Mémoire sur un ouvrage de physique/Édition Garnier

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MÉMOIRE
SUR
UN OUVRAGE DE PHYSIQUE
DE MADAME LA MARQUISE DU CHÂTELET,

LEQUEL A CONCOURU
POUR LE PRIX DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, EN 1738[1].

Le public a vu cette année un des événements les plus honorables pour les beaux-arts. De près de trente dissertations présentées par les meilleurs philosophes de l’Europe, pour les prix que l’Académie des sciences devait distribuer l’année 1738, il n’y en eut que cinq qui concoururent, et l’une de ces cinq était d’une dame dont le haut rang est le moindre avantage.

L’Académie des sciences a jugé cette pièce digne de l’impression, et vient de la joindre à celles qui ont eu le prix. On sait que c’est en effet être couronné que d’être imprimé par ordre de cette compagnie,

Le premier prix d’éloquence qu’avait donné l’Académie française fut remporté par une personne du même sexe. Le discours sur la gloire, composé par Mlle Scudéri, sera longtemps mémorable par cette raison.

Mais on peut dire sans flatterie que l’Essai de physique de l’illustre dame dont il est ici question est autant au-dessus du discours de Mlle Scudéri que les véritables connaissances sont au-dessus de l’art de la parole, sans qu’on prétende en cela diminuer le mérite de l’éloquence.

Le sujet était : La Nature du feu et sa Propagation.

L’ouvrage dont je rends compte est fondé en partie sur les idées du grand Newton, sur celles du célèbre M. S’Gravesande, actuellement vivant, mais surtout sur les expériences et les découvertes de M. Boerhaave, qui, dans sa chimie, a traité à fond cette matière, et l’Europe savante sait avec quel succès.

Il est vrai que ces notions ne sont pas généralement goûtées par messieurs de l’Académie des sciences ; et quoique l’Académie en corps n’adopte aucun système, cependant il est impossible que les académiciens n’adjugent pas le prix aux opinions les plus conformes aux leurs.

Car, toutes choses d’ailleurs égales, qui peut nous plaire que celui qui est de notre avis ?

C’est ainsi qu’on couronna, il y a quelques années, un bon ouvrage du révérend P. Mazière, dans lequel il dit « qu’on ne s’avisera plus d’admettre désormais les forces vives, de calculer la quantité du mouvement par le produit de la masse et du carré de la vitesse », calcul assez proscrit alors dans l’Académie ; mais cette même Académie fit aussi imprimer l’excellente dissertation de M. Bernouilli, qui a mis le sentiment contraire dans un si beau jour qu’aujourd’hui plusieurs académiciens ne font nulle difficulté d’admettre les forces vives et le carré de cette vitesse.

Voici à peu près un cas pareil : le révérend P. Fiesc, jésuite, assure, dans sa dissertation qui a remporté un des prix, que « le feu élémentaire est une chimère, parce qu’on n’en a jamais vu, et que le feu est un mixte composé de sels, de soufre, d’air, et de matière éthérée ».

Le révérend père traite donc de chimères les admirables idées de Boerhaave : nous sommes bien loin de vouloir abaisser l’ouvrage du savant jésuite, que nous estimons sincèrement ; mais nous pensons, avec la plupart des plus grands physiciens de l’Europe, qu’il est absolument impossible que le feu soit un mixte.

Nous ne nous arrêtons pas beaucoup à combattre cette idée « qu’on ne doit point admettre le feu élémentaire, parce qu’il est invisible », car l’air est souvent invisible, et cependant il existe. La matière éthérée est bien invisible, bien douteuse ; cependant le révérend père l’admet. Il ne paraît pas vrai non plus que nos yeux voient le feu : car il n’y a point de feu plus ardent sur la terre que la pointe du cône lumineux au foyer d’un verre ardent. Cependant, comme le remarque très-bien la dame illustre qui a fait tant d’honneur au sentiment de Boerhaave, on ne voit jamais ce feu que lorsqu’il touche quelque objet. Nous voyons les choses matérielles embrasées ; mais, pour le feu qui les embrase, il est prouvé que nous ne le voyons jamais, car il n’y a pas deux sortes de feu. Cet être qui dilate tout, qui échauffe tout, ou qui éclaire tout, est le même que la lumière ; or la lumière sert à faire voir, et n’est elle-même jamais aperçue : donc nous n’apercevrons jamais le feu pur, qui est la même chose que la lumière[2].

Mais, pour être convaincu que le feu ne saurait être un mixte produit par d’autres mixtes, il me suffit de faire les réflexions suivantes :

Qu’entendez-vous par ce mot produire ? Si le feu n’est que développé, n’est que délivré de la prison où il était lorsqu’il commença à paraître, il existait donc déjà ; il y avait donc une substance de feu, un feu élémentaire caché dans les corps dont il échappe.

Si le feu est un mixte composé des corps qui le produisent, il retient donc la substance de tous les corps : la lumière est donc de l’huile, du sel, du soufre ; elle est donc l’assemblage de tous les corps. Cet être si simple, si différent des autres êtres, est donc le résultat d’une infinité de choses auxquelles il ne ressemble en rien. N’y aurait-il pas dans cette idée une contradiction manifeste ? et n’est-il pas bien singulier que dans un temps où la philosophie enseigne aux hommes qu’un brin d’herbe ne saurait être produit, et que son germe doit être aussi ancien que le monde, on puisse dire que le feu répandu dans toute la nature est une production de sels, de soufre, et de la matière éthérée ? Quoi ! je serai contraint d’avouer que tout l’arrangement, que tout le mouvement possible, ne pourront jamais former un grain de moutarde, et j’oserais assurer que le mouvement de quelques végétaux et d’une prétendue matière éthérée fait sortir du néant cette substance de feu, et cette même substance inaltérable que le soleil nous envoie, qui a des propriétés si étonnantes, si constantes, qui seule s’infléchit vers les corps, se réfracte seule, et seule produit un nombre fixe de couleurs primitives !

Que cette idée du fameux Boerhaave et des philosophes modernes est belle, c’est-à-dire vraie, que rien ne se peut changer en rien ! Nos corps se détruisent à la vérité ; mais les choses dont ils sont composés restent à jamais les mêmes. Jamais l’eau ne devient terre ; jamais la terre ne devient eau. Il faut avouer que le grand Newton fut trompé par une fausse expérience quand il crut que l’eau pouvait se changer en terre. Les expériences de Boerhaave ont prouvé le contraire. Le feu est comme les autres éléments des corps : il n’est jamais produit d’un autre, et n’en produit aucun. Cette idée si philosophique, si vraie, s’accorde encore mieux que toute autre avec la puissante sagesse de celui qui a tout créé, et qui a répandu dans l’univers une foule incroyable d’êtres, lesquels peuvent bien se confondre, aider au développement les uns des autres, mais ne peuvent jamais se convertir en d’autres substances.

Je prie chaque lecteur d’approfondir cette opinion, et de voir si elle tire sa sublimité d’une autre source que de la vérité.

À cette vérité l’illustre auteur ajoute l’opinion que le feu n’est point pesant ; et j’avoue que, quoique j’aie embrassé l’opinion contraire après les Boerhaave et les Musschenbroeck, je suis fort ébranlé par les raisons qu’on voit dans la dissertation.

Je ne sais si, toutes les autres matières ayant reçu de Dieu la propriété de la gravitation, il n’était pas nécessaire qu’il y en eût une qui servît à désunir continuellement des corps que la gravitation tend à réunir sans cesse. Le feu pourrait bien être l’unique agent qui divise tout ce que le reste assemble. Au moins, si le feu est pesant, on doit être fort incertain sur les expériences qui paraissent déposer en faveur de son poids, et qui toutes, en prouvant trop, ne prouvent rien. Il est beau de se défier de l’expérience même.

L’illustre auteur semble prouver par l’expérience et par le raisonnement que le feu tend toujours à l’équilibre, et qu’il est également répandu dans tout l’espace. Elle examine ensuite comment il s’éteint, comment la glace se forme ; et il est à croire que ces recherches, si bien faites et si bien exposées, auraient eu le prix si on n’y avait pas ajouté une opinion trop hardie.

Cette opinion est que le feu n’est ni esprit ni matière. C’est sans doute élargir la sphère de l’esprit humain et de la nature que de reconnaître dans le Créateur la puissance de former une infinité de substances qui ne tiennent ni à cet être purement pensant dont nous ne connaissons rien, sinon la pensée, ni à cet être étendu dont nous ne connaissons guère que l’étendue divisible, figurable, et mobile. Mais il est bien hardi peut-être de refuser le nom de matière au feu, qui divise la matière, et qui agit, comme toute matière, par son mouvement.

Quoi qu’il en soit de cette idée, le reste n’en est ni moins exact ni moins vrai. Tout le physique du feu reste le même. Toutes ses propriétés subsistent, et je ne connais d’erreurs capitales en physique que celles qui vous donnent une fausse économie de la nature. Or qu’importe que la lumière soit un être à part, ou un être semblable à la matière, pourvu qu’on démontre que c’est un élément doué de propriétés qui n’appartiennent qu’à lui ? C’est par là qu’il faut considérer cette dissertation : elle serait très-estimable si elle était de la main d’un philosophe uniquement occupé de ces recherches ; mais qu’une dame, attachée d’ailleurs à des soins domestiques, au gouvernement d’une famille, et à beaucoup d’affaires, ait composé un tel ouvrage, je ne sais rien de si glorieux pour son sexe et pour le temps éclairé dans lequel nous vivons.

Un des plus sages philosophes de nos jours, M. l’abbé Conti[3], noble vénitien, qui a cultivé toujours la poésie et les mathématiques, ayant lu l’ouvrage de cette dame, ne put s’empêcher de faire sur-le-champ ces vers italiens, qui font également honneur et au poëte et à Mme la marquise du Châtelet :

Si d’Urania, e d’Amor questa è la figlia,
Cui del bel globo la custodia diero
L’infallibili Parche, e’l sommo impero
Sù tutta l’amorosa ampia famiglia.

Ad Amore nel volto ella somiglia,
Ad Urania nel rapido pensiero,
Chè sa d’ogn’ astro il moto, ed il sentiero,
Ed onde argentea luce abbia, o vermiglia.

Non t’inganni, mi disse il franco vate ;
Ma costei non d’Urania, e non d’Amore,
Ma da Minerva d’Apollo ebbe i natali ;

Come a Minerva, a lei furo svelate
L’opre di Giove, ed ella il genitore
Propose qual oracolo a’ mortali.

FIN DU MÉMOIRE SUR UN OUVRAGE DE PHYSIQUE.
  1. Imprimé pour la première fois dans le Mercure de juin 1739, sous le titre de : Extrait de la Dissertation de madame L. M. D. C. sur la nature du feu ; ce morceau a été réimprimé sous le titre de Mémoire, etc., dans le tome III de la Nouvelle Bibliothèque, ou Histoire littéraire (juillet 1739, pages 414-22.) (B.) — La Dissertation de Mme du Châtelet et l’Essai de Voltaire (voyez tome XXII, page 279) avaient paru dans le tome IV des Prix de l’Académie des sciences, daté de 1739.
  2. On sent qu’on peut dire dans un autre sens que nous ne voyons que la lumière ; mais nous rapportons toujours la sensation à un autre objet, et cela suffit pour détruire le raisonnement du P. Lozeran de Fiesc. (K.)
  3. Antonio Schinella, dit l’abbé Conti, né en 1677, mort en 1749, avait été lié avec Newton.