Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre quatrième/Section 3

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Livre quatrième


[1652] Vous vous imaginez sans doute que les affaires sont bien aigries ; et vous en serez encore bien plus persuadée quand je vous aurai dit que le 2 janvier suivant, c’est-à-dire le 2 janvier 1652, on donna encore, sur les conclusions des gens du Roi et sur l’avis que l’on eut que le cardinal avoit déjà passé Epernay ; l’on donna, dis-je, un second arrêt par lequel il fut ordonné, de plus que l’on inviteroit tous les autres parlemens à donner un arrêt pareil à celui du 29 décembre ; que l’on enverroit deux conseillers[1], avec les quatre qui avoient été nommés, sur les rivières, avec ordre d’armer les communes ; que les troupes de M. le duc d’Orléans seroient commandées pour s’opposer à la marche du cardinal, et que les ordres seroient envoyés pour leur subsistance. N’est-il pas vrai qu’il y avoit apparence, après ces conclusions et après cet arrêt, que le parlement vouloit la guerre ? Nullement. Un conseiller ayant dit que le premier pas pour cette subsistance étoit d’avoir de l’argent, et d’en prendre dans les parties casuelles ce qui étoit du droit annuel, fut rebuté avec indignation et avec clameur ; et la même compagnie, qui venoit d’ordonner la marche des troupes de Monsieur pour s’opposer à celles du Roi, traita la proposition de prendre ces deniers avec la même religion et le même scrupule qu’elle eût pu avoir dans la plus grande tranquillité du royaume. Je dis, à la levée du parlement, à Monsieur, qu’il voyoit que je ne lui avois pas menti quand je lui avois tant répété qu’on ne faisoit jamais bien la guerre civile avec les conclusions des gens du Roi. Il dut s’en apercevoir, quoique d’une autre manière, le lendemain : car le parlement s’étant assemblé et le marquis de Sablonnières, mestre de camp du régiment de Valois, étant entré, et ayant dit à Monsieur que Du Coudray-Geniers, qui étoit l’un des commissaires pour armer les communes, avoit été tué, et que Bitaut, qui étoit l’autre, étoit prisonnier des ennemis, la commotion fut si générale dans tous les esprits, qu’elle n’eût pu être plus grande, quand il se seroit agi de l’assassinat du monde le plus noir et le plus horrible, médité et exécuté en pleine paix. Je me souviens que Bachaumont, qui étoit ce jour-là derrière moi, me dit à l’oreille, en se moquant de ses confrères : « Je vas acquérir une merveilleuse réputation, car j’opinerai à écarteler M. d’Hocquincourt, qui a été assez insolent pour charger des gens qui arment les communes contre lui. » La colère que le parlement eut de cette prévarication de M. d’Hocquincourt, et contre laquelle il décréta en forme, fut cause, à mon opinion, que l’on ne refusa pas l’audience à un gentilhomme de M. le prince[2], qui apportoit une lettre et une requête de sa part : car je ne vois pas par quelle autre raison on eût pu recevoir ce paquet, envoyé au parlement après l’enregistrement de la déclaration, puisque ce même parlement avoit refusé de voir une lettre et une remontrance de M. le prince de cette même nature le 2 décembre, qui étoit un temps dans lequel il n’y avoit encore aucune procédure en forme qui eût été faite contre lui dans la compagnie. Je fis remarquer cette circonstance le soir du 11, à M. Talon, qui avoit conclu lui-même à entendre l’envoyé ; et il me répondit ces propres mots : « Nous ne savons plus tous ce que nous faisons : nous sommes hors des grandes règles. » Il ne laissa pas d’insister, dans ses conclusions, à ce que l’on ne touchât point aux deniers du Roi, qu’il maintint devoir être sacrés, quoi qu’il pût arriver. Jugez, je vous prie, comme cela se pouvoit accorder avec l’autre partie des conclusions qu’il avoit données deux ou trois jours auparavant, par lesquelles il armoit les communes, et faisoit marcher les troupes pour s’opposer à celles du Roi ! J’ai admiré mille fois en ma vie le peu de sens de ces malheureux gazetiers qui ont écrit l’histoire de ce temps-là ; je n’en ai pas vu un seul qui ait seulement fait une réflexion légère sur ces contradictions, qui en sont pourtant les plus curieuses et les plus remarquables. Je ne pouvois concevoir dès ce temps-là celles que je remarquois dans la conduite de M. Talon, parce qu’il étoit effectivement homme d’un esprit ferme et d’un jugement solide : et je crus quelquefois qu’elles étoient affectées. Je me souviens que je perdis cette pensée après y avoir fait de grandes réflexions, et que j’eus des raisons, du détail desquelles je n’ai pas la mémoire assez fraîche, pour demeurer persuadé qu’il étoit emporté, comme tous les autres, par les torrens qui courent dans ces sortes de temps avec une impétuosité qui agite les hommes en un même moment de différens côtés.

Voilà justement ce qui arriva à M. Talon dans la délibération de laquelle nous parlons : car après qu’il eut conclu à faire entrer l’envoyé de M. le prince, et à lire sa lettre et sa requête, il ajouta qu’il falloit envoyer l’une et l’autre au Roi, et ne point délibérer que l’on n’eût sa réponse. La lettre de M. le prince au parlement n’étoit qu’une offre qu’il faisoit à la compagnie de sa personne et de ses armes contre l’ennemi commun ; et la requête tendoit à ce qu’il fût sursis à l’exécution de la déclaration qui avoit été registrée contre lui, jusqu’à ce que les déclarations et arrêts rendus contre le cardinal eussent eu leur plein et entier effet.

On ne put achever la délibération, quoique l’on eût opiné jusqu’à trois heures après-midi ; elle fut consommée le lendemain, qui fut le 12 ; et arrêt fut donné, par lequel il fut dit que l’on redemanderoit M. Bitaut et M. Du Coudray, qui n’étoient que prisonniers, à M. d’Hocquincourt ; et qu’en cas de refus on le rendroit responsable, lui et toute sa postérité, de tout ce qui leur pourroit arriver ; que la déclaration et l’arrêt contre le cardinal seroient exécutés ; que défenses seroient faites à tous les sujets du Roi de reconnoître le maréchal d’Hocquincourt, et autres qui assistent le cardinal, en qualité de commandans des troupes de Sa Majesté ; et qu’il seroit sursis à l’exécution de la déclaration et arrêt rendus contre M. le prince, jusqu’à ce que la déclaration et arrêts rendus contre le cardinal eussent été entièrement exécutés.

Ce qui se passa au parlement le 16 et le 19 janvier n’est d’aucune considération. M. de Nemours qui revenoit de Bordeaux, et qui passoit en Flandre pour en ramener des troupes que les Espagnols donnoient à M. le prince, arriva à Paris le soir du 19. Il est nécessaire de reprendre d’un peu plus haut le détail de ce qui concerne cette marche de M. de Nemours, qui donna beaucoup d’ombrage à Monsieur.

Je vous ai déjà dit, ce me semble, que M. le duc d’Orléans étoit cruellement embarrassé cinq ou six fois par jour, parce qu’il étoit persuadé que tout alloit à l’aventure, et qu’il étoit même impossible de faire bien. Il y avoit des momens où il prenoit de cette sorte de courage que le désespoir produit ; et c’étoit dans ces momens où il disoit que le pis qui lui pourroit arriver seroit d’être en repos à Blois. Mais Madame, qui n’estimoit pas ce repos pour lui, troubloit souvent la douceur des idées qu’il s’en formoit, et lui donnoit par conséquent des appréhensions fréquentes des inconvéniens qu’il ne craignoit déjà que trop naturellement. La constitution où étoient les affaires n’aidoit pas à lui donner de la hardiesse : car, outre qu’il marchoit toujours sur des précipices, les allures qu’il étoit obligé d’y suivre et d’y prendre étoient d’une nature à faire glisser les gens qui eussent été les plus fermes et les plus assurés. Comme il ne pouvoit oublier le jeudi saint, et qu’il craignoit d’ailleurs extrêmement la dépendance dans laquelle il croyoit qu’il tomberoit infailliblement s’il s’unissoit absolument avec M. le prince, il se contraignoit lui-même dans toutes ses démarches à un point qu’il forçoit dix fois par jour les plus naturelles ; et dans le temps qu’il espéroit encore qu’on pourroit traverser le retour de M. le cardinal par d’autres moyens que ceux de la guerre civile, il s’accoutumoit si bien à garder les mesures qui étoient convenables à cette disposition, que quand il fut obligé de les changer il tomba dans une conduite hétéroclite, et toute pareille à celle du parlement.

Vous avez déjà vu en plusieurs occasions que cette compagnie dans une même séance commandoit à des troupes de marcher, et leur défendoit en même temps de pourvoir à leur subsistance ; qu’elle armoit les peuples contre les gens de guerre, qui avoient leurs commissions et leurs ordres en bonne forme de la cour ; et qu’elle éclatoit au même moment contre ceux qui proposoient qu’on licenciât les gens de guerre ; qu’elle enjoignoit aux communes de courre sus aux généraux des armées du Roi qui appuyoient le Mazarin ; et qu’elle défendoit au même instant, sur peine de la vie, de faire aucune levée sans commission expresse de Sa Majesté. Monsieur, qui se figuroit qu’en demeurant uni avec le parlement il fronderoit le Mazarin sans dépendance de M. le prince, se laissa couler par cette conjonction encore plus aisément dans la pente où il ne tomboit déjà que trop naturellement par son irrésolution. Elle l’obligeoit à tenir des deux côtés toutes les fois qu’il avoit lieu de le faire. Ce qui étoit de son inclination lui devint nécessaire, par son union avec une compagnie qui n’agissoit jamais que sur le fondement d’accorder les ordonnances royaux avec la guerre civile. Ce ridicule est en quelque manière couvert dans le temps, à l’égard du parlement, par la majesté d’un grand corps que la plupart des gens croient infaillible. Il paroît toujours de bonne heure dans les particuliers, quels qu’ils soient, fils de France ou princes du sang. Je le disois tous les jours à Monsieur, qui en convenoit, et puis revenoit tous les jours à me dire en sifflant : « Qu’y a-t-il de mieux à faire ? » Je crois que ce mot servit de refrain plus de cinquante fois à tout ce qui se dit dans une conversation que j’eus avec lui le jour que M. de Nemours arriva à Paris. Monsieur me témoignant beaucoup de chagrin de ce que les troupes qu’il alloit querir en Flandre fortifieroient trop M. le prince, « qui s’en servira après, ajouta-t-il, à ses fins et comme il lui plaira, » je lui dis que j’étois au désespoir de le voir dans un état où rien ne lui pouvoit donner de la joie, et où tout le pouvoit et le devoit affliger. « Si M. le prince est battu, ajoutai-je, que ferez-vous avec le parlement, qui attendroit les conclusions des gens du Roi quand le cardinal seroit avec une armée à la porte de la grand’chambre ? Que ferez-vous si M. le prince est victorieux, puisque vous êtes déjà en défiance de quatre mille hommes que l’on est sur le point de lui amener ? "

Quoique j’eusse été très-fâché et par la raison de l’engagement que j’avois sur ce point avec la Reine, et par celle même de mon intérêt particulier, qu’il se fût uni intimement avec M. le prince, avec lequel d’ailleurs il ne pouvoit s’unir sans se soumettre même avec honte, vu l’inégalité des génies, je n’eusse pas laissé de souhaiter qu’il n’eût pas la foiblesse et d’envie et de crainte qu’il avoit à son égard, parce qu’il me sembloit qu’il y avoit des tempéramens à prendre, par lesquels il pouvoit faire servir M. le prince à ses fins, sans lui donner tous les avantages qu’il en appréhendoit. Je conviens que ces tempéramens étoient difficiles dans l’exécution et par conséquent qu’ils étoient impossibles à Monsieur, qui ne reconnoissoit presque jamais de différence entre le difficile et l’impossible. Il est incroyable quelle peine j’eus à lui persuader que la bonne conduite vouloit qu’il fît ses efforts à ce que le parlement ne se déclarât pas contre ces troupes auxiliaires qui devoient venir à M. le prince. Je lui représentai avec force toutes les raisons qui l’obligeoient à ne les pas opprimer dans la conjoncture où étoient les affaires, et à ne pas accoutumer la compagnie à condamner les pas qui se faisoient contre le Mazarin. Je convins qu’il falloit blâmer publiquement l’union avec les étrangers pour soutenir la gageure, mais je soutenois qu’il falloit en même temps éluder les délibérations que l’on voudroit faire sur ce sujet ; et j’en proposois les moyens, qui par les diversions qui étoient naturelles, et par la foiblesse du président Le Bailleul, eussent été même comme imperceptibles. Monsieur demeura très-long-temps ferme à laisser aller la chose dans son cours, parce que, ajouta-t-il, M. le prince n’est déjà que trop fort ; et après que je l’eus convaincu par mes raisons, il fit tout ce que les hommes qui sont foibles ne manquent jamais de faire en pareilles occasions. Ils tournent si court quand ils changent de sentiment, qu’ils ne mesurent plus leurs allures. Ils sautent au lieu de marcher ; et il prit tout d’un coup le parti, quoi que je lui pusse dire au contraire, de justifier la marche de ces troupes étrangères, et de la justifier dans le parlement par des illusions qui ne trompent personne, et qui ne servent qu’à faire voir que l’on veut tromper. Cette figure est la rhétorique de tous les temps : mais il faut avouer que celui du cardinal Mazarin l’a étudiée et pratiquée et plus fréquemment et plus insolemment que tous les autres. Elle a été non-seulement journellement employée, mais consacrée dans les arrêts, dans les édits et dans les déclarations ; et je suis persuadé que cet outrage public fait à la bonne foi a été, comme il me semble que je vous l’ai déjà dit dans la première partie de cet ouvrage, la principale cause de nos révolutions. Monsieur me dit, dans le parlement, qu’il prétendoit que ces troupes n’étoient point espagnoles, parce que les hommes qui les composoient étoient Allemands. Vous remarquerez, s’il vous plaît, qu’il y avoit trois ou quatre ans qu’elles servoient l’Espagne en Flandre, sous le commandement d’un cadet de Wirtemberg, qui étoit nommément à la solde du roi Catholique ; et que beaucoup de gens de qualité, même du Pays-Bas, y étoient officiers. J’eus beau représenter à Monsieur que ce que nous blâmions le plus tous les jours dans la conduite du cardinal étoit cette manière d’agir et de parler, si contraire aux vérités les plus connues : je n’y gagnai rien ; et il me répondit, en se moquant de moi, que je devois avoir observé que le monde veut être trompé. Ce mot est vrai, et se vérifia en cette occasion.

Je vous supplie de me permettre de faire ici une pause, pour observer qu’il n’est pas étrange que les historiens qui traitent des matières dans lesquelles ils ne sont pas entrés par eux-mêmes s’égarent si souvent, puisque ceux même qui en sont si proches ne se peuvent défendre, dans une infinité d’occasions de prendre des apparences pour des réalités, quelquefois fausses dans toutes leurs circonstances. Il n’y eut pas un homme (je ne dis pas dans le parlement, mais dans le Luxembourg même) qui ne crût en ce temps-là que mon unique application auprès de Monsieur ne fût de rompre les mesures que M. le prince avoit avec lui. Je n’y eusse pas certainement manqué, si j’eusse seulement entrevu qu’il eût eu la moindre disposition à en prendre de bonnes et d’essentielles ; mais je vous assure qu’il étoit si éloigné de celles mêmes auxquelles l’état des affaires l’obligeoit par toutes les règles de la bonne conduite, que j’étois forcé de travailler avec soin à lui persuader de demeurer, au moins avec quelque sorte de justesse, dans celle-ci, dans le moment même que tout le monde se figuroit que je ne songeois qu’à l’en détourner. Je n’étois pourtant pas fâché du bruit que les serviteurs de M. le prince répandoient du contraire, quoique ces bruits me coûtassent de temps en temps quelques bourrades, que l’on me donnoit en opinant dans les assemblées des chambres. J’entrepris, au commencement, de m’en pouvoir servir utilement pour entretenir la Reine. Elle ne s’y laissa pas amuser long-temps ; et comme elle sut que, bien que je lui tinsse fidèlement la parole que je lui avois donnée de ne me point accommoder avec M. le prince, je ne laissois pas de conseiller à Monsieur de ne me pas rompre avec lui, elle m’en fit faire des reproches par Brachet, qui vint à Paris dans ce temps-là. Je lui fis écrire sous moi un mémoire, qui justifioit clairement que je ne manquois en rien, comme il étoit vrai, à tout ce que je lui avois promis, parce que je ne m’étois engagé à quoi que ce soit qui fût contraire à ce que j’avois conseillé à Monsieur. Brachet me dit à son retour que la Reine en étoit convaincue, après qu’il lui eut fait peser mes raisons ; mais que M. de Châteauneuf s’étoit récrié, en proférant ces propres paroles : « Je ne suis pas, madame, non plus que le coadjuteur, de l’avis du rappel de M. le cardinal ; mais il est si criminel à un sujet de dicter un mémoire pareil à celui que je viens de voir, que si j’étois son juge, je le condamnerois sans balancer sur cet unique chef. » La Reine eut la charité de commander à Brachet de me raconter ce détail, et de me dire que M. le cardinal auroit plus de fidélité pour moi que ce scélérat, quoique je ne lui en donnasse pas sujet. Ce furent ses propres paroles. Je reviens au parlement.

Ce qui s’y passa, depuis le 12 janvier 1652 jusqu’au 24 du même mois, ne mérite pas votre attention, parce qu’on n’y parla presque que de l’affaire de messieurs Bitaut et Du Coudray, que l’on y traita toujours comme s’il se fût agi d’un assassinat qui eût été commis de sang-froid sur les degrés du Palais.

Le 24, M. le président de Bellièvre et les autres députés qui avoient été à Poitiers firent leur relation des remontrances qu’ils avoient faites au Roi, au nom du parlement, contre le retour du cardinal, avec toute la véhémence et toute la force imaginable. Ils dirent que Sa Majesté, après en avoir communiqué avec la Reine et son conseil, leur avoit fait répondre en sa présence, par M. le garde des sceaux, que quand le parlement avoit donné ses derniers arrêts, il n’avoit pas su sans doute que M. le cardinal Mazarin n’avoit fait aucune levée de gens de guerre que par les ordres exprès de Sa Majesté ; qu’il lui avoit été commandé d’entrer en France, et d’y amener ses troupes, et qu’ainsi le Roi ne trouvoit pas mauvais ce que la compagnie avoit fait jusqu’à ce jour ; mais qu’il ne doutoit pas aussi que quand elle auroit appris le détail dont il venoit de l’informer, et su de plus que M. le cardinal Mazarin ne demandoit que le moyen de se justifier, elle ne donnât à tous ses peuples l’exemple de l’obéissance qu’ils lui devoient. Jugez, s’il vous plaît, quelle commotion put faire dans le parlement une réponse si peu conforme aux paroles solennelles que la Reine lui avoit réitérées plus de dix fois ! M. le duc d’Orléans ne l’appuya pas, en disant que le Roi lui avoit envoyé Ruvigny pour lui faire le même discours, et pour lui ordonner de renvoyer dans leurs garnisons les régimens qui étoient sous son nom. La chaleur fut encore augmentée par les arrêts des parlemens de Toulouse et de Rouen, donnés contre le Mazarin, dont on affecta la lecture dans ce moment, aussi bien que celle d’une lettre du parlement de Bretagne, qui demandoit à celui de Paris union contre les violences de M. le maréchal de La Meilleraye. M. Talon harangua, avec une véhémence qui avoit quelque chose de la fureur, contre le cardinal. Il tonna en faveur du parlement de Rennes contre le maréchal de La Meilleraye ; mais il conclut à des remontrances sur le retour du premier, et à des informations contre le désordre des troupes du maréchal d’Hocquincourt. Le feu s’exhala en paroles : midi sonna, et l’on remit la délibération au lendemain 25. Elle produisit un arrêt conforme à ces conclusions, que je viens de vous rapporter, avec une addition toutefois qui y fut mise, particulièrement en vue du maréchal de La Meilleraye : qui étoit qu’il ne seroit procédé au parlement à la réception d’aucuns ducs et pairs et maréchaux de France, que le cardinal ne fût hors du royaume.

Le pur hasard fit un incident dans cette séance qui fut pris, par la plupart des gens pour un grand mystère. M. le maréchal d’Etampes ayant dit en opinant, sans aucun dessein, que le parlement devoit s’unir avec Monsieur pour chasser l’ennemi commun, quelques conseillers le suivirent dans leurs avis, sans y entendre aucune finesse ; et les autres le contredirent, par ce pur esprit que je vous ai quelquefois dit être opposé à tout ce qui est ou paroît concerté dans ces sortes de compagnies. M. le président de Novion, qui étoit raccommodé intimement avec la cour, prit très-habilement cette conjoncture pour la servir ; et jugeant très-bien que la personne du maréchal d’Etampes, qui étoit domestique de Monsieur, lui donnoit lieu de faire croire qu’il y avoit de l’art à ce qui n’avoit été jeté à la vérité qu’à l’aventure, il s’éleva avec M. le président de Mesmes contre ce mot d’union, comme contre la parole du monde la plus criminelle. Il exagéra avec éloquence l’injure que l’on faisoit au parlement de le croire capable d’une jonction qui produiroit infailliblement la guerre civile. La tendresse de cœur pour l’autorité royale saisit tout d’un coup toutes les imaginations. L’on poussa les voix jusqu’à la clameur contre la proposition du pauvre maréchal d’Etampes, et on la rejeta avec fureur de la même manière que si elle n’eût pas été avancée peut-être plus de cinquante fois depuis six semaines par trente conseillers ; de la même manière que si le parlement n’eût pas remercié Monsieur, dans toutes les séances, des obstacles qu’il apportoit au retour du cardinal ; et enfin de la même manière que si les gens du Roi même n’eussent pas conclu, en deux ou trois manières différentes, à le prier de faire marcher ses troupes pour cet effet. Il faut revenir à ce que je vous ai déjà dit quelquefois, que rien n’est plus peuple que les compagnies.

M. le duc d’Orléans, qui étoit présent à cette scène, en fut atterré ; et ce fut ce qui le détermina à joindre ses troupes à celles de M. le prince. Il y avoit long-temps qu’il les lui faisoit espérer, et parce qu’il n’avoit pas la force de les lui refuser, et parce qu’il en étoit pressé au dernier point par M. de Beaufort, qui y avoit un intérêt personnel en ce qu’il les devoit commander. Mais il m’avoua, le soir du jour dans lequel ce ridicule acte se joua, qu’il avoit eu bien de la peine à s’y résoudre ; mais qu’il confessoit que puisqu’il n’y avoit rien à espérer du parlement, qui se perdroit lui-même, et qui perdroit aussi tous ceux qui étoient embarqués avec lui, il ne falloit pas laisser périr M. le prince : et peu s’en fallut qu’il ne me proposât de me raccommoder même avec lui. Il n’en vint pas toutefois jusque là, soit qu’il fît réflexion sur mes engagemens qui ne lui étoient pas inconnus ; soit (et c’est ce qui m’en parut) que la peur qu’il avoit de se mettre dans la dépendance de M. le prince fût plus forte dans son esprit que celle qu’il venoit de prendre de ce contre-temps du parlement. Vous verrez la suite de toutes ces dispositions après que je vous aurai rendu compte de ce qui se passa à la cour en ce temps-là.

Je vous ai déjà dit, ce me semble, que M. de Châteauneuf avoit à la fin pris le parti de s’expliquer clairement avec la Reine contre le rétablissement du cardinal ; ce qu’il fit, à mon opinion, sans aucune espérance d’y réussir, et dans la seule vue de tirer mérite dans le public de sa retraite, qu’il voyoit inévitable, et qu’il étoit bien aise de faire au moins croire au peuple être la suite et l’effet de la liberté avec laquelle il avoit dissuadé le rappel du ministre. Il demanda son congé : il l’obtint.

M. le cardinal Mazarin arriva à la cour[3] ; où il fut reçu comme vous pouvez vous l’imaginer. Il y trouva M. Le Tellier, que M. de Châteauneuf et M. de Villeroy y avoient déjà fait revenir, pour je ne sais quelle fin dont on faisoit un mystère en ce temps-là, et le détail de laquelle je ne me puis remettre. Il détermina le Roi à prendre le chemin de Saumur, quoique beaucoup de gens lui conseillassent de marcher en Guienne pour achever de pousser M. le prince. Il crut qu’il étoit plus à propos d’opprimer d’abord M. de Rohan[4], qui, étant gouverneur d’Angers, s’étoit déclaré, avec la ville et le château, pour les princes. Angers, assiégé par messieurs de La Meilleraye et d’Hocquincourt, ne tint que fort peu, et ne coûta que peu de monde. Le Pont-de-Cé, où Beauveau commandoit pour les princes, fut pris d’abord, et presque sans résistance, par messieurs de Noailles et de Broglie. Le Roi partit de Saumur, et il alla à Tours, où M. l’archevêque de Rouen[5] jeta les premiers fondemens de sa faveur par les plaintes qu’il porta au Roi, au nom des évêques qui s’y trouvèrent, contre les arrêts qui avoient été rendus au parlement contre M. le cardinal Mazarin. Leurs Majestés se rendirent ensuite à Blois, où M. Servien les rejoignit. Le maréchal d’Hocquincourt s’en approcha avec l’armée, qui faisoit des désordres incroyables, faute de paiement. Nous verrons ses progrès, après que je vous aurai rendu compte de ce qui se passoit à Paris.

Je suis persuadé que je vous ennuierois si j’entrois dans le détail de ce qui se traita au parlement dans les assemblées des chambres, depuis le 25 de janvier jusqu’au 15 février. Il n’y en a qu’une ou deux tout au plus, qui ne furent employées qu’à donner des arrêts pour le rétablissement des fonds destinés au paiement des rentes de l’hôtel-de-ville, que la cour, selon sa louable coutume, retiroit aujourd’hui pour mettre la confusion dans Paris, et remettoit le lendemain, de peur de l’y mettre trop grande. Ce qui fut de plus considérable dans le Palais en ce temps-là fut que la grand’chambre donna arrêt le 8 février, à la requête du procureur général, par lequel elle défendoit à qui que ce soit, sans exception, de lever des troupes sans commission du Roi. Jugez, je vous supplie, comment cela se pouvoit accorder avec sept ou huit arrêts que vous avez vus ci-dessus !

Le 15 de février, le parlement et la ville reçurent deux lettres de cachet, par lesquelles le Roi leur donnoit part, et de la rébellion de M. de Rohan, et de la marche des troupes d’Espagne que M. de Nemours amenoit, et en faisoit voir les inconvéniens, en les exhortant à l’obéissance. Monsieur prit la parole ensuite : il représenta que M. de Rohan ne s’étoit rendu maître de la ville et du château d’Angers que pour exécuter les arrêts de la compagnie, qui ordonnoient à tous les gouverneurs des places de s’opposer aux entreprises du cardinal ; que Boisleur, lieutenant général d’Angers et partisan passionné de ce ministre, en avoit une toute formée sur cette place et qu’ainsi M. de Rohan avoit été obligé de le prévenir, et de se saisir même de sa personne ; qu’il ne pouvoit concevoir comme l’on pouvoit concilier ce qui se passoit tous les jours au parlement ; que les chambres assemblées avoient donné sept ou huit arrêts consécutifs, portant injonction aux gouverneurs des provinces et des villes de se déclarer contre le cardinal ; et qu’il n’y avoit que deux jours que la Tournelle, à la requête de l’évêque d’Angers, frère de Boisleur, avoit donné arrêt contre M. le duc de Rohan, qui n’étoit coupable que d’avoir exécuté ceux des chambres assemblées ; que la grand’chambre venoit d’en donner un par lequel elle défendoit de lever des troupes sans commission du Roi ; et qu’il n’y avoit rien de plus contraire à la prière que le parlement en corps avoit faite et réitérée plusieurs fois, à lui duc d’Orléans, d’employer toutes ses forces pour l’exclusion du cardinal ; qu’au reste il se croyoit obligé d’avertir la compagnie que tous les arrêts rendus n’avoient point encore été envoyés, ni aux bailliages, ni aux parlemens, ainsi qu’il avoit été ordonné. Il ajouta que M. de Damville, l’étoit venu trouver de la part du Roi, et qu’il lui avoit apporté la carte blanche, pour l’obliger à consentir au rétablissement du cardinal ; mais que rien au monde ne l’y pourroit jamais obliger, non plus qu’à se séparer des sentimens du parlement, etc.

Messieurs les présidens Le Bailleul et de Novion soutinrent avec fermeté que les arrêts de la grand’chambre et de la tournelle, dont Monsieur venoit de se plaindre, étoient juridiques, en ce qu’ils étoient rendus par des chambres où le nombre des juges étoit complet. Cette raison, aussi impertinente que vous la voyez, vu la matière, satisfit la plupart des vieillards, noyés ou plutôt abîmés dans les formes du Palais. La jeunesse, échauffée par Monsieur, s’éleva, et força M. de Bailleul à mettre la chose en délibération. M. Talon, avocat général, éluda finement de s’expliquer sur les deux arrêts de la grand’chambre et de la tournelle, par la diversion qu’il donna à la compagnie d’une déclamation qui lui fut fort agréable contre M. l’évêque d’Avranches, odieux et par l’infamie de sa vie, et par l’attachement d’esclave qu’il avoit au cardinal : Il s’égaya à ce propos sur la non résidence des évêques, contre laquelle il fit donner effectivement, un arrêt sanglant ; et il conclut à ce qu’il fût fait défenses aux maires et échevins des villes, aussi bien qu’aux gouverneurs des places, de livrer passage aux troupes espagnoles, conduites par M. de Nemours.

Ce fut en cet endroit où Monsieur exécuta ce que je vous ai dit ci-devant qu’il avoit résolu, et même il y renchérit. Il soutint que ces troupes n’étoient point espagnoles : qu’il les avoit prises à sa solde. Ce discours, qui fut assez étendu, consuma du temps ; l’heure sonna, et l’assemblée fut remise au lendemain 16. Il n’y en eut point toutefois, parce que Monsieur envoya dès le matin s’excuser, sur le prétexte d’une colique. Voici la véritable raison du délai.

Les derniers contre-temps du parlement l’avoient embarrassé au dessus de tout ce que je vous en puis exprimer ; et je crois qu’il m’avoit dit cent fois en moins de deux jours : « C’est une chose cruelle que de se trouver dans un état où l’on ne peut rien faire qui soit bien ! Je n’y avois jamais fait d’attention : je le sens, et je l’éprouve. » Son agitation, qui avoit, comme la fièvre, ses accès et ses redoublemens, ne fut jamais plus sensible que le jour qu’il commanda ou plutôt qu’il permit à M. de Beaufort de faire agir ses troupes. Et comme je lui représentois qu’il me sembloit qu’après les déclarations qu’il avoit tant de fois réitérées dans le parlement et partout ailleurs contre le Mazarin, le pas de donner du mouvement à ses troupes contre lui n’ajoutoit pas tant à la mesure du dégoût qu’il avoit déjà donné à la cour, qu’il le dût tant appréhender. Il me répondit ces mémorables paroles, sur lesquelles j’ai fait mille et mille réflexions « Si vous étiez né fils de France, infant d’Espagne, roi de Hongrie, ou prince de Galles, vous ne me parleriez pas comme vous faites. Sachez que nous autres princes nous ne comptons les paroles pour rien, mais que nous n’oublions jamais les actions. La Reine ne se ressouviendroit pas demain à midi de mes déclamations contre le cardinal, si je le voulois souffrir demain au matin. Si mes troupes tirent un coup de mousquet, elle ne me le pardonnera pas, quoi que je puisse faire d’ici à deux mille ans. » La conclusion générale que je tirai de ce discours fut que Monsieur étoit persuadé que tous les princes du monde, sur de certains chapitres étoient faits les uns comme les autres ; et la particulière, qu’il n’étoit pas si animé contre le cardinal, qu’il ne pensât à ne pas rendre la réconciliation impossible en cas de nécessité. Il m’en parut toutefois, un quart-d’heure après cet apophthegme plus éloigné que jamais : car M. de Damville étant entré dans le cabinet des livres, où il étoit seul avec Monsieur, et l’ayant extrêmement pressé, au nom et de la part de la Reine, de lui promettre de ne point joindre ses troupes à celles de M. de Nemours qui s’avançoient, Monsieur demeura inflexible dans sa résolution ; et il parla même sur ce sujet avec un fort grand sens et avec tous les sentimens qu’un fils de France, qui se trouve forcé par les conjonctures à une action de cette nature, peut et doit conserver dans ce malheur. Voici le précis de ce qu’il dit : Qu’il n’ignoroit pas que le personnage qu’il soutenoit en cette occasion ne fût le plus fâcheux du monde, vu qu’il ne pouvoit jamais lui rien apporter, et qu’il lui ôtoit par avance et le repos et la satisfaction ; qu’il étoit assez connu, pour ne laisser aucun soupçon que ce qu’il faisoit fût l’effet de l’ambition ; que l’on ne pouvoit pas non plus l’attribuer à la haine, de laquelle l’on savoit qu’il n’avoit jamais été capable contre personne ; que rien ne l’y avoit porté, que la nécessité où il s’étoit trouvé de ne pas laisser périr l’État entre les mains d’un ministre incapable et abhorré du genre humain ; qu’il l’avoit soutenu dans la première guerre de Paris contre le mouvement de sa conscience, par la seule considération de la Reine ; qu’il l’avoit défendu quoiqu’avec le même scrupule, mais par la même raison, dans tout le cours des mouvemens de Guienne ; que la conduite déplorable qu’il y tint dans un temps, et l’usage qu’il voulut faire dans l’autre des avantages que celle de lui, Monsieur, lui avoit procurés ; l’usage dis-je qu’il en voulut faire contre lui-même l’avoit forcé de penser à sa sûreté ; et qu’il avouoit, quoiqu’à sa confusion, que Dieu s’étoit servi de ce motif pour l’obliger à prendre le parti que son devoir lui dictoit depuis si long-temps ; qu’il n’avoit point pris ce parti comme un factieux qui se cantonne dans un coin du royaume, et qui y appelle les étrangers ; qu’il ne s’étoit uni qu’avec les parlemens qui ont sans comparaison plus d’intérêt que personne à la conservation de l’État ; que Dieu avoit béni ses intentions, particulièrement en ce qu’il avoit permis que l’on se défit de ce malheureux ministre sans y employer le feu et le sang ; que le Roi avait accordé aux larmes de ses peuples cette justice, encore plus nécessaire pour son service que pour la satisfaction de ses sujets ; que tous les corps du royaume, sans en excepter aucun, en avoient témoigné leur joie par des arrêts par des remercîmens, par des feux et des réjouissances publiques ; que l’on étoit sur le point de voir l’union rétablie dans la maison royale qui auroit réparé en moins de rien les pertes que les avantages que les ennemis avoient tirés de la division y avoient causées ; que le mauvais démon de la France venoit de ressusciter ce scélérat pour remettre partout la confusion ; qu’elle étoit la plus dangereuse de toutes, parce que ceux qui avoient l’intention du monde la plus épurée de tous les intérêts étoient ceux qui y pouvoient le moins remédier ; que dans la plupart des désordres qui étoient arrivés jusque là dans l’État, l’on en avoit pu espérer la fin, par la satisfaction que l’on pouvoit toujours essayer de donner à ceux qui les avoient causés par leur ambition : et qu’ainsi ce qui presque toujours en avoit fait le mal en avoit été au moins pour le plus souvent le remède ; que ce grand symptôme n’étoit pas de la même nature ; qu’il étoit arrivé par une commotion universelle de tout le corps ; que les membres étoient dans l’impuissance de s’aider en leur particulier pour leur soulagement, parce qu’il n’y avoit plus de remède que de pousser au dehors le venin qui avoit infecté tout le corps ; que le parlement y étoit si engagé, que quand lui, M. d’Orléans et M. le prince s’en relâcheroient, ils ne les pourroient pas ramener ; et que lui, M. d’Orléans et M. le prince y étoient si obligés pour leur sûrété, qu’ils se déclareroient contre les parlemens s’ils étoient capables de changer. « Me conseilleriez-vous, Brion, disoit Monsieur (il appeloit le plus souvent ainsi M. le duc de Damville, du nom qu’il portoit quand il étoit son premier écuyer), me conseilleriez-vous de me fier aux paroles du Mazarin, après ce qui s’est passé ? Le conseilleriez-vous à M. le prince ? Et supposé que nous puissions nous y fier, croyez-vous que la Reine doive balancer à nous donner la satisfaction que toute la France ou plutôt que toute l’Europe demande avec nous ? Nul ne sent plus que moi le déplorable état où je vois le royaume ; et je ne puis regarder sans frémissement les étendards d’Espagne, quand je fais réflexion qu’ils sont sur le point de se joindre à ceux de Languedoc et de Valois. Mais le cas qui me force n’est-il pas de ceux qui ont fait dire, et qui ont fait dire avec justice, que nécessité n’a point de loi ? Et me puis-je défendre d’une conduite qui est l’unique qui me puisse défendre, moi et tous mes amis, de la colère de la Reine et de la vengeance de son ministre ? Il a toute l’autorité royale en mains ; il est maître de toutes les places ; il dispose de toutes les vieilles troupes ; il pousse M. le prince dans le coin du royaume ; il menace le parlement de la capitale : il recherche lui-même la protection d’Espagne et nous savons le détail de ce qu’il a promis en passant dans le pays de Liège à don Antonio Pimentel. Que puis-je faire en cet état, ou plutôt que ne dois-je point faire, si je ne me veux déshonorer, et passer pour le dernier, je ne dis pas des princes, mais des hommes ? Quand j’aurai laissé opprimer M. le prince ; quand j’aurai laissé subjuguer la Guienne ; quand le cardinal sera avec une armée victorieuse aux portes de Paris, dira-t-on : Le duc d’Orléans est estimable d’avoir sacrifié sa personne, le parlement et la ville à la vengeance du Mazarin plutôt que d’avoir employé les armes des ennemis de la couronne ? Et ne dira-t-on pas au contraire : Le duc d’Orléans est un lâche et un innocent de prendre des scrupules qui ne conviendroient pas même à un capucin, s’il étoit aussi engagé que l’est le duc d’Orléans ? »

Voilà ce que Monsieur dit à M. de Damville, avec ce torrent d’éloquence qui lui étoit naturel, toutes les fois qu’il parloit sans préparation. J’ai oublié de vous dire que ce don Antonio Pimentel lui fut envoyé par Fuensaldagne sous prétexte de l’escorter, et que le cardinal lui donna de grandes espérances d’une paix avantageuse au roi Catholique. Don Antonio m’a dit qu’il lui avoit parlé en ces propres termes « Grabúgio fo per voi : je fais ce grabuge pour vous. Payez-moi en ne faisant pour M. le prince que la moitié de ce que vous y pouvez faire, ou dites dès à présent ce que vous voulez pour la paix. La France me traite d’une manière qui me donne lieu de vous pouvoir servir sans scrupule. »

Monsieur n’en fût pas apparemment demeuré là, si l’on ne fut venu l’avertir que M. le président de Bellièvre[6] étoit dans sa chambre. Il sortit du cabinet des livres, et il m’y laissa avec M. de Damville, qui m’entreprit en mon particulier avec une véhémence très-digne du bon sens de la maison de Ventadour, pour me persuader que j’étois obligé, et par la haine que M. le prince avoit pour moi, et par les engagemens que j’avois pris avec la Reine, d’empêcher que Monsieur ne joignît ses troupes avec celles de M. de Nemours. Voici ce que je lui répondis en propres termes, ou plutôt ce que je lui dictai sur ses tablettes, avec prière de les faire lire à la Reine et à M. le cardinal :

« J’ai promis de ne me point accommoder avec M. le prince ; j’ai déclaré que je ne pouvois quitter le service de Monsieur, et que je ne pouvois par conséquent m’empêcher de le servir en tout ce qu’il feroit pour s’opposer au rétablissement de M. le cardinal. Voilà ce que j’ai dit à la Reine devant Monsieur ; voilà ce que j’ai dit à Monsieur devant la Reine ; et voilà ce que je tiens fidèlement. Le comte de Fiesque assure tous les jours M. de Brissac que M. le prince me donnera la carte blanche quand il me plaira : ce que je reçois avec tout le respect que je dois, mais sans y faire aucune réponse. Monsieur me commande de lui dire mon sentiment sur ce qu’il peut faire de mieux supposé là résolution où il est de ne consentir jamais au retour du cardinal ; et je crois que je suis obligé en conscience et en honneur de lui répondre qu’il lui donnera tout l’avantage, s’il ne forme un corps de troupes assez considérable pour s’opposer aux siennes, et pour faire diversion de celles avec lesquelles il opprime M. le prince. Enfin je vous supplie de dire à la Reine que je ne fais que ce que je lui ai toujours dit que je ferois ; et qu’elle ne peut avoir oublié ce que je lui ai dit tant de fois, qui est qu’il n’y a aucun homme dans le royaume qui soit plus fâché que moi que les choses soient dans un état qui fasse qu’un sujet puisse et doive même parler ainsi à sa maîtresse. »

J’expliquai à ce propos à M. de Damville ce qui s’étoit passé autrefois sur cela dans les conversations que j’avois eues avec la Reine. Il en fut touché, parce que, dans la vérité, il étoit bien intentionné et passionné pour la personne du Roi ; et il s’affecta si fort, particulièrement de l’effort que je lui dis que j’avois fait pour faire connoître à la Reine qu’il ne tenoit qu’à elle de se rendre maîtresse absolue de tous nos intérêts, et des miens encore plus que de ceux des autres, qu’il s’ouvrit bien plus qu’il n’avoit fait de tendresse pour moi, et qu’il me dit : « Ce misérable (en parlant du cardinal) va vous perdre ; songez à vous, car il ne pense qu’à vous empêcher d’être cardinal ; je ne puis vous en dire davantage. » Vous verrez dans peu que j’en savois plus sur ce chef que celui qui m’en avertissoit.

Comme nous étions sur ce discours, Monsieur rentra dans le cabinet des livres ; et, en s’appuyant sur M. le président de Bellievre, il dit à M. de Damville qu’il allât chez Madame, qui l’avoit envoyé chercher. Il s’assit, et il me dit : « Je viens de raconter à M. le président ce que j’ai dit devant vous à M. de Damville : mais il faut que je vous dise à tous deux ce dont je n’ai eu garde de m’ouvrir devant lui. Je suis cruellement embarrassé : car je vois que ce que je lui ai soutenu être nécessaire, et ce qui l’est en effet ne laisse pas d’être très-mauvais : ce que je crois n’être jamais arrivé en aucunes affaires du monde qu’en celle-ci. J’y ai fait réflexion toute ma vie ; j’ai rappelé dans ma mémoire toute l’intrigue de la Ligue, toute la faction des huguenots, tous les mouvemens du prince d’Orange, et je n’y ai rien trouvé de si difficile que ce que je rencontre dans toutes les heures, ou plutôt à tous les momens, devant moi. » Il ramassa et exagéra en cet endroit tout ce que vous avez vu jusques ici répandu dans cet ouvrage sur cette matière ; et je lui répondis aussi en cet endroit tout ce que vous y avez pu remarquer de mes pensées. Comme il est impossible de fixer une conversation dont le sujet est l’incertitude même, il se répondoit au lieu de me répondre : et ce qui arrive toujours en ce cas est que celui qui se répond ne s’en aperçoit jamais, et ainsi on ne finit point. Je suppliai Monsieur, par cette raison, de me permettre que je misse par écrit mes sentimens sur l’état des choses. Je lui dis qu’il ne falloit qu’une heure pour cela. Je n’étois pas fâché, pour vous dire le vrai, de trouver lieu, à tout événement de lui faire confirmer par M. de Bellièvre ce que je lui avois avancé dans les occasions. Il me prit au mot ; il passa dans la galerie, où il y avoit une infinité de gens ; et j’écrivis sur la table du cabinet des livres ce que vous allez voir, dont j’ai encore l’original.

« Je crois qu’il ne s’agit pas présentement de discuter ce que Son Altesse Royale a pu ou dû faire jusqu’ici ; et je suis même persuadé qu’il y a inconvénient dans les grandes affaires à rebattre le passé, si ce n’est pour mémoire, et simplement autant qu’il peut avoir rapport à l’avenir. Monsieur n’a que quatre partis à prendre : ou à s’accommoder avec la Reine, c’est-à-dire avec le cardinal Mazarin ou à s’unir intimement avec M. le prince ; ou à faire un tiers parti dans le royaume, ou à demeurer en l’état où il est aujourd’hui, c’est-à-dire à tenir un peu de tous les côtés : avec la Reine, en demeurant uni avec le parlement, qui, en frondant contre le cardinal, ne laisse pas de garder des mesures, à l’égard de l’autorité royale, qui rompent deux fois par jour celles de M. le prince : avec M. le prince, en joignant ses troupes avec celles de M. de Nemours : avec le parlement, en parlant contre le Mazarin, et en ne se servant pas toutefois de l’autorité que sa naissance et l’amour que le peuple de Paris a pour lui lui donnent, pour pousser cette compagnie plus loin qu’elle ne veut aller. De ces quatre parties, le premier, qui est de se raccommoder avec le cardinal, a toujours été exclues des délibérations par Son Altesse Royale, parce qu’elle a supposé qu’il n’étoit ni de sa dignité ni de sa sûreté. Le second, qui est de s’unir absolument et entièrement avec M. le prince, n’y a pas été reçu non plus, parce que Monsieur n’a pas voulu se pouvoir seulement imaginer qu’il eût été capable de se proposer à soi-même (ce sont les termes dont il s’étoit servi) de se séparer du parlement, et de s’abandonner par ce moyen, et à la discrétion de M. le prince, et au retour de M. de La Rochefoucauld. Le troisième parti, qui est celui d’en former un troisième dans le royaume, a été rejeté par Son Altesse Royale, et parce qu’il peut avoir des suites trop dangereuses pour l’État, et parce qu’il ne pourroit réussir qu’en forçant le parlement à prendre une conduite contraires à ses manières et à ses formes : ce qui est impossible, que par des moyens qui sont encore plus contraires à l’inclination et aux maximes de Monsieur. Le quatrième parti, qui est celui que Son Altesse Royale suit présentement, est celui-là même qui lui cause les peines et les inquiétudes où elle est, parce qu’en tenant quelque chose de tous les autres il a presque tous les inconvéniens de chacun, et n’a, à proprement parler, les avantages d’aucun. Pour obéir à Monsieur, je vais déduire mes sentimens sur tous les quatre. Quoique je pusse trouver en mon particulier mes avantages dans le raccommodement avec M. le cardinal, et quoique d’autre part je sois si fort déclaré contre lui que mes avis sur tout ce qui le regarde puissent et même doivent être suspects, je ne balance pas à dire à Son Altesse Royale qu’elle ne peut sans se déshonorer prendre de tempérament sur cet article, vu la disposition de tous les parlemens, de toutes les villes et de tous les peuples ; et qu’elle le peut encore moins avec sûreté, vu la disposition des choses, celle de M. le prince, etc. Les raisons de ce sentiment sautent aux yeux, et je ne les touche qu’en passant. Je supplie Monsieur de ne me point commander de m’expliquer sur le second parti, qui est celui de s’unir entièrement avec M. le prince, pour deux raisons : dont la première est que les engagemens que j’ai pris en mon particulier, et même par son consentement, avec la Reine sur ce point, lui devroient donner lieu de croire que mes avis y pourroient être intéressés ; et la seconde est que je suis convaincu que s’il étoit résolu à se séparer du parlement, ce qui écherroit à délibérer ne seroit pas s’il faudroit s’unir à M. le prince, mais ce qu’il faudroit que Monsieur fît pour se tenir M. le prince soumis à lui-même ; et cette soumission de M. le prince à Son Altesse Royale est une des principales raisons qui m’avoient obligé de lui proposer le tiers parti, sur lequel il faut que je m’explique un peu plus au long, parce qu’il est nécessaire de le traiter conjointement avec le quatrième qui est celui de prendre quelque chose de tous les quatre. M. le prince a fait des pas vers l’Espagne qui ne se peuvent jamais accorder que par miracle avec la pratique du parlement ; et lui ou ceux de son parti en font journellement vers la cour qui s’accordent encore moins avec la constitution présente de ce corps. Monsieur est inébranlable dans la résolution de ne se point séparer de ce corps : ce qu’il seroit obligé de faire, s’il s’unissoit de tout point avec un prince qui, d’un côté par ses négociations, ou au moins par celles de ses serviteurs avec le Mazarin, donne des défiances continuelles à cette compagnie, et qui l’oblige en même temps une fois ou deux par jour, par sa jonction publique avec l’Espagne, à se déclarer ouvertement contre lui. Il se trouve que Monsieur, dans le même instant qu’il ne peut s’unir avec M. le prince par la considération que je viens de dire ; il se trouve, dis-je, qu’il est obligé d’empêcher que M. le prince périsse, parce que sa ruine donneroit trop de force au cardinal. Cela supposé, il ne reste plus de choix qu’entre le tiers parti et celui que Son Altesse Royale suit aujourd’hui. Il est donc à propos, avant que d’entrer dans le détail et dans l’explication du tiers parti, d’examiner les inconvéniens et les avantages de ce dernier. Le premier avantage que je remarque est qu’il a l’air de sagesse, qui est toujours bon, parce que la prudence est celle des vertus sur laquelle le commun des hommes distingue moins justement l’essentiel de l’apparent. Le second est que, comme il n’est pas décisif, il laisse ou paroît toujours laisser Son Altesse Royale dans la liberté du choix, et par conséquent dans la faculté de prendre ce qui lui pourra convenir dans le chapitre des accidens. Le troisième avantage de cette conduite est que tant que Monsieur la suivra, il ne renoncera pas à la qualité de médiateur, que sa naissance lui donne naturellement, et laquelle toute seule lui peut donner lieu en un moment, pourvu qu’il soit bien pris, de revenir avec fruit de tous les pas désagréables à la cour qu’il a faits jusqu’ici, et qu’il sera peut-être obligé de faire à l’avenir. Voilà, à mon sens, les trois sortes d’utilité qui se peuvent remarquer dans la conduite que Monsieur a prise. Pesons-en les inconvéniens : ils se présentent en foule, et ma plume auroit peine à les démêler. Je ne m’arrête qu’au capital, parce qu’il embrasse tous les autres. Son Altesse Royale offense tous les partis, en donnant de la force à l’unique avec lequel il ne veut point de réconciliation, assez apparemment pour abattre le sien propre aussi bien que les autres, et trop même certainement pour obliger celui de M. le prince à s’accommoder avec la cour ; et cela justement dans le même moment qu’il lui en donne à un prétexte très-spécieux, puisqu’il assiste tous les jours aux délibérations d’une compagnie qui condamne ses armes, et qui enregistre, sans balancer les déclarations contre lui. Monsieur voit et sent plus que personne l’importance de cet inconvénient ; mais il croit au moins en des instans que la garantie du parlement et de Paris l’en peut défendre en tout cas : ce que j’ai toujours pris la liberté de lui contester avec tout le respect que je lui dois, parce qu’il ne se peut que le parlement, en continuant à se contenir dans ses formes, ne tombe à rien dans la suite d’une guerre civile ; et que la ville que Monsieur laisse, dans le cours ordinaire de sa soumission, au parlement, ne coure sa fortune ; parce qu’elle suivra sa conduite. C’est proprement cette conduite qui, en dépit de toute la France et même de toute l’Europe, rétablira le cardinal, par les mêmes moyens par lesquels elle l’a déjà ramené dans le royaume. Il le vient de traverser avec quatre ou cinq mille aventuriers, quoique Monsieur ait un nombre de troupes considérables, au moins aussi bonnes et aussi aguerries que celles qui ont conduit ce ministre à Poitiers ; quoique la plupart des parlemens soient déclarés contre lui ; quoiqu’il n’y ait presque pas une grande ville dans l’État de laquelle la cour se puisse assurer ; quoique tous les peuples soient enragés contre le Mazarin. Ceci paroît un prodige : il n’est rien moins ; car qu’y a-t-il de plus naturel, quand on fait réflexion que ce parlement n’agissant que par des arrêts qui, en défendant les levées et le divertissement des deniers du Roi, favorisent beaucoup plus le cardinal qu’ils ne lui font de mal en le déclarant criminel ; quand on pense que ces villes, dont le branle naturel est de suivre celui du parlement, font justement comme lui ; et quand on songe que ces gens de guerre n’ont de mouvement que par des ressorts qui, par la considération des égards que Son Altesse Royale observe vers le parlement, ont une infinité de rapports avec un corps dont la pratique journalière est de condamner ce mouvement ? Il paroît aux étrangers que Monsieur conduit le parlement, parce que cette compagnie déclame comme lui contre le cardinal. Dans le vrai, le parlement conduit Monsieur, parce qu’il sait que Monsieur ne se sert que très-médiocrement des moyens qu’il a en main pour nuire au cardinal. L’appréhension de déplaire à ce corps est l’un des motifs qui l’ont empêché de faire agir ses troupes, et de travailler aussi fortement qu’il le pouvoit à en faire de nouvelles. La même politique voudra qu’il compense la jonction qu’il va faire de ses régimens avec l’armée de M. de Nemours, par la complaisance et même par l’approbation qu’il donnera par sa présence à toutes les délibérations que l’on fera, même avec fureur, contre leur marche. Ainsi il offensera la Reine, il outrera le cardinal, il ne satisfera pas M. le prince, il ne contentera pas les frondeurs. Il sera agité par toutes ces vues, encore plus qu’il ne l’a été jusqu’ici, parce que les objets qui les lui donnent se grossiront à tous les instans ; et la catastrophe de la pièce sera le retour d’un homme dont la ruine est crue si facile, que le rétablissement n’en peut être que trop honteux. J’ai pris la liberté de proposer à Son Altesse Royale un remède à ces inconvéniens, et je l’expliquerai encore en ce lieu, pour ne manquer en rien de ce qu’elle m’a commandé de lui déduire. Elle m’a fait l’honneur de me dire plusieurs fois que l’obstacle le plus grand qu’elle trouve à se résoudre à un part décisif, qu’elle avoue être nécessaire s’il est possible, est qu’elle ne le peut faire par elle-même sans se brouiller avec le parlement, parce que le parlement n’en peut jamais prendre un de cette nature, par la raison de l’attachement qu’il a à ses formes ; et qu’elle le peut encore moins du côté de M. le prince, et par cette même considération, et par celle de la juste défiance qu’elle a des différentes cabales qui ne partagent pas seulement, mais qui divisent son parti. Ces deux vues sont assurement très-sages et très-judicieuses ; et ce sont celles qui m’avoient obligé à proposer à Monsieur un moyen qui me paroissoit presque sûr pour remédier aux deux inconvéniens que l’on ne peut nier être très-considérables et très-dangereux. Ce moyen étoit que Monsieur formât un tiers parti composé des parlemens et des grandes villes du royaume, indépendant et même séparé, par profession publique, des étrangers et de M. le prince même, sous prétexte de son union avec eux. L’expédient qui me paroissoit propre à rendre ce moyen possible étoit que Monsieur s’expliquât, dans les chambres assemblées, clairement et nettement de ses intentions, en disant à la compagnie que la considération qu’il avoit eue jusqu’ici pour elle l’avoit obligé d’agir contre ses vues, contre sa sûreté, contre sa gloire ; qu’il louoit son intention ; mais qu’il la prioit de considérer que la conduite ambiguë qu’elle produisoit anéantiroit celle à laquelle tout le royaume conspiroit contre le cardinal Mazarin ; que ce ministre, qui étoit l’objet de l’horreur de tous les peuples, triomphoit de leurs haines avec quatre ou cinq mille hommes qui l’avoient conduit en triomphe à la cour, parce que le parlement donnoit tous les jours des arrêts en sa faveur, au moment même qu’il déclamoit avec le plus d’aigreur contre lui ; que lui Monsieur étoit demeuré, par la complaisance qu’il avoit pour ce corps, dans des ménagemens qui avoient en leur manière contribué aux mêmes effets ; que le mal s’augmentant, il ne pouvoit plus s’empêcher d’y chercher des remèdes ; qu’il n’en manquoit pas, mais qu’il étoit bien aise de les concerter avec la compagnie, qui devoit aussi, de son côté, prendre une bonne résolution, et se fixer, pour une bonne fois, aux moyens efficaces de chasser le Mazarin, puisqu’elle avoit jugé tant de fois que son expulsion étoit de la nécessité du service du Roi ; que l’unique moyen d’y parvenir étoit de bien faire la guerre, et que pour la bien faire il la falloit faire sans scrupule ; que le seul qu’il prétendoit dorénavant d’y conserver étoit celui qui regardoit les ennemis de l’État, avec lesquels il déclaroit qu’il n’auroit ni union ni même commerce ; qu’il ne prétendoit pas qu’on lui eût grande obligation de ce sentiment, parce qu’il sentoit ses forces, et qu’il connoissoit qu’il n’avoit aucun besoin de leurs secours ; que par cette considération, et encore plus par celle du mal que la liaison avec les étrangers peut toujours faire à la couronne, il n’approuvoit ni ne concouroit à rien de ce que M. le prince avoit fait à cet égard ; mais qu’à la réserve de cet article il étoit résolu de ne plus garder de mesures, et de faire comme lui ; de lever des hommes et de l’argent, de se rendre maître des bureaux, de se saisir des deniers du Roi, et de traiter comme ennemis ceux qui s’y opposeroient, en quelque forme et manière que ce pût être. Je croyois que Son Altesse Royale pouvoit ajouter que la compagnie n’ignoroit pas que le peuple de Paris étant aussi bien intentionné pour lui qu’il l’étoit, il lui étoit plus aisé d’exécuter ce qu’il proposoit que de le dire ; mais que la considération qu’il avoit pour elle faisoit qu’il vouloit bien lui donner part de sa résolution avant que de la porter à l’hôtel-de-ville, où il étoit résolu de la déclarer dès l’après-dînée, et d’y délivrer en même temps les commissions. Je supplie monsieur de se ressouvenir que, lorsque je lui proposai ce parti, je pris la liberté de l’assurer sur ma tête que ce discours étant accompagné des circonstances que je lui marquai en même temps, c’est-à-dire d’assemblée de noblesse, de clergé, du peuple, ne recevroit pas un mot de contradiction. J’allai plus loin : et je me souviens que je lui dis que le parlement, qui n’y donneroit le premier jour que par étonnement, y donneroit le second du meilleur de son cœur. Les compagnies sont ainsi faites ; et je n’en ai vu aucune dans laquelle trois ou quatre jours d’habitude ne fassent recevoir pour naturel ce qu’elles n’ont même commencé que par contrainte. Je représentai à Monsieur que quand il auroit mis ses affaires en cet état, il ne devroit plus craindre que le parlement se séparât de lui ; qu’il ne pourroit plus appréhender d’être livré à la cour par les négociations des différentes cabales du parti des princes, puisque ceux du parlement qui étoient dans les intérêts de la cour en auroient un trop personnel et trop proche pour laisser pénétrer leurs sentimens ; et puisque M. le prince seroit lui-même si dépendant de Son Altesse Royale ; que son principal soin seroit de le ménager : car il n’y auroit à mon opinion, aucun lieu d’appréhender qu’il se fût raccommodé à la cour si Monsieur eût pris ce parti, vu l’état des choses, la force de celui de Monsieur, la déclaration du public, et les mesures secrètes que Son Altesse Royale eût pu garder avec lui. Elle sait mieux que personne si elle n’est pas maîtresse absolue du peuple de Paris, et si, quand il lui plaira, de parler décisivement en fils de France, et en fils de France qui est et qui se sent chef d’un grand parti, il y a un seul homme dans le parlement et dans l’hôtel-de-ville qui ose, je ne dis pas lui résister, mais le contredire. Elle n’aura pas sans doute oublié que je lui avois proposé en même temps des préalables, pour le dehors, qui n’étoient ni éloignés ni difficiles : le ralliement du débris des troupes de M. de Montross, le licenciement de celles de Neubourg, la déclaration de huit ou dix des plus grandes villes du royaume. Monsieur n’a pas voulu entendre à ce parti, parce qu’il le croit d’une suite trop dangereuse pour l’État. Dieu veuille que celui qu’il a pris ne lui soit pas plus dangereux, et que la confusion où apparemment elle le jetera ne soit pas plus à craindre que la commotion dans laquelle il y auroit au moins un fils de France au gouvernail ! J’avois dans Paris trois cents officiers à moi, et le vicomte de Lameth avoit ménagé deux mille chevaux du licenciement de Neubourg. J’étois encore assuré des villes de Limoges, de Marville, de Senlis et de Toulouse. »

  1. Deux conseillers : Ces conseillers étoient Bitaut et Du Coudray. Cette mission les couvrit de ridicule.
  2. Le sieur de La Salle. (A. E.)
  3. Arriva à la cour : Le 28 janvier 1652. Le Roi, instruit qu’il approchoit de Poitiers, fit deux lieues pour aller au devant de lui.
  4. Henri Chabot, duc de Rohan, pair de France et gouverneur d’Anjou, mort en 1655, âgé de trente-neuf ans. (A. E.)
  5. François Harlay de Chanvalon, archevêque de Rouen, et ensuite de Paris. Il mourut en 1695. (A. E.)
  6. Pomponne de Bellièvre, second du nom, conseiller au parlement, président mortier, et ensuite premier président. Il eut plusieurs ambassades. Il mourut en 1657. (A. E.)