Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre quatrième/Section 9

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Nous quittâmes le premier président au Port-à-l’Anglois, et nous continuâmes notre route jusqu’à Beaugency, où nous nous embarquâmes, après avoir changé d’escorte. La cavalerie retourna à Paris ; et Pradelle, qui avoit pour enseigne Morel, qui est présentement, ce me semble, à Madame, se mit dans notre bateau avec une compagnie du régiment des Gardes, qui suivoit dans un autre. L’exempt, les gardes du corps, la compagnie du régiment, me quittèrent le lendemain que je fus arrivé à Nantes. Je demeurai purement à la garde de M. le maréchal de La Meilleraye, qui me tint parole car l’on ne pouvoit rien ajouter à la civilité avec laquelle il me garda. Tout le monde me voyoit : on me cherchoit même tous les divertissemens possibles ; j’avois presque tous les soirs la comédie. Toutes les dames s’y trouvoient, elles y soupoient souvent. Madame de La Vergne, qui avoit épousé en secondes noces M. le chevalier de Sévigné, et qui demeuroit en Anjou avec son mari, m’y vint voir, et y amena mademoiselle sa fille, qui est présentement madame de La Fayette[1]. Elle étoit fort jolie et fort aimable, et elle avoit de plus beaucoup d’air de madame de Lesdiguières. Elle me plut beaucoup ; et la vérité est que je ne lui plus guère, soit qu’elle n’eût pas d’inclination pour moi soit que la défiance que sa mère et son beau-père lui avoient donnée dès Paris même, avec application, de mes inconstances et de mes différentes amours, la missent en garde contre moi. Je me consolai de sa cruauté avec la facilité qui m’étoit assez naturelle, et la liberté que M. le maréchal de La Meilleraye me laissoit avec les dames de la ville, qui, étant à la vérité très-entière, m’étoit d’un fort grand soulagement. Ce n’est pas que l’exactitude de la garde ne fût égale à l’honnêteté : on ne me perdoit jamais de vue que quand j’étois retiré dans ma chambre ; et l’unique porte qui étoit à cette chambre étoit gardée par six gardes jour et nuit. Il n’y avoit qu’une fenêtre très-haute, qui répondoit de plus dans la cour dans laquelle il y avoit toujours un grand corps de garde ; et celui qui m’accompagnoit toutes les fois que je sortois, composé de ces six hommes dont j’ai parlé ci-dessus, se postoit sur la terrasse d’une tour d’où il me regardoit, quand je me promenois dans un petit jardin qui est sur une manière de bastion ou de ravelin qui répond sur l’eau. M. de Brissac qui se trouva dans le château de Nantes à la descente du carrosse, et messieurs de Caumartin, de Hacqueville abbé de Pontcarré, et Amelot, qui y vinrent bientôt après, furent plus étonnés de l’exactitude de la garde qu’ils ne furent satisfaits de la civilité, quoiqu’elle fût très-grande. Je vous confesse que j’en fus moi-même fort embarrassé, particulièrement quand j’appris, par un courrier de l’abbé Charier, que le Pape ne vouloit pas agréer ma démission : ce qui me fâcha beaucoup, parce que l’agrément du Pape ne l’eût pas validée, et m’eût toutefois donné ma liberté. Je dépêchai en diligence à Rome Malclerc, qui a l’honneur d’être connu de vous, et je le chargeai d’une lettre par laquelle j’expliquois au Pape mes véritables intérêts ; je donnai de plus une instruction très-ample à Malclerc, par laquelle je lui marquois tous les expédiens de concilier la dignité du Saint-Siège avec l’acceptation de cette démission. Rien ne put persuader Sa Sainteté : elle demeura inflexible. Elle crut qu’il y alloit trop de sa réputation de consentir même pour un instant à une violence aussi injurieuse à toute l’Église ; et elle dit ces propres paroles à l’abbé Charier et à Malclerc, qui pressoient le Pape les larmes aux yeux : « Je sais bien que mon agrément ne valideroit pas une démission qui a été extorquée par la force ; mais je sais bien aussi qu’il me déshonoreroit, quand on diroit que je l’ai donné à une démission qui est datée d’une prison. »

Vous croyez aisément que cette disposition du Pape m’obligeoit à de sérieuses réflexions, qui furent même dans la suite encore plus éveillées par la disposition du maréchal de La Meilleraye, qui étoit de tous les hommes le plus bas à la cour. La nourriture qu’il avoit prise à celle de M. le cardinal de Richelieu avoit fait de si fortes impressions dans son esprit, que, bien qu’il eût beaucoup d’aversion pour le cardinal Mazarin, il trembloit dès qu’il entendoit nommer son nom. Ses frayeurs redoublèrent à la première nouvelle qu’il eut que l’on incidentoit à Rome. Il m’en parut ému au delà même de ce que la bienséance eût pu permettre. Quand le cardinal lui eut mandé qu’il savoit de science certaine que la difficulté que faisoit le Pape venoit de moi, il ne se put contenir : il m’en fit des reproches ; et au lieu de recevoir mes raisons, qui étoient fondées sur la pure et simple vérité il affecta de croire que je la lui déguisoit. Je ne doutai plus alors qu’il ne préparât des prétextes pour me rendre à la cour quand il lui conviendroit de le faire. Cette conduite est ordinaire à tous ceux qui ont plus d’artifice que de jugement ; mais elle n’est pas sûre à ceux qui ont plus d’impétuosité que de bonne foi. Je fis expliquer au maréchal ses intentions, en l’échauffant insensiblement : il se trahit soi-même en me les découvrant avec beaucoup d’imprudence, en présence de tout ce qui étoit avec nous dans la cour du château. Il me lut une lettre, par laquelle on lui écrivoit que l’on avoit donné avis à la cour que je promettois à Monsieur, qui étoit à Blois, de lui ménager M. le maréchal de La Meilleraye, et au point que je ne désespérois pas qu’il ne lui donnât retraite au Port-Louis. Je lui dis qu’il auroit toujours de ces tracasseries et que la cour, qui n’avoit songé qu’à apaiser Paris en m’éloignant, ne songeroit plus qu’à me tirer de ses mains par ses artifices. Il se tourna de mon côté comme un possédé, et il me dit d’une voix haute et animée : « En un mot, monsieur, je veux bien que vous sachiez que je ne ferai pas la guerre au Roi pour vous. Je tiendrai fidèlement ma parole ; mais aussi faudra-t-il que M. le président tienne celle qu’il a donnée au Roi. »

Cependant je me résolus de penser tout de bon à me sauver. M. le président, à qui la cour avoit déjà fait une manière de tentative, m’en pressoit ; et Montrésor me fit donner un petit billet par le moyen d’une dame de Nantes : « Vous devez être conduit à Brest dans la fin du mois, si vous ne vous sauvez. » La chose étoit très-difficile. Le préalable fut d’amuser le maréchal. Joly lui faisoit voir des déchiffremens qui paroissoient fort naturels ; et je connus alors que les gens les plus défians sont très-souvent les plus dupes. Je m’ouvris à M. de Brissac, qui faisoit de temps en temps des voyages à Nantes, et qui me promit de me servir. Comme il avoit un fort grand équipage, il marchoit toujours avec beaucoup de mulets. Cette quantité de coffres me donna la pensée qu’il ne seroit pas impossible que je me fourrasse dans l’un de ces bahuts. On le fit faire exprès un peu plus grand qu’à l’ordinaire ; on fit un trou par le dessous, afin que je pusse respirer : je l’essayai même, et il me parut que ce moyen étoit praticable et simple. M. de Brissac fit un voyage de trois ou quatre jours à Machecoul, qui le changea absolument. Il s’ouvrit de ce projet à madame de Retz et à monsieur son beau-père ; ils l’en dissuadèrent : celle-là, à mon avis, par la haine qu’elle avoit pour moi ; et celui-ci par le tour de son esprit, qui alloit toujours au mal. M. de Brissac revint donc à Nantes, convaincu, à ce qu’il disoit, que j’étoufferois dans ce bahut, et touché, à la vérité, du scrupule qu’on lui avoit donné que s’il faisoit une action de cette nature, il violeroit le droit de l’hospitalité trop ouvertement. Je n’oubliai rien pour lui persuader qu’il violeroit aussi beaucoup celui de l’amitié, s’il me laissoit transférer à Brest. Il en convint, et il me donna parole qu’il me serviroit pour ma liberté en tout ce qui ne regarderoit pas le dedans du château : nous prîmes toutes nos mesures sur un plan que je me fis à moi-même aussitôt que le premier m’eut manqué.

Je vous ai déjà dit que je m’allois quelquefois promener sur une manière de ravelin, qui donnoit sur la rivière de Loire ; et j’avois observé que, comme nous étions au mois d’août, elle ne battoit pas contre la muraille, et laissoit un petit espace de terre jusqu’au bastion. J’avois aussi remarqué qu’entre le jardin qui étoit sur ce bastion, et la terrasse sur laquelle mes gardes demeuroient quand je me promenois, il y avoit une porte que Chalusset y avoit fait mettre, pour empêcher les soldats d’y aller. Je formai sur ces observations mon dessein, qui fut de tirer, sans faire semblant de rien, cette porte après moi, qui, étant à jour par des treillis, n’empêcheroit pas les gardes de me voir, mais qui les empêcheroit au moins de pouvoir venir à moi ; de me faire descendre par une corde que mon médecin et l’abbé Rousseau, frère de mon intendant, me tiendroient ; et de faire trouver des chevaux au bas du ravelin et pour moi, et pour quatre gentilshommes que je faisois état de mener avec moi. Ce projet étoit d’une exécution très-difficile : il étoit extraordinaire ; et tout ce qui l’est ne paroît possible qu’après l’exécution à ceux qui ne sont capables que de l’ordinaire. Je l’ai observé cent et cent fois ; et il me semble que Longin, ce fameux chancelier de Zénobie, l’a observé avant moi dans son livre De sublimi genere. Enfin il n’y eût rien eu de plus remarquable en notre siècle que le succès d’une évasion comme la mienne, s’il se fût terminé à me rendre maître de la capitale du royaume, en brisant mes fers. Caumartin me donna cette pensée je l’embrassai avec ardeur. M. le président de Bellièvre l’approuva ; et aussitôt que M. le chancelier et Servien, qui étoient à Paris, surent que je marchois, ils ne pensèrent qu’à me quitter la place et à se sauver. Ce fut le premier mot que Servien, qui n’étoit pas timide, proféra, quand il reçut la lettre de M. le maréchal de La Meilleraye. Joignez à cela le Te Deum qui fut chanté pour ma liberté et les feux de joie qui furent faits en plusieurs quartiers de la ville, quoique l’on ne me vît pas ; et jugez de l’effet que j’avois lieu d’espérer de ma présence ! En voilà assez pour répondre à ceux qui ont blâmé mon entreprise ; et je les supplie de s’examiner eux-mêmes, et de se demander dans leur intérieur s’ils eussent cru que la déclaration que je fis en plein parlement contre M. le cardinal Mazarin, le lendemain de la bataille de Rethel, eût réussi comme elle fit, si on la leur eût proposée un quart-d’heure avant qu’elle réussît. Je suis persuadé que presque tout ce qui s’est entrepris de grand est de cette espèce ; je le suis, de plus, qu’il est souvent nécessaire de le hasarder ; mais je le suis encore qu’il étoit judicieux dans l’occasion dont il s’agit, parce que le pis du pis étoit de faire une action de grand éclat, que j’eusse poussée si j’y eusse trouvé lieu, et à laquelle j’eusse donné un air de modération et de sagesse, si le terrain ne m’eût pas paru aussi ferme que je me l’étois imaginé : car mon projet étoit de n’entrer à Paris qu’avec toutes les apparences d’un esprit de paix ; de déclarer et au parlement et à l’hôtel-de-ville que je n’y allois que pour prendre possession de mon archevêché ; de prendre effectivement cette possession dans mon église ; de voir ce que ce spectacle produiroit dans l’esprit d’un peuple échauffé par l’état des choses : car Arras étoit assiégé par M. le prince. Le Roi, qui m’eût vu dans Paris, n’eût pas apparemment fait attaquer les lignes, comme il fit ; les serviteurs de M. le prince, qui étoient en bon nombre dans la ville, se seroient certainement joints à mes amis ; la fuite de M. le chancelier et de M. Servien auroit fait perdre cœur aux mazarins ; la collusion de M. le président de Bellièvre m’auroit été d’un avantage signalé. M. Nicolaï, premier président de la chambre des comptes, a dit depuis que comme il n’y avoit pas eu contre moi une seule ombre de formalités observée, sa compagnie n’auroit pas hésité un moment à faire, à l’égard de ma possession, tout ce qui dépendoit d’elle. J’aurois connu en faisant ces premières démarches, jusqu’où j’aurois dû et pu porter les secondes. Si, comme je l’ai dit ci-dessus, j’eusse rencontré le chemin plus embarrassé que je l’aurois cru ; je n’aurois eu qu’à faire un pas en arrière, à traiter purement l’affaire en ecclésiastique, et me retirer, après ma prise de possession, à Mézières, où deux cents chevaux m’eussent passé avec toute sorte de facilité, toutes les troupes du Roi étant éloignées. Le vicomte de Lameth étoit dedans ; et Noirmoutier même, quoique accommodé sous main à la cour, comme vous avez vu ci-devant, eût été obligé de garder de grandes mesures avec moi pour ne se pas déshonorer tout-à-fait dans le monde, et par la considération même de son intérêt particulier, parce que Charleville et le Mont-Olympe ne sont que comme un rien sans Mézières. Il avoit, de plus, renoué en quelque façon avec moi depuis que j’étois sorti de Vincennes ; et comme il croyoit que j’aurois au premier jour ma liberté, il avoit pris cet instant pour se raccommoder avec moi, et pour m’envoyer Blanchecour, capitaine d’infanterie dans la garnison de Mézières. Il m’apporta une lettre signée de lui et du vicomte de Lameth, et ils m’écrivoient tous deux comme étant et ayant toujours été dans mes intérêts, et y voulant vivre et mourir. Un billet séparé du vicomte me marquoit que M. le duc de Noirmoutier affectoit de faire le zélé pour moi plus que jamais, pour couvrir le passé par un éclat qui, en l’état où étoient les choses, ne le pouvoit plus, au moins selon son opinion, commettre avec la cour. Cependant comme Mézières n’est pas considérable sans Charleville et sans le Mont-Olympe, je n’y eusse pu rien faire de grand, dans la défiance où j’étois de Noirmontier ; mais j’y eusse toujours trouvé de quoi me retirer ; et c’étoit justement ce dont j’avois le plus besoin dans l’occasion de laquelle je vous parle.

Tout ce plan fut renversé en un moment, quoiqu’aucune des machines sur lesquelles il étoit bâti n’eût manqué. Je me sauvai[2] un samedi 8 d’août à cinq heures du soir ; la porte du petit jardin se referma après moi presque naturellement ; je descendis très-heureusement au bas du bastion, qui avoit quarante pieds de haut, la corde entre les jambes. Un varlet de chambre, qui est encore à moi, amusa mes gardes en les faisant boire. Ils s’amusèrent eux-mêmes à regarder un jacobin qui se baignoit, et qui, de plus, se noyoit. Le sentinelle, qui étoit à vingt pas de moi, n’osa me tirer, parce que lorsque je le vis compasser la mèche je lui criai que je le ferois pendre s’il tiroit ; et il avoua, à la question, qu’il crut sur cette menace que le maréchal étoit de concert avec moi. Deux petits pages qui se baignoient, et qui me voyant suspendu à la corde, crièrent que je me sauvois, ne furent pas écoutés, parce que tout le monde s’imagina qu’ils appeloient les gens au secours du jacobin qui se baignoit. Mes quatre gentilshommes se trouvent à point nommé au bas du ravelin où ils avoient fait semblant de faire abreuver leurs chevaux : je fus à cheval moi-même avant qu’il y eût eu seulement la moindre alarme ; et comme j’avois quarante relais posés entre Nantes et Paris, je serois arrivé infailliblement le mardi à la pointe du jour, sans un accident que je puis dire avoir été le fatal et le décisif du reste de ma vie. Je vous en rendrai compte, après que je vous aurai parlé d’une circonstance importante.

J’avois un chiffre avec madame la palatine : nous l’appelions l’indéchiffrable parce qu’il nous avoit toujours paru qu’on ne le pouvoit pénétrer qu’en sachant le mot dont on seroit convenu. Ce fut par ce chiffre que j’écrivis à M. le président que je me sauverois le 8 d’août ; ce fut par ce chiffre qu’il me manda que je me sauvasse à toute risque ; ce fut par ce chiffre que je donnai les ordres nécessaires pour régler et pour placer mes relais ; ce fut par ce chiffre que nous convînmes, Annery, Laillevaux, et moi, du lieu où la noblesse du Vexin me devoit joindre pour entrer avec moi à Paris. M. le prince, qui avoit un des meilleurs déchiffreurs du monde qui, si je m’en souviens, s’appeloit Martin, me tint ce chiffre six semaines à Bruxelles et il me le rendit, en m’avouant que cet homme lui avoit confessé qu’il étoit indéchiffrable. Voilà de grandes preuves pour la qualité d’un chiffre. Il fut dégradé, quelque temps après, par Joly, qui, quoique non déchiffreur de profession, en trouva la clef en rêvant. Pardonnez-moi, je vous prie cette petite digression, qui ne sera pas inutile. Je reprends le fil de ma narration.

Aussitôt que je fus à cheval, je pris la route de Mauve, qui est, si je ne me trompe, à cinq lieues de Nantes sur la rivière, et où nous étions convenus que M. de Brissac et M. le chevalier de Sévigné m’attendroient avec un bateau pour la passer. La Ralde, écuyer de M. le duc de Brissac, qui marchoit devant moi, me dit qu’il falloit galoper d’abord, pour ne pas donner le temps aux gardes du maréchal de fermer la porte d’une petite rue du faubourg où étoit leur quartier, et par laquelle il falloit nécessairement passer. J’avois un des meilleurs chevaux du monde, et qui avoit coûté mille écus à M. de Brissac. Je ne lui abandonnai pas toutefois la main, parce que le pavé étoit trop mauvais, et très-glissant ; mais un de mes gentilshommes, nommé Boisguérin ayant crié de mettre le pistolet à la main, parce qu’il voyoit deux gardes du maréchal qui ne songeoient pourtant pas à nous, je l’y mis effectivement, en le présentant à la tête de celui de ces gardes qui étoit le plus près de moi, pour l’empêcher de se saisir de la bride de mon cheval. Le soleil, qui étoit encore haut, donna dans la platine ; la réverbération fit peur à mon cheval, qui étoit vif et vigoureux. Il fit un grand sursaut, et il retomba des quatre pieds. J’en fus quitte pour l’épaule gauche qui se rompit contre la borne d’une porte. Un autre de mes gentilshommes, nommé Beauchêne, me releva, et me remit à cheval ; et, quoique je souffrisse des douleurs effroyables et que je fusse obligé de me tirer les cheveux de temps en-temps pour m’empêcher de m’évanouir, j’achevai ma course de cinq lieues avant que le grand-maître qui, si l’on en veut croire la chanson de Marigriy, me suivoit à toute bride avec tous les coureurs de Nantes, m’eût pu joindre. Je trouvai au lieu destiné M. de Brissac et le chevalier de Sévigné avec le bateau. Je m’évanouis en y entrant. L’on me fit revenir en me jetant un verre d’eau sur le visage. Je voulus remonter à cheval quand nous eûmes passé la rivière ; mais les forces me manquèrent, et M. de Brissac fut obligé de me faire mettre dans une grosse meule de foin, où il me laissa avec un de mes gentilshommes, qui me tenoit entre ses bras. Il emmena avec lui Joly, et il tira droit à Beaupréau, à dessein d’y assembler la noblesse pour me venir tirer de ma meule de foin.

Je me sens obligé de vous raconter deux ou trois actions de mes domestiques, qui méritent bien de n’être pas oubliées. Paris, docteur de Navarre, qui avoit donné le signal avec son chapeau aux quatre gentilshommes qui me servirent en cette occasion, fut trouvé sur le bord de l’eau par Coulon, écuyer du maréchal, qui le prit en lui donnant quelques gourmandes. Le docteur ne perdit point le jugement, et il dit à Coulon d’un ton niais et normand : « Je le dirai à M. le maréchal que vous vous amusez à battre un pauvre prêtre, parce que vous n’osez vous prendre à M. le cardinal, qui a de bons pistolets à l’arçon de sa selle. » Coulon prit cela pour bon, et lui demanda où j’étois. « Ne le voyez-vous pas, répondit le docteur, qui entre dans ce village ? » Vous remarquerez, s’il vous plaît, qu’il m’avoit vu passer l’eau. Il se sauva ainsi, et il faut avouer que cette présence d’esprit n’est pas commune. En voici une de cœur qui n’est pas moindre. Celui pour qui le docteur me vouloit faire passer, quand il dit à Coulon que j’entrois dans un village qu’il lui montroit, étoit ce Beauchêne dont je vous ai parlé. Son cheval étoit outré, et il n’avoit pu me suivre. Coulon le prenant pour moi courut à lui ; et comme il se voyoit soutenu par beaucoup de cavaliers qui étoient près de le joindre, il l’aborda le pistolet à la main. Beauchêne s’arrêta sur eux en la même posture, et il eut la fermeté de s’apercevoir dans cet instant qu’il y avoit un bateau à dix ou douze pas de lui. Il se jeta dedans ; et pendant qu’il arrêtoit Coulon en lui montrant un de ses pistolets, il mit l’autre à la tête du batelier, et le força de passer la rivière. Sa résolution ne le sauva pas seulement, mais elle contribua à me faire sauver moi-même, parce que le grand-maître ne trouvant plus ce bateau fut obligé d’aller passer l’eau beaucoup plus bas.

Voici une autre action qui n’est pas de même espèce, mais qui servit encore davantage à ma liberté. Je vous ai déjà dit qu’aussitôt que l’abbé Charier m’eut mandé que le Pape refusoit d’admettre ma démission, je dépêchai Malclerc pour en solliciter l’agrément. La cour lui joignit Gaumont, qui portoit l’original de cette démission à M. le cardinal d’Est, avec ordre de la solliciter, parce qu’il n’y avoit plus d’ambassadeur de France à Rome. Gaumont s’étant trouvé fatigué à Lyon, et ayant pris la résolution de s’aller embarquer à Marseille, Malclerc continua dans celle de prendre la route des montagnes ; et comme elle est la plus courte, Gaumont jugea à propos de lui remettre le paquet adressé à M. le cardinal d’Est. Sa simplicité fut grande, comme vous voyez ; et il n’avoit pas étudié de plus la maxime que j’ai toujours pratiquée, et que j’ai toujours enseignée à mes gens : de ne jamais compter dans les grandes affaires les fatigues, le péril et la dépense pour quelque chose. Il s’en trouva mal en ce rencontre. L’original de la démission ne se trouva plus dans ce paquet, qui se trouva néanmoins très-bien fermé. Quand Gaumont s’en plaignit, Malclerc, qui étoit d’ailleurs plus brave que lui, se plaignit lui-même de son méchant artifice. Ce contre-temps donna lieu au Pape de laisser en doute le cardinal d’Est si l’inaction de Rome procédoit, ou de la mauvaise volonté de Sa Sainteté envers la cour, ou du défaut de l’original de la démission. Malclerc avoit ordre de supplier le Pape en mon nom, en cas qu’il ne la voulût pas admettre, d’amuser le tapis, afin de me donner le temps de me sauver. Il lui en donna de plus, comme vous voyez, un beau prétexte. Le cardinal d’Est, qui fut amusé lui-même, amusa aussi lui-même le Mazarin. Les instances de celui-ci vers le maréchal, pour me remettre entre les mains du Roi, en furent moins fréquentes et moins vives ; et j’eus la satisfaction de devoir au zèle et à l’esprit de deux de mes gens (car l’abbé Charier eut aussi part à cette intrigue) le temps que j’eus, par ce moyen, tout entier de songer et de pourvoir à ma liberté.

Je reviens à la meule de foin. J’y demeurai caché plus de sept heures, avec une incommodité que je ne puis vous exprimer. J’avois l’épaule rompue et mise ; j’y avois une contusion terrible. La fièvre me prit sur les neuf heures du soir, et l’altération qu’elle me donnoit étoit encore cruellement augmentée par la chaleur du foin nouveau. Quoique je fusse sur le bord de la rivière, je n’osois boire ; parce que si nous fussions sortis de la meule, Montet et moi, nous n’eussions eu personne pour raccommoder le foin qui eût paru remué, et qui eût donné lieu par conséquent à ceux qui couroient après moi d’y fouiller. Nous n’entendions que des cavaliers qui passoient à droite et à gauche : nous reconnûmes même Coulon à sa voix. L’incommodité de la soif est incroyable et inconcevable à qui ne l’a pas éprouvée. M. de La Poise Saint-Offange, homme de qualité du pays, que M. de Brissac avoit averti en passant chez lui, vint sur les deux heures après minuit me prendre dans cette meule, après qu’il eut remarqué qu’il n’y avoit plus de cavaliers aux environs. Il me mit sur une civière à fumier, et il me fit porter par deux paysans dans la grange d’une maison qui étoit à lui, à une lieue de là. Il m’y ensevelit encore dans le foin ; mais comme j’y avois de quoi boire, je m’y trouvai mieux.

M. et madame de Brissac me vinrent prendre au bout de sept ou huit heures, avec quinze ou vingt chevaux ; et ils me menèrent à Beaupréau, où je trouvai l’abbé de Belebat qui les y étoit venu voir, et où je ne demeurai qu’une nuit, jusqu’à ce que la noblesse fût assemblée. M. de Brissac étoit fort aimé dans tout le pays ; il mit ensemble, dans ce peu de temps, plus de deux cents gentilshommes. M. de Retz, qui l’étoit encore plus dans son quartier, rejoignit à quatre lieues de là avec trois cents. Nous passâmes presque à la vue de Nantes d’où quelques gardes du maréchal sortirent pour escarmoucher. Ils furent repoussés vigoureusement jusque dans la barrière, et nous arrivâmes heureusement à Machecoul, qui est dans le pays de Retz, avec toute sorte de sûreté. Je ne manquai pas, dans ce bonheur, de chagrins domestiques. Madame de Brissac, qui s’étoit portée en héroïne dans tout le cours de cette action, me dit en me quittant, et en me donnant une bouteille d’eau impériale : « Il n’y a que votre malheur qui m’ait empêchée d’y mettre du poison. » Elle se prenoit à moi de la perfidie que M. de Noirmoutier m’avoit faite sur son sujet, et de laquelle je vous ai parlé ci-devant. Il est impossible que vous conceviez combien je fus touché de cette parole et je sentis, au delà de tout ce que je vous en puis exprimer qu’un cœur bien tourné est sensible, jusqu’à l’excès de la foiblesse, aux plaintes d’une personne à laquelle il croit être obligé. Je ne le fus pas, à beaucoup près, tant à la dureté de madame de Retz et de monsieur son père. Ils ne purent s’empêcher de me témoigner leur mauvaise volonté dès que je fus arrivé. Elle se plaignit de ce que je ne lui avois pas confié mon secret, quoiqu’elle ne fût partie de Nantes que la veille que je me sauvai. Celui-ci pesta assez ouvertement contre l’opiniâtreté que j’avois à ne me pas soumettre aux volontés du Roi ; et il n’oublia rien pour persuader à M. de Brissac de me porter à envoyer à la cour la ratification de ma démission. La vérité est que l’un et l’autre mouroient de peur du maréchal de La Meilleraye, qui, enragé qu’il étoit, et de mon évasion, et encore plus de ce qu’il avoit été abandonné de toute la noblesse, menaçoit de mettre tout le pays de Retz à feu et sang. Leur frayeur alla jusqu’au point de s’imaginer ou de vouloir faire croire que mon mal n’étoit que délicatesse, qu’il n’y avoit rien de démis, et que j’en serois quitte pour une contusion. Le chirurgien affidé de M. de Retz le disoit à qui le vouloit entendre ; et qu’il étoit bien rude que j’exposasse pour une délicatesse toute ma maison, qui alloit être investie au premier jour dans Machecoul. J’étois cependant dans mon lit, où je sentois des douleurs incroyables, et où je ne pouvois pas seulement me tourner. Tous ces discours m’impatientèrent au point que je pris la résolution de quitter ces gens-là et de me jeter dans Belle-Ile, où je pouvois au moins me faire transporter par mer. Le trajet étoit fort délicat, parce que M. le maréchal de La Meilleraye avoit fait prendre les armes à toute la côte. Je ne laissai pas de le hasarder. Je m’embarquai au port de La Roche, qui n’est qu’à une petite demi-lieue de Machecoul, sur une chaloupe que La Gisclaye, capitaine de vaisseau et bon homme de mer, voulut piloter lui-même. Le temps nous obligea de mouiller au Croisil, où nous courûmes fortune d’être découverts par une chaloupe qui nous vint reconnoître la nuit. La Gisclaye, qui savoit la langue et le pays, s’en démêla fort bien. Nous remîmes à la voile le lendemain à la pointe du jour, et nous découvrîmes quelque temps après une barque longue de Biscayens qui nous donnèrent la chasse. Nous prîmes la fuite à la considération de M. de Brissac qui n’eût pas pris plaisir d’être mené en Espagne, parce qu’il ne se sauvoit pas de prison comme moi, et que l’on eût pu par conséquent lui tourner en crime ce voyage. Comme la barque longue faisoit force de vent sur nous et que même elle nous le gagnoit, nous crûmes que nous ferions mieux de nous jeter à terre dans l’île de Rhuis. La barque fit quelque mine de nous y suivre : elle bordeya assez long-temps à notre vue après quoi elle reprit la mer. Nous nous y remîmes la nuit et nous arrivâmes à Belle-Ile à la petite pointe du jour.

Je souffris tout ce que l’on peut souffrir dans ce trajet, et j’eus besoin de toute la force de ma constitution pour défendre et pour sauver de la gangrène une contusion aussi grande que la mienne, et à laquelle je n’appliquai jamais d’autre remède que du sel et du vinaigre. Je ne trouvai pas à Belle-Ile le même dégoût qu’à Machecoul ; mais je n’y trouvai pas dans le fond beaucoup plus de fermeté. On s’imagina au pays de Retz que le commandeur de Neufchaise, qui étoit à La Rochelle, auroit ordre au premier jour de m’investir dans Belle-Ile. On y apprit que le maréchal faisoit appareiller deux barques longues à Nantes. Ces avis étoient bons et véritables ; mais il s’en falloit bien qu’ils fussent si pressans qu’on les croyoit. Il falloit du temps pour les rendre tels, et plus qu’il n’en eût fallu pour me remettre. La frayeur qui étoit à Machecoul inspira de l’indisposition à Belle-Ile ; et je m’en aperçus en ce que l’on commença à croire que je n’avois pas en effet l’épaule démise, et que la douleur que je recevois de ma contusion faisoit que je m’imaginois que mon mal étoit plus grand qu’il ne l’étoit en effet. On ne peut s’imaginer le chagrin que l’on a de ces sortes de murmures, quand on sent qu’ils sont injustes. Le chevalier de Sévigné, homme de cœur, mais intéressé, craignoit que l’on ne lui rasât sa maison ; et M. de Brissac, qui croyoit avoir suffisamment réparé la paresse plutôt que la foiblesse qu’il avoit témoignée dans le cours de ma prison, étoit bien aisé de finir, et de ne pas exposer son repos à une agitation à laquelle on ne voyoit plus de fin. Je n’avois pas moins d’impatience qu’eux de les voir hors d’une affaire à laquelle ils n’étoient plus engagés que pour l’amour de moi. La différence est que je ne croyois pas le péril si pressant ni pour eux ni pour moi, que je ne pusse, au moins à mon sens, prendre le temps et de me faire traiter, et de me pourvoir d’un bâtiment raisonnable pour naviguer. Ils me voulurent persuader de passer en Hollande sur un vaisseau de Hambourg qui étoit à la rade ; et je ne crus pas que je dusse confier ma personne à un inconnu qui me connoissoit, et qui pouvoit me mener à Nantes comme en Hollande. Je leur proposai de me faire venir cette barque de corsaire de Biscaye, qui étoit mouillée à notre vue à la pointe de l’île, et ils appréhendèrent de criminaliser par ce commerce avec l’Espagnol. Je m’embarquai enfin sur une barque de pêcheurs, où il n’y avoit que cinq mariniers de Belle-Ile, Joly, deux de mes gentilshommes, et un valet de chambre que mon frère m’avoit prêté. La barque étoit chargée de sardines : ce qui nous vint assez à propos, parce que nous n’avions que fort peu d’argent. Mon frère m’en avoit envoyé ; mais l’homme qui le portoit avoit été arrêté par les garde-côtes. Monsieur son beau-père n’avoit pas eu l’honnêteté de m’en offrir. M. de Brissac me prêta quatre-vingts pistoles, et celui qui commandoit dans Belle-Ile quarante. Nous quittâmes nos habits ; nous prîmes de méchans haillons de quelques soldats de la garnison, et nous nous mîmes à la mer à l’entrée de la nuit, à dessein de prendre la route de Saint-Sébastien, qui est dans le Guipuscoa. Ce n’est pas qu’elle ne fût assez longue pour un bâtiment de cette nature ; car il y a de Belle-Ile à Saint-Sébastien quatre-vingts lieues fort grandes ; c’étoit le lieu le plus proche de tous ceux où je pouvois aborder avec sûreté. Nous eûmes un fort gros temps toute la nuit. Il calma à la pointe du jour : mais ce calme ne nous donna pas beaucoup de joie, parce que notre boussole, qui étoit unique, tomba dans la mer par je ne sais quel accident, dans la mer. Nos mariniers, qui se trouvèrent fort étonnés, et qui d’ailleurs étoient fort ignorans, ne savoient où ils étoient, et ne prirent de route que celle qu’un vaisseau qui nous donna la chasse nous força de courir. Ils reconnurent à son garbe qu’il étoit turc, et de Salé. Comme il brouilla ses voiles sur le soir, nous jugeâmes qu’il craignoit la terre, et que par conséquent nous n’en pouvions être loin. Les petits oiseaux qui venoient se percher sur notre mât nous le marquoient d’ailleurs assez. La question étoit quelle terre ce pouvoit être : car nous craignions autant celle de France que celle des Turcs. Nous bordeyâmes toute la nuit dans cette incertitude ; nous y demeurâmes tout le lendemain et un vaisseau dont nous voulûmes nous approcher pour nous en éclaircir nous tira pour toute réponse trois volées de canon. Nous avions fort peu d’eau, et nous appréhendions d’être chargés en cet endroit par un gros temps, auquel il y avoit déjà quelque apparence. La nuit fut assez douce ; et nous aperçûmes à la pointe du jour une chaloupe à la mer. Nous nous en approchâmes avec beaucoup de peine, parce qu’elle appréhendoit que nous ne fussions corsaires. Nous parlâmes espagnol et français à trois hommes qui étoient dedans mais ils n’entendoient ni l’une ni l’autre langue. L’un d’eux se mit à crier : San-Sebastien !, pour nous donner à connoître qu’il en étoit ; nous lui, montrâmes de l’argent, et nous lui répondîmes : San-Sebastien ! pour lui faire entendre que c’étoit où nous voulions aller. Il se mit dans, notre barque, et il nous y conduisit : ce qui lui fut aisé, parce que nous n’en étions pas bien éloignés.

Nous ne fûmes pas plus tôt arrivés qu’on nous demanda notre charte-partie qui est si nécessaire à la mer que tout homme qui navigue sans l’avoir est pendable, sans autre forme de procès. Le patron de notre barque n’avoit pas fait cette réflexion, croyant que je n’en avois pas besoin. Le défaut de ce papier, joint aux méchans habits que nous avions, obligea les gardes du port à nous dire que nous avions la mine d’être pendus le lendemain au matin. Nous leur répondîmes que nous étions connus de M. le baron de Vateville, qui commandoit pour le roi d’Espagne dans le Guipuscoa. Ce mot fit que l’on nous mit dans une hôtellerie, et que l’on nous donna un homme qui mena Joly à M. de Vateville, qui étoit au Passage, et qui d’abord jugea, par ses habits tout déchirés, qu’il étoit un imposteur. Il ne le lui témoigna pourtant pas à tout hasard, et il vint me voir dès le lendemain à mon hôtellerie. Il me fit alors un fort grand compliment, mais embarrassé, et d’un homme qui avoit accoutumé, au poste où il étoit, de voir souvent des trompeurs. Ce qui commença à le rassurer fut l’arrivée de Beauchêne que j’avois dépêché à Paris de Beaupréau, et que mes amis me renvoyèrent en diligence, aussitôt qu’ils surent que je m’étois embarqué pour Saint-Sébastien. Il le trouva si bien informé des nouvelles, qu’il eut lieu de croire que ce n’étoit pas un courrier supposé ; et il l’en trouva même beaucoup mieux instruit qu’il n’eût souhaité : car ce fut lui qui lui apprit que l’armée de France avoit forcé celle d’Espagne dans les lignes d’Arras[3] ; et cet avis, que M. de Vateville fit passer en diligence à Madrid, fut le premier que l’on y eut de cette défaite. Beauchêne me l’apporta avec une diligence incroyable, sur une frégate de corsaire biscayen, qu’il trouva à la pointe de Belle-Ile et qui fut ravi de se charger de sa personne et de son passage, sachant qu’il me venoit chercher à Saint-Sébastien. Mes amis me l’envoyèrent, pour m’exhorter à prendre le chemin de Rome plutôt que celui de Mézières, où ils appréhendoient que je ne voulusse me jeter. Cet avis étoit certainement le plus sage : il ne fut pas le plus heureux par l’événement. Je le suivis sans hésiter, quoique ce ne fût pas sans peine. Je connoissois assez la cour de Rome pour savoir que le poste d’un réfugié et d’un suppliant n’y est pas agréable ; et mon cœur, qui étoit piqué au jeu contre le cardinal Mazarin, étoit plein de mouvemens qui m’eussent porté avec plus de gaieté dans les lieux où j’eusse pu donner un champ plus libre à mes ressentimens. Je n’ignorois pas que je ne pouvois point espérer de M. le duc de Noirmoutier tout ce qui me conviendroit peut-être dans les suites ; mais je n’ignorois pas non plus qu’étant le maître dans Mézières comme je l’y étois, et m’y rendant en personne, il n’étoit pas impossible que je n’engageasse M. de Noirmoutier, qui enfin gardoit les apparences avec moi ; et qui même, aussitôt qu’il eut appris ma liberté, m’avoit dépêché un gentilhomme en commun avec le gentilhomme de Lameth, pour m’offrir retraite dans leurs places. Mes amis ne doutoient pas que je ne la trouvasse, et même très-sûre, dans Mézières. Ils craignoient qu’elle ne fût pas de la même nature dans : Charleville et comme la situation de ces places fait que l’une sans l’autre n’est pas fort considérable, ils crurent que, vu la disposition de M. de Noirmoutier, je ferois mieux de n’y faire aucun fondement pour ma retraite. Je répète encore ici ce que je vous ai déjà dit, que je ne sais s’il n’y eût pas eu lieu de mieux espérer, non pas de la bonne intention de Noirmoutier, mais de l’état où il se fût trouvé lui-même. Le conseil de mes amis l’emporta sur mes vues : ils me représentèrent que l’asyle naturel d’un cardinal et d’un évêque persécuté étoit le Vatican ; mais il y a des temps dans lesquels il n’est pas malaisé de prévoir que ce qui devroit servir d’asile peut facilement devenir un lieu d’exil. Je le prévis, et je le choisis. Quelque événement que ce choix ait eu je ne m’en suis jamais repenti parce qu’il eut pour principe la déférence que je rendis au conseil de ceux à qui j’avois obligation. Je l’estimerois davantage s’il avoit été l’effet de ma modération et du désir de m’employer à mon rétablissement par les voies ecclésiastiques.

Il ne tint pas aux Espagnols que je ne prisse un autre parti. Aussitôt que M. de Vateville m’eut reconnu pour le cardinal de Retz (ce qu’il fit en huit ou dix heures, et par les circonstances que je vous ai marquées, et par un secrétaire bordelois qu’il avoit, qui m’avoit vu à Paris plusieurs fois), il me mena chez lui dans un appartement qui étoit au plus haut étage ; et il m’y tint si couvert, que quoique M. le maréchal de Gramont, qui n’étoit qu’à trois lieues de Saint-Sébastien, eût donné avis à la cour par un courrier exprès que j’y étois arrivé, il fut trompé lui-même le jour suivant, au point d’en dépêcher un autre pour s’en dédire. Je fus trois semaines dans un lit sans me pouvoir remuer ; et le chirurgien du baron de Vateville, qui étoit fort capable, ne voulut point entreprendre de me traiter, parce qu’il étoit trop tard. J’avois l’épaule absolument démise, et il me condamna d’être estropié pour tout le reste de ma vie. J’envoyai Boisguérin au roi d’Espagne, auquel j’écrivis, pour le supplier, de me laisser passer par ses États pour aller à Rome. Ce gentilhomme fut reçu de Sa Majesté Catholique et de don Louis de Haro avec une honnêteté qui falloit au delà de tout ce que je vous puis exprimer. On le dépêcha dès le lendemain ; on lui donna une chaîne de huit cents écus ; on m’envoya une litière du corps, et l’on me dépêcha en diligence don Christoval de Chassemblac, allemand, mais espagnolisé et secrétaire des langues, très-confident de don Louis. Il n’y a point d’effort que ce secrétaire ne fît pour m’obliger d’aller à Madrid. Je m’en défendis par l’inutilité dont ce voyage seroit au service du roi Catholique, et par l’avantage que mes ennemis en prendroient contre moi. On ne comprenoit pas ces raisons, qui étoient pourtant, comme vous voyez, assez bonnes ; et comme je m’en étonnois, Vateville, qui en présence du secrétaire avoit été de son avis, et même avec véhémence, me dit : « Ce voyage coûteroit cinquante mille écus au roi, peut-être l’archevêché de Paris à vous : il ne seroit bon à rien. Cependant il faut que je parle comme l’autre, ou je serois brouillé à la cour. Nous agissons sur le pied de Philippe II, qui avoit pour maxime d’engager toujours les étrangers par des démonstrations publiques. Vous voyez comme nous l’appliquons : ainsi du reste. » Cette parole est considérable, et je l’ai moi-même appliquée depuis plus d’une fois, en faisant réflexion sur la conduite du conseil d’Espagne. Il m’a paru en plus d’une occasion qu’il pèche autant par l’attachement trop opiniâtre qu’il a à ses maximes générales que l’on pèche en France par le mépris que l’on fait des générales et des particulières.

Quand don Christoval vit qu’il ne pouvoit pas me persuader d’aller à Madrid, il n’oublia rien pour m’obliger à m’embarquer sur une frégate de Dunkerque qui étoit à Saint-Sébastien et il me fit des offres immenses, en cas que je voulusse aller en Flandre traiter avec M. le prince, et me déclarer avec Mézières, Charleville et le Mont-Olympe. Il avoit raison de me proposer ce parti, qui étoit en effet du service du Roi son maître. Vous avez vu celle que j’eus de ne le pas accepter. Ce qui fut très-honnête, c’est que tous mes refus n’empêchèrent pas qu’il ne me fit apporter un petit coffre de velours dans lequel il y avoit quarante mille écus en pièces de quatre. Je ne crus pas devoir les recevoir, ne faisant rien pour le service du roi Catholique : et je m’en excusai sur ce titre avec tout le respect que je devois. Et comme je n’avois, ni pour moi ni pour les miens, ni linge ni habits, et que les quatre cents écus que je tirai de la vente de mes sardines furent presque consommés en ce que je donnai aux gens de M. de M. de Vateville, je le priai de me prêter quatre cents pistoles, dont je lui fis ma promesse, et que je lui ai rendues depuis.

Après que je me fus un peu rétabli, je partis de Saint-Sébastien et je pris la route de Valence, pour m’embarquer à Vivaros, où don Christoval me promit que don Juan d’Autriche, qui étoit à Barcelonne, m’enverroit et une frégate et une galère. Je passai dans une litière du corps du roi d’Espagne toute la Navarre, sous le nom du marquis de Saint-Florent, sous la conduite d’un maître d’hôtel de M. de Vateville, qui disoit que j’étois un gentilhomme de Bourgogne qui alloit servir le Roi dans le Milanais. Comme j’arrivai à Tudelle, ville assez considérable, qui est au delà de Pampelune, je trouvai le peuple assez ému : on y faisoit, la nuit, des feux et des corps-de-garde. Les laboureurs des environs s’étoient soulevés, parce qu’on leur avoit défendu la chasse : ils étoient entrés dans la ville, et ils y avoient fait beaucoup de violence, et même pillé quelques maisons. Un corps-de-garde, qui fut posé à dix heures du soir devant l’hôtellerie dans laquelle je logeois, commença à me donner quelque soupçon que l’on n’en eût pris de moi ; mais une litière du Roi, avec les muletiers de sa livrée, me rassuroit. Je vis entrer, à minuit, un certain don Martin dans ma chambre, avec une épée fort longue, et une grande rondache à la main. Il me dit qu’il étoit le fils du logis, et qu’il me venoit avertir que le peuple étoit fort ému ; qu’il croyoit que j’étois un Français venu pour fomenter la révolte des laboureurs ; que l’alcade ne savoit lui-même ce qui en étoit ; qu’il étoit à craindre que la canaille ne prit ce prétexte pour me piller et pour m’égorger, et que le corps-de-garde qui étoit même devant le logis commençoit à murmurer et à s’échauffer. Je priai don Martin de leur faire voir sans affectation la litière du Roi, de les faire parler aux muletiers, de les mettre en conversation avec don Pedro, maître d’hôtel de M. de Vateville. Il entra justement dans ma chambre en ce moment, pour me dire que c’étoient des endemoniados qui n’entendoient ni rime ni raison, et qu’ils l’avoient lui-même menacé de le massacrer. Nous passâmes ainsi toute la nuit, ayant pour sérénades une multitude de voix confuses qui chantoient, ou plutôt qui hurloient des chansons contre les Français. Je crus, le lendemain au matin, qu’il étoit à propos de faire voir à ces gens-là, par notre assurance, que nous ne nous tenions pas pour Français. Je voulus sortir pour aller à la messe, et je trouvai, sur le pas de la porte, un sentinelle qui me fit rentrer assez promptement, en me mettant le bout de son mousquet dans la tête, et en me disant qu’il avoit ordre de l’alcade de me commander de me tenir dans mon logis. J’envoyai don Martin à l’alcade, pour lui dire qui j’étois ; et don Pedro y alla avec lui. Il me vint trouver en même temps ; il quitta sa baguette à la porte de ma chambre ; il mit un genou à terre et en m’abordant il baisa le bas de mon justaucorps ; mais il déclara qu’il ne pouvoit me laisser sortir qu’il n’eût ordre du comte de San-Estevan, vice-roi de Navarre, qui étoit à Pampelune. Don Pedro y alla avec un officier de la ville, et il en revint avec beaucoup d’excuses. On me donna cinquante mousquetaires d’escorte montés sur des ânes, qui m’accompagnèrent jusqu’à Cortez.

Je continuai mon chemin par Saragosse, capitale de l’Arragon, grande et belle ville. Je fus surpris au dernier point d’y voir que tout le monde parloit français dans les rues. Il y en a en effet une infinité, et particulièrement d’artisans, qui sont plus affectionnés à l’Espagne que les naturels du pays. Le duc de Monteleone, napolitain, de la maison de Pignatelli, vice-roi d’Arragon, m’envoya, à trois ou quatre lieues au devant de moi, un gentilhomme, pour me dire qu’il y fût venu lui-même avec toute la noblesse, si le Roi son maître ne lui eût mandé d’obéir à l’ordre contraire qu’il savoit que je lui en donnerois. Ce compliment, fort honnête, comme vous voyez, fut accompagné de mille et mille galanteries, et de tous les rafraîchissemens imaginables que je trouvai à Saragosse. On y voit, avant que d’entrer dans la ville, de ce côté-là, l’Alcaçar des anciens rois maures, qui est présentement à l’Inquisition. Il y a auprès une allée d’arbres, dans laquelle je vis un prêtre qui se promenoit. Le gentilhomme du vice-roi me dit que ce prêtre étoit le curé d’Occa, ville très-ancienne en Arragon ; et que ce curé faisoit la quarantaine pour avoir enterré, depuis trois semaines, son dernier paroissien, qui étoit effectivement le dernier de douze mille personnes mortes de la peste dans sa paroisse. Ce même gentilhomme du vice-roi me fit voir tout ce qu’il y avoit de remarquable à Saragosse (j’étois toujours caché, comme je l’ai dit, sous le nom de marquis de Saint-Florent) ; mais il ne fit pas la réflexion que Nuestra Senora del Pilar, qui est un des plus célèbres sanctuaires de toute l’Espagne, ne se pouvoit pas voir sous ce titre. On ne montre jamais à découvert cette image miraculeuse qu’aux souverains et aux cardinaux. Le marquis de Saint-Florent n’étoit ni l’un ni l’autre de sorte que quand on me vit dans le balustre avec un justaucorps de velours noir et une cravate, le peuple infini qui étoit accouru de toute la ville au son de la cloche qui ne sonne que pour cette cérémonie, crut que j’étois le roi d’Angleterre. Il y avoit, je crois, plus de deux cents carrosses de dames, qui me firent cent et cent galanteries, auxquelles je ne répondis que comme un homme qui ne parloit pas trop bien espagnol. Cette église est belle en elle-même : mais les ornemens et les richesses en sont immenses, et le trésor magnifique. L’on m’y montra un homme qui servoit à allumer les lampes, qui y sont en nombre prodigieux et l’on me dit qu’on l’y avoit vu sept ans à la porte de cette église, avec une seule jambe. Je l’y vis avec deux. Le doyen, avec tous les chanoines, m’assurèrent que toute la ville l’avoit vu comme eux et que si je voulois encore attendre deux jours, je parlerois à plus de vingt mille hommes, même du dehors, qui l’avoient vu comme ceux de la ville. Il avoit recouvré la jambe, à ce qu’il disoit, en se frottant de l’huile de ces lampes. On célèbre tous les ans la fête de ce prétendu miracle avec un concours incroyable de peuple ; et il est vrai qu’encore à une journée de Saragosse je trouvai les grands chemins couverts de gens de toutes sortes de qualités qui y couroient.

J’entrai de l’Arragon dans le royaume de Valence, qui se peut dire non pas seulement le pays le plus fin, mais encore le plus beau jardin du monde. Les grenadiers, les orangers, les limoniers, y font les palissages des grands chemins ; les plus belles et les plus claires eaux du monde leur servent de canaux. Toute la campagne, qui est émaillée d’un million de différentes fleurs qui flattent la vue, y exhale un million d’odeurs différentes qui charment l’odorat. J’arrivai ainsi à Vivaros, où don Fernand Carillo Zuatra, général des galères de Naples, me joignit le lendemain avec la patronne de cette escadre, belle et excellente galère, et renforcée de la meilleure partie de la chiourme et de la soldatesque de la capitane, que l’on avoit presque désarmée pour cet effet. Don Fernand me rendit une lettre de don Juan d’Autriche, aussi belle et aussi galante que j’en aie jamais vue. Il me donnoit le choix de cette galère, ou d’une frégate de Dunkerque qui étoit à la même plage, et qui étoit montée de trente-six pièces de canon. Celle-ci étoit plus sûre pour passer le golfe de Lyon dans une saison aussi avancée car nous étions dans le mois d’octobre 1654. Je choisis la galère, et vous verrez que je n’en fis pas mieux. Don Christoval de Cardone, chevalier de Saint-Jacques, arriva à Vivaros un quart d’heure après don Fernand Carillo et il me dit que M. le duc de Montalte, vice-roi de Valence, l’avoit envoyé pour m’offrir tout ce qui dépendoit de lui ; qu’il savoit que j’avois refusé ce que le roi Catholique m’avoit offert à Saint-Sébastien ; qu’il n’osoit, par cette raison, me presser de recevoir ce que le pagador[4] des galères avoit ordre de m’apporter ; mais que comme il savoit que la précipitation de mon voyage ne m’avoit pas permis de me charger de beaucoup d’argent, que j’étois fort libéral, et que je ne serois pas fâché de faire quelque régal à la chiourme, il espéroit que je ne refuserois pas quelques petits rafraîchissemens pour elle. Ce rafraîchissement consistoit en six grandes caisses pleines de toutes sortes de confitures de Valence ; de douze douzaines de paires de gants exquis et d’une bourse de senteur dans laquelle il y avoit deux mille pièces d’or, fabrique des Indes, qui reviennent à deux mille cinq cents ou six cents pistoles. Je reçus le présent sans en faire aucune difficulté en lui répondant que comme je ne me trouvois pas en état de servir Sa Majesté Catholique, je croyois que je manquerois à mon devoir en toutes manières, si je recevois les grandes sommes qu’elle avoit eu la bonté de me faire apporter à Saint-Sébastien, et offrir à Vivaros ; mais que je croirois aussi manquer au respect que je devois à un aussi grand monarque, si je n’acceptois le dernier présent dont il m’honoroit. Je le reçus donc ; mais je donnai, avant que de m’embarquer, les confitures au capitaine de la galère, les gants à don Fernand, et l’or à don Pedro pour M. le baron de Vateville, en lui écrivant que comme il m’avoit dit plusieurs fois qu’il étoit assez embarrassé à cause de l’extrême dépense qui étoit nécessaire pour faire achever l’Amiral des Indes d’occident, qu’il faisoit construire à Saint-Sébastien, je lui envoyois un petit grain pour soulager son mal de tête : c’est ainsi qu’il appeloit le chagrin que la fabrique de ce vaisseau lui donnoit. Ma manière d’agir en ce rencontre fut un peu outrée. J’eus raison de donner les rafraîchissemens de victuailles au capitaine ; il étoit indifférent de retenir les gants d’Espagne, ou de les donner à don Fernand. Il eût été de la bonne conduite de retenir les deux mille et tant de pistoles. Les Espagnols ne me l’ont jamais pardonné, et ils ont toujours attribué à mon aversion ce qui n’étoit en moi, dans la vérité, qu’une suite de la profession que j’ai toujours faite de ne prendre de l’argent de personne.

Je m’embarquai à la seconde garde de la nuit avec un gros temps, mais qui ne nous incommodoit pas beaucoup, parce que nous avions le vent en poupe. Nous faisions quinze milles par heure, et nous arrivâmes le lendemain à Mayorque. Comme il y avoit de la peste en Arragon ; tout ce qui venoit de la côte d’Espagne étoit conduit à Mayorque. Il y eut beaucoup d’allées et de venues pour nous faire donner pratique, à laquelle le magistrat de la ville s’opposoit avec vigueur. Le vice-roi, qui n’est pas à beaucoup près si absolu en cette île que dans les autres royaumes d’Espagne, et qui avoit reçu ordre du Roi son maître de me faire toutes les honnêtetés possibles, fit tant par ses instances, que l’on me permit, à moi et aux miens d’entrer dans la ville, à condition de n’y point coucher. Cela nous parut sans doute assez extravagant, parce que l’on porte le mauvais air dans une ville, quoiqu’on n’y couche pas. Je le dis l’après-dînéë à un cavalier mayorquin qui me répondit ces propres paroles, que je remarque, parce qu’elles peuvent s’appliquer en mille rencontres que l’on fait dans la vie : « Nous ne craignons pas que vous nous apportiez du mauvais air, parce que nous savons bien que vous n’êtes pas passés à Occa ; mais comme vous vous en êtes approchés, nous sommes bien aises de faire en votre personne un exemple qui ne vous incommode point, et qui nous accommode pour les suites. » Cela, en espagnol, est plus substantiel, et même plus galant qu’en français.

Le vice-roi, qui étoit un comte arragonnois, me vint prendre avec cent ou cent vingt carrosses pleins de noblesse et la mieux faite qui soit en Espagne, il me mena à la messe au Leo (on appelle ainsi les cathédrales), où je vis trente ou quarante femmes de qualité, plus belles les unes que les autres ; et ce qui est de merveilleux, c’est qu’il n’y en a point de laides dans toute l’île au moins elles y sont très-rares ; ce sont, pour la plupart, des beautés très-délicates, et des teints de lis et de roses. Les femmes du bas peuple, que l’on voit dans les rues, sont de cette espèce, ; elles ont une coiffure particulière, qui est fort jolie. Le vice-roi me donna un magnifique dîner, dans une superbe tente de brocart d’or qu’il avoit fait élever sur le bord de la mer. Il me mena après entendre une musique dans un couvent de filles, qui ne cédoient pas en beauté aux dames de la ville. Elles chantèrent à la grille, à l’honneur de leur saint, des airs et des paroles plus galantes et plus passionnées que ne sont les chansons de Lambert[5]. Nous allâmes nous promener, sur le soir, aux environs de la ville, qui sont les plus beaux du monde, et tout pareils aux campagnes du royaume de Valence. Nous revînmes chez la vice-reine qui étoit plus laide qu’un démon, et qui, étant assise sous un grand dais, et toute brillante de pierreries, donnoit un merveilleux lustre à soixante dames qui étoient auprès d’elle, et qui avoient été choisies entre les plus belles de la ville. On me ramena avec cinquante flambeaux de cire blanche dans la galère, au son de toute l’artillerie des bastions, et d’une infinité de hautbois et de trompettes. J’employai à ces divertissemens les trois jours que le mauvais temps m’obligea de passer à Majorque. J’en partis le 4, avec un vent frais et en poupe ; je fis cinquante lieues en douze heures, et j’entrai fort heureusement, avant la nuit, au Port-Mahon, qui est le plus beau de la Méditerranée. Son embouchure est fort, étroite ; et je ne crois pas que deux galères à la fois y pussent passer en voguant. Il s’élargit tout d’un coup, et fait un bassin oblong qui a une, grande demi-lieue de large, et une bonne lieue de long. Une grande montagne, qui l’environne de tous les côtés, fait un théâtre qui par la multitude et la hauteur des arbres dont elle est couverte, et par les ruisseaux qu’elle jette avec une abondance prodigieuse, ouvre mille et mille scènes qui sont, sans exagération, plus surprenantes que celles de l’Opéra. Cette même montagne, ces arbres, ces rochers, couvrent le port de tous les vents, et dans les plus grandes tempêtes il est toujours aussi calme qu’un bassin de fontaine, et aussi uni qu’une glace. Il est partout d’une égale profondeur et les gallions des Indes y donnent fond à quatre pas de terre. Ce port est dans l’île de Minorque, qui donne encore plus de chair et de toutes sortes de victuailles nécessaires à la navigation, que celle de Majorque ne produit de grenades, d’oranges et de limons.

Le temps grossit extrêmement après que nous fûmes entrés dans le port, et au point que nous fûmes obligés d’y demeurer quatre jours. Nous en fîmes pourtant quatre partances : mais le vent nous refusa toujours. Don Fernand Carillo, qui étoit homme de qualité, jeune de vingt-quatre ans, fort honnête et fort civil, chercha à me donner tous les divertissemens que l’on pouvoit trouver en ce beau lieu. La chasse y étoit la plus belle du monde en toute sorte de gibier, et la pêche en profusion. En voici une manière particulière à ce port. Don Fernand prit cent Turcs de la chiourme, les mit en rang, leur fit tenir un très-gros câble, et fit plonger quatre de ces esclaves, qui attachèrent ce câble à une fort grosse pierre, et la tirèrent après à force de bras avec leurs compagnons, au bord de l’eau. Ils ne réussirent qu’après des efforts incroyables, et ils n’eurent guère moins de peine à casser cette pierre à coups de marteau. Ils trouvèrent dedans sept ou huit écailles, moindres que des huîtres en grandeur, mais d’un goût sans comparaison plus relevé.

Le temps s’étant adouci, nous fîmes voile pour passer le golfe de Lyon, qui commence en cet endroit. Il a cent lieues de long et quarante de large, et il est extrêmement dangereux, tant à cause des montagnes de sable, que l’on prétend qu’il élève et qu’il roule quelquefois, que parce qu’il n’y a point de port. Souvent la côte de Barbarie qui le borne d’un côté n’est pas abordable ; celle de Languedoc, qui le joint de l’autre, est très-mauvaise ; enfin le trajet n’en est point agréable pour les galères, pour peu que la saison soit avancée ; et elle l’étoit beaucoup, étant fort proche de la Toussaint, qu’il fait toujours à la mer de grands coups de vent. Don Fernand, qui étoit un des hommes d’Espagne des plus aventuriers, m’avoua qu’une médiocre frégate eût été meilleure en ce rencontre que la plus forte galère. Nous passâmes le golfe en trente-six heures, avec le plus beau temps du monde, et avec un vent qui, ne laissant pas de nous servir, ne nous obligeoit presque pas à mettre sur les bougies de la chambre de poupe ces lanternes de verre dont on les couvre. Nous entrâmes ainsi dans le canal qui est entre la Corse et la Sardaigne. Don Fernand Carillo, qui vit quelques nuages qui lui faisoient appréhender changement de temps, me proposa de donner fonte à Porto-Condé, qui est un port inhabité dans la Sardaigne : ce que j’agréai. Son appréhension s’étant évanouie avec les nuages, il changea d’avis, pour ne pas perdre le beau temps ; et ce fut un grand bonheur pour moi : car M. de Guise, qui alloit à Naples sur l’armée navale de France, étoit mouillé à Porto-Condé avec six galères. Don Fernand Carillo, qui le sut deux jours après, me dit qu’il se fût moqué de ces six galères, parce que la sienne, qui avoit quatre cent cinquante hommes de chiourme, se fût aisément tirée d’affaire ; mais c’eût toujours été une affaire dont un homme qui se sauve de prison se passe encore plus facilement qu’un autre. La forteresse de Saint-Boniface, qui est en Corse et aux Gênois, tira quarante coups de canon en nous voyant et comme nous en passions trop loin pour en être salués, nous jugeâmes qu’elle nous faisoit quelque signal ; et il étoit vrai, car elle nous avertissoit qu’il y avoit des ennemis à Porto-Condé. Nous ne le prîmes pas ainsi, et nous crûmes qu’elle nous vouloit faire connoître qu’une petite frégate que nous voyions devant nous, au sortir du canal, étoit turque, comme elle en avoit le garbe. Il prit fantaisie à don Fernand de l’attaquer ; et il me dit qu’il me donneroit, si je lui permettois, le plaisir d’un combat qui ne dureroit qu’un quart d’heure. Il commanda que l’on donnât chasse à la frégate, qui paroissoit effectivement faire force de voiles pour s’enfuir. Le pilote, qui n’avoit d’attention qu’à cette frégate la manqua pour un banc de sable, qui ne paroissoit pas effectivement au dessus de l’eau mais qui est si connu qu’il est même marqué dans les cartes. La galère toucha. Comme il n’y a rien de si dangereux à la mer. tout le monde cria miséricorde ! Toute la chiourme se leva pour essayer de se déferrer, et de se jeter à la nage. Don Fernand Carillo, qui jouoit au piquet avec Joly, dans la chambre de poupe, me jeta la première épée qu’il trouva devant lui, en me criant que je la tirasse. Il tira la sienne et sortit, chargeant à coups d’estramaçon tout ce qu’il trouvoit devant lui. Tous les officiers et la soldatesque firent la même chose, parce qu’ils appréhendoient que la chiourme où il y avoit beaucoup de Turcs, ne relevât la galère, c’est-à-dire qu’ils ne s’en rendissent les maîtres, comme il est arrivé quelquefois en de semblables occasions. Quand tout le monde se fut remis à sa place il me dit, de l’air du monde le plus froid et le plus assuré : « J’ai ordre, monsieur, de vous mettre en sûreté ; voilà mon premier soin. Il faut y pourvoir. Je verrai, après cela si la galère est blessée. » En proférant cette dernière parole, il me fit prendre à foi de corps par quatre esclaves, et il me fit porter dans la felouque. Il y mit avec moi trente mousquetaires espagnols, auxquels il commanda de me mener sur un petit écueil qui paroissoit à cinquante pas de là, et où il n’y avoit place que pour quatre ou cinq personnes. Les mousquetaires étoient dans l’eau jusqu’à la ceinture : ils me firent pitié ; et, quand je vis que la galère n’étoit pas blessée je les y voulus renvoyer ; mais ils me dirent que si les Corses, qui étoient sur le rivage, me voyoient sans une bonne escorte, ils ne manqueroient pas de me venir piller et égorger. Ces barbares s’imaginent que tout ce qui fait naufrage est à eux.

La galère ne fut pas blessée : ce qui fut une manière de prodige. On ne laissa pas d’être, plus de deux heures à la relever. La felouque me vint reprendre, et je remontai sur la galère avec joie. Comme nous sortions du canal, nous aperçûmes encore la frégate, qui, voyant que la galère ne la suivoit plus, avoit repris sa route. Nous lui donnâmes chasse, elle la prit. Nous la joignîmes en moins de deux heures ; et nous trouvâmes en effet qu’elle étoit turque, mais entre les mains des Génois, qui l’avoient prise sur les Turcs, et l’avoient armée. Je fus, pour vous dire vrai, très-aise que l’aventure se fût terminée ainsi. Cette guerre ne me plaisoit pas. Le temps se chargeant un peu, l’on crut qu’il étoit à propos d’entrer dans Porto-Vecchio, qui est un port inhabité de Corse. Un trompette du gouverneur gênois d’un fort qui en est assez proche vint nous avertir, de la part de son capitaine, que M. de Guise étoit avec six galères de France à Porto-Condé ; qu’apparemment il nous avoit vus passer et qu’il pourroit nous venir surprendre la même nuit sur le soir. Nous résolûmes de nous remettre à la mer, quoique le temps commençât à être fort gros et qu’il y eût même quelque péril à sortir la nuit de Porto-Vecchio, parce qu’il a à sa bouche un écueil de rocher qui jette un courant assez fâcheux. La bourrasque augmenta avec la nuit, et nous eûmes une des plus grandes tempêtes qui se soit peut-être jamais vue à la mer. Le pilote royal des galères de Naples qui étoit sur notre galère et qui naviguoit depuis cinquante ans, disoit qu’il n’avoit jamais rien vu de pareil. Tout le monde étoit en prières, tout le monde se confessoit ; et il n’y eut que don Fernand Carillo qui communioit tous les jours quand il étoit à terre, et qui étoit d’une piété angélique il n’y eut, dis-je, que lui qui ne se jeta point aux pieds des prêtres avec empressement. Il laissoit faire les autres ; mais il ne fit rien en son particulier, et il me dit à l’oreille : « Je crains bien que toutes ces confessions, que la seule peur produit, ne vaillent rien. » Il demeura toujours à donner ses ordres avec un froid admirable ; et en donnant du courage, mais doucement et honnêtement, à un vieux soldat des terces de Naples qui faisoit paroître un peu d’étonnement. Je me souviens toujours qu’il l’appela sennor soldado de Carlos Quinto.

Le capitaine particulier de la galère se fit apporter au plus fort du danger, ses manches en broderie et son écharpe rouge, en disant qu’un véritable Espagnol devoit mourir avec la marque de son roi. Il se mit dans un grand fauteuil, et il donna un grand coup de pied dans la mâchoire à un pauvre Napolitain qui, ne pouvant se tenir sur le coursier, marchoit à quatre pattes en criant : Sennor don Fernando, por l’amor de Dios confession. Le capitaine, en le frappant, lui dit : Enemigo de Dios, piedes confession. Et, comme je lui représentois que la preuve n’étoit pas bonne, il me répondit que ce vieillard scandalisoit toute la galère. Vous ne pouvez vous imaginer l’horreur d’une grande tempête : vous en pouvez imaginer aussi peu le ridicule. Un observantin sicilien prêchoit au pied de l’arbre du mât que saint François lui avoit apparu, et l’avoit assuré que nous ne péririons pas. Ce ne seroit jamais fait si j’entreprenois de vous décrire les frayeurs et les impertinences que l’on voit en ces rencontres.

Le grand péril ne dura que sept heures ; nous nous mîmes ensuite un peu à couvert sous la piarouse. Le temps s’adoucit, et nous gagnâmes Porto-Longone. Nous y passâmes la Toussaint et la fête des Morts, parce que le vent nous étoit contraire pour sortir du port : le gouverneur espagnol m’y fit toutes les honnêtetés imaginables ; et comme il vit que le mauvais temps continuoit, il me conseilla d’aller voir Porto-Ferrajo. Il n’y a que cinq milles de l’un à l’autre par terre, et j’y allai à cheval. Je vous ai tantôt dit qu’il n’y a rien de si agréable, dans le théâtre rustique de l’Opéra, que la scène du Port-Mahon ; et je vous puis dire présentement, avec autant de vérité qu’il n’y a rien de si pompeux, dans les représentations les plus magnifiques que vous en avez vues, que tout ce qui paroît de cette place. Il faudroit être homme de guerre pour vous la décrire, et je me contenterai de vous dire que sa force passe sa magnificence : elle est l’unique imprenable qui soit au monde, et le maréchal de La Meilleraye en convenoit. Il l’alla visiter après qu’il eut pris Porto-Longone dans le temps de la régence ; et comme il étoit impétueux, il dit au commandeur Grifoni, qui y commandoit pour le grand duc, que la fortification étoit bonne ; mais que si le Roi son maître lui commandoit de l’attaquer, il lui en rendroit bon compte en six semaines. Le commandeur Grifoni lui répondit qu’il prenoit un trop long terme, et que le grand duc étoit si fort serviteur du Roi qu’il ne faudroit qu’un moment. Le maréchal eut honte de son emportement ou plutôt de sa brutalité, et il la répara en disant : « Vous êtes un galant homme, monsieur le commandeur, et je suis un sot. Je confesse que votre place est imprenable. » Le maréchal me fit ce conte à Nantes, et le commandeur me le confirma à Porto-Ferrajo, où il commandoit encore quand j’y passai.

Le vent nous ayant permis de sortir de Porto-Longone, nous prîmes terre à Piombino, qui est dans la côte de Toscane. Je quiltai dans ce lieu la galère, après avoir donné aux officiers, aux soldats et à la chiourme, tout ce qui me restoit d’argent, sans excepter la chaîne d’argent que le roi d’Espagne avoit donnée à Boisguérin. Je la lui achetai, et je la revendis au facteur du prince Ludovisio, qui est prince de Piombino. Je ne me réservai que neuf pistoles que je crus me suffire jusqu’à Florence.

Je suis obligé de dire, pour la vérité, que jamais gens ne méritèrent mieux des gratifications que ceux qui étoient sur cette galère. Leur discrétion à mon égard n’a peut-être jamais eu d’exemple. Ils étoient plus de six cents hommes, dont il n’y en avoit pas un qui ne me connût. Il n’y en eut jamais un seul qui en donnât seulement, ni à moi ni à aucun autre, de démonstration. Leur reconnoissance fut égale à leur discrétion. Celle que je leur avois témoignée de leurs honnêtetés les toucha tellement, qu’ils pleuroient tous quand je les quittai pour prendre terre à Piombino, qui fut proprement le lieu où je recouvrai ma liberté, laquelle jusque là avoit été hasardée par beaucoup d’aventures.

  1. Madame de La Fayette : Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, célèbre par l’étendue et les grâces de son esprit. Ses deux romans de la Princesse de Clèves et de Zaïde passèrent pour des modèles de style, et firent cesser l’engouement qu’on avoir pour les volumineux ouvrages de mademoiselle de Scudéry. Les Mémoires de madame de La Fayette font partie de cette série. Elle mourut en 1693.
  2. Je me sauvai. Les détails circonstanciés de cette évasion se trouvent dans les Mémoires de Joly.
  3. Dans les lignes d'Arras : Le prince de Condé avec l’armée du roi d’Espagne, faisoit le siége d’Arras. Turenne força les lignes le 25 août 1654, battit les Espagnols, et leur fit lever le siége.
  4. Pagador : Payeur.
  5. Lambert : Michel. C’étoit un musicien célèbre ; le cardinal de Richelieu avoit commencé sa fortune. Il chantoit très-agréablement, en s’accompagnant avec le luth ou le théorbe. Boileau parle de lui avec beaucoup d’éloge dans sa troisième satire

    Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle,
    Et Lambert, qui plus.est, m’a donné sa parole ;
    C’est tout dire, en un mot, et vous le connoissez.
    — Quoi, Lambert ? — Oui Lambert : à demain. — C’est assez.


    Lambert fut efface par Lully qui épousa sa fille et il mourut en 1696. « C’étoit, dit Boileau un fort bon homme qui promettoit à tout le monde de venir, et qui ne venoit jamais. »