrait le luxe le Périgourdin, pour se prouver son indépendance, ou bien pour s’entretenir la main. L’autre ne disait rien, mais il montrait qu’il avait vu : double sagesse ! il ne faisait pas sentir la longe, mais il la tenait : à bon écouteur, salut ! Gueuldry savait qu’on le ménageait ; et l’on faisait bien : mieux que quiconque, il connaissait son prix. Bien encadré et instruit, il révéla une maîtrise, faite d’audace et de roublardise, dans les intrigues dont ses maîtres tenaces et ingénieux dévidaient l’écheveau embrouillé et embobinaient les longs fils autour des membres des nations. Ils ne tardèrent pas à reconnaître ses aptitudes particulières pour le bagout : (le fils des Gaules a dans la bouche son meilleur membre) ; et ils lui fournirent les moyens de l’exercer, en achetant pour lui un grand journal français, à Paris. On le nomma : « France, d’abord ! » On ne mentait pas, c’était sa peau qu’on voulait avoir ! Timon, cynique, (ce fut alors qu’il sortit de l’œuf), proposait :

— « On les aura ! »

Il les eut. Cela ne traîna point. Du premier coup, le membre de sa bouche s’érigea, comme celui de Gargantua, par-dessus les tours de Notre-Dame. Il inonda de son verbe les avale-bourdes, la badauderie béante de Paris. Sorti de leur jus, il savait le jus qui convenait à leur ragoût. Chacun de ses plats emportait la gueule. On y courut. Il se gardait bien de cajoler. Il accueillait les clients à coups d’injures. Les affaiblis sont flattés qu’on les malmène : cette rudesse leur paraît un hommage que l’on rend à leur virilité ; et elle en rallume les bouts de chandelle. Le tout est de connaître le point-limite où la trique, au lieu de gratter l’âne, l’irrite. Timon le connaissait exactement. Jamais dans ses plus âpres emportements, il ne perdait de vue le manomètre, ou, si l’on veut, l’aiguille du cadran qui bondit sous le coup de poing asséné sur la tête du nègre. Il était froid dans ses fureurs, dans ses menaces, dans ses campagnes effrénées. Dès le point de départ, il savait le : — « Jusque- ! Halte ! Demi-tour droite !… » Le sanglier avait d’autres champs à dévaster… Entendons-nous ! Si le « jusque-là ! » n’avait point arraché la dépouille convoitée — (c’était bien rare ! presque toujours, le gibier épeuré laissait un morceau de son râble dans la gueule du poursuivant ; il eût filé de sa peau, s’il l’avait pu, pour échapper), — on le retrouverait, une autre fois. Timon n’oubliait jamais.

Surtout, il n’avait garde d’oublier la partie vraie qui se jouait derrière le paravent et le tonnerre des gargouillades — les grosses batailles internationales entre les firmes, et où il avait à servir la sienne. L’ultra-nationalisme de langage était le masque obligé de l’internationalisme d’intérêts. Il était fichtre bien indifférent à Timon et à ses pairs (qui n’étaient point des pairs d’Angleterre… Patience ! un jour ou l’autre, ils le seront…), il lui était refichtre indifférent que ce fût sous ce pavillon-ci ou ce pavillon-là qu’il raflât le marché des aciers, et que ce fût pour la paix ou pour la guerre. La couleur ne faisait rien à l’affaire ; et l’affaire s’accommodait de toutes les couleurs. — Oui, aux débuts, avant la grande guerre, qui a été un jeu de massacre des idées presque autant que des hommes, Timon cultivait encore, comme ses patrons, dans un coin de leur exploitation, la fleur nationale, rose à épines, rouge du sang qu’elle avait coûté ; et c’est même en quoi leurs jeux n’étaient pas toujours d’accord… Guerre des deux roses… Ils se trichaient. Mais la grande guerre leur apprit qu’ils seraient bien sots de limiter leur champ aux profits et pertes d’une seule nation, quand ils avaient la chance de totaliser, à leur profit personnel, la ruine de toutes les nations. S’il leur restait quelques scrupules, les aventuriers nouveau-nés se chargèrent de les leur enlever : ceux-là sortaient du fond des mers, que la violence du tourbillon avait soulevées ; ils étaient tels les bâtards sans lois de Shakespeare, qui foulent le monde sous leurs pieds. Bâtards de races, Levantins, Malais, faits de mixtures et de rinçures des quatre ou cinq continents : on avait peine à discerner de quelle patrie et de quels ventres, au juste, ils provignaient ; ils ne s’en étaient jamais souciés, ils n’en nageaient que mieux entre toutes les eaux ; et tant pis pour les aristocrates de la mâchoire, qui prétendaient choisir leur proie, dans le lit tout fait de leur vivier ! Les nouveaux brochets raflaient tout. Ou faire comme eux, ou être raflé. Timon n’eut pas de peine à se mettre au pas. Ce n’était point le souci de ses origines qui l’embarrassait ; le mot de patrie lui évoquait plutôt celui du père, dont il avait à se venger. Mais comme on ne peut pas, malgré l’esprit, faire qu’on ne soit pas de la chair d’une race, et que la sienne était, par la femme qui l’avait mis bas, comme la terre d’où elle et lui étaient sortis, truffée de la rude et fauve raillerie gauloise, dont l’odeur indélébile reste aux doigts, il se revanchait par la vigoureuse ironie, avec laquelle il se jugeait, lui et les autres de sa bande, jamais dupe, comme certains d’entre eux, des patenôtres et des pieux prétextes, ou religieux, ou moraux, ou sociaux, dont ces Tartuffes enveloppaient leurs rapines, impitoyable pour l’hypocrisie et — par moments — oui, plein de pitié (mais le mépris l’emportait) pour ces peuples exploités, et prêt à foncer, pour eux, contre les exploiteurs. Mais cela n’allait pas plus loin que des explosions et des éclats de langage furibonds, surtout aux heures où la boisson déchaînait les Titans refoulés sous la montagne et faisait fumer le cratère. Il savait bien que les Titans étaient vaincus, et il n’était pas de ces benêts qui disent : « Gloria victis ! » Il se contentait du : « Vae victoribus ! » car il les connaissait ; et ce qui pouvait lui rester de vertu, il le mettait dans la haine qu’il avait, secrète, féroce, sans fond, sans mesure, pour eux, ses complices ou ses rivaux. Mais les vaincus ne valaient pas mieux ; il les avait connus, eux aussi, ces exploités, ces peuples, parmi lesquels son enfance avait rampé ; leurs pieds n’étaient pas moins lourds à ceux qui étaient dessous. Qu’ils restent donc dessous ! — Non, il n’était pas à craindre que Timon prêtât sa large épaule à ceux qui voulaient renverser l’ordre social, quoique aucun d’eux ne jugeât cet ordre — ce désordre — d’un œil plus poignardant. Mais cet œil — précisément — il n’avait pu le dissimuler à ceux qui, comme lui, savaient voir, entre les sourcils, le dedans du front. Et ses patrons, en l’employant, le surveillaient. Il inquiétait.


Et par là même, il rassurait un peu Annette. (Entendons-nous ! elle n’en veillait que mieux…) Mais elle y trouvait, si faible qu’il fût, un motif d’indulgence et d’espoir. Aussi longtemps qu’un homme reste libre et vrai dans le fond de son esprit, — quand il serait perdu de crimes, — tout n’est pas perdu encore. Car, si livré qu’il soit dans ses actes au plus honteux intérêt, dans sa caverne il garde encore le désintéressement. Et ce désintéressement secret, lointain, essentiel, qui finit parfois par se fondre avec le total désintérêt de tout, était l’invisible pierre de touche, à laquelle l’un et l’autre s’étaient, sans autres explications, du premier coup, éprouvés et acceptés. Ils pouvaient tout voir et tout entendre, de soi, comme du reste, sans broncher. Ils ne s’arrogeaient point, dans leur for, un traitement privilégié. Ils n’avaient pas hypocritement, comme la vermine, deux mesures, l’une pour soi, l’autre pour les autres. Ils évaluaient, exactement, à l’échelle, tout le paysage, eux y compris. L’œil était premier de tout. Car c’est par l’œil, dit-on, que pourrit d’abord le poisson. Sain était l’œil de Timon. Sain, l’œil de Annette.

Le patron ne s’y trompa point. Il n’eut rien de caché pour ces oreilles, dont la conque recueillait, impassible, tous les frémissements de la mer. Il y jetait tout ce qui le chargeait, de ce qu’il voyait et connaissait de la comédie humaine, où lui-même était acteur, et des pitres-rois qui la menaient. Ces oreilles étaient son coffre-fort. Il le lui disait :

— « Gare à la caisse ! »

— « C’est vous, le caissier, répondait Annette. Vous avez la clef. Vous n’avez qu’à vérifier. Vous trouverez votre magot au complet. « 

— « Et rien de perdu ? Rien d’oublié ? »

— « Pas un centime. Le compte y est. »

Oui, elle n’oubliait rien de ce qu’il y avait mis. C’était dangereux. Pour qui, le plus ? La situation d’un dépositaire gênant, ou qui peut être suspecté de l’être, dans ces mondes-là, n’est pas de tout repos. Il suffisait de voir là, sur la table, ces poings d’étrangleur, pour s’en douter. Mais Annette les regardait, indifférente, et n’avait pas même l’air d’y penser. Et Timon était honteux de l’ombre du soupçon qui, un moment, avait passé. Non, rien ne sortirait de la caisse. Il avait la clef en poche.

Mais le coffre fut bien rempli. Annette fit son instruction politique. Elle pénétra derrière les coulisses. Elle apprit à compléter le mot du chancelier de Suède, que les perroquets de l’histoire nous répètent : il disait par combien peu de sagesse le monde était conduit ; mais il ne parlait que des mannequins qui sont en scène. Annette voyait ceux qui tirent les ficelles. Assurément, les souverains, les Parlements et leurs ministres, tout ce qu’on nomme les pouvoirs dirigeants, font figure de marionnettes avec des disques enregistrés pour occuper la galerie ; toute leur sagesse mise ensemble ne fournirait pas dix chevaux-vapeur pour faire marcher la machine énorme des États. Mais d’autres s’en chargent, derrière le rideau, qui la mettent en branle, et eux avec, ces battants de cloches. Les maîtres-sonneurs sont les Affaires et l’Argent. Le temps est passé de la politique. L’Économique règne. Et l’on ne peut pas dire sans doute que ce soit la sagesse qui l’étouffé ! Car elle n’a pas toujours visage humain. Ce sont souvent des Oktopus, des monstres informes anonymes, dont les mille bras fouillent, et qui lapent de leurs trompes aveugles, dans la nuit. Et les quelques individus, dont la personnalité, généralement peu désireuse de se mettre en lumière, surnage encore dans le vortex aux milliards, sont presque tous, aujourd’hui, des produits artificiels, sans racines et sans semence, sans ascendants, sans descendants, sans fils, sans associés, sans avenir. Comme eux et leurs œuvres sont destinés à disparaître, ils n’aspirent qu’à leur heure de surpuissance, — mais démesurée. Une frénésie les entraîne. Le sage « demain » n’intervient point dans leur destin, pour en assurer l’équilibre et la durée. Ils ont l’air de dire : — « Après moi, le Déluge ! » — Au moins, le roi cynique et lucide qui le disait, voyait venir le déluge, en calculant, avec une secrète volupté : — « Quand il viendra, je serai parti. » — Mais eux, les rois sans couronnes, ils ne voient rien que leur « aujourd’hui » ; et rien, après. Ils ouvriraient les digues au déluge, s’ils pensaient que sa venue leur apporterait des épaves à rafler, avant de les rouler, épaves, à leur tour. Le roi des huiles n’a-t-il pas, depuis dix ans, mené de front le double jeu d’ameuter le monde de la réaction contre la Révolution russe, et de tâcher de traiter, contre ce monde, avec elle ?

Timon révélait à Annette les nouvelles puissances qui gouvernent les peuples. Il parlait avec un mépris sans bornes des vieux politiciens de métier et du cercle étroit de passions, de préjugés et d’idées mortes où ils tournent aveuglément. En cela, Annette était d’accord avec lui. Les nouveaux maîtres réalisaient un progrès sur les anciens : ils répudiaient le nationalisme suranné, ils jetaient par-dessus bord son bagage écrasant et imbécile de vanités, de rancunes, de haines et d’orgueils héréditaires, transmis de père en fils depuis des siècles. Ils faisaient sauter les barrières, ils travaillaient à fonder un internationalisme, d’affaires et de profits.

Mais il ne faut pas longtemps pour découvrir qu’ils substituent au vieux collier usé, rongé, de nouvelles chaînes bien autrement asservissantes. Ils ont élargi la prison ; mais c’est pour y faire entrer des millions d’hommes — non plus seulement ces poignées de professionnels de la politique, qui se disputaient tous les rôles de la comédie — mais tous les comparses, les figurants et le public même, toute la salle. On n’échappe plus. De même que dans les guerres de l’avenir, tous écoperont, et les civils, et les femmes, et les vieillards, les impotents et les enfants — de même dans la prison modèle du capitalisme international, chacun aura son numéro, on ne tolérera plus un seul indépendant… Oh ! sans violence ! Le mécanisme sera si parfait qu’il n’y aura de choix que de s’y soumettre ou de mourir de faim. Libertés de presse et d’opinion seront des chimères de l’ancien temps. Et plus un pays où échapper à l’oppression des autres. Les mailles du filet se resserrent peu à peu autour de la terre.

— « Vous ne m’aurez pas, dit Annette. J’irai plutôt avec les rats. Je rongerai les mailles. »

— « Et où iras-tu ? demanda Timon. Il n’y a plus de dehors où aller. Tout est dedans. »

— « Il y a la mort », dit Annette.

— « Cela te satisfait ? »

— « Non ! » dit Annette.

Elle rageait.

Timon, s’en amusant, insistait sur la solidité du filet. Pas un défaut : et il comptait sous cette rubrique les scrupules moraux dont s’embarrassait encore le vieux nationalisme politique. L’Internationale nouvelle de l’argent laissait aux peuples qu’elle exploitait et aux arriérés de la politique leurs vieilles grues idéalistes. Elle faisait des affaires, indistinctement, avec l’ami, avec l’ennemi. Elle spéculait sur la guerre et sur la mort de l’une ou de l’autre nation — de la tienne — de la mienne… Telle, cette société des torpilles, où s’associaient les noms des princes de la guerre, des grands seigneurs de la diplomatie, hongrois, allemands, Bismarck, Hoyos, des grands barons des forges anglo-saxonnes, Armstrong, Whitehead, sous la présidence d’un amiral français et sous la coupe d’un Levantin. Quelques condottieri d’industries, quelques gangsters de la finance, avec, au cou, non pas la corde de la potence qui eût convenu, mais les cravates de tous les ordres de l’honneur du vieil Occident, jouaient leur jeu, non sans éclat, mais sans boussole, parmi les trusts et les holdings de l’Angleterre et de l’Amérique, dont la lourde main s’appesantissait sur l’un et l’autre continents. La puissance des proconsuls ou la roublardise des aventuriers n’excluait pas leur médiocrité. Ils dirigeaient beaucoup moins les forces énormes, entre-choquées ou associées, qu’ils n’étaient dirigés par elles et par leur mécanique mise en branle. Ce jeu aveugle de forces économiques n’en était que plus étouffant. Selon un rythme implacable de flux et de reflux, elles imposaient, alternativement, paix et guerre, fortune et ruine.

Timon étonnait Annette, par la clarté impitoyable avec laquelle il sondait les reins de ces maîtres du monde et la stérilité de leurs accouplements avec l’Argent. C’était surtout en lui le joueur qui n’avait pas assez de dédain pour l’incohérence d’un tel jeu. Quand on prétend à usurper le commandement, il faut savoir ce qu’on veut faire. Ils n’avaient rien en tête — hors commander — c’est-à-dire, dans le langage de ces sacs, amasser. Vienne donc qui leur crève la panse ! Bien que ses intérêts fussent de leur côté, et que tout, dans son destin, fît de lui un ennemi de la Révolution Prolétarienne, au secret du cœur, il n’était pas sans voir, avec une satisfaction cruelle, ces masses serrées, profondes, organisées, de l’URSS qui se rassemblaient, avant de monter à l’assaut ; et il leur criait, enroué, du fond des bois : — « Vas-y ! Au ventre ! » — Mais ce n’était que le sursaut furieux d’un instant. Il ne pouvait pas ! Il était contre eux. Il ne voulait pas les comprendre — quoiqu’il en fût capable. Il était des rares de son espèce qui auraient pu leur rendre justice. S’il était né de leur côté, il eût pu faire un de leurs chefs. Peut-être la pensée l’en avait effleuré. Mais les chances de la vie en avaient disposé autrement, et le coup avait été raté, en naissant. N’en parlons plus ! Il jouait un autre jeu. Quel que soit le jeu, il faut le jouer à fond.

Le faisait-il ? — C’était toute la question. Avec sa plasticité de sympathie, Annette avait accepté, comme un postulat, le point de vue de Timon pour le juger. Elle ne songeait pas à lui opposer, pour le moment, d’autres conceptions sociales : à supposer que Timon le lui permît, elle n’en avait pas alors d’assez fermes, d’assez sûres, en ces sujets d’Économique universelle, où son individualisme à larges ailes, mais à ciel restreint, n’avait guère eu occasion de s’aventurer. Elle connaissait bien le centre du cercle — le moi profond — mais assez mal la circonférence. Timon lui élargissait les horizons ; et si peu rassurant qu’en fût le spectacle, sa curiosité d’esprit, avide, ardente, s’y lançait comme une hirondelle. Elle n’avait pas de vieux monde à défendre. Pas de vieux clocher avec son nid. Seulement ses ailes et l’air libre. (Et il y avait bien aussi l’hirondeau : Marc. Mais il était de ses plumes, il ferait comme elle)… Donc, pour l’instant, elle n’était occupée qu"à regarder. Et elle en avait, plein le regard. Quels duels de forces ! Quel bestiaire ! Et l’on se plaignait de l’ennui des temps ! Tas de benêts ! La riche époque !… Oui, elle n’est pas très confortable. Elle râpe la peau et elle l’écorche. Le sang y coule, comme de l’eau. Mais c’est tellement intéressant ! On n’a pas le temps de songer à ses maux. Et tout au plus, à ceux des autres. Fameux spectacle !… Oh ! ce n’est pas une parade de théâtre. Le décor marche, comme la « marche au St-Graal ». Mais le décor n’est pas seul à marcher. Avec mes yeux, ce sont mes jambes, c’est tout mon moi, et le monde entier, qui sont entraînés. Je sens battre contre mes joues le vent de la terre qui tourne. Ou va son tour ? Où courons-nous ? Je ne sais pas… Mais quelle course ! Il fait bon vivre, à la proue…

Beaucoup mieux que tous ces hommes, cette femme percevait, du premier coup, l’écliptique où la masse humame roulait, irrésistiblement emportée par des forces élémentaires. Et sans chercher à leur résister, mais en cherchant, d’instinct, à s’identifier avec elles, elle s’efforçait d’épouser cette énergie qui était là, contre ses flancs ; et, tout jugement de qualité, morale ou immorale, mis de côté, elle eût voulu l’aider à se réaliser. Il est Timon. Qu’il soit donc Timon, tout entier !

Il ne l’était point. — Annette ne mit pas long temps à s’en apercevoir ; et elle fut la première à s’en soucier. Car Timon n’avait, sous lui, qu’une domesticité à l’attache, sans attachement ; et en face de lui que des rivaux, dont le premier souci était qu’il ne put donner toute sa mesure. Et lui-même n’en avait cure — que par accès sans durée. Ce colosse était intoxiqué par les poisons de la puissance. On n’est pas vainqueur impunément d’un monde infecté jusqu’aux moelles. À l’étreindre, quarante ans, cuir à cuir, on lui prend son suint, ses poux et son typhus. Timon était un jouisseur, vorace, violent et sans freins. Il lui fallait assouvir, et sur l’heure, ses ruts, ses fantaisies et ses haines personnelles. Il ne savait pas, il ne voulait pas se régler, comme faisaient tels de ces grands aventuriers, ses rivaux et modèles, le Basile, ou le roi des huiles, ou celui des allumettes, dont le déséquilibre de puissance semblait prudemment balancé par une vie domestique mesurée, à l’écart, et qui cherchait à se faire ignorer. Il les traitait de rats, de ladres, et de ronds-de-cuir. Ils étaient, par le fait, des excroissances de la bourgeoisie, des cancers sur sa peau, bien plus que des hommes nouveaux. Mais Timon, qui eût pu l’être, se laissait arrêter en chemin par les lianes au ventre et la vase mouvante sous les pieds. Et Annette enrageait : car elle s’était prise, curieusement, de passion pour cette destinée qui pourtant ne lui inspirait certes aucune sympathie ; mais elle ne pouvait supporter de voir gâcher une puissance de nature, qui avait su empoigner la victoire et qui la laissait retomber. Et Timon, qui le remarquait, s’amusait de l’intérêt qu’y prenait, plus que lui, sa secrétaire. Il lui en savait gré. De se découvrir un public, qui appréciait sa force, lui était un stimulant qui lui avait trop manqué. Mais c’était bien tard, pour qu’il en profitât !

Oui, il le savait comme elle, il était plus intelligent que ces rivaux, contre lesquels il luttait ; il voyait plus loin qu’eux, et plus vrai, plus à fond. Il voyait leurs faiblesses, et le néant de leurs constructions. Il le faisait voir à Annette, par jets de lumière saisissants.

« Eh bien alors, patron ?… »

examinait sa bouche qui frémissait :

— « Parle, madame Sans-Gêne ! »

— « Pourquoi n’y mettez-vous pas l’épaule ? »

— « Afin de les étayer ? »

— « Afin de les culbuter, et de bâtir à leur place. »

— « Montre-moi le terrain ! »

— « Toute la terre. « 

— « Ce n’est qu’une fondrière. »

— « Est-ce que vous n’êtes pas capable, avec vos bras, de la combler, d’assécher, s’il le faut, les marais ? Et quand tout serait dans l’eau, est-ce qu’il n’y en a pas eu d’autres, dans les temps, qui ont bâti leurs maisons et leur vie nouvelle sur pilotis ? »

— « Et pour quoi faire ? Pour y pondre, comme ils ont fait, dans leurs marais, leurs têtards ? Non, non, c’est bien assez de ceux qui restent ! Je ne tiens pas à y ajouter, ni à perpétuer ma race. Assez d’une vie ! Je ne recommence pas. Mais celle que j’ai, j’entends au moins en presser le jus. »

— « Et après ? »

— « Après, la m… ! »

Annette détournait la tête, irritée, le mufle froncé.

— « Mal aux oreilles ? » lui demandait, narquois. Timon.

— « Non !… Mal au cœur. La nausée. »

Elle lui braquait son regard au front.

— « C’est bien la peine de juger et de mépriser ces autres, qui usurpent la domination sans être capables de s’en servir, pour faire comme eux ! »

— « Mais moi, je vois ce qu’ils ne sont même pas foutus de voir. »

— « Quoi ? »

— « Leur néant. Le mien. Le tien. Le néant de tout. »

— « Parlez du vôtre, si cela vous plaît ! dit Annette, sèchement. Mais non du mien. »

— « Tiens, tiens, tiens, tiens ! fit Timon, intéressé. Tu prétends à un traitement spécial ? »

— « C’est mon affaire. »

— « Et tu m’abandonnes à la mienne ? »

— « C’est vous qui vous y abandonnez ! N’est-ce pas honteux ? Vous avez été de taille à vous colleter avec tous les risques de la vie. Et vous allez vous buter, lâchement, contre le Néant !… Pff !… (Elle soufflait des lèvres)… Le Néant n’est qu’un ennemi de plus, comme les autres. Tordez-lui le cou !… Vous ricanez ?… Lui rendre les armes !… Vous me dégoûtez. »

Timon, content, lorgnait la chatte irritée qui semblait prête à lui cracher au nez. Son regard en fit le tour :

— « Dommage, dit-il, que tu ne sois plus d’âge à prendre ma graine ! À défaut de moi, elle eût peut-être livré le combat qui te tente. »

— « Pas besoin de vous ! J’ai ma graine. Et ce combat, j’espère bien qu’elle le livrera jusqu’au bout. »

— « Tu as ton gosse. C’est vrai. Amène-le moi ! »

— « Non ! »

Elle secoua la tête, résolument.

— « Pas digne de lui ? » nargua Timon.

Elle dit :

— « Non ! »

Timon s’esclaffa.

— « Tu me plais, dit-il. Tu n’as pas peur. Il m’eût fallu une femme, comme toi. Trop tard, maintenant ! Tu as manqué le train. »

— « Mon train est le bon », dit Annette.

— « Alors, roulons !… Et tu vas voir que je suis encore d’attaque — faute du Néant qui se dérobe, lâche anonyme ! — contre ses sacrés fondés de pouvoir ! »


Suivaient des heures de rude travail, — travail de sape, travail de mines, travail de circonvallation, — en attendant le coup de clairon, ou le klaxon de la charge, et l’assaut… Car Timon, piqué tout de même par les propos de Annette, rentrait en lice et gaillardement joutait avec ses grands rivaux… — Qu’est-ce qu’une Annette faisait là dedans ?… — Elle se le demandait, aux rares moments où le maître la laissait souffler. Mais il y avait alors une telle fatigue, des heures de sommeil à rattraper ! Zut aux pensées ! Laissez-moi dormir ! On se retrouvera demain…

Mais un autre — Marc — ce Marc dont elle se parait orgueilleusement devant Timon — n’attendit pas jusqu’à demain. Il ne lui permit pas de sommeiller. Que sa mère fût devenue la secrétaire de confiance de Timon, le requin Timon, l’écumeur de terres, l’avait jeté dans une consternation, soulevée d’accès de fureur. Il ne l’avait appris que depuis peu, s’étant séparé d’elle, et la boudant ; ce n’était pas dans les milieux de misère où il chassait son pain, qu’il eût entendu parler des relations de Annette avec Timon. Et la première nouvelle qu’il en eut lui vint, à des heures particulièrement tragiques.

Masson, le typo, son compagnon, venait de se tuer. Le malheureux était rongé par les doubles poisons de la syphilis et des gaz, qu’il avait également rapportés de la guerre. Le corps, brûlé, était incapable de soutenir l’assaut furieux de l’esprit. Ses déceptions et ses rancœurs étaient de l’huile sur la torche. Il crachait le sang, en aboiements inutiles pour réveiller, aux meetings, l’indifférence des anciens combattants. Ils se détournaient de lui, irrités ; ils lui en voulaient de leur rappeler ce qu’ils préféraient oublier ; et plus d’un cachait sa gêne sous l’insulte. Il rentrait de là, épuisé, étouffé par sa douleur et sa rage impuissante, le cerveau en fièvre, que l’insomnie achevait d’affoler. Une netteté hallucinée lui faisait voir le retour de la guerre, que rendaient fatale l’hypocrisie de la paix de rapines et la complicité, par veulerie, du peuple de France. Ce recommencement de l’enfer, d’où il avait cm sortir trois ans avant, lui était impossible à supporter. Et la trahison morale de son peuple lui arrachait toute raison d’exister. Il ne pouvait rien. Et s’il eût pu, pour qui eût-il trouvé encore l’énergie de lutter ? Pour ces traîtres, — traîtres à leur cause, traîtres à leur classe ? Pour ces lâches ? — Une nuit que le désespoir et la toux l’étranglaient, il se coupa la gorge, avec son couteau des tranchées.

Marc le trouva sur sa paillasse repue de sang, comme une éponge, le corps vidé, la gueule crispée, aboyant encore à la trahison des vivants…

Et ce fut ce jour-là qu’il rencontra, dans la rue, près de sa porte, sa mère qui venait lui faire visite. Il ne vit pas la fatigue des traits, les yeux cernés ; il vit son rire. Elle lui apportait deux billets de concert ; elle les lui tendait ; elle se réjouissait d’entendre de belle musique avec son fils. Elle le lui dit, heureuse et essoufflée d’avoir marché trop vite. Il sursauta, il ricana, les mains enfoncées dans les poches, et il dit : — « Non ! » Elle ne comprit pas, elle pensa qu’il était pris par quelque liaison et qu’il ne voulait pas le lui expliquer ; et s’effaçant, elle lui dit :

— « Si tu as quelque ami que tu aurais plaisir à emmener au concert avec toi, prends, mon petit ! Moi, j’irai une autre fois. »

Il lui arracha des mains les billets, il les froissa, et il les jeta dans le ruisseau. D’une voix sifflante, qui s’efforçait de ne pas crier, il lui souffla au visage :

— « Je ne veux rien de toi ! »

Annette en resta, le sourire figé, le cœur glacé. Il ne lui laissa pas le temps de parler :

— « Rien de ce qui vient de ce gredin, dont tu manges le pain, cet assassin… »

Elle fit un geste pour se défendre :

— « Mon petit, ne juge pas avant d’entendre !… Le pain que je mange est bien gagné… »

Elle lui prenait le bras, affectueusement. Il se dégagea avec violence :

— « Ne me touche pas ! »

Elle le regarda. Il avait un tremblement convulsif.

— « Tu es fou, mon petit… »

Il cria — (il grondait, comme un chien furieux, le mufle avancé vers la bouche de la femme, pour que les passants n’entendissent pas) :

— « Il y a du sang sur tes mains. »

Il tourna le dos, et il s’éloigna, à grands pas. Annette restait plantée à la place où il l’avait laissée, les bras pendants, et elle le voyait s’éloigner. Dans sa stupeur, son regard clair scrutait cette explosion de haine, et il y démêlait des éléments de « fas atque nefas…)) Une jalousie inavouée… Elle comprenait mal son apostrophe de mélo. Elle regarda ses mains de dactylo. C’était de l’encre, et non du sang qu’il y avait au bout des doigts. Elle n’avait pas vu le sang du mort, qui était encore sous les ongles de Marc… Elle sourit tristement, haussa l’épaule, et s’en retourna…

S’il avait su ce qu’il en était de ses rapports avec Timon ! Mais comment les lui expliquer ? Se les expliquait-elle à elle-même ? Qu’est-ce qu’elle faisait dans cette galère, dans cette guerre de corsaires qui n’était point la sienne et dont l’enjeu, disputé entre des bandes de rapaces, était la terre et l’eau et l’air, dont vivaient elle, son fils, et les millions d’humbles travailleurs ? Elle avait voulu voir. Elle était prise par les yeux, malgré le dégoût et l’aversion, elle était prise au jeu. Elle se faisait l’effet, quand elle y songeait — (jamais le jour, elle n’avait pas le temps ; rarement la nuit, elle dormait, soûle de fatigue ; de loin en loin, seulement quelques minutes d’insomnie… Stupeur, effroi… « Qu’est-ce que je fais ?… Où est-ce que je vais ?… » ) — elle se faisait l’effet d’un explorateur qui est entré dans une jungle ; il a conclu un pacte avec l’un des gros animaux et il s’abrite derrière son dos ; il voit autour de lui ces mêlées de monstres ; son sort est lié à celui de l’énorme bête qui, devant lui, défonce le mur de la forêt et piétine les tigres et les pythons. Elle lui crie : — « Gare à ta droite, gare à ta gauche ! Lève ta trompe ! Écrase et fonce ! » — Mais il s’en faut toujours d’une ligne que le lourd pied ne l’écrase aussi. Le danger constant libère Annette des scrupules de sa conscience ordinaire. Elle songe seulement : — « Être sortie de la forêt !… » Et cette Forêt, elle le découvre à présent, ce n’est pas seulement elle qui y est engagée, c’est l’Europe, c’est le monde. Alors, elle apprécie la masse puissante et les défenses de l’éléphant, qui lui fraie le chemin. Elle n’a pas le temps de le juger, comme elle ferait, sortie de la jungle. Elle n’a pas le temps d’être morale. Il lui faut suivre les gros pieds. Un seul instant de négligence, ou de faiblesse, elle sera dévorée par les rôdeurs ! Elle va, elle va ; mais elle voit et elle inscrit. Elle réglera ses comptes, après, avec elle-même et l’univers…

Elle se doutait bien, dès le début, que tôt ou tard, son fils lui demanderait ses comptes. Et elle s’apprêtait à les lui fournir. Elle ne lui eût pas dit — (ça ne se dit pas) — que quand, parmi la tourbe des impuissants, des à-moitié, des au-millième, qui ne sont rien, qui ne font rien, qui ne savent rien vouloir ni agir, on a la chance de rencontrer une force entière, issue de l’arbre du mal et du bien, la femme se souvient toujours de l’Appel, d’où est sorti l’immense effort, le déroulement de l’histoire humaine. Même la plus chaste, celle qui livre, non pas son corps, mais son esprit, s’offre à l’homme qui féconde, à celui qui veut et qui agit. Et elle se flatte, en la canalisant, de diriger son action. — Et puis, plus humblement, il y a ce souci de la bonne ouvrière, qui, quelle que soit la tâche où elle se trouve associée, ne peut souffrir que cette tâche soit mal faite, et s’y passionne. Avoir un Timon sous les doigts, son énergie et ses moyens, et, pour je ne sais quels scrupules impuissants, refuser un pareil instrument, — non ! on ne serait pas une Annette… Bonne ouvrière ne boude jamais l’ouvrage… — Elle ne lui eût pas dit tout cela. Elle savait trop que de telles explications n’expliqueraient rien à l’esprit du fils, ce dur esprit de jeune garçon intolérant. Mais elle lui eût dit le bien social qui pouvait sortir de la volonté de combat d’un Timon et de cette puissance bien orientée, — et que sa présence auprès de lui n’était peut-être pas inutile, même à la cause des masses travailleuses et des esprits indépendants. — Mais si elle s’attendait à une discussion assez vive avec Marc, elle ne prévoyait pas cette éruption. Marc ne la prévoyait guère mieux. Il avait été assailli par les forces sauvages, qui rôdaient autour, au fond de son âme. Et à présent, elles ne lui permettaient plus de se déjuger.

Annette lui écrivit un mot affectueux, qui ne faisait même pas allusion à sa brutalité, qui ne reprochait rien, qui s’inquiétait de son état et lui offrait de venir causer. Elle eût voulu s’expliquer loyalement. Elle lui eût sacrifié, si ses explications ne l’eussent pas tranquillisé, sa situation chez Timon. Mais elle n’allait point plaider coupable, comme ce violent l’eût exigé : elle n’en avait aucune raison. Et lui, ne se souciait point de la raison, ni de la justice, ni d’aucune considération… Point d’égards ! Son emportement voulait qu’elle brisât, sans discussion, avec cet homme qu’il haïssait — et sur-le-champ — en ayant l’air de demander pardon ! Il lui envoya un ultimatum, en trois lignes impérieuses, sans un seul terme d’affection. Elle lut, elle soupira, et son sourire, à elle aussi, se fit dur. Elle avait, comme lui, son orgueil. Elle n’obéissait pas aux sommations. On obtenait tout d’elle, par le cœur ou la raison. Rien, par injonction. Elle referma la lettre et la laissa sans réponse. Et elle reprit sa marche dans la jungle, derrière le bouclier vivant du mammouth… « Quand tu seras d’humeur à causer poliment, mon petit Marc, je t’attendrai. Ne m’attends pas !… » Il faisait de même. Il attendait… — Vous pouvez attendre, tous les deux ! Les deux caboches sont aussi dures l’une que l’autre. Aucune des deux ne dirait :

— « Je me suis trompée. »

Qui n’attendait pas, c’était Timon. Il fallait le suivre. Pas de temps à perdre à de stériles débats de conscience ! On n’avait pas trop de tous ses sens, pour ne pas se laisser distancer. Marchons !… « Où me mènes-tu ? » — « Marche toujours ! Tu le verras »… Le sait-il lui-même ? Mais sans le savoir, il a un flair infaillible. Ce n’était pas le seul instinct. Timon avait emmagasiné une masse de leçons, et de l’expérience et des livres. Car il avait lu beaucoup plus qu’on ne croyait, et goulûment. Mais beaucoup plus encore que les livres, il avait absorbé les vivants. Il les possédait à fond. Du premier coup d’œil, il savait ce que chacun avait dans le ventre, le point faible, les limites — et le prix d’achat. Il n’avait aucun respect pour les animaux sans carapace, les chairs molles, les désarmés : pour lui, ils étaient des vils ; il en abusait, sans remords. Quant aux costauds qui lui tenaient tête, c’était le duel au couteau. Entre eux et lui, toutes les armes étaient bonnes. Si la vieille Europe eût été mûre — (ils étaient en train de la pourrir, comme une nèfle sur la paille) — ils eussent rendu des points aux gangsters de Chicago.

Mais Annette lui en imposait — et d’autant plus qu’elle ne lui faisait pas de morale inutile. Il la sentait imbrisable, intangible, et pourtant, exempte de préjugés. Elle ne bronchait pas devant les pires spectacles. Elle les jugeait, d’un regard net et péremptoire. Sans faire intervenir aucun principe. Elle n’avait pas besoin de béquilles morales ou religieuses. Elle avait ses yeux de femme, fiers et tranquilles. Ils ne clignaient pas. Ils ne mentaient pas, ni à elle-même, ni à celui qu’ils pénétraient. Et leur absence d’illusions n’altérait point sa solidité allègre. Elle aimait à vivre, mais elle n’eût pas (il en était sûr) prolongé sa vie, d’une heure, si on lui en avait fait une condition lésant ses droits — ( « Ses droits ! » Timon narguait… « Je les écraserais, entre deux doigts !… » Mais il savait que, même écrasée, il lui en resterait, comme du dard de l’abeille, le fier regard qui le défie)… Rude typesse, armée, comme lui, magnifiquement, pour la lutte !… Mais elle ne tenait pas, pour elle-même, pour elle seule, à la lutte. Elle était femme. Il lui fallait, afin de s’y intéresser, avoir un homme pour qui lutter : fils ou amant — ou, à défaut, maître. Un homme avec qui elle fît corps. — Ainsi, Timon la voyait, brutalement. Elle se fût cabrée contre l’affront. Mais ce n’en était pas un, au jugement de Timon. Il jugeait d’elle, par ses yeux de mâle pour qui la femme vaut ce qu’elle vaut par rapport à l’homme. Elle ne peut avoir d’existence par elle seule. Et que cette Annette, faite pour la lutte, eût besoin d’un homme pour s’y incorporer, comme la lame cherche le manche et la main qui tient le manche du couteau, — il l’en estimait davantage. Il appréciait la lame, en connaisseur.

De ce seul fait, il la ménageait. Il ne l’employait pas à se curer les ongles. Il était amené, quand il l’avait en main, à surveiller sa propre action. Sa seule présence lui était un frein, elle l’arrêtait au seuil de certains abus.


Mais la nature ne s’arrête que pour mieux sauter. Et quand c’est celle d’un Timon, gare aux bonds ! Parmi ses vices, dont la collection n’était pas mince, Timon avait celui de la boisson. Il n’était pas sensible au raffinement des poisons ; il pratiquait la lourde intempérance du porte-faix, qui porte aussi bien le vin que la barrique. Il n’était jamais à jeun ; et son génie, si l’on peut dire, ne prospérait qu’en étant plein. Il était assez maître de sa cuve, pour en connaître le degré et mesurer jusqu’à quelle ligne il pouvait coram populo laisser monter la fermentation, non seulement sans dangers pour ses opérations démagogiques, mais même avec profit : car il tirait parti de ses fumées, comme cet autre qui fit de la vapeur la domestique de nos manies. Mais il lui fallait aussi, de loin en loin, ses heures de décharge, où la chaudière expulsait l’excès de pression : sans quoi, gare à l’explosion ! Généralement, il organisait ces détentes à huis-clos, autant que possible hors de Paris, en lieux gardés et inconnus : s’il se produisait quelques dégâts, on s’arrangeait pour les faire disparaître.

Annette en savait assez, par ses expériences encore fraîches aux Balkans, pour imaginer ce qui se passait, et dont l’écho arrivait, grossi, écarquillé, peureux, envié, dans les salles de rédaction, pendant les fugues du patron. Quand il revenait, alourdi et assombri comme une nuée qui vient de crever et qui remonte en brume épaisse de la terre, Annette fronçait le sourcil, hostile, glacée, en feignant l’impersonnalité d’une machine qui exécute ce que le maître lui imprime. Il savait très bien ce qu’elle pensait. Ce lui était un divertissement. Il eût cherché à la faire parler. Mais elle se garait. Il n’était pas prudent d’ouvrir la porte. Une fois entrée, elle ne répondait plus de la façon dont elle en sortirait. C’était justement ce qui le tentait.

Pendant plusieurs mois, tacitement, il avait, comme elle, reconnu cette convention d’une porte de sûreté, bien fermée, entre lui et elle. Sur ces régions de sa vie, ces terrains de chasse, il ne tenait pas à introduire cette femme au flair trop aiguisé ; elle l’eût gêné : il la ménageait. — Et puis, peu à peu, plus sûr d’elle, il ménagea moins ; il eut envie de cela même qu’il écartait : lui mettre le nez dans ces marais et voir un peu la grimace qu’elle ferait. Au fond, toujours le mortel prurit de dégrader ce que secrètement on estime pour s’y être refusé…

Il commença par provoquer Annette dans son silence ; il essayait de piquer sa curiosité ou son amour-propre. Il lui disait :

— « Hein ! tu as peur ?… Tu aimes mieux ne pas savoir ?… Hé ! la Vertu, c’est plus commode… On ne risque pas d’être tenté… »

— « Et par quoi donc ? Et par qui donc ? » répliquait-elle, dédaigneuse.

— « Tu es trop sûre. C’est à bon compte !… J’aimerais à te voir, une fois, perdre la tête. »

— « Moi, je l’ai trop vu. Et grâce à Dieu, j’ai passé l’âge. Je n’ai pas envie de retourner. »

— « Puisque tu as passé la barrière, qu’est-ce que ça te coûte de regarder de l’autre côté ? Qu’est-ce que tu crains ? »

Elle lui jetait un regard noir.

— « Vous le savez. »

— « Peut-être. Mais j’aimerais à te l’entendre dire. »

— « De vous mépriser. »

Il rit durement :

— « J’imaginais que c’était chose faite, depuis longtemps. »

— « Mais au delà de ce que je puis supporter. »

Elle avait les deux poings sous son menton. Elle l’amusait… Tout de même, il eut envie de la gifler. Il se leva, et il marcha, pour faire passer la fantaisie. Il s’arrêta, face à Annette :

— « Je veux donc voir jusqu’où tu peux… La prochaine fois que je ferai la fête, je t’emmènerai. »

— « Non, non, patron, ne faites pas cela !… Je vous, en prie… Ce n’est pas un jeu que l’on peut jouer… Je vous ai parlé sans réflexion, je vous ai blessé, je vous demande pardon… »

Il ricana ; et ils reprirent le travail. Elle pensa qu’il avait oublié. Mais une dizaine de jours après, Timon lui dit :

— « Cette nuit, tu ne rentreras pas chez toi. Je t’emmène à La Garenne, dans mon auto. »

Elle protesta. Il ne voulut rien entendre.

— « Tu n’as personne qui t’attende. Tu es à mes ordres. J’ai besoin de toi. »

Elle lui dit :

— « Patron, c’est grave. Réfléchissez !… Il en peut coûter cher à vous et à moi. »

Il goguenarda :

— « À moi ? »

— « Oui, à vous aussi. Car je suppose que vous n’êtes pas assez bête, pour perdre gratuitement une aide comme moi, dont vous êtes sûr. »

— « Si j’en suis sûr, pourquoi la perdrais-je ?… Et puis, ma fille, si tu te crois irremplaçable, tu t’abuses. »

— « Bien ! À votre aise ! »

Elle se remit à sa machine, la bouche serrée. Elle était décidée, à la fin de la journée, à rendre au maître son tablier. Et en même temps, son amour-propre lui soufflait : — « Tu n’es guère brave ! Tu détales. N’es-tu pas de force ?… » Elle eût mieux fait de ne pas l’écouter. C’est le diable, en chaque femme. Timon le connaissait. Il ne disait rien ; mais son regard narguait : — « Tu as peur… Ma pauvre vieille, et de quoi donc ?… »

Elle n’eût pourtant pas cédé si, le soir venu, quand ils achevaient le travail, une jeune femme n’était entrée. Très jeune, très frêle et très jolie. Elle avait encore l’air d’une enfant. Annette vit que Timon l’attendait. Elle était très intimidée. Parée comme une petite châsse, elle semblait neuve et gênée dans ses jolis et frais atours. Timon dit à Annette :

— « Fini, le turbin !… Prépare-toi ! »

Et il sortit, pour un moment. Annette, se levant, s’enfonçait sa cloche sur la tête, grondant tout haut entre ses dents :

— a Tu peux m’attendre, je n’irai pas. »

Elle sortait, en coup de vent, lorsque la petite visiteuse, à qui elle n’avait plus prêté attention, la retint timidement par le bras, chuchotant :

— « Oh ! Madame, est-ce que vous ne venez pas ? »

Annette la regarda :

— « Qu’est-ce que ça vous fait ? »

La petite, sans s’expliquer, disait, lui serrant le bras :

— « Venez ! »

Annette, encore froncée, fixait l’enfant, se détendit, sourit de ce brusque accès de confiance. Elle regarda mieux. Il y avait dans ces yeux un muet appel. Par un de ses absurdes élans, elle se sentit immédiatement la poule couveuse qui ouvre l’aile. Rien qu’un éclair. Mais ce fut le moment où Timon, rentrant dans la chambre, saisit d’un regard la situation, et, raillant à froid, dit à Annette :

— « Tu seras le chaperon. »

Annette n’était pas encore décidée, quand elle se trouva hors de la maison, devant la portière ouverte de l’auto. Cette petite, qui, sans la connaître, se fiait à elle, implorait l’aide… Elle monta.

Elle ne retint pas grand chose de ce qui se dit en route. Le patron se carrait devant, bloquant de sa masse l’ouverture. Les deux femmes étaient assises au fond. Elles ne se parlaient pas. La petite crispait ses doigts sans réflexion dans les plis de la robe de Annette. Celle-ci profita d’une minute où Timon, se souvenant d’un télégramme à expédier, faisait arrêter l’auto devant un bureau de poste de province, pour arracher à sa compagne quelques lambeaux d’explications. La petite était d’une famille d’ouvriers italiens des Marches, émigrés en Languedoc. Un rabatteur l’avait dénichée dans une boutique de confiseur. Il avait fait miroiter à ses yeux un prix dans un de ces concours de beauté, qu’organisent des maîtres-maquereaux, entrepreneurs de royautés. Faute du prix, la compensation était venue sous la forme d’un engagement dans un music-hall, d’où elle aurait voulu fuir à toutes jambes, le premier soir qu’elle s’était vue étalée nue aux regards voraces de la salle. Au lieu de fuir, elle était tombée dans un tel état d’inhibition qu’elle semblait paralysée : rien n’y avait fait, ni les rires, ni les bourrades de son manager. Mais si le spectacle de cette brunette, ployant le cou, tournant la tête sur l’épaule, les bras gauchement collés au corps, avait déchaîné l’hilarité des spectateurs, il n’avait pas été perdu pour le regard de Timon : il avait fait choix de la victime. On l’avait, quelques semaines, embauchée, dressée, parée, dans une soi-disant officine de modes ; et, à la date convenue, on en faisait livraison. La petite ne savait rien de Timon que ce qu’elle en avait entendu dire en termes mystérieux : c’était assez pour trembler ; et l’aspect de l’ogre l’avait achevée. Certes, elle n’était pas sans se douter de ce qu’elle allait chercher ! Et il ne fallait pas s’exagérer l’innocence de la victime. Si elle ne savait, en s’offrant au sacrifice, ce qu’il serait exactement, elle était prête au sacrifice. Tout pour sortir de la pauvreté ! L’Iphigénie n’ignorait point qu’elle n’en sortirait pas sans payer. Mais son imagination de petite paysanne n’avait point prévu l’encaisseur. Dans le premier émoi (on ne calcule pas !), elle s’était jetée vers la première protection qui se présentait. C’était absurde, puisqu’elle ne connaissait pas Annette. Mais les bêtes traquées flairent autour d’elles la moindre parcelle de pitié. — Tout cela fut deviné, beaucoup plus qu’exprimé, en un désordre de mots précipités, où l’italien se mêlait au français. Ce qui avait achevé de conquérir la confiance de l’enfant fut que Annette lui répondit aussitôt dans sa langue. Ce fut comme si lui venait le souffle de son Adriatique. Elle lui baisa le creux des mains :

— « Bella buona signorina, mi rimetto nelle sue mani, come nelle santissime della Madonna ! … »

Timon rentrait.

Ils arrivèrent, après trois heures, par nuit noire, à un château dans une forêt, qu’entouraient plusieurs kilomètres d’enceinte. Impossible de savoir le nom du lieu. Timon avait plus d’un de ces rendez-vous de chasse et de plaisirs, disséminés en France et au dehors. Ils furent aussitôt reçus et encadrés par une domesticité silencieuse. Après que les femmes eurent été conduites dans leurs appartements séparés, afin de refaire leur toilette, on vint respectueusement les chercher et les conduire aux salons du rez-de-chaussée où le souper était préparé. Il y avait là une table ronde de deux douzaines de convives, hommes et femmes de divers pays. On ne prenait pas souci de présenter. Ces hommes se connaissaient. Et pour les femmes, il n’importait pas qu’elles connussent, ni peut-être qu’elles fussent connues, — sinon en particulier. Annette remit leurs noms sur trois ou quatre durs visages, qu’elle avait vus défiler chez le patron ; et bien entendu, ils la reconnurent. Ils ne furent pas sans surprise de sa présence. Ils ne savaient pas quels étaient exactement ses rapports avec Timon ; et dans le doute, ils lui témoignaient des égards, un peu boiteux. Annette les recevait comme son dû, et ceux qui clochaient, les remettait au pas, d’un port de tête indifférent, un peu hautain, qui avait l’air de ne point entendre. Son regard ne perdait pas son temps. Il explorait les vies tapies sous les visages. Elle les cataloguait, aidée des souvenirs de ses entretiens avec Timon, et des portraits qu’il lui avait faits. Elle reconnaissait ce vieux monsieur, au crâne ridé, qui semblait rire et guetter de tous les plis de son occiput, comme de ses petits yeux aux bords rouges, maigre, voûté, frileux, l’air d’un petit bourgeois retraité, — un roi des métaux américain. — Et cet autre, bourgeois, grand bourgeois, bien français, guindé, collet monté, avec des allures de notaire et de commandant en civil : un maître de forges et député. — Plus loin, ce beau garçon, au teint hâlé, aux larges épaules à l’étroit dans le frac, avec un sourire enjôleur et des yeux d’acier, qui échangèrent du premier contact avec Annette, un gai salut de camarade : de quelle nation était-il ? Il parlait toutes les langues, avec un accent irlandais, l’air très franc, mâle et câlin… Un mot de Timon à Annette lui désigna ce fameux agent de l’Intelligence Service, qui, sous tous les déguisements, fait et défait les royaumes, en Orient. — D’autres agents ne manquaient point, dans la respectable compagnie. Il en était qui portaient un grand nom : — un gentilhomme aux belles manières, le crâne étroit et allongé, altier, courtois, distrait, — d’autres, moins relevés, qui puaient le dollar : l’un venait d’arroser, à une conférence Genevoise du Désarmement, la presse d’alarme que l’Amirauté américaine chargeait d’assurer le succès d’un programme de nouvelles constructions navales. — Un petit gros, plein de faconde du Midi, qui fleurait l’ail et l’œillet, mariait don Quichotte avec Sancho, se répandait en effusions, en protestations de dévouement, serrait les mains dans ses mains moites, à grosse bouche baisait avec bruit les paumes de Annette, en lui faisant le dos rond, lui vantait Timon, avec emphase, avec extase, et presque des larmes dans les yeux ; il mêlait à table dans ses propos à l’érotique le mystique : — un maître-chanteur, forban de journaux… On ne savait pas à quel degré la canaillerie cédait le pas à la sincérité : il n’en était pas lui-même toujours sûr. Car la belle âme et le salopard étaient, par on ne sait quel décret divin, accouplés en lui, pour la vie. Ils se démêleraient seulement, au Jugement Dernier. En attendant, il y avait profit, pour les maître et rivaux de céans, à employer ses talents ; il y avait surtout danger à se refuser à les employer. — Toute l’assemblée n’était pas trop rassurante. Mais les parties, comme celle de ce soir, étaient pour tous une trêve de Dieu. Il faut bien jouir, quand on est homme, par détentes, de la compagnie des hommes, fussent-ils ennemis, mettre en commun leurs bonnes fortunes et leurs exploits. Leurs rivalités mêmes n’étaient-elles point, après tout, leur meilleure raison de vivre ?

Et ils avaient plaisir, pour quelques heures, à se retrouver, armes au repos, autour d’une table, en s’observant par-dessus les plats et les épaules nues des femmes, sans négliger le contenu des robes et des plats — (à part le dyspeptique roi des métaux américain, pour qui les vins et les femmes ne paraissaient pas exister, et qui s’en tenait à son régime, méticuleusement suçotait son œuf à la coque, et s’humectait d’eaux minérales).

Nous ne décrivons pas les femmes : elles faisaient partie du repas, et le menu ne nous intéresse pas. Elles étaient belles ou laides, mais toutes de choix, pas toutes jeunes, mais toutes propres à exciter l’appétit ; point toutes vénales : plusieurs avaient un métier, de théâtre ou de plume ; mais toutes avaient la vocation. La petite novice d’Ancône était la primeur de la table. Annette étonnait, en ce milieu. Et Timon lui-même parut en éprouver quelque gêne ; il eut maintenant le regret de l’avoir amenée.

Mais ce fut elle qui trancha la situation. Aimable et fière, elle fit les honneurs de la table. On eût dit que la maison fût la sienne. Et Timon la laissa faire. Assise en face de lui, elle se trouvait entre le vieux monsieur ridé, très occupé de sa santé, qui lui parlait de ses petits-enfants, d’œuvres charitables, de pouponnières : on eût dit un Vincent de Paule ; — de l’autre côté, le beau garçon, qui, dans le creux de l’oreille de sa voisine, ne se gênait pas pour traiter le bon vieillard de vieux caïman, et qui contait allègrement quelque aventure de déguisement chez les Arabes ou bien dans l’Inde : il se montrait très connaisseur en robes, fards et onguents… Mais ses voisins n’empêchaient pas Annette de surveiller le reste de la table ; elle dirigeait, sans en avoir l’air, et le service et la marche des entretiens. Les domestiques n’avaient eu besoin que de quelques minutes pour chercher l’ordre dans son regard ; et, le plus fort était que les convives avaient pris le ton, sans qu’elle parût le leur donner. Il s’en fallait que la musique visât à la correction académique. Annette était trop bonne Gauloise pour ne pas connaître les justes droits d’une libre assemblée, et même, puisqu’elle y participait, pour ne pas les regarder comme siens. Elle savait tranquillement détailler, sans appuyer, de sa voix chaude et bien timbrée, quelque malicieuse histoire. Et plus d’un, parmi ces hommes qui l’écoutaient, avaient assez d’exercice de l’esprit, pour goûter la mesure des mots dans la licence du récit. Timon était secrètement flatté du succès, qu’il n’avait pas prévu, de sa pouliche ; il la voyait sous un nouveau jour ; il appréciait en connaisseur « l’honneste dame » qui, sans passer la ligne du trop ou du trop peu, joutait si dextrement de la langue — et du palais : car elle ne boudait point devant son assiette. Elle était propre à tous les combats, et dans tous elle gardait l’équilibre. Le beau du compte était que, sans efforts, elle le faisait garder aux autres.

Mais, tout de même, ils n’étaient pas venus pour cela ! Et à la fin, se levant de table, Timon, prenant à part Annette, avec des égards qu’il ne lui avait jamais montrés et quelques rudes compliments qui ne furent pas sans la flatter — (quelle femme y est insensible ?) — l’invita à se dispenser de la suite peut-être bruyante de la soirée et à aller se reposer dans l’appartement qui lui avait été préparé. Elle comprit bien qu’il l’engageait à leur laisser le champ libre ; et il appuyait un peu trop sur les droits que son âge lui donnait au repos, après une fatigante journée. Mais sous le lourd manque de galanterie, il y avait une attention affectueuse et même une nuance de respect, auquel il ne l’avait pas habituée. Elle lisait dans son regard qu’il cherchait à lui éviter le risque probable d’incidents, où sa présence serait déplacée. Elle lui en savait gré. Et d’autant plus que la première intention de Timon, en l’amenant, avait été de lui en imposer l’affront. — Il y avait bien cette petite, sur qui elle s’était promis de veiller. Mais (n’exagérons pas la naïveté !) elle se rendait compte que c’était un rôle ridicule : on ne venait pas ici pour garder les demoiselles ! Et ce n’était pas au moment où Timon, lui rendant les armes, semblait lui dire : — « Pardon ! ta place n’est pas ici. C’est toi qui avais raison », — qu’elle allait lui répondre : — « Je reste, pour sauver la vertu… » De qui ? De ces brebis ? Elle n’aurait plus ensuite qu’à postuler des galons dans l’Armée du Salut… Elle rit et dit gaîment :

— « Merci, patron, de me relever de ma faction ! Je vous passe le mot. »

— « Et quel est-il ? »

— « La tête claire. »

— « Claire de tête. Oui, c’est bien le mot qui t’habille. Va te coucher, claire de lune ! »

Ils se quittèrent affectueusement. Avant de quitter le salon, pour mettre en repos sa conscience, elle chercha des yeux sa protégée. Elle l’aperçut, dans un groupe, riant, fumant, un tantinet allumée (deux doigts de boisson lui tournaient la tête) ; elle ne prêta aucune attention à la sortie de Annette.

Annette se croisa, sur le seuil, avec le vieux monsieur américain, qui n’était pas plus curieux qu’elle de la suite de la soirée, et qui, comme elle, s’en allait se mettre vertueusement au repos. Il la gratifia d’un petit salut d’entente et d’un clignement d’yeux qui l’approuvait. Elle se retira dans sa chambre, au premier, au bout d’une aile tranquille de la maison, dont les fenêtres donnaient sur le grand parc. Elle était lasse, et eut plaisir à étendre son « clair de lune » (elle en riait) dans les draps frais. Elle n’était point mécontente de sa soirée. Elle ne s’était pas trop mal tirée, pour son âge, d’un jeu qui n’était pas sans dangers… « Pour son âge !… » C’était son âge qui l’avait aidée à s’en tirer. Mais, pour les autres, comment le jeu finirait-il ? À qui perd gagne, selon les règles ordinaires !… « Bah ! je suis bien bête d’y penser… » Elle prit, sans choisir, dans une petite bibliothèque vitrée près du lit, un volume finement relié, pour se distraire ; elle lut un peu, sourit, songea, et, les doigts encore dans les pages, elle s’endormit…

Une heure passa, deux heures peut-être, sans qu’elle eût fait un mouvement. Quand elle émergea (c’était encore la pleine nuit, la nuit d’été, claire, sans lune), elle était comme précédée d’un appel lointain et d’un remords. Le lit moelleux l’engloutissait, lui disait ; — « Ne bouge pas ! Reste ! » — Mais une vague inquiétude montait. Elle s’appuya sur son coude… L’agitation ne venait pas seulement du dedans. Il y avait des bruits et des lueurs indistincts, dans la nuit. Elle tendit l’ouie. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre… « La tête claire, ils ne l’ont plus !… » Elle haussa l’épaule et se renfonça… Tout de même, ils allaient fort !… On entendait des hurlements. Et un concert de chiens aboyants… Elle se leva, ouvrit la fenêtre… La chambre était à l’encoignure de l’aile gauche, dans un rentrant ; et sur sa droite, la masse toute proche du bâtiment principal lui masquait la perspective des jardins. Elle apercevait seulement, au faîte du rideau d’arbres, les reflets de lueurs, qui couraient. Et le fracas d’une trompe de chasse, avec les abois qui redoublaient… Des cris aigus… Elle se vêtit hâtivement, et sortant de sa chambre, elle chercha dans le corridor une fenêtre d’où l’on vît… Elle trouva, près du grand escalier, une porte à balcon sur le devant. Elle regarda et crut rêver…

Des valets de chasse, torches en main. Des chiens braillant, qu’on tenait en laisse, dansant une danse de St-Guy. Et sur les pelouses, des femmes nues, qui détalaient… La chasse de Diane… Mais ici, c’était Diane qu’on chassait… Et d’un bosquet, débouchèrent, au milieu des rires et des fanfares, quatre chasseurs en habit rouge qui portaient, sur les épaules, comme une biche, attachée des quatre membres à une perche, une nymphe nue, tête pendante, qui, pour dire vrai, ne criait point en style des dieux : une forte fille de Jordaens, qui bavait de rage et s’étranglait. Le cénacle des spectateurs en gaîté se tenait les côtes et ripostait par des paroles qui n’étaient pas non plus ailées… Le premier sentiment de Annette, en voyant du balcon la chasse nocturne, fut :

— « Les idiots !… Et voilà ce qu’ils ont inventé !… Ces croquants (jamais le nom ne fut si bien appliqué !) qui s’imaginent jouer les Borgia !… Ces grosses cervelles allumées d’images de romans-feuilletons !… Leur poésie : Dumas papa et Octave Feuillet… Sont-ils cocos !.. Les derniers romantiques de la Tour de Nesle… » Mais son mépris n’eut pas le temps de s’attendrir sur leur bêtise… Voici qu’on amenait, au bord de la pelouse, une autre victime, qui, elle, prenait la Tour de Nesle au sérieux !… La petite naïade Adriatique, mourant de peur, se cachant le visage dans ses mains, et étalant sa fine et frêle nudité… Annette se rendait bien compte que le jeu cruel resterait un jeu, que la meute hurlante ne serait point lâchée, et que la chasse de Diane ne coûterait aux nymphes que la peur ; (honte et pudeur n’entraient pas en ligne de compte : c’était payé…) Mais c’était trop déjà pour la pauvrette, courbée d’effroi, prête à tomber sur les genoux, qu’entouraient les gambades des chiens et le chœur brutal d’hommes avinés. Annette sursauta de colère, quand elle vit Timon appliquer le large revers de sa main sur le derrière grassouillet de la figurine de Saxe, en lui cornant aux oreilles :

— « File ! Ou tes fesses feront le souper de mes chiens ! »

Annette ne s’accorda pas une seconde pour réfléchir. Elle descendait déjà, courant, l’escalier, sans s’apercevoir que ses pieds étaient nus. Elle déboucha sur l’esplanade où étaient groupés les invités, à l’instant même où la petite, terrorisée, s’envolait à bonds éperdus sur la pelouse, au milieu des acclamations des spectateurs enchantés. Et Timon, tenant au collier son grand chien, attendait le moment pour le lâcher. Annette connaissait le chien, elle savait qu’il n’offrait aucun danger, c’était un grand gamin fou, bousculant tout, point méchant. Mais la biche en fuite ne le savait pas. Annette se fraya violemment passage, parmi les gens étonnés, et faisant irruption devant Timon, elle l’empoigna par les revers de son habit :

— « Assez ! Timon, tu es ivre ! »

Timon roula des veux terribles et, lâchant le chien qui s’élança à la poursuite, il assena son poing sur la bouche de Annette. Elle recula sous le coup, mais lui tenant tête, dans le brusque silence qui s’était fait, elle articula :

— « Tu as le vin lâche. »

Sa bouche saignait. Timon relevait son terrible poing. Mais il vit cette bouche. Son poing retomba. Et par derrière, en quatre enjambées, venu vers lui, le beau garçon de l’Intelligence lui emboîtait le poignet dans sa pince. Timon restait muet et pétrifié… Sur la pelouse, la petite hurlait à l’aide. Le grand chien l’avait rattrapée, de ses deux pattes sur les épaules jetée à terre, roulée, boulée ; et tout joyeux, il gambadait, tirant la langue et aboyant… Annette, lançant à Timon un dernier défi, lui tourna le dos et courut vers l’enfant renversée. Elle n’eut pas de peine à la délivrer : le chien la laissait faire, dansait autour, heureux, attendant qu’on le félicitât. Mais il ne fut pas facile de rassurer l’épouvantée. Elle se croyait morte déjà. Annette la releva, de force, essuya avec ses mains et son linge ce jeune corps mouillé de pleurs, de rosée nocturne et de la salive du vainqueur. Et l’enveloppant, comme elle pouvait, dans sa houppelande, serrée à elle, nues ou demi-nues toutes les deux, elle la ramena, tremblante encore, vers la maison. L’esplanade s’était à peu près vidée. Timon avait donné des ordres, et disparu. Restaient seulement quelques valets, porteurs de torches, qui s’empressèrent à leur frayer passage, et dans le hall, à distance, quelques curieux, lorgnant la rentrée singulière de la Junon, bouche sanglante, tête altière, qui ne daignait s’apercevoir de leur présence. Elle soutenait la poulette blottie sous son aile. Un vieux domestique très correct, que rien ne semblait pouvoir étonner, les escorta respectueusement dans l’ascenseur, jusqu’à la chambre de Annette. Annette, que la petite suppliait de ne la point quitter, fit coucher sa protégée dans son lit. Et ce fut alors qu’elle s’aperçut, par le rond rouge laissé sur le jeune front par son baiser, qu’elle avait la bouche blessée. Elle la lava, l’examina : une de ses bonnes dents, une canine, était brisée. Blessure de guerre. Elle avait de la chance que le reste de la mâchoire eût résisté ! Mais l’ennemi avait fui. Elle couchait sur le champ de bataille. Elle s’étendit près de la petite, qui, après avoir beaucoup pleuré, s’endormit d’un sommeil agité. Elle, ne dormit pas un instant. Elle avait des douleurs lancinantes à la face et des points de feu dans les yeux. Elle eut le temps de ruminer le plan du lendemain.

Le lendemain était commencé. L’aube s’annonçait. Annette se leva avant six heures, fit sa toilette, elle sonna, donna des ordres, se prépara, puis elle réveilla sa compagne, qui retombait sur l’oreiller :

— « Hop ! tu dormiras dans l’auto… »

Il fallut presque l’habiller. La main de Annette l’entraîna. Elles trouvèrent en bas, devant la porte, la puissante voiture de Timon. Annette parlait, agissait en maître. Et soit que son ton en imposât, soit que plutôt Timon eût donné des instructions, on s’inclinait comme si elle l’eût été. La petite se rendormit presque aussitôt, lourde des peines et des vins de la nuit ; Annette lui cala la tête contre les coussins ; et les yeux las, elle regarda, rêvant, glisser comme une bande de cinéma, la route blanche entre les haies, les champs, les villes, les fumées — et ses combats avec la vie. Elle déposa à son adresse de Paris sa pupille, enfin réveillée ; et elle rentra chez elle prendre un repos bien gagné.

Le sommeil lourd était entrecoupé d’éclaircies où ressurgissait, dans le bourdonnement de sa meurtrissure, la conscience nette d’une seule pensée bien arrêtée : — « Fini, Timon !… » — Et cependant, elle ne fut aucunement étonnée, lorsque, vers la tombée du soir, s’étant enfin paisiblement assoupie, elle fut tirée de sa torpeur par le timbre de la sonnette. Elle n’hésita point entre les noms des visiteurs. Et s’étant levée pour ouvrir, il lui parut tout naturel de voir encadrée dans le chambranle de la porte la puissante carrure de Timon. Ils n’échangèrent aucun salut. Elle fit le geste : — « Entrez !… » et passa devant. Il la suivit, se mettant de profil pour passer par le couloir étroit. D’un tour de main, elle referma le lit ouvert. Mais aucun regard à son miroir. Elle resserra seulement sa robe de chambre, indiqua un siège bas à Timon, s’assit dans le fauteuil près de la fenêtre et, sans un mot, elle attendit. Rien dans le visage de Timon ne trahissait ses intentions. Il était sombre et sourcilleux. Il savait ce qu’il avait à dire. Il entendait ne pas apporter d’excuses. Mais quand il vit, dans cette face aux yeux sévères, la bouche tuméfiée, il oublia ce qu’il venait dire, il ne vit plus que cette bouche et, gauchement, pour parler, il demanda des nouvelles de sa santé. Elle dit froidement : — « Bien » — sans se donner la peine de rien ajouter. Et comme après quelques instants à s’observer, elle voyait ses yeux toujours collés à la blessure elle lui dit, la désignant :

— « Du beau travail !… Vous êtes content ?… »

Et elle montra la dent cassée.

Timon serra les poings, avec colère, et gronda contre lui :

— « Salaud !… »

Annette continuait de le toiser. Il dit :

— « Injurie-moi ! »

Annette dit, dédaigneuse :

— « C’est inutile. Vous vous en chargez, pour moi. »

— « Qu’est-ce que je puis faire ?… Te payer ta dent ? Ça ne suffit pas… Si une de mes dents de chien pouvait la remplacer !… »

— « Non, fit Annette, ne parlons pas de chiens !

Timon s’agita, décontenancé.

— « Qu’est-ce que tu veux ? Une indemnité ? »

— « Vous feriez bien, pour commencer, de me demander pardon. »

Demander pardon n’était pas dans les habitudes de Timon. On écrase, ou on est écrasé. Le pardon qu’on demande ou qu’on donne n’a point cours : c’est temps perdu. Il eût trouvé plus naturel que Annette lui cassât une dent. Elle vit son hésitation et dit :

— « Mais n’en faites rien, si la pensée n’en vient pas de vous ! Je m’en soucie ! Et j’aime mieux vous prévenir que cela ne changerait rien à ma décision. »

— « Et quelle est-elle ? »

— « Ne plus avoir affaire à vous. »

Timon remua ses terribles sourcils ; on voyait qu’un combat se livrait sous son front et dans ses mains qui se crispaient. Puis, il dit :

— « Je ne puis pas t’y forcer… Ah ! je ne dis pas que si je pouvais… » (Et ses mains recommencèrent à s’agiter. Annette le vit en Assurbanipal, et elle, l’échine sous son pied…) « Mais si pourtant je te le demandais ?… »

Il fut sur le point de lui dire : « Combien veux-tu ? » Mais son instinct l’avertit que parler d’argent en ce moment serait le plus sûr moyen de rompre. Il dit, il fut étonné de s’entendre dire :

— « Si je t’en priais !… Si je… »

Depuis un moment, il fixait le pied nu de Annette à demi sorti de la babouche, qu’elle balançait, les jambes croisées, distraite, hautaine. Et avant qu’il eût le temps de réfléchir, il s’était penché, il l’avait saisi et il appuyait dessus sa bouche lippue.

Annette ne se donna pas davantage le temps de penser. Elle ne modéra point sa répulsion. Elle dégagea violemment, avec courroux, son pied du mufle qui se permettait, même par hommage, d’en prendre possession ; et en l’arrachant, elle lui érafla rudement les lèvres. Elle était furieuse. Lui, aussi. Il gronda ;

— « Je te dégoûte donc bien ? »

Elle souffla :

— « Oui ! »

Ah ! comme il eût joui de la broyer !… Mais il se dompta, et la grosse tête, vaincue, s’inclina :

— « Pardon ! « 

Annette se vit, à son tour, en Assurbanipal. Et c’était elle qui écrasait sous son talon le crâne rasé du roi nègre. Seulement, la vision d’un instant… Ce fut comme si elle l’avait fait. Ses orteils dressés en frémirent de satisfaction. Elle dit après, apaisée :

— « Les honneurs du pied… Fin de la chasse… Allons, Timon, terminons-en avec cette histoire ! »

Timon, relevant la tête… (Cette sacrée femme l’interloquait )… vit la bouche de Annette, — la blessure, qui s’éclairait d’un sourire dur… Tout de même, le pont rompu était rétabli. Il y passa.

— « Terminons-en ! Je te prends au mot. »

— « Je ne l’ai point dit. Je n’ai point fait mes conditions. »

— « Tu ne pars plus, » dit-il, assuré.

— « Je n’ai rien dit. »

— « Tu viens de parler de conditions. Je les accepte. Tu ne pars donc plus. »

— « Je resterai donc, dit Annette, haussant l’épaule, jusqu’à ce que les affaires en train soient réglées. »

— « Bon ! fit Timon. Ce ne sera pas demain. »

Annette regrettait la parole imprudente. Timon le vit, et fut bon prince :

— « Je ne veux point te garder malgré toi. S’il t’est trop dur de me supporter, après la scène d’hier soir, je le comprends : quitte-moi ! J’ai besoin de toi, tu m’es beaucoup plus qu’un secrétaire, tu m’es un frein. Mais ce n’est pas drôle, d’être un frein à un animal de ma sorte. Je le reconnais. Tu as tous les droits de dire : « Assez ! »… Tu es libre. Je ne suis pas digne de toi. »

Annette fut touchée. Elle dit :

— « Je reste. Timon, tant pis pour toi ! Et tant pis pour tous les deux ! Il faudra donc que le frein ou les dents soient brisés. »

— « Pour la prochaine fois, tâche que ce soient les miennes ! »


Rien ne fut changé, en apparence, dans la situation de Annette, au journal. Elle reprit sa place à sa table, près du bureau de Timon. Mais on ne fut pas long à remarquer le changement de ton et les attentions du patron. Il va sans dire que la bouche blessée avait fait jaser, et sur la nuit au château circulaient des récits fantastiques. Ils n’étaient pas trop d’accord ; mais le fait établi sans conteste, c’est que, dans l’affaire, la femme avait eu le dernier mot… Une rude maligne !… Et comme elle savait cacher son jeu !… Elle gardait son rang, elle affectait le même zèle attentif à exécuter les ordres du patron, ne lui exprimait jamais son opinion en public, avant qu’il la lui eût demandée, et devant un tiers, elle continuait de lui dire : « Vous ». Mais on savait que, la porte fermée, elle le tutoyait et qu’elle avait avec lui des discussions, où Timon avait appris — le plus difficile pour un despote de sa sorte ! — à écouter sans interrompre. On se vengeait de ce pouvoir occulte (dont ils auraient dû pourtant se féliciter, car il avait un effet calmant sur Timon), par des bons mots atroces. Sans les connaître, Annette connaissait assez la malveillance humaine pour s’en douter ; et elle était arrivée à un état de dédain amène, qui l’y rendait indifférente. Ce n’était pas la vertu que Timon prisait le moins en elle : car son dédain à lui était fracassant. Le mystère était que, sans chercher à profiter pour elle de la situation, elle prît à cœur les intérêts de Timon.

Les intérêts, ou l’intérêt ? (Au siècle classique, on eût dit pompeusement : « la gloire ! »…) Oui, elle eût voulu que cette force amoncelée sur un néant se bâtît au moins sa pyramide au-dessus des sables. Elle eût voulu y employer l’ascendant, dont momentanément (pour combien de temps ?) elle jouissait. Et secrètement, elle s’était fait un plan de route, où elle cherchait à l’aiguiller. À vivre au creux de toutes ces intrigues qu’élaboraient les grands barons détrousseurs de l’industrie et des affaires, son instruction politique s’était ébauchée ; et son instinct la portait, sans bien savoir encore, vers les partis qui cherchaient à assurer la défense et la revanche des exploités. L’U.R.S.S., tant calomniée, déformée non moins dans les récits puérils des touristes ignares, qui la parcouraient et décrivaient en quinze jours, qu’en les inventions empoisonnées des menteurs professionnels de la presse ennemie, restait une énigme pour Annette, mais une énigme qui l’attirait. Elle sentait bien que là seulement était le contrepoids nécessaire à l’écrasante masse de la Réaction qui pliait les reins de l’Occident ; et sans un dessein mûrement encore délibéré, elle cherchait à entraîner de ce côté de la balance le poids décisif de Timon. Le voyait-il ? C’est probable. Il lisait peut-être mieux qu’elle-même dans les tâtonnements de cette pensée, dont il savait où la mènerait sa pente. Mais comme il n’était pas pressé de l’y pousser, il affectait de s’y méprendre. Il lui disait en la raillant :

— « Tu fais le cornac, juché sur le cou de l’éléphant. Tu veux le dresser. Mais le dresser, à quoi ? Le sais-tu seulement ? À défiler dans les rues, pour me faire acclamer de la foule d’idiots ? C’est fait, je suis repu. À me faire le rempart de la cité ? Quelle cité ? Un homme comme moi n’en a aucune. À construire, quoi ? Un arc de triomphe, pour passer dessous, comme ce nabot de Napoléon ? Tout ce qu’on bâtit, c’est des tombeaux. Je n’ai pas besoin de tombeaux pour m’y claquemurer. J’ai besoin d’espace, pour me mouvoir tant que je suis en vie. Je vais à droite, je vais à gauche, dans la forêt, et je détruis ce qui me gêne. Baisse le cou ! Gare à ta tête ! »

— « Même si tu n’es fait que pour détruire, au moins Timon, sache détruire ! Pas au hasard ! Fais la trouée ! Va jusqu’au bout ! Tu restes là, à piétiner. Décide-toi ! Passe devant ! »

— « Où est le devant ? »

— « Tu le sais mieux que moi. Ne fais pas celui qui ne comprend pas ! Tu vois très bien qu’un grand duel est engagé. Pour qui es-tu ? »

— « Pour moi. »

— « Ce n’est pas grand chose ! Au moins, ce moi. Timon, sois-le tout entier ! Qu’il soit non, ou qu’il soit oui, rien à moitié ! »

— « Le jeu est le jeu. Selon la chance, la couleur change. »

— « Je joue la mienne. Je la jouerais, si j’étais, comme toi, à la table de jeu. »

— « Oui, je te vois devant le tapis de Monaco, narines serrées. Tu y jouerais jusqu’à ta chemise. »

— « Je ne joue jamais. Car je me connais. Ce n’est pas ma chemise que je jouerais. Ce serait ma vie. »

— « Ce l’est, ma petite. Tu ne t’en doutes pas. Auprès de moi, tu joues ta vie, ou tu la joueras. On te surveille. »

— « J’ai joué ma vie plus d’une fois. Bah ! Je suis sûre toujours de gagner… »

— « Comme tous les joueurs ! »

— « N’es-tu pas joueur ? Tu viens de le dire. »

— « Tu ne joues que ta peau. Tu peux la jouer. Elle est à toi. »

— « Et toi, qui t’a ? »

— « Je ne joue pas seul. Dans toute partie, il faut compter non pas seulement avec l’adversaire — (ça, c’est le plaisir !…) — mais avec les partenaires. Partie liée. »

— « Et c’est ce que tu appelles être libre d’aller et venir dans la forêt ? »

— « C’est ce que j’appelle la forêt. »

— « Brise-la ! »

— « Tu parles en femme. Je ne peux que m’y faucher un rond. Mais la forêt couvre le monde. Elle nous tient… Et que m’importe ? »

— « Moi, il m’importe. Si elle me tenait, j’y mettrais le feu. »

— « Et tu brûlerais avec… »

— « Pourvu qu’elle brûle !… »

— « Et vive la Révolution !… Veux-tu un billet pour Moscou ?… Elle brûle bien, la forêt rouge !… Et je ne dis pas qu’ils aient tort ! La terre, dit-on, en produit mieux, après qu’on l’a brûlée… — Mais ce ne sera plus la terre où je serai. Je suis sur celle-ci. J’y reste. »

Non, il n’était pas facile de le faire sortir du fourré social du vieux monde. Il avait assez à faire de s’y tailler sa part. Et sa part était de taille. Mais il ne l’avait qu’en concédant la leur (donnant donnant) aux autres grands flibustiers. Ils étaient liés par leur duel même. Fer à fer. Annette apprit qu’on peut être un maître du monde, et être moins libre qu’un qui n’a rien. À condition que qui n’a rien ait une âme — ou (ce qui est le même) croie qu’il l’a. Mais ils sont rares. Le plus grand nombre n’en a point — ou (ce qui est le même) ne s’en doute pas. Annette était en puissance d’âme (comme on eût dit : en puissance de mari). Non qu’elle y attachât une question de survivance, une assurance pour après-mort. Quand on est vraiment une âme, on n’a pas la mentalité sordide d’un propriétaire qui s’y agrippe et qui tremble toujours qu’on ne la lui vole. — « Je n’ai pas mon âme. Mon âme m’a. » — Timon aurait pu lui répliquer : — « Tu n’es donc pas libre, toi non plus ! » — C’est vrai. Qui l’est ? Nous sommes tous des pièces sur l’échiquier. Et qui nous joue ?

Mais toutes les pièces ne sont pas d’égale valeur. Annette était la dame sur l’échiquier, où Timon était la tour. Elle influait sur la partie. Ce n’était pas rien, qu’à son contact le minotaure s’humanisât, qu’il se montrât capable çà et là de mouvements généreux. — Certes, il n’en avait jamais été dénué, il s’en offrait le luxe, de loin en loin ; mais il les traitait en maladie, à coups de quinine, à coups de cynisme : il y avait en lui la double étoffe d’une fripouille et d’un héros ; et l’on ne savait pas lequel des deux était la doublure : car il pouvait, d’un instant à l’autre, retourner son manteau ; en général, jusqu’à la régence de Annette, c’était la fripouille qu’il exhibait le plus volontiers. Annette sut l’obliger à employer l’autre côté du manteau. Elle obtint de lui, sans grand effort, un large appui à nombre d’œuvres d’intérêt public, moins charitables (il s’en méfiait) que professionnelles, éducatives, favorisant le développement de l’activité des groupes et des individus. Pour les cas d’aide particulière, il laissait carte blanche à Annette, qui cependant lui en tenait registre régulier ; mais il y jetait à peine un coup d’œil, et elle savait qu’il ne fallait pas l’ennuyer. Une des premières à en bénéficier avait été la petite biche Adriatique, qu’on avait rapatriée et établie dans sa ville du Midi français ; elle y était maintenant mariée, et allaitait un petit faon, qui s’endormait contre son sein, et qui peut-être tressaillait, en entendant au fond des bois aboyer le chien…

Mais le plus grand service qu’à Timon rendait Annette, c’était d’ordonner son action, de n’y rien laisser au caprice, de viser son but, et, le but atteint, de viser plus loin, sans laisser d’autres ramasser le lièvre, ni sans perdre son temps en foucades. Et naturellement, elle l’orientait dans sa direction propre, qui, d’instinctive devenait de mois en mois plus raisonnée : dans le sens d’une transformation sociale internationale organisée autour de ce noyau du cyclone : l’U. R. S. S. En quelques mois, le résultat fut si apparent que les partenaires s’en inquiétèrent ; et ils n’eurent pas besoin de beaucoup de temps pour remonter à la source. Annette reçut d’étranges avances, de la part d’hommes intéressés à contrôler les plans secrets de Timon et à entretenir ses désordres : car ils ne se faisaient aucune illusion sur le plaisir que leur allié et associé aurait, s’il pouvait, à leur tordre le cou ; et ils craignaient son intelligence. Il leur était utile qu’il dépensât une moitié de son énergie en route. Annette eut à comprendre à mots voilés qu’on lui saurait gré d’y veiller. Mais la glaçante ironie avec laquelle cette femme répondit, leur enleva toute envie d’insister. Timon rit bien, quand il le sut ; et un éclair vindicatif s’alluma dans l’œil de l’éléphant. Annette mit à profit sa rancune, pour donner avec lui double coup de collier ; et dans l’élan, il souffla au nez de ses rivaux une magnifique affaire dont ils se croyaient assurés.

— « Tu deviens dangereuse, disait Timon à Annette. Ils t’enlèveront, pour avoir raison de ta vertu. Il faudra que je t’épouse, pour te garder. »

— « Ce serait le plus sûr moyen de me perdre, répliquait-elle. Pas de cela. Timon ! »

— « Oh ! je n’y tiens pas ! la narguait-il. Mais tu peux t’attendre à ce qu’ils ne reculent devant aucun moyen pour te supprimer. Si nous étions à Chicago (avant dix ans, nous y serons), ce serait déjà fait. »

Elle ne lui disait pas que si ce n’était fait, peu s’en fallait. On lui avait récemment envoyé une boîte de dattes de San-Francisco. Expéditeur inconnu. Elles étaient si belles qu’elle en eût fait son déjeuner. Mais une méfiance… Elle porta les fruits au laboratoire d’analyses d’une bactériologue, une Polonaise, qui donnait des articles au journal de Timon. L’analyse avait décelé une instillation de daturine. Annette avait jeté la boîte, sans en parler à Timon. Il lui était venu aussi une boîte de caviar de Turquie, qu’elle ne s’était pas donné la peine de vérifier. Puis, les envois avaient cessé. La piste était éventée. Annette guettait de quel autre coin pourrait surgir le danger. Timon aussi guettait, sans le lui dire. Aucun des deux ne jugeait utile d’inquiéter l’autre. Mais leurs sens étaient éveillés, et le danger mutuel, la charge secrète qu’ils s’attribuaient de préserver le compagnon, les rapprochaient.

Dans une course qu’ils firent ensemble, en auto, un soir, au sortir de l’hôtellerie des Vosges où ils avaient soupé, le chauffeur de Timon, un homme de confiance, qui lui était attaché depuis des années, fut pris d’un malaise brusque et violent. Inutile d’en approfondir les causes ; il n’y avait qu’à le laisser aux mains du médecin. Et comme Timon devait à tout prix rentrer à Paris, il se trouva, à point nommé, un autre chauffeur pour le remplacer. Mais Timon, méfiant, après l’avoir toisé, le refusa ; et il se livra à un examen minutieux de sa machine : il constata qu’une vis essentielle avait sauté. Il se procura, à des prix qui défiaient toute velléité de refus, la seule auto du village ; et il repartit avec Annette par une autre route que celle prévue. Ils échangèrent, en chemin, leurs expériences des derniers mois. Depuis ce temps, Timon ne s’en reposait que sur Annette pour le contrôle, dans ses expéditions secrètes. Il lui avait appris q maniement de l’auto et même un peu de l’avion, pour le suppléer, en cas de besoin.

Aux menaces qu’il voyait s’amasser sur lui, sa fureur plébéienne se ralluma. Il répondit en attaquant. Il contre-mina ses adversaires. Il éventa avec une joie sauvage les menées politiques et financières du Royal Huilier, comme il nommait (du plus doux nom, car il usait d’autres apostrophes), le sir Henry de Batavia. Il se trouva ainsi, de jour en jour, engagé davantage dans le combat contre tout le clan de la coalition antisoviétique. Ce n’était pas qu’il ne détestât le communisme ; mais il haïssait et méprisait ses adversaires. Il n’avait maintenant plus le choix. Une lutte à mort s’engageait. Il se sentait environné de leurs espions, de leurs policiers, et il avait contre eux les siens, qui quelquefois étaient les mêmes. La politique et l’affairisme se sont, en ces quinze dernières années, si bien entremêlés à la police des États ou des particuliers, que tous ces animaux finissent par faire corps ensemble. On ne sait plus, dans l’amalgame, celui qui prend, celui qui est pris. Un interchantage les neutralise, le plus souvent ; et c’est une chance ! Voyons-nous pas, en nos pays, des préfets de police factieux, qui se maintiennent contre tous les vents, par les dossiers secrets dont ils jouent contre tous les hommes politiques, de tous les partis, indistinctement, et les pendus, qui, à leur tour, tiennent le maître-chanteur par le lacet de la corde à pendre ?... Il se fabrique ainsi, entre ennemis, les plus étranges pactes secrets. — Mais maintenant, ces pactes n’existaient plus pour Timon. Il avait déchiré les « chiffons de papier ». Il s’était mis hors la loi même de la jungle. Le trust britannique qui l’entretenait, laissa tomber son journal. Timon le fit passer immédiatement dans le camp rival, le grand trust américain, qui le releva ; et il sapa ses alliés de la veille. Mais la partie était meurtrière. Ses alliés nouveaux ne l’utilisaient que pour leurs visées. Il risquait d’être écrasé entre les deux. Le pavé de Paris n’était plus sûr pour lui. Il mit sur pied une nouvelle entreprise, un vaste Cartel d’industries, qui devait être tourné contre l’hégémonie d’affaires anglo-saxonnes, et qui nécessitait son déplacement à l’étranger.

Ce furent des mois d’intense labeur, auquel Annette se trouva étroitement associée. Elle n’avait pas le temps de se soucier des perfidies qui, dans la presse, commençaient sournoisement à la viser. Timon, plus sourcilleux qu’elle pour son compte, tempêtait ; et il avait ses moyens de tenir en respect les coupe-jarrets. Mais Annette n’avait aucune raison de préférer ceux de Timon à ceux de l’ennemi… « Capuletti ! Montecchi !… » Mêmes bandits. — « Fais-moi le plaisir, Timon, de m’épargner la protection de tes bravi ! »

— « Préfères tu qu’on te diffame ? »

— « Eh ! qu’ils parlent ! »

Elle haussait l’épaule. Que lui faisait l’opinion ?… Si ! sur un point elle était sensible. Elle avait son talon d’Achille. C’était sur ce que pourrait penser d’elle son garçon. Et par lui, l’opinion dédaignée reprenait son avantage. Car il en pouvait arriver des relents à Marc. Elle devait être très attentive à ne fournir aucune prise au soupçon qu’elle retirât de son emploi chez Timon des avantages équivoques. Et comme il lui était insupportable de tricher Marc, elle se refusait, même si Marc n’en dût rien savoir — (il ne venait plus jamais la voir) — tous les cadeaux que Timon lui offrait, et qu’à part soi elle eût trouvé juste et naturel d’accepter… Et pourquoi donc pas ? Est-ce que son travail et tous ses risques ne les payaient point largement ? Faut-il l’avouer, elle avait surtout regret des toilettes qu’une ou deux fois elle avait refusées. À qui son refus pouvait-il faire plaisir ? Si elle eût été seule en cause, elle eût laissé jaser le monde. Mais pour une fois, une seule fois, qu’elle avait accepté une robe, simple, jolie, bien coupée, qui la tentait, elle avait eu la malchance de rencontrer Marc. Et de quel regard il l’avait toisée, de la tête aux pieds ! Elle en avait rougi de tout son corps. Elle avait eu hâte de rentrer pour dépouiller la funeste robe, et elle l’avait rangée dans son armoire, pour ne l’en plus sortir. (Elle entr’ouvrait parfois l’armoire, avec tendresse et dépit, pour la regarder.)… Mais le mal était fait. Le fils jaloux n’oubliait pas. Elle avait formellement interdit à Timon de lui renouveler ses présents. Elle se condamnait à conserver son modeste train de vie et son appartement étriqué. Elle imaginait trop bien, s’il venait, les yeux inquisiteurs de Marc, inspectant tout. Timon, à qui elle n’avait point caché les raisons d’une « abstinence », qui ne répondait pas à ses goûts — (elle eût joui d’un peu de confort : une échine de cinquante ans l’apprécie mieux que de jeunes reins) — Timon raillait et s’exclamait :

— « Mais, nom d’un chien ! Tu aurais moins d’égards à faire cocu un mari ! »

Elle répondait, sur le même ton :

— « Assurément. Cela va de soi ! Le mari prend ce qu’on lui donne. Ce que Dieu donne, il peut le reprendre. Mais ce que Dieu lui-même ne peut pas, c’est se déprendre de son fils. Son fils est sorti de sa maison ; et sa maison est à son fils. Il lui en doit compte. Et je dois compte de la mienne. Un mari n’est qu’un locataire. Le propriétaire de ma maison, c’est mon fils. »

— « Pour ce qu’il en fait !… Je suis l’intendant, je la fais valoir. »

Annette toisa Timon :

— « Je ne suis pas une maison de rapport… Ne t’occupe pas de ma maison ! J’en ai la clef, et je la garde… Mon vieux Timon, je te remercie ; mais occupons-nous de la tienne ! Tu me paies pour la gérer. Ne perdons pas notre temps en sornettes ! »

Timon lui disait, après des jours, parfois des nuits de travail acharné, quand il l’obligeait à prendre un bref congé :

— « Tu finirais par me faire estimer l’humanité. »

Annette répondait :

— « Ce n’est pas d’estime qu’elle a besoin. C’est d’air et de pain. Tâche de ne pas trop l’écraser ! Vous êtes si lourds, si lourds, Timon ! On ne peut plus respirer. Qu’avez-vous besoin de tant de terre ? Un trou suffit, au cimetière. »


La décision était prise par Timon d’établir son quartier-général à Bruxelles, d’où il avait à faire de fréquentes expéditions en Allemagne, à Londres, et ailleurs. Annette avait consenti, non sans hésitations, à l’accompagner. Il avait abdiqué tout orgueil pour la prier de le suivre. Elle l’avait vu déjà dans de mauvaises heures — (c’étaient peut-être les bonnes) — avec un sombre désir de tout briser, de faire crouler sur lui la maison, pour écraser avec lui ces hommes ! Lassitude, écœurement, certains désastres personnels, dont il ne parlait pas, — une femme qui s’était tuée, une belle actrice de Paris, en pleine fleur, dont il s’était grisé, qu’il avait voulue, achetée, emportée dans une croisière sur son yacht, et qui, un jour où le joug du maître était trop lourd, s’était noyée, pour échapper… L’homme implacable en avait été ébranlé jusqu’à la base. Lui qui avait passé par tant de ruines qu’il avait faites, sans l’ombre d’un remords, il portait celui-ci, inexplicable, au cœur. Peut-être parce que ce choc venait à une heure d’affaiblissement. Peut-être parce qu’il avait été atteint profondément par cette passion, qu’il avait traitée comme une aventure, sans ménagements, et dont il n’avait reconnu le prix unique qu’après qu’il l’avait saccagée. Il s’en était confié à la seule Annette, et d’autres confidences avaient suivi qui avaient montré à l’écouteuse le plus pitoyable, le meilleur, l’humain, caché dans le cyclope. En le confessant, elle avait pris des obligations envers lui. Des droits aussi. Il les lui reconnaissait implicitement. C’était prudent de n’en pas abuser. Elle s’en gardait, mais elle utilisait cette influence pour orienter, avec précautions, l’activité de Timon dans le sens social qu’elle jugeait juste. Si fine que fût la pression de sa main, rien n’en échappait à Timon ; mais il lui plaisait de laisser faire : ce n’était point contraire au plus secret de ses instincts ; il ne lui manquait que d’y croire assez pour le vouloir ; que Annette y crût, ne lui déplaisait pas : il en était un peu rafraîchi, dans l’aridité brûlante de sa volonté lancée sans but ; il pouvait bien lui accorder cette satisfaction de faire comme s’il y croyait.

Et peu à peu, il se prenait à son jeu. Il devenait, dans la forteresse capitaliste, l’armée qui passe à l’ennemi, — le barbare incorporé dans les légions de Rome, qui s’apprête à ouvrir les portes à l’invasion. Il contrecarrait aujourd’hui, sans prendre la peine de dissimuler, la coalition impérialiste qui, à défaut de l’intervention, ruinée maintenant, cherchait à étouffer l’U. R S S. par le blocus économique. Il les obligeait à le rompre, en concluant des traités d’affaires avec la Russie, qui n’étaient point d’ailleurs pour les beaux yeux de celle-ci : il y trouvait largement son avantage. Et ses rivaux, exaspérés, ne voulant pas lui en laisser le privilège, étaient forcés de solliciter à leur tour des arrangements avec ce monde prolétarien, qu’ils auraient voulu écraser. Leurs défections faisaient brèche dans la coalition. Les haines s’accumulaient contre Timon. On voulait lui casser les reins. Il le savait. Ce n’était pas en ce moment, lorsqu’il allait se jeter dans la fournaise, organiser sa machine de guerre, son Cartel de l’Acier, fait pour briser la domination de l’omnipotente machine anglo-saxonne, que Annette pouvait l’abandonner. Elle était la seule intime à qui il pût se fier.

Elle eut de la peine à se décider. Elle ne voulait plus s’éloigner de son fils. Bien que l’éloignement moral, en apparence, persistât entre eux, ils avaient eu le temps de faire leurs réflexions et même leur mea culpa. Annette était prête à éviter à Marc le premier pas. Mais depuis l’affaire de la robe, le sot ombrageux boudait sous sa tente. Allaient-ils donc se quitter sur ce stupide malentendu ? Le temps passait. La vie passait. Et l’on s’en va pour jamais… Elle lui écrivit, un matin :

— « Mon cher garçon, je vais partir de Paris, pour quelques mois. Je ne serai pas loin, cette fois. Guère plus loin que nous ne le sommes, depuis un an. Mais je ne puis plus partir ni rester sans t’embrasser. Ne veux-tu pas m’apporter ton museau ? Si tu crois avoir quelque chose à me pardonner — (je crois que tu te trompes, mais je ne tiens pas à avoir raison) — ne peux-tu pas me le pardonner) Pardonne ou non, viens m’embrasser  ! »

Il n’avait pas encore reçu ce mot, quand le hasard les mit en présence. En passant devant l’église St-Eustache, Marc vit qu’on y donnait les Béatitudes de César Franck. Il brûlait d’entendre de la musique. C’était une soif d’âme desséchée. À l’entrée des places les moins chères dans l’abside, une cohue s’écrasait. Marc s’y glissa, et profitant de la confusion, il pénétra sans payer ; derrière lui, il entendait qu’on l’interpellait, il s’enfonça plus avant dans la foule ; d’autres comme lui forçaient la digue, on l’oublia. Il plongea, comme des centaines, dans le lac de musique, mélancolique, pure, enfantine et très sage, comme des yeux de vieillard. Et une lumière sans soleil, de jour qui s’achève, flottait, pareille aux pieds du Christ qui marche sur les eaux. Il connaissait mal cette musique ; elle était loin déjà de la jeunesse d’aujourd’hui ; mais le cœur de Marc était assez véridique et son sens de l’art assez sûr, pour qu’il perçût plus vivement la beauté d’une âme différente de la sienne et le manque poignant en lui des espérances, même des souffrances, qui soutenaient cet âge passé, auréolé comme son Dieu de la couronne d’épines. Et il pensait, non sans envie : — « Heureuse douleur, qui porte en elle sa joie promise ! »… Le chœur chantait :

— « Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés… »

Et brusquement, il eut beau faire, il se mit à pleurer. Il se tourna le visage contre le pilier, auquel il était appuyé, les yeux cachés sous sa main. Si quelqu’un le vit, nul ne songea à en sourire ; mais l’orgueilleux en éprouvait un dépit ; il renifla en grimaçant, et il essuya avec ses doigts les larmes honteuses… — Et à ce moment, se redressant, les yeux éclaircis par la pluie, il aperçut, de l’autre côté du pilier, à quelques pas, la même rosée, les mêmes larmes qui coulaient sur le sage douloureux de sa mère… Elle était là. Elle ne l’avait point vu… Il se dissimula, et, de son pilier qui l’abritait, il l’épia, il la scruta ; chaque émotion qui surgissait, il la prenait dans son filet…

Cette musique réveillait dans le cœur de Annette de bien autres échos que chez Marc. C’était elle-même, c’était sa vie d’autrefois qui ressuscitait. Toute œuvre qui dure est faite de la substance même de son temps ; l’artiste n’a point été seul, pour la construire ; il y a inscrit ce qu’ont souffert, aimé, rêvé, ses compagnons, toute l’équipe. Annette aussi, dans cette musique, avait mis son sang. Elle s’y revoyait, comme un portrait que l’on compare au vieux visage, déçu par les années venues depuis. Elle écoutait dans cette musique les cris de douleur de l’homme qui désespère de la justice, et la voix du Juge qui console. Elle se souvenait de les avoir entendus jadis dans la Strasbourg allemande, neuf ans avant la guerre. Et ce poème de la justice opprimée, les Allemands d’alors, dans tout l’orgueil épanoui du triomphe, n’en entendaient pas le sens. Annette, perdue parmi cette foule aux grands corps blonds, gorgés de joie et de victoire, pensait :

— « Nous, vos vaincus, nous entendons, nous comprenons ces saintes paroles ; et par ce fait, nous, vos vaincus, sommes vos vainqueurs, nous avons la meilleure part… »

Et maintenant, la situation était intervertie. Le peuple qui souffrait de l’injustice — le peuple de Annette — était devenu celui qui fait souffrir l’injustice. Et le chant de désespoir et de réconfort des Béatitudes n’était plus écrit pour lui. Le Christ de la défaite était passé sur l’autre rive. Hélas ! les hommes n’ont le sens de la justice que dans la mesure où elle s’accorde avec leurs intérêts. Annette avait grandi dans une génération qui s’était nourrie du généreux : « Gloria Victis ! » Et elle voyait avec déchirement que, victorieuse, sa nation avait repris, sans le formuler, au fond de son dur égoïsme, le mot du Brenn gaulois. Et l’invisible roue du Destin tournait, tournait, et ramènerait les jours sombres… Annette était transpercée par les sept glaives du souvenir, et du reniement, et de la honte, et du remords, et de la cruelle ironie, et de la terreur de l’expiation qu’elle voyait venir, et du renoncement résigné à la vie. Et son fils, caché derrière le pilier, cueillait au vol chacune de ses pensées, il les buvait, il l’épousait, il éprouvait exactement comme étant sien ce qui était d’elle, il en était sûr, au même moment il ressentait la même amertume, et il savait pourquoi cette larme coule : car, dans ses yeux, la même larme était refoulée. — Et soudain, un chaud élan l’emporta vers elle. Il fendit la foule, et, par derrière, il prit la main de sa mère. Elle eut un sursaut ; tournant le cou, elle vit par-dessus l’épaule, y appuyant presque son menton, elle vit la tête de son garçon ; elle l’embrassa des yeux reconnaissants ; ils échangèrent leur regard fraternel ; et la main dans la main, sans bouger, ils écoutèrent jusqu’à la fin l’oratorio.

Quand ils sortirent de l’église, alors seulement leurs mains se déprirent. Mais leurs cœurs ne se déprirent point. Il n’y eut pas un mot d’explications sur le passé, ni de reproches, ni de pardon : on avait tous deux passé l’éponge. On parlait de ce qu’on venait de sentir ensemble, de l’amertume de la victoire… Ah ! si les vaincus allemands s’en doutaient, et qu’une France sous le bâillon est souffletée par l’injustice, l’hypocrisie, la rapacité des politiciens qui édictent en son nom ! Mais chez tous les peuples, il en est de même. Et presque aucun peuple d’après-guerre n’a plus la force de réagir. Ils sont un sable où s’engloutissent les bonnes volontés. Marc disait :

— « Chaque pas qu’on fait vous y enfonce. Nous sommes pris dedans, par l’en-bas. »

Annette, la main posée sur l’épaule, lui répondit :

— « Évadons-nous, par l’en-haut ! Si nous avons les jambes prises, dégageons-nous, de la tête et de la poitrine ! Se dégager, c’est l’œuvre de la vie. Elle ne sera complète qu’avec la mort. Mais au lieu que la plupart sont des morts vivants, qui se laissent, vivants, sucer dans la fosse, arrachons-nous aux sangsues du marais ! » (Et elle songeait à ceux de Roumanie). « Fais comme moi ! Ne te lasse jamais ! Et aide à sortir ceux qui s’enfoncent ! »

Marc sentait la vase du marais qui lui collait aux aisselles. S’il n’eût été dans la rue, il eût mis les bras, comme un enfant, au cou de Annette. Il était réconforté par sa présence. Et il la regardait avec amour, il était fier de ses paroles. Comment avait-il pu soupçonner ? Il lui prit le bras, il s’appuya ; il n’avait pas honte — c’était bon ! — de peser de tout son poids sur elle.

Et ce fut à ce moment que Annette lui apprit qu’elle devait de nouveau s’éloigner, pour quelque temps de Paris. Il en ressentit un regret cuisant, une peur d’enfant. Elle en perçut un frémissement. Elle dit :

— « Tu as besoin de moi ? Veux-tu que je reste ? »

Mais son orgueil s’était immédiatement ressaisi. Il dit :

— « Je puis être seul. Tu l’as bien été ! »

Il pensait aux longues luttes du passé, quand sa mère se débattait dans Paris. Elle sourit :

— « Je ne l’étais pas : car je te portais sur mes bras. »

Il sourit, à son tour, et il dit :

— « J’espère qu’un jour je te le rendrai. »

  1. Le lecteur retrouvera, dans le volume suivant, le ressouvenir, dans l’esprit de Annette, de son passage en Italie et des rencontres qu’elle y a faites, à son retour de Roumanie. Il n’est pas temps de les conter : leur trace en elle semble effacée. Les images dorment. Elles se réveilleront.