Mélite/Acte 2/Scène 3

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Mélite
(Édition Marty-Laveaux 1910)
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SCÈNE III.


ÉRASTE.



C’est là donc ce qu’enfin me gardoit ton caprice 115 ?
C’est ce que j’ai gagné par deux ans de service ?
C’est ainsi que mon feu s’étant trop abaissé
D’un outrageux mépris se voit récompensé ?
Tu m’oses préférer un traître qui te flatte 116 ;
Mais dans ta lâcheté ne crois pas que j’éclate,
Et que par la grandeur de mes ressentiments
Je laisse aller au jour celle de mes tourments.
Un aveu si public qu’en feroit ma colère
Enfleroit trop l’orgueil de ton âme légère
Et me convaincroit trop de ce désir abjet 117
Qui m’a fait soupirer pour un indigne objet.
Je saurai me venger, mais avec l’apparence
De n’avoir pour tous deux que de l’indifférence.
Il fut toujours permis de tirer sa raison
D’une infidélité par une trahison.
Tiens, déloyal ami, tiens ton âme assurée
Que ton heur surprenant aura peu de durée,
Et que par une adresse égale à tes forfaits
Je mettrai le désordre où tu crois voir la paix.
L’esprit fourbe et vénal d’un voisin de Mélite
Donnera prompte issue à ce que je médite.
À servir qui l’achète il est toujours tout prêt,
Et ne voit rien d’injuste où brille l’intérêt.
Allons sans perdre temps lui payer ma vengeance,
Et la pistole en main presser sa diligence.


Scène II

Acte II, scène III

Scène IV


115. Var. C’est là donc ce qu’enfin me gardoit ta malice. (1633-57)
Var. C’est là donc ce qu’enfin me gardoit mon caprice. (1660)

116. Var. Tu me préfères donc un traître qui te flatte ?
Inconstante beauté, lâche, perfide, ingrate,
De qui le choix brutal se porte au plus mal fait ;
Tu l’estimes à faux, tu verras à l’effet.
Par le peu de rapport que nous avons ensemble,
Qu’un honnête homme et lui n’ont rien qui se ressemble
Que dis-je, tu verras ? Il vaut autant que mort :
Ma valeur, mon dépit, ma flamme en sont d’accord.
Il suffit ; les destins bandés à me déplaire
Ne l’arracheroient pas à ma juste colère.
Tu démordras, parjure, et ta déloyauté
Maudira mille fois sa fatale beauté.
Si tu peux te résoudre à mourir en brave homme,
Dès demain un cartel l’heure et le lieu te nomme.
Insensé que je suis ! hélas, où me réduit
Ce mouvement bouillant dont l’ardeur me séduit ?
Quel transport déréglé ! Quelle étrange échappée !
Avec un affronteur mesurer mon épée !
C’est bien contre un brigand qu’il me faut hasarder
Contre un traître qu’à peine on devroit regarder !
Lui faisant trop d’honneur, moi-même je m’abuse ;
C’est contre lui qu’il faut n’employer que la ruse ;
[Il fut toujours permis de tirer sa raison
D’une infidélité par une trahison.]
Vis doncques, déloyal, vis, mais en assurance
Que tout va désormais tromper ton espérance,
Que tes meilleurs amis s’armeront contre toi,
Et te rendront encor plus malheureux que moi.
J’en sais l’invention, qu’un voisin de Mélite
Exécutera trop aussitôt que prescrite.
Pour n’être qu’un maraud, il est assez subtil.

SCÈNE IV.

ÉRASTE, CLITON.

ér. Holà ! hau ! vieil ami. clit. Monsieur, que vous plaît-il ?
ér. Me voudrois-tu servir en quelque bonne affaire ?
clit. Dans un empêchement fort extraordinaire.
Je ne puis m’éloigner un seul moment d’ici.
ér. Va, tu n’y perdras rien, et d’avance voici
Une part des effets qui suivent mes paroles.
clit. Allons, malaisément gagne-t-on dix pistoles n ! (1633-57)

117. Ce mot est toujours écrit ainsi par Corneille, qui ne fait en cela que se conformer à l’usage général de son temps. Voyez le Lexique.


n. Après ce vers commence, sous le titre de scène v, notre scène iv, entre Tircis et Cloris.