Mélanges/Tome I/45

La bibliothèque libre.
imprimerie de la Vérité (Ip. 145-148).

CHARITÉ ET PHILANTHROPIE


18 août 1881


La philosophie moderne tend à remplacer la charité par la philanthropie. On confond assez souvent ces deux choses, qui sont pourtant bien différentes, qui sont même opposées l’une à l’autre.

En effet, la charité et la philanthropie partent de deux principes qui se font continuellement la guerre dans le cœur de l’homme : l’amour de Dieu et l’amour de soi-même. La charité chrétienne nous fait secourir le pauvre parce qu’il est notre frère ; parce que Notre Père qui est au ciel est son Père ; parce que le Sauveur des hommes est mort pour lui comme pour nous ; parce qu’enfin Jésus-Christ a sanctifié la pauvreté et qu’il nous a légué les pauvres comme un précieux héritage. La philanthropie n’a rien de surnaturel ; c’est quelque fois un pur instinct que certains animaux, qui portent secours à leurs semblables blessés ou malades, partagent avec nous ; plus souvent, c’est de l’égoïsme. Le philanthrope jette un morceau de pain au pauvre pour que sa plainte ne l’opportune pas, pour que sa présence ne l’offusque pas.

Voilà la différence entre l’homme charitable et le philanthrope. Le premier fait l’aumône parce que Jésus le lui a commandée ; le second paie la poor-tax afin que sa maison ne soit pas brûlée.

Il n’y a rien de plus hideux, de plus païen que la taxe des pauvres qu’on prélève en certains pays, notamment en Angleterre. Là, on parque les pauvres comme un vil troupeau, on les traite comme des criminels.

Nous avons entendu de braves Canadiens-français soupirer après cet affreux système, et souhaiter de voir s’établir dans notre pays ces terribles work-houses qui font gémir les protestants éclairés. Il est dangereux, disent-ils, de voir ces mendiants qui se tiennent au coin des rues ou qui parcourent nos campagnes en demandant la charité au nom du bon Dieu. C’est un spectacle qu’on ne voit pas dans d’autres pays où règne le progrès.

À nos yeux, ce spectacle est le plus beau peut-être qu’offre notre pays. Il proclame hautement que nous sommes encore catholiques, et nous pourrons dire : « malheur à nous, » le jour où il disparaîtra. Car, lorsque nous n’aurons plus de mendiants, ce sera le signe infaillible que la charité est morte au milieu de nous.

Sachez donc que ceux qui travaillent à faire disparaître le mendiant accomplissent une œuvre maudite de Dieu : car ils voudraient donner un démenti aux paroles du Christ qui a dit que nous aurons toujours les pauvres avec nous. Non pas à côté de nous, non pas dans les work-houses où nous pouvons les oublier, mais avec nous, au milieu de nous, sous nos yeux, afin que nous nous souvenions que Lui aussi a été pauvre, et qu’un verre d’eau donné en Son nom aura sa récompense dans le ciel.

Un pays où il n’y a pas de mendiants est une véritable succursale de l’enfer.

Qu’il est puissant, le Dieu vous bénisse que prononce le mendiant à qui vous avez donné un morceau de pain pour l’amour de Jésus-Christ ! Ne souhaitons jamais que cette prière cesse de retentir dans nos villes et nos campagnes ! Car si elle cessait, nous aurions raison de craindre d’affreux malheurs pour notre pays ; si elle cessait, nous serions exposés à entendre un jour cette redoutable malédiction : « Allez, maudits, au feu éternel, car j’avais faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’avais soif, et vous ne m’avez pas donné à boire. »

Nous ne saurions mieux terminer cet article qu’en reproduisant la belle page suivante, écrite par A. F. Ozanam, le grand apôtre de la charité dans les temps modernes :


Nous croyons à deux sortes d’assistances dont l’une humilie les assistés et l’autre les honore. Ce n’est pas le gouvernement seul, ce sont tous les honnêtes gens voués par la religion ou par humanité au service des pauvres en des temps si difficiles, qui doivent choisir entre ces deux manières de secourir les hommes.

Oui, l’assistance humilie, quand elle prend l’homme par en bas, par les besoins terrestres seulement, quand elle ne prend garde qu’aux souffrances de la chair, au cri de la faim et du froid, à ce qui fait pitié, à ce qu’on assiste jusque chez les bêtes : car les Indiens ont des hôpitaux pour les chiens, et la loi anglaise ne permet pas de maltraiter impunément les chevaux. L’assistance humilie, si elle n’a rien de réciproque, si vous ne portez à vos frères qu’un morceau de pain, un vêtement, une poignée de paille que vous n’aurez probablement jamais à lui demander, si vous le mettez dans la douloureuse nécessité pour un cœur bien fait de recevoir sans rendre ; si, en nourrissant ceux qui souffrent, vous ne sembles occupé que d’étouffer des plaintes qui attristent le séjour d’une grande ville, ou de conjurer les périls qui en menacent le repos.

Mais l’assistance honore quand elle prend l’homme par en haut, quand elle s’occupe ; premièrement de son âme, de son éducation religieuse, morale, politique, de tout ce qui l’affranchit de ses passions, et d’une partie de ses besoins, de tout ce qui le rend libre, et de tout ce qui peut le rendre grand. L’assistance honore quand elle joint au pain qui nourrit, la visite qui console, le conseil qui éclaire, le serrement de main qui relève le courage abattu ; quand elle traite le pauvre avec respect, non-seulement comme un égal, mais comme un supérieur, puisqu’il souffre ce que peut-être nous ne souffririons pas, puisqu’il est parmi nous comme un envoyé de Dieu pour éprouver notre justice et notre charité et nous sauver par nos œuvres.

Alors l’assistance devient honorable parce qu’elle peut devenir mutuelle, parce que tout homme qui donne une parole, un avis, une consolation aujourd’hui, peut avoir besoin d’une parole, d’un avis, d’une consolation demain, parce que la main que vous serrez serre la vôtre à son tour, parce que cette famille indigente que vous aurez aimée vous aimera, et qu’elle se sera plus qu’acquittée quand ce vieillard, cette pieuse mère de famille, ces petits enfants, auront prié pour vous.