Mélanges/Tome I/77

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imprimerie de la Vérité (Ip. 273-277).

POËTE ET ACTRICE


27 décembre 1880.


Le malheur a voulu que ma main se portât sur un récent numéro de la Patrie. Là s’étalent des vers de M. Louis Honoré Fréchette, notre poëte soi-disant national. Cette pièce est adressée à Sarah Bernhardt. Elle est inqualifiable. Je ne pensais pas qu’un homme, fût-il poëte, pût s’aplatir de pareille façon devant une actrice. On apprend quelque chose tous les jours. Aujourd’hui je sais qu’il n’y a pas de limites à la bêtise humaine, qu’elle est infinie.

Vous savez, lecteurs, quelle sorte de personne est la nommée Bernhardt. On parle des talents que la Providence lui a donnés, mais fort peu de l’usage qu’elle en fait.

Les acteurs et les actrices ne sont que des amuseurs publics. Dans la vie sociale, ils occupent la même position que le montreur d’ours, le bouffon, l’écuyer de cirque, l’organisateur de ménageries, le joueur de marionnettes, et pas plus qu’eux ils n’ont droit à une ovation. Qu’on les paie en proportion des talents qu’ils prostituent, cela se comprend, puisque nous vivons dans un siècle de décadence, un siècle de matérialisme et de plaisirs ; mais qu’on cherche à élever au rang de héros et d’héroïnes des hommes et des femmes qui passent leur vie à jouer des drames où la morale est outragée à chaque ligne, où la vertu est bafouée et le vice glorifié, cela est honteux, dégradant et bête ; cela se voit mais ne s’explique pas.

Ces vers ampoulés et plats de M. Fréchette à l’adresse de Sarah Bernhardt remplissent l’âme de dégoût et de tristesse. Lisez plutôt :

Salut, Sarah ! salut charmante dona Sol !
Lorsque ton pied mignon vient fouler notre sol,
Notre sol tout couvert de givre,

Est-ce un frisson d’orgueil ou d’amour ? je ne sais :
Mais nous sentons courir dans notre sang français
Quelque chose qui nous enivre !

Femme vaillante au cœur saturé dé idéal,
Puisque tu n’as pas craint notre ciel boréal,
Ni redouté nos froids sévères,

Merci ! De l’âpre hiver pour longtemps prisonniers,
Nous rêvons à ta vue aux rayons printaniers,
Qui font fleurir les primevères !

Oui, c’est au doux printemps que tu nous fait rêver,
Oiseau des pays bleus, lorsque tu viens braver
L’horreur de nos saisons perfides,

Aux clairs rayonnements d’un chaud soleil de mai,
Nous croyons voir, du fond d’un bosquet parfumé,
Surgir la reine des sylphides.

Quand on songe que cette « femme vaillante au cœur saturé d’idéal » s’est décidée à visiter le Canada uniquement parce que ce voyage devait lui rapporter tant de mille francs, on est forcé d’admettre que le naïf enthousiasme de M. Fréchette est aussi risible qu’affligeant ; et la comédienne, qui a de l’esprit, dit-on, a dû rire sous cap de maître Honoré et de son boursouflage.

Citons encore deux strophes de cette misère :

Des bords de la Tamise aux bords du Saint-Laurent,
Qu’il soit enfant du peuple ou brille au premier rang,
Laissant glapir la calomnie,
Tour à tour par ton œuvre et ta grâce enchanté,
Chacun courbe le front devant la majesté
De ton universel génie !

Salut donc, ô Sarah ! Salut ô dona Sol !
Lorsque ton pied mignon vient fouler notre sol,

Te montrer de l’indifférence

Serait à notre sang[1] nous-mêmes faire affront ;
Car l’étoile qui luit la plus belle à ton front,

C’est encore celle de la France !

Laissant glapir la calomnie ! Ce vers, venant à la suite des graves avertissements donnés aux fidèles par Mgr l’évêque de Montréal et son clergé, est tout à fait dans le genre que M. Fréchette cultive davantage.

On dit que le prix Monthyon, qui est accordé aux commençants à titre d’encouragement et pour les engager à mieux faire, produit toujours sur ceux qui le reçoivent un effet funeste : ils se gonflent d’orgueil, se croient de grands hommes, et terminent invariablement leur carrière dans l’insignifiance la plus complète. Certes, ce n’est pas M. Fréchette qui fera exception à la règle.

Malheureusement, M. Fréchette n’est pas le seul de nos compatriotes qui ait fait le fou à l’occasion de la visite de Sarah Bernhardt à Montréal. La Patrie m’apprend que « plusieurs journalistes et quelques invités se rendirent à Saint-Albans pour rencontrer Mlle Sarah Bernhardt. » Ces personnes étaient :

L’hon. sénateur Thibaudeau, L. H. Fréchette, F. X. Archambault, C. R., B. Brousseau, avocat, G. W. Parent, J. E. Robidoux, avocat, Jos. Doutre, C. R., L. Perrault, L. J. Lajoie, D. Macpherson, William Vial, H. Thomas.

Il est bon qu’on sache leurs noms. Il y avait de plus quelques représentants de la presse, parmi lesquels je regrette de voir le nom d’un journaliste catholique.

Le récit que la Patrie fait de ce voyage ultra-sentimental est à faire pouffer de rire. C’est à Saint-Albans que M. Fréchette a donné lecture de l’énormité dont j’ai parlé tout à l’heure. La comédienne, d’après la Patrie, aurait répondu à « notre poëte » par la scie suivante :

Bravo, mille fois bravo, monsieur ! Vos vers sont charmants. Je vais les apprendre pour vous les dire moi-même.

La Patrie rapporte le fait suivant :

Pendant la sortie de la gare, Mlle Bernhardt qui était au bras de M. Jarrett, se trouva séparée de sa sœur Mlle Jeanne qui était accompagnée par M. Soudan, et les deux sœurs craignirent un moment l’une pour l’autre. Elles se réunirent de nouveau et à l’hôtel où, cédant à l’émotion de la soirée, elles s’embrassèrent en pleurant.

De prime abord, ça l’air d’une affreuse platitude, mais j’ai entendu expliquer cet incident d’une manière plus naturelle, et, le dirais-je, plus tragique : À la gare Bonaventure, une partie de la foule aurait prodigué à la malheureuse actrice des qualificatifs plutôt mérités que poétiques. De là « l’émotion de la soirée. »

L’attitude des journaux catholiques de Montréal a été singulièrement attristante dans cette circonstance : pas un seul n’a eu le courage de dénoncer carrément la représentation de pièces comme Adrienne Lecouvreur. La Minerve, la bonne Minerve, est allée même jusqu’à publier, en même temps que la lettre de Mgr Fabre, et avant cette lettre, une réclame échevelée en faveur de la comédienne !

Toujours à propos de la visite de Sarah Bernhardt à Montréal, voici ce qu’un ami m’a raconté : Plusieurs personnes qui avaient acheté des billets avant l’avertissement du clergé, ont dit qu’elles ne seraient pas allées aux représentations de cette actrice si elles avaient su plus tôt qu’elles étaient répréhensibles ; mais qu’elles ne voulaient pas perdre leur argent ! Ce raisonnement, a ajouté mon ami, fait penser à la femme qui, ayant acheté trop de remèdes, les prit sans en avoir besoin, pour ne pas raire de gaspillage.

De toutes ces folies il ressort une grande vérité : C’est que la pauvre nature humaine est la même partout, et qu’une actrice sans vergogne crée plus d’enthousiasme que mille sœurs de charité.



  1. Il ne faut pas oublier que Sarah est juive.