Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre quatrième/Section 2

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Le 31, M. le prince vint encore au Palais et y fit de grandes plaintes de ce que la Reine n’avoit point encore fait de réponse aux remontrances. Il est vrai qu’elle avoit fait dire simplement par M. le chancelier, aux gens du Roi, qu’elle attendoit M. de Brienne, qu’elle avoit envoyé à Limours à cinq heures du matin. Vous croyez sans doute que cet envoi de M. de Brienne à Limours fut pour remercier Monsieur de la fermeté qu’il avoit témoignée de ne pas venir au parlement, et pour l’y confirmer ; et vous aurez encore plus de sujet d’en être persuadée, quand je vous aurai dit que la Reine m’avoit commandé la veille de lui écrire de sa part qu’elle étoit pénétrée d’une reconnoissance (elle se servit de ce mot) qu’elle conserveroit toute sa vie, de ce qu’il avoit résisté aux dernières instances de M. le prince. La nuit changea tout cela, ou plutôt le moment de la nuit dans lequel Métayer, valet de chambre du cardinal, arriva avec une dépêche qui portoit entre autres choses, ces propres mots, à ce que j’ai su depuis du maréchal Du Plessis, qui m’a dit les avoir vus dans l’original : « Donnez madame, à M. le prince toutes les déclarations d’innocence qu’il voudra tout est bon pourvu que vous l’amusiez et que vous l’empêchiez de prendre l’essor. » Ce qui est admirable, c’est que la Reine m’avoit dit à moi-même trois jours avant, qu’elle eût souhaité, du meilleur de son cœur, que M. le prince fut déjà en Guienné, pourvu, ajouta-t-elle, que l’on ne crût pas que ce fût moi qui l’eût poussé. Ce point d’histoire est un de ceux qui m’a obligé à vous dire, en une autre occasion, qu’il y en a d’inexplicables dans les histoires, et impénétrables à ceux même qui en sont les plus proches. Je me souviens qu’en ce temps-là nous fîmes tout ce qui étoit en nous, madame la palatine et moi, pour démêler la cause de cette variation, si prompte que nous soupçonnâmes qu’elle étoit l’effet de quelque négociation souterraine, et que nous crûmes depuis avoir pleinement éclairci que notre conjecture n’étoit pas fondée. Ce qui nous confirma dans cette opinion fut que le premier de septembre, la Reine fit dire en sa présence par M. le chancelier, au parlement, qu’elle avoit mandé au Palais-Royal que comme les avis qui lui avoient été donnés de l’intelligence de M. le prince avec les Espagnols n’avoient point eu de suite, Sa Majesté vouloit bien croire qu’ils n’étoient point véritables, et le 4, M. le prince déclara, en pleine assemblée des chambres, que cette parole de la Reine n’étoit point une justification suffisante pour lui puisqu’elle marquoit qu’il y eût paru du crime si la première accusation eût été poursuivie. Il insista pour avoir un arrêt en forme ; et il s’étendit sur cela avec tant de chaleur, qu’il parut véritablement que le prétendu radoucissement de la Reine n’avoit pas été de concert avec lui. Comme toutefois ce radoucissement n’avoit pas été de celui de Monsieur, il fit le même effet dans son esprit que s’il y eût eu un accommodement véritable. Il rentra dans ce soupçon, en répondant à Doujat et Menardeau, qui avoient été députés du parlement dès le 2, pour le prier d’y venir prendre sa place, qu’il n’y manqueroit pas. Il n’y manqua pas effectivement. Il me soutint, tout le soir du 3, qu’un changement si soudain n’avoit pu avoir d’autres causes qu’une négociation couverte ; il crut que la Reine, qui lui fit des sermens du contraire, le jouoit ; et le 4, il appuya avec tant de chaleur la proposition de M. le prince qu’il n’y eut que trois voix dans la compagnie qui n’allassent pas à faire de très-humbles remontrances à la Reine pour obtenir une déclaration d’innocence en bonne forme en faveur de M. le prince, qui pût être enregistrée avant la majorité du Roi. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que la majorité échouoit le 7. M. le premier président ayant dit en opinant qu’il étoit juste d’accorder cette déclaration à M. le prince, mais qu’il étoit aussi nécessaire qu’il rendît auparavant ses devoirs au Roi, fut interrompu par un grand nombre de voix confuses qui demandoient la déclaration contre le cardinal.

Ces deux déclarations furent apportées au parlement le 5, avec une troisième pour la continuation du parlement, mais seulement pour les affaires publiques.

Le 6, celle qui concernoit le cardinal, et l’autre pour la continuation du parlement, furent publiées à l’audience. Celle qui regardoit l’innocence de M. le prince fut remise au jour de la majorité, sous prétexte de la rendre plus authentique et plus solennelle par la présence du Roi : mais en effet dans la vue de se donner du temps pour voir ce que l’éclat de la majesté royale, que l’on avoit projeté d’y faire paroître dans toute sa pompe, produiroit dans l’esprit du peuple. Ce qui me le fait croire, c’est que Servien dit, deux jours après, à un homme de croyance de qui je ne l’ai su que plus de dix ans après, que si la cour se fût bien servie de ce moment, elle auroit opprimé les princes et les frondeurs. Cette pensée étoit folle ; et les gens qui eussent bien connu Paris n’eussent pas été assurément de cette opinion.

M. le prince, qui n’avoit pas plus de confiance à la cour qu’aux frondeurs, n’étoit pas mal fondé dans la défiance qu’il prit et des uns et des autres. Il ne voulut pas se trouver à la cérémonie ; il se contenta d’y envoyer M. le prince de Conti, qui rendit une lettre au Roi en son nom, par laquelle il supplioit Sa Majesté de lui pardonner : que les calomnies et les complots de ses ennemis ne lui permettoient pas de se trouver au Palais ; et il ajoutoit que le seul motif du respect qu’il avoit pour elle l’en empêchoit. Cette dernière parole, qui sembloit marquer que sans la considération de ce respect il y eût pu aller en sûreté, aigrit la Reine au delà de ce que j’en avois vu jusqu’à ce moment ; et elle me dit le soir ces propres mots : « M. le prince périra, ou je périrai. » Je n’étois pas payé pour adoucir son esprit en cette occasion. Comme je ne laissai de lui représenter, par un pur principe d’honnêteté, que l’expression de M. le prince pouvoit avoir un autre sens et plus innocent, comme il étoit vrai, elle me dit d’un ton de colère : « Voilà une fausse générosité ; que je hais ! » Ce qui est constant, c’est que la lettre de M. le prince au Roi étoit très-sage et très-mesurée.

M. le prince, après le voyage de Trie, étoit revenu à Chantilly. Il y apprit que la Reine avoit déclaré les nouveaux ministres[1] le jour de la majorité, qui fut le 7 du mois ; et ce qui acheva de le résoudre de s’éloigner encore davantage de la cour fut l’avis qu’il eut dans le même moment par Chavigny, que Monsieur ne s’étoit pu empêcher de dire en riant, à propos de cet établissement : « Celui-ci durera plus que celui du jeudi saint. » Il ne laissa pas de supposer, dans la lettre qu’il écrivit à Monsieur pour se plaindre de ce même établissement, et pour lui rendre compte des raisons qui l’obligeoient à quitter la cour : il ne laissa pas, dis-je, de supposer, et sagement, que Monsieur partageoit l’offense avec lui. Monsieur, qui étoit ravi dans le fond de lui voir prendre le parti de l’éloignement, ne le fut guère moins de se pouvoir ou plutôt de se vouloir persuader à soi-même que M. le prince étoit content de lui, et par conséquent la dupe du concert dont il avoit été avec la Reine, touchant la nomination des ministres. Il crut que par cette raison il pouvoit fort bien demeurer avec lui à tout événement ; et le foible qu’il avoit toujours à tenir des deux côtés l’emporta même plus loin et plus vite qu’il n’avoit accoutumé : car il eut tant de précipitation à faire paroître de l’amitié à M. le prince au moment de son départ, qu’il ne garda plus aucunes mesures avec la Reine, et qu’il ne prit pas même le soin de lui expliquer le sous-main des fausses avances qu’il fit pour le rappeler. Il lui dépêcha un gentilhomme, pour le prier de l’attendre à Angerville. Il donna en même temps ordre à ce gentilhomme de n’arriver à Angerville que quand il sauroit que M. le prince en seroit parti. Comme il se défioit de la Reine, il ne voulut pas lui faire confidence de cette méchante finesse, qu’il ne faisoit que pour persuader à M. le prince qu’il ne tenoit qu’à lui qu’il ne demeurât à la cour. La Reine, qui sut l’envoi du gentilhomme, et qui n’en sut pas le secret, crut qu’il n’avoit pas tenu, à Monsieur de retenir M. le prince. Elle en prit ombrage, elle m’en parla ; je lui dis ingénument ce que j’en savois, qui étoit le vrai, quoique Monsieur ne, m’eût fait qu’un galimatias fort embarrassant et fort obscur. La Reine ne crut pas que je la trompasse mais elle s’imagina que j’étois trompé, et que Chavigny s’étoit rendu maître de l’esprit de Monsieur à mon préjudice. Cette opinion n’étoit pas fondée ; Monsieur haïssoit Chavigny plus que le démon : et le seul principe de toute sa conduite ne fut que sa timidité, qui cherchoit toujours à se rassurer par des ménagemens même ridicules avec tous les partis. Mais, avant que d’entrer plus avant dans le détail de ce récit, je crois qu’il est à propos de vous rendre compte d’un détail assez curieux qui concerne M. de Chavigny, que vous avez déjà vu et que vous verrez au moins encore pour quelque temps sur le théâtre.

Je crois que je vous ai dit que Monsieur avoit été sur le point de demander son éloignement à la Reine un peu après le changement du jeudi saint ; et qu’il ne changea de sentiment que sur ce que je lui représentai qu’il étoit de son intérêt de laisser dans le conseil un homme qui étoit aussi capable que celui-là d’éveiller et de nourrir la division et la défiance entre ceux de la conduite desquels Son Altesse Royale n’étoit pas contente. Il se trouva par l’événement que ma vue n’avoit pas été fausse ; l’attachement qu’il avoit avec M. le prince contribua beaucoup à rendre toutes les démarches de son parti suspectes à la Reine, parce qu’elle ne pouvoit ignorer la haine envenimée que Chavigny avoit contre le cardinal. Elle savoit, à n’en pouvoir douter, qu’il avoit été l’instigateur principal de l’expulsion des trois sous-ministres. Le ressentiment qu’elle en eut l’obligea de lui commander de se retirer chez lui en Touraine trois ou quatre jours après son expulsion. Il s’en excusa, sous prétexte de la maladie de sa mère ; il s’en défendit par l’autorité de M. le prince. Quand M. le prince n’en eut plus assez dans Paris pour le maintenir, la Reine se fit un plaisir de l’y voir sans emploi ; et elle me dit, avec une aigreur inconcevable contre lui « J’aurai la joie de le voir sur le pavé comme un laquais. » Elle lui fit dire pour cette raison, par M. le maréchal de Villeroy, le premier jour de l’établissement des nouveaux ministres, qu’il pouvoit y demeurer. Il s’en excusa, sous le prétexte de ses affaires domestiques il se retira en Touraine, où il n’eut pas la force de demeurer. Il revint en l’absence du Roi à Paris, où vous verrez dans la suite qu’il joua un triste et fâcheux personnage, qui lui coûta à la fin et l’honneur et la vie. M. de La Rochefoucauld a dit très-sagement qu’il n’y avoit rien de si nécessaire que de savoir s’ennuyer.

Il faut encore, avant que de reprendre la suite de mon discours que je fasse une autre digression de ce qui se passa en ce temps-là entre M. le prince et M. de Turenne. Aussitôt après que M. le prince fut sorti de Paris pour aller à Saint-Maur, messieurs de Bouillon et de Turenne s’y rendirent, et ils lui offrirent leurs services publiquement, et en la même manière que les autres qui paroissoient les plus engagés avec lui. M. le prince m’a dit que depuis la veille du jour qu’il quitta Saint-Maur pour aller à Trie, d’où il ne revint plus à la cour, M. de Turenne lui avoit encore promis si positivement de le servir, qu’il avoit même accepté un ordre signé de sa main, par lequel il ordonnoit à La Moussaye, qui commandoit pour lui dans Stenay, de lui remettre la place entre les mains ; et que la première nouvelle qu’il eut après cela de M. de Turenne fut qu’il alloit commander l’armée du Roi. Je vous prie d’observer que M. le prince est l’homme que j’aie jamais connu le moins capable d’une imposture préméditée. Je n’ai jamais osé faire expliquer à fond M. de Turenne sur ce point : mais ce que j’en ai pu tirer en lui en parlant indirectement est qu’aussitôt après la liberté de M. le prince il eut tous les sujets du monde d’être mal satisfait de son procédé à son égard qu’il lui préféra en tout et partout M. de Nemours, qui n’approchoit pas de son mérite, et qui ne lui avoit pas rendu d’ailleurs à beaucoup près tant de services ; et que par cette considération il s’étoit cru libre de ses premiers engagemens. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que je n’ai jamais vu personne moins capable d’une vilenie que M. de Turenne. Reconnoissons encore de bonne foi qu’il y a des points dans l’histoire inconcevables à ceux même qui se sont trouvés les plus proches des faits. Je reprends le fil de ma narration.

M. le prince, n’ayant demeuré qu’un jour ou deux à Angerville, prit le chemin de Bourges, qui étoit proprement celui de Bordeaux ; et la Reine, qui eût été bien aise, si elle eût suivi son inclination, de l’éloignement de M. le prince, mais qui avoit reçu une leçon contraire de Brulh, n’osa s’opiniâtrer contre l’avis de Monsieur, qui, fortifié par les conseils de Chavigny, et persuadé d’ailleurs que la cour entretenoit toujours quelques négociations secrètes avec M. le prince, feignit, à toute fin, un grand empressement à faire que M. le prince ne s’éloignât pas. Ce qui le confirma pleinement dans cette conduite fut qu’une ouverture qu’on attribuoit dans ce temps-là à M. Le Tellier, au moins dans le bruit du monde, lui fit croire qu’il jouoit à jeu sûr, et que cet empressement qui paroîtroit à rappeler monsieur son cousin à la cour n’iroit effectivement qu’à le tenir en repos dans son gouvernement : à quoi Monsieur prétendoit qu’il trouveroit son compte en toutes manières. Cette ouverture fut que l’on offrit à M. le prince qu’il demeurât paisible dans son gouvernement, jusqu’à ce qu’on eût assemblé les États-généraux. Cette proposition est de la nature de ces choses dont il me semble que j’ai déjà parlé quelquefois, qui ne s’entendent pas, parce qu’il est impossible de concevoir ce qui peut leur avoir donné l’être. Il est constant que cette ouverture vint de la cour, soit par M. Le Tellier, soit par un autre ; et il ne l’est pas moins qu’il n’y avoit rien au monde de plus contraire aux véritables intérêts de la cour, parce que ce repos imaginaire de M. le prince dans son gouvernement lui donnoit lieu d’y conserver, d’y fortifier et d’y augmenter ses troupes, qui par la même proposition y devoient demeurer en quartier d’hiver. Monsieur la reçut avec une joie qui me surprit au dernier point, parce qu’il m’avoit dit plus de mille fois que de l’humeur dont il connoissoit le cardinal, susceptible de toutes négociations, il ne croyoit rien de plus opposé à ses intérêts, de lui Monsieur, que les interlocutoires entre M. le prince et la cour. En pouvoit-on trouver un plus dangereux sur ce fondement, auquel cette proposition donnoit lieu ? Ce qui est merveilleux fut que ce qui étoit assurément pernicieux et à la cour et à Monsieur fut rejeté par M. le prince, et que son destin le porta à préférer et à ses inclinations et à ses vues ce caprice de ses amis et de ses serviteurs. Je ne sais de ce détail que ce que Croissy, qui fut envoyé par Monsieur à Bourges, m’en a dit depuis à Rome ; mais je suis persuadé qu’il m’en a dit la vérité, parce qu’il n’avoit aucun intérêt à me la déguiser. En voici le particulier :

M. le prince, qui étoit par son inclination fort éloigné de la guerre civile, parut d’abord à Croissy très-bien disposé à recevoir les propositions qu’il lui portoit de la part de Monsieur ; et avec d’autant plus de facilité que les offres qu’on lui faisoit le laissoient, au moins pour très-long-temps, dans la liberté de choisir entre les partis qu’il avoit à prendre. Il est très-difficile de se résoudre à refuser des propositions de cette nature, particulièrement quand elles arrivent justement dans les instans où l’on est pressé de prendre un parti qui n’est pas de son inclination. Je vous ai déjà dit que celle de M. le prince n’étoit pas à la guerre civile ; et tous ceux qui étoient auprès de lui s’en fussent aussi passés facilement, s’ils eussent pu convenir ensemble des propositions de son accommodement. Chacun l’eût voulu faire pour y trouver son avantage particulier : personne ne se voyoit en état de le pouvoir, parce que personne n’avoit assez de croyance dans son esprit pour exclure les autres de la négociation. Ils conclurent tous la guerre, parce qu’aucun d’eux ne crut pouvoir faire la paix ; et cette disposition générale se joignant à l’intérêt que madame de Longueville trouvoit à être éloignée de monsieur son mari, forma un obstacle invincible à l’accommodement. On ne connoît pas ce que c’est que parti, quand on s’imagine que le chef en est le maître ; son véritable service y est presque toujours combattu par l’intérêt même assez souvent imaginaire des subalternes ; et ce qui est encore plus fâcheux est que quelquefois son honnêteté, et presque toujours sa prudence, prend parti avec eux contre lui-même. Croissy me dit plusieurs fois que le soulèvement et l’emportement des amis de M. le prince alla en cette rencontre jusqu’au point de faire entre eux un traité à Montrond, où il étoit allé voir madame sa sœur, par lequel ils s’obligeoient de l’abandonner, et de former un tiers parti sous l’autorité de M. le prince de Conti, au cas que M. le prince s’accommodât avec la cour aux conditions que M. le duc d’Orléans lui avoit fait proposer par lui Croissy. J’aurois eu peine à ajouter foi à ce qu’il me disoit pourtant sur cela avec serment, vu la foiblesse et le ridicule de cette fanatique faction, si ce que j’avois vu incontinent après la liberté de M. le prince ne m’en eût fourni un exemple assez pareil. J’ai oublié de vous dire, en traitant cet endroit, que madame de Longueville, cinq ou six jours après qu’elle fut revenue de Stenay, me demanda en présence de M. de La Rochefoucauld si, en cas de rupture entre les deux frères, je ne me déclarerois point pour M. le prince de Conti. La subdivision est ce qui perd presque tous les partis, particulièrement quand elle est introduite par cette sorte de finesse qui est directement opposée à la prudence ; et c’est ce que les Italiens apellent comedia in comadiâ.

Je vous supplie très-humblement de ne vous point étonner si, dans la suite de cette narration, vous ne trouvez pas la même exactitude que j’ai observée jusqu’ici en ce qui regarde les assemblées du parlement. La cour s’étant éloignée de Paris aussitôt après la majorité du Roi, qui fut le 7 du mois de septembre, pour aller en Berri et en Poitou ; et M. le duc d’Orléans y agissant également entre la Reine et M. le prince, le théâtre du Palais se trouva beaucoup moins rempli qu’il n’avoit accoutumé ; et l’on peut dire que depuis la majorité jusqu’à l’ouverture de la Saint-Martin suivante, qui fut le 20 novembre, il n’y eut aucunes scènes considérables que celles du 7 et du 14 d’octobre, dans lesquelles Monsieur dit à la compagnie que le Roi lui avoit envoyé un plein pouvoir pour traiter avec M. le prince ; et qu’il avoit nommé, pour le suivre et le servir dans cette négociation, messieurs d’Aligre et de La Marguerite, conseillers d’État ; et messieurs de Mesmes, Menardeau et Cumont, du parlement. Cette députation n’eut point de lieu, parce que M. le prince, à qui M. le duc d’Orléans avoit offert d’aller conférer avec lui à Richelieu, avoit refusé la proposition comme captieuse du côté de la cour, et faite à dessein pour ralentir l’ardeur de ceux qui s’engageroient avec lui. Il étoit arrivé à Bordeaux le 12, on en eut nouvelle le 26 à Paris ; et le même jour le Roi partit pour Fontainebleau, où il sut ce soir-là qu’en faisant avancer la cour jusqu’à Bourges, elle en chasseroit les partisans de M. le prince. M. de Châteauneuf et M. le maréchal de Villeroy pressèrent la Reine au dernier point de ne pas donner le temps à Persan de s’y jeter avec la noblesse du pays. La cour s’étant donc avancée, et les principaux habitans s’étant déclarés pour le Roi, tout se rendit sans coup férir. Palluau fut laissé avec un petit corps d’armée pour faire le blocus de Montrond, défendu par Persan. M. le prince de Conti et madame de Longueville se retirèrent à Bordeaux en grande diligence ; M. de Nemours les accompagna dans ce voyage, dans le cours duquel il s’attacha à madame de Longueville plus que madame de Châtillon et M. de La Rochefoucauld n’eussent voulu. M. le prince crut qu’il avoit engagé dans son parti M. de Longueville, dans la conférence qu’il eut avec lui à Trie : ce qui n’eut pourtant aucun effet, M. de Longueville étant demeuré à Rouen. Le mouvement que les troupes commandées par le comte de Tavannes du côté de Stenay firent par l’ordre de M. le prince, après qu’il eut quitté la cour, ne fut guère plus considérable : le comte de Grand-Pré qui avoit quitté par un mécontentement le service de M. le prince, leur ayant donné une même crainte auprès de Villefranche, et une autre auprès de Givet.

La désertion de Marsin[2] dans la Catalogne fut, en récompense, d’un très-grand poids. Il commandoit dans cette province lorsque M. le prince fut arrêté. Comme on le connoissoit pour être son serviteur très-particulier, on ne jugea pas à la cour qu’il fût à propos d’y prendre confiance : on envoya ordre à l’intendant de se saisir de sa personne. Il fut remis en liberté aussitôt après celle de M. le prince, et il fut rétabli même dans son emploi. Quand M. le prince se retira de la cour après sa prison, et qu’il prit le chemin de Guienne, la Reine pensa à gagner Marsin, et elle lui envoya les patentes de vice-roi de Catalogne, qu’il avoit passionnément souhaitées, en y ajoutant toutes les promesses imaginables pour l’avenir. Comme il avoit été averti à temps de la sortie et de la résolution de M. le prince, il appréhenda le même traitement qu’il avoit reçu l’autre fois. Il quitta la Catalogne avant qu’il eût reçu les offres de la Reine ; et il se jeta dans le Languedoc avec Baltons, Lussan, Mont-Pouillan, le Marcousse, et ce qu’il put débaucher de ses troupes. Cette désertion donna un merveilleux avantage aux Espagnols dans cette province, et l’on peut dire qu’elle en a coûté la perte à la France.

M. le prince ne s’endormoit pas du côté de Guienne : il engagea toute la noblesse dans son parti. Le vieux maréchal de La Force se déclara même pour lui ; et le comte Du Dognon, gouverneur de Brouage, qui tenoit toute sa fortune du duc de Brezé, crut être obligé d’en témoigner sa reconnoissance à madame la princesse, qui étoit sœur de son bienfaiteur. On n’oublia pas de rechercher l’appui des étrangers. Lenet[3] fut envoyé en Espagne, où il conclut le traité de M. le prince avec le roi Catholique ; et M. l’archiduc, qui commandoit dans les Pays-Bas, et qui venoit de prendre Bergue. Saint-Vinox, fit de son côté des préparatifs qui coûtèrent dans la suite Dunkerque et Gravelines à la France, et qui obligèrent dès ce temps-là la cour à tenir sur la frontière une partie des troupes, qui eussent été d’ailleurs très-nécessaires en Guienne. Ces nuées ne firent pas tout le mal, au moins pour le dedans du royaume, que leur grosseur et leur noirceur en pouvoient faire appréhender. M. le prince ne fut pas servi dans ses levées comme sa qualité et sa personne le méritoient. Le maréchal de La Force n’en usa pas en son particulier d’une manière qui fût conforme au reste de sa vie. Les tours de La Rochelle, qui étoient entre les mains du comte Du Dognon, ne tinrent que fort peu de temps contre M. le comte d’Harcourt, qui commandoit l’armée du Roi ; les Espagnols auxquels il remit Bourg, place voisine de Bordeaux, entre les mains, ne le secoururent qu’assez foiblement. M. le prince ne put faire d’autres conquêtes que celle d’Agen et celle de Saintes. Il fut obligé de lever le siège de Cognac et le plus grand capitaine du monde sans exception connut ou plutôt fit connoître, dans toutes ces occasions, que la valeur la plus héroïque et la capacité la plus extraordinaire ne soutiennent qu’avec beaucoup de difficulté les nouvelles troupes contre les vieilles.

Comme je me suis fixé, dès le commencement de cet ouvrage, à ne m’arrêter proprement que sur ce que j’ai connu par moi-même, je ne touche ce qui s’est passé en Guienne, dans ces premiers mouvemens de M. le prince, que très-légèrement, et purement qu’autant que la connoissance vous en est nécessaire, par le rapport et la liaison qu’elle a à ce que j’ai, à vous raconter de ce que je voyois à Paris, et de ce que je pénétrois de la cour.

Il me semble que j’ai déjà marqué ci-dessus que la cour s’avança de Bourges à Poitiers pour être en état de remédier de plus près aux démarches de M. le prince. Comme elle vit qu’il ne donnoit pas dans le panneau qu’elle lui avoit tendu, par le moyen d’une négociation pour laquelle elle prétendoit, quoique faux, à mon opinion, avoir gagné Gourville, elle ne garda plus aucunes mesures à son égard, et elle envoya une déclaration[4] contre lui au parlement, par laquelle elle le déclaroit criminel de lèse-majesté, etc. Voici, à mon sens, le moment fatal et décisif de la révolution. Il y a fort peu de gens qui en aient connu la véritable importance : chacun s’y en est voulu former une imaginaire. Les uns se sont voulu figurer que le mystère de ce temps-là consista dans les cabales qu’ils se persuadèrent avoir été faites dans la cour pour et contre le voyage du Roi. Il n’y a rien de plus faux : il se fit d’un concert uniforme de tout le monde. La Reine brûloit d’impatience d’être libre, et en lieu où elle pût rappeler M. le cardinal quand il lui plairoit. Les sous-ministres la fortifioient par toutes leurs lettres dans la même pensée. Monsieur souhaitoit plus que personne l’éloignement de la cour, parce que sa pensée naturelle et dominante lui faisoit toujours trouver une douceur sensible à tout ce qui pouvoit diminuer les devoirs journaliers auxquels la présence du Roi l’engageoit. M. de Châteauneuf joignoit, au désir qu’il avoit de rendre par un nouvel éclat M. le prince encore plus irréconciliable à la cour, la vue de se gagner l’esprit de la Reine, dans le cours d’un voyage dans lequel l’absence du cardinal et l’éloignement des sous-ministres lui donnoient lieu d’espérer qu’il se pourroit rendre encore et plus agréable et plus nécessaire. M. le premier président y concourut de son mieux, et parce qu’il le crut très-utile au service du Roi, et que la hauteur avec laquelle M. de Châteauneuf le traitoit lui étoit devenue insupportable. M. de La Vieuville ne fut pas fâché, à ce qu’il me parut, de n’être pas trop éclairé dans les premiers jours de la fonction de la surintendance ; et Bordeaux, qui étoit son confident principal, me fit un discours qui me marqua même de l’impatience que le Roi fût déjà hors de Paris. Celle des frondeurs n’étoit pas moindre, et parce qu’ils voyoient la nécessité qu’il y avoit effectivement à ne pas laisser établir M. le prince au delà de la Loire, et parce qu’ils se tenoient beaucoup plus assurés de l’esprit de Monsieur lorsqu’il étoit éloigné de la cour que lorsqu’il étoit proche. Voilà ce qui me parut de la disposition de tout le monde sans exception, à l’égard du voyage du Roi ; et je ne comprends pas sur quoi l’on a pu fonder cette diversité d’avis que l’on a prétendu et même écrit, ce me semble, avoir été dans le conseil sur ce sujet.

Vous voyez donc qu’il n’y eut aucun mystère au départ du Roi ; mais en récompense il y en eut beaucoup dans la suite de ce départ, parce que chacun y trouva tout le contraire de ce qu’il s’étoit imaginé. La Reine y rencontra plus d’embarras, sans comparaison, qu’elle n’en avoit à Paris, par les obstacles que M. de Châteauneuf mettoit au rappel de M. le cardinal. Les sous-ministres eurent des frayeurs mortelles que l’habitude et la nécessité n’établissent à la fin dans l’esprit de la Reine M. de Châteauneuf et M. de Villeroy, qui paroissoit lassé de leurs avis. M. de Châteauneuf, de son côté, ne trouva pas le fondement qu’il avoit cru aux espérances dont il s’étoit flatté lui-même à cet égard, parce que la Reine demeura toujours dans un concert très-étroit avec le cardinal, et avec tous ceux qui étoient véritablement attachés à ses intérêts. Monsieur devint en fort peu de temps moins sensible au plaisir de la liberté que l’absence de la cour lui donnoit, qu’aux ombrages qu’il prit assez subitement des bruits qui se répandirent des négociations souterraines, qu’il croyoit encore plus dangereuses par la raison de l’éloignement. M. de La Vieuville, qui craignoit plus que personne le Mazarin, me dit, quinze jours après le départ du Roi, que nous avions tous été des dupes de ne nous y être pas opposés. J’en convins en mon nom, et en celui de tous les frondeurs. J’en conviens encore aujourd’hui de bonne foi, et que cette faute fut une des plus lourdes que chacun pût faire, dans cette conjoncture, en son particulier. Je dis chacun de ceux qui ne désiroient pas le rappel de M. le cardinal Mazarin : car il est vrai que ceux qui étoient dans ses intérêts jouoient le droit du jeu. Ce qui nous la fit faire fut l’inclination naturelle que tous les hommes ont à chercher plutôt le soulagement présent que ce qui leur en doit faire un jour. J’y donnai de ma part comme tous les autres, et l’exemple ne fait pas que j’en aie moins de honte. Notre bévue fut d’autant plus grande que nous en avions prévu les inconvéniens, qui étoient dans la vérité non-seulement visibles, mais palpables et impardonnables, et que nous prîmes le détour de coure les plus grands pour éviter les plus petits. Il y avoit sans comparaison moins de péril pour nous à laisser respirer et fortifier M. le prince en Guienne, qu’à mettre la Reine, comme nous faisions, en pleine liberté de rappeler son favori. Cette faute est l’une de celles qui m’ont obligé de vous dire, ce me semble quelquefois, que la source la plus ordinaire des manquemens des hommes est qu’ils s’effraient trop du présent, et qu’ils ne s’effraient pas assez de l’avenir. Nous ne fûmes pas long-temps sans connoître et sans sentir que les fautes capitales qui se commettent dans les partis qui sont opposés à l’autorité royale les déconcertent si absolument, qu’elles obligent presque toujours ceux qui y ont eu leur part à une nécessité de faillir, quelque conduite qu’ils puissent suivre. Je m’explique. Monsieur ayant proprement mis la Reine en liberté de rappeler le cardinal Mazarin ne pouvoit plus prendre que trois partis, dont l’un étoit de consentir à son retour, l’autre de s’y opposer de concert avec M. le prince, et le troisième de faire un tiers parti dans l’État. Le premier étoit honteux, après les engagemens publics qu’il avoit pris ; le second étoit peu sûr, par la raison des négociations continuelles que les subdivisions qui étoient dans le parti de M. le prince rendoient aussi journalières d’inévitables ; le troisième étoit dangereux pour l’État, et impraticable même de la part de Monsieur, parce qu’il étoit au dessus de son génie.

M. de Châteauneuf, se trouvant avec la cour hors de Paris, ne pouvoit que flatter la Reine par l’espérance du rétablissement de son ministre, ou s’opposer à ce rétablissement par les obstacles qu’il y pouvoit former par le cabinet. L’un étoit ruineux, parce que l’état où étoient les affaires faisoit voir ces espérances trop proches pour espérer que l’on les pût rendre illusoires. L’autre étoit chimérique, vu l’humeur et l’opiniâtreté de la Reine.

Quelle conduite pouvois-je prendre en mon particulier qui pût être sage et judicieuse ? Il falloit nécessairement ou que je servisse la Reine selon son désir pour le retour du cardinal, ou que je m’y opposasse avec Monsieur, ou que je me ménageasse entre les deux. Il falloit de plus, ou que je m’accommodasse avec M. le prince, ou que je demeurasse brouillé avec lui : et quelle sûreté pouvois-je trouver dans tous ces partis ? Ma déclaration pour la Reine m’eût perdu irrémissiblement dans le parlement, dans le peuple, et dans l’esprit de monsieur ; sur quoi je n’aurois eu pour garant que la bonne foi du Mazarin. Ma déclaration pour Monsieur devoit, selon toutes les règles du monde, m’attirer un quart-d’heure après la révocation de ma nomination au cardinalat. Pouvois-je demeurer en rupture avec M. le prince, dans le temps que Monsieur feroit la guerre au Roi conjointement avec lui ? Pouvois-je me raccommoder avec M. le prince, au moment que la Reine me déclaroit qu’elle ne se résolvoit à me laisser la nomination que sur la parole que je lui donnois que je ne m’y raccommoderois pas ? Le séjour du Roi à Paris eût tenu la Reine dans des égards qui eussent levé beaucoup de ces inconvéniens, et qui eussent adouci les autres. Nous contribuâmes à son éloignement, au lieu d’y mettre les obstacles presque imperceptibles qui étoient en plus d’une manière dans nos mains. Il en arriva ce qui arrive toujours à ceux qui manquent de certains momens qui sont capitaux et décisifs dans les affaires. Comme nous ne voyions plus de bons partis à prendre, nous prîmes tous, à notre mode, ce qui nous parut de moins mauvais dans chacun : ce qui produit toujours deux mauvais effets, l’un est que ce composé, pour ainsi dire, de vues est toujours confus et brouillé ; et l’autre, qu’il n’y a jamais que la pure fortune qui le démêle. J’expliquerai cela, et je l’appliquerai au détail duquel il s’agit, après que je vous aurai rendu compte de quelques faits assez curieux et assez remarquables de ce temps-là.

La Reine, qui avoit toujours eu dans l’esprit de rétablir M. le cardinal Mazarin, commença à ne se plus tant contraindre sur ce qui regardoit son retour dès qu’elle se sentit en liberté ; et messieurs de Châteauneuf et de Villeroy connurent, aussitôt que la cour fut arrivée à Poitiers, que les espérances qu’ils avoient conçues ne se trouvoient pas, au moins par l’événement, bien fondées. Les succès que M. le comte d’Harcourt avoit en Guienne ; la conduite du parlement de Paris, qui ne vouloit point du cardinal, mais qui défendoit sous peine de la vie les levées que M. le prince faisoit pour s’opposer à son retour ; la division publique et déclarée qui étoit dans la maison de Monsieur, entre les serviteurs de M. le prince et mes amis, donnoient du courage à ceux qui étoient dans les intérêts du ministre auprès de la Reine. Elle n’en avoit que trop par elle-même en tout ce qui étoit de son goût. D’Hocquincourt, qui fit un voyage secret à Brulh, fit voir au cardinal un état de huit mille hommes prêts à le prendre sur la frontière, et à le mener en triomphe jusqu’à Poitiers. Je sais, d’un homme qui étoit présent à la conversation, que rien ne le toucha plus sensiblement que l’imagination de voir une armée avec son écharpe (car Hocquincourt avoit pris la verte en son nom) ; et que cette foiblesse fut remarquée de tout le monde. La Reine ne quitta pas la voie de la négociation dans le moment même qu’elle projetoit de prendre celle des armes. Gourville alloit et venoit du côté de M. le prince. Bertet vint à Paris pour gagner M. de Bouillon, M. de Turenne et moi. Cette scène est assez curieuse pour s’y arrêter un peu plus long-temps. Je vous ai déjà dit que M. de Bouillon et M. de Turenne étoient séparés de M. le prince ; ils vivoient l’un et l’autre d’une manière fort retirée dans Paris et, à la réserve de leurs amis particuliers, peu de gens les voyoient. J’étois de ce nombre et comme j’en connoissois pour le moins autant que personne le mérite et le poids, je n’oubliai rien et pour le faire connoître et pour le faire peser à Monsieur, et pour obliger les deux frères à entrer dans ses intérêts. L’aversion naturelle qu’il avoit pour l’aîné, sans savoir pourquoi, l’empêcha de faire ce qu’il se devoit à soi-même en cette rencontre ; et le mépris que le cadet avoit pour lui, sachant très-bien pourquoi, n’aida pas au succès de ma négociation. Celle de Bertet, qui arriva justement à Paris dans cette conjoncture, se trouva commune entre M. de Bouillon et moi, par la rencontre de madame la palatine, qui étoit elle-même notre amie commune, et à laquelle Bertet avoit ordre de s’adresser directement. Elle nous assembla chez elle entre minuit et une heure, et elle nous présenta Bertet, qui, après un torrent d’expressions gasconnes, nous dit que la Reine, qui étoit résolue de rappeler le cardinal Mazarin, n’avoit pas voulu exécuter sa résolution sans prendre nos avis. M. de Bouillon, qui me jura une heure après en présence de madame la palatine qu’il n’avoit encore jusque là reçu aucune proposition, au moins formée, de la part de la cour, me parut embarrassé : mais il s’en démêla à sa manière, c’est-à-dire en homme qui savoit, mieux qu’aucun que j’aie connu, parler le plus quand il disoit le moins. M. de Turenne qui étoit plus laconique, et dans la vérité beaucoup plus franc, se tourna de mon côté, et il me dit : « Je crois que M. Bertet va tirer par le manteau tous les gens à manteau noir qu’il trouve dans la rue, pour leur demander leurs opinions sur le retour de M. le cardinal : car je ne vois pas qu’il y ait plus de raison de la demander à monsieur mon frère et à moi, qu’à tous ceux qui ont passé aujourd’hui sur le Pont-Neuf. — Il y en a beaucoup moins à moi, lui répondis-je car il y a des gens qui ont passé aujourd’hui sur le Pont-Neuf, qui pourroient donner leurs avis sur cette matière ; et la Reine sait bien que je n’y puis jamais entrer. » Bertet me repartit brusquement, et sans balancer « Et votre chapeau, monsieur que deviendra-t-il ? — Ce qu’il pourra, lui dis-je. — Et que donnerez-vous la Reine pour ce chapeau, ajouta-t-il ? — Ce que je lui ai dit cent et cent fois, lui répondis-je. Je ne m’accommoderai point avec M. le prince, si l’on ne révoque point ma nomination. Je m’y accommoderai demain et je prendrai l’écharpe isabelle, si l’on continue seulement à m’en menacer. » La conversation s’échauffa, et nous en sortîmes cependant assez bien, M. de Bouillon ayant remarqué comme moi que l’ordre de Bertet étoit de se contenter de ce que j’avois dit mille fois à la Reine sur ce sujet, en cas qu’il n’en pût tirer davantage.

Pour ce qui étoit de M. de Bouillon et de M. de Turenne, la confabulation fut bien plus longue ; je dis confabulation, parce qu’il n’y avoit rien de plus ridicule que de voir un petit Basque, homme de rien, entreprendre de persuader à deux des plus grands hommes du monde de faire la plus signalée de toutes les sottises, qui étoit de se déclarer pour la cour, avant que d’y avoir pris aucunes mesures. Ils ne le crurent pas ; ils en prirent de bonnes bientôt après. On promit à M. de Turenne le commandement des armées, et l’on assura à M. de Bouillon la récompense immense qu’il a tirée depuis pour Sedan. Ils eurent la bonté pour moi de me confier leurs accommodemens, quoique je fusse de parti contraire ; et il se rencontra par l’événement que cette confiance leur valut leur liberté.

Monsieur, qui fut averti qu’ils alloient servir le Roi, et qu’ils devoient sortir de Paris à tel jour et à telle heure, me dit, comme je revenois de leur dire adieu, qu’il les falloit arrêter, et qu’il en alloit donner l’ordre au vicomte d’Autel, capitaine de ses gardes. Jugez, je vous supplie, en quel embarras je me trouvai, en faisant réflexion d’un côté sur le juste sujet que l’on auroit de croire que j’avois trahi le secret de mes amis, et de l’autre sur le moyen dont je me pourrois servir pour empêcher Monsieur d’exécuter ce qu’il venoit de résoudre ! Je combattis d’abord la vérité de l’avis qu’on lui avoit donné ; je lui représentai les inconvéniens d’offenser sur des soupçons des gens de cette qualité et de ce mérite ; et comme je vis qu’il croyoit son avis très-sûr, comme il l’étoit en effet, et qu’il persistoit dans son dessein, je changeai de ton, et je ne songeai plus qu’à gagner du temps, pour leur donner à eux-mêmes celui de s’évader. La fortune favorisa mon intention. Le vicomte d’Autel, que l’on chercha, ne se trouva point. Monsieur s’amusa à une médaille que Bruneau lui apporta tout à propos ; et j’eus le temps de mander à M. de Turenne, par Varennes qui me tomba sous la main comme par miracle, de se sauver sans y perdre un moment. Le vicomte d’Autel manqua ainsi les deux frères de deux ou trois heures. Le chagrin de Monsieur n’en dura guère davantage ; je lui dis la chose comme elle s’étoit passée, cinq ou six jours après, l’ayant trouvé de bonne humeur. Il ne m’en voulut point de mal : il eut même la bonté de me dire que si je m’en fusse ouvert à lui dans le temps, il eut préféré à son intérêt celui que j’y avois, sans comparaison plus considérable par la raison du secret qui m’avoit été confié. Et cette aventure ne nuisit pas, comme vous pouvez croire, à serrer la vieille amitié qui étoit entre M. de Turenne et moi.

Vous avez déjà vu, en plus d’un endroit de cette histoire, que celle que M. de La Rochefoucauld avoit pour moi n’étoit pas si bien confirmée. Voici une marque que j’en reçus, qui mérite de n’être pas omise. M. Talon, qui est présentement secrétaire du cabinet, et qui étoit dès ce temps-là attaché aux intérêts du cardinal, entra un matin dans ma chambre comme j’étois au lit ; et après m’avoir fait un compliment et s’être nommé (car je ne le connoissois seulement pas de visage), il me dit que bien qu’il ne fût pas dans mes intérêts, il ne pouvoit pas s’empêcher de m’avertir du péril où j’étois ; que l’horreur qu’il avoit pour les mauvaises actions, et le respect qu’il avoit pour ma personne, l’obligeoient à me dire que Gourville et La Roche-Courbon, domestique de M. de La Rochefoucauld et major de Damvilliers, avoient failli à m’assassiner[5] la veille sur le quai qui est vis-à-vis du pont Bourbon. Je remerciai, comme vous pouvez juger, M. Talon, pour qui effectivement je conserverai jusqu’au dernier soupir une tendre reconnoissance ; mais l’habitude que j’avois à recevoir des avis de cette nature fit que je n’y fis pas toute la réflexion que je devois faire et au nom et au mérite de celui qui me le donnoit, et que je ne laissai pas d’aller le lendemain au soir chez madame de Pommereux seul dans mon carrosse, et sans autre suite que celle de deux pages et trois ou quatre laquais. M. Talon revint chez moi le lendemain matin ; et après qu’il m’eut témoigné de l’étonnement du peu d’attention que j’avois fait sur son premier avis, il ajouta que ces messieurs m’avoient encore manqué d’un quart d’heure la veille auprès des Blancs-Manteaux, sur les neuf heures du soir, qui étoit justement l’heure que j’étois sorti de chez madame de Pommereux. Ce second avis, qui me parut plus particularisé que l’autre, me tira de mon assoupissement. Je me tins sur mes gardes, je marchai en état de n’être pas surpris. Je m’informai par M. Talon même de tout le détail. Je fis arrêter et interroger La Roche-Courbon, qui déposa devant le lieutenant criminel que M. de La Rochefoucauld lui avoit commandé de m’enlever, et de me mener à Damvilliers ; qu’il avoit pris pour cet effet soixante hommes choisis de la garnison de cette place ; qu’il les avoit fait entrer dans Paris séparément ; que lui et Gourville ayant remarqué que je revenois tous les jours de l’hôtel de Chevreuse entre minuit et une heure, avec dix ou douze gentilshommes seulement en deux carrosses, avoient posté leurs gens sous la voûte de l’arcade qui est vis-à-vis du pont Bourbon ; que comme ils avoient vu que je n’avois pas pris le chemin du quai un tel jour, ils m’étoient allés attendre le lendemain auprès des Blancs-Manteaux, où ils n’avoient encore manqué, parce que celui qui étoit en garde à la porte du logis de madame de Pommereux, pour observer quand j’en sortirois, s’étoit amusé à boire dans un cabaret prochain. Voilà la déposition de La Roche-Courbon, dont le lieutenant criminel fit voir l’original à Monsieur en ma présence. Vous croyez aisément qu’il ne m’eût pas été difficile, après un aveu de cette nature, de le faire rouer ; et que s’il eût été appliqué à la question, il eût peut-être confessé quelque chose de plus que le dessein de l’enlèvement. Le comte de Pas, frère de M. de Feuquières, et de celui qui porte aujourd’hui le même nom, à qui j’avois une obligation considérable, vint me conjurer de lui donner la vie, et je la lui accordai. J’obligeai Monsieur de commander au lieutenant criminel de cesser la procédure ; et comme il me disoit qu’il la falloit au moins pousser jusqu’à la question pour en tirer au moins la vérité tout entière, je lui répondis en présence de tout ce qui étoit dans le cabinet du Luxembourg : « Il est si beau, si honnête et si extraordinaire, monsieur, à des gens qui font une entreprise de cette nature, de hasarder de la manquer, et de se perdre eux-mêmes par une action aussi difficile qu’est celle d’enlever un homme qui ne va pas la nuit sans être accompagné, et de le conduire à soixante lieues hors du royaume ; il est si beau, dis-je, de hasarder cela plutôt que de se résoudre à l’assassiner, qu’il vaut mieux, à mon sens, ne pas pénétrer plus avant, de peur que nous ne trouvions quelque chose qui dépare une générosité qui honore notre siècle. » Tout le monde se prit à rire, et peut-être en ferez-vous de même. La vérité est que je voulus témoigner ma reconnoissance au comte de Pas, qui m’avoit obligé deux ou trois mois auparavant sensiblement, en me renvoyant, pour rien tout le bétail de Commercy, qui étoit à lui de bonne guerre, parce qu’il l’avoit repris après les vingt-quatre heures. J’appréhendai que si la chose alloit plus loin et que l’on pénétrât la vérité de l’assassinat, qui n’étoit déjà que trop clair, je ne pusse plus tirer des mains du parlement ce malheureux gentilhomme. Je fis cesser les poursuites, par les instances que j’en fis au lieutenant criminel ; je suppliai Monsieur de faire transférer de son autorité à la Bastille le prisonnier, qu’il ne voulut point à toutes fins remettre en liberté, quoique je l’en pressasse. Il se la donna cinq ou six mois après, s’étant sauvé de la Bastille, où il étoit à la vérité très-négligemment gardé. Un gentilhomme qui est à moi et qui s’appelle Malclerc, ayant pris avec lui La Forêt, lieutenant du prévôt de L’Isle, arrêta Gourville à Montlhéry où il passoit pour aller à la cour, avec laquelle M. de La Rochefoucauld avoit toujours des négociations souterraines : car Gourville ne fut pas trois ou quatre heures entre les mains des archers, qu’il arriva un ordre du premier président pour le relâcher.

Il faut avouer que je ne me sauvai de cette entreprise que par une espèce de miracle. Le jour que je fus manqué sur le quai, j’allai chez M. de Caumartin ; et je lui dis que j’étois si las de marcher toujours dans les rues avec cinq ou six carrosses pleins de gentilshommes et de mousquetons, que je le priois de me mettre dans le sien, et de me mener sans livrée à l’hôtel de Chevreuse, où je voulois aller de bonne heure, quoique je fisse état d’y demeurer à souper. M. de Caumartin en fit beaucoup de difficulté, à cause du péril où j’étois continuellement exposé ; et il n’y consentit que sur la parole que je lui donnai qu’il ne se chargeroit point de moi au retour, et que mes gens me reviendroient prendre sur le soir à l’hôtel de Chevreuse, à leur ordinaire. Je me mis donc dans le fond de son carrosse, les rideaux à demi tirés ; et je me souviens qu’ayant vu sur le quai des gens à collet de buffle, il me dit : « Voilà des gens qui sont peut-être là à votre intention. » Je n’y fis aucune réflexion ; je passai tout le soir à l’hôtel de Chevreuse, et par hasard je ne trouvai auprès de moi, lorsque j’en sortis, que neuf gentilshommes, qui étoient justement un nombre très-propre à me faire assassiner. Madame de Rhodes, qui avoit ce soir-là un carrosse de deuil tout neuf, voyant qu’il pleuvoit, me pria de la mettre dans le mien, parce que le sien la barbouilleroit. Je m’en défendis, en lui faisant la guerre sur sa délicatesse. Mademoiselle de Chevreuse courut jusque sur les degrés après moi pour m’y obliger, et voilà ce qui me sauva la vie ; parce que je passai par la rue Saint-Honoré pour aller à l’hôtel de Brissac, où madame de Rhodes logeoit ; et qu’ainsi j’évitai le quai où l’on m’attendoit. Ajoutez cette circonstance à celle des Blancs-Manteaux, et à celle d’une générosité aussi extraordinaire que celle de M. Talon, qui, étant dans des intérêts directement contraires au mien, eut la probité de me donner l’avis de l’entreprise ; ajoutez, dis-je, à ces deux circonstances que je viens de vous raconter, celle de madame de Rhodes, et vous avouerez que les hommes ne sont pas les maîtres de la vie des hommes. Je reviens à ce que je vous ai tantôt promis des suites qu’eut le voyage du Roi.

Je vous disois, ce me semble, que voyant, comme nous le vîmes clairement en moins de quinze jours, que nous n’avions plus de parti à prendre, après la faute que nous avions faite, qui n’eût des inconvéniens terribles, nous tombâmes, comme il arrive toujours en pareil cas, dans le plus dangereux de tous, qui étoit de n’en point prendre de décisif, et de prendre quelque chose de chacun. Monsieur ne prit point les armes avec M. le prince ; et il crut, par cette raison, faire beaucoup pour la cour. Il se déclara dans Paris et dans le parlement contre le retour du Mazarin, et il s’imagina par cette considération qu’il contentoit le public. M. de Châteauneuf conserva quelque temps à Poitiers l’espérance de pouvoir amuser la Reine, par l’espérance qu’il lui donnoit à elle-même du rétablissement de son ministre, dans telle et telle conjoncture qu’il croyoit éloignée. Comme il connut et que l’impatience de la Reine et que l’empressement du cardinal approchoient ces conjonctures beaucoup plus qu’il ne s’étoit imaginé, il prit le parti de la sincérité, et il s’opposa directement au retour avec cette sorte de liberté qui est toujours aussi inutile qu’elle est odieuse toutes les fois que l’on ne l’emploie qu’au défaut du succès de l’artifice. Le parlement, qui se sentoit trop engagé à l’exclusion du Mazarin pour en souffrir le rétablissement, éclatoit avec fureur aux moindres apparences qu’il en voyoit. Comme d’autre part il ne vouloit rien faire qui fût contraire aux formes, et qui choquât l’autorité royale, il rompoit lui-même toutes les mesures que l’on pouvoit prendre pour empêcher ce rétablissement. Je le voulois en mon particulier moins que personne : mais comme je voulois aussi peu le rétablissement avec M. le prince, pour les raisons que vous avez vues ci-dessus, je ne laissois pas d’y contribuer malgré moi, par une conduite qui, quoique judicieuse dans le moment parce qu’elle étoit nécessaire, étoit inexcusable dans son principe, qui étoit d’avoir fait une de ces fautes capitales après lesquelles on ne peut plus rien faire qui soit sage. Voilà ce qui nous perdit à la fin les uns et les autres, comme vous l’allez voir par la suite.

Monsieur, qui étoit l’homme du monde qui aimoit le mieux à se donner à lui-même des raisons qui l’empêchassent de se résoudre, s’étoit toujours voulu persuader que la Reine ne porteroit jamais jusqu’à l’effet l’intention qu’il confessoit qu’elle avoit, et qu’elle auroit toujours, de faire revenir à la cour M. le cardinal Mazarin. Quand il ne fut plus en son pouvoir de se tromper soi-même, il crut que l’unique remède seroit d’embarrasser la Reine sans la désespérer ; et je remarquai en cette occasion ce que j’ai encore observé en plusieurs autres, qui est que les hommes ont une pente merveilleuse à s’imaginer qu’ils amuseront les autres par les mêmes moyens par lesquels ils sentent eux-mêmes qu’ils peuvent être amusés. Monsieur n’agissoit jamais que quand il étoit pressé, et Fremond l’appeloit l’interlocutoire incarné. De tous les moyens que l’on pouvoit prendre pour le presser, le plus efficace et le plus infaillible étoit celui de la peur ; et il se sentoit, par la règle des contraires, une pente naturelle à ne point agir quand il n’avoit point de frayeur. Le même tempérament qui produit cette inclination fait celle que l’on a à ne se point résoudre, jusqu’à ce que l’on se trouve embarrassé. Il jugea de la Reine par lui-même ; et je me souviens qu’un jour je lui représentois qu’il étoit judicieux et même nécessaire de changer de conduite selon la différence des esprits auxquels on avoit affaire, et qu’il me répondit ces propres mots : « Abus ! Tout le monde pense également ; mais il y a des gens qui cachent mieux leurs pensées les uns que les autres. » La première réflexion que je fis sur ces paroles fut que la plus grande imperfection des hommes est la complaisance qu’ils trouvent à se persuader que les autres ne sont pas exempts des défauts qu’ils se reconnoissent à eux-mêmes. Monsieur se trompa en cette rencontre encore plus qu’en aucune autre : car la hardiesse de la Reine fit qu’elle n’eut pas besoin du désespoir où Monsieur ne la vouloit pas jeter pour se porter à l’exécution de sa résolution ; et cette même hardiesse perça encore tous les embarras par lesquels il prétendoit la traverser. Il vouloit toujours se figurer qu’en ne se joignant pas à M. le prince, et en négociant toujours, tantôt par M. de Damville, tantôt par Laumont qu’il envoya à la cour, il amuseroit la Reine, qu’il croyoit pouvoir être retenue par l’appréhension qu’elle auroit de sa déclaration. Il vouloit s’imaginer qu’animant le parlement contre le retour du ministre, comme il faisoit publiquement, il ne donneroit à la cour que de ces sortes d’appréhensions qui sont plus capables de retenir que de précipiter. Comme il parloit fort bien, il nous fit un beau plan sur cela au président de Bellièvre et à moi dans le cabinet des livres, dont nous ne demeurâmes toutefois nullement persuadés. Nous le combattîmes par une infinité de raisons ; mais comme il détruisoit toutes les nôtres par une seule que j’ai touchée ci-dessus, en nous disant : « Nous avons fait la sottise de laisser sortir la Reine de Paris, nous ne saurions plus faire que des fautes ; nous ne saurions plus prendre de bon parti. Il faut aller au jour la journée ; et, cela supposé, il n’y a à faire que ce que je vous ai dit ; » ce fut en cet endroit où je lui proposai le tiers parti que l’on m’a tant reproché depuis, et que je n’avois imaginé que l’avant-veille. En voici le projet :

Je puis dire avec vérité et sans vanité que, dès que je vis la Reine hors de Paris avec une armée, je ne doutai presque plus de l’infaillibilité du rétablissement du cardinal, parce que je ne crus pas que la foiblesse de Monsieur, les contre-temps du parlement, les négociations inséparables des différentes cabales qui partageoient le parti des princes, pussent tenir long-temps contre l’opiniâtreté de la Reine, et contre le poids de l’autorité royale. Je ne crois pas me louer en disant que j’eus cette vue d’assez bonne heure, parce que je conviens de bonne foi que ne l’ayant eue que depuis que le Roi fut à Poitiers, je ne la pris que beaucoup trop tard. Je vous ai dit ci-devant qu’il ne s’est jamais fait une faute si lourde que celle que nous fîmes quand nous ne nous opposâmes pas au voyage ; et elle l’est d’autant plus, qu’il n’y avoit rien de plus aisé à voir que ce qui nous en arriveroit. Ce pas de clerc, que nous fîmes tous sans exception à l’envi l’un de l’autre, est un de ceux qui m’a obligé de vous dire quelquefois que toutes les fautes ne sont pas humaines, parce qu’il y en a de si grossières que des gens qui ont le sens commun ne les pourroient pas faire.

Comme j’eus vu, pesé et senti la conséquence de celle dont il s’agit, je pensai en mon particulier au moyen de la réparer ; et, après avoir fait toutes les réflexions que vous venez de voir répandues dans les feuilles précédentes sur l’état des choses, je n’y trouvai que deux issues, dont l’une fut celle de laquelle je vous ai parlé ci-dessus, qui étoit du goût et du génie de Monsieur, et à laquelle il avoit donné d’abord et de lui-même. Elle me pouvoit être bonne en mon particulier, parce qu’enfin Monsieur ne se déclarant point pour M. le prince, et entretenant la cour par des négociations, me donnoit toujours lieu de gagner temps et de faire venir mon chapeau. Mais ce parti ne me paroissoit honnête qu’autant qu’il se seroit rendu absolument nécessaire, parce qu’il ne se pouvoit procurer l’avantage qu’il donneroit peut-être par l’événement au cardinalat, qu’il ne fût très-suspect à tous ceux qui étoient dans les intérêts de ce que l’on appeloit le public. Je ne voulois nullement perdre ce public ; et cette considération, jointe aux autres que je vous ai marquées ci-dessus, faisoit que je n’étois pas satisfait d’une conduite dont les apparences n’étoient pas bonnes, et dont le succès d’ailleurs étoit fort incertain. L’autre issue que je m’imaginai étoit plus grande, plus noble, plus élevée : et ce fut celle aussi à laquelle je m’arrêtai sans balancer. Ce fut de faire en sorte que Monsieur formât publiquement un tiers parti, séparé de M. le prince, et composé de Paris et de la plupart des grandes villes du royaume, qui avoient beaucoup de disposition au mouvement, et dans une partie desquelles j’avois de bonnes correspondances. Le comte de Fuensaldagne, qui croyoit qu’il n’y avoit que la défiance où j’étois de la mauvaise volonté de M. le prince contre moi qui me fît garder des ménagemens avec la cour, m’avoit envoyé don Antonio de la Crusa pour me faire des propositions, qui me donnèrent la première vue du projet dont je vous parle : car il m’avoit offert de faire un traité secret par lequel il m’assuroit d’argent, et par lequel toutefois il ne m’obligeoit à rien de toutes les choses qui pourroient faire juger que j’eusse des correspondances avec l’Espagne. L’idée que je me formai sur cela, et sur beaucoup d’autres circonstances qui concoururent en ce temps-là, fut de proposer à Monsieur qu’il déclarât publiquement dans le parlement que, voyant que la Reine étoit résolue de rétablir le cardinal Mazarin dans le ministère, il étoit résolu, de son côté, de s’y opposer par toutes les voies que sa naissance et les engagemens publics lui permettoient ; qu’il ne seroit ni de sa prudence ni de sa gloire de se contenter des remontrances du parlement, que la Reine éluderoit au commencement et mépriseroit à la fin, pendant que le cardinal faisoit des troupes pour entrer en France, et pour se rendre maître de la personne du Roi, comme il l’étoit déjà de l’esprit de la Reine ; que, comme oncle du Roi, il se croyoit obligé de dire à la compagnie qu’il étoit de sa justice de se joindre à lui dans une occasion où il ne s’agissoit, à proprement parler, que de la manutention de ses arrêts, et des déclarations qui étoient dues à ses instances ; qu’il ne seroit pas moins de sa sagesse, parce qu’elle n’ignoroit pas que toute la ville conspiroit avec lui à un dessein si nécessaire au bien de l’État ; qu’il n’avoit pas voulu s’expliquer si ouvertement avec elle avant que de s’être mis en état de la pouvoir assurer du succès, par l’ordre qu’il avoit déjà mis aux affaires ; qu’il avoit tant d’argent, qu’il étoit déjà assuré de tant et tant de places ; et sur le tout que ce qui devoit toucher la compagnie plus que quoi que ce soit, et lui faire même embrasser avec joie l’heureuse nécessité où elle se voyoit de travailler avec lui au bien de l’État, étoit l’engagement public qu’il prenoit dès ce moment avec elle, et de n’avoir jamais aucunes intelligences avec les ennemis de l’État, et de n’entendre jamais directement ni indirectement à aucune négociation qui ne fût proposée en plein parlement, les chambres assemblées ; qu’au reste il désavouoit tout ce que M. le prince avoit fait et faisoit avec les Espagnols ; et que pour cette raison, et celles des négociations fréquentes et suspectes de tous ceux de son parti, il n’y vouloit avoir aucune communication que celle que l’honnêteté requéroit à l’égard d’un prince de son mérite. Voilà ce que je proposai à Monsieur, et que j’appuyai de toutes les raisons qui lui pouvoient faire voir la possibilité de la pratique, de laquelle je suis encore très-persuadé. Je lui exagérai tous les inconvéniens de la conduite contraire ; et je lui prédis tout ce qu’il vit depuis de celle du parlement, qui, au moment qu’il donnoit des arrêts contre le cardinal, déclaroit criminels de lèse-majesté ceux qui s’opposeraient à son retour.

Monsieur demeura ferme dans sa résolution, soit qu’il craignît, comme il disoit, l’union des grandes villes, qui pouvoit, à la vérité, devenir dangereuse à l’État ; soit qu’il appréhendât que M. le prince ne se raccommodât avec la cour contre lui : à quoi toutefois je lui avois marqué plus d’un remède. Ce qui me parut, c’est que le fardeau étoit trop pesant pour lui. Il est vrai qu’il étoit au dessus de sa portée, et que par cette raison j’eus tort de l’en presser. Il est vrai de plus que l’union des grandes villes, en l’humeur, où elles étoient, pouvoit avoir de grandes suites. J’en eus scrupule, parce que, dans la vérité, j’ai toujours appréhendé ce qui pouvoit effectivement faire du mal à l’État ; et Caumartin ne put jamais être de cet avis par cette considération. Ce qui m’y emporta, si je l’ose dire, et contre mes manières et contre mes inclinations, fut la confusion où nous allions tomber en prenant l’autre chemin, et le ridicule d’une conduite par laquelle il me sembloit que nous allions tous combattre à la façon des anciens andabates[6].

La seconde conversation que j’eus sur ce détail avec Monsieur dans la grande allée des Tuileries fut assez curieuse, et, par l’événement, presque prophétique. Je lui dis : « Que deviendrez-vous, monsieur, quand M. le prince sera raccommodé à la cour ou passé en Espagne ? quand le parlement donnera des arrêts contre le cardinal, et déclarera criminels ceux qui s’opposeront à son retour ? quand vous ne pourrez plus, avec honneur et sûreté, être ni mazarin ni frondeur ? à Monsieur me répondit : « Je serai fils de France ; vous deviendrez cardinal, et vous demeurerez coadjuteur. Je lui repartis sans balancer, comme par enthousiasme : « Vous serez fils de France à Blois, et moi cardinal au bois de Vincennes. » Monsieur ne s’ébranla point, quoi que je lui pusse dire ; et il fallut se réduire au parti de brousser à l’aveugle de jour en jour. C’est le nom que Patru donnoit à notre manière d’agir ; je vous en expliquerai le détail après que je vous aurai rendu compte d’un embarras très-fâcheux que j’eus en ce temps-là.

Bertet, qui, comme vous avez déjà vu, étoit venu à Paris pour négocier avec M. de Bouillon et moi, avoit aussi ordre de la Reine de voir madame de Chevreuse, et d’essayer de lui persuader de s’attacher encore plus intimement à elle qu’elle n’avoit fait jusque la. Il la trouva dans une disposition très-favorable pour sa négociation. Laigues étoit rempli de lui-même, et de plus l’homme du monde le plus changeant de son naturel. Il y avoit déjà quelque temps que mademoiselle de Chevreuse m’avoit averti qu’il disoit tous les jours à madame sa mère qu’il falloit finir, que tout étoit en confusion, que nous ne savions plus où nous allions. Bertet, qui étoit vif, pénétrant et insolent, s’étant aperçu du foible, en prit le défaut habilement : il menaça, il promit ; enfin il engagea madame de Chevreuse à lui promettre qu’elle ne seroit contraire en rien au retour de M. le cardinal ; et qu’en cas qu’elle ne me pût gagner sur cet article, elle feroit tous ses efforts pour empêcher que M. de Noirmoutier, qui étoit gouverneur de Charleville et du Mont-Olympe ne demeurât dans mes intérêts, quoiqu’il tînt ces deux places de moi. Noirmoutier se laissa corrompre par elle, sous des espérances qu’elle lui donna de la part de la cour ; et quand je le voulus obliger à offrir son service à Monsieur lorsque le cardinal entra avec ses troupes dans le royaume, il me déclara qu’il étoit au Roi ; qu’en tout ce qui me seroit personnel il passeroit toujours par dessus toutes sortes de considérations ; mais que dans la conjoncture présente, où il s’agissoit d’un démêlé de Monsieur avec la cour, il ne pouvoit manquer à son devoir. Vous pouvez juger du ressentiment que j’eus de cette action. J’éclatai contre lui avec fureur, et au point que quoique j’allasse tous les jours chez mademoiselle de Chevreuse, qui se déclara ouvertement contre madame sa mère en cette occasion, je ne saluois ni lui ni Laigues, et je ne parlois presque pas à madame de Chevreuse. Je reprends la suite de mon discours.

La Saint-Martin de l’année 1651 ayant ouvert le parlement, il députa messieurs Doujat et Baron vers M. le duc d’Orléans qui étoit Limours pour le prier de venir prendre sa place au sujet d’une déclaration que le Roi avoit envoyée au parquet dès le 8 du mois d’octobre, par laquelle il déclaroit M. le prince criminel de lèse-majesté.

Monsieur vint au Palais le 20 novembre : et M. le premier président ayant exagéré, même avec emphase, tout ce qui se passoit en Guienne, conclut par la nécessité qu’il y avoit de procéder à l’enregistrement de la déclaration, pour obéir aux très-justes volontés du Roi : ce fut son expression. Monsieur, qui, comme vous avez vu ci-dessus, avoit pris sa résolution, répondit au premier président que ce n’étoit pas une affaire à précipiter ; qu’il falloit donner du temps pour travailler à l’accommodement ; qu’il s’y appliquoit de tout son pouvoir ; que M. Damville[7] étoit en chemin pour lui apporter des nouvelles de la cour ; qu’il étoit étrange que l’on pressât une déclaration contre un prince du sang, et que l’on ne songeât pas seulement aux préparatifs que le cardinal Mazarin faisoit pour entrer à main armée dans le royaume.

Je vous ennuierois fort inutilement si je m’attachois au détail de ce qui se passa dans les assemblées des chambres, qui commencèrent, comme je viens de vous le dire, le 20 novembre ; puisque celles du 23, du 24 et du 28 de ce mois, et du 1er et 2 décembre, ne furent, à proprement parler, employées qu’à une répétition continuelle de la nécessité de l’enregistrement de la déclaration que M. le premier président prenoit au nom du Roi, et des raisons différentes que Monsieur alléguoit pour obliger la compagnie à le différer. Tantôt il attendoit le retour d’un gentilhomme qu’il avoit envoyé à la cour pour négocier ; tantôt il assuroit que M. de Damville devoit arriver de la cour au premier jour, avec des radoucissemens ; tantôt il incidentoit sur la forme que l’on devoit garder lorsqu’il s’agissoit de condamner un prince du sang ; tantôt il soutenoit que le préalable nécessaire de toutes choses étoit de songer à se précautionner contre le retour du cardinal ; tantôt il produisoit des lettres de M. le prince adressées au Roi et au parlement même par lesquelles il demandoit à se justifier. Comme il vit, et que le parlement même ne vouloit pas souffrir qu’on lût ces lettres, parce qu’elles venoient d’un prince qui avoit les armes à la main contre son roi, et que ce même esprit portoit le gros de la compagnie à l’enregistrement, il quitta la partie et il envoya M. de Croissy au parlement le 4, pour le prier de ne le point attendre pour la délibération qui concernoit la déclaration, parce qu’il avoit résolu de n’y point assister. On opina, et il passa de six-vingts voix, après qu’il y eut trois ou quatre avis différens plus en la forme qu’en la substance, à faire lire, publier et enregistrer au greffe la déclaration, pour être exécutée selon sa forme et teneur.

Ce qui consterna Monsieur, c’est que Croissy ayant prié à la fin de l’assemblée de prendre jour pour délibérer sur le retour du cardinal Mazarin dont personne ne doutoit plus, il ne fut presque pas écouté. Monsieur m’en parla le soir, et me dit qu’il étoit résolu de faire agir le peuple, pour éveiller le parlement et je lui répondis ces propres paroles : « Le parlement, monsieur, ne s’éveillera que trop en paroles contre le cardinal : mais il s’endormira trop en effet. Considérez s’il vous plaît, ajoutai-je, que quand M. de Croissy a parlé, il étoit midi sonné, et que tout le monde vouloit dîner. » Monsieur ne prit que pour une raillerie ce que je lui disois tout de bon, et comme je le pensois ; et il commanda à Ornano, maître de sa garde-robe, de faire faire une manière d’émotion par Le Maillard, duquel je vous ai parlé dans le second volume de cet ouvrage. Ce misérable mena, pour mieux couvrir son jeu, vingt ou trente gueux criailler chez Monsieur ; ils allèrent de là chez M. le premier président, qui leur fit ouvrir sa porte, et les menaça avec son intrépidité ordinaire de les faire pendre.

On donna, le 7, arrêt en pleine assemblée des chambres pour empêcher à l’avenir ces insolences : mais on ne laissa pas de faire réflexion sur la nécessité de lever les prétextes qui y donnoient lieu ; et l’on s’assembla, le 9, pour délibérer touchant les bruits qui couroient du retour prochain de M. le cardinal. Monsieur ayant dit qu’il n’étoit que trop vrai, le premier président essaya d’éluder par la proposition qu’il fit de mander les gens du Roi et de faire lire les informations qui, suivant les arrêts précédens, devoient avoir été faites contre le cardinal. M. Talon représenta qu’il ne s’agissoit point de ces informations ; que le cardinal ayant été condamné par une déclaration du Roi, il ne falloit point chercher d’autres preuves ; et que s’il falloit informer, ce ne pouvoit être que contre les contraventions à cette déclaration. Il conclut à députer vers Sa Majesté pour l’informer des bruits qui couroient de ce retour, et, pour la supplier de confirmer la parole royale qu’elle avoit donnée sur ce sujet à tous ses peuples. Il ajouta que défenses seroient faites à tous les gouverneurs des provinces et des places de donner passage au cardinal, et que tous les parlemens seroient avertis de cet arrêt, et exhortés d’en donner un pareil. Après ces conclusions l’on commença à opiner mais la délibération n’ayant pu se consommer, et Monsieur s’étant trouvé mal le dimanche au soir, l’assemblée fut remise au mercredi 15. Elle produisit, presque tout d’une voix l’arrêt conforme aux conclusions, qui portoient, outre ce que je vous en ai dit ci-dessus, que le Roi seroit supplié de donner part au Pape et aux autres princes étrangers des raisons qui l’avoient obligé à éloigner le cardinal de sa personne et de ses conseils.

Il y eut ce jour-là un intermède, qui vous fera connoître que ce n’étoit pas sans raison que j’avois prévu la difficulté du personnage que j’aurois à jouer dans la conduite que nous prenions. Machaut et Fleury, serviteurs passionnés de M. le prince, ayant dit en opinant que le trouble de l’État n’étoit causé que par des gens qui vouloient à toute force emporter le chapeau de cardinal, j’interrompis le premier pour lui répondre que j’étois si accoutumé à en voir dans ma maison, qu’apparemment je n’étois pas assez ébloui de sa couleur pour faire à sa considération tout le mal dont il m’accusoit. Comme on ne doit jamais interrompre les avis, il s’éleva une fort grande clameur en faveur de Machaut. Je suppliai la compagnie d’excuser ma chaleur, laquelle toutefois, ajoutai-je, ne procède pas de défaut de respect.

Quelqu’un ayant dit aussi, en opinant, qu’il falloit procéder à l’égard du cardinal comme l’on avoit procédé autrefois à l’égard de l’amiral de Coligny, c’est-à-dire mettre sa tête à prix, je me levai, aussi bien que tous les autres conseillers-clercs ; parce qu’il est défendu par les canons, aux ecclésiastiques, d’assister aux délibérations dans lesquelles il y a un avis ouvert à mort.

Le 18, messieurs des enquêtes allèrent par députés à la grand’chambre pour demander l’assemblée, sur une lettre que M. le cardinal Mazarin avoit écrite à M. d’Elbœuf, en lui demandant conseil touchant son retour en France. M. le premier président s’adressa la lettre ; il dit que M. d’Elbœuf la lui avoit envoyée ; qu’il avoit en même temps dépêché au Roi pour lui en rendre compte, et faire voir la conséquence ; et qu’il attendoit la réponse de son envoyé, après laquelle il prétendoit assembler la compagnie, s’il ne plaisoit à Sa Majesté de lui donner satisfaction. Les enquêtes ne se contentèrent pas de cette parole de M. le premier président : elles renvoyèrent le lendemain, qui fut le 19, leurs députés à la grand’cham-bre ; et l’on fut obligé d’assembler le 20, après avoir invité M. le duc d’Orléans.

Le premier président ayant dit à la compagnie que le sujet de l’assemblée étoit la lettre dont j’ai parlé ci-dessus, et un voyage que M. de Noailles avoit fait vers M. d’Elbœuf, les gens du Roi furent mandés, qui, par la bouche de M. Talon, conclurent à ce qu’en exécution de l’arrêt d’un tel jour les députés du parlement se rendissent au plus tôt auprès du Roi, pour l’informer de ce qui se passoit sur la frontière ; que Sa Majesté fût suppliée d’écrire à l’électeur de Cologne, pour faire sortir le cardinal Mazarin de ses terres et seigneuries ; que M. le duc d’Orléans fût prié d’envoyer au Roi en son nom à cette même fin, comme aussi au maréchal d’Hocquincourt et aux autres commandans de troupes, pour leur donner avis du dessein que le cardinal Mazarin avoit de rentrer en France ; que quelques conseillers de la cour fussent nommés pour se transporter sur la frontière, et pour dresser des procès-verbaux de ce qui se passeroit à l’égard de ce retour ; qu’il fût fait défense aux maires et échevins des villes de lui donner passage, ni lieu d’assemblée à aucunes troupes qui le dussent favoriser, ni retraite à aucuns de ses parens et domestiques ; que le sieur de Noailles fût assigné à comparoître en personne à la cour, pour rendre compte du commerce qu’il entretenoit avec lui ; et que l’on publieroit un monitoire pour être informé dé la vérité de ces commerces. Voilà le gros des conclusions conformément auxquelles l’arrêt fut donné.

Vous croyez sans doute que le cardinal est foudroyé par le parlement, en voyant que les gens du Roi même forment et enflamment les exhalaisons qui produisent un aussi grand tonnerre. Nullement. Au même instant que l’on donnoit cet arrêt avec une chaleur qui alloit jusqu’à la fureur, un conseiller ayant dit que les gens de guerre qui s’assembloient sur la frontière pour le service du Mazarin se moqueroient de toutes les défenses du parlement, si elles ne leur étoient signifiées par des huissiers qui eussent de bons mousquets et de bonnes piques ; ce conseiller, dis-je, du nom duquel je ne me souviens pas mais qui, comme vous voyez, ne parloit pas de trop mauvais sens, fut repoussé par un soulèvement général de toutes les voix, comme s’il eût avancé la plus sotte et la plus impertinente chose du monde et toute la compagnie s’écria, même avec véhémence, que le licenciement des gens de guerre n’appartenoit qu’à Sa Majesté.

Je vous supplie d’accorder, s’il est possible, cette tendresse de cœur pour l’autorité du Roi, avec l’arrêt qui, au même moment, défend à toutes les villes de donner passage à celui que cette même autorité veut rétablir. Ce qui est de plus merveilleux, c’est que ce qui paroît un prodige aux siècles à venir ne se sent pas dans le temps ; et que ceux même que j’ai vus raisonner depuis sur cette matière, comme je fais à l’heure qu’il est, eussent juré, dans les instans dont je vous parle, qu’il n’y avoit rien de contradictoire entre la restriction et l’arrêt. Ce que j’ai vu dans nos troubles m’a expliqué dans plus d’une occasion ce que je n’avois pu concevoir auparavant dans les histoires. On y trouve des faits si opposés les uns aux autres, qu’ils en sont incroyables mais l’expérience nous fait connoître que tout ce qui est incroyable n’est pas faux. Vous verrez encore des preuves de cette vérité dans la suite de ce qui se passa au parlement, que je reprendrai après vous avoir entretenue de quelques circonstances qui regardent la cour.

Il y eut contestation dans le cabinet, sur la manière dont la cour se devoit conduire à l’égard du parlement. Les uns soutenoient qu’il le falloit ménager avec soin, et les autres prétendoient qu’il étoit plus à propos de l’abandonner à lui-même : ce fut le mot dont Brachet se servit en parlant à la Reine. Il lui avoit été inspiré et dicté par Menardeau-Champré, conseiller de la grand’chambre et homme de bon sens, qui avoit donné charge de dire à la Reine de sa part que le mieux qu’elle pouvoit faire étoit de laisser tomber à Paris toutes choses dans la confusion, qui sert toujours au rétablissement de l’autorité royale, quand elle vient jusqu’à un certain point ; qu’il falloit pour cet effet commander à M. le premier président d’aller faire sa charge de garde des sceaux à la cour ; y appeler M. de La Vieuville avec tout ce qui avoit trait aux finances ; y faire venir le grand conseil, etc. Cet avis qui étoit fondé sur les indispositions que l’on croyoit qu’un abandonnement de cet éclat produiroit dans une ville où l’on ne peut désavouer que tous les établissemens ordinaires n’aient un enchaînement même très-serré les uns avec les autres ; cet avis fut, dis-je, combattu avec beaucoup de force par tous ceux qui appréhendoient que les ennemis du cardinal ne se servissent utilement, contre ses intérêts, de la foiblesse de M. le président Le Bailleul, qui, par l’absence du premier président, demeureroit à la tête du parlement ; et de la nouvelle aigreur qu’un éclat comme celui-là produiroit encore dans l’esprit des peuples. Le cardinal balança long-temps entre les raisons qui appuyoient l’un et l’autre parti, quoique la Reine, qui par son goût croyoit toujours que le plus aigre étoit le meilleur, se fût déclarée d’abord pour le premier. Ce qui décida, à ce que le maréchal de La Ferté m’a dit depuis, fut le sentiment de M. de Senneterre, qui écrivit fortement au cardinal pour l’appuyer, et qui lui fit même peur des expressions fort souvent très-fortes du premier président, lesquelles faisoient quelquefois, ajoutoit Senneterre, plus de mal que ses intentions ne pouvoient faire de bien. Cela étoit trop exagéré. Enfin le premier président sortit de Paris par ordre du Roi, et il ne prit pas même congé du parlement ; à quoi il fut porté par M. de Champlâtreux, assez contre son inclination. M. de Champlâtreux eut raison, parce qu’enfin il eût pu courre fortune, dans l’émotion qu’un spectacle comme celui-là eût pu produire. Je lui allai dire adieu la veille de son départ, et il me dit ces propres paroles : « Je m’en vais à la cour, et je dirai la vérité ; après quoi il faudra obéir au Roi. » Je suis persuadé qu’il le fit effectivement comme il le dit. Je reviens à ce qui se passa au parlement.

Le 29 décembre, les gens du Roi entrèrent dans la grand’chambre. Ils présentèrent une lettre de cachet du Roi, qui portoit injonction à la compagnie de différer l’envoi des députés qui avoient été nommés par l’arrêt du 13 pour aller trouver le Roi, parce qu’il leur avoit plus que suffisamment expliqué autrefois son intention. M. Talon ajouta qu’il étoit obligé, par le devoir de sa charge, de représenter l’émotion qu’une telle députation pourroit causer dans un temps aussi troublé. « Vous voyez, continua-t-il, tout le royaume ébranlé ; et voilà encore une lettre du parlement de Rouen qui nous écrit qu’il a donné arrêt contre le cardinal Mazarin, conforme au vôtre du 13. »

M. le duc d’Orléans prit la parole ensuite. Il dit que le cardinal Mazarin étoit arrivé le 25 à Sedan ; que les maréchaux d’Hocquincourt et de La Ferté l’alloient joindre avec une armée pour le conduire à la cour ; et qu’il étoit temps de s’opposer à ses desseins, desquels on ne pouvoit plus douter. Je ne puis vous exprimer à quel point alla le soulèvement des esprits : l’on eut peine à attendre que les gens du Roi eussent pris leurs conclusions, qui furent à faire partir incessamment les députés pour aller trouver le Roi, et déclarer dès à présent le cardinal Mazarin et ses adhérens criminels de lèse-majesté ; à enjoindre aux communes de leur courir sus à défendre aux maires et échevins des villes de leur donner passage ; à vendre sa bibliothèque et tous ses meubles. L’arrêt ajouta que l’on prendroit préférablement sur le prix la somme de cent cinquante mille livres pour être donnée à celui qui représenteroit le cardinal vif ou mort. À cette parole, tous les ecclésiastiques se levèrent, pour la raison que j’ai marquée dans une pareille occasion.

  1. Avoit déclaré les nouveaux ministres : Châteauneuf fut placé à la tête des affaires ; les sceaux furent rendus à Mole ; et La Vieuville, dont le fils étoit l’amant de la princesse palatine, devint surintendant des finances.
  2. Marsin : Jean-Gaspard-Ferdinand, comte de Marsin, mort au service d’Espagne en 1673.
  3. Lenet : Pierre, procureur général près le parlement de Dijon. Il fut l’un des serviteurs les plus habiles et les plus zélés du prince de Condé. Mort en 1671. Ses Mémoires font partie de cette série.
  4. Une déclaration : Cette déclaration fut enregistrée au parlement de Paris le 4 décembre 1651.
  5. Avoient failli m’assassiner : Il n’étoit pas question d’assassinat. Le prince de Condé avoit chargé Gourville et La Roche-Courbon d’enlever le coadjuteur, et de le conduire à Damvilliers. Le hasard seul fit manquer cette entreprise, dont les détails fort curieux se trouvent dans les Mémoires de Gourville.
  6. C’est-à-dire à tâtons. Les andabates étoient des gladiateurs qui combattoient les yeux fermés. (A. E.)
  7. M. de Damville : François-Christophe de Levi, comte de Brian, puis duc de Damville ; mort en 1661.