L’Énergie spirituelle/Chapitre III

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Félix Alcan (p. 65-89).

III

« FANTÔMES DE VIVANTS »
ET « RECHERCHE PSYCHIQUE ».

Conférence faite à la Society for psychical Rescarch de Londres,
le 28 mai 1913.


Laissez-moi d’abord vous dire combien je vous suis reconnaissant de l’honneur que vous m’avez fait en m’appelant à la présidence de votre Société. Cet honneur, je ne l’ai malheureusement pas mérité. Je ne connais que par des lectures les phénomènes dont la Société s’occupe ; je n’ai rien vu, rien observé moi-même. Comment donc avez-vous pu me faire succéder aux hommes éminents qui tour à tour s’assirent à cette place et qui étaient tous adonnés aux mêmes études que vous ? Je soupçonne qu’il y a eu ici un effet de « clairvoyance » ou de « télépathie », que vous avez senti de loin l’intérêt que je prenais à vos investigations, et que vous m’avez aperçu, à quatre cents kilomètres de distance, lisant attentivement vos comptes rendus, suivant vos travaux avec une ardente curiosité. Ce que vous avez dépensé d’ingéniosité, de pénétration, de patience, de ténacité, à l’exploration de la terra incognita des phénomènes psychiques m’a toujours paru en effet admirable. Mais plus que cette ingéniosité et plus que cette pénétration, plus que votre infatigable persévérance, j’admire le courage qu’il vous a fallu, dans les premières années surtout, pour lutter contre les préventions d’une bonne partie du public et pour braver la raillerie, qui fait peur aux plus vaillants. C’est pourquoi je suis fier, plus fier que je ne saurais le dire, d’avoir été élu président de la Société de Recherche psychique. J’ai lu quelque part l’histoire d’un sous-lieutenant que les hasards de la bataille, la disparition de ses chefs tués ou blessés, avaient appelé à l’honneur de commander le régiment : toute sa vie il y pensa, toute sa vie il en parla, et du souvenir de ces quelques heures son existence entière restait imprégnée. Je suis ce sous-lieutenant, et toujours je me féliciterai de la chance inattendue qui m’aura mis, non pas pour quelques heures mais pour quelques mois, à la tête d’un régiment de braves.

Comment s’expliquent les préventions qu’on a eues contre les sciences psychiques, et que beaucoup conservent encore ? Certes, ce sont surtout des demi-savants qui condamnent, « au nom de la Science », des recherches telles que les vôtres : des physiciens, des chimistes, des physiologistes, des médecins font partie de votre Société, et nombreux sont devenus les hommes de science qui, sans figurer parmi vous, s’intéressent à vos études. Pourtant il arrive encore que de vrais savants, tout prêts à accueillir n’importe quel travail de laboratoire, si menu soit-il, écartent de parti pris ce que vous apportez et rejettent en bloc ce que vous avez fait. À quoi cela tient-il ? Loin de moi la pensée de critiquer leur critique pour le plaisir de faire de la critique à mon tour. J’estime que le temps consacré à la réfutation, en philosophie, est généralement du temps perdu. De tant d’objections élevées par tant de penseurs les uns contre les autres, que reste-t-il ? rien, ou peu de chose. Ce qui compte et ce qui demeure, c’est ce qu’on a apporté de vérité positive : l’affirmation vraie se substitue à l’idée fausse en vertu de sa force intrinsèque et se trouve être, sans qu’on ait pris la peine de réfuter personne, la meilleure des réfutations. Mais il s’agit de bien autre chose ici que de réfuter ou de critiquer. Je voudrais montrer que derrière des objections des uns, les railleries des autres, il y a, invisible et présente, une certaine métaphysique inconsciente d’elle-même — inconsciente et par conséquent inconsistante, inconsciente et par conséquent incapable de se remodeler sans cesse, comme doit le faire une philosophie digne de ce nom, sur l’observation et l’expérience —, que d’ailleurs cette métaphysique est naturelle, qu’elle tient en tout cas à un pli contracté depuis longtemps par l’esprit humain, qu’ainsi s’expliquent sa persistance et sa popularité. Je voudrais écarter ce qui la masque, aller droit à elle et voir ce qu’elle vaut. Mais avant de le faire, et de venir ainsi à ce qui est votre objet, je dirai un mot de votre méthode — méthode dont je comprends qu’elle déroute un certain nombre de savants.

Rien n’est plus désagréable au savant de profession que de voir introduire, dans une science de même ordre que la sienne, des procédés de recherche et de vérification dont il s’est toujours soigneusement abstenu. Il craint la contagion. Très légitimement, il tient à sa méthode comme l’ouvrier à ses outils. Il l’aime pour elle, indépendamment de ce qu’elle donne. C’est même par là, je crois, que William James définissait la différence entre l’amateur de science et le professionnel, le premier s’intéressant surtout au résultat obtenu, le second aux procédés par lesquels on l’obtient. Or, les phénomènes dont vous vous occupez sont incontestablement du même genre que ceux qui font l’objet de la science naturelle, tandis que la méthode que vous suivez, et que vous êtes obligés de suivre, n’a souvent aucun rapport avec celle des sciences de la nature.

Je dis que ce sont des faits du même genre. J’entends par là qu’ils manifestent sûrement des lois, et qu’ils sont susceptibles, eux aussi, de se répéter indéfiniment dans le temps et dans l’espace. Ce ne sont pas des faits comme ceux qu’étudie l’historien par exemple. L’histoire, elle, ne se recommence pas ; la bataille d’Austerlitz s’est livrée une fois, et ne se livrera jamais plus. Les mêmes conditions historiques ne pouvant se reproduire, le même fait historique ne saurait reparaître ; et comme une loi exprime nécessairement qu’à certaines causes, toujours les mêmes, correspondra un effet toujours le même aussi, l’histoire proprement dite ne porte pas sur des lois, mais sur des faits particuliers et sur les circonstances, non moins particulières, où ils se sont accomplis. L’unique question, ici, est de savoir si l’événement a bien eu lieu à tel moment déterminé du temps, en tel point déterminé de l’espace, et comment il s’est produit. Au contraire, une hallucination véridique par exemple — l’apparition d’un malade ou d’un mourant à un parent ou à un ami qui demeure très loin, peut-être aux antipodes — est un fait qui, s’il est réel, manifeste sans doute une loi analogue aux lois physiques, chimiques, biologiques. Je suppose, un instant, que ce phénomène soit dû à l’action de l’une des deux consciences sur l’autre, que des consciences puissent ainsi communiquer sans intermédiaire visible et qu’il y ait, comme vous dites, « télépathie ». Si la télépathie est un fait réel, c’est un fait susceptible de se répéter indéfiniment. Je vais plus loin : si la télépathie est réelle, il est possible qu’elle opère à chaque instant et chez tout le monde, mais avec trop peu d’intensité pour se faire remarquer, ou de telle manière qu’un mécanisme cérébral arrête l’effet, pour notre plus grand bien, au moment où il va franchir le seuil de notre conscience. Nous produisons de l’électricité à tout moment, l’atmosphère est constamment électrisée, nous circulons parmi des courants magnétiques ; pourtant des millions d’hommes ont vécu pendant des milliers d’années sans soupçonner l’existence de l’électricité. Nous avons aussi bien pu passer, sans l’apercevoir, à côté de la télépathie. Mais peu importe. Un point est en tout cas incontestable, c’est que, si la télépathie est réelle, elle est naturelle, et que, le jour où nous en connaîtrions les conditions, il ne nous serait pas plus nécessaire, pour avoir un effet télépathique, d’attendre un « fantôme de vivant », que nous n’avons besoin aujourd’hui, pour voir l’étincelle électrique, d’attendre comme autrefois le bon vouloir du ciel et le spectacle d’une scène d’orage.

Voilà donc un phénomène qui semblerait, en raison de sa nature, devoir être étudié à la manière du fait physique, chimique, ou biologique. Or, ce n’est point ainsi que vous vous y prenez — force vous est de recourir à une méthode toute différente, qui tient le milieu entre celle de l’historien et celle du juge d’instruction. L’hallucination véridique remonte-t-elle au passé ? vous étudiez les documents, vous les critiquez, vous écrivez une page d’histoire. Le fait est-il d’hier ? vous procédez à une espèce d’enquête judiciaire ; vous vous mettez en rapport avec les témoins, vous les confrontez entre eux, vous vous renseignez sur eux. Pour ma part, quand je repasse dans ma mémoire les résultats de l’admirable enquête poursuivie inlassablement par vous pendant plus de trente ans, quand je pense aux précautions que vous avez prises pour éviter l’erreur, quand je vois comment, dans la plupart des cas que vous avez retenus, le récit de l’hallucination avait été fait à une ou plusieurs personnes, souvent même noté par écrit, avant que l’hallucination eût été reconnue véridique, quand je tiens compte du nombre énorme des faits et surtout de leur ressemblance entre eux, de leur air de famille, de la concordance de tant de témoignages indépendants les uns des autres, tous analysés, contrôlés, soumis à la critique — je suis porté à croire à la télépathie de même que je crois, par exemple, à la défaite de l’Invincible Armada. Ce n’est pas la certitude mathématique que me donne la démonstration du théorème de Pythagore ; ce n’est pas la certitude physique que m’apporte la vérification de la loi de Galilée. C’est du moins toute la certitude qu’on obtient en matière historique ou judiciaire.

Mais voilà justement ce qui déconcerte un assez grand nombre d’esprits. Sans bien se rendre compte de cette raison de leur répugnance, ils trouvent étrange qu’on ait à traiter historiquement ou judiciairement des faits qui, s’ils sont réels, obéissent sûrement à des lois, et qui devraient alors, semble-t-il, se prêter aux méthodes d’observation et d’expérimentation usitées dans les sciences de la nature. Dressez le fait à se produire dans un laboratoire, on l’accueillera volontiers ; jusque-là, on le tiendra pour suspect. De ce que la « recherche psychique » ne peut pas procéder comme la physique et la chimie, on conclut qu’elle n’est pas scientifique ; et comme le « phénomène psychique » n’a pas encore pris la forme simple et abstraite qui ouvre à un fait l’accès du laboratoire, volontiers on le déclarerait irréel. Tel est, je crois, le raisonnement « subconscient » de certains savants.

Je retrouve le même sentiment, le même dédain du concret, au fond des objections qu’on élève contre telle ou telle de vos conclusions. Je n’en citerai qu’un exemple. Il y a quelque temps, dans une réunion mondaine à laquelle j’assistais, la conversation tomba sur les phénomènes dont vous vous occupez. Un de nos grands médecins était là, qui fut un de nos grands savants. Après avoir écouté attentivement, il prit la parole et s’exprima à peu près en ces termes : « Tout ce que vous dites m’intéresse beaucoup, mais je vous demande de réfléchir avant de tirer une conclusion. Je connais, moi aussi, un fait extraordinaire. Et ce fait, j’en garantis l’authenticité, car il m’a été raconté par une dame fort intelligente, dont la parole m’inspire une confiance absolue. Le mari de cette dame était officier. Il fut tué au cours d’un engagement. Or, au moment même où le mari tombait, la femme eut la vision de la scène, vision précise, de tous points conforme à la réalité. Vous conclurez peut-être de là, comme elle concluait elle-même, qu’il y avait eu clairvoyance, télépathie, etc. ? Vous n’oublierez qu’une chose : c’est qu’il est arrivé à bien des femmes de rêver que leur mari était mort ou mourant, alors qu’il se portait fort bien. On remarque les cas où la vision tombe juste, on ne tient pas compte des autres. Si l’on faisait le relevé, on verrait que la coïncidence est l’œuvre du hasard. »

La conversation dévia dans je ne sais plus quelle direction ; il ne pouvait d’ailleurs être question d’entamer une discussion philosophique ; ce n’était ni le lieu ni le moment. Mais en sortant de table, une très jeune fille, qui avait bien écouté, vint me dire : « Il me semble que le docteur raisonnait mal tout à l’heure. Je ne vois pas où est le vice de son raisonnement ; mais il doit y avoir un vice. » Eh oui, il y avait un vice ! C’est la petite jeune fille qui avait raison, et c’est le grand savant qui avait tort. Il fermait les yeux à ce que le phénomène avait de concret. Il raisonnait ainsi : « Quand un rêve, quand une hallucination nous avertit qu’un parent est mort ou mourant, ou c’est vrai ou c’est faux, ou la personne meurt ou elle ne meurt pas. Et par conséquent, si la vision tombe juste, il faudrait, pour être sûr qu’il n’y a pas là un effet du hasard, avoir comparé le nombre des « cas vrais » à celui des « cas faux ». Il ne voyait pas que son argumentation reposait sur une substitution : il avait remplacé la description de la scène concrète et vivante — de l’officier tombant à un moment déterminé, en un lieu déterminé, avec tels ou tels soldats autour de lui — par cette formule sèche et abstraite : « La dame était dans le vrai, et non pas dans le faux. » Ah, si nous acceptons la transposition dans l’abstrait, il faudra en effet que nous comparions in abstracto le nombre des cas vrais au nombre des cas faux ; et nous trouverons peut-être qu’il y en a plus de faux que de vrais, et le docteur aura eu raison. Mais cette abstraction consiste à négliger ce qu’il y a d’essentiel, le tableau aperçu par la dame, et qui se trouve reproduire telle quelle une scène très compliquée, éloignée d’elle. Concevez-vous qu’un peintre, dessinant sur sa toile un coin de bataille, et se fiant pour cela à sa fantaisie, puisse être si bien servi par le hasard qu’il se trouve avoir exécuté le portrait de soldats réels, réellement mêlés ce jour-là à une bataille où ils accomplissaient les gestes que le peintre leur prête ? Évidemment non. La supputation des probabilités, à laquelle on fait appel, nous montrerait que c’est impossible, parce qu’une scène où des personnes déterminées prennent des attitudes déterminées est chose unique en son genre, parce que les lignes d’un visage humain sont déjà uniques en leur genre, et que par conséquent chaque personnage — à plus forte raison la scène qui les réunit — est décomposable en une infinité d’éléments indépendants pour nous les uns des autres : de sorte qu’il faudrait un nombre de coïncidences infini pour que le hasard fît de la scène de fantaisie la reproduction d’une scène réelle[1] : en d’autres termes, il est mathématiquement impossible qu’un tableau sorti de l’imagination du peintre dessine, tel qu’il a eu lieu, un incident de la bataille. Or, la dame qui avait la vision d’un coin de bataille était dans la situation de ce peintre ; son imagination exécutait un tableau. Si le tableau était la reproduction d’une scène réelle, il fallait, de toute nécessité, qu’elle aperçût cette scène ou qu’elle fût en rapport avec une conscience qui l’apercevait. Je n’ai que faire de la comparaison du nombre des « cas vrais » à celui des « cas faux » ; la statistique n’a rien à voir ici ; le cas unique qu’on me présente me suffit, du moment que je le prends avec tout ce qu’il contient. C’est pourquoi, si c’eût été le moment de discuter avec le docteur, je lui aurais dit : « je ne sais si le récit qu’on vous a fait était digne de foi ; j’ignore si la dame a eu la vision exacte de la scène qui se déroulait loin d’elle ; mais si ce point m’était démontré, si je pouvais seulement être sûr que la physionomie d’un soldat inconnu d’elle, présent à la scène, lui est apparue telle qu’elle était en réalité — eh bien alors, quand même il serait prouvé qu’il y a eu des milliers de visions fausses et quand même il n’y aurait jamais eu d’autre hallucination véridique que celle-ci, je tiendrais pour rigoureusement et définitivement établie la réalité de la télépathie, ou plus généralement la possibilité de percevoir des objets et des événements que nos sens, avec tous les instruments qui en étendent la portée, sont incapables d’atteindre. »

Mais en voilà assez sur ce point. J’arrive à la cause plus profonde qui a retardé jusqu’ici la « recherche psychique » en dirigeant d’un autre côté l’activité des savants.

On s’étonne parfois que la science moderne se soit détournée des faits qui vous intéressent, alors qu’elle devrait, expérimentale, accueillir tout ce qui est matière d’observation et d’expérience. Mais il faudrait s’entendre sur le caractère de la science moderne. Qu’elle ait créé la méthode expérimentale, c’est certain ; mais cela ne veut pas dire qu’elle ait élargi de tous côtés le champ d’expériences où l’on travaillait avant elle. Bien au contraire, elle l’a rétréci sur plus d’un point ; et c’est d’ailleurs ce qui a fait sa force. Les anciens avaient beaucoup observé, et même expérimenté. Mais ils observaient au hasard, dans n’importe quelle direction. En quoi consista la création de la « méthode expérimentale » ? À prendre des procédés d’observation et d’expérimentation qu’on pratiquait déjà, et, plutôt que de les appliquer dans toutes les directions possibles, à les faire converger sur un seul point, la mesure— la mesure de telle ou telle grandeur variable qu’on soupçonnait être fonction de telles ou telles autres grandeurs variables, également à mesurer. La « loi », au sens moderne du mot, est justement l’expression d’une relation constante entre des grandeurs qui varient. La science moderne est donc fille des mathématiques ; elle est née le jour où l’algèbre eut acquis assez de force et de souplesse pour enlacer la réalité et la prendre dans le filet de ses calculs. D’abord parurent l’astronomie et la mécanique, sous la forme mathématique que les modernes leur ont donnée. Puis se développa la physique — une physique également mathématique. La physique suscita la chimie, elle aussi fondée sur des mesures, sur des comparaisons de poids et de volumes. Après la chimie vint la biologie, qui, sans doute, n’a pas encore la forme mathématique et n’est pas près de l’avoir, mais qui n’en voudrait pas moins, par l’intermédiaire de la physiologie, ramener les lois de la vie à celles de la chimie et de la physique, c’est-à-dire, indirectement, de la mécanique. De sorte qu’en définitive notre science tend toujours au mathématique, comme à un idéal : elle vise essentiellement à mesurer ; et là où le calcul n’est pas encore applicable, lorsqu’elle doit se borner à décrire l’objet ou à l’analyser, elle s’arrange pour n’envisager que le côté capable de devenir plus tard accessible à la mesure.

Or, il est de l’essence des choses de l’esprit de ne pas se prêter à la mesure. Le premier mouvement de la science moderne devait donc être de chercher si l’on ne pourrait pas substituer aux phénomènes de l’esprit certains phénomènes qui en fussent les équivalents et qui seraient mesurables. De fait, nous voyons que la conscience a des rapports avec le cerveau. On s’empara donc du cerveau, on s’attacha au fait cérébral — dont on ne connaît certes pas la nature, mais dont on sait qu’il doit pouvoir se résoudre finalement en mouvements de molécules et d’atomes, c’est-à-dire en faits d’ordre mécanique — et l’on convint de procéder comme si le cérébral était l’équivalent du mental. Toute notre science de l’esprit, toute notre métaphysique, depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours, proclame d’ailleurs cette équivalence. On parle indifféremment de la pensée ou du cerveau, soit qu’on fasse du mental un « épiphénomène » du cérébral, comme le veut le matérialisme, soit qu’on mette le mental et le cérébral sur la même ligne en les considérant comme deux traductions, en langues différentes, du même original. Bref, l’hypothèse d’un parallélisme rigoureux entre le cérébral et le mental paraît éminemment scientifique. D’instinct, la philosophie et la science tendent à écarter ce qui contredirait cette hypothèse ou la contrarierait. Et tel paraît être, à première vue, le cas des faits qui intéressent la « recherche psychique », ou tout au moins de beaucoup d’entre eux.

Eh bien, le moment est venu de regarder cette hypothèse en face et de se demander ce qu’elle vaut. Je n’insisterai pas sur les difficultés théoriques qu’elle soulève. J’ai montré ailleurs qu’elle se contredit elle-même dès qu’on la prend au mot. J’ajoute que la nature n’a pas dû se donner le luxe de répéter en langage de conscience ce que l’écorce cérébrale a déjà exprimé en termes de mouvement atomique ou moléculaire. Tout organe superflu s’atrophie, toute fonction inutile s’évanouit. Une conscience qui ne serait qu’un duplicatum, et qui n’agirait pas, aurait depuis longtemps disparu de l’univers, à supposer qu’elle y eût jamais surgi : ne voyons-nous pas que nos actions deviennent inconscientes dans la mesure où l’habitude les rend machinales ? Mais je ne veux pas insister sur ces considérations théoriques. Ce que je prétends, c’est que les faits, consultés sans parti pris, ne confirment ni même ne suggèrent l’hypothèse du parallélisme.

Pour une seule faculté intellectuelle, en effet, on a pu se croire autorisé par l’expérience à parler de localisation précise dans le cerveau : je fais allusion à la mémoire, et plus spécialement à la mémoire des mots. Ni pour le jugement, ni pour le raisonnement, ni pour aucun autre acte de pensée nous n’avons la moindre raison de les supposer attachés à des mouvements intra-cérébraux dont ils dessineraient la trace. Au contraire, les maladies de la mémoire des mots — ou, comme on dit, les aphasies — correspondent à la lésion de certaines circonvolutions cérébrales : de sorte qu’on a pu considérer la mémoire comme une simple fonction du cerveau et croire que les souvenirs visuels, auditifs, moteurs des mots étaient déposés à l’intérieur de l’écorce — clichés photographiques qui conserveraient des impressions lumineuses, disques phonographiques qui enregistreraient des vibrations sonores. Examinez de près les faits qu’on déclare témoigner d’une exacte correspondance et comme d’une adhérence de la vie mentale à la vie cérébrale (je laisse de côté, cela va sans dire, les sensations et les mouvements, car le cerveau est certainement un organe sensori-moteur) : vous verrez qu’ils se réduisent aux phénomènes de mémoire, et que c’est la localisation des aphasies, et cette localisation seule, qui semble apporter à la doctrine paralléliste un commencement de preuve expérimentale.

Or, une étude plus approfondie des diverses aphasies montrerait précisément l’impossibilité d’assimiler les souvenirs à des clichés ou à des phonogrammes déposés dans le cerveau : à mon sens, le cerveau ne conserve pas les représentations ou images du passé ; il emmagasine simplement des habitudes motrices. Je ne reproduirai pas ici la critique à laquelle j’ai soumis jadis la théorie courante des aphasies — critique qui parut alors paradoxale, qui s’attaquait en effet à un dogme scientifique, mais que le progrès de l’anatomie pathologique est venu confirmer (vous connaissez les travaux du Pr Pierre Marie et de ses élèves). Je me bornerai donc à rappeler mes conclusions. Ce qui me paraît se dégager de l’étude attentive des faits, c’est que les lésions cérébrales caractéristiques des diverses aphasies n’atteignent pas les souvenirs eux-mêmes, et que par conséquent il n’y a pas, emmagasinés en tels ou tels points de l’écorce cérébrale, des souvenirs que la maladie détruirait. Ces lésions rendent, en réalité, impossible ou difficile l’évocation des souvenirs ; elles portent sur le mécanisme du rappel, et sur ce mécanisme seulement. Plus précisément, le rôle du cerveau est de faire que l’esprit, quand il a besoin d’un souvenir, puisse obtenir du corps l’attitude ou le mouvement naissant qui présente au souvenir cherché un cadre approprié. Si le cadre est là, le souvenir viendra, de lui-même, s’y insérer. L’organe cérébral prépare le cadre, il ne fournit pas le souvenir. Voilà ce que nous apprennent les maladies de la mémoire des mots, et ce que ferait d’ailleurs pressentir l’analyse psychologique de la mémoire.

Que si nous passons aux autres fonctions de la pensée, l’hypothèse que les faits nous suggèrent d’abord n’est pas celle d’un parallélisme rigoureux entre la vie mentale et la vie cérébrale. Dans le travail de la pensée en général, comme dans l’opération de la mémoire, le cerveau apparaît simplement comme chargé d’imprimer au corps les mouvements et les attitudes qui jouent ce que l’esprit pense ou ce que les circonstances l’invitent à penser, C’est ce que j’ai exprimé ailleurs en disant que le cerveau est un « organe de pantomime ». J’ajoutais : « Celui qui pourrait regarder à l’intérieur d’un cerveau en pleine activité, suivre le va-et-vient des atomes et interpréter tout ce qu’ils font, celui-là saurait sans doute quelque chose de ce qui se passe dans l’esprit, mais il n’en saurait que peu de chose. Il en connaîtrait tout juste ce qui est exprimable en gestes, attitudes et mouvements du corps, ce que l’état d’âme contient d’action en voie d’accomplissement, ou simplement naissante : le reste lui échapperait. Il se trouverait, vis-à-vis des pensées et des sentiments qui se déroulent à l’intérieur de la conscience, dans la situation du spectateur qui voit distinctement tout ce que les acteurs font sur la scène, mais n’entend pas un mot de ce qu’ils disent. » Ou bien encore il serait comme la personne qui ne perçoit, d’une symphonie, que les mouvements du bâton du chef d’orchestre. Les phénomènes cérébraux sont en effet à la vie mentale ce que les gestes du chef d’orchestre sont à la symphonie : ils en dessinent les articulations motrices, ils ne font pas autre chose. On ne trouverait donc rien des opérations supérieures de l’esprit à l’intérieur de l’écorce cérébrale. Le cerveau, en dehors de ses fonctions sensorielles, n’a d’autre rôle que de mimer, au sens le plus large du terme, la vie mentale.

Je reconnais d’ailleurs que cette mimique est de première importance. C’est par elle que nous nous insérons dans la réalité, que nous nous y adaptons, que nous répondons aux sollicitations des circonstances par des actions appropriées. Si la conscience n’est pas une fonction du cerveau, du moins le cerveau maintient-il la conscience fixée sur le monde où nous vivons ; c’est l’organe de l’attention à la vie. Aussi une modification cérébrale légère, une intoxication passagère par l’alcool ou l’opium par exemple — à plus forte raison une de ces intoxications durables par lesquelles s’explique sans doute le plus souvent l’aliénation — peuvent-elles entraîner une perturbation complète de la vie mentale. Ce n’est pas que l’esprit soit atteint directement. Il ne faut pas croire, comme on le fait souvent, que le poison soit allé chercher dans l’écorce cérébrale un certain mécanisme qui serait l’aspect matériel d’un certain raisonnement, qu’il ait dérangé ce mécanisme et que ce soit pour cela que le malade divague. Mais l’effet de la lésion est de fausser l’engrenage, et de faire que la pensée ne s’insère plus exactement dans les choses. Un fou, atteint du délire de la persécution, pourra encore raisonner logiquement ; mais il raisonne à côté de la réalité, en dehors de la réalité, comme nous raisonnons en rêve. Orienter notre pensée vers l’action, l’amener à préparer l’acte que les circonstances réclament, voilà ce pour quoi notre cerveau est fait.

Mais par là il canalise, et par là aussi il limite, la vie de l’esprit. Il nous empêche de jeter les yeux à droite et à gauche, et même, la plupart du temps, en arrière ; il veut que nous regardions droit devant nous, dans la direction où nous avons à marcher. N’est-ce pas déjà visible dans l’opération de la mémoire ? Bien des faits semblent indiquer que le passé se conserve jusque dans ses moindres détails et qu’il n’y a pas d’oubli réel. Vous avez entendu parler des noyés et des pendus qui racontent, une fois rappelés à la vie, comment ils ont eu la vision panoramique, pendant un instant, de la totalité de leur passé. Je pourrais vous citer d’autres exemples, car le phénomène n’est pas, comme on l’a prétendu, symptôme d’asphyxie. Il se produira aussi bien chez un alpiniste qui glisse au fond d’un précipice, chez un soldat sur qui l’ennemi va tirer et qui se sent perdu. C’est que notre passé tout entier est là, continuellement, et que nous n’aurions qu’à nous retourner pour l’apercevoir ; seulement, nous ne pouvons ni ne devons nous retourner. Nous ne le devons pas, parce que notre destination est de vivre, d’agir, et que la vie et l’action regardent en avant. Nous ne le pouvons pas, parce que le mécanisme cérébral a précisément pour fonction ici de nous masquer le passé, de n’en laisser transparaître, à chaque instant, que ce qui peut éclairer la situation présente et favoriser notre action : c’est même en obscurcissant tous nos souvenirs sauf un — sauf celui qui nous intéresse et que notre corps esquisse déjà par sa mimique — qu’il rappelle ce souvenir utile. Maintenant, que l’attention à la vie vienne à faiblir un instant — je ne parle pas ici de l’attention volontaire, qui est momentanée et individuelle, mais d’une attention constante, commune à tous, imposée par la nature et qu’on pourrait appeler « l’attention de l’espèce » — alors l’esprit, dont le regard était maintenu de force en avant, se détend et par là même se retourne en arrière ; il y retrouve toute son histoire. La vision panoramique du passé est donc due à un brusque désintéressement de la vie, né de la conviction soudaine qu’on va mourir à l’instant. Et c’était à fixer l’attention sur la vie, à rétrécir utilement le champ de la conscience, que le cerveau était occupé jusque-là comme organe de mémoire.

Mais ce que je dis de la mémoire serait aussi vrai de la perception. Je ne puis entrer ici dans le détail d’une démonstration que j’ai tentée autrefois : qu’il me suffise de rappeler que tout devient obscur, et même incompréhensible, si l’on considère les centres cérébraux comme des organes capables de transformer en états conscients des ébranlements matériels, que tout s’éclaircit au contraire si l’on voit simplement dans ces centres (et dans les dispositifs sensoriels auxquels ils sont liés) des instruments de sélection chargés de choisir, dans le champ immense de nos perceptions virtuelles, celles qui devront s’actualiser. Leibniz disait que chaque monade, et par conséquent, a fortiori, chacune de ces monades qu’il appelle des esprits, porte en elle la représentation consciente ou inconsciente de la totalité du réel. Je n’irais pas aussi loin ; mais j’estime que nous percevons virtuellement beaucoup plus de choses que nous n’en percevons actuellement, et qu’ici encore le rôle de notre corps est d’écarter de la conscience tout ce qui ne nous serait d’aucun intérêt pratique, tout ce qui ne se prête pas à notre action. Les organes des sens, les nerfs sensitifs, les centres cérébraux canalisent donc les influences du dehors, et marquent ainsi les directions où notre propre influence pourra s’exercer. Mais, par là, ils limitent notre vision du présent, de même que les mécanismes cérébraux de la mémoire resserrent notre vision du passé. Or, si certains souvenirs inutiles, ou souvenirs « de rêve », réussissent à se glisser à l’intérieur de la conscience, profitant d’un moment d’inattention à la vie, ne pourrait-il pas y avoir, autour de notre perception normale, une frange de perceptions le plus souvent inconscientes, mais toutes prêtes à entrer dans la conscience, et s’y introduisant en effet dans certains cas exceptionnels ou chez certains sujets prédisposés ? S’il y a des perceptions de ce genre, elles ne relèvent pas seulement de la psychologie classique : sur elles la « recherche psychique » devrait s’exercer.

N’oublions pas, d’ailleurs, que l’espace est ce qui crée les divisions nettes. Nos corps sont extérieurs les uns aux autres dans l’espace ; et nos consciences, en tant qu’attachées à ces corps, sont séparées par des intervalles. Mais si elles n’adhèrent au corps que par une partie d’elles-mêmes, il est permis de conjecturer, pour le reste, un empiétement réciproque. Entre les diverses consciences pourraient s’accomplir à chaque instant des échanges, comparables aux phénomènes d’endosmose. Si cette inter-communication existe, la nature aura pris ses précautions pour la rendre inoffensive, et il est vraisemblable que certaine mécanismes sont spécialement chargés de rejeter dans l’inconscient les images ainsi introduites, car elles seraient fort gênantes dans la vie de tous les jours. Telle ou telle d’entre elles pourrait cependant, ici encore, passer en contrebande, surtout quand les mécanismes inhibitifs fonctionnent mal ; et sur elles encore s’exercerait la « recherche psychique ». Ainsi se produiraient les hallucinations véridiques, ainsi surgiraient les « fantômes de vivants ».

Plus nous nous accoutumerons à cette idée d’une conscience qui déborde l’organisme, plus nous trouverons naturel que l’âme survive au corps. Certes, si le mental était rigoureusement calqué sur le cérébral, s’il n’y avait rien de plus dans une conscience humaine que ce qui est inscrit dans son cerveau, nous pourrions admettre que la conscience suit les destinées du corps et meurt avec lui. Mais si les faits, étudiés indépendamment de tout système, nous amènent au contraire à considérer la vie mentale comme beaucoup plus vaste que la vie cérébrale, la survivance devient si probable que l’obligation de la preuve incombera à celui qui la nie, bien plutôt qu’à celui qui l’affirme ; car, ainsi que je le disais ailleurs, « l’unique raison de croire à l’anéantissement de la conscience après la mort est qu’on voit le corps se désorganiser, et cette raison n’a plus de valeur si l’indépendance de la presque totalité de la conscience à l’égard du corps est, elle aussi, un fait que l’on constate ».

Telles sont, brièvement résumées, les conclusions auxquelles me conduit un examen impartial des faits connus. C’est dire que je considère comme très vaste, et même comme indéfini, le champ ouvert à la recherche psychique. Cette nouvelle science aura vite fait de rattraper le temps perdu. Les mathématiques remontent à l’antiquité grecque ; la physique a déjà trois ou quatre cents ans d’existence ; la chimie a paru au XVIIIe siècle ; la biologie est presque aussi vieille ; mais la psychologie date d’hier, et la « recherche » psychique » est encore plus récente. Faut-il regretter ce retard ? Je me suis demandé quelquefois ce qui se serait passé si la science moderne, au lieu de partir des mathématiques pour s’orienter dans la direction de la mécanique, de l’astronomie, de la physique et de la chimie, au lieu de faire converger tous ses efforts sur l’étude de la matière, avait débuté par la considération de l’esprit — si Kepler, Galilée, Newton, par exemple, avaient été des psychologues. Nous aurions certainement eu une psychologie dont nous ne pouvons nous faire aucune idée aujourd’hui — pas plus qu’on n’eût pu, avant Galilée, imaginer ce que serait notre physique : cette psychologie eût probablement été à notre psychologie actuelle ce que notre physique est à celle d’Aristote. Étrangère à toute idée mécanistique, la science eût alors retenu avec empressement, au lieu de les écarter a priori, des phénomènes comme ceux que vous étudiez : peut-être la « recherche psychique » eût-elle figuré parmi ses principales préoccupations. Une fois découvertes les lois les plus générales de l’activité spirituelle (comme le furent, en fait, les principes fondamentaux de la mécanique), on aurait passé de l’esprit pur à la vie : la biologie se serait constituée, mais une biologie vitaliste, toute différente de la nôtre, qui serait allée chercher, derrière les formes sensibles des êtres vivants, la force intérieure, invisible, dont elles sont les manifestations. Sur cette force nous sommes sans action, justement parce que notre science de l’esprit est encore dans l’enfance ; et c’est pourquoi les savants n’ont pas tort quand ils reprochent au vitalisme d’être une doctrine stérile : il est stérile aujourd’hui, il ne le sera pas toujours ; et il ne l’eût pas été si la science moderne, à l’origine, avait pris les choses par l’autre bout. En même temps que cette biologie vitaliste aurait surgi une médecine qui eût remédié directement aux insuffisances de la force vitale, qui eût visé la cause et non pas les effets, le centre au lieu de la périphérie : la thérapeutique par suggestion, ou plus généralement par influence de l’esprit sur l’esprit, eût pu prendre des formes et des proportions que nous ne soupçonnons pas. Ainsi se serait fondée, ainsi se serait développée la science de l’activité spirituelle. Mais lorsque, suivant de haut en bas les manifestations de l’esprit, traversant la vie et la matière vivante, elle fût arrivée, de degré en degré, à la matière inerte, la science se serait arrêtée brusquement, surprise et désorientée. Elle aurait essayé d’appliquer à ce nouvel objet ses méthodes habituelles, et elle n’aurait eu sur lui aucune prise, pas plus que les procédés de calcul et de mesure n’ont de prise aujourd’hui sur les choses de l’esprit. C’est la matière, et non plus l’esprit, qui eût été le royaume du mystère. Je suppose alors que dans un pays inconnu — en Amérique par exemple, mais dans une Amérique non encore découverte par l’Europe et décidée à ne pas entrer en relations avec nous — se fût développée une science identique à notre science actuelle, avec toutes ses applications mécaniques. Il aurait pu arriver de temps en temps à des pêcheurs, s’aventurant au large des côtes d’Irlande ou de Bretagne, d’apercevoir au loin, à l’horizon, un navire américain filant à toute vitesse contre le vent — ce que nous appelons un bateau à vapeur. Ils seraient venus raconter ce qu’ils avaient vu. Les aurait-on crus ? Probablement non. On se serait d’autant plus méfié d’eux qu’on eût été plus savant, plus pénétré d’une science qui, purement psychologique, eût été orientée en sens inverse de la physique et de la mécanique. Et il aurait fallu alors que se consti­tuât une société comme la vôtre — mais, cette fois, une Société de Recherche physique — laquelle eût fait comparaître les témoins, contrôlé et critiqué leurs récits, établi l’authenticité de ces « apparitions » de bateaux à vapeur. Toute­fois, ne disposant pour le moment que de cette méthode historique ou critique, elle n’eût pu vaincre le scepticisme de ceux qui l’auraient mise en demeure — puisqu’elle croyait à l’existence de ces bateaux miraculeux — d’en construire un et de le faire marcher.

Voilà ce que je m’amuse quelquefois à rêver. Mais quand je fais ce rêve, bien vite je l’interromps et je me dis — Non ! il n’était ni possible ni désirable que l’esprit humain suivît une pareille marche. Cela n’était pas possible, parce que, à l’aube des temps modernes, la science mathématique existait déjà, et qu’il fallait nécessairement commencer par tirer d’elle tout ce qu’elle pouvait donner pour la connaissance du monde où nous vivons : on ne lâche pas la proie pour ce qui n’est peut-être qu’une ombre. Mais, à supposer que c’eût été possible, il n’était pas désirable, pour la science psychologique elle-même, que l’esprit humain s’appliquât d’abord à elle. Car, sans doute, si l’on eût dépensé de ce côté la somme de travail, de talent et de génie qui a été consacrée aux sciences de la matière, la connaissance de l’esprit eût pu être poussée très loin ; mais quelque chose lui eût toujours manqué, qui est d’un prix inestimable et sans quoi le reste perd beaucoup de sa valeur : la précision, la rigueur, le souci de la preuve, l’habitude de distinguer entre ce qui est simplement possible ou probable et ce qui est certain. Ne croyez pas que ce soient là des qualités naturelles à l’intelligence. L’humanité s’est passée d’elles pendant fort longtemps ; et elles n’auraient peut-être jamais paru dans le monde s’il ne s’était rencontré jadis, en un coin de la Grèce, un petit peuple auquel l’à peu près ne suffisait pas, et qui inventa la précision[2]. La démonstration mathématique — cette création du génie grec — fut-elle ici l’effet ou la cause ? je ne sais ; mais incontestablement c’est par les mathématiques que le besoin de la preuve s’est propagé d’intelligence à intelligence, prenant d’autant plus de place dans l’esprit humain que la science mathématique, par l’intermédiaire de la mécanique, embrassait un plus grand nombre de phénomènes de la matière. L’habitude d’apporter à l’étude de la réalité concrète les mêmes exigences de précision et de rigueur qui sont caractéristiques de la pensée mathématique est donc une disposition que nous devons aux sciences de la matière, et que nous n’aurions pas eue sans elles. C’est pourquoi une science qui se fût appliquée tout de suite aux choses de l’esprit serait restée incertaine et vague, si loin qu’elle se fût avancée : elle n’aurait peut-être jamais distingué entre ce qui est simplement plausible et ce qui doit être accepté définitivement. Mais aujourd’hui que, grâce à notre approfondissement de la matière, nous savons faire cette distinction et possédons les qualités qu’elle implique, nous pouvons nous aventurer sans crainte dans le domaine à peine exploré des réalités psychologiques. Avançons-y avec une hardiesse prudente, déposons la mauvaise métaphysique qui gêne nos mouvements, et la science de l’esprit pourra donner des résultats qui dépasseront toutes nos espérances.



  1. Encore ne tenons-nous pas compte de la coïncidence dans le temps, c’est-à-dire du fait que les deux scènes dont le contenu est identique ont choisi, pour apparaître, le même moment.
  2. Sur cette invention de la précision par les Grecs nous nous sommes appesanti dans diverses leçons professées an Collège de France, notamment dans nos cours de 1902 et 1903.