Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre troisième/Section 11

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Voilà ce que je conseillai à Monsieur ; voilà ce que je lui donnai par écrit avant que de sortir de chez lui ; voilà ce qu’il porta à Madame, qui étoit au désespoir de ce qu’il s’étoit engagé avec M. le prince ; voilà ce qu’il approuva de toute son ame ; et voilà toutefois ce qu’il n’osa faire, parce que n’ayant pas douté, comme je vous l’ai déjà dit, que M. le prince ne s’accordât avec la cour, il lui avoit promis à jeu sûr, à ce qu’il croyoit par cette raison, de se déclarer avec lui contre les sous-ministres. Il l’avoua à Madame encore plus en détail qu’il ne me l’avoit expliqué. Ce que je pus tirer de lui fut qu’il donnât sa parole à la Reine qu’il s’emploieroit fidèlement auprès de M. le prince, pour l’empêcher de pousser sa pointe contre les trois susnommés ; et que s’il n’y pouvoit réussir, et qu’il fût contraint de parler contre eux, il déclareroit en même temps à M. le prince que ce seroit pour la dernière fois ; et que la Reine demeurant dans les termes de la parole donnée pour l’éloignement de M. le cardinal, il ne se sépareroit plus de ses intérêts. Madame, qui aimoit M. Le Tellier, et qui étoit très-fâchée, par cette raison et par beaucoup d’autres, que Monsieur ne fit pas davantage, lui fit promettre qu’il feroit le malade le lendemain, dans la vue de retarder l’assemblée des chambres, et de se donner par ce moyen le temps de l’obliger à quelque chose de plus. Aussitôt qu’elle eut obtenu ce point, elle le fit savoir à la Reine, en lui mandant en même temps que je faisois des merveilles pour son service. Ce témoignage, qui fut reçu très-agréablement, parce qu’il fut porté dans un instant où la Reine étoit très-satisfaite de Madame (ce qui ne lui étoit pas ordinaire), facilita beaucoup ma négociation. J’allai le soir chez la Reine, que je trouvai avec un visage fort ouvert ; et ce qui me fit voir quelle étoit contente de moi, fut que ce visage ouvert ne se referma pas, même après que je lui eus déclaré ce que je ne croyois pas pouvoir lui cacher, que l’on pût empêcher Monsieur de concourir avec M. le prince contre les sous-ministres ; et que je ne pourrois pas moi-même m’empêcher d’y opiner, si l’on en délibéroit en parlement.

Vous devez être si fatiguée des dits et redits des conversations passées, que je crois qu’il est mieux que je n’entre pas dans le détail de celle-ci qui fut assez longue, et que je me contente de vous rendre compte du résultat, qui fut que je m’appliquai de toute ma force à faire que Monsieur tînt fidèlement la parole que je donnai à la Reine de sa part, qu’il feroit tous ses efforts pour adoucir l’esprit de M. le prince en faveur des trois nommés ; et qu’en cas qu’il ne le pût, qu’il fût obligé lui-même par cette considération de les pousser, et que par la même raison je fusse forcé d’y concourir de ma voix, je déclarerois à Monsieur qu’au cas que dans la suite M. le prince fît encore de nouvelles propositions, je n’y entrerois plus, quand même Monsieur s’y laisseroit emporter. Je vous avoue que je me défendis long-temps de cette dernière clause, parce que dans la vérité elle m’engageoit beaucoup, et parce qu’elle me paroissoit même être au dernier point contre le respect, en ce qu’elle confondoit et qu’elle égaloit, pour ainsi parler, mes engagemens avec ceux de la maison royale. Il fallut enfin y passer. Je n’eus aucune peine à le faire agréer à Monsieur, qui fut si aise de ne se point trouver dans la nécessité de rompre avec M. le prince, même de concert avec la Reine qu’il fut ravi de tout ce qui avoit facilité ce traité. Je vous en dirai la suite, après que je vous aurai suppliée de faire réflexion sur deux circonstances de ce qui se passa dans cette dernière conversation que j’eus avec la Reine.

Il m’arriva, en lui parlant de messieurs Le Tellier, Servien et Lyonne, de les nommer les trois sous-ministres. Elle releva ces mots avec aigreur, en me disant : « dites plutôt les deux. Ce traître de Lyonne peut-il porter ce nom ? c’est un petit secrétaire de M. le cardinal. Il est vrai que parce qu’il l’a déjà trahi deux fois, il pourra être un jour secrétaire d’État. » Cette remarque s’est rendue, par l’événement, assez curieuse.

La seconde est que lorsque j’eus promis à la Reine de ne me point accommoder avec M. le prince dans la suite, quand même Monsieur s’accommoderoit, et que j’eus ajouté que je le dirois moi-même à Monsieur dès le lendemain, elle s’écria plutôt qu’elle ne prononça : « Quelle surprise pour M. Le Tellier ! » Elle se referma tout d’un coup ; et quoique je fisse tout ce qui se pût pour pénétrer ce qu’elle avoit voulu dire je n’en pus rien tirer. Je reviens à Monsieur.

Je le vis, le lendemain au matin chez Madame. Il fut très-satisfait de ma négociation, et me témoigna que l’engagement que j’avois pris en mon particulier avec la Reine ne lui pouvoit faire aucune peine, parce qu’il étoit très-résolu lui-même, passé cette occasion, à ne jamais concourir en rien avec M. le prince, pourvu que la Reine demeurât dans la parole donnée pour l’exclusion du Mazarin. Madame ajouta tout ce qui le pouvoit obliger à le confirmer dans cette pensée elle fit même encore une nouvelle tentative pour lui persuader de commencer au moins dès ce jour-la à voir s’il ne pouvoit rien gagner sur l’esprit de M. le prince. Il trouva de méchantes excuses, et il dit qu’il pouvoit prendre des mesures plus certaines en se donnant tout ce jour pour attendre ce que M. le prince lui-même feroit dire. Il en reçut effectivement un gentilhomme sur le midi, mais pour savoir simplement des nouvelles de sa santé ou plutôt pour savoir s’il iroit le lendemain au Palais. Monsieur, qui faisoit semblant d’avoir pris médecine, ne laissa pas d’aller chez la Reine sur le soir. Il lui confirma par serment ce que je lui avois promis par son ordre. Il lui protesta qu’il ne s’ouvriroit en façon du monde de ce qu’elle lui faisoit espérer ; qu’elle céderoit encore pour cette fois M. le prince, en cas que Monsieur, ne le pût gagner sur l’article des sous-ministres. « À votre seule considération, ajouta-t-elle, et sur la parole que vous me donnerez que vous serez pour moi dans toutes les autres prétentions de M. le prince, qui seront infinies sans doute. » Elle le conjura ensuite de lui tenir fidèlement la parole qu’il lui avoit fait donner par moi de faire tous ses efforts pour obliger M. le prince de se désister de son instance. Monsieur l’assura qu’il avoit envoyé dès midi à Saint-Maur le maréchal d’Etampes pour cet effet ce qui étoit vrai. Il s’étoit ravisé après l’avoir refusé à Madame, comme je vous l’ai tantôt dit. Il attendit même au Palais-Royal la réponse du maréchal d’Etampes, qui fut négative, et qui portoit expressément que M. le prince ne se désisteroit jamais de son instance. Monsieur revint donc chez lui fort embarrassé, du moins à ce qu’il me parut. Il rêva tout le soir, et il se retira de beaucoup meilleure heure qu’à l’ordinaire.

Le lendemain, qui fut le mardi 11 juillet 1651, les chambres s’assemblèrent, et M. le prince de Conti se trouva au Palais, fort accompagné. Monsieur dit à la compagnie qu’il avoit fait tous ses efforts auprès de la Reine et auprès de M. le prince pour l’accommodement, et qu’il n’avoit pu rien gagner ni sur l’une ni sur l’autre ; qu’il prioit la compagnie de joindre ses offices aux siens. M. le prince de Conti prit la parole aussitôt que Monsieur eut fini, pour dire qu’il y avoit un gentilhomme de monsieur son frère à la porte de la grand’chambre. On le fit entrer il rendit une lettre de M. le prince, qui n’étoit proprement qu’une répétition de la première.

M. le premier président pressa assez long-temps Monsieur de faire encore de nouveaux efforts pour l’accommodement. Il s’en défendit d’abord par la seule habitude qu’ont tous les hommes à se faire prier, même des choses qu’ils désirent. Il le refusa ensuite sous le prétexte de l’impossibilité de réussir mais en effet, comme il me l’avoua le jour même, parce qu’il eut peur de déplaire à M. le prince de Conti, ou plutôt à toute la jeunesse, qui crioit, et qui demandoit qu’on délibérât contre le reste du mazarinisme. Le premier président fut obligé de plier. On manda les gens du Roi, pour prendre leurs conclusions sur la réquisition de M. le prince. L’indisposition parut très-grande ce jour-là contre les sous-ministres ; et toute l’adresse de M. le premier président, jointe à la froideur de Monsieur, qui ne parut nullement échauffé contre eux, ne put aller qu’à faire remettre la délibération au lendemain, en ordonnant toutefois que la lettre de M. le prince seroit portée dès le jour même à la Reine. Monsieur fut aussi supplié par le parlement de continuer ses offices pour l’accommodement. La chaleur qui avoit paru dans les esprits, jointe à celle de la salle du Palais, qui fut très-grande, fit que Monsieur se remercia beaucoup de ce qu’il n’avoit pas cru le conseil que je lui avois donné, de s’opposer à la déclaration de M. le prince contre les sous-ministres. Il m’en fit même une espèce de raillerie au sortir du Palais ; et je lui répondis que je le suppliois de me permettre de ne me défendre que le lendemain à pareille heure. L’après-dînée Monsieur alla à Rambouillet, où il avoit donné rendez-vous à M. le prince. Il y eut une fort longue conversation avec lui dans le jardin, et il me dit le soir qu’il n’avoit rien oublié pour lui persuader de ne pas insister à son instance contre les ministres. Il le dit à Madame, qui en fut très-persuadée ; je le crus encore, parce qu’il est constant qu’il n’appréhendoit rien tant au monde que le retour de M. le prince à Paris, et qu’il se croyoit très-assuré qu’il ne reviendroit pas, si les ministres demeuroient à la cour. La Reine me dit le lendemain qu’elle savoit de science certaine qu’il n’avoit combattu pour elle que très-foiblement, et tout de même, me dit-elle, que si elle avoit eu l’épée à la main. Il n’est pas possible que dans les conversations que j’ai eues depuis avec M. le prince, je ne me sois éclairci de ce détail mais je ne me souviens nullement de ce qu’il m’en a dit. Ce qui est certain, c’est que la facilité qu’il eut à laisser mettre l’affaire en délibération fit croire à la Reine qu’il la jouoit. Elle me soupçonna ce jour ; là, et encore davantage le lendemain, d’être de la partie. Vous verrez par la suite qu’elle ne me fit pas long-temps cette injustice.

Le lendemain, qui fut le 12, le parlement s’assembla, et M. l’avocat général Talon fit son rapport de l’audience qu’il avoit eue de la Reine. Sa Majesté lui avoit répondu simplement que la seconde lettre de M. le prince ne contenant rien que ce qui étoit dans la première, elle n’avoit rien il ajouter à la réponse qu’elle y avoit faite. M. le duc d’Orléans donna part à la compagnie des conférences qu’il avoit eues la veille avec la Reine et avec M. le prince. Il déclara qu’il n’avoit pu rien gagner ni sur l’une ni sur l’autre. Il se tint couvert au dernier point au sujet des trois ministres, et il crut qu’il satisferoit la Reine par cette modération. Il exagéra même avec emphase les sujets de défiance que M. le prince prétendoit avoir, et il s’imagina qu’il contenteroit M. le prince par cette exagération. Il ne réussit ni en l’un ni en l’autre. La Reine fut persuadée qu’il lui avoit manqué de parole : elle eut assez de raison de le croire, quoique je ne sois pas convaincu qu’il l’ait fait dans le fond. M. le prince se plaignit aussi beaucoup le soir de sa conduite, au moins à ce que M. le comte de Fiesque dit à M. de Brissac. Voilà le sort des gens qui veulent assembler les contradictoires en contentant tout le monde.

Talon ayant pris ses conclusions, qui pour cette fois ne répondirent pas à la fermeté qui lui étoit ordinaire (car elles parurent plutôt un galimatias affecté qu’un discours digne du sénat) ; on commença à opiner. Il y eut deux avis ouverts d’abord. L’un fut celui des conclusions, qui alloient à remercier la Reine des nouvelles assurances qu’elle avoit données que l’éloignement du Mazarin étoit pour jamais, et à la prier de donner quelque satisfaction à M. le prince. Voilà ce que je viens d’appeler galimatias. L’autre avis fut de Deslandes-Payen, qui, quoique proche parent de M. de Lyonne déclama contre les trois sous-ministres, et opina à demander en forme leur éloignement. Vous jugez bien que je ne combattis pas son sentiment au Palais, quoique je l’eusse combattu dans le cabinet de Monsieur. Je mêlai dans mon avis certains traits qui servirent à me démêler de la multitude, c’est-à-dire qui me distinguèrent de ceux qui n’opinèrent qu’à l’aveugle contre le nom du Mazarin. Cette distinction m’étoit nécessaire à l’égard de la Reine : elle m’étoit bonne à l’égard de tous ceux qui n’approuvoient pas la conduite de M. le prince. Ils étoient en grand nombre dans le parlement ; et le bon homme Lainé même, conseiller de la grand’chambre, homme de peu de sens, mais d’une vie intègre, et passionné contre le Mazarin, ne laissa pas de se déclarer ouvertement contre la réquisition de M. le prince. Il soutint qu’elle étoit injurieuse à l’autorité royale. Cette circonstance, jointe à d’autres, obligea Monsieur de m’avouer le soir que j’avois mieux jugé que lui et que s’il se fût opposé à la proposition, comme je le lui avois conseillé, il en auroit été bien loué et suivi : car il fit croire, en ne la blâmant pas, qu’il l’approuvoit. Ceux mêmes qui l’eussent combattue avec peine y donnèrent avec joie. Je n’étois pas d’un poids à faire dans les esprits l’effet que Monsieur y eût fait par son opposition c’est pourquoi je ne m’y opposai pas. Je connus que s’il s’y fût opposé, beaucoup de gens eussent concouru avec lui : ainsi je crus avoir assez de cette vue pour pouvoir, sans crainte de me nuire dans le public, donner des atteintes indirectes à une action dont il étoit bon pour toutes raisons de diminuer le mérite, quoique je fusse obligé, par celle de Monsieur et du peuple, d’y contribuer au moins de ma voix. J’entends bien mieux ce galimatias que je ne vous l’explique : et il est vrai qu’il ne se peut bien concevoir que par ceux qui se sont trouvés dans ce temps-là dans les délibérations de cette compagnie. J’y ai remarqué peut-être plus de vingt fois que ce qui y passoit dans un moment pour incontestablement bon y eût passé dans le suivant pour incontestablement mauvais, si l’on eût donné un autre tour à une forme souvent légère, à une parole quelquefois frivole. Le secret est d’en savoir discerner et prendre les instans : Monsieur manqua en ce point. J’essayai d’y suppléer en ce qui me regardoit, d’une manière qui ne donnât pas l’avantage sur moi à M. le prince de pouvoir dire que j’épargnasse les restes du mazarinisme, et qui ne laissât pas de noter en quelque façon sa conduite. Voici les propres paroles dans lesquelles je formai mon avis, que je fis imprimer et publier dès le lendemain à Paris, pour la raison que je vous expliquerai dans la suite :

«[1] J’ai toujours été persuadé qu’il eût été à souhaiter qu’il n’eût paru dans les esprits aucune inquiétude sur le retour de M. le cardinal Mazarin, et que même on ne l’eût pas cru possible. Son éloignement ayant été jugé nécessaire par les vœux communs de toute la France, il semble que l’on ne puisse douter de son retour sans douter en même temps du salut de l’État, dans lequel il jetteroit assurément la confusion et le désordre. Si les scrupules qui paroissent sur ce sujet dans les esprits sont solides, ils produiront infailliblement cet effet si funeste ; et s’ils n’ont point de fondement, ils ne laisseront pas de donner une juste appréhension d’une très-dangereuse suite, par le prétexte qu’ils donneront à toutes les nouveautés.

Pour les étouffer tout d’un coup, et pour ôter aux uns l’espérance et aux autres le prétexte, j’estime qu’on ne sauroit prendre en cette matière d’avis trop décisifs ; et comme on parle de beaucoup de commerces qui alarment le public et qui inquiètent les esprits, je crois qu’il seroit à propos de déclarer criminels et perturbateurs du repos public ceux qui négocieront avec M. le cardinal Mazarin, ou pour son retour, en quelque sorte et manière que ce puisse être.

« Si les sentimens que Son Altesse Royale témoigna il y a quelques mois dans cette compagnie, sur le sujet de ceux qui y furent nommés, eussent été suivis, les affaires auroient maintenant une autre face. On ne seroit pas tombé dans ces défiances ; le repos de l’État seroit assuré, et nous ne serions pas présentement en peine de supplier Son Altesse Royale, comme c’est mon avis, de s’employer auprès de la Reine pour éloigner de la cour les restes du mazarinisme, et les créatures du cardinal Mazarin qui ont été nommés. Je sais que la forme avec laquelle on demande cet éloignement est extraordinaire. Il est vrai que si l’aversion d’un de messieurs les princes du sang étoit toujours la règle de la fortune des particuliers cette dépendance diminueroit beaucoup l’autorité du Roi et la liberté de ses sujets ; et l’on pourroit dire que ceux du conseil et les autres qui n’ont de subsistance que par la cour auroient beaucoup de maîtres.

« Je crois pourtant qu’il y a exception dans cette rencontre. Il s’agit d’une affaire qui est une suite comme naturelle de celle de M. le cardinal Mazarin ; il s’agit d’un éloignement qui peut lever beaucoup d’ombrages que l’on prend de son retour, d’un éloignement qui ne peut être que très-utile, qui a été souhaité et proposé à cette compagnie par M. le duc d’Orléans, dont les intentions toutes pures et toutes sincères pour le service du Roi et le bien de l’État sont connues de toute l’Europe, et dont les sentimens, étant oncle du Roi et lieutenant général de l’État, ne tirent point à conséquence à l’égard de qui que ce soit.

« Il faut espérer, de la prudence de Leurs Majestés et de la sage conduite de M. le duc d’Orléans, que les choses se disposeront en mieux, que les défiances seront levées, que les soupçons seront dissipés, et que nous verrons bientôt l’union rétablie dans la maison royale : qui à toujours été le vœu de tous les gens de bien, qui ont souhaité la liberté de messieurs les princes, particulièrement par cette considération, avec tant d’ardeur, qu’ils se sont trouvés bien heureux lorsqu’ils y ont pu contribuer de leurs suffrages.

« Pour former donc mon opinion, je suis d’avis de déclarer criminels et perturbateurs du repos public ceux qui négocieront avec M. le cardinal Mazarin, ou pour son retour, en quelque manière que ce puisse être ; de supplier très-humblement Monsieur de s’employer auprès de la Reine pour éloigner de la cour les créatures du cardinal qui ont été nommées, et appuyer les remontrances de la compagnie sur ce sujet ; le remercier des soins qu’il prend incessamment pour la réunion de la maison royale, si importante à la tranquillité de l’État et de toute la chrétienté, puisque j’ose dire qu’elle est le seul préalable nécessaire à la paix générale. »

Je vous supplie d’observer que Monsieur vouloit absolument que je le citasse dans mon avis comme, le premier auteur de la proposition contre les sous-ministres, parce qu’il ne doutoit point qu’elle n’eût une approbation générale ; que je ne lui obéis en ce point qu’avec beaucoup de peine, parce que je ne jugeois pas que ce qu’il avoit dit de temps en temps fort en général contre les amis de M. le cardinal fût un fondement assez solide pour avancer et pour soutenir un fait aussi spécifique que celui-là. Observez aussi que l’émotion des esprits fit qu’on le reçut pour aussi bon que s’il eût été bien véritable ; que cette émotion, quoique grande, n’empêcha pas que beaucoup de gens ne fissent une sérieuse réflexion sur ce que M. Lainé avoit expliqué clairement dans son avis, et sur ce que j’avois touché dans le mien, de l’atteinte donnée à l’autorité royale que Monsieur, qui s’en aperçut, eut regret d’avoir été si vite, et crut qu’il pouvoit avec sûreté, et sans se perdre dans le public, se mitiger un peu. Quelle foule de mouvemens tout opposés ! quelle contrariété ! quelle confusion ! on l’admire dans les histoires, on ne la sent pas dans l’action. Rien ne paroissoit plus ordinaire que ce qui se faisoit et se disoit ce jour-là. J’y ai fait depuis réflexion, et je confesse que j’ai encore peine à comprendre, à l’heure qu’il est, la multitude, la variété et l’agitation des mouvemens que ma mémoire me représente. Comme en opinant on retomboit à la fin à peu près dans le même avis, on ne sentoit presque pas ce mouvement et je me souviens que Deslandes-Payen me disoit au lever de la séance : « C’est une belle chose que de voir une compagnie aussi unie ! » Remarquez, s’il vous plaît, que Monsieur, qui avoit plus de discernement, s’aperçut très-bien qu’elle l’eût été si peu en cas de besoin, qu’il m’avoua que tous ces mêmes hommes qui parloient si uniformément, à la réserve de fort peu d’entre eux, qu’il sembloit qu’ils eussent été concertés ; qu’il m’avoua, dis-je, que ces mêmes hommes eussent tourné à lui, s’il se fût déclaré contre la proposition. Il entremet de ne l’avoir pas fait ; mais il eut honte, et avec raison, de changer : et il se contenta de me commander de faire dire à la Reine par madame la palatine, qu’il espéroit qu’il trouveroit lieu d’adoucir son avis. La réponse de la Reine fut que je me trouvasse à minuit à l’oratoire. Elle me parut aigrie au dernier point de ce qui s’étoit passé le matin au Palais elle traita Monsieur de perfide ; elle ne me tira de pair que pour me faire encore plus sentir qu’elle ne me traitoit pas mieux dans le fond de son cœur. Il ne me fut pas difficile de me justifier, et de lui faire voir que je n’avois ni pu ni dû m’empêcher d’opiner comme j’avois fait, et comme je ne lui avois pas célé auparavant à elle-même. Je la suppliai d’observer que mon avis n’étoit pas moins contre M. le prince que contre M. le cardinal. Je lui excusai même la conduite de Monsieur, autant qu’il me fut possible, sur ce qu’en effet il ne lui avoit pas promis d’opiner pour les ministres ; et comme je vis que les raisons ne faisoient aucun effet, et que la préoccupation, dont le propre est de s’armer particulièrement contre les faits, tirait même ombrage de ceux qui lui devoient être les plus clairs, je crus que l’unique moyen de les lever seroit d’éclaircir le passé par l’avenir, parce que j’avois éprouvé plusieurs fois que le seul remède contre les préventions est l’espérance. Je flattai la Reine de celle que Monsieur se radouciroit dans la suite de la délibération, qui devoit encore durer un jour ou deux ; et comme je prévoyois que cet adoucissement de Monsieur ne seroit pas au point qui seroit nécessaire pour conserver les sous-ministres, je prévins ce que je disois avec un peu trop d’exagération de son effet, par une proposition qui me disculpoit par avance de celui qu’elle n’auroit pas. Cette conduite est toujours bonne, quand on agit avec des gens dont le génie n’est capable de juger que par l’événement ; parce que le même caractère qui produit ce défaut fait que ceux qui l’ont ne raisonnent jamais constamment des effets à leurs causes. J’offris sur ce fondement à la Reine de faire imprimer et de publier dès le lendemain l’avis que j’avois porté au parlement ; et je me servis de cette offre pour lui faire croire que si je ne me fusse tenu pour très-assuré que la fin de la délibération ne devoit pas être avantageuse à M. le prince, je n’eusse pas aggravé par un éclat de cette nature, auquel rien ne m’obligeoit, une action où je lui avois déjà donné plus d’atteinte que la politique même ordinaire ne me le permettoit.

La Reine donna, sans balancer, à cette lueur qui lui plaisoit. Elle crut que ce que je lui proposois n’avoit point d’autre origine que celle que je lui marquois. La satisfaction qu’elle trouva dans cette pensée fit qu’elle se donna à elle-même des idées plus douces, sans les sentir, de ce qui s’étoit passé le matin ; qu’elle entra avec moins d’aigreur dans le détail de ce qui se pouvoit passer le lendemain ; et que quand elle connu, vingt-quatre heures après que le radoucissement de Monsieur ne lui seroit pas d’une aussi grande utilité, au moins pour la conjoncture présente, qu’elle se l’étoit imaginé, elle ne s’en prit plus à moi. Il ne se faut pas jouer à tout le monde par ces sortes de diversions : elles ne sont bonnes qu’avec les gens qui ont peu de vues, et qui sont emportés. Si la Reine eût été capable de lumière et de raison en cette occasion, ou plutôt si elle eût été servie par des personnes qui eussent préféré à leur conservation particulière son véritable service, elle eût connu qu’il n’y avoit qu’à plier dans ce moment, comme elle l’avoit promis à Monsieur, puisque Monsieur ne faisoit pas davantage pour elle. Elle n’étoit pas encore capable de la vérité sur ce fait, et moins de ma part que d’aucune autre. Je la lui déguisai par cette considération comme les autres, et je crus y être obligé pour être en état de la servir dans la suite elle-même, Monsieur et le public.

Le lendemain, qui fut le 13 juillet 1651, le parlement s’assembla. On continua la délibération, qui demeura presque toujours sur le même ton, à la réserve de cinq ou six voix, qui allèrent à déclarer messieurs Le Tellier, Servien et Lyonne perturbateurs du repos public. Quelqu’un, dont j’ai oublié le nom, y ajouta l’abbé de Montaigu.

Le 14, l’arrêt fut donné conformément à l’avis de Monsieur, qui passa de cent neuf voix contre soixante deux. L’arrêt portoit que la Reine seroit remerciée de la parole qu’elle avoit donnée de ne pas faire revenir le cardinal ; qu’elle seroit très-humblement suppliée d’envoyer une déclaration au parlement, comme aussi de donner à M. le prince toutes les sûretés nécessaires pour son retour ; qu’il seroit incessamment informé contre ceux qui entretenoient avec le cardinal quelque commerce. Monsieur, qui empêcha que les sous-ministres ne fussent nommés dans l’arrêt, crut qu’il avoit fait au delà de tout ce qu’il avoit promis à la Reine. Il ne douta point non plus que M. le prince ne fût content de lui, parce que les sûretés que l’on demandoit pour lui emportoient certainement, quoique tacitement, l’éloignement des sous-ministres. Il sortit du Palais très-satisfait de lui-même, mais personne ne le fut de lui. La Reine ne prit ce qu’il avoit dit que comme une duplicité, ridicule pour lui et inutile pour elle. M. le prince ne le reçut que comme une marque que Monsieur étoit appliqué à se ménager au moins avec la cour. La Reine ne dissimula point du tout son sentiment : M. le prince ne dissimula point assez le sien. Madame, qui étoit fort en colère releva de toutes les couleurs celui de tous deux. Monsieur eu peur et la peur, qui n’applique jamais de remèdes à propos, le porta à des soumissions envers la Reine, qui, étant sans mesures, augmentèrent la défiance qu’elle avoit de lui, et à des avances à l’égard de M. le prince qui firent un effet directement contraire à ce que Monsieur souhaitoit avec le plus d’ardeur. Son unique désir étoit de contenter l’un et l’autre et de le faire néanmoins d’une telle manière que M. le prince ne revînt pas à la cour, et qu’il demeurât paisible dans son gouvernement. L’unique moyen pour parvenir à cette dernière fin étoit de lui procurer des satisfactions qui le pussent remplir pour quelque temps, mais qui ne l’assurassent pas pour le présent, ou du moins qui ne l’assurassent pas assez pour lui donner lieu de revenir à Paris. Voilà ce que je lui avois proposé, voilà ce que Madame avoit appuyé de toute sa force. Il en conçut l’utilité, il le voulut : sa foiblesse lui fit prendre le chemin tout opposé ; il s’ôta, par ses basses et fausses excuses, la croyance qui lui étoit nécessaire dans l’esprit de la Reine, pour la porter, de concert même avec lui, à un accommodement raisonnable avec M. le prince. Il donna tant d’assurances à M. le prince de son amitié pour lui, en vue de réparer le ménagement qu’il avoit témoigné à l’égard des sous-ministres, que, soit que M. le prince crût ses assurances véritables, soit qu’il prît confiance dans la frayeur même qu’il savoit que Monsieur avoit de lui, il prit le parti de revenir à Paris, sous le prétexte que les créatures du cardinal Mazarin en étant éloignées il n’appréhendoit plus d’y être arrêté. J’ouvrirai cette nouvelle scène, après que je vous aurai priée de faire une réflexion qui marque à mon sens, autant que chose du monde, le privilége et l’excellence de la sincérité.

Monsieur n’avoit point promis à la Reine de ne se pas déclarer contre les sous-ministres au contraire, il lui avoit signifié, en termes formels, qu’il s’y déclareroit. Il ne le fit qu’à demi, il les ménagea, il leur épargna le dégoût d’être nommés dans l’arrêt ; il ne s’emporta point contre la Reine, quoiqu’elle ne tînt pas elle-même ce à quoi elle étoit obligée, qui étoit de les abandonner, au cas que Monsieur ne pût empêcher le prince de les pousser. La Reine toutefois se plaignit, avec une aigreur inconcevable, de Monsieur : elle lui fit à lui-même dès l’après-dînée des reproches aussi rudes et aussi violens que s’il lui avoit fait toutes les perfidies imaginables ; elle se prétendit dégagée, par ce procédé, de la parole qu’elle lui avoit donnée de ne pas s’opiniâtrer à la conservation des sous-ministres ; elle ne le dit pas seulement, mais elle le crut et cela, parce qu’au sortir de la conversation dans laquelle Madame lui fit peur il envpya le maréchal d’Etampes à la Reine lui demander proprement une abolition ; et qu’il la lui demanda lui-même l’après-dînée, en lui faisant des excuses qui ne pouvoient être, me dit-elle à moi-même, que d’un homme coupable.

J’allai le soir chez elle, par le commandement de Monsieur : mais je ne lui fis, pour mon particulier, aucune apologie. Je supposai qu’elle ne pouvoit avoir oublié ce que je lui avois, par avance ; toujours premis de faire en cette occasion. Elle s’en ressouvint avec bonté, et me dit positivement qu’elle ne pouvoit se plaindre de moi ; et je connus clairement qu’elle parloit du cœur. Madame la palatine, qui étoit présente à la conversation, dit à la Reine « Que ne feroit point la sincérité dans la conduite d’un fils de France, puisque dans celle d’un coadjuteur de Paris aussi contraire à votre volonté elle oblige Votre Majesté de la louer ? » Madame la palatine n’oublia rien pour faire connoître à la Reine qu’elle ne devoit pas attendre les remontrances du parlement pour éloigner les sous-ministres, parce qu’il seroit plus de sa dignité de les prévenir ; mais elle ne put rien gagner sur son esprit ou plutôt sur son aigreur, qui en de certains momens lui tenoit lieu de tout. Le maréchal d’Estrées m’a dit depuis qu’il y avoit encore quelque chose de plus que son aigreur, et que Chavigny la flattoit qu’il pouvoit obliger M. le prince à souffrir que l’on expliquât l’arrêt. Ce qui me fait croire que le maréchal d’Estrées avoit raison est que je sais, de science certaine, que le même Chavigny pressa en ce temps-là le premier président de biaiser un peu sur les remontrances. Sur quoi la réponse de celui-ci fut remarquable, et digne d’un grand magistrat « Vous avez étén monsieur, l’un de ceux qui ont le plus poussé ces messieurs ; vous changez je n’ai rien à vous dire : mais le parlement ne change pas. » La Reine ne fut pas tout ce jour-là de l’opinion du premier président : car il me parut qu’elle crut que l’arrêt se pouvoit interpréter dans la suite, et que peut-être le premier président le pourroit interpréter lui-même dans la remontrance. Elle ne lui faisoit pas justice en cette rencontre, comme vous le verrez dans peu.

Cet arrêt fut donné le 14 juillet 1651 ; et comme messieurs les sous-ministres n’y étoient pas dénommés, il ouvrit un grand champ aux réflexions, et par conséquent aux négociations depuis le 14 jusqu’au 18, qui fut le jour auquel les remontrances furent faites. Je pourrois vous rendre compte de ce qui s’en disoit ; mais comme ce qui s’en disoit n’étoit, à proprement parler, que les bruits ou l’écho de Saint-Maur et du Palais-Royal, jetés apparemment avec dessein dans le monde, je crois que le récit en seroit aussi superflu qu’incertain ; et je me contenterai de vous dire que ce que j’en pus pénétrer dans le moment ne fut qu’un empressement ridicule de négocier dans tous les subalternes des deux partis. Cet empressement, en des conjonctures pareilles, n’est jamais sans négociations : mais il est constant qu’il en produit encore beaucoup plus d’imaginaires que d’effectives. Le hasard y donna lieu, en faisant que les remontrances, faute de la signature de l’arrêt, et de je ne sais quel obstacle fort naturel du côté du Palais-Royal, furent différées jusqu’au 18. Tout ce qui est vide dans les temps de faction et d’intrigue passe pour mystérieux à tous ceux qui ne sont pas accoutumés aux grandes affaires. Ce vide, qui ne fut rempli le 15, le 16 et le 17, que de négociations qui ne furent, au moins par l’événement, que d’une substance très-légère, le fut pleinement le 18, par les remontrances du parlement. Le premier président les porta avec toute la force possible ; et quoiqu’il se contînt jusque dans les termes de l’arrêt, en ne nommant pas les sous-ministres, il les désigna si bien que la Reine s’en plaignit même avec aigreur, en disant-que le premier président étoit d’une humeur incompréhensible, et plus fâcheux que ceux qui étoient les plus malintentionnés. Elle m’en parla en ces termes et comme je pris la liberté de lui répondre que le chef d’une compagnie ne pouvoit sans prévarication, s’empêcher d’expliquer les sentimens de son corps, quoique ce ne fussent pas les siens en particulier, elle me dit avec colère « Voilà des maximes de républicain. » Je ne vous rapporte ce petit détail que parce qu’il vous fera concevoir le malheur où l’on tombe dans les monarchies quand ceux qui les gouvernent n’en connoissent pas les règles les plus légitimes et les maux les plus communs. Je vous rendrai compte, des suites des remontrances après que je vous aurai fait le récit d’une histoire qui arriva au Palais dans le temps de la délibération dont je viens de vous entretenir.

La curiosité de la matière y attira beaucoup de dames qui voyoient la séance des lanternes, et qui entendoient aussi les opinions. Madame et mademoiselle de Chevreuse s’y trouvèrent avec beaucoup d’autres le 13 juillet, qui fut la veille du jour auquel l’arrêt fut donné ; mais elles furent démêlées d’entre toutes les autres par un certain Maillard, qui étoit un criailleur à gages dans le parti des princes. Comme les dames craignent la foule, elles ne sortirent des lanternes qu’après que Monsieur et tout le monde se fut retiré. Elles furent reçues dans la salle avec une huée de vingt ou trente gueux de la qualité de leur chef, qui étoit savetier de sa profession. Mon nom ne fut pas oublié. Je n’appris cette nouvelle qu’à l’hôtel de Chevreuse, où j’allai dîner après avoir ramené Monsieur chez lui. J’y trouvai madame de Chevreuse dans la fureur, et mademoiselle sa fille dans les larmes. J’essayai de les consoler en les assurant qu’elles auroient une prompte satisfaction par la punition de ces insolens, dont je m’offrois de faire faire, dès le même jour, une punition exemplaire. Ces indignes victimes furent rebutées, même avec indignation, de ce qu’elles avoient seulement été proposées. Il falloit du sang de Bourbon pour réparer l’affront qui avoit été fait à celui de Lorraine. (ce sont les propres paroles de madame de Chevreuse) ; et tout le tempérament que madame de Rhodes, instruite par M. de Caumartin, y put faire agréer, fut qu’elles retourneroient le lendemain au Palais si bien accompagnées, qu’elles seroient en état de se faire respecter, et de faire connoître à M. le prince de Conti qu’il avoit intérêt d’empêcher que les gens de son parti ne fissent plus d’insolence. Montrésor, qui se trouva par hasard à l’hôtel de Chevreuse, n’oublia rien pour faire concevoir et sentir aux dames les inconvéniens qu’il y avoit à faire une cause particulière de la publique, dans un moment qui pouvoit attirer et même produire des circonstances aussi extraordinaires et aussi affreuses que celles où un prince du sang pouvoit périr. Quand il vit que tous ses efforts étoient inutiles sur l’esprit de la mère et sur celui de la fille, il les tourna sur moi, et fit tout ce qui étoit en son pouvoir pour m’obliger à remettre mon ressentiment à une autre fois. Il me tira même à part, pour me représenter avec plus de liberté la joie et le triomphe de mes ennemis, si je me laissois emporter à l’impétuosité de ces dames. Je lui répondis ces propres mots « J’ai tort, et par la considération de ma profession, et par celle même des affaires que j’ai sur les bras, d’être aussi engagé que je suis avec mademoiselle de Chevreuse ; mais j’ai raison, supposé cet engagement que j’ai pris, et sur lequel il est trop tard de délibérer, de chercher et de trouver la satisfaction dans la conjoncture présente. Je n’assassinerai pas M. le prince de Conti : elle n’a qu’à commander sur tout ce qui n’est pas poison ou assassinat. Ce n’est plus à moi à qui il faut parler. » Caumartin prit en même temps la vue que je viens de vous marquer, d’aller en triomphe au Palais, non pas comme une bonne vue, mais comme la moins mauvaise, vu la disposition de la dame. Il l’alla proposer à madame de Rhodes, qui avoit pouvoir sur son esprit : elle fut agréée. Les dames se trouvèrent, dans les lanternes le lendemain qui fut le jour de l’arrêt, avec plus de quatre cents gentilshommes, et plus de quatre mille des plus gros bourgeois. Ceux du bas peuple qui avoient accoutumé de clabauder dans la salle s’éclipsèrent de frayeur et M. le prince de Conti, qui n’avoit point été averti de cette assemblée, dont les ordres furent donnés et exécutés avec un secret qui tint du prodige, fut obligé de passer avec de grandes révérences devant madame et mademoiselle de Chevreuse, et de souffrir que Maillard, qui fut attrapé sur les degrés de la Sainte-Chapelle, reçût plusieurs volées de coups de bâtons. Voilà la fin d’une des plus délicates aventures qui me soient jamais arrivées dans le cours de ma vie : Elle pouvoit être cruelle et pernicieuse, par l’événement, parce que ne faisant que ce que j’étois obligé de faire vu les circonstances, j’étois perdu presque autant de réputation que de fortune, si ce qui pouvoit naturellement y arriver y fût arrivé. Je concevois tout l’inconvénient, mais je le hasardois : et je ne me suis même jamais reproché cette action comme une faute, parce que je me suis persuadé qu’elle a été de la nature de celles que la politique condamne, et que la morale justifie. Je reviens à la suite des remontrances. La Reine y répondit avec un air plus gai et plus libre qu’elle n’avoit accoutumé. Elle dit aux députés qu’elle enverroit dès le lendemain au parlement la déclaration qu’on lui demandoit contre le cardinal Mazarin et que pour ce qui regardoit M. le prince elle feroit savoir sa volonté à la compagnie, après qu’elle en auroit conféré avec M. le duc d’Orléans. Cette conférence, qui se fit effectivement le soir même, produisit en apparence l’effet que l’on souhaitoit : car la Reine témoigna à Monsieur qu’elle se relâcheroit de ce qu’on lui demandoit à l’égard des sous-ministres, en cas qu’il le désirât véritablement. La vérité est qu’elle affecta de lui faire valoir ce à quoi elle s’étoit résolue dès le matin, beaucoup moins sur les remontrances du parlement que sur la permission qu’elle en avoit reçue de Brulh. Nous nous en doutâmes madame la palatine et moi, parce que son changement parut justement au moment que nous venions d’apprendre que Marsac en étoit arrivé la nuit ; et nous en sûmes bientôt le détail, qui étoit que le cardinal mandoit à la Reine qu’elle ne devoit pas balancer à éloigner les sous-ministres, et que ses ennemis la servoient en ne donnant point de bornes à leur fureur. Bertet me dit quelques jours après le contenu de la dépêche, qui étoit fort belle. Monsieur revint chez lui, triomphant dans son imagination.

La Reine envoya querir dès le lendemain les députés, pour leur commander de donner part de sa résolution au parlement. Celle que M. le prince prit 21, de venir prendre sa place, étonna Monsieur à un tel point que je ne puis vous l’exprimer, quoiqu’elle ne le dût pas surprendre : je le lui avois prédit plusieurs fois. Il y vint, sur les huit heures du matin, accompagné de M. de La Rochefoucauld et de cinquante à soixante gentilshommes. Comme il trouva la compagnie assemblée pour la réception de deux conseillers, il lui dit qu’il venoit se réjouir avec elle de ce qu’elle avoit obtenu l’éloignement des ministres : mais que cet éloignement ne pouvoit être sûr que par un article qui fût inséré dans la déclaration que la Reine avoit promis d’envoyer au parlement. M. le premier président lui répondit avec un ton fort doux par le récit de ce qui s’étoit passé au Palais-Royal ; et il ajouta qu’il ne seroit ni de la justice ni du respect que l’on devoit à la Reine de lui demander tous les jours de nouvelles conditions ; que la parole de Sa Majesté suffipsoit par elle-même ; qu’elle avoit de plus la bonté d’en rendre le parlement dépositaire qu’il eût été à souhaiter que M. le prince eût témoigné la confiance qu’il y devoit prendre, en allant descendre au Palais-Royal plutôt qu’à celui de la Justice ; qu’il ne pouvoit s’empêcher, à la place ou il étoit, de lui faire paroître son étonnement sur cette conduite. M. le prince répondit que la fâcheuse expérience qu’il avoit faite depuis peu dans sa prison devoit empêcher qu’on ne trouvât étrange qu’il ne s’exposât plus sans précaution ; qu’il étoit de notoriété publique que le cardinal Mazarin régnoit plus absolument que jamais dans le cabinet ; que sur le tout il alloit de ce pas conférer avec Monsieur sur ce sujet, et qu’il supplioit la compagnie de ne pas délibérer de ce qui le regardoit qu’en présence de Son Altesse Royale. Il alla ensuite chez Monsieur, à qui il parla de son entrée au parlement comme d’une chose qui avoit été concertée la veille à Rambouillet, où il est vrai qu’ils s’étoient promenés tous deux pour le moins deux ou trois heures. Ce qu’il y a de merveilleux est que Monsieur dit à Madame, au retour de cette conversation, que M. le prince étoit si effarouché (il se servit de ce mot), qu’il ne croyoit pas qu’il put se résoudre à rentrer dans Paris que dix ans après l’enterrement du cardinal et que quand il eut entretenu M. le prince, qui vint chez lui au sortir du Palais, il me dit à moi-même ces propres paroles : « M. le prince ne vouloit pas revenir hier à Paris, il y est aujourd’hui ; et il faut, pour la beauté de l’histoire, que j’agisse avec lui comme s’il y étoit venu de concert avec moi. Il me dit à moi-même que nous le résolûmes hier ensemble. » Vous remarquerez, s’il vous plaît, que M. le prince, à qui j’ai parlé de ce détail sept ou huit ans après, m’a assuré qu’il avoit dit la veille à Monsieur qu’il viendront au parlement ; qu’il aperçut à son visage qu’il eût mieux aimé qu’il n’y fût pas venu ; mais qu’il ne s’y étoit point opposé, et qu’il lui en témoigna même de la joie quand il l’alla trouver au sortir du Palais. Les effets de la foiblesse sont inconcevables, et je maintiens qu’ils sont plus prodigieux encore que ceux des passions les plus violentes : elle assemble, plus souvent qu’aucune autre passion, les contradictoires.

M. le prince retourna à Saint-Maur : Monsieur alla chez la Reine lui faire des excuses, ou plutôt lui donner des explications de la visite de M. le prince. La Reine connut bien, par l’embarras de Son Altesse Royale, que sa conduite étoit plutôt un effet de sa foiblesse que de sa mauvaise volonté. Elle en eut pitié, mais de cette sorte de pitié qui porte au mépris, et qui ramène aussitôt après à la colère. Elle ne put s’empêcher d’en faire paroître à Monsieur, même beaucoup plus qu’elle n’avoit projeté ; et elle dit le soir à madame la palatine qu’il étoit plus difficile qu’on ne croyoit de dissimuler avec ceux que l’on méprise. La Reine lui commanda en même temps de me dire de sa part qu’elle savoit que je n’en avois aucune dans ces infamies de Monsieur (ce fut son mot) ; et qu’elle ne doutoit pas que je ne lui tinsse la parole que je lui avois donnée de me déclarer contre M. le prince ouvertement, en cas qu’après l’éloignement des sous-ministres il continuât à troubler la cour. Monsieur, qui crut qu’il satisferait en quelque façon la Reine en agréant cette conduite, eut une joie extrême lorsque je lui dis que je ne me pouvois défendre d’exécuter ce à quoi il avoit trouvé bon lui-même que je me fusse engagé. Je vis la Reine le lendemain : je l’assurai que si M. le prince revenoit à Paris, comme on le disoit, accompagné et armé j’y marcherois au même état ; et que pourvu qu’elle continuât de me permettre de parler et d’imprimer, à mon ordinaire, contre le cardinal, je lui répondois que je ne quitterois pas le pavé, et que je le tiendrois sous le titre que, le cardinal et ses créatures étant éloignés, il n’étoit pas juste que l’on continuât à se servir de leurs noms pour anéantir, en vue de quelques intérêts particuliers, l’autorité royale. Je ne puis vous exprimer la satisfaction que la Reine me témoigna. Il lui échappa même de me dire : « Vous me disiez il y a quelque temps, que les hommes ne croient jamais les autres capables de ce qu’ils ne sont pas capables de faire eux-mêmes ; que cela est vrai ! » Je n’entendis pas en ce temps-là ce que cela signifioit. Bertet me l’expliqua depuis, parce que la Reine lui avoit fait le même discours, en se plaignant que les sous-ministres, et particulièrement Le Tellier, qui n’étoit qu’à Chaville, préféroient la haine qu’ils avoient contre moi à son service, et lui mandoient tous les jours que je la trompois ; que c’étoit moi qui faisois agir Monsieur comme il agissoit ; et qu’elle verroit bientôt que je ne tiendrois pas le pavé, ou que je le tiendrois de concert avec le prince. Tout ce que je viens de vous dire se passa du vendredi 21 juillet au dimanche au soir 23. Je reçus, comme j’étois près de me mettre au lit, un billet de madame la palatine, qui me mandoit qu’elle m’attendoit au bout du Pont-Neuf. Je l’y trouvai dans un carrosse de louage que le chevalier de La Vieuville menoit. Elle n’eut que le temps de me dire que je me rendisse en diligence au Palais-Royal. Aussitôt que j’y fus arrivé, la Reine me dit, avec un visage troublé, qu’elle venoit d’avoir avis certain que M. le prince devoit aller le lendemain au parlement, fort accompagné, demander l’assemblée des chambres, et obliger la compagnie à faire insérer dans la déclaration contre le cardinal l’exclusion des sous-ministres, « de laquelle, ajouta-t-elle avec une colère qui me parut naturelle, je ne me soucierois guère s’il n’y alloit que de leurs intérêts ; mais vous voyez, continua-t-elle, qu’il n’y a point de fin aux prétentions de M. le prince, et qu’il va à tout, si on ne trouve moyen de l’arrêter. Il vient d’arriver de Saint-Maur ; et vous m’avouerez que l’avis que l’on m’avoit donné de son dessein, et sur lequel je vous ai mandé, étoit bon. Que fera Monsieur ? que ferez-vous ? » Je répondis à la Reine qu’elle savoit bien, par les expériences passées, qu’il seroit difficile que je lui répondisse de Monsieur ; mais que je lui répondois que je ferois tous mes efforts pour l’obliger à faire ce qu’il lui devoit en cette occasion, et qu’en cas qu’il ne s’en acquittât pas je ferois connoître à Sa Majesté qu’il n’y auroit au moins aucune faute de ma part. Je lui promis de me trouver au Palais en mon particulier avec tous mes amis, et de m’y conduire d’une manière qui la satisferoit. Je lui fis agréer même que, si je ne pouvois obliger Monsieur à se déclarer pour elle, je fisse ce qui seroit en moi pour le persuader d’aller, au moins pour quelques jours, à Limours, sous le prétexte d’y prendre quelques remèdes : ce qui feroit voir et au parlement et au public qu’il n’approuvoit pas la conduite de M. le prince. Toutes ces ouvertures plurent infiniment à la Reine, et elle eut hâte de m’envoyer chez Monsieur, que je trouvai couché avec Madame. Je les fis éveiller, et je leur rendis compte de ma légation. Monsieur, chez qui le prince étoit allé descendre en arrivant, avoit pris de lui-même l’expédient que j’étois résolu de lui proposer ; et il avoit répondu à M. le prince, qui le pressoit de se trouver au Palais, qu’il lui étoit impossible, et qu’il se trouvoit si mal qu’il étoit obligé d’aller prendre l’air pour quelques jours à Limours. Je fis une sottise notable en cette occasion : car, au lieu de faire valoir ce voyage à la Reine comme la suite de ce que je lui avois proposé à elle-même, je lui mandai simplement par Bertet, qui m’attendoit au bout de la rue de Tournon, que je l’y avois trouvé résolu. Comme les petits esprits ne tiennent jamais pour naturel rien de ce que l’art peut produire, la Reine ne put s’imaginer que cette résolution de Monsieur se fût rencontrée par un pur hasard si justement avec ce que je lui en avois dit à elle-même au Palais-Royal. Elle retomba dans ses soupçons que je ne fusse de toutes les démarches de Monsieur. Celles que je fis dans la suite lui donnèrent du regret de cette injustice, à ce qu’elle m’avoua elle-même.

La première fut que je me trouvai, dès le lendemain lundi 24 juillet, au Palais avec bon nombre de noblesse et de gros bourgeois. M. le prince entra dans la grand’chambre, et il demanda l’assemblée de la compagnie. Le premier président la refusa sans balancer, en lui disant qu’il ne la lui pouvoit accorder tant qu’il n’auroit pas vu le Roi. Il y eut sur cela beaucoup de paroles qui consommèrent tout le temps de la séance. On se leva, et M. le prince retourna à Saint-Maur, d’où il envoya Chavigny à Monsieur lui faire des plaintes beaucoup plus fortes et même plus aigres que celles qu’il lui avoit faites la veille : car j’ai oublié de vous dire que lorsque Monsieur lui eut déclaré qu’il faisoit état d’aller passer quelques jours à Limours, il n’avoit pas témoigné en être beaucoup fâché. Je ne sais ce qui l’obligea à changer de sentiment : mais je sais qu’il en changea, et qu’il fit presser Monsieur par Chavigny de revenir à Paris, à un tel point qu’il l’y obligea. Il m’envoya Jouy en montant en carrosse, pour me commander de dire à la Reine qu’elle verroit par l’événement que ce retour étoit pour son service. Je m’acquittai fidèlement de ma commission ; mais comme Jouy m’avoit dit que Chavigny n’avoit persuadé Monsieur que par la peur qu’il lui avoit faite de M. le prince, j’appréhendois que la continuation de cette peur ne l’obligeât à expliquer dans la suite ce service qu’il promettoit à la Reine d’une manière qui ne lui fût pas agréable ; et je jugeai à propos par cette raison de l’assurer du mien beaucoup plus fortement et plus positivement que de celui de Monsieur. Elle le remarqua, et elle y prit confiance : ce qui ne manque presque jamais à l’égard des offres qui font voir des effets prochains. C’est ce qu’elle dit à Monsieur, qui alla descendre chez elle à son retour de Limours, et qui le lui vouloit faire paroître comme un effet de la passion qu’il avoit de ménager et de modérer, disoit-il, les emportemens de M. le prince. Comme elle ne put le faire expliquer sur le détail de ce qu’il feroit dans cette vue au parlement le lendemain au matin, elle s’écria de son fausset, et du plus aigre : « Toujours pour moi à l’avenir, toujours contre moi pour le présent. » Elle menaça ensuite, elle tonna après : Monsieur s’ébranla. Il ne se rassura pas à son logis, où il ne fut pas plutôt arrivé que Madame lui dit tout ce que la fureur lui suggéra. Je ne contribuai pas à lui cacher les abîmes que Madame lui faisoit voir ouverts. Ce dont Chavigny lui avoit fait plus d’horreur étoit la haine du peuple, qu’il lui avoit montrée comme inévitable, s’il paroissoit le moins du monde ne pas convenir avec M. le prince, dont tous les pas étoient directement contre le cardinal. Madame, qui n’ignoroit pas la délicatesse ou plutôt la foiblesse qu’il avoit sur ce point, dont on lui faisoit des monstres à tous momens, lui proposa de faire en sorte que la Reine donnât de nouvelles espérances au parlement, et de la déclaration contre le cardinal, et de la durée pour toujours de l’éloignement des sous-ministres. Monsieur ajouta : « Et de la sûreté de M. le prince. » Madame, à qui il avoit témoigné cent et cent fois qu’il n’appréhendoit rien tant au monde que son retour, s’emporta à ce mot, et elle lui représenta qu’il sembloit qu’il prît plaisir à agir incessamment et contre ses intérêts et contre ses vues. La conclusion fut qu’il étoit encore engagé pour cette fois, et qu’il en falloit sortir ; et qu’après cette assemblée, à laquelle il n’avoit pu refuser à M. le prince de se trouver, il iroit infailliblement à Limours songer à sa santé ; et que ce seroit à M. le prince à démêler ses affaires comme il le jugeroit à propos. Il ajouta aussi que c’étoit à la Reine de faire dire de son côté au parlement ce qui le pouvoit empêcher d’ajouter foi aux apparences favorables que la cour donnoit mille fois par jour en faveur du Mazarin. Madame fit savoir dès le soir à la Reine ce qui s’étoit passé entre elle, Monsieur et moi ; et le premier président, à qui elle envoya sur l’heure M. de Brienne, lui manda qu’il seroit en effet à propos qu’elle envoyât le lendemain au matin une lettre de cachet au parlement, par laquelle elle lui ordonnât de l’aller trouver sur les onze heures par députés ; et qu’elle lui fît dire en sa présence, par M. le chancelier, qu’elle croyoit qu’ils dussent venir les jours passés chez M. le chancelier pour y travailler à la déclaration contre le cardinal Mazarin ; qu’elle ajoutât de sa bouche qu’elle avoit mandé les députés pour rendre le parlement dépositaire de la parole royale qu’elle donnoit à M. le prince, qu’il pouvoit demeurer à Paris en toute sûreté ; qu’elle n’avoit eu aucune pensée de le faire arrêter ; que les sieurs Le Tellier, Servien et Lyonne étoient éloignés pour toujours, et sans aucune espérance de retour. Voilà ce que le premier président envoya à la Reine par écrit, en priant M. de Brienne de l’assurer que, moyennant une déclaration de cette nature, il obligeroit M. le prince à se modérer. Il se servit de cette expression.

Le lendemain, qui fut le mardi 26 juillet, le parlement s’assembla. Sainctor, lieutenant des cérémonies, apporta la lettre de cachet. M. le premier président alla au Palais-Royal avec douze conseillers de chaque chambre. M. le chancelier parla comme je vous ai marqué ; la Reine s’expliqua comme je viens de vous dire. Monsieur s’en alla à Limours, disant qu’il n’en pouvoit revenir que le lundi d’après ; et M. le prince, qui avoit enrichi et augmenté de beaucoup sa livrée, au lieu de retourner à Saint-Maur marcha avec une nombreuse suite, et même avec beaucoup de pompe, à l’hôtel de Condé, où il logea.

Je suis assuré qu’il y a déjà quelque temps que vous me demandez le détail ou plutôt le dedans de ce qui se passoit dans cette grande machine du parti de M. le prince, dont les mouvemens vous ont paru, si je ne me trompe, assez singuliers pour vous donner de la curiosité pour les ressorts qui la faisoient agir. Il m’est impossible de satisfaire votre désir sur ce fait, et parce qu’une infinité de circonstances en sont échappées à ma mémoire, et parce que je me souviens en général que la multitude des intérêts qui en agitoient le corps et les parties embrouilloient si fort dans ce temps même les espèces, que je n’y connoissois presque rien. Madame de Longueville, M. de Bouillon, messieurs de Nemours, de La Rochefoucauld et de Chavigny, formoient un chaos inexplicable d’intentions et d’intrigues, non pas seulement distinctes, mais opposées. Je sais bien que ceux qui étoient les plus engagés dans leur cause confessoient qu’ils ne pouvoient en démêler la confusion. Je sais bien que Viole donnoit, le dernier de ce mois de juillet dont il s’agit, à un de ses plus intimes amis, des raisons du voyage que madame de Longueville fit le 18 à Montrond ; et que Croissy, le 4 août, en donna d’autres directement contraires du même voyage, à l’homme du monde qu’il eût voulu le moins tromper. Je rappelle dans ma mémoire vingt circonstances de cette nature, qui ne me donnent de lumière sur ce détail que celle dont j’ai besoin pour vous assurer que, si j’entrois dans le particulier de tous les mouvemens que M. le prince et ceux de son parti se donnèrent dans ces momens, je ne vous ferois, à proprement parler, qu’un crayon fort défectueux des conjectures que nous formions tous les matins à l’aventure, et que nous condamnions tous les soirs au hasard.

Comme la Fronde étoit plus unie, je suis persuadé que ceux du parti qui lui étoit contraire en pouvoient raisonner plus juste ; je ne le suis pas moins qu’ils ne laisseroient pas de s’égarer souvent, s’ils entreprenoient de suivre par un récit avec exactitude tous les pas qu’elle fit dans ces mouvemens. Je vous rends un compte fidèle de ce que je sais certainement. C’est par cette raison que je n’ai touché que fort légèrement ce qui se passa à Saint-Maur[2]. On feroit des volumes de tout ce qui s’en disoit en ce temps-là ; et la seule résolution que madame de Longueville y prit de se retirer en Berry avec madame la princesse eut autant de sens et d’interprétations différentes, qu’il y eut d’hommes ou de femmes à qui il plut d’en raisonner. Je reviens à-ce qui se passa au parlement.

Je vous ai dit ci-dessus que M. le duc d’Orléans avoit pris le parti de faire un second voyage à Limours. M. le prince l’ayant su, vint chez lui à dix heures du soir pour lui en faire sa plainte ; et il l’obligea de mander à M. le premier président qu’il se trouveroit le lundi suivant à l’assemblée des chambres. Comme il ne s’y étoit engagé que par foiblesse, et parce qu’il n’avoit pas la force de contredire en face M. le prince, il fit le malade le dimanche, et il envoya s’excuser pour le lundi. M. le prince fit trouver le mardi au matin quelques conseillers des enquêtes dans la grand’chambre pour demander l’assemblée. M. le premier président s’en excusa sur l’absence de Monsieur. On murmura, on affecta de grossir à Monsieur ce murmure. Chavigny lui représenta M. le prince dans toute sa pompe, et tenant le pavé avec une superbe livrée et une nombreuse suite. Monsieur crut qu’il se rendroit, maître du peuple, s’il ne venoit lui-même prendre sa part des criailleries contre le cardinal. Il apprit que le dimanche au soir les femmes avoient crié dans la rue Saint-Honoré, à la portière du carrosse du Roi, point de Mazarin ! Il sut que M. le prince avoit trouvé le Roi dans le Cours, et qu’il alloit pour le moins aussi bien accompagné que lui. Enfin il eut peur. Il revint le mardi à Paris, et le mercredi 2 d’août au Palais, où je me trouvai avec tous mes amis, et un très-grand nombre de bons bourgeois. M. le premier président y fit le rapport de tout ce qui s’étoit passé le 26 au Palais-Royal ; et il exagéra beaucoup la bonté que la Reine avoit eue de rendre le parlement dépositaire de la parole qu’elle avoit donnée pour la sûreté de M. le prince. Il lui demanda ensuite s’il avoit vu le Roi. Il répondit que non qu’il n’y avoit aucune sûreté pour lui, et qu’il étoit averti de bon lieu qu’il y avoit eu depuis peu des conférences secrètes pour l’arrêter et, qu’en temps et lieu il nommeroit les auteurs de ces conseils. En prononçant ces dernières paroles il me regarda fièrement, et d’une manière qui fit que tout le monde jeta en même temps les yeux sur moi. M. le prince reprit la parole, en disant qu’Ondedei devoit arriver ce soir-là à Paris, et qu’il revenoit de Brulh ; que Bertet, Fouquet, Silhon, Brachet y faisoient des voyages continuels que M. de Mercœur avoit épousé depuis peu la Mancini ; que le maréchal d’Aumont[3] avoit ordre de tailler en pièces les régimens de Condé, de Conti et d’Enghien ; et que cet ordre étoit l’unique source qui les avoit empêchés de joindre l’armée du Roi.

Après que M. le prince eut cessé de parler M. le premier président dit qu’il avoit peine de le voir en cette place avant qu’il eut vu le Roi ; qu’il sembloit qu’il voulût élever autel contre autel. M. le prince s’aigrit à ce mot, et marqua, en s’en justifiant, que ceux qui parloient contre lui ne le faisoient que pour leurs intérêts particuliers. Le premier président repartit avec fierté qu’il n’en avoit jamais eu, mais qu’il n’avoit à rendre compte de ses actions qu’au Roi. Il exagéra ensuite le malheur où l’État se pouvoit trouver, par la division de la maison royale ; et puis se tournant vers M. le prince, il lui dit d’un air pathétique : « Est-il possible, monsieur, que vous n’ayez pas frémi vous-même d’une sainte horreur, en faisant réflexion sur ce qui se passa lundi dernier au Cours ? » M. le prince répondit qu’il en avoit été au désespoir, et que ce n’avoit été que par rencontre, dans laquelle il n’y avoit point eu de sa faute, parce qu’il n’avoit pas eu lieu de s’imaginer qu’il pût trouver le Roi au retour du bain, par un temps aussi froid qu’il faisoit. Il y eut à cet instant deux malentendus qui faillirent à faire changer la carte, et à la tourner contre moi. Monsieur, qui entendit un grand applaudissement à ce que M. le prince venoit de dire, parce que l’on trouva qu’il s’étoit très-bien défendu à la vérité sur ce dernier article, qui de soi-même n’étoit pas trop favorable ; Monsieur, dis-je, ne distingua pas que l’applaudissement de la compagnie n’alloit qu’à ce point : il crut que le gros approuvoit ce qu’il avoit dit du péril de sa personne ; il appréhenda d’être enveloppé dans ce soupçon, et il s’avança lui-même pour s’en tirer, et dit qu’il étoit vrai que les défiances de M. le prince n’étoient pas sans fondement ; que le mariage de M. de Mercœur étoit véritable ; que l’on continuoit à avoir beaucoup de commerce avec le Mazarin. Le premier président, qui vit que Monsieur appuyoit en quelque manière ce que M. le prince avoit dit du péril où il étoit dans le même discours par lequel il m’avoit désigné, crut qu’il m’avoit abandonné ; et comme il étoit beaucoup mieux intentionné pour M. le prince que pour moi, quoiqu’il le fût mieux pour la cour que pour lui, il se tourna brusquement du côté gauche, en disant : « Votre avis, M. le doyen ? » Il ne douta pas que dans une délibération dont la matière étoit la sûreté de M. le prince, il ne se trouvât beaucoup de voix qui me noteroient. Je m’aperçus d’abord du dessein, qui m’embarrassa beaucoup, mais qui ne m’embarrassa pas longtemps, parce que je me souvins de ce que M. de Guise (François)[4] fit dans ce même parlement, quand M. le prince de Condé (Louis)[5] y porta sa plainte contre ceux qui l’avoient porté sur le bord de l’échafaud sous le règne de François II. Il dit à la compagnie qu’il étoit prêt de se dépouiller de la qualité de prince du sang, pour combattre ceux qui avoient été la cause de sa prison ; et M. de Guise, qui étoit celui qu’il marqua, supplia le parlement de faire agréer à M. le prince qu’il eût l’honneur de lui servir de second dans ce duel. Comme j’opinois justement après la grand’chambre, j’eus le temps de faire cette réflexion, qui étoit d’autant meilleure que je jugeois bien que ce seroit proprement à moi à ouvrir les avis, parce que ces bons vieillards n’en portent jamais qui signifient quelque chose, lorsque l’on les fait opiner sur un sujet sur lequel ils ne sont pas préparés. Je ne me trompai pas dans ma vue. Le doyen exhorta M. le prince à rendre ses devoirs au Roi ; Broussel harangua contre le Mazarin ; Charon effleura un peu la matière, mais assez légèrement pour me donner lieu de prétendre qu’elle n’avoit pas été touchée, et pour dire, dans mon opinion, que je suppliois ces messieurs, qui avoient parlé avant moi, de me pardonner si je m’étonnois de ce qu’ils n’avoient pas fait assez de réflexion, au moins à mon sens, sur l’importance de cette délibération ; que la sûreté de M. le prince faisoit, dans la conjoncture présente, celle de l’État ; que les doutes qui paroissoient sur ce sujet donnoient des prétextes fâcheux dans toutes les circonstances. Je conclus à donner commission au procureur général pour informer contre ceux qui avoient donné des conseils pour arrêter M. le prince. Il se mit à rire le premier, en m’entendant parler ainsi. Presque toute la compagnie en fit de même. Je continuai mon avis fort sérieusement, en ajoutant que j’étois, sur le reste, de celui de M. de Charon, qui alloit à ce qu’il fût fait registre des paroles de la Reine ; que M. le prince fût prié par toute la compagnie d’aller voir le Roi ; que M. de Mercœur fût mandé pour venir rendre compte le lundi suivant à la compagnie de son prétendu mariage ; que les arrêts rendus contre les domestiques du cardinal fussent exécutés ; qu’Ondedei fût pris au corps, et que Bertet, Brechet, l’abbé Fouquet et Silhon fussent assignés par devant messieurs Broussel et Munier pour répondre aux faits que M. le procureur général pourroit proposer contre eux. Il passa à cela de toutes les voix. M. le prince qui témoigna en être très-satisfait, dit qu’il n’en falloit pas moins, pour l’assurer. Monsieur le mena, dès l’après-dînée chez le Roi et chez la Reine, desquels il fut reçu avec beaucoup de froideur ; et M. le premier président dit le soir à M. de Turenne, de qui je l’ai su depuis, que si M. le prince avoit su jouer la balle qu’il lui avoit servie le matin, il avoit quinze sur la partie contre moi. Il est constant qu’il y eut deux ou trois momens, dans cette séance, où la plainte de M. le prince donna à la compagnie et des impressions et des mouvemens qui me firent peur. Je changeai les uns et j’éludai les autres par le moyen que je viens de vous raconter et qui confirme ce que je vous ai déjà dit plus d’une fois, que tout peut dépendre d’un instant dans ces assemblées.

La Reine fut sans comparaison plus touchée de l’atteinte qu’on avoit donnée au mariage de M. de Mercœur qu’au contre-coup, et plus important et plus essentiel, que l’on avoit porté à son autorité. Elle me commanda de l’aller trouver. Elle me chargea de conjurer Monsieur en son nom d’empêcher que l’on ne poussât cette affaire ; elle lui en parla elle-même les larmes aux yeux, et elle me marqua visiblement que ce qu’elle croyoit être plus personnel au cardinal étoit ce qui étoit et qui seroit toujours le plus sensible à elle-même. M. Le Tellier lui ôta cette fantaisie de l’esprit, en lui écrivant que c’étoit un bonheur que la faction s’amusât a cette bagatelle et qu’elle en devoit avoir de la joie, et d’autant plus qu’il seroit très-volontiers caution que ces mouvemens ne seroient qu’un feu de paille qui passeroit dans quatre jours et qui tourneroit en ridicule, parce que dans le fond on ne pouvoit rien faire de solide contre ce mariage. La Reine comprit enfin cette vérité, quoiqu’avec peine ; et elle consentit que M. de Mercœur vînt au Palais.

Ce qui s’y passa sur cette affaire le lundi 7 d’août et le jour suivant est si peu de conséquence, qu’il ne mérite pas votre attention. Je me contenterai de vous dire que M. de Mercœur répondit d’abord comme auroit fait Jean Doucet, dont il avoit effectivement toutes les manières et qu’à force d’être harcelé il s’échauffa si bien qu’il embarrassa cruellement Monsieur et M. le prince, en soutenant au premier qu’il l’avoit sollicité trois mois de suite à ce mariage et au second qu’il y avoit consenti positivement et expressément. La plus grande partie de ces deux séances se passa en négociations et en explications et dans la fin de la dernière on lut la déclaration contre le cardinal, qui fut renvoyée à M. le chancelier, parce qu’on n’y avoit pas inséré que le cardinal avoit empêché la paix de Munster, et qu’il avoit fait faire au Roi le voyage et le siège de Bordeaux contre l’avis de M. le duc d’Orléans. On voulut aussi qu’elle portât que l’une des causes pour laquelle il avoit fait arrêter M. le prince étoit le refus qu’il avoit fait de consentir au mariage de M. de Mercœur avec mademoiselle de Mancini.

  1. Ce discours ou avis se trouve avec quelque différence dans les Mémoires de Joly. Suivant les Mémoires de ce dernier, le coadjuteur l’avoit composé avec Caumartin et Joly, qui connoissoit parfaitement les dispositions du parlement, et les biais qu’il falloit prendre en cette occasion. (A. E.)
  2. Ce qui se passa à Saint-Maur : Ces détails se trouvent les mémoires de la Rochefoucauld, qui font partie de cette série.
  3. Antoine d’Aumont de Rochebaron, duc et pair, et maréchal de France ; mort en 1669, en sa soixante-huitième année. (A. E.)
  4. François de Lorraine, grand maître, grand chambellan et grand veneur. Poltrot le tua en trahison le 24 février 1563. (A. E.)
  5. Louis de Bourbon, premier du nom, septième fils de Charles de Bourbon duc de Vendôme, né en 1530. C’est à l’occasion de l’entreprise d’Amboise qu’il fut emprisonné à Orléans par la faction de la maison de Guise ; mais il fut absous en parlement en 1562, et tué au combat de Jarnac en 1569. (A. E.)