Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre second/Section 9

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 420-445).

Je reviens au conseil que nous tînmes chez M. de Bouillon. Je vous ai déjà dit qu’il ne balança pas un moment à reconnoître qu’il n’avoit pas jugé sainement de l’état des choses. Il le dit publiquement, comme il me l’avoit dit à moi seul. Il n’en fut pas ainsi des autres : nous eûmes le plaisir lui et moi de remarquer qu’ils répondoient à leurs pensées plutôt qu’à ce qu’on leur disoit : ce qui ne manque presque jamais en ceux qui savent qu’on peut leur reprocher quelque chose avec justice. Il ne tint pas à moi de les obliger à dire leur avis les premiers. Je suppliai M. le prince de Conti de considérer qu’il lui appartenoit par toutes sortes de raisons d’ouvrir et de fermer la scène. Il parla si obscurément que personne n’y entendit rien. M. d’Elbœuf s’étendit beaucoup, et ne conclut rien. M. de Beaufort employa son lieu commun, qui étoit d’assurer qu’il iroit toujours son grand chemin. Les oraisons du maréchal de La Mothe n’étoient jamais que d’une demi-période ; et M. de Bouillon dit que, n’y ayant que moi dans la compagnie qui connût bien le fond de la ville et du parlement, il croyoit qu’il étoit nécessaire que j’agitasse la matière, sur laquelle il seroit plus facile après de prendre une bonne résolution. Voici la substance de ce que je dis :

« Nous avons tous fait tout ce que nous avons cru devoir faire : il n’en faut pas juger par les événemens. La paix est signée par des députés qui n’ont plus de pouvoir, elle est nulle. Nous n’en savons point encore les articles, au moins nous ne les savons pas parfaitement : mais il n’est pas difficile de juger, par ceux qui ont été proposés ces jours passés, que ceux qui auront été arrêtés ne seront ni honnétes ni sûrs. C’est à mon avis sur ce fondement qu’il faut opiner : et cela supposé, je ne balance point à croire que nous ne sommes pas obligés à tenir l’accommodement, et que nous sommes même obligés à ne le pas tenir, par toutes les raisons et de l’honneur et du bon sens. Le président Viole me mande qu’il n’y est pas seulement fait mention de M. de Turenne, avec lequel il n’y a que trois jours que le parlement a donné un arrêt d’union. Il ajoute que messieurs les généraux n’ont que quatre jours pour déclarer s’ils veulent être compris dans la paix ; M. de Longueville et le parlement de Rouen n’en ont que dix. Jugez si cette condition, qui ne donne le temps ni aux uns ni aux autres de songer seulement à leurs intérêts, n’est pas un pur abandonnement ! On peut inférer de ces deux articles quels seront les autres, et quelle infamie ce seroit de les recevoir. Venons aux moyens de les refuser solidement, et avantageusement pour le public et pour le particulier. Ces articles seront rejetés universellement de tout le monde, et même avec fureur, dès qu’ils paroîtront dans le public. Mais cette fureur est à ce qui nous perdra, si nous ny prenons garde, parce qu’elle nous amusera. Le fond de l’esprit du parlement est la paix, et vous pouvez avoir observé qu’il ne s’en éloigne jamais que par saillies. Celle que nous y verrons demain ou après-demain sera terrible : si nous manquons de la prendre au bond, elle tombera comme les autres, et d’autant plus dangereusement que la suite en sera décisive. Jugez de l’avenir par le passé : voyez à quoi se sont terminées toutes les émotions que vous avez vues jusqu’ici dans cette compagnie. Je reviens à mon ancien avis, qui est de songer uniquement à la paix générale ; de signer, dès cette nuit, un traité sur ce chef avec les envoyés de l’archiduc ; de le porter demain au parlement ; d’y ignorer ce qui s’est passé aujourd’hui à la conférence, que nous pouvons très-bien ne pas savoir, puisque le premier président n’en a point encore fait part à personne ; u et de faire donner un arrêt par lequel il soit ordonné aux députés de la compagnie d’insister uniquement sur ce point, et sur celui de l’exclusion du cardinal Mazarin ; et, en cas de refus, de revenir à Paris prendre leurs places. Le peu de satisfaction que l’on y a eue du procédé de la cour, et de la conduite même des députés, fait que ce que la déclaration de M. de Turenne toute seule rendoit, très-possible sera si facile présentement, que nous n’avons pas besoin d’attendre, pour animer davantage la compagnie, qu’on nous ait fait le rapport des articles qui l’aigriroient assurément. C’étoit ma première pensée ; et quand j’ai commencé à parler, j’avois dessein de vous proposer, monsieur, dis-je à M. le prince de Conti, de vous servir du prétexte de ces articles pour échauffer le parlement. Mais il est plus à propos d’en prévenir le rapport, parce que le bruit que nous pouvons répandre cette nuit de l’abandonnement des généraux jettera plus d’indignation dans les esprits que le rapport même, que les députés déguiseront au moins de quelques méchantes couleurs. »

Comme j’en étois là, je reçus un paquet de Ruel, dans lequel je trouvai une seconde lettre de Viole, avec un brouillon du traité contenant les articles ci-dessus. Ils étoient si mal écrits que je ne les pus presque lire : mais ils me furent expliqués par une autre lettre qui étoit dans le même paquet de Lescuyer, maître des comptes, et qui étoit un député. Il ajoutoit, par un billet séparé, que le cardinal Mazarin avoit signé. Toute la compagnie douta encore moins, depuis la lecture de ces lettres et de ces articles, de la facilité qu’il y auroit à enflammer le parlement. « J’en conviens, leur dis-je, mais je ne change pas pour cela de sentiment : je suis encore plus persuadé qu’il ne faut point souffrir le retour des députés, si l’on se résout à prendre le parti que je propose. En voici la raison. Si vous leur donnez le temps de revenir à Paris avant que de vous déclarer pour la paix générale, il faut que vous leur donniez aussi le temps de faire leur rapport, contre lequel vous ne pourrez pas vous empêcher de déclamer. Que si vous joignez la déclamation contre eux, à ce grand éclat de la proposition de la paix générale dont vous allez éblouir toutes les imaginations, il ne sera pas en votre pouvoir d’empêcher que le peuple ne déchire à vos yeux et le premier président et le président de Mesmes. Vous passerez pour les auteurs de cette tragédie ; vous serez formidables le premier jour, et odieux le second. »

M. de Beaufort, à qui Brillac venoit de parler à l’oreille, m’interrompit à ce mot, et me dit : « Il y a un bon remède : il leur faut fermer les portes de la ville ; il y a plus de quatre jours que tout le peuple ne crie autre chose. — Ce n’est pas mon sentiment, lui répondis-je ; vous vous feriez passer dès demain pour les tyrans du parlement, dans l’esprit de ceux mêmes de ce corps qui auront été d’avis aujourd’hui que vous les leur fermiez. — Il est vrai, reprit M. de Bouillon ; le président de Bellièvre me le disoit cette après-dînée, et qu’il est nécessaire pour les suites que le premier président et le président de Mesmes paroissent les déserteurs et non pas les exilés du parlement. — Il a raison, ajoutai-je encore : car en la première qualité ils y seront abhorrés toute leur vie ; dans la seconde, ils y seront « plaints dans deux jours, et regrettés dans quatre. « — Mais on peut tout concilier, dit M. de Bouillon ; laissons entrer les députés, laissons-les faire leur rapport sans nous emporter : ainsi nous n’échaufferons pas le peuple. Vous convenez que le parlement. ne recevra pas les conditions qu’ils apporteront : il n’y aura rien de si aisé que de les renvoyer, pour essayer d’en obtenir de meilleures. En cette manière nous ne précipiterons rien, nous nous donnerons du temps pour prendre nos mesures, nous demeurerons sur nos pieds, et en état de revenir à ce que vous proposez, avec d’autant plus d’avantage que les trois armées de M. l’archiduc, de M. de Longueville et de M. de Turenne seront plus avancées. »

Dès que M. de Bouillon commença à parler sur ce ton, je ne doutai point qu’il ne fût retombé dans l’appréhension de voir tous les intérêts particuliers confondus et anéantis dans celui de la paix générale ; et je me ressouvins d’une réflexion que j’avois déjà faite, qu’il est plus ordinaire aux homines de se repentir en spéculation d’une faute qui n’a pas eu un bon événement, que de revenir dans la pratique de l’impression qu’ils ne manquent jamais de recevoir du motif qui les a portés à la commettre. Je fis semblant de prendre tout de bon ce qu’il disoit, et je me contentai d’insister sur le fond, en faisant voir les inconvéniens inséparables du délai : l’agitation du peuple, qui nous pouvoit à tout moment précipiter à ce qui nous déshonoreroit, nous perdroit ; l’instabilité du parlement, qui recevroit peut-être dans quatre jours les articles, qu’ils déchireroient demain si nous le voulions ; la facilité que nous aurions de procurer à toute la chrétienté la paix générale, ayant quatre armées en campagne, dont trois étoient à nous, et indépendantes de l’Espagne. J’ajoutai à cela que cette dernière qualité détruisoit, à mon avis, ce que M. de Bouillon avoit dit ces jours passés de la crainte qu’il avoit qu’elle ne nous abandonnât, aussitôt qu’elle auroit lieu de croire que nous aurions forcé le cardinal Mazarin à désirer si nécessairement la paix avec elle. Je conclus mon discours par l’offre que je fis de sacrifier de bon cœur la coadjutorerie de Paris au ressentiment de la Reine et à la passion du cardinal, si on vouloit prendre le parti que je proposois. Je l’eusse fait avec joie pour un aussi grand honneur qu’eût été celui de contribuer à la paix générale ; et je ne fus pas fâché de plus de faire un peu de honte aux gens touchant les intérêts particuliers, dans une conjoncture où il est vrai qu’ils arrêtoient la plus glorieuse, la plus utile et la plus éclatante action du monde. M. de Bouillon combattit mes raisons par toutes celles dont il les avoit déjà combattues la première fois, et il finit en disant : « Je sais que la déclaration de mon frère peut faire croire que j’ai de grandes vues et pour lui et pour moi, et pour toute ma maison. Je n’ignore pas que ce que je viens de dire de la nécessité que je crois qu’il y a de le laisser avancer avant que nous prenions un parti décisif, doit confirmer tout le monde dans cette pensée. Je ne désavoue pas même que je ne l’aie, et que je ne sois persuadé qu’il m’est permis de l’avoir : mais je consens que vous me fassiez tous passer pour le plus lâche des hommes si je m’accommode jamais avec la cour, que vous ne m’ayez tous dit que vous êtes satisfaits : et je prie M. le coadjuteur de me déshonorer, si je ne demeure fidèlement dans cette parole. »

Cette déclaration ne réussit pas à faire recevoir de toute la compagnie l’avis de M. de Bouillon, qui agréa cependant à tout le monde, en ce qu’en laissant le mien pour la ressource, il laissoit les portes ouvertes aux négociations que chacun avoit ou espéroit avoir en sa manière. La vue la plus commune dans les imprudences est celle que ton a de la possibilité des ressources. J’eusse bien emporté, si j’eusse voulu, M. de Beaufort et M. le maréchal de La Mothe ; mais comme la considération de l’armée de M. de Turenne, et celle de la confiance que les Espagnols avoient en M. de Bouillon, faisoit qu’il y eût eu de la folie à se figurer seulement que l’on pût faire quelque chose de considérable sans lui, je pris le parti de me rendre avec respect, et à l’autorité de M. le prince de Conti, et à la pluralité des voix ; et l’on résolut très-prudemment que l’on ne s’expliqueroit point du détail le lendemain matin au parlement, et que M. le prince de Conti y diroit seulement en général que le bruit commun portant que la paix avoit été signée à Ruel, il avoit résolu d’y députer pour ses intérêts, et pour ceux de messieurs les généraux. M. de Bouillon jugea qu’il seroit à propos de parler ainsi, pour ne point témoigner au parlement que l’on fût contraire à la paix, et pour se donner à soi-même plus de lieu de trouver à redire aux articles en détail ; qu’on satisferoit le peuple par le dernier, et que l’on contenteroit par le premier le parlement, dont la pente étoit à l’accommodement, même dans les temps où il n’en approuvoit pas les conditions ; et qu’ainsi nous mitonnerions les choses (ce fut son mot) jusqu’à ce que nous vissions le moment propre à les décider. Il se tourna vers moi en finissant, pour me demander si je n’étois pas de son sentiment. « Il ne se peut rien de mieux, lui répondis-je, supposé ce que vous faites ; mais je crois qu’il se pourroit quelque chose de mieux que ce que vous faites. — Non, reprit M. de « Bouillon ; vous ne pourrez être de cet avis, supposé que mon frère puisse être à nous dans trois semainés. — Il ne sert rien de disputer, lui répliquai-je : « il y a arrêt ; mais il n’y a que Dieu qui nous puisse assurer qu’il y soit de sa vie. » Je dis ce mot si à l’aventure, que je fis même réflexion un moment après sur quoi je pouvois l’avoir dit, parce qu’il n’y avoit rien qui parût plus certain que la marche de M. de Turenne. Je ne laissai pas d’en avoir quelque sorte de doute dans l’esprit. Nous sortîmes à trois heures après minuit de chez M. de Bouillon, où nous étions entrés à onze heures, un moment après que j’eus reçu les nouvelles de la paix, qui ne fut signée qu’à neuf heures.

Le lendemain 12 mars, M. le prince de Conti dit au parlement, en douze ou quinze paroles, ce qui avoit été résolu chez M. de Bouillon. M. d’Elbœuf les paraphrasa. M. de Beaufort et moi, qui affectâmes de ne nous expliquer de rien, trouvâmes que ce que j’avois prédit du mouvement du peuple n étoit que trop bien fondé. Miron, que j’avois prié d’être alerte, eut peine à se contenir dans la rue Saint-Honoré à l’entrée des députés ; et je me repentis plus d’une fois d’avoir jeté dans le monde, comme j’avois fait dès le matin, les plus odieux des articles, et les circonstances de la signature du cardinal Mazarin. Vous avez vu la raison pour laquelle nous avions jugé à propos de les faire savoir ; mais il faut avouer que la guerre civile est une de ces maladies compliquées, dans lesquelles le remède que vous destinez pour la guérison d’un symptôme en aigrit quelquefois trois ou quatre autres.

Le 13, les députés de Ruel étant entrés au parlement, qui étoit bien ému, M. d’Elbœuf, désespéré d’un paquet qu’il avoit reçu de Saint-Germain la veille à onze heures du soir, leur demanda brusquement, contre ce qui avoit été arrêté chez M. de Bouillon, s’ils avoient traité de quelques intérêts des généraux. Le premier président ayant voulu répondre, par la lecture du procès-verbal, de ce qui s’étoit passé à Ruel, il fut presque accablé par un bruit confus, mais uniforme, de toute la compagnie, qui s’écria qu’il n’y avoit point de paix ; que le pouvoir des députés avoit été révoqué ; qu’ils avoient abandonné lâchement et les généraux et tous ceux à qui la compagnie avoit accordé arrêt d’union. M. le prince de Conti dit assez doucement qu’il s’étonnoit qu’on eût conclu sans lui et sans les généraux : à quoi M. le premier président répliqua qu’ils avoient toujours protesté qu’ils n’avoient point d’autres intérêts que ceux de la compagnie, et que de plus il n’avoit tenu qu’à eux d’y députer. M. de Bouillon, qui commença à sortir de son logis ce jour-là, dit que le cardinal Mazarin demeurant premier ministre, il demandoit pour toute grâce au parlement de lui obtenir un passeport pour sortir en sûreté hors du royaume. Le premier président lui dit qu’on avoit eu soin de ses intérêts ; qu’il avoit insisté lui-même sur la récompense de Sedan, et qu’il en auroit satisfaction. Mais M. de Bouillon lui témoigna que ce discours n’étoit qu’en l’air, et qu’il ne se sépareroit jamais des autres généraux. Le bruit recommença avec une telle fureur, que le président de Mesmes, que l’on chargeoil d’opprobres sur la signature du cardinal Mazarin, trembloit comme la feuille. Messieurs de Beaufort et de La Mothe s’échauffèrent par le grand bruit ; et le premier dit, en mettant la main sur la garde de son épée : « Vous avez beau faire, messieurs les députés, celle-ci ne tranchera jamais pour le Mazarin. » Vous voyez que j’avois raison quand je disois chez M. de Bouillon que, dans le mouvement où seroient les esprits au retour des députés, nous ne pourrions pas répondre d’un quart-d’heure à l’autre. Je devois ajouter que nous ne pourrions pas répondre de nous-mêmes.

Comme le président Le Coigneux proposoit de renvoyer les députés pour traiter des intérêts de messieurs les généraux, et pour faire réformer les articles qui ne plaisoient pas à la compagnie, l’on entendit un fort grand bruit dans la salle du Palais qui fit peur à maître Gonin[1], et qui l’obligea de se taire. Le président de Bellièvre, ayant voulu appuyer la proposition de Le Coigneux, fut interrompu par un second bruit plus grand que le premier. L’huissier qui étoit à la porte de la grand’chambre entra, et dit d’une voix tremblante que le peuple demandoit M. de Beaufort. Il sortit, il harangua la populace, et il l’apaisa pour un moment. Le fracas recommença aussitôt qu’il fut rentré ; et le président de Novion étant sorti hors du parquet des huissiers pour voir ce que c’étoit, y trouva un certain Duboisle, méchant avocat, et si peu connu que je ne l’avois jamais ouï nommer, qui, à la tête d’un nombre infini de peuple, dont la plus grande partie avoit le poignard à la main, lui dit qu’il vouloit qu’on lui donnât les articles de la paix, pour faire brûler par la main du bourreau et dans la Grève la signature du Mazarin ; que si les députés avoient signé de leur gré, il les falloit pendre ; que si on les y avoit forcés, il falloit désavouer. Le président de Novion, fort embarrassé, représenta à Duboisle qu’on ne pouvoit brûler la signature du cardinal sans brûler celle de M. le duc d’Orléans : mais que l’on étoit sur le point de renvoyer les députés, pour faire réformer les articles. On n’entendoit cependant dans la salle, dans les galeries et dans la cour du Palais que des voix confuses : Point de paix, point de Mazarin ! Il faut aller à Saint-Germain quérir notre bon Roi ; il faut jeter dans la rivière tous les mazarins.

M. le premier président témoigna une intrépidité extraordinaire. Quoiqu’il se vît l’objet de la fureur du peuple, on ne vit pas un mouvement sur son visage qui ne marquât une fermeté inébranlable, et une présence d’esprit presque surnaturelle : ce qui est quelque chose de plus grand que la fermeté. Il prit les voix avec la même liberté d’esprit qu’il l’auroit fait dans les audiences ordinaires ; il prononça de même ton l’arrêt formé sur la proposition de messieurs Le Coigneux et de Bellièvre. Cet arrêt portoit que les députés retourneroient à Ruel, pour y traiter des prétentions et des intérêts de messieurs les généraux et de tous les autres qui étoient joints au parti, pour obtenir que M. le cardinal Mazarin ne signât pas dans le traité qui se feroit tant sur ce chef que sur les autres qui se pourroient remettre en négociation.

Cette déclaration assez informe ne s’expliqua point pour ce jour-là plus distinctement, parce qu’il étoit plus de cinq heures du soir quand elle fut achevée (quoiqu’on fût au Palais dès les sept heures du matin), et parce que le peuple étoit si fort animé que l’on appréhendoit qu’il n’enfonçât les portes de la grand’chambre. On proposa à M. le premier président de sortir par les greffes, par lesquels il se pourroit retirer en son logis sans être vu. À cela il répondit ces mots : « La cour ne se cache jamais. Si j’étois assuré de périr, je ne commettrois pas cette lâcheté, qui de plus ne serviroit qu’à donner de la hardiesse aux séditieux. Ils me trouveroient bien dans ma maison, s’ils croyoient que je les eusse appréhendés ici. » Comme je le priois de ne se point exposer que je n’eusse fait mes efforts pour adoucir le peuple, il se tourna vers moi d’un air moqueur, et il me dit cette parole mémorable : « Hé ! mon bon seigneur, dites le bon mot. » Il me témoignoit assez par là qu’il me croyoit auteur de la sédition : en quoi il me faisoit une horrible injustice. Je ne me sentis pourtant en cette occasion touché d’aucuns mouvemens, que de celui qui me fit admirer l’intrépidité de cet homme, que je laissai entre les mains de Caumartin, afin qu’il le retînt jusqu’à ce que je revinsse à lui.

Je priai M. de Beaufort de demeurer à la porte du parquet des huissiers, pour empêcher le peuple d’entrer et le parlement de sortir. Je fis le tour par les buvettes[2], et quand je fus dans la grand’salle je montai sur un banc de procureur, et ayant fait un signe de la main, tout le monde cria silence pour m’écouter. Je dis tout ce que je pus pour calmer la sédition. Du Boisle s’avançant alors, et me demandant avec audace si je lui répondois que l’on ne tiendroit pas la paix qui avoit été signée à Ruel, je lui répondis que j’en étois très-assuré, pourvu que l’on ne fît point d’émotion : mais que l’émotion continuant, on obligeroit les gens les mieux intentionnés pour le parti de chercher toutes les voies d’éviter de pareils inconvéniens. Je jouai en un quart-d’heure trente personnages différens : je menaçai, je commandai, je suppliai. Enfin, comme je crus me pouvoir assurer du moins de quelques instans, je revins dans la grand’chambre ; je mis devant moi M. le premier président, en l’embrassant : M. de Beaufort en usa de la même manière avec M. le président de Mesmes, et nous sortîmes ainsi avec le parlement en corps, les huissiers à la tête. Le peuple fit de grandes clameurs ; nous entendîmes même quelques voix qui crioient République ! Mais on n’attenta rien contre nous. M. de Bouillon courut plus de péril que personne, ayant été couché en joue par un misérable de la lie du peuple qui le prenoit pour Mazarin.

Le 14, on arrêta, après de grandes contestations, que l’on feroit le lendemain au matin lecture de ce même procès-verbal de la conférence de Ruel, et de ces mêmes articles dont on n’avoit pas voulu seulement entendre parler la veille.

Le 15, ce procès-verbal et ces articles furent lus : ce qui ne passa pas sans beaucoup de chaleur et de picoteries. On arrêta enfin de concevoir l’arrêt en ces termes :

« La cour a accepté l’accommodement et le traité, et a ordonné que les députés du parlement retourneront à Saint-Germain pour faire instance et obtenir la réformation de quelques articles ; savoir, de celui d’aller tenir un lit de justice à Saint-Germain ; de celui qui défend l’assemblée des chambres, que Sa Majesté sera très-humblement suppliée de permettre en certains cas ; de celui qui permet les prêts, qui est le plus dangereux de tous pour le public, à cause des conséquences ; et les députés y traiteront aussi des intérêts de messieurs les généraux et de ceux qui se sont déclarés pour le parti, conjointement avec ceux qu’il leur plaira de nommer pour aller traiter particulièrement en leur nom. »

Le 16, comme on lisoit cet arrêt, Machaut, conseiller, remarqua qu’au lieu de mettre faire instance et obtenir, on avoit écrit faire instance d’obtenir ; et il soutint que le sentiment de la compagnie avoit été que les députés fissent instance et obtinssent, et non pas qu’ils fissent instance d’obtenir. Le premier président et le président de Mesmes s’opiniâtrèrent pour le contraire : la chaleur fut grande dans les esprits ; et comme on étoit sur le point de délibérer, Saintot, lieutenant des cérémonies, rendit au premier président une lettre de M. Le Tellier, qui lui témoignoit la satisfaction que le Roi avoit de l’arrêté du jour précédent, et qui lui envoyoit des passeports pour les députés des généraux. Cette petite pluie abattit le vent qui s’étoit élevé : on ne parla plus de la question. Miron, conseiller et député du parlement de Rouen, qui dès le 13, s’étoit plaint en forme au parlement de ce qu’on avoit fait la paix sans appeler sa compagnie, et qui y revint encore le 16, fut à peine écouté. Le premier président lui dit simplement que s’il avoit les mémoires concernant les intérêts de son corps, il pouvoit aller à la conférence. On se leva ensuite, et les députés partirent dès l’après-dînée pour se rendre à Ruel.

Je vais vous raconter ce qui se passa à l’hôtel-deville le soir du 16. Le bruit qu’il y eut dans le Palais, le 13, obligea le parlement à faire garder les portes du Palais par les compagnies colonelles de la ville, qui étoient encore plus animées contre la paix mazarine (c’est ainsi qu’ils l’appeloient) que la canaille ; mais que l’on ne redoutoit pourtant pas tant, parce que l’on savoit qu’au moins les bourgeois dont elles étoient composées ne vouloient pas le pillage. Celles que l’on établit ce jour-là à la garde du Palais furent choisies du voisinage, comme les plus intéressées à l’empêcher ; et il se trouva qu’elles étoient en effet très-dépendantes de moi, parce que je les avois toujours ménagées comme étant fort proches de l’archevêché, et qu’elles s’étoient en apparence attachées à M. de Champlâtreux, fils du premier président, parce qu’il étoit leur colonel. Ce rencontre m’étoit très-fâcheux, et faisoit qu’on avoit lieu de m’attrihuer le désordre dont elles menaçoient quelquefois et que l’autorité que M. de Champlâtreux y eût dû avoir par sa charge lui pouvoit donner par l’événement l’honneur de l’obstacle qu’elles faisoient au mal. Cet embarras est rare et cruel, et c’est peut-être un des plus grands où je me sois trouvé. Ces gardes si bien choisis furent dix fois sur le point d’insulter le parlement, et insultèrent des conseillers et des présidens en particulier. Ils menacèrent le président de Thoré, sur le quai proche de l’horloge, de le jeter dans la rivière. Je ne dormois ni jour ni nuit en ce temps-là, pour empêcher le désordre. Le premier président et ses adhérens prirent une telle audace de ce qu’il n’arrivoit point de mal, qu’ils en prirent même avantage contre nous, et picotèrent, pour ainsi dire, les généraux par des plaintes et par des reproches, dans des momens où le peuple eût infailliblement déchiré malgré eux le parlement, si les généraux eussent reparti assez haut pour se faire entendre du peuple. Le président de Mesmes les picota sur ce que les troupes n’avoient pas agi avec assez de vigueur ; et Payen, conseiller de la grand’chambre, dit des impertinences ridicules à M. de Bouillon, qui les souffrit avec une modération merveilleuse ; mais elle ne l’empêcha pas de faire une sérieuse réflexion, et de me dire au sortir du Palais que j’en connoissois mieux le terrain que lui. Il vint le soir à l’hôtel-de-ville, et y fit à M. le prince de Conti et aux autres généraux le discours dont voici la substance :

« Je n’eusse jamais cru ce que je vois du parlement : il ne veut pas, le 13, ouïr seulement la paix de Ruel, et il la reçoit le 15, à quelques articles « près. Il fait partir le 16, sans limiter ni régler leur pouvoir, ces mêmes députés qui ont signé la paix contre ses ordres. Ce n’est pas assez : il nous charge d’opprobres, parce que nous nous plaignons de ce qu’il a traité sans nous, et parce qu’il a abandonné M. de Longueville et M. de Turenne. C’est peu : il ne tient qu’à nous de les laisser étrangler : il faut qu’au hasard de nos vies nous sauvions la leur, et je conviens que la bonne conduite lèvent. Ce n’est pas, monsieur, dit-il en se tournant vers moi ; pour blâmer ce que vous avez toujours dit sur ce sujet ; c’est pour condamner ce que nous avons toujours répondu. Je conviens, monsieur, continua-t-il en s’adressant à M. le prince de Conti, qu’il n’y a qu’à périr avec cette compagnie, si on la laissé en l’état où elle est. Je me rends à l’avis que M. le coadjuteur ouvrit dernièrement chez moi ; et je suis persuadé que si Votre Altesse diffère à l’exécuter, nous aurons dans deux, jours une paix plus honteuse et moins sûre que la première. »

Comme la cour, qui avoit de moment à autre des nouvelles de toutes les démarches du parlement, ne doutoit presque plus qu’il ne se rendît bientôt, et que par cette raison elle se refroidissoit beaucoup à l’égard des négociations particulières, le discours de M. de Bouillon les trouva dans une disposition à prendre feu. Ils entrèrent dans son sentiment : on n’agita plus que la manière ; l’on convint de tout, et il fut résolu que le lendemain à trois heures on se trouveroit chez M. de Bouillon, où l’on seroit plus en repos qu’à l’hôtel-de-ville, pour y concerter la forme dont nous porterions la chose au parlement. Je me chargeai d’en conférer le soir avec le président de Bellièvre, qui avoit toujours été de mon sentiment sur cet article. Comme nous allions nous séparer, M. d’Elbœuf reçut un billet de chez lui, qui portoit que don Gabriel de Tolède y étoit arrivé. Nous ne doutâmes pas qu’il n’apportât la ratification du traité que messieurs les généraux avoient signé, et nous l’allâmes voir dans le carrosse de M. d’Elbœuf, M. de Bouillon et moi. Il apportoit effectivement la ratification de M. l’Archiduc ; mais il venoit particulièrement pour essayer de renouer le traité pour la paix générale que j’avois proposé. Comme il étoit d’un naturel assez impétueux, il ne se put empêcher de témoigner même un peu aigrement, à M. de Bouillon, qu’on n’étoit pas fort satisfait d’eux à Bruxelles. Il leur fut aisé de le contenter, en lui disant que l’on venoit de prendre la résolution de revenir à ce traité ; qu’il étoit venu tout à propos pour cela, et que le lendemain il en verroit des effets. Il vint souper avec madame de Bouillon, qu’il avoit connue autrefois lorsqu’elle étoit dame du palais de l’infante ; et il lui dit en confidence que l’archiduc lui seroit obligé, si elle pouvoit faire en sorte que je reçusse dix mille pistoîes que le roi d’Espagne l’avoit chargé de me donner de sa part. Madame de Bouillon n’oublia rien pour me le persuader, mais elle n’y réussit pas. Je m’en démêlai avec beaucoup de respect, mais d’une manière qui fit connoître aux Espagnols que je ne prendrois pas aisément de leur argent. Ce refus m’a coûté cher depuis, non par lui-même en cette occasion, mais par l’habitude qu’il me donna à prendre la même conduite dans des conjonctures où il eût été du bon sens de recevoir ce qu’on m’offroit, quand même je l’eusse dû jeter dans la rivière. Ce n’est pas toujours jeu sûr de refuser de plus grand que soi. Comme nous étions en conversation après souper dans le cabinet de madame de Bouillon, Briquemaut y entra avec un visage consterné. Il la tira à part, et ne lui dit qu’un mot à l’oreille. Elle fondit d’abord en pleurs ; et en se tournant vers don Gabriel de Tolède et vers moi : « Hélas ! s’écria-t-elle, nous sommes perdus : M. de Turenne est i(abandonné. » Le courrier entra au même instant, qui nous conta succinctement la chose. Tous les corps avoient été gagnés par l’argent de la cour, et toutes les troupes lui avoient manqué, à la réserve de deux ou trois régimens. M. de Turenne avoit fait beaucoup que de n’être point arrêté ; et il s’étoit retiré, lui cinq ou sixième, chez madame la landgrave de Hesse[3], sa parente et son amie.

M. de Bouillon fut atterré de cette nouvelle, et j’en fus presque aussi touché que lui. Je ne sais si je me trompai : mais il me parut que don Gabriel de Tolède n’en fut pas trop affligé, soit qu’il crût que nous n’en serions que plus dépendans de l’Espagne, soit que son humeur gaie et enjouée l’emportât sur l’intérêt du parti. M. de Bouillon pensa un demi quart-dheure après aux expédiens de réparer cela et nous envoyâmes chercher le président de Bellièvre, qui venoit de recevoir un billet de M. le maréchal de Villeroy, qui lui mandoit cette nouvelle. Ce billet portoit que le premier président et le président de Mesmes avoient dit que si les affaires ne s’accommodoient pas, ils ne retourneroient plus à Paris. M. de Bouillon, qui, en perdant sa principale considération dans la perte de l’armée de M. de Turenne, jugeoit bien que les espérances qu’il avoit conçues d’être l’arbitre du parti n’étoient plus fondées, revint tout à coup à la première disposition de porter les choses à l’extrémité ; et il prit sujet de ce billet du maréchal de Villeroy, pour nous dire que nous pouvions juger, par ce que le premier président et le président de Mesmes avoient dit, que ce que nous avions projeté la veille ne recevroit pas grande difficulté dans son exécution.

Je reconnois de bonne foi que je manquai beaucoup en cet endroit de la présence d’esprit qui étoit nécessaire : car au lieu de me tenir couvert devant don Gabriel de Tolède, et de me réserver à m’ouvrir à M. de Bouillon, quand nous serions demeurés, le président de Bellièvre et moi, seuls avec lui, je lui répondis que les choses étoient bien changées ; et que la désertion de l’armée de M. de Turenne faisoit que ce qui la veille étoit facile dans le parlement, y seroit le lendemain impossible, et même ruineux. Je m’étendis sur cette matière, et cette imprudence me jeta dans des embarras dont j’eus bien de la peine à me démêler.

Don Gabriel de Tolède, qui avoit ordre de s’ouvrir avec moi, s’en cacha au contraire avec soin dès qu’il me vit changé sur la nouvelle de M. de Turenne ; et il fit, parmi les généraux, des cabales qui me donnèrent beaucoup de peine, comme je le dirai. M. de Bouillon, qui se sentoit et qui ne pouvoit nier que ses délais n’eussent mis les affaires dans l’état où elles étoient, coula dans les commencemens d’un discours qu’il adressoit à don Gabriel, comme pour lui expliquer le passé il coula, dis-je, que c’étoit au moins une espèce de bonheur que la nouvelle de la désertion des troupes de M. de Turenne fût arrivée avant que l’on eût exécuté ce qu’on avoit résolu de proposer au parlement : parce que, ajouta-t-il, le parlement, voyant que le fondement sur lequel on l’eût engagé lui eût manqué, auroit tourné tout à coup contre nous, au lieu que nous sommes en état de fonder de nouveau la proposition ; et c’est sur quoi nous avons, ce me semble, à délibérer. Ce raisonnement me parut d’abord faux, parce qu’il supposoit qu’il y eût une nouvelle proposition à faire : ce qui étoit pourtant le fond de la question. Je n’ai jamais vu homme qui entendit cette figure comme M. de Bouillon. Il m’avoit souvent dit que le comte Maurice[4] avoit accoutumé de reprocher à Barnevelt[5], à qui il fit depuis trancher la tête, qu’il renverseroit la Hollande, en donnant toujours le change aux États, par la supposition certaine de ce qui faisoit la question. J’en fis ressouvenir en riant M. de Bouillon au moment dont il s’agit, et je lui soutins qu’il n’y avoit plus rien qui pût empêcher le parlement de faire la paix ; que tous les efforts par lesquels on pretendoit l’arrêter l’y précipiteroient, et qu’il falloit délibérer sur ce principe. La contestation s’échauffant, M. de Bellièvre proposa d’écrire ce qui se diroit de part et d’autre. Voici ce que je lui dictai, et ce que j’avois encore de sa main cinq ou six jours avant que je fusse arrêté. Il en eut quelque scrupule ; il me le demanda ; je le lui rendis, et ce fut un grand bonheur pour lui : car je ne sais si cette paperasse, qui eût été prise, ne lui auroit point nui quand on le fit premier président.

« Je vous ai dit plusieurs fois que toute compagnie est peuple, et qu’ainsi tout y dépend des instans Vous l’avez éprouvé peut-être plus de cent fois depuis deux mois ; et si vous aviez assisté aux assemblées du parlement, vous l’auriez observé plus de mille. Ce que j’y ai remarqué de plus, c’est que les propositions n’y ont qu’une fleur, et que telle qui y plaît fort aujourd’hui y déplaît demain à proportion. Ces raisons m’ont obligé jusqu’ici à vous presser de ne pas manquer l’occasion de la déclaration de M. de Turenne, pour engager le parlement d’une manière qui le puisse fixer. Rien ne pouvoit produire cet effet que la proposition de la paix générale, qui nous donnoit lieu de demeurer armés dans le temps de la négociation.

« Quoique don Gabriel ne soit pas Français, il sait assez nos manières pour ne pas ignorer qu’une proposition de cette nature, qui va à faire faire la paix à son roi malgré son consentement, demande de grands préalables dans un parlement, au moins quand on la veut porter jusqu’à l’effet. Lorsqu’on ne l’avance que pour amuser les auditeurs, ou pour donner un prétexte aux particuliers d’agir avec plus de liberté, comme nous le fîmes dernièrement lorsque don Joseph de Illescas eut son audience du parlement, on la peut hasarder plus légèrement parce que le pis est qu’elle ne fasse point son effet. Mais quand on pense à la faire effectivement réussir, et quand même on s’en veut servir en attendant qu’elle réussisse à fixer une compagnie, je mets en fait qu’il y a encore plus de perte à la manquer en la proposant légèrement, qu’il n’y a d’avantage à l’emporter en la proposant à propos. Le seul nom de l’armée de Weymar étoit capable d’éblouir dès le premier jour le parlement. Je vous le dis : vous eûtes vos raisons de différer ; je m’y suis soumis. Le nom et l’armée de M. de Turenne l’eussent encore apparemment emporté il n’y a que trois ou quatre jours. Je vous le répétai : vous eûtes vos considérations pour attendre. Je les crois justes ; je m’y suis rendu. Vous revîntes hier à mon sentiment, et je ne m’en départis pas, quoique je connusse que la proposition dont il s’agissoit avoit déjà beaucoup perdu de sa fleur ; mais je crus que nous l’eussions fait réussir si l’armée de M. de Turenne ne lui eût pas manqué, non pas peut-être avec autant de facilité que les premiers jours, mais au moins avec la meilleure partie de l’effet qui nous étoit nécessaire. Cela n’est plus : qu’est-ce que nous avons pour appuyer dans le parlement la proposition de la paix générale ? Nos troupes ? Vous voyez ce qu’ils nous en ont dit eux-mêmes aujourd’hui dans la grand’chambre. L’armée de M. de Longueville ? Vous savez ce que c’est : nous la disons de sept mille hommes de pied et de trois mille chevaux, et nous ne disons pas vrai de plus de la moitié ; et vous n’ignorez pas que nous l’avons tant promise et que nous l’avons si peu tenue, que nous n’en oserions plus parler. À quoi nous servira donc de faire au parlement la proposition de la paix générale, qu’à lui faire croire et dire que nous n’en parlons que pour rompre la particulière ? ce qui sera le vrai moyen de la faire désirer à ceux qui n’en veulent point. Voilà l’esprit des compagnies, et plus de celle-là que de toute autre. Si nous exécutons ce que nous avions résolu, nous n’aurons pas quarante voix qui aillent à ordonner aux députés de revenir à Paris, en cas que la cour refuse ce que nous lui proposerons. Tout le reste n’est que paroles qui n’engageront à rien le parlement, dont la cour sortira aussi par des paroles  ; et nous ferons croire à tout Paris et à Saint-Germain que nous avons un très-grand concert avec l’Espagne. »

Le président de Bellièvre ayant lu notre écrit en présence de M. et de madame de Bouillon, et de M. de Brissac qui revenoit du camp, nous nous aperçûmes en moins de rien que don Gabriel, qui y étoit aussi présent, n’avoit pas plus de connoissance de nos affaires que nous en pouvions avoir de celles de Tartarie : de l’esprit, de l’enjouement, de l’agrément, peut-être même de la capacité ; mais je n’ai guère vu d’ignorance plus crasse, au moins par rapport aux matières dont il s’agissoit. C’est une grande faute que d’envoyer de tels négociateurs. Il nous parut que M. de Bouillon ne contesta notre écrit qu’autant qu’il fut nécessaire pour faire voir à don Gabriel qu’il n’étoit pas de notre avis : « dont je ne suis pas en effet, me dit-il à l’oreille ; je vous en dirai demain la raison. »

  1. Le président Le Coigneux, connu alors par ce sobriquet. Voyez ci-dessus, page 348. (A. E)
  2. Les buvettes : Les buvettes du parlement étoient des lieux où les magistrats alloient se chauffer, et prendre de léger repas. Il n’y avoit qu’eux qui pussent y entrer ; mais il y avoit d’autres buvettes pour les avocats et les plaideurs. Chaque chambre du parlement avoit sa buvette, et le Roi payoit la dépense qui s’y faisoit.
  3. Amélie-Elisabeth, femme de Guillaume, landgrave de Hesse. Elle étoit cousine germaine de M. de Turenne, étant petite-fille de Charlotte de Bourbon, femme de Guillaume premier, prince d’Orange, grand’mére de M. de Turenne. (A. E.)
  4. Le prince d’Orange, Maurice de Nassau, capitaine gêneral et stathouder des sept Provinces-Unies, mort en 1625. C’est lui qui prit pour sa devise : Tandem fit surculus arbor ; pour dire qu’enfin la Hollande s’éleveroit à l’état de souveraineté, malgré l’Espagne. (A. E.)
  5. Barneveldt, pensionnaire de Hollande, condamné et exécuté en 1619, a l’âge de soixante-seize ans. (A. E.)