Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre second/Section 1

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 149-186).
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Livre second


Je commençai mes sermons de l’avent dans Saint-Jean en Grève le jour de la Toussaint, avec le concours naturel à une ville aussi peu accoutumée que l’étoit Paris à voir ses archevêques en chaire. Le grand secret de ceux qui entrent dans ces emplois est de saisir d’abord l’imagination des hommes par une action que quelques circonstances leur rendent particulière.

Comme j’étois obligé de prendre les ordres, je fis une retraite dans Saint-Lazarre, où je donnai à l’extérieur toutes les apparences ordinaires. L’occupation de mon intérieur fut une grande et profonde réflexion sur la manière que je devois prendre pour ma conduite. Elle étoit très-difficile : je trouvois l’archevêché de Paris dégradé, à l’égard du monde, par les bassesses de mon oncle, et désolé, à l’égard de Dieu, par sa négligence et par son incapacité. Je prévoyois des oppositions infinies à son rétablissement : et je n’étois pas si aveugle que je ne connusse que la plus grande et la plus insurmontable étoit dans moi-même. Je n’ignorois pas de quelle nécessité est la règle des mœurs à un évêque. Je sentois que le désordre scandaleux de celles de mon oncle me l’imposoit encore plus étroite et plus indispensable qu’aux autres ; et je sentois en même temps que je n’en étois pas capable,

et que tous les obstacles de conscience et de gloire que j’opposerois au déréglement ne seroient que des digues fort mal assurées. Je pris, après six jours de réflexion, le parti de faire le mal par dessein : ce qui est sans comparaison le plus criminel devant Dieu, mais ce qui est sans doute le plus sage devant le monde : parce qu’en le faisant ainsi, l’on y met toujours des préalables qui en couvrent une partie, et parce que l’on évite par ce moyen le plus dangereux ridicule qui se puisse rencontrer dans notre profession, qui est celui de mêler à contre-temps le péché avec la dévotion.

Voilà la sainte disposition avec laquelle je sortis de Saint-Lazarre. Elle ne fut pourtant pas de tout point mauvaise : car j’avois pris une ferme résolution de remplir exactement tous les devoirs de ma profession, et d’être aussi homme de bien pour le salut des autres, que je pourrois être méchant pour moi-même.

M. l’archevêque de Paris, qui étoit le plus foible de tous les hommes, étoit, par une suite assez commune, le plus glorieux. Il s’étoit laissé précéder partout par les moindres officiers de la couronne, et il ne donnoit pas la main dans sa propre maison aux gens de qualité qui avoient affaire à lui. Je pris le chemin tout contraire : je donnai la main chez moi à tout le monde jusqu’au carrosse, et j’acquis par ce moyen la réputation de civilité à l’égard de beaucoup de gens, et même d’humilité à l’égard des autres. J’évitai sans affectation de me trouver aux lieux de cérémonie avec les personnes d’une condition fort relevée, jusqu’à ce que je me fusse tout-à-fait confirmé dans cette réputation : et quand je crus l’avoir établie, je pris l’occasion d’un contrat de mariage pour disputer le rang de la signature à M. de Guise. J’avois bien étudié et bien fait étudier mon droit, qui étoit incontestable dans les limites du diocèse. La préséance me fut adjugée par arrêt du conseil ; et j’éprouvai en cette rencontre, par le grand nombre de gens qui se déclarèrent pour moi, que descendre jusqu’aux petits est le plus sûr moyen pour s’égaler aux grands. Je faisois ma cour une fois la semaine à la messe de la Reine, après laquelle j’allois presque toujours dîner chez M. le cardinal Mazarin, qui me traitoit fort bien, et qui étoit dans la vérité très-content de moi, parce que je n’avois voulu prendre aucune part dans la cabale que l’on appeloit des importans, quoiqu’il y en eût d’entre eux qui fussent extrêmement de mes amis. Peut-être ne serez-vous pas fâchée que je vous explique ce que c’étoit que cette cabale.

M. de Beaufort, qui avoit le sens beaucoup au dessous du médiocre, voyant que la Reine avoit donné sa confiance à M. le cardinal Mazarin, s’emporta de la manière du monde la plus imprudente. Il refusa tous les avantages qu’elle lui offrit avec profusion : il fit vanité de donner au monde toutes les démonstrations d’un amant irrité. Il ne ménagea en rien Monsieur ; il brava dès les premiers jours de la régence feu M. le prince[1]. Il l’outra ensuite par la déclaration publique qu’il fit contre madame de Longueville[2], en faveur de madame de Montbazon[3], qui véritablement n’avoit offensé la première qu’en contrefaisant ou montrant cinq de ses lettres, que l’on prétendoit qu’elle avoit écrites à Coligny[4]. M. de Beaufort, pour soutenir ce qu’il faisoit contre la Régente, contre le ministre et contre tous les princes du sang, forma une cabale de gens qui sont tous morts fous, et qui dès ce temps-là ne me paroissoient guère sages : tels que Beaupré, Fontrailles, Fiesque[5]. Montrésor, qui avoit la mine de Caton, mais qui n’en avoit pas le jeu, s’y joignit avec Béthune. Le premier étoit mon proche parent, et le second étoit assez de mes amis. Ils obligèrent M. de Beaufort à me faire beaucoup d’avances, et je les reçus avec beaucoup de respect ; mais je n’entrai en rien. Je m’en expliquai même à Montrésor, en lui disant que je devois la coadjutorerie de Paris à la Reine, et que la grâce étoit assez considérable pour m’empêcher de prendre aucune liaison qui pût ne lui être pas agréable. Montrésor m’ayant répondu que je n’en avois nulle obligation à la Reine, puisqu’elle n’avoit fait en cela que ce qui lui avoit été ordonné publiquement par le feu Roi, et que d’ailleurs la grâce m’avoit été faite dans un temps où la Reine ne donnoit rien, à force de ne rien refuser, je lui dis ces propres mots : « Vous me permettrez d’oublier tout ce qui pourroit diminuer ma reconnoissance, et de ne me ressouvenir que de ce qui la peut augmenter. » Ces paroles, qui furent rapportées à M. le cardinal Mazarin par Goulas, à ce que lui-même m’a dit depuis, lui plurent ; il les dit à la Reine le jour que M. de Beaufort fut arrêté. Cette prison[6] fit beaucoup d’éclat, mais elle n’eut pas celui qu’elle devoit produire. Et comme elle fut le commencement de l’établissement du ministre que vous verrez dans toute la suite de cette histoire jouer le plus considérable rôle de la comédie, il est nécessaire, à mon sens, de vous en parler un peu plus en détail.

Vous avez vu ci-dessus que le parti formé dans la cour par M. de Beaufort n’étoit composé que par quatre ou cinq mélancoliques, qui avoient la mine de penser creux. Cette mine ou fit peur à M. le cardinal Mazarin, ou lui donna lieu de feindre qu’il avoit peur. Il y a eu des raisons de douter de part et d’autre. Ce qui est certain, c’est que La Rivière, qui avoit déjà beaucoup de pouvoir sur l’esprit de Monsieur, essaya de la donner au ministre par toutes sortes d’avis, pour l’obliger de le défaire de Montrésor, qui étoit sa bête ; et que M. le prince n’oublia rien aussi pour la lui faire prendre, par l’appréhension qu’il avoit que M. le duc, qui est M. le prince d’aujourd’hui, ne se commît par quelque combat avec M. de Beaufort, comme il avoit été sur le point de le faire dans le démêlé de mesdames de Longueville et de Montbazon. Le palais d’Orléans et l’hôtel de Condé étant unis ensemble par ces intérêts, tournèrent en moins de rien en ridicule la morgue qui avoit donné aux amis de M. de Beaufort le nom d’importans ; et ils se servirent en même temps très-habilement des grandes apparences que M. de Beaufort, suivant le style de tous ceux qui ont plus de vanité que de sens, ne manqua pas de donner en toutes sortes d’occasions aux moindres bagatelles. On tenoit cabinet mal à propos, l’on donnoit des rendez-vous sans sujet : les chasses même paroissoient mystérieuses. Enfin l’on fit si bien que l’on se fit arrêter au Louvre par Guitaut, capitaine des gardes de la Reine. Ces importans furent chassés et dispersés, et l’on publia par tout le royaume qu’ils avoient fait une entreprise contre la vie de M. le cardinal. Ce qui a fait que je ne l’ai jamais cru est que l’on n’en a jamais vu ni dépositions ni indices, quoique la plupart des domestiques de la maison de Vendôme aient été long-temps en prison. Vaumorin et Ganseville, auxquels j’en ai parlé cent fois dans la Fronde, m’ont juré qu’il n’y avoit rien au monde de plus faux : l’un étoit capitaine des gardes, l’autre écuyer de M. de Beaufort. Le marquis de Nangis, mestre de camp du régiment de Navarre ou de Picardie (je ne m’en ressouviens pas précisément), et enragé contre la Reine et contre le cardinal pour un sujet que je vous dirai incontinent, fut fort tenté d’entrer dans la cabale des importans, cinq ou six jours avant que M. de Beaufort fût arrêté ; et je le détournai de cette pensée, en lui disant que la mode, qui a du pouvoir en toutes choses, ne l’a si sensible en aucune qu’à être bien ou mal à la cour. Il y a des temps où la disgrâce est une manière de feu qui purifie toutes les mauvaises qualités, et qui illumine toutes les bonnes. Il y a des temps où il ne sied pas bien à un honnête homme d’être disgracié. Je soutins à Nangis que le parti des importans étoit de cette nature ; et je vous marque cette circonstance pour avoir lieu de vous faire le plan de l’état où les choses se trouvèrent à la mort du feu Roi. C’est par où je devois commencer, mais le fil de mon discours m’a emporté.

Il faut confesser, à la louange de M. le cardinal de Richelieu, qu’il avoit conçu deux desseins que je trouve presque aussi vastes que ceux des César et des Alexandre. Celui d’abattre le parti de la religion avoit été projeté par M. le cardinal de Retz[7], mon oncle ; celui d’attaquer la formidable maison d’Autriche n’avoit été imaginé de personne. Il a consommé le premier, et à sa mort il avoit bien avancé le second. La valeur de M. le prince, qui étoit M. le duc en ce temps-là, fit que celle du Roi n’altéra pas les choses. La fameuse bataille de Rocroy[8] donna autant de sûreté au royaume qu’elle lui apporta de gloire, et ces lauriers couvrirent le berceau du Roi qui règne aujourd’hui. Le Roi, son père, qui n’aimoit ni n’estimoit la Reine, sa femme, lui donna en mourant un conseil nécessaire pour limiter l’autorité de sa régence ; et il y nomma M. le cardinal Mazarin, M. Seguier[9], M. Bouthillier et M. de Chavigny. Comme tous ces sujets étoient extrêmement odieux au public, parce qu’ils étoient tous créatures de M. le cardinal de Richelieu, ils furent siffles par tous les laquais dans les cours de Saint-Germain, aussitôt que le Roi fut expiré : et si M. de Beaufort eût eu le sens commun, ou si M. de Beauvais n’eût pas été une bête mitrée, ou s’il eût plu à mon père d’entrer dans les affaires, ces collatéraux de la régence auroient été infailliblement chassés avec honte, et la mémoire du cardinal de Richelieu auroit été sûrement condamnée par le parlement avec une joie publique.

La Reine étoit adorée beaucoup plus par ses disgrâces que par son mérite. On ne l’avoit vue que persécutée : et la souffrance aux personnes de ce rang tient lieu d’une grande vertu. On se vouloit imaginer qu’elle avoit eu de la patience, qui est très-souvent figurée par l’indolence. Enfin il est constant que l’on en espéroit des merveilles : et Bautru[10] disoit qu’elle faisoit déjà des miracles, parce que les plus dévots avoient déjà oublié ses coquetteries.

M. le duc d’Orléans fit quelque mine de vouloir disputer la régence ; et La Frette, qui étoit à lui, donna de l’ombrage, parce qu’il arriva une heure après la mort du Roi à Saint-Germain, avec deux cents gentilshommes qu’il avoit amenés de son pays. J’obligeai Nangis dans le moment à offrir à la Reine le régiment qu’il commandoit, qui étoit en garnison à Mantes. Il le fit marcher à Saint-Germain ; tout le régiment des Gardes s’y rendit ; l’on amena le Roi à Paris. Monsieur se contenta d’être lieutenant général de l’État ; M. le prince fut déclaré chef du conseil. Le parlement confirma la régence à la Reine, mais sans limitation. Tous les exilés furent rappelés, tous les prisonniers remis en liberté, tous les criminels furent justifiés ; tous ceux qui avoient perdu des charges y rentrèrent : on donnoit tout, on ne refusoit rien ; et madame de Beauvais entre autres eut permission de bâtir dans la place Royale. Je ne me souviens plus du nom de celui à qui on expédia un brevet pour un impôt sur les messes.

La facilité des particuliers paroissoit pleinement assurée par le bonheur public : l’union très-parfaite de la maison royale fixoit le repos en dedans. La bataille de Rocroy avoit anéanti pour des siècles la vigueur de l’infanterie d’Espagne ; la cavalerie de l’Empire ne tenoit pas devant les Weymariens. L’on voyoit sur les degrés du trône, d’où l’âpre et redoutable Richelieu avoit foudroyé plutôt que gouverné les humains[11], un successeur doux et bénin, qui ne vouloit rien, qui étoit au désespoir de ce que sa dignité de cardinal ne lui permettoit pas de s’humilier autant qu’il l’eût souhaité devant tout le monde qui marchoit dans les rues avec deux petits laquais derrière son carrosse. N’ai-je pas eu raison de vous dire qu’il ne seyoit pas à un honnête homme d’être mal avec la cour en ce temps-là ? Et n’eus-je pas encore raison de conseiller à Nangis de ne s’y pas brouiller, quoique, nonobstant le service qu’il avoit rendu à Saint-Germain, il fût le premier homme à qui l’on eût refusé une gratification de rien qu’il demanda ? Je la lui fis obtenir. Vous ne serez pas surprise de ce qu’on le fut de la prison de M. de Beaufort, dans une cour où l’on venoit de les ouvrir à tout le monde sans exception : mais vous le serez sans doute de ce que personne ne s’aperçut des suites. Ce coup de vigueur, fait dans un temps où l’autorité étoit si douce qu’elle étoit comme imperceptible, fit un très-grand effet. Il n’y avoit rien de si facile par toutes les circonstances que vous avez vues ; mais il paroissoit grand, et tout ce qui est de cette nature est heureux, parce qu’il a de la dignité et n’a rien d’odieux. Ce qui attire assez souvent je ne sais quoi d’odieux sur les actions des ministres même les plus nécessaires, c’est que pour les faire ils sont presque toujours obligés de surmonter des obstacles, dont la victoire ne manque jamais de porter avec elle de l’envie et de la haine. Quand il se présente une occasion considérable, dans laquelle il n’y a rien à vaincre parce qu’il n’y a rien à combattre (ce qui est fort rare), elle donne à leur autorité un éclat pur, innocent, non mélangé, qui ne l’établit pas seulement, mais qui leur fait même tirer dans la suite du mérite de tout ce qu’ils ne font pas, presque également que de tout ce qu’ils font.

Quand on vit que le cardinal avoit arrêté celui qui, cinq ou six semaines auparavant, avoit ramené le Roi à Paris avec un faste inconcevable, l’imagination de tous les hommes fut saisie d’un étonnement respectueux ; et je me souviens que Chapelain, qui enfin avoit de l’esprit, ne pouvoit se lasser d’admirer ce grand événement. On se croyoit bien obligé au ministre de ce que toutes les semaines il ne faisoit pas mettre quelqu’un en prison, et l’on attribuoit à la douceur de son naturel les occasions qu’il n’avoit pas de mal faire. Il faut avouer qu’il seconda fort habilement son bonheur. Il donna toutes les apparences nécessaires pour faire croire qu’on l’avoit forcé à cette résolution ; que les conseils de Monsieur et de M. le prince l’avoient emporté dans l’esprit de la Reine sur son avis. Il parut encore plus modéré, plus civil et plus ouvert le lendemain de l’action : l’accès étoit tout-à-fait libre, les audiences étoient aisées ; on dînoit avec lui comme avec un particulier ; il relâcha même beaucoup de la morgue des cardinaux les plus ordinaires ; enfin il fit si bien qu’il se trouva sur la tête de tout le monde, dans le temps que tout le monde croyoit l’avoir encore à ses côtés. Ce qui me surprend, c’est que les princes et les grands du royaume, qui pour leurs intérêts doivent être plus clairvoyans que le vulgaire, furent les plus aveugles. Monsieur se crut au dessus de l’exemple ; M. le prince, attaché à la cour par son avarice, voulut aussi s’y croire ; M. le duc[12] étoit d’un âge à s’endormir aisément à l’ombre des lauriers ; M. de Longueville ouvrit les yeux, mais ce ne fut que pour les refermer ; M. de Vendôme étoit trop heureux de n’avoir été que chassé ; M. de Nemours[13] n’étoit qu’un enfant ; M. de Guise[14], revenu tout nouvellement de Bruxelles, étoit gouverné par madame de Pons[15], et croyoit gouverner toute la cour ; M. de Bouillon croyoit qu’on lui rendroit Sedan de jour en jour ; M. de Turenne étoit plus que satisfait de commander les armées d’Allemagne ; M. d’Epernon[16] étoit ravi d’être rentré dans son gouvernement et dans sa charge ; M. de Schomberg avoit été toute sa vie inséparable de tout ce qui étoit bien à la cour ; M. de Gramont[17] en étoit esclave ; et messieurs de Retz, de Vitry et de Bassompierre se croyoient, au pied de la lettre, en faveur, parce qu’ils n’étoient plus ni prisonniers ni exilés. Le parlement, délivré du cardinal de Richelieu qui l’avoit tenu fort bas, s’imaginoit que le siècle d’or seroit celui d’un ministre qui leur disoit tous les jours que la Reine ne se vouloit conduire que par leurs conseils. Le clergé, qui donne toujours l’exemple de la servitude, la prêchoit aux autres sous le titre d’obéissance. Voilà comme tout le monde se trouva en un instant mazarin.

Ce plan vous paroîtra peut-être avoir été bien long ; mais je vous prie de considérer qu’il contient les quatre premières années de la régence, dans lesquelles la rapidité du mouvement donné à l’autorité royale par M. le cardinal de Richelieu, soutenue par les circonstances que je viens de vous marquer, et par les avantages continuels remportés sur les ennemis, maintint toutes les choses dans l’état où vous les voyez. Il y eut, la troisième et la quatrième année, quelques petits nuages entre Monsieur et M. le duc pour des bagatelles ; il y en eut entre M. le duc et M. le cardinal Mazarin pour la charge d’amiral, que le premier prétendit par la mort de M. le duc de Brezé[18], son beau-frère. Je ne parle point ici de ce détail, parce qu’il n’altéra en rien la face des affaires, et parce qu’il n’y a point de Mémoires de ce temps-là où vous ne le trouviez imprimé.

M. de Paris partit de Paris deux mois après mon sacre, pour aller passer l’été à Angers, dans une abbaye qu’il y avoit, appelée Saint-Aubin ; et il m’ordonna, quoiqu’avec beaucoup de peine, de prendre soin de son diocèse. Ma première fonction fut la visite des religieuses de la Conception, que la Reine me força de faire. Comme je n’ignorois pas qu’il y avoit dans ce monastère plus de quatre-vingts filles, dont il y en avoit plusieurs de belles et quelques-unes de coquettes, j’avois peine à me résoudre à y exposer ma vertu. Il le fallut toutefois, et je la conservai avec l’édification du prochain, parce que je n’en vis jamais une seule au visage. Je ne leur parlai jamais qu’elles n’eussent le voile baissé ; et cette conduite, qui dura six semaines, donna un merveilleux lustre à ma chasteté[19].

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La dame eût été bien fâchée qu’on ne les eût pas sues ; mais elle les mêloit, et à ma prière et parce qu’elle-même y étoit assez portée, de tant de diverses apparences, où il n’y avoit pourtant rien de réel, que notre affaire en beaucoup de choses avoit l’air de n’être pas publique, quoiqu’elle ne fût pas cachée. Cela paroît galimatias : mais ce galimatias est de ceux que la pratique fait connoître quelquefois, et que la spéculation ne fait jamais entendre. J’en ai remarqué de cette sorte en tous genres d’affaires.

Je continuai à faire dans le diocèse tout ce que la jalousie de mon oncle me permit d’y entreprendre sans le fâcher ; mais comme de l’humeur dont il étoit il y avoit peu de choses qui ne le pussent fâcher, je m’appliquai bien davantage à tirer du mérite de ce que je n’y faisois pas que de ce que je faisois ; et ainsi je trouvai le moyen de prendre même des avantages de la jalousie de M. de Paris, en ce que je pouvois à jeu sûr faire paroître ma bonne intention en tout : au lieu que si j’eusse été le maître, la bonne conduite m’eût obligé à me réduire purement à ce qui eût été praticable.

M. le cardinal Mazarin m’avoua long-temps après, dans l’intervalle de l’une de ces paix fourrées que nous faisions quelquefois ensemble, que la première cause de l’ombrage qu’il prit de mon pouvoir à Paris fut l’observation qu’il fit de cette manœuvre, qui étoit pourtant à son égard très-innocente. Une autre rencontre lui en donna avec aussi peu de sujet. J’entrepris d’examiner la capacité de tous les prêtres du diocèse : ce qui étoit dans la vérité d’une utilité inconcevable. Je fis pour cet effet trois tribunaux[20] composés de chanoines, de curés et de religieux, qui devoient réduire tous les prêtres en trois classes, dont la première étoit des capables, que l’on laissoit dans l’exercice de leurs fonctions ; la seconde, de ceux qui ne l’étoient pas, mais qui le pouvoient devenir ; et la troisième, de ceux qui ne l’étoient pas et ne le pouvoient jamais être. On séparoit ceux de ces deux dernières classes, on les interdisoit de leurs fonctions, on les mettoit dans des maisons distinctes ; l’on instruisoit les uns, et l’on se contentoit d’apprendre purement aux autres les règles de la piété. Vous jugez bien que ces établissemens devoient être d’une dépense immense : mais l’on m’apportoit des sommes considérables de tous côtés. Toutes les bourses des gens de bien s’ouvrirent avec profusion. Cet éclat fâcha le ministre ; et il fit que la Reine manda, sous un prétexte frivole, M. de Paris, qui, deux jours après qu’il fut arrivé, me commanda, sous un autre encore plus frivole, de ne pas continuer l’exécution de mon dessein. Quoique je fusse très-bien averti par mon ami l’aumônier que le coup me venoit de la cour, je le souffris avec bien plus de flegme qu’il n’appartenoit à ma vivacité. Je n’en témoignai quoi que ce soit, et je demeurai dans ma conduite ordinaire à l’égard de M. le cardinal. Je ne parlai pas si judicieusement sur un autre sujet, quelque jours après, que j’avois agi sur celui-là. Le bonhomme M. de Morangis me disant, dans la cellule du prieur de sa chartreuse, que je faisois trop de dépense (ce qui n’étoit que trop vrai, car je la faisois excessive), je lui répondis fort étourdiment : « J’ai bien supputé ; César, à mon âge, devoit six fois plus que moi. » Cette parole très-imprudente en tous sens fut rapportée, par un malheureux docteur qui se trouva là, à M. Servien[21] qui la dit malicieusement à M. le cardinal : il s’en moqua, et il avoit raison ; mais il la remarqua, et il n’avoit pas tort.

L’assemblée du clergé se tint ici en 1645. J’y fus invité comme diocésain, et elle se peut dire le véritable écueil de ma médiocre fortune.

M. le cardinal de Richelieu avoit donné une atteinte cruelle à la dignité et à la liberté du clergé dans l’assemblée de Mantes ; et il avoit exilé, avec des circonstances atroces, six de ses prélats les plus considérables. On résolut en celle de 1645 de leur faire quelque sorte de réparation, ou plutôt de donner quelques récompenses d’honneur à leur fermeté, en les priant de venir prendre place dans la compagnie, quoiqu’ils n’y fussent pas députés[22]. Cette résolution, qui fut prise d’un consentement général dans les conversations particulières, fut portée innocemment et sans aucun mystère dans l’assemblée, où l’on ne songea pas seulement que la cour y pût faire réflexion ; et il arriva par hasard que lorsqu’on y délibéra, le tour, qui tomba ce jour-là sur la province de Paris, m’obligea à parler le premier. J’ouvris donc l’avis, suivant que nous l’avions concerté ; et il fut suivi de toutes les voix. À mon retour chez moi, je trouvai l’argentier de la Reine qui me portoit ordre de l’aller trouver à l’heure même. Elle étoit sur son lit dans sa petite chambre grise, et elle me dit avec un ton de voix fort aigre, qui lui étoit assez naturel, qu’elle n’eût jamais cru que j’eusse été capable de lui manquer au point que je venois de le faire dans une occasion qui blessoit la mémoire du feu Roi son seigneur. Il ne me fut pas difficile de la mettre en état de ne pouvoir que me dire sur mes raisons. Elle sortit d’embarras, par le commandement qu’elle me fit de les aller faire connoître à M. le cardinal ; mais je trouvai qu’il les entendoit aussi peu qu’elle. Il me parla de l’air du monde le plus haut ; il ne voulut point écouter mes justifications ; et il me déclara qu’il me commandoit de la part du Roi que je me rétractasse le lendemain en pleine assemblée. Vous croyez bien qu’il eût été difficile de m’y résoudre : je ne m’emportai toutefois nullement, je ne sortis point du respect ; et comme je vis que ma soumission ne gagnoit rien sur son esprit, je pris le parti d’aller trouver M. d’Arles, sage et modéré, et de le prier de vouloir bien se joindre à moi pour faire entendre ensemble nos raisons à M. le cardinal. Nous y allâmes, nous lui parlâmes ; et nous conclûmes, en revenant de chez lui, qu’il étoit l’homme du monde le moins entendu dans les affaires du clergé. Je ne me souviens pas précisément de la manière dont cette affaire s’accommoda : je crois de plus que vous n’en avez pas grande curiosité, et je ne vous en ai parlé un peu au long que pour vous faire connoître que je n’ai eu aucun tort dans le premier démêlé que j’ai eu avec la cour, et que le respect que j’eus pour M. le cardinal Mazarin, à la considération de la Reine, alla jusqu’à la patience.

J’en eus encore plus de besoin trois ou quatre mois après, dans une occasion que son ignorance lui fournit d’abord, mais que sa malice envenima. L’évêque de Warmie, l’un des ambassadeurs qui venoient quérir la reine de Pologne[23], prit en gré de vouloir faire la cérémonie du mariage dans Notre-Dame. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que les évêques et archevêques de Paris n’ont jamais cédé ces sortes de fonctions dans leurs églises qu’aux cardinaux de la maison royale ; et que mon oncle avoit été blâmé au dernier point de tout son clergé, parce qu’il avoit souffert que M. le cardinal de La Rochefoucauld mariât la reine d’Angleterre[24]. Il étoit parti justement pour son second voyage d’Anjou, la veille de la Saint-Denis ; et le jour de la fête, Sainctot, lieutenant des cérémenies, m’apporta dans Notre-Dame même une lettre de cachet, qui m’ordonnoit de préparer l’église pour M. l’évêque de Warmie, et qui me l’ordonnoit dans les mêmes termes dans lesquels on commande au prévôt des marchands de préparer l’hôtel-de-ville pour un ballet. Je fis voir la lettre de cachet au doyen et aux chanoines qui étoient avec moi, et je leur dis en même temps que je ne doutois pas que ce ne fût une méprise de quelque commis du secrétaire d’État ; que je partirois dès le lendemain pour Fontainebleau, où étoit la cour, pour éclaircir moi-même ce malentendu. Ils étoient fort émus, et ils vouloient venir avec moi à Fontainebleau : je les en empêchai, en leur promettant de les mander s’il en étoit besoin. J’allai descendre chez M. le cardinal : je lui représentai les raisons et les exemples ; je lui dis qu’étant son serviteur aussi particulièrement que je l’étois, j’espérois qu’il me feroit la grâce de les faire entendre à la Reine ; et j’ajoutai assurément tout ce qui pouvoit l’y obliger. C’est en cette occasion où je connus qu’il affectoit de me brouiller avec elle : car quoique je visse clairement que les raisons que je lui alléguois le touchoient, au point d’être certainement fâché d’avoir donné cet ordre avant que d’en savoir la conséquence, il se remit après un peu de réflexion, et il s’opiniâtra de la manière du monde la plus extrvagante. Comme je parlois au nom de M. l’Archevêque et de toute l’Église de Paris, il éclata, comme il eût pu faire si un particulier, de son autorité privée, l’eût voulu haranguer à la tête de cinquante séditieux. Je lui en voulus faire voir avec respect, la différence ; mais il étoit si ignorant de nos manières et de nos mœurs, qu’il prenoit tout de travers le peu qu’on lui en voulut faire entendre. Il finit brusquement et incivilement la conversation, et il me renvoya à la Reine. Je la trouvai fixée et aigrie ; et tout ce que j’en pus tirer fut qu’elle donneroit audience au chapitre, sans lequel je déclarai que je ne pouvois ni ne devois rien conclure.

Je le mandai à l’heure même. Le doyen arriva le lendemain avec seize députés. Je les présentai : ils parlèrent, et ils parlèrent très-sagement et très-fortement. La Reine nous renvoya à M. le cardinal, qui, pour vous dire le vrai, ne nous dit que des impertinences ; et comme il ne savoit encore que très-imparfaitement la force des mots français, il finit sa réponse en me disant que je lui avois parlé la veille fort insolemment. Vous pouvez juger que cette parole me choqua. Comme toutefois j’avois pris une ferme résolution de faire paroître de la modération, je ne lui répondis qu’en souriant, et je me tournai vers les députés en leur disant : « Messieurs, le mot est gai. » Il se fâcha de mon souris, et il me dit d’un ton très-haut : « À qui croyez-vous parler ? Je vous apprendrai à vivre. » Je vous confesse que ma bile s’échauffa. Je lui répondis que je savois fort bien que j’étois le coadjuteur de Paris, qui parloit à M. le cardinal Mazarin ; mais que je croyois que lui pensoit être le cardinal de Lorraine[25] qui parloit au suffragant de Metz. Cette expression, que la chaleur me mit à la bouche, réjouit les assistans, qui étoient en grand nombre. Je ramenai les députés du chapitre dîner chez moi ; et nous nous préparions pour retourner aussitôt à Paris, quand nous vîmes entrer M. le maréchal d’Estrées[26] qui venoit pour m’exhorter de ne point rompre, et pour me dire que les choses pouvoient s’accommoder. Comme il vit que je ne me rendois pas à son conseil, il s’expliqua nettement, et m’avoua qu’il avoit ordre de la Reine de m’obliger à aller chez elle. Je ne balançai point ; j’y menai les députés. Nous la trouvâmes radoucie, bonne, changée à un point que je ne puis vous exprimer. Elle me dit, en présence des députés, qu’elle m’avoit voulu voir, non pas pour la substance de l’affaire pour laquelle il seroit aisé de trouver des expédiens, mais pour me faire une réprimande de la manière dont j’avois parlé à ce pauvre M. le cardinal, qui étoit doux comme un agneau, et qui m’aimoit comme son fils. Elle ajouta à cela toutes les bontés possibles, et elle finit par un commandement qu’elle fit au doyen et aux députés de me mener chez M. le cardinal, et d’aviser ensemble ce qu’il y auroit à faire. J’eus un peu de peine à faire ce pas, et je marquai à la Reine qu’il n’y auroit eu qu’elle au monde qui m’y auroit pu obliger.

Nous trouvâmes le ministre encore plus doux que la maîtresse : il me fit un million d’excuses du terme insolemment. Il me dit (et il pouvoit être vrai) qu’il avoit cru qu’il signifioit insolite. Il me fit toutes les honnêtetés imaginables ; mais il ne conclut rien, et il nous remit à un petit voyage qu’il croyoit faire au premier jour à Paris. Nous y revînmes pour y attendre ses ordres. Quatre ou cinq jours après, Sainctot, lieutenant des cérémonies, entra chez moi à minuit, et il me présenta une lettre de M. l’archevêque, qui m’ordonnoit de ne point m’opposer en rien aux prétentions de M. l’évêque de Warmie, et de lui laisser faire la cérémonie du mariage.

Si j’eusse été bien sage, je me serois contenté de ce que j’avois fait jusque-là, parce qu’il est toujours judicieux de prendre toutes les issues que l’honneur permet, pour sortir des affaires que l’on a avec la cour. Mais j’étois jeune, et j’étois des plus en colère, parce que je voyois que l’on m’avoit joué à Fontainebleau, comme il étoit vrai ; et que l’on ne m’avoit bien traité en apparence que pour se donner le temps de dépêcher à Angers un courrier à mon oncle. Je ne fis toutefois rien connoître de ma disposition à Sainctot : au contraire, je lui témoignai de la joie de ce que M. de Paris m’avoit tiré d’embarras.

J’envoyai quérir, un quart-d’heure après, les principaux du chapitre, qui étoient tous dans ma disposition. Je leur expliquai mes intentions et Sainctot, qui, le lendemain au matin, les fit assembler pour leur donner aussi, selon la coutume, leur lettre de cachet, s’en retourna à la cour avec cette réponse : Que M. l’archevêque pouvoit disposer comme il lui plairoit de la nef ; mais que comme le chœur étoit au chapitre, il ne le céderoit jamais qu’à son archevêque ou à son coadjuteur. Le cardinal entendit bien ce jargon, et il prit le parti de faire faire la cérémonie dans la chapelle du Palais-Royal, dont il disoit que le grand aumônier étoit évêque. Comme cette question étoit encore plus importante que l’autre, je lui écrivis pour lui en représenter les inconvéniens. Il étoit piqué, et il tourna ma lettre en raillerie. Je fis voir à la reine de Pologne que si elle se marioit ainsi, je serois forcé, malgré moi, de déclarer son mariage nul ; mais qu’il y avoit un expédient, qui étoit qu’elle se mariât véritablement dans le Palais-Royal mais que l’évêque de Warmie vînt chez moi en recevoir la permission par écrit. La chose pressoit : il n’y avoit point de temps pour attendre une nouvelle permission d’Angers. La reine de Pologne ne vouloit rien laisser de problématique dans son mariage ; et la cour fut obligée de plier et de consentir à ma proposition, qui fut exécutée.

Voilà un récit bien long, bien sec et bien ennuyeux ; mais comme ces trois ou quatre petites brouilleries que j’eus en ce temps-là ont eu beaucoup de rapport aux plus grandes qui sont arrivées dans la suite, je crois qu’il est comme nécessaire de vous en parler ; et je vous supplie par cette raison d’avoir la bonté d’essuyer encore deux ou trois historiettes de cette nature, après lesquelles je fais état d’entrer dans des matières et plus importantes et plus agréables. Quelque temps après le mariage de la reine de Pologne, M. le duc d’Orléans vint le jour de Pâques à Notre-Dame à vêpres ; et un officier de ses gardes ayant trouvé, avant qu’il y fût arrivé, mon drap de pied à ma place ordinaire, qui étoit immédiatement au dessous de la chaire de M. l’archevêque, l’ôta, et y mit celui de Monsieur. On m’en avertit aussitôt : et comme la moindre ombre de compétence avec un fils de France a un grand air de ridicule, je répondis, et même assez aigrement, à ceux du chapitre qui m’y vouloient faire faire réflexion. Le théologal, qui étoit homme de doctrine et de sens, me tira à part ; il m’apprit là-dessus un détail que je ne savois pas : il me fit voir la conséquence qu’il y avoit à séparer, pour quelque cause que ce pût être, le coadjuteur de l’archevêque. Il me fit honte, et j’attendis Monsieur à la porte de l’église, où je lui représentai ce que, pour vous dire vrai, je ne venois que d’apprendre. Il le reçut fort bien : il commanda que l’on ôtât son drap de pied ; il fit mettre le mien ; on me donna l’encens avant lui et comme vêpres furent finies, je me moquai de moi-même avec lui, et je lui dis ces propres paroles : « Je serois honteux, monsieur, de ce qui se vient de faire, si l’on ne m’avoit assuré que le dernier frère des Carmes qui adora avant-hier la croix avant Votre Altesse Royale le fit sans aucune peine. » Je savois que Monsieur avoit été aux Carmes à l’office du vendredi saint, et il n’ignoroit pas que tous ceux du clergé vont à l’adoration les premiers. Ce mot plut à Monsieur, et il le redit le soir au cercle, comme une politesse.

Il alla le lendemain à Petit-Bourg chercher La Rivière, qui lui tourna la tête, et qui lui fit croire que je lui avois fait un outrage public : de sorte que le jour même qu’il en revint, il demanda tout haut à M. le maréchal d’Estrées, qui avoit passé les fêtes à Cœuvres, si son curé lui avoit disputé la préséance. Vous voyez l’air qui fut donné à la conversation. Les courtisans commencèrent par le ridicule, et Monsieur finit par un serment qu’il m’obligeroit d’aller à Notre-Dame prendre ma place et recevoir l’encens après lui. M. de Rohan-Chabot[27], qui se trouva à ce discours, vint me le raconter tout effaré ; et une demi-heure après, un aumônier de la Reine vint me commander de sa part de l’aller trouver. Elle me dit d’abord que Monsieur étoit dans une colère terrible, qu’elle en étoit très-fâchée : mais qu’enfin c’étoit Monsieur, et que l’on ne pouvoit pas n’être point dans ses sentimens ; qu’elle vouloit absolument que je le satisfisse, et que j’allasse le dimanche suivant faire dans Notre-Dame la réparation dont je viens de parler. Je lui répondis ce que vous pouvez vous figurer ; et elle me renvoya à son ordinaire à M. le cardinal, qui me témoigna d’abord qu’il prenoit une part très-sensible à la peine dans laquelle il me voyoit, qui blâma l’abbé de La Rivière d’avoir engagé Monsieur ; et qui, par cette voie douce et obligeante en apparence, n’oublia rien pour me conduire à la dégradation que l’on prétendoit. Comme il vit que je ne donnois pas dans le panneau, il voulut m’y pousser : il prit un ton haut et d’autorité. Il me dit qu’il m’avoit parlé comme mon ami, mais que je le forçois de parler en ministre. Il mêla des menaces indirectes dans ses réflexions ; et la conversation s’échauffant, il passa jusqu’à la picoterie tout ouverte, en me disant que quand on affectoit de faire des actions de saint Ambroise, il en falloit faire la vie. Comme il affecta d’élever sa voix en cet endroit, pour se faire entendre de deux ou trois prélats qui étoient au bout de la chambre, j’affectai aussi de ne pas baisser la mienne pour lui repartir. « J’essaierai, monsieur, lui dis-je, de profiter de l’avis que Votre Eminence me donne ; mais je vous dirai qu’en attendant je fais état d’imiter saint Ambroise dans l’occasion dont il s’agit, afin qu’il obtienne pour moi la grâce de le pouvoir imiter en toutes les autres. » Le discours finit assez aigrement, et je sortis ainsi du Palais-Royal.

M. le maréchal d’Estrées et M. de Senneterre[28] vinrent chez moi au sortir de table, munis de toutes les figures de rhétorique, pour me persuader que la dégradation étoit honorable. Comme ils n’y réussirent pas, ils m’insinuèrent que Monsieur pourroit bien venir aux voies de fait, et me faire enlever par ses gardes pour me faire mettre à Notre-Dame au dessous de lui. La pensée m’en parut si ridicule, que je n’y fis pas d’abord beaucoup de réflexion. L’avis m’en étant donné le soir par M. de Choisy, chancelier de Monsieur, je me mis de mon côté très-ridiculement sur la défensive : car vous pouvez croire qu’elle ne pouvoit être en aucun sens judicieuse contre un fils de France, dans un temps calme, et où il n’y avoit pas seulement apparence de mouvement. Cette sottise est, à mon avis, la plus grande que j’aie faite en ma vie ; elle me réussit néanmoins. Mon audace plut à M. le duc, de qui j’avois l’honneur d’être parent, et qui haïssoit l’abbé de La Rivière, parce qu’il avoit eu l’insolence de trouver mauvais, quelques jours auparavant, que l’on lui eût préféré M. le prince de Conti[29] pour la nomination au cardinalat. De plus, M. le duc étoit très-persuadé de mon bon droit, qui étoit dans la vérité fort clair, et justifié pleinement par un petit écrit que j’avois jeté dans le monde. Il le dit à M. le cardinal, et il ajouta qu’il ne souffriroit, en façon quelconque, que l’on usât de violence ; que j’étois son parent et son serviteur ; et qu’il ne partiroit point pour l’armée, qu’il ne vît cette affaire finie.

La cour ne craignoit rien tant au monde que la rupture entre Monsieur et M. le duc ; M. le prince l’appréhendoit encore davantage. Il faillit à transir de frayeur lorsque la Reine lui dit le discours de monsieur son fils. Il vint tout courant chez moi, et y trouva soixante ou quatre-vingts gentilshommes ; il crut qu’il y avoit quelque partie liée avec M. le duc : ce qui n’étoit nullement vrai. Il jura, il menaça, il pria, il caressa ; et, dans ses emportemens, il lâcha des mots qui me firent connoître que M. le duc prenoit plus de part à mes intérêts qu’il ne me l’avoit témoigné à moi-même. Je ne balançai pas à me rendre à cet instant ; et je dis à M. le prince que je ferois toutes choses sans exception, plutôt que de souffrir que la maison royale se brouillât à mon occasion. M. le prince, qui m’avoit trouvé jusque là si inébranlable, fut si touché de voir que je me radoucissois à la considération de monsieur son fils, précisément dans l’instant qu’il me venoit d’apprendre lui-même que j’en pourrois espérer une puissante protection, qu’il changea aussi de son côté ; et qu’au lieu que dans l’abord il ne trouvoit point de satisfaction assez grande pour Monsieur, il décida nettement en faveur de celle que j’avois toujours offerte, qui étoit d’aller lui dire, en présence de toute la cour, que je n’avois jamais prétendu manquer au respect que je lui devois ; et que ce qui m’avoit obligé de faire ce que j’avois fait à Notre-Dame étoit l’ordre de l’Église, duquel je lui venois rendre compte. La chose fut ainsi exécutée, quoique M. le cardinal et l’abbé de La Rivière en enrageassent du meilleur de leur cœur. Mais M. le prince leur fit une telle frayeur de M. le duc, qu’il fallut plier. Il me mena chez Monsieur, où toute la cour se trouva par curiosité. Je ne lui dis précisément que ce que je viens de vous marquer. Il trouva mes raisons admirables, il me mena voir ses médailles ; et ainsi finit l’histoire, dont le fond étoit très-bon, mais qu’il ne tint pas à moi de gâter par mes manières.

Comme cette affaire et le mariage de la reine de Pologne m’avoient fort brouillé à la cour, vous pouvez bien vous imaginer le tour que les courtisans y voulurent donner ; mais j’éprouvai en cette occasion que toutes les puissances ne peuvent rien contre un homme qui conserve sa réputation dans son corps. Tout ce qu’il y eut de savans dans le clergé se déclara pour moi ; et, au bout de six semaines, je m’aperçus même que la plupart de ceux qui m’avoient blâmé croyoient ne m’avoir que plaint. J’ai fait cette observation en mille autres rencontres.

Je forçai même la cour à se louer de moi quelque temps après. Comme la fin de l’assemblée du clergé approchoit, et que l’on étoit sur le point de délibérer sur le don que l’on a coutume de faire au Roi, je fus bien aise de témoigner à la Reine, par la complaisance que je me résolus d’avoir pour elle en cette rencontre, que la résistance à laquelle ma dignité m’avoit obligé dans les deux précédentes ne venoit d’aucun principe de méconnoissance. Je me séparai de la bande des zélés, à la tête desquels étoit M. de Sens ; je me joignis à messieurs d’Arles et de Châlons, qui ne l’étoient pas moins en effet, mais qui étoient aussi plus sages. Je vis même avec le premier M. le cardinal, qui demeura très-satisfait de moi, et qui dit publiquement le lendemain qu’il ne me trouvoit pas moins ferme pour le service du Roi que pour l’honneur de mon caractère. L’on me chargea de la harangue qui se fait toujours à la fin de l’assemblée, et de laquelle je ne vous dis pas le détail[30], parce qu’elle est imprimée. Le clergé en fut content, la cour s’en loua, et M. le cardinal Mazarin me mena au sortir souper tête à tête avec lui. Il me parut pleinement désabusé des impressions que l’on avoit voulu lui donner contre moi ; et je crois dans la vérité qu’il croyoit l’être. Mais j’étois trop bien à Paris pour être long-temps bien à la cour. C’étoit là mon crime dans l’esprit d’un Italien politique par livre ; et ce crime étoit d’autant plus dangereux, que je n’oubliois rien pour l’aggraver par une dépense naturelle, non affectée, et à laquelle la négligence même donnoit du lustre ; par de grandes aumônes et par des libéralités fort souvent sourdes, mais dont l’écho n’en étoit quelquefois que plus résonnant. Ce qui est de vrai, c’est que je ne pris d’abord cette conduite que par la pente de mon inclination, et par la pure vue de mon devoir. La nécessité de me soutenir contre la cour m’obligea de la suivre, et même de la renforcer. Mais nous n’en sommes pas encore à ce détail, et ce que j’en marque en ce lieu n’est que pour vous faire voir que la cour prit ombrage de moi dans le temps même où je n’avois pas seulement fait réflexion que je lui en pusse donner. Cette considération est une de celles qui m’ont obligé de vous dire quelquefois que l’on est plus souvent dupe par la défiance que par la confiance. Enfin celle que le ministre prit de l’état où il me voyoit à Paris, et qui l’avoit déjà porté à me faire les pièces que vous avez vues ci-dessus, l’obligea encore, après les radoucissemens de Fontainebleau, à m’en faire une nouvelle trois mois après.

M. le cardinal de Richelieu avoit dépossédé M. l’évêque de Léon[31], de la maison de Rieux, avec des formalités tout-à-fait injurieuses à la dignité et à la liberté de l’Église de France. L’assemblée de 1645 entreprit de le rétablir ; la contestation fut grande : M. le cardinal Mazarin, selon sa coutume, céda, après avoir beaucoup disputé ; il vint lui-même dans l’assemblée porter parole de la restitution, et l’on se sépara sur celle qu’il donna publiquement de l’exécuter dans trois mois. Je fus nommé en sa présence pour solliciter l’expédition, comme celui de qui le séjour étoit le plus assuré dans Paris. Il donna dans la suite toutes sortes de démonstrations qu’il tiendroit fidèlement sa parole ; il me fit écrire deux ou trois fois aux provinces qu’il n’y avoit rien de plus assuré. Sur le point de la décision, il changea tout à coup, et il me fit presser par la Reine de tourner l’affaire d’un biais qui m’auroit infailliblement déshonoré. Je n’oubliai rien pour le faire rentrer dans lui-même ; je me conduisis avec une patience qui n’étoit pas de mon âge : je la perdis au bout d’un mois, et je me résolus de rendre compte aux provinces de tout le procédé, avec toute la vérité que je devois à ma conscience et à mon honneur. Comme j’étois sur le point de fermer la lettre circulaire que j’écrivois pour cet effet, M. le duc entra chez moi : il la lut, il me l’arracha, et me dit qu’il vouloit finir cette affaire. Il alla trouver à l’heure même M. le cardinal ; il lui en fit voir les conséquences, et j’eus mon expédition[32].

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Il me semble que je vous ai déjà dit, en quelque endroit de ce discours, que les quatre premières années de la régence furent comme emportées par le mouvement de rapidité que M. le cardinal de Richelieu avoit donné à l’autorité royale. M. le cardinal Mazarin son disciple, et de plus né et nourri dans un pays où celle du Pape n’a point de bornes, crut que le mouvement de rapidité étoit le naturel ; et cette méprise fut l’occasion de la guerre civile. Je dis l’occasion : car il en faut, à mon avis, rechercher et reprendre la cause de bien plus loin.

Il y a plus de douze cents ans que la France a des rois : mais ces rois n’ont pas toujours été absolus comme ils le sont aujourd’hui. Leur autorité n’a jamais été réglée, comme celle des rois d’Angleterre et d’Arragon, par des lois écrites : elle a été seulement tempérée par des coutumes reçues, et comme mises en dépôt au commencement dans les mains des États-généraux, et depuis dans celles des parlemens. Les enregistremens des traités faits entre les couronnes, et les vérifications des édits pour les levées d’argent, sont des images presque effacées de ce sage milieu que nos pères avoient trouvé entre la licence des rois et le libertinage des peuples. Ce milieu a été considéré par les sages et les bons princes comme un assaisonnement de leur pouvoir, très-utile même pour le faire goûter aux sujets : il a été regardé par les malhabiles et les malintentionnés comme un obstacle à leurs déréglemens et à leurs caprices. L’histoire du sire de Joinville nous fait voir clairement que saint Louis l’a connu et estimé ; et les ouvrages d’Oresme, évêque de Lizieux, et du fameux Juvénal des Ursins, nous convainquent que Charles V, qui a mérité le titre de Sage, n’a jamais cru que sa puissance fût au dessus des lois et de son devoir. Louis XI, plus artificieux que prudent, donna sur ce chef, aussi bien que sur tous les autres, atteinte à la bonne foi. Louis XII l’eût rétablie, si l’ambition du cardinal d’Amboise[33], maître absolu de son esprit, ne s’y fût opposée. L’avarice insatiable du connétable de Montmorency[34] lui donna bien plus de mouvement à étendre l’autorité de François I, qu’à la régler. Les vastes et lointains desseins de messieurs de Guise ne leur permirent pas sous François II de penser à y donner des bornes. Sous Charles IX et sous Henri III, la cour fut si fatiguée des troubles, que l’on y prit pour révolte ce qui n’étoit pas soumission. Henri IV, qui ne se défioit pas des lois parce qu’il se fioit en lui-même, marqua combien il les estimoit, par la considération qu’il eut pour les remontrances très-hardies de Miron, prévôt des marchands, touchant les rentes de l’hôtel-de-ville. M. de Rohan disoit que Louis XIII n’étoit jaloux de son autorité qu’à force de ne pas la connoître. Le maréchal d’Ancre[35] et M. de Luynes[36] n’étoient que des ignorans qui n’étoient pas capables de l’en informer. Le cardinal de Richelieu, qui leur succéda, fit, pour ainsi parler, un fonds de toutes les mauvaises intentions, et de toutes les ignorances des deux derniers siècles, pour s’en servir selon ses intérêts. Il les déguisa en maximes utiles et nécessaires pour établir l’autorité royale ; et la fortune secondant ses desseins par le désarmement du parti protestant en France, par les victoires des Suédois, par la foiblesse de l’Empire, par l’incapacité de l’Espagne, il forma dans la plus légitime des monarchies la plus scandaleuse et la plus dangereuse tyrannie qui ait peut-être jamais asservi un État. L’habitude, qui a eu la force en quelques pays d’accoutumer les hommes au feu, nous a endurcis à des choses que nos pères ont appréhendées plus que le feu même. Nous ne sentons plus la servitude, qu’ils ont détestée moins pour leur propre intérêt que pour celui de leurs maîtres ; et le cardinal de Richelieu a fait des crimes de ce qui faisoit autrefois des vertus. Les Miron, les Harlay, les Marillac, les Pibrac et les Faye, ces martyrs de l’État, qui ont plus dissipé de factions par leurs bonnes et saines maximes, que l’or d’Espagne et d’Angleterre n’en a fait naître, ont été les défenseurs de la doctrine pour la conservation de laquelle[37] le cardinal de Richelieu confina M. le président de Barillon à Amboise •, et c’est lui qui a commencé à punir les magistrats, pour avoir avancé des vérités pour lesquelles leur serment les obligeoit d’exposer leur propre vie.

Les rois qui ont été sages, et qui ont connu leurs véritables intérêts, ont rendu les parlemens dépositaires de leurs ordonnances, particulièrement pour se décharger d’une partie de l’envie et de la haine que l’exécution des plus saintes et même des plus nécessaires produit quelquefois. Ils n’ont pas cru s’abaisser en s’y liant eux-mêmes : semblables à Dieu, qui obéit toujours à ce qu’il a commandé une fois. Les ministres, qui sont toujours assez aveuglés par leur fortune pour ne se pas contenter de ce que les ordonnances permettent, ne s’appliquent qu’à les renverser ; et le cardinal de Richelieu, plus qu’aucun autre, y a travaillé avec autant d’imprudence que d’application. Il n’y a que Dieu qui puisse subsister par lui seul : les monarchies les mieux établies et les monarques les plus autorisés ne se soutiennent que par l’assemblage des armes et des lois ; et cet assemblage est si nécessaire, que les unes ne se peuvent maintenir sans les autres. Les lois, sans le secours des armes, tombent dans le mépris : les armes qui ne sont point modérées par les lois tombent bientôt dans l’anarchie. La république romaine ayant été anéantie par Jules César, la puissance dévolue par la force de ses armes à ses successeurs subsista autant de temps qu’ils purent eux-mêmes conserver l’autorité des lois. Aussitôt qu’elles perdirent leurs forces, celle des empereurs s’évanouit par le moyen de ceux mêmes qui, s’étant rendus maîtres de leurs sceaux et de leurs armes par la faveur qu’ils avoient auprès d’eux, convertirent à leur propre substance celles de leurs maîtres, qu’ils sucèrent, pour ainsi parler, à l’abri de ces lois anéanties. L’Empire romain mis à l’encan, et celui des Ottomans exposé tous les jours au cordeau, nous marquent, par des caractères bien sanglans, l’aveuglement de ceux qui ne font consister l’autorité que dans la force.

Mais pourquoi chercher des exemples étrangers ? Nous en avons de domestiques. Pepin n’employa pour détrôner les Mérovingiens, et Capet ne se servit pour déposséder les Carlovingiens, que de la même puissance que les ministres prédécesseurs de l’un et de l’autre s’étoient acquise sous le nom de leurs maîtres : et il est à observer que les maires du palais et les comtes de Paris se placèrent dans le trône des rois, justement et également par la même voie par laquelle ils s’étoient insinués dans leurs esprits, c’est-à-dire par l’affaiblissement et par le changement des lois de l’État, qui plaisent toujours aux princes peu éclairés, parce qu’ils s’imaginent y voir l’agrandissement de leur autorité ; et qui, dans les suites, servent de prétexte aux grands et de motif aux peuples pour se soulever.

Le cardinal de Richelieu étoit trop habile pour ne pas avoir toutes ces vues ; mais il les sacrifia à son intérêt. Il voulut régner selon son inclination, qui ne se donnoit point de règles, même dans les choses où il ne lui eût rien coûté de s’en donner ; et il fit si bien, que si le destin lui eût donné un successeur de son mérite, je ne sais si la qualité de premier ministre, qu’il a prise le premier, n’auroit pas pu être, avec un peu de temps, aussi odieuse en France que l’ont été par l’événement celles de maire du palais et de comte de Paris. La providence de Dieu y pourvut au moins en un sens : le cardinal Mazarin, qui prit sa place, n’ayant donné ni pu donner aucun ombrage à l’État du côté de l’usurpation. Comme ces deux ministres ont beaucoup contribué, quoique différemment, à la guerre civile, je crois qu’il est nécessaire que je vous en fasse le portrait et le parallèle.

Le cardinal de Richelieu avoit de la naissance. Sa jeunesse jeta des étincelles de son mérite : il se distingua en Sorbonne : on remarqua de fort bonne heure qu’il avoit de la force et de la vivacité dans l’esprit. Il prenoit d’ordinaire très-bien son parti ; il étoit homme de parole où un grand intérêt ne l’obligeoit pas au contraire : et en cela il n’oublioit rien pour sauver les apparences de la bonne foi. Il n’étoit pas libéral, mais il donnoit plus qu’il ne promettoit, et il assaisonnoit admirablement ses bienfaits. Il aimoit la gloire beaucoup plus que la morale ne le permet ; mais il faut avouer qu’il n’abusoit qu’à proportion de son mérite de la dispense qu’il avoit prise sur le point de l’excès de son ambition. Il n’avoit ni l’esprit ni le cœur au dessus des périls : il n’avoit ni l’un ni l’autre au dessous ; et l’on peut dire qu’il en prévint davantage par sa sagacité, qu’il n’en surmonta par sa fermeté. Il étoit bon ami ; il eût même souhaité d’être aimé du public ; mais quoiqu’il eût la civilité, l’extérieur, et d’autres parties propres à cet effet, il n’en eut jamais ce je ne sais quoi qui est encore en cette matière plus requis qu’en toute autre. Il anéantissoit, par son pouvoir et par son faste royal, la majesté personnelle du Roi ; mais il remplissoit avec tant de dignité les fonctions de la royauté, qu’il falloit n’être pas du vulgaire pour ne pas confondre le bien et le mal en ce fait. Il distinguoit plus judicieusement qu’homme du monde entre le mal et le pis, entre le bien et le mieux : ce qui est une grande qualité à un ministre. Il s’impatientoit trop facilement dans les petites choses, qui étoient les préalables des grandes ; mais ce défaut, qui vient de la sublimité de l’esprit, est toujours joint à des lumières qui le suppléent. Il avoit assez de religion pour ce monde ; il alloit au bien ou par inclination ou par bon sens, toutes les fois que son intérêt ne le portoit point au mal, qu’il connoissoit parfaitement quand il le faisoit. Il ne considéroit l’État que pour sa vie ; mais jamais ministre n’a eu plus d’application à faire croire qu’il en ménageoit l’avenir. Enfin il faut confesser que tous ses vices ont été de ceux que la grande fortune rend aisément illustres, parce qu’ils ont été de ceux qui ne peuvent avoir pour instrumens que de grandes vertus.

Vous jugez facilement qu’un homme qui a d’aussi grandes qualités et autant d’apparence de celles même qu’il n’avoit pas, se conserve assez aisément dans le monde cette sorte de respect qui démêle le mépris d’avec la haine, et qui, dans un État où il n’y a plus de lois, supplée, au moins pour quelque temps, à leur défaut.

  1. Henri de Bourbon, second du nom, mort en 1646. (A. E.)
  2. Anne-Geneviève de Bourbon, fille de Henri de Bourbon, prince de Condé ; morte en 1679. (A. E.)
  3. Marie de Bretagne, fille de Claude de Bretagne, comte de Vertus, et de Catherine Fouquet de La Varenne : elle est morte en 1657. (A. E.)
  4. Gaspard de Coligny, duc de Châtillon, mort d’une blessure qu’il reçut à Charenton durant les guerres civiles, le 9 février 1649, à l’âge de vingt-neuf ans. (A. E.)
  5. Charles-Léon, comte de Fiesque. (A. E.)
  6. Cette prison : Le duc de Beaufort fut arrêté le 2 septembre 1643, et renfermé dans le château de Vincennes, d’où il s’échappa le 31 mai 1648.
  7. Henri de Gondy, mort en 1622. (A. E.)
  8. La fameuse bataille de Rocroy : Elle fut livrée le 19 mai 1643, cinq jours après la mort de Louis XIII.
  9. Pierre Seguier, mort en 1672. (A. E.)
  10. Bautru : Guillaume de Bautru, comte de Serrant, employé par Richelieu dans plusieurs ambassades, et connu par un rare talent pour la plaisanterie. Mort en 1665.
  11. Jules Mazarin, cardinal, ministre d’État, mort à Vincennes en 1661. (A. E.)
  12. M. le duc : Louis de Bourbon, duc d’Enghien, prince de Condé en 1646. Il avoit alors vingt-deux ans.
  13. Charles-Amédée de Savoir, tué en duel par M. de Beaufort en 1650. (A. E.)
  14. M. de Guise : Henri de Lorraine. Il avoit épousé à Bruxelles la comtesse de Bossu. Ses Mémoires font partie de cette série.
  15. Anne Poussart de Fort Du Vigean, sœur puînée de la belle mademoiselle Du Vigean, veuve de François-Alexandre d’Albret, sire de Pons. Elle épousa en 1649 Armand-Jean de Wignerod, duc de Richelieu. (A. E.)
  16. Bernard de Nogaret, mort le 25 juillet 1661. (A. E.)
  17. Antoine de Gramont, troisième du nom, maréchal de France le 22 septembre 1641, mort en 1678. (A. E.)
  18. Armand de Maillé, marquis de Brezé, duc de Fronsac, tué sur mer d’un coup de canon, à l’âge de vingt-sept ans et deux mois. Louis de Bourbon, prince de Condé, épousa en 1641 Claire-Clémence de Maillé-Brezé. (A. E.)
  19. Il y a ici huit lignes effacées. (A. E.)
  20. Je fis pour cet effet trois tribunaux : L’exécution de ce dessein fut principalement confiée aux jansénistes, avec lesquels le coadjucateur avoit dès lors d’étroites liaisons.
  21. Abel Servien, marquis de Sablé, mort en 1659. (A. E.)
  22. L’assemblée de 1645 travailla encore pour le rétablissement de l’évêque de Léon, de la maison de Rieux, qui avoit été privé de son évêché en 1635, pour avoir suivi la Reine mère en Flandre. L’affaire étoit difficile, parce que M. Cupif, qui avoit été mis en sa place, étoit sacré il y avoit long-temps, et en étoit en possession. Mais M. de Léon fut rétabli en 1648, au moyen de l’évêché de Dol, qui fut donné à M. Cupif ; et ainsi l’histoire fut finie.

    Le jugement donne contre l’évêque de Léon tenoit tant au cœur de messieurs du clergé, qu’ils en parlèrent encore dans l’assemblée de 1650, où l’on résolut un acte de protestation contre cette procédure, qui fut signifié à M. le nonce le 25 novembre dudit an. Ils prétendoient dans cet acte que le jugement des évêques appartient au concile provincial, sauf à appeler les évêques des provinces voisines, si les évêques de la province n’étoient pas en assez grand nombre, sauf l’appel au Pape. Il y a un petit mot, dans l’acte de signification, qu’on pourroit s’être abstenu d’y mettre : car parmi les qualités de M. le nonce, on le qualifie nonce de Sa Sainteté vers le roi et le royaume de France : comme si le royaume de France étoit quelque chose qui fît un corps à part séparé du Roi, au lieu que le Roi et le royaume ne sont point distingués, toute l’autorité résidant dans la personne du Roi. Je sais bien que dans son pouvoir il est ainsi qualifié par le Pape ; mais nous ne sommes obligés de reconnoître le nonce que comme ambassadeur du Pape, en qualité de prince temporel, pour résider à la suite de la cour comme les autres ambassadeurs des princes souverains. Cela est d’autant plus à reprendre en ces messieurs, qu’ils ne pouvoient pas ignorer l’arrêt qui avoit été donné pour ce sujet contre M. le nonce en 1647, le 15 mai. M. Talon s’en souvint bien mieux en une rencontre semblable, le 6 mai 1665, qui est le jour d’un arrêt qu’il fit donner sur la même chose. Le nonce l’ayant encore entrepris six semaines après, nouvel arrêt du 23 juin. Cette note est tirée des Mémoire manuscrits de Colbert. ( A. E.)

  23. La reine de Pologne : Marie de Gonzague, l’une des filles du duc de Mantoue. Elle étoit demandé par Ladislas IV, roi de Pologne. Le mariage fut célébré dans la chapelle du Palais-Royal, le 6 novembre 1645.
  24. Henriette-Marie de France, fille de Henri IV, mariée à Charles premier, morte en 1669. (A. E.)
  25. Charles de Lorraine, évêque de Metz. (A. E.)
  26. François-Annibal d’Estrées, mort en 1670, âgé de quatre-vingt-dix-huit ans. (A. E.)
  27. Henri-Chabot, qui épousa en 1645 Marguerite, duchesse de Rohan, fille et héritière du grand duc de Rohan. Elle porta le duché de Rohan, etc., à Henri Chabot, à condition que les enfans nés de ce mariage porteroient le nom et les armes de la maison de Rohan. Il mourut en 1655 (A. E.)
  28. Henri de Saint-Nectaire, second du nom, dit Senneterre, duc de La Ferté-Nahert, maréchal de France en 1651, mort en 1681. (A. E.)
  29. Armand de Bourbon, mort en 1666. (A. E.)
  30. Je ne vous dis pas le détail : Nous en avons placé l’extrait dans la Notice qui précède ces Mémoires.
  31. René de Rieux, rétabli dans sa dignité, et mort peu de temps après, le 8 mars 1651. (A. E.)
  32. Il y a cinq feuillets arrachés. (A. E.)
  33. Georges d’Amboise, premier du nom, cardinal en 1498, premier ministre d’État de Louis XII ; mort en 1510 (A. E.)
  34. Anne de Montmorency, connétable en 1538 ; mort en 1567. (A. E.)
  35. Concino Concini, tué au Louvre en 1617. (A. E.)
  36. Charles d’Albert, duc de Luynes, connétable en 1621 ; mort la même année. (A. E.)
  37. Pour la conservation de laquelle : L’auteur veut dire que Richelieu fit arrêter Barillon, parce qu’il cherchoit à faire prévaloir cette doctrine.