Mémoires (La Rochefoucauld) – Partie 3

La bibliothèque libre.

Un utilisateur travaille actuellement sur cette page.
Afin d’éviter un conflit d’édition, veuillez attendre le retrait de ce bandeau avant d’effectuer toute modification.
Message déposé par Le ciel est par dessus le toit le 2/09/2024 à 12:38.


Il s’y rencontrait de grands obstacles qu’il fallait nécessairement surmonter. La liaison particulière de M. le duc d’Orléans et de Monsieur le Prince, fomentée par les soins et par tous les intérêts de l’abbé de la Rivière, était un empêchement bien considérable. On ne pouvait diviser ces deux princes, sans ruiner l’abbé de la Rivière auprès de M. le duc d’Orléans, et sans lui persuader en même temps que Monsieur le Prince avait manqué envers lui en quelque chose d’assez important pour lui faire naître le désir de le perdre ; et ce crime imaginaire n’était pas facile à supposer. Il fallait encore se réconcilier avec les Frondeurs, et que ce fût par un traité si secret que Monsieur le Prince n’en pût avoir le soupçon. Le peuple et le Parlement devaient également l’ignorer aussi, parce qu’autrement les Frondeurs se seraient rendus inutiles à la cour, en perdant dans l’esprit du Parlement et du peuple leur crédit, qui n’était fondé que sur la créance qu’ils étaient irréconciliables avec le Cardinal. Je ne puis pas dire si ce fut son habileté qui lui firent inventer les moyens qu’on employa contre la liberté de Monsieur le Prince ; mais au moins puis-je assurer qu’il se servit adroitement de ceux que la fortune lui présenta pour vaincre les difficultés qui s’opposaient à un dessein si périlleux. Enfin un nommé Joly, créature du coadjuteur de Paris, fournit de matière aux désordres qui servirent de moyens au Cardinal pour prendre des liaisons avec les Frondeurs, comme on le verra dans la suite.

Entre les plaintes générales qui se faisaient publiquement contre le gouvernement, le corps des rentiers de l’Hôtel de Ville de Paris, à qui on avait retranché beaucoup de leurs rentes, paraissait le plus animé. On voyait tous les jours un nombre considérable de bonnes familles, réduites à la dernière nécessité, suivre le Roi et la Reine dans les rues et dans les églises, pour leur demander justice avec des cris et des larmes contre la dureté des surintendants. Quelques-uns s’en plaignirent au Parlement, et ce Joly, entre autres, y parla avec beaucoup de chaleur contre la mauvaise administration des finances. Le lendemain, lorsqu’il allait au Palais afin d’être à l’entrée des juges, pour cette même affaire, on tira quelques coups de pistolet dans le carrosse où il était, sans que néanmoins il en fût blessé. On ne put découvrir l’auteur de cette action, et il est difficile de juger par les suites qu’elle a eues si la cour la fit faire pour punir Joly, ou si les Frondeurs la firent de concert avec lui pour avoir un sujet d’émouvoir le peuple et d’exciter une sédition ; d’autres ont cru que ce fut quelque ennemi particulier de Joly qui avait voulu lui faire plus de peur que de mal. Le bruit en fut aussitôt répandu dans Paris, comme un effet de la cruauté du Cardinal, et la Boulaye, qui était attaché au duc de Beaufort, parut en même temps au Palais demandant justice au Parlement et au peuple de cet attentat contre la liberté publique. Peu de gens furent persuadés que son zèle fût aussi désintéressé qu’il voulait le faire croire, et peu aussi se disposèrent à le suivre : ainsi le tumulte ne fut pas violent et ne dura guère. La présence de la Boulaye fit croire au peuple avec quelque vraisemblance que ce qui s’était passé était un artifice des Frondeurs pour intimider la cour et s’y rendre nécessaires ; mais j’ai su depuis par un homme digne de foi, à qui la Boulaye l’a dit, que les raisonnements que l’on faisait sur son sujet étaient bien éloignés de la vérité, et que, dans le moment que l’on vit quelque apparence de sédition dans l’affaire de Joly, le Cardinal lui donna un ordre d’aller au Palais, d’y paraître emporté contre la cour, d’entrer dans les sentiments du peuple, de se joindre à tout ce qu’il voudrait entreprendre, et de tuer Monsieur le Prince, s’il paraissait pour apaiser l’émotion ; mais le désordre finit trop tôt pour donner lieu à la Boulaye d’exécuter un si infâme dessein.

Cependant les esprits factieux d’entre le peuple ne furent pas entièrement apaisés : la crainte du châtiment les fit rassembler le soir pour chercher les moyens de s’en garantir. Dans la vue qu’avait le Cardinal d’arrêter Monsieur le Prince, il voulut auparavant le rendre irréconciliable avec les Frondeurs, et pour y réussir plus facilement, il crut se devoir hâter de les faire paraître coupables du crime dont je viens de parler. Il fit écrire par Servien à Monsieur le Prince, le soir même, pendant que le conseil particulier se tenait au Palais-Royal, et il lui donnait avis que la sédition du matin avait été suscitée par les Frondeurs pour attenter à sa personne ; qu’il y avait encore une assemblée dans l’île du Palais, vis-à-vis du cheval de bronze pour le même dessein, et que s’il ne donnait ordre à sa sûreté, il se trouverait exposé à un très grand péril. Monsieur le Prince fit voir cet avis à la Reine, à M. le duc d’Orléans et à Monsieur le Cardinal, qui en parut encore plus surpris que les autres, et après qu’on eut balancé sur le doute que l’avis fût faux ou véritable, et sur ce qu’on devait faire pour s’en éclaircir, il fut résolu que, sans exposer la personne de Monsieur le Prince, on renverrait ses gens et son carrosse de la même sorte que s’il eût été dedans ; et, comme leur chemin était de passer devant cette troupe assemblée, on verrait quelle serait leur intention, et quel fondement on devait faire sur l’avis de M. Servien. La chose fut exécutée comme on l’avait arrêté, et des gens inconnus qui s’avancèrent vers le carrosse, auprès du cheval de bronze, y tirèrent quelques coups de mousqueton, dont un laquais du comte de Duras, qui était au derrière du carrosse, fut blessé. Cette nouvelle fut aussitôt portée au Palais-Royal, et Monsieur le Prince demanda justice au Roi et à la Reine du dessein que les Frondeurs avaient eu de l’assassiner. Le Cardinal se surpassa lui-même en cette occasion : il n’y agit pas seulement comme un ministre qui considérait l’intérêt de l’État dans la conservation d’un prince qui lui était si nécessaire ; mais il fit paraître plus de soin et plus de zèle encore que les plus proches parents et les plus passionnés amis de Monsieur le Prince. Lui, de son côté, crut d’autant plus aisément que le Cardinal prendrait ses intérêts avec chaleur, qu’il le croyait trop habile pour perdre une occasion si favorable de s’acquitter, aux dépens de ses anciens ennemis, de la protection que Monsieur le Prince venait de lui donner contre tout le Royaume. Ainsi, Monsieur le Prince aidant à se tromper lui-même, il recevait l’empressement du Cardinal comme une marque de son amitié et de sa reconnaissance, bien que ce ne fût qu’un effet de sa haine secrète et du désir d’exécuter plus sûrement son entreprise.

Les Frondeurs, voyant une si prompte et si dangereuse accusation s’élever contre eux, crurent d’abord qu’elle était concertée entre Monsieur le Prince et le Cardinal pour les perdre. Ils témoignèrent de la fermeté ; et bien que l’on fît courir le bruit que Monsieur le Prince se porterait contre eux à toutes sortes de violences, le duc de Beaufort, sans s’en étonner, ne laissa pas d’aller chez le maréchal de Gramont, où Monsieur le Prince soupait ; et quelque surprise qu’on eût de son arrivée, il y passa le reste du soir, et parut le moins embarrassé de la compagnie. Le Coadjuteur et lui employèrent toutes sortes de moyens vers Monsieur le Prince et vers Mme de Longueville pour les adoucir et leur prouver leur innocence, et le marquis de Noirmoustier proposa même de leur part au prince de Marcillac de se lier de nouveau à toute la maison de Condé contre le Cardinal ; mais Monsieur le Prince, qui n’était pas moins aigri par le peu de respect qu’ils lui avaient gardé dans ce qu’ils avaient publié à son désavantage de l’affaire de Noisy, que par ce qu’ils avaient eu dessein d’entreprendre contre sa personne, ferma l’oreille à leurs justifications. Mme de Longueville fit la même chose, animée par l’intérêt de sa maison, et plus encore par son ressentiment contre le Coadjuteur, des avis et des conseils qu’il avait donnés au duc de Longueville contre son repos et sa sûreté.

Les choses ne pouvaient plus demeurer en ces termes ; il fallait que Monsieur le Prince se fit justice lui-même, du consentement de la cour, ou qu’il la demandât au Parlement. Le premier parti était trop violent, et ne convenait pas au dessein caché du Cardinal, et l’événement de l’autre était long et douteux ; néanmoins, comme l’intention du cabinet était de mettre cette affaire entre les mains du Parlement, pour endormir et pour mortifier Monsieur le Prince par les retardements et par le déplaisir de se voir, de même que ses ennemis, aux pieds des juges dans la condition de suppliant, le Cardinal ne manqua pas d’employer des prétextes apparents pour l’y conduire adroitement ; et, pour avoir tout le temps dont il avait besoin pour exécuter son dessein, il lui représenta que ce serait renouveler la guerre civile que d’attaquer les Frondeurs par d’autres voies que par celle de la justice, qui devait être ouverte aux plus criminels ; que l’affaire dont il s’agissait était d’un trop grand poids pour être décidée ailleurs qu’au Parlement, et que la conscience et la dignité du Roi ne lui permettaient pas d’employer d’autres moyens ; que l’attentat était trop visible pour n’être pas facile à vérifier ; qu’un tel crime méritait un grand exemple, mais que, pour le donner sûrement, il fallait garder les apparences et se servir des formes ordinaires de la justice. Monsieur le Prince se disposa sans peine à suivre cet avis, tant parce qu’il le croyait le meilleur, qu’à cause que son inclination est assez éloignée de se porter à d’aussi grandes extrémités que celles où il prévoyait que cette affaire l’allait jeter. M. le duc d’Orléans le fortifiait encore dans cette pensée par la crainte de voir tomber les prétentions de l’abbé de la Rivière pour le chapeau : de sorte que se confiant en la justice de sa cause, et plus encore en son crédit, il crut qu’en tout événement il se ferait raison lui-même, si on refusait de la lui faire. Ainsi il consentit de faire sa plainte au Parlement selon les formes ordinaires ; et, dans tout le cours de cette affaire, le Cardinal eut le plaisir de le conduire lui-même dans tous les pièges qu’il lui tendait. Cependant le duc de Beaufort et le Coadjuteur demandèrent d’être reçus à se justifier : ce qui leur ayant été accordé, les deux partis quittèrent pour un temps les autres voies pour se servir seulement de celles du Palais. Mais Monsieur le Prince connut bientôt, par la manière dont les Frondeurs soutenaient leur affaire, que leur crédit y pouvait balancer le sien. Il ne pénétrait rien néanmoins dans la dissimulation du Cardinal ; et quoi que Madame sa sœur et quelques-uns de ses amis lui pussent dire, il croyait toujours que ce ministre agissait de bonne foi.

Quelques jours se passèrent de la sorte, et l’aigreur augmentait de tous les côtés. Les amis de Monsieur le Prince et ceux des Frondeurs les accompagnaient au Palais, et les choses se maintenaient avec plus d’égalité qu’on n’en devait attendre entre deux partis dont les chefs étaient si inégaux. Mais enfin le Cardinal, espérant de recouvrer sa liberté en l’ôtant à Monsieur le Prince, jugea qu’il était temps de s’accommoder avec les Frondeurs, et que, sans craindre de leur donner un moyen de se réconcilier avec Monsieur le Prince, il pouvait en sûreté leur offrir la protection de la cour et prendre ensemble des mesures contre lui. Monsieur le Prince en fournit même un prétexte assez plausible ; car ayant su que Mme de Longueville ménageait secrètement, depuis quelque temps, le mariage du duc de Richelieu et de Mme de Pons, il les mena à Trie et voulut autoriser cette cérémonie par sa présence. Il prit ensuite hautement la protection des nouveaux mariés contre tous leurs proches et contre la cour. Le Cardinal n’eut pas de peine à donner un sens criminel à cette conduite, et à persuader que les soins de Monsieur le Prince et de Mme de Longueville regardaient moins l’établissement de Mme de Pons, que le désir de s’assurer du Havre, dont son mari était gouverneur sous l’administration de la duchesse d’Aiguillon, sa tante. Le Cardinal tourna encore la chose en sorte dans l’esprit de M. le duc d’Orléans qu’il lui persuada aisément qu’il avait quelque sujet de se plaindre de Monsieur le Prince, du secret qu’il lui avait fait de ce mariage. Ainsi le Cardinal voyant l’affaire assez acheminée pour pouvoir former le dessein de l’arrêter, il résolut de prendre des mesures avec Mme de Chevreuse, sans s’expliquer ouvertement ; mais elle, se servant habilement de l’occasion, entra plus avant avec lui, et lui proposa d’abord contre la liberté de Monsieur le Prince tout ce dont il n’osait se découvrir le premier à elle. Ils en convinrent donc en général ; mais les particularités de ce traité furent ménagées par Laigue, que Monsieur le Prince avait désobligé quelque temps auparavant, et qui en avait toujours conservé un très grand ressentiment. Ainsi il ne manqua pas de se servir d’une occasion si favorable de le faire paraître, et il eut l’avantage de régler les conditions de la prison de Monsieur le Prince, et de faire connaître combien il importe aux personnes de cette qualité de ne réduire jamais des gens de cœur à la nécessité de se venger.

Tout se disposait ainsi selon l’intention du Cardinal ; mais il restait encore un obstacle qui lui paraissait le plus difficile à surmonter : c’était de faire entrer M. le duc d’Orléans dans son dessein, et de le faire passer de l’amitié qu’il avait pour Monsieur le Prince au désir de contribuer à le perdre. Il fallait encore détruire en un moment la confiance qu’il avait, depuis vingt ans, aux conseils de l’abbé de la Rivière, qui avait tant d’intérêt à la conservation de Monsieur le Prince. Mme de Chevreuse se chargea de cette dernière difficulté, et, pour en venir à bout, elle se plaignit à M. le duc d’Orléans du peu de sûreté qu’il y avait désormais à prendre des mesures avec lui ; que toutes ses paroles et ses sentiments étaient rapportés par l’abbé de la Rivière à Monsieur le Prince et à Mme de Longueville, et que, l’abbé de la Rivière s’étant livré à eux, de crainte d’être troublé à Rome dans sa prétention du chapeau, il les avait rendus arbitres du secret et de la conduite de son maître. Elle lui persuada même qu’il était entré avec eux dans la négociation du mariage de Mme de Pons ; qu’ils agissaient tellement de concert que Madame la Princesse la mère n’avait assisté Mlle de Saugeon avec tant de chaleur dans le dessein d’être carmélite que pour l’éloigner de la présence et de la confiance de Monsieur, et pour empêcher qu’elle ne lui fît remarquer la dépendance aveugle de l’abbé de la Rivière pour la Maison de Condé. Enfin Mme de Chevreuse sut si bien aigrir M. le duc d’Orléans contre son ministre, qu’elle le rendit dès lors capable de toutes les impressions et de tous les sentiments qu’on lui en voulut donner.

Le Cardinal, de son côté, renouvela artificieusement au duc de Rohan la proposition qu’il lui avait faite autrefois d’engager Monsieur le Prince à demander d’être connétable, à quoi il n’avait jamais voulu prétendre pour éviter de donner jalousie à M. le duc d’Orléans. Et en effet, bien que Monsieur le Prince la rejetât encore cette seconde fois par la même considération, le Cardinal sut tellement se prévaloir des conférences particulières qu’il eut sur ce sujet avec le duc de Rohan, qu’il leur donna toutes les apparences d’une négociation secrète, que Monsieur le Prince ménageait avec lui sans la participation de M. le duc d’Orléans, et en quelque façon contre ses intérêts : de sorte que ce procédé de Monsieur le Prince paraissant tout ensemble peu sincère et peu respectueux à Monsieur, il se crut dégagé de tout ce qu’il lui avait promis, et consentit sans balancer au dessein de le faire arrêter prisonnier.

Le jour qu’ils choisirent pour l’exécuter fut celui du premier conseil. Ils résolurent aussi de s’assurer de M. le prince de Conti et du duc de Longueville, croyant remédier par là à tous les désordres qu’une telle entreprise pouvait causer. Ces princes évitaient, depuis quelque temps, par le conseil de Mme de Longueville, de se trouver tous trois ensemble au Palais-Royal ; mais c’était plutôt par complaisance pour elle, que pour être persuadés que cette conduite fût nécessaire à leur sûreté. Ce n’est pas qu’ils n’eussent reçu plusieurs avis de ce qui était prêt de leur arriver ; mais Monsieur le Prince y faisait trop peu de réflexion pour les suivre ; il les recevait même quelquefois avec une raillerie aigre, et évitait d’entrer en matière, pour n’avouer pas qu’il avait pris de fausses mesures avec la cour : de sorte que ses plus proches parents et ses amis craignaient de lui dire leurs sentiments sur ce sujet. Néanmoins le prince de Marcillac, remarquant les divers procédés de M. le duc d’Orléans envers Monsieur le Prince et envers les Frondeurs, dit à M. le prince de Conti, le jour qu’il fut arrêté, que l’abbé de la Rivière était assurément gagné par la cour ou perdu auprès de son maître, et qu’ainsi il ne voyait pas qu’il y eût un moment de sûreté pour Monsieur le Prince et pour lui. Le même prince de Marcillac avait dit à la Moussaye, le jour précédent, que le capitaine de son quartier lui était venu dire qu’on l’avait envoyé quérir de la part du Roi et qu’on l’avait mené à Luxembourg ; qu’étant dans la galerie, en présence de M. le duc d’Orléans, M. le Tellier lui avait demandé si le peuple n’approuverait pas que le Roi fit quelque action éclatante pour rétablir son autorité : à quoi il avait répondu que, pourvu qu’on n’arrêtât point M. de Beaufort, il n’y avait rien à quoi le peuple ne consentît ; qu’ensuite ce capitaine du quartier était venu trouver le prince de Marcillac, et lui avait dit qu’on voulait perdre Monsieur le Prince, et que de la façon qu’il voyait les choses se disposer, ce devait être dans très peu de temps. La Moussaye promit de le dire, et néanmoins Monsieur le Prince a assuré depuis qu’il ne lui en avait jamais parlé.

Cependant, le Cardinal, pour ajouter la raillerie à ce qu’il préparait contre Monsieur le Prince, lui dit qu’il voulait, ce jour-là même, lui sacrifier les Frondeurs, et qu’il avait donné ses ordres pour arrêter des Coutures, qui était le principal auteur de la sédition de Joly, et qui commandait ceux qui avaient attaqué ses gens et son carrosse sur le Pont-Neuf ; mais que, dans la crainte que les Frondeurs, se voyant ainsi découverts, ne fissent quelque effort pour le retirer des mains de l’officier qui le devait mener au bois de Vincennes, il fallait que Monsieur le Prince se donnât le soin d’ordonner les gendarmes et les chevaux légers du Roi pour le conduire sans désordre. Monsieur le Prince eut alors toute la confiance qu’il fallait pour être trompé. Il s’acquitta exactement de sa commission, et prit toutes les précautions nécessaires pour se faire mener sûrement en prison.

Le duc de Longueville était à Chaillot ; et le Cardinal lui manda par Prioleau, son agent, qu’il parlerait le jour même au Conseil de la survivance du vieux palais de Rouen en faveur des fils du marquis de Beuvron, et qu’il la lui remettrait entre les mains, afin que cette maison le tînt de lui. Le duc de Longueville se rendit aussitôt au Palais-Royal, le soir du dix-huit janvier 1650, et Monsieur le Prince, M. le prince de Conti, et lui, étant entrés dans la galerie de l’appartement de la Reine, ils y furent arrêtés par Guitaut, capitaine de ses gardes. Quelque temps après, on les fit monter dans un carrosse du Roi qui les attendait à la petite porte du jardin. Leur escorte se trouva bien plus faible qu’on n’avait cru ; elle était commandée par le comte de Miossens, lieutenant des gens d’armes ; et Comminges, lieutenant de Guitaut, son oncle, gardait ces princes. Jamais des personnes de cette importance n’ont été conduites en prison par un si petit nombre de gens : il n’y avait que seize hommes à cheval, et ce qui était en carrosse avec eux. L’obscurité et le mauvais chemin les firent verser, et ainsi donnèrent un temps considérable à ceux qui auraient voulu entreprendre de les délivrer ; mais personne ne se mit en devoir de le faire.

On voulait en même temps arrêter le prince de Marcillac et la Moussaye ; mais on ne les rencontra pas. On envoya M. de la Vrillière, secrétaire d’État, porter un ordre à Mme de Longueville d’aller trouver la Reine au Palais-Royal, où on avait dessein de la retenir ; au lieu d’obéir, elle résolut, par le conseil du prince de Marcillac, de partir, à l’heure même, pour aller, en très grande diligence, en Normandie, afin d’engager cette province et le parlement de Rouen à prendre le parti des Princes, et s’assurer de ses amis, des places du duc de Longueville, et du Havre-de-Grâce ; mais, comme il fallait pour pouvoir sortir de Paris qu’elle ne fût point connue, que d’ailleurs elle voulait emmener avec elle Mlle de Longueville et que, n’ayant ni son carrosse ni ses gens, elle était obligée de les attendre en un lieu où on ne pût la découvrir, elle se retira dans une maison particulière, d’où elle vit les feux de joie et les autres marques de la réjouissance publique pour la détention de Messieurs ses frères et de son mari. Enfin, ayant les choses nécessaires pour sortir, le prince de Marcillac l’accompagna en ce voyage. Mais après avoir essayé inutilement de gagner le parlement de Rouen, elle se retira à Dieppe jusqu’à la venue de la cour, qui fut si prompte et qui la pressa de telle sorte, que pour se garantir d’être arrêtée par les bourgeois de Dieppe, et par le Plessis-Belière, qui y était allé avec des troupes de la part du Roi, elle fut contrainte de s’embarquer avec beaucoup de péril et de passer en Hollande pour gagner Stenay où M. de Turenne s’était retiré aussitôt que les Princes avaient été arrêtés.

Le prince de Marcillac partit de Dieppe quelque temps avant Mme de Longueville, et s’en alla dans son gouvernement de Poitou, pour y disposer les choses à la guerre, et pour essayer, avec les ducs de Bouillon, de Saint-Simon et de la Force, de renouveler les mécontentements du parlement et de la ville de Bourdeaux, afin de les obliger à prendre les intérêts de Monsieur le Prince. Cette ville et ce parlement y étaient d’autant plus engagés que les manifestes de la cour, depuis la prise de Monsieur le Prince, ne lui imputaient point de plus grands crimes que d’avoir protégé avec trop de chaleur les intérêts de la Guyenne.

L’autorité de la cour parut alors plus affermie que jamais par la prison des Princes et par la réconciliation des Frondeurs. La Normandie avait reçu le Roi avec une entière soumission, et les places du duc de Longueville s’étaient rendues sans résistance. Le duc de Richelieu fut chassé du Havre ; la Bourgogne imita la Normandie ; Bellegarde fit une résistance honteuse, le château de Dijon et Saint-Jean-de-Laune suivirent l’exemple des places de M. de Longueville. Le duc de Vendôme fut pourvu du gouvernement de Bourgogne, le comte d’Harcourt de celui de Normandie, le maréchal de l’Hôpital de ceux de Champagne et de Brie, et le comte de Saint-Agnan de celui de Berry. Mourond ne fut pas donné parce qu’il n’y avait point de garnison ; celles de Clermont et de Damvilliers se révoltèrent. Marsin, qui commandait l’armée de Catalogne, fut arrêté prisonnier ; on lui ôta Tortose, dont il était gouverneur. Du côté de Champagne, il n’y eut que Stenay qui demeura dans le parti des Princes, et presque tous leurs amis, voyant tant de malheurs arrivés en si peu de temps, se contentèrent de les plaindre, sans se mettre en devoir de les secourir.

Mme de Longueville et M. de Turenne s’étaient, comme je l’ai dit, retirés à Stenay ; le duc de Bouillon à Turenne. Le prince de Marcillac, que l’on nommera désormais le duc de la Rochefoucauld par la mort de son père, arrivée en ce même temps, était dans ses maisons, en Angoumois ; le duc de Saint-Simon, dans son gouvernement de Blaye, et le maréchal de la Force en Guyenne. Ils témoignèrent d’abord un zèle égal pour Monsieur le Prince ; et, lorsque les ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld eurent fait ensemble le projet de la guerre de Guyenne, le duc de Saint-Simon, à qui ils en donnèrent avis, offrit de recevoir M. le duc d’Enghien dans sa place ; mais ce sentiment ne lui dura pas longtemps.

Cependant, le duc de la Rochefoucauld, jugeant de quelle importance il était au parti de faire voir qu’on prenait les armes, non seulement pour la liberté de Monsieur le Prince, mais encore pour conserver celle de Monsieur son fils, envoya Gourville, de la participation du duc de Bouillon, à Madame la Princesse douairière, reléguée à Chantilly et gardée par un exempt, aussi bien que Madame la Princesse sa belle-fille, et M. le duc d’Enghien. Il eut charge de dire à Madame la Princesse douairière l’état des choses et de lui faire comprendre que, la personne de M. le duc d’Enghien étant exposée à toutes les rigueurs de la cour, il fallait l’en mettre à couvert et le rendre l’un des principaux moyens de la liberté de Monsieur son père, qu’il était nécessaire pour ce dessein que Monsieur le duc et Madame sa mère se rendissent secrètement à Brezé, en Anjou, près de Saumur. Le duc de la Rochefoucauld s’offrit de les y aller prendre avec cinq cents gentilshommes, et de les conduire à Saumur, si le dessein qu’il avait sur cette place réussissait ; en tout cas, il offrit de les mener à Turenne, où le duc de Bouillon se joindrait à eux pour les accompagner à Blaye, en attendant que lui et le duc de Saint-Simon eussent achevé de disposer le parlement et la ville de Bourdeaux à les recevoir. Quelque avantageuse que fût cette proposition, il était difficile de prévoir si elle serait suivie ou rejetée par Madame la Princesse douairière, dont l’humeur inégale, timide et avare, était peu propre à entreprendre et à soutenir un tel dessein.

Toutefois, bien que le duc de la Rochefoucauld fût incertain du parti qu’elle prendrait, il se crut obligé de se mettre en état d’exécuter ce qu’il lui avait envoyé proposer. Il résolut d’assembler pour ce sujet ses amis, sous un prétexte qui ne fit rien connaître de son intention, afin d’être prêt à partir dans le temps de l’arrivée de Gourville, qu’il attendait à toute heure. Il crut n’en pouvoir prendre un plus spécieux que celui de l’enterrement de son père, dont la cérémonie se devait faire à Verteuil, l’une de ses maisons. Il convia pour cet effet toute la noblesse des provinces voisines, et manda à tout ce qui pouvait porter les armes dans ses terres de s’y trouver : de sorte qu’en très-peu de temps il assembla plus de deux mille chevaux et huit cents hommes de pied.

Outre ce corps de noblesse et d’infanterie, Beins, colonel allemand, lui promit de se joindre à lui, avec son régiment, pour servir Monsieur le Prince ; et ainsi le duc de la Rochefoucauld se crut en état d’exécuter, en même temps, deux desseins considérables pour le parti qui se formait : l’un était celui qu’il avait envoyé proposer à Madame la Princesse douairière, et l’autre était de se saisir de Saumur. Ce gouvernement avait été donné à Guitaut, après la mort du maréchal de Brezé, pour récompense d’avoir arrêté Monsieur le Prince. C’est une place qui se pouvait rendre très importante dans une guerre civile, étant située au milieu du Royaume, et sur la rivière de Loire, entre Tours et Angers. Un gentilhomme nommé Dumonz y commandait sous le maréchal de Brezé, et sachant que Comminges, neveu de Guitaut, y allait avec les ordres du Roi, et menait deux mille hommes de pied, pour l’assiéger s’il refusait de sortir, il différa, sur quelque prétexte, de remettre la place entre les mains de Comminges, et manda au duc de la Rochefoucauld qu’il l’en rendrait maître et prendrait son parti s’il voulait y mener des troupes. Le marquis de Jarzay lui offrit aussi de se jeter dans la place avec ses amis, et de la défendre, pourvu que le duc de la Rochefoucauld lui promît par écrit de le venir secourir dans le temps qu’il lui avait marqué. Ces conditions furent d’autant plus volontiers acceptées et signées du duc de la Rochefoucauld, que les deux desseins dont je viens de parler convenaient ensemble et se pouvaient exécuter en même temps.

Dans cette vue, le duc de la Rochefoucauld fit assembler toute la noblesse qui était chez lui pour les funérailles de son père, et leur dit qu’ayant évité d’être arrêté prisonnier à Paris avec Monsieur le Prince, il se trouverait peu en sûreté dans ses terres, qui étaient environnées de gens de guerre qu’on avait affecté de disposer tout autour, sous prétexte du quartier d’hiver, mais en effet pour pouvoir le surprendre dans sa maison ; qu’on lui offrait une retraite assurée dans une place voisine et qu’il demandait à ses véritables amis de l’y vouloir accompagner et laissait la liberté aux autres de faire ce qu’ils voudraient. Plusieurs parurent embarrassés de cette proposition, et prirent divers prétextes pour se retirer. Le colonel Beins fut un des premiers qui lui manqua de parole ; mais il y eut sept cents gentilshommes qui lui promirent de le suivre. Avec ce nombre de cavalerie et l’infanterie qu’il avait tirée de ses terres, il prit le chemin de Saumur, qui était celui que Gourville devait prendre pour le venir joindre, ce qu’il fit le même jour. Il lui rapporta que Madame la Princesse douairière avait approuvé son conseil ; qu’elle se résolvait de le suivre ; mais qu’étant obligée de garder des mesures vers la cour, elle avait besoin de temps et de beaucoup de précautions pour exécuter un dessein dont les suites devaient être si grandes ; qu’elle était peu en état d’y contribuer de son argent, et que tout ce qu’elle pouvait faire alors était de lui envoyer vingt mille francs. Le duc de la Rochefoucauld, voyant ainsi son premier dessein retardé, se résolut de continuer celui de Saumur ; mais, bien qu’il y arrivât huit jours avant la fin du temps que le gouverneur lui avait promis de tenir, il trouva la capitulation faite, et que le marquis de Jarzay n’avait point exécuté ce dont il était il convenu avec lui : de sorte qu’il fut obligé de retourner sur ses pas. Il défit dans sa marche quelques compagnies de cavalerie des troupes du Roi, et étant arrivé chez lui, il congédia la noblesse qui l’avait suivi, et en repartit bientôt après, parce que le maréchal de la Meilleraye marchant à lui avec toutes ses troupes, il se trouvait obligé de se retirer à Turenne chez le duc de Bouillon, après avoir jeté dans Mourond cinq cents hommes de pied et cent chevaux, qu’il avait levés et armés avec une diligence extrême. En arrivant à Turenne, le duc de Bouillon et lui eurent nouvelles que Madame la Princesse et M. le duc d’Enghien, ayant suivi leur conseil, étaient partis secrètement de Mourond, et s’en venaient à Turenne, pour se mettre entre leurs mains ; mais ils apprirent en même temps que le duc de Saint-Simon ayant reçu des lettres de la cour et su la prise de Bellegarde, n’était plus dans les mêmes sentiments, et que son changement soudain avait refroidi tous ses amis de Bourdeaux, qui jusque-là paraissaient les plus zélés pour les intérêts de Monsieur le Prince. Néanmoins Langlade, dont le duc de Bouillon s’était servi dans toute cette négociation, les raffermit avec beaucoup de peine et d’adresse, et revint en donner avis au duc de Bouillon, qui assembla trois cents gentilshommes de ses amis, pour aller recevoir Madame la Princesse et Monsieur son fils. Le duc de la Rochefoucauld manda aussi ses amis, qui le vinrent joindre bientôt après au nombre de trois cents gentilshommes, conduits par le marquis de Sillery, bien que le maréchal de la Meilleraye les menaçât de les faire piller par ses troupes, s’ils retournaient le trouver.

Le duc de Bouillon, outre ses amis, leva douze cents hommes d’infanterie de ses terres, et sans attendre les troupes du marquis de Sillery, ils marchèrent ainsi vers les montagnes d’Auvergne, par où Madame la Princesse et Monsieur son fils devaient passer, étant conduits par Chavaignac. Les ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld les attendirent deux jours, avec leurs troupes, dans un lieu nommé Labomie, où Madame la Princesse et Monsieur son fils étant enfin arrivés, avec des fatigues insupportables à des personnes d’un sexe et d’un âge si peu capable d’en souffrir, ils les conduisirent à Turenne, où s’étaient rendus en même temps les comtes de Meil, de Coligny, Guitaut, le marquis de Cessac, Beauvais-Chantérac, Briole, le chevalier de Rivière, et beaucoup de personnes de qualité et d’officiers des troupes de Monsieur le Prince, qui servirent durant cette guerre avec beaucoup de fidélité et de valeur. Madame la Princesse demeura huit jours à Turenne, pendant lesquels on prit Brive-la-Gaillarde, et cent maîtres de la compagnie des gens d’armes du prince Thomas qui s’y étaient retirés.

Ce séjour que l’on fit à Turenne par nécessité, en attendant qu’on eût remis la plupart des esprits de Bourdeaux, chancelants et découragés par la conduite du duc de Saint-Simon, et qu’on y pût aller en sûreté, donna loisir au général de la Vallette, frère naturel du duc d’Épernon, qui commandait l’armée du Roi, de se trouver sur le chemin de Madame la Princesse pour lui empêcher le passage ; mais, étant demeurée à une maison du duc de Bouillon, nommée Rochefort, lui et le duc de la Rochefoucauld marchèrent au général de la Vallette, et le joignirent à Monclard en Périgord, d’où, ayant lâché le pied sans combattre, il se retira par des bois à Bergerac, après avoir perdu son bagage. Madame la Princesse reprit ensuite le chemin de Bourdeaux, sans rien trouver qui s’opposât à son passage.

Il ne restait qu’à surmonter les difficultés qui se rencontraient dans la ville. Elle était partagée en diverses cabales. Les créatures du duc d’Épernon et ceux qui suivaient les nouveaux sentiments du duc de Saint-Simon s’étaient joints avec ceux qui servaient la cour, et, entre autres, avec le sieur de la Vie, avocat général au parlement de Bourdeaux, homme habile et ambitieux. Ils faisaient tous leurs efforts pour faire fermer les portes de la ville à Madame la Princesse. Néanmoins, dès qu’on sut à Bourdeaux qu’elle et M. le duc d’Enghien devaient arriver à Lormont, près de la ville, on y vit des marques publiques de réjouissance ; un très grand nombre de gens sortirent au-devant d’eux ; on couvrit leur chemin de fleurs, et le bateau qui les conduisait fut suivi de tous ceux qui étaient sur la rivière. Les vaisseaux du port les saluèrent de toute l’artillerie, et ils entrèrent ainsi à Bourdeaux, nonobstant les efforts qu’on avait faits, sous main, pour les en empêcher.

Le Parlement et les jurats, qui sont les échevins de Bourdeaux, ne les visitèrent pas en corps ; mais il n’y eut presque point de particuliers qui ne leur donnât des assurances de service. Les cabales dont je viens de parler empêchèrent néanmoins d’abord que les ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld ne fussent reçus dans la ville. Ils passèrent deux ou trois jours dans le faubourg des Chartreux, où tout le peuple alla en foule les voir, et leur offrir de les faire entrer par force. Ils n’acceptèrent pas ce parti, mais se contentèrent d’entrer le soir, pour éviter le désordre.

Il n’y avait alors dans la province de troupes du Roi assemblées que celles que commandait le général de la Vallette, qui était près de Libourne. Celles des ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld consistaient, comme j’ai dit, en six cents gentilshommes de leurs amis, et l’infanterie sortie de Turenne ; et comme ce n’étaient pas des troupes réglées, il était impossible de les retenir plus longtemps. Ainsi l’on crut qu’il fallait se hâter de rencontrer le général de la Vallette, et, pour cet effet, on marcha à lui vers Libourne ; mais en ayant eu avis, il se retira et évita une seconde fois le combat, jugeant bien que la noblesse étant sur le point de s’en retourner, il se rendrait certainement maître de la campagne, en ne combattant pas.

En ce même temps, le maréchal de la Meilleraye eut ordre de marcher vers Bourdeaux, avec son armée, par le pays d’Entre-deux-Mers, et le Roi s’avança vers Libourne. Ces nouvelles firent hâter le duc de Bouillon et le duc de la Rochefoucauld de faire leur levée, malgré les empêchements continuels qu’ils y rencontraient, tant par le manque d’argent que par le grand nombre des gens du Parlement et de la ville qui traversaient, sous main, leurs desseins. On en vint même à une extrémité qui pensa causer de grands désordres, car un officier espagnol vint trouver Madame la Princesse de la part du roi d’Espagne, et apporta vingt-cinq mille écus pour les plus pressants besoins. Le Parlement s’opposa à le laisser entrer dans la ville ; il avait seulement toléré jusqu’alors qu’on y eût reçu Madame la Princesse et Monsieur son fils, sans s’expliquer en leur faveur, comme avait fait le peuple, et sans témoigner ses sentiments sur ce qui s’était passé entre les troupes du Roi et celles qui les avaient poussées ; mais alors le Parlement crut qu’il suffisait de s’opposer à la réception de cet envoyé pour justifier par une seule action toute sa conduite passée et pour se faire un mérite envers la cour, en privant le parti du secours qu’il attendait d’Espagne, et le réduire à la nécessité de recevoir la loi qu’on lui voudrait imposer.

Ainsi le Parlement s’étant assemblé, il ordonna que l’officier espagnol sortirait de Bourdeaux, à l’heure même. Le peuple n’ayant pas peine à connaître quelles seraient les suites de cet arrêt, prit aussitôt les armes, investit le Palais, et menaça d’y mettre le feu, si le Parlement ne révoquait ce qu’il venait de résoudre, et s’il ne donnait un arrêt d’union avec Madame la Princesse et les ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld. On crut qu’on dissiperait facilement cette émotion en faisant paraître les jurats ; mais cela ne fit qu’augmenter le trouble par le retardement qu’on apportait à la demande du peuple. Le Parlement envoya alors donner avis aux ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld de ce désordre et les prier de le faire cesser. Ils ne furent pas fâchés qu’on eût besoin d’eux en cette rencontre ; mais outre qu’il leur était de grande importance que le peuple obtînt l’arrêt d’union et de cassation de celui qui venait d’être donné contre l’envoyé d’Espagne, ils craignaient encore que, s’ils paraissaient avoir assez de pouvoir pour apaiser la sédition, on ne leur imputât de l’avoir causée. Ainsi ils résistèrent d’abord à ce que le Parlement désirait d’eux ; mais enfin, voyant que les choses s’échauffaient à un point qu’il n’y avait plus de temps à perdre, ils coururent au Palais, suivis de leurs gardes et de plusieurs de leurs amis. Ce grand nombre, qui était nécessaire pour leur sûreté, leur parut capable d’augmenter le désordre. Ils craignirent que tant de gens mêlés ensemble sans se connaître ne fissent naître des accidents qui pourraient porter les choses à la dernière extrémité, et même que le peuple ne s’imaginât, en les voyant arriver si bien accompagnés, qu’ils ne voulussent le faire retirer par force. Dans cette pensée, ils renvoyèrent tout ce qui les suivait, et s’abandonnèrent seuls et sans aucune précaution à tous les périls qu’ils pouvaient rencontrer dans un tel tumulte. Leur présence fit l’effet qu’ils désiraient : elle arrêta la fureur du peuple dans le moment qu’il allait mettre le feu au Palais. Ils se rendirent médiateurs entre le Parlement et lui. L’envoyé d’Espagne eut dès lors toute la sûreté qu’il désirait, et l’arrêt fut donné en la manière qu’on le demandait.

Les ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld jugèrent ensuite qu’il était nécessaire de faire une revue générale des bourgeois, pour leur faire connaître leurs forces et les disposer peu à peu à se résoudre de soutenir un siège. Ils voulurent eux-mêmes les mettre en bataille, bien qu’ils eussent reçu plusieurs avis qu’il y avait des gens gagnés pour les assassiner. Néanmoins, parmi les salves continuelles qui leur furent faites par plus de douze mille hommes, il n’arriva aucun accident qui leur donnât lieu d’ajouter foi à cet avis. On fit après travailler à quelques dehors ; mais, comme il venait peu d’argent d’Espagne, on ne put mettre aucun ouvrage en défense ; car, dans toute cette guerre, on n’a touché des Espagnols que deux cent vingt mille livres : le reste fut pris sur le convoi de Bourdeaux, ou sur le crédit de Madame la Princesse, des ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld, et de M. Lesné. On leva néanmoins en très peu de temps près de trois mille hommes de pied et sept ou huit cents chevaux. On prit Castelnau, distant de quatre lieues de Bourdeaux ; et on se serait étendu davantage, sans les nouvelles que l’on eut de l’approche du maréchal de la Meilleraye du côté d’Entre-deux-Mers, et de celle du duc d’Épernon, qui vint joindre le général de la Vallette. Sur cet avis, le marquis de Sillery fut dépêché en Espagne pour y représenter l’état des affaires et hâter le secours d’hommes, de vaisseaux et d’argent qu’on en attendait.

Cependant on laissa garnison dans Castelnau, et on se retira avec le reste des troupes à Blanquefort, qui est à deux lieues de Bourdeaux, où le duc d’Épernon vint attaquer le quartier. Les ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld étaient retournés à Bourdeaux, et le Chambon, maréchal de camp, commandait les troupes. Elles étaient de beaucoup plus faibles que celles du duc d’Épernon ; néanmoins, bien que le Chambon ne pût défendre l’entrée de son quartier, les canaux et les marais qui en environnaient l’autre partie lui donnèrent moyen de se retirer sans être rompu et de sauver les troupes et tout le bagage. Sur le bruit de ce combat, les ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld partirent de Bourdeaux avec un grand nombre de bourgeois, et ayant joint leurs troupes, retournèrent vers le duc d’Épernon, avec dessein de le combattre ; mais le pays étant tout coupé de canaux, ils ne purent en venir aux mains. On escarmoucha longtemps de part et d’autre ; le duc d’Épernon y perdit quelques officiers et beaucoup de soldats ; il y en eut moins de tués du côté de Bourdeaux ; Guitaut et la Roussière y furent blessés.

Les troupes du maréchal de la Meilleraye et celles du duc d’Épernon serrèrent ensuite Bourdeaux de plus près ; ils reprirent même l’île de Saint-George qui est dans la Garonne, à quatre lieues au-dessus de la ville, où l’on avait commencé quelques fortifications. Cette île fut défendue, durant trois ou quatre jours, avec assez de vigueur, parce qu’à chaque marée, on y envoyait de Bourdeaux un régiment frais, qui en relevait la garde. Le général de la Vallette y fut blessé et mourut peu de jours après ; mais enfin les bateaux qui y avaient amené des troupes et qui devaient ramener celles qu’on relevait ayant été coulés à fond par une batterie que le maréchal de la Meilleraye avait fait dresser sur le bord de la rivière, la frayeur prit de telle sorte aux soldats et même aux officiers, qu’ils se rendirent tous prisonniers de guerre : ainsi ceux de Bourdeaux perdirent tout à la fois cette île, qui leur était importante, et douze cents hommes de leur meilleure infanterie. Ce désordre et l’arrivée du Roi à Libourne, qui fit aussitôt attaquer le château de Vère à deux lieues de Bourdeaux, mirent une grande consternation dans la ville. Le Parlement et le peuple se voyaient à la veille d’être assiégés par le Roi et manquaient de toutes les choses nécessaires pour se défendre ; nul secours ne leur venait d’Espagne ; et la crainte avait enfin réduit le Parlement à s’assembler, pour délibérer s’il envoyerait des députés demander la paix aux conditions qu’il plairait au Roi, lorsqu’on apprit que Vère était pris, et que le gouverneur, nommé Richon, s’étant rendu à discrétion, avait été pendu. Cette sévérité, par laquelle le Cardinal croyait jeter la terreur et la division dans Bourdeaux, fit un effet tout contraire ; car cette nouvelle étant venue dans un temps où les esprits étaient, comme je l’ai dit, étonnés et chancelants, les ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld surent si bien se prévaloir d’une telle conjoncture qu’ils remirent leurs affaires en meilleur état qu’elles n’avaient encore été, en faisant pendre en même temps le nommé Canolles, qui commandait dans l’île de Saint-George la première fois que ceux de Bourdeaux s’en saisirent, et qui s’était aussitôt rendu à eux à discrétion. Mais afin que le Parlement et le peuple partageassent avec les généraux une action qui n’était pas moins nécessaire qu’elle paraissait hardie, ils firent juger Canolles par un conseil de guerre où présidaient Madame la Princesse et M. le duc d’Enghien, et qui était aussi composé, non seulement des officiers des troupes, mais encore de deux députés du Parlement, qui y assistaient toujours, et de trente-six capitaines de la ville. Ce pauvre gentilhomme, qui n’avait d’autre crime que son malheur, fut condamné tout d’une voix, et le peuple était si animé qu’il attendit à peine qu’il fût exécuté pour mettre son corps en pièces. Cette action étonna la cour, et redonna une nouvelle vigueur aux Bourdelais. Ils passèrent si promptement de la consternation au désir de se défendre, qu’ils se résolurent, sans balancer, à attendre le siège, se fiant en leurs propres forces, et aux promesses des Espagnols, qui les assuraient d’un prompt et puissant secours. Dans ce dessein, on se hâta de faire un fort de quatre bastions à la Bastide, vis-à-vis de Bourdeaux, de l’autre côté de la rivière. On travailla aussi avec soin aux autres fortifications de la ville. Bien qu’on représentât aux bourgeois qui avaient des maisons dans le faubourg de Saint-Surin, qu’il serait attaqué le premier et qu’il était capable de loger toute l’infanterie du Roi, ils ne voulurent jamais consentir qu’on en brûlât ou qu’on en fit raser aucune. Ainsi tout ce que l’on peut faire fut d’en couper les avenues par des barricades et d’en percer les maisons. On ne s’y résolut même que pour contenter le peuple, et on ne crut pas pouvoir défendre un lieu de si grande garde avec des bourgeois et le peu de troupes qui restaient, lesquelles ne montaient pas à sept ou huit cents hommes de pied et trois cents chevaux. Néanmoins, comme on dépendait du peuple et du Parlement, il fallut les satisfaire contre les règles de la guerre, et entreprendre de défendre le faubourg de Saint-Surin, bien qu’il fût ouvert des deux côtés. La porte de la ville qui en est plus proche est celle de Dijaux ; elle fut trouvée si mauvaise, parce qu’elle n’est défendue de rien et qu’on y arrive de plain-pied, qu’on jugea à propos de la couvrir d’une demi-lune ; mais, comme on manquait de tout, on fut contraint de se servir d’une petite hauteur de fumier qui était devant la porte, laquelle étant escarpée en forme d’ouvrage à corne, sans parapet et sans fossé, se trouva néanmoins la plus grande défense de la ville.

Le Roi étant demeuré à Bourg, le Cardinal vint à l’armée. Elle était de huit mille hommes de pied, et de près de trois mille chevaux. On y résolut d’autant plus tôt d’attaquer le faubourg de Saint-Surin, que n’y ayant que les avenues de gardées, on pouvait sans péril gagner les maisons, entrer par là dans le faubourg, et couper même ceux qui défendaient les barricades et l’église, sans qu’ils pussent se retirer dans la ville. On croyait de plus que la demi-lune ne pouvant être défendue, on se logerait dès le premier jour à la porte de Dijaux. Pour cet effet, le maréchal de la Meilleraye fit attaquer en même temps les barricades et les maisons du faubourg, et Paluau avait ordre d’y entrer par le palais Galien, et de couper entre le faubourg et la ville, droit à la demi-lune ; mais n’étant pas arrivé dans le temps que le maréchal de la Meilleraye fit donner, on trouva plus de résistance qu’on n’avait cru. L’escarmouche avait commencé dès que les troupes du Roi s’étaient avancées. Ceux de la ville avaient mis des mousquetaires dans des haies et dans des vignes qui couvraient le faubourg ; ils arrêtèrent d’abord les troupes du Roi avec une assez grande perte : Choupes, maréchal de camp, y fut blessé, et plusieurs officiers tués. Le duc de Bouillon était dans le cimetière de l’église de Saint-Surin, avec ce qu’il avait pu faire sortir de bourgeois pour rafraîchir les postes ; le duc de la Rochefoucauld était à la barricade, où se faisait la principale attaque ; et après qu’elle eut enfin été emportée, il alla joindre le duc de Bouillon. Beauvais-Chanterac et le chevalier Todias y furent pris prisonniers. Le feu fut très grand de part et d’autre. Il y eut cent ou six-vingts hommes de tués du côté des ducs, et près de cinq cents de celui du Roi : le faubourg néanmoins fut emporté ; mais on ne passa pas plus outre, et on se résolut d’ouvrir la tranchée pour prendre la demi-lune. On fit aussi une autre attaque par les allées de l’archevêché. J’ai déjà dit qu’il n’y avait point de fossé à la demi-lune : de sorte que pouvant être emportée facilement, les bourgeois n’y voulurent point entrer en garde, et se contentèrent de tirer de derrière leurs murailles. Les assiégeants l’attaquèrent trois fois avec leurs meilleures troupes, et à la dernière ils entrèrent même dedans ; mais ils furent repoussés par le duc de la Rochefoucauld, qui y arriva avec ses gardes et ceux de Monsieur le Prince, dans le temps que ceux qui défendaient la demi-lune avaient plié et en étaient sortis. Trois ou quatre officiers de Navailles furent pris dedans, et le reste fut tué ou chassé. Les assiégés firent trois grandes sorties, à chacune desquelles ils nettoyèrent la tranchée et brûlèrent le logement des assiégeants : la Chapelle-Biron, maréchal de camp des troupes du duc de Bouillon, fut tué à la dernière. Enfin, après treize jours de tranchée ouverte, le siège n’était pas plus avancé que le premier jour. Mais, comme il y avait trop peu d’infanterie dans Bourdeaux, outre les bourgeois, pour relever la garde des postes attaqués, et que ce qui n’avait point été tué ou blessé était presque hors de combat à force de tirer et par la fatigue de treize jours de garde, le duc de Bouillon les fit rafraîchir par la cavalerie, qui mit pied à terre ; et lui et le duc de la Rochefoucauld y demeurèrent les quatre ou cinq derniers jours, sans en partir, afin d’y retenir plus de gens par leur exemple.

Cependant, M. le duc d’Orléans et les Frondeurs, voyant que non seulement on transférait les princes à Marcoussy, mais qu’on se disposait à les mener au Havre, et craignant que la chute de Bourdeaux ne rendît la puissance du Cardinal plus formidable, ils ne voulurent point attendre l’événement du siège et firent partir des députés pour s’entremettre de la paix. Ces députés furent les sieurs Lemeusnier et Bitaut, conduits par le Coudray-Montpensier de la part de M. le duc d’Orléans. Ils arrivèrent à Bourg pour faire des propositions de paix au Roi ; ils en donnèrent avis au parlement de Bourdeaux, et l’on convint de part et d’autre de faire une trêve de quinze jours. Dès qu’elle fut résolue, le Coudray-Montpensier et les deux députés entrèrent dans la ville pour y porter les choses au point qu’ils désiraient. La cour voulait la paix, craignant l’événement du siège et voyant les troupes rebutées par une résistance d’autant plus opiniâtre que les assiégés espéraient le secours d’Espagne, et celui du maréchal de la Force, qui était sur le point de se déclarer ; d’autre part, le parlement de Bourdeaux, ennuyé des longueurs et des périls du siège, se déclara pour la paix. Les cabales de la cour et celles du duc d’Épernon agissaient puissamment pour y disposer le reste de la ville ; l’infanterie était ruinée, et les secours d’Espagne avaient trop souvent manqué, pour pouvoir encore raisonnablement s’y attendre. Toutes ces raisons firent résoudre le parlement de Bourdeaux d’envoyer des députés à Bourg, où était la cour. Il convia Madame la Princesse et les ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld d’y envoyer aussi ; mais, comme ils n’avaient d’autres intérêts que la liberté des Princes, et qu’ils ne pouvaient désirer la paix sans cette condition, ils se contentèrent de ne s’y opposer point, puisque aussi bien ils ne la pouvaient empêcher. Ils refusèrent donc d’y envoyer de leur part, et prièrent seulement les députés de la ville de ménager la sûreté et la liberté de Madame la Princesse et de M. le duc d’Enghien avec le rétablissement de tout ce qui avait été dans leur parti. Les députés allèrent à Bourg, et y traitèrent et conclurent la paix avec le cardinal Mazarin, sans en communiquer les articles à Madame la Princesse ni aux généraux. Les conditions étaient que le Roi serait reçu dans Bourdeaux en la manière qu’il a accoutumé de l’être dans les autres villes de son royaume, que les troupes qui avaient soutenu le siège en sortiraient et pourraient aller en sûreté joindre l’armée de M. de Turenne à Stenay ; que tous les privilèges de la ville et du Parlement seraient maintenus ; que le Château-Trompette demeurerait démoli ; que Madame la Princesse et M. le duc d’Enghien pourraient se retirer à Mourond, où le Roi entretiendrait, pour leur sûreté, une très petite garnison, qui serait choisie de leur main ; que le duc de Bouillon pourrait aller à Turenne, et le duc de la Rochefoucauld se retirer chez lui, sans faire les fonctions de sa charge de gouverneur de Poitou, et sans aucun dédommagement pour sa maison de Verteuil que le Roi avait fait raser.

Dans le temps que Madame la Princesse et Monsieur son fils sortaient de Bourdeaux par eau, accompagnés des ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld, pour aller mettre pied à terre à Lormont et prendre le chemin de Coutras, ils rencontrèrent le maréchal de la Meilleraye, qui allait en bateau à Bourdeaux. Il se mit dans celui de Madame la Princesse, et lui proposa d’abord d’aller à Bourg voir le Roi et la Reine, lui faisant espérer qu’on accorderait peut-être aux prières et aux larmes d’une femme ce qu’on avait cru devoir refuser lorsqu’on l’avait demandé les armes à la main. Quelque répugnance qu’eût Madame la Princesse à faire ce voyage, les ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld lui conseillèrent de la surmonter, et de suivre l’avis du maréchal de la Meilleraye, afin qu’on ne pût lui reprocher d’avoir négligé aucune voie pour obtenir la liberté de Monsieur son mari. Ils jugèrent encore qu’une entrevue comme celle-là, qui ne pouvait avoir été concertée avec les Frondeurs ni avec M. le duc d’Orléans, leur donnerait sans doute de l’inquiétude et pourrait produire des effets considérables. Le maréchal de la Meilleraye retourna à Bourg porter la nouvelle de l’arrivée de Madame la Princesse et de sa suite. Ce changement si soudain surprit Mademoiselle, et lui fit croire que l’on traitait beaucoup de choses sans la participation de Monsieur son père ; elle fut encore confirmée dans cette opinion par les longues et particulières conférences que le duc de Bouillon et le duc de la Rochefoucauld eurent séparément avec le Cardinal, dans le dessein de le faire résoudre de donner la liberté aux Princes, ou au moins de le rendre suspect à M. le duc d’Orléans. Ils étaient convenus de parler au Cardinal dans le même sens, et ils lui dirent que Monsieur le Prince lui serait d’autant plus obligé de sa liberté, que le succès de la guerre ne l’avait pas contraint de l’accorder. Ils lui représentèrent que le procédé des Frondeurs lui devait faire connaître leurs desseins, et qu’ils ne voulaient avoir les Princes en leur disposition que pour se joindre à eux contre lui ; que la guerre civile était finie en Guyenne, mais que le désir de la rallumer dans tout le Royaume ne finirait jamais qu’avec la prison des Princes. Ils ajoutèrent que tous les peuples et tous les parlements s’uniraient pour une cause si juste, et qu’elle serait soutenue du même parti qui venait de faire la guerre ; mais ils lui dirent aussi qu’il était en son pouvoir de détourner tant de malheurs en mettant les Princes en liberté, et de les attacher inséparablement aux intérêts de la Reine et aux siens. Bien que cette conversation fît alors peu d’effet sur le Cardinal, elle eut néanmoins d’ailleurs une partie du succès qu’on avait prévu : M. le duc d’Orléans et les Frondeurs en eurent du soupçon, et perdant l’espérance d’avoir les Princes entre leurs mains, ils se résolurent à chercher de nouveaux moyens de ruiner le Cardinal.

C’est ainsi que finit la guerre de Bourdeaux. On s’étonnera peut-être que les ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld eussent osé l’entreprendre, et que deux particuliers, sans places, sans troupes, sans argent, et sans autre prétexte que la liberté des Princes, aient pu soutenir cette guerre, dans le temps que tout le Royaume était soumis au Roi et que M. le duc d’Orléans et les Frondeurs étaient unis au Cardinal pour opprimer Monsieur le Prince. Mais ce qui n’est pas moins extraordinaire, c’est qu’ils aient défendu une place ouverte en beaucoup d’endroits, avec si peu de forces, contre une armée considérable, commandée par le maréchal de la Meilleraye, sous le cardinal Mazarin, et fortifiée de la présence du Roi ; qu’après treize jours de tranchée, les assiégeants n’aient pu se rendre maîtres d’un ouvrage fait de fumier et de barriques, sans fossé et sans parapet, et que, durant tout ce temps, les généraux aient toujours été plus en péril par les factions du peuple et du Parlement que par l’armée qui les assiégeait. On peut ajouter encore que, pendant cette résistance, la duchesse de Bouillon était en prison ; que la mère, la femme, et les enfants du duc de la Rochefoucauld étaient sans retraite, qu’on pillait ses terres, et qu’on rasait ses maisons.

Pendant que les choses se passaient ainsi, et que les soins de la cour étaient employés à pacifier les désordres de la Guyenne, M. de Turenne tirait de grands avantages de l’éloignement du Roi. Il avait obligé les Espagnols à lui donner le commandement d’une partie de leurs troupes et de celles de M. de Lorraine ; il avait joint tout ce qu’il avait pu conserver de celles de Monsieur le Prince ; il était maître de Stenay, et n’avait point d’ennemis qui lui fussent opposés. Ainsi rien ne l’empêchait d’entrer en France, et d’y faire des progrès considérables, que la répugnance que les Espagnols ont accoutumé d’avoir pour des desseins de cette nature, parce qu’ils craignent également de hasarder leurs troupes pour des avantages qui ne les regardent pas directement et de se mettre en état qu’on leur puisse ôter la communication de leur pays : de sorte qu’ils crurent faire beaucoup d’assiéger Mouzon, qu’ils ne prirent qu’après un mois de tranchée ouverte. Néanmoins M. de Turenne surmonta toutes ces difficultés, et les fit résoudre, avec une extrême peine, de marcher droit à Paris, espérant que sa présence avec ses forces et l’éloignement du Roi y apporterait assez de confusion et de trouble pour lui donner lieu d’entreprendre beaucoup de choses. Les amis de Monsieur le Prince commencèrent aussi alors à former des entreprises particulières pour le tirer de prison. Le duc de Nemours s’était déclaré ouvertement pour ses intérêts, et enfin tout semblait contribuer au dessein de M. de Turenne. Pour ne pas donc perdre des conjonctures si favorables, il entra en Champagne et prit d’abord Château-Portien et Rethel, qui firent peu de résistance ; il s’avança ensuite jusqu’à la Ferté-Milon ; mais y ayant appris qu’on avait transféré les Princes au Havre-de-Grâce, les Espagnols ne voulurent pas passer plus outre, et il ne fut plus au pouvoir de M. de Turenne de s’empêcher de retourner à Stenay avec l’armée. Cependant, il donna ses ordres pour fortifier Rethel, et y laissa Deliponty avec une garnison espagnole, ne croyant pas pouvoir mieux choisir pour confier une place qui était devenue très-importante, que de la donner à un homme qui en avait si glorieusement défendu trois ou quatre des plus considérables de Flandres.

Le bruit de ce que je viens de dire hâta le retour de la cour, et les Frondeurs, qui avaient été unis au Cardinal, tant que les Princes étaient demeurés à Vincennes et à Marcoussy, dans l’espérance de les avoir en leur pouvoir, la perdirent entièrement lorsqu’ils les virent conduire au Havre. Ils cachèrent toutefois leur ressentiment contre lui sous les mêmes apparences dont ils s’étaient servis pour cacher leurs liaisons ; car bien que depuis la prison des Princes, ils eussent essayé de tirer, sous main, tous les avantages possibles de leur réconciliation avec le Cardinal, ils affectaient toujours néanmoins, de son consentement, de faire croire qu’ils n’avaient point changé le dessein de le perdre, afin de conserver leur crédit parmi le peuple : de sorte que ce qu’ils faisaient, dans le commencement, de concert avec le Cardinal, leur servit contre lui-même, dans le temps qu’ils désirèrent tout de bon de le ruiner. Leur haine s’augmenta encore par la hauteur avec laquelle le Cardinal traita tout le monde à son retour. Il se persuada aisément qu’ayant fait conduire les Princes au Havre et pacifié la Guyenne, il s’était mis au-dessus des cabales : de sorte qu’il négligea ceux dont il avait le plus de besoin et ne songea qu’à assembler un corps d’armée, pour reprendre Rethel et Château-Portien. Il en donna le commandement au maréchal du Plessis-Praslin ; il le fit partir avec beaucoup de diligence pour investir Rethel, et résolut de se rendre à l’armée, dans la fin du siège, pour en avoir toute la gloire.

M. de Turenne donna avis aux Espagnols du dessein du Cardinal, et se prépara pour s’y opposer. Deliponty avait répondu de tenir un temps assez considérable, et M. de Turenne prit sur cela ses mesures avec les Espagnols pour le secourir. Il résolut de marcher en diligence à Rethel, pour obliger le maréchal du Plessis à lever le siège ou pour charger les quartiers de son armée séparés ; mais la lâcheté ou l’infidélité de Deliponty, qui tint six jours moins qu’il n’avait promis, rendit non seulement le dessein de M. de Turenne inutile, mais le contraignit de combattre avec désavantage. Le maréchal du Plessis, qui s’était fortifié de nouvelles troupes, marcha une journée au-devant de lui, de sorte que, ne pouvant éviter la bataille, il la donna, avec beaucoup de valeur, mais avec un malheureux succès. Il jugea alors qu’il était nécessaire d’aller promptement trouver le comte de Fuensaldagne, non seulement pour le rassurer et le porter à faire de nouveaux efforts, mais aussi pour ne laisser pas imaginer aux Espagnols que ce qui lui venait d’arriver fût capable de le détacher de leurs intérêts, et de lui faire prendre des mesures sans leur participation.

Après cette victoire, le Cardinal, qui s’était avancé jusqu’à Rethel, retourna à Paris comme en triomphe, et parut si enflé de cette prospérité, qu’il renouvela dans tous les esprits le dégoût et la crainte de sa domination. On remarqua alors que la fortune disposa tellement de l’événement de cette bataille, que M. de Turenne, qui l’avait perdue, devint nécessaire aux Espagnols et eut le commandement entier de leur armée, et que le Cardinal, qui s’attribuait la gloire de cette action, réveilla contre lui l’envie et la haine publique. Les Frondeurs jugèrent qu’il cesserait de les considérer, parce qu’il cessait d’en avoir besoin ; et, craignant qu’il ne les opprimât pour gouverner seul, ou pour les sacrifier à Monsieur le Prince, ils entrèrent dès lors en traité avec le président Viole, Arnauld et Montreuil, serviteurs particuliers de Monsieur le Prince, qui lui mandaient toutes choses et recevaient ses réponses.

Ce commencement de négociations en produisit plusieurs particulières et secrètes, tantôt avec M. le duc d’Orléans, Mme de Chevreuse, le Coadjuteur et M. de Châteauneuf, et tantôt avec le duc de Beaufort et avec Mme de Montbazon ; d’autres traitèrent avec le Cardinal directement. Mais, comme Mme la princesse Palatine avait alors plus de part que personne à la confiance des Princes et à celle de Mme de Longueville, elle avait commencé toutes ces diverses négociations, et était dépositaire de tant d’engagements et de tant de traités opposés, que se voyant chargée tout à la fois d’un si grand nombre de choses contraires, elle craignit de devenir suspecte aux uns et aux autres : dans cette pensée, elle manda au duc de la Rochefoucauld qu’il était nécessaire qu’il se rendît à Paris sans être connu, afin qu’elle lui dît l’état des diverses cabales qui se formaient, et de se joindre à celle qui pouvait le plus avancer la liberté des Princes.

Le duc de la Rochefoucauld se rendit promptement à Paris, et demeura toujours caché chez la princesse Palatine pour examiner avec elle ce qu’on venait lui proposer de toutes parts. L’intérêt général des Frondeurs était l’éloignement et la ruine entière du Cardinal, à quoi ils demandaient que les Princes contribuassent avec eux de tout leur pouvoir. Mme de Chevreuse désirait que M. le prince de Conti épousât sa fille, qu’après la chute du Cardinal on mît M. de Châteauneuf dans la place du premier ministre, et que, cela étant, on donnerait à Monsieur le Prince le gouvernement de Guyenne, avec la lieutenance générale de cette province, et Blaye pour celui de ses amis qu’il choisirait, et le gouvernement de Provence pour M. le prince de Conti. Le duc de Beaufort et Mme de Montbazon n’avaient aucune connaissance de ce projet, et faisaient aussi un traité particulier, que les autres ignoraient, lequel consistait seulement à donner de l’argent à Mme de Montbazon et à lui faire obtenir pour son fils la survivance ou la récompense de quelqu’une des charges du duc de Montbazon. Le Coadjuteur paraissait sans autre intérêt que ceux de ses amis ; mais outre qu’il croyait trouver toute sa grandeur dans la perte du Cardinal, il avait une grande liaison avec Mme de Chevreuse, et on disait que la beauté de Mademoiselle sa fille avait encore plus de pouvoir sur lui. M. de Châteauneuf ne voulut point paraître dans ce traité ; mais, comme il avait toujours été également attaché à Mme de Chevreuse, et devant et après sa prison, ç’a toujours été aussi conjointement qu’ils ont pris leurs mesures, premièrement avec le Cardinal. et après avec ses ennemis : de sorte qu’on se contenta des paroles que Mme de Chevreuse donna pour M. de Châteauneuf. Il consentit que ce qu’il avait d’amis puissants et considérables dans la maison du Roi et dans le Parlement, vissent secrètement Mme la princesse Palatine, et qu’ils lui promissent d’entrer avec lui dans tous ses engagements ; il pouvait encore beaucoup sur l’esprit de M. le duc d’Orléans ; et le Coadjuteur, Mme de Chevreuse et lui l’avaient entièrement disposé à demander la liberté des Princes.

Tout était ainsi préparé. Monsieur le Prince, qui en était exactement averti, semblait pencher à conclure avec les Frondeurs ; mais le duc de la Rochefoucauld, qui jusqu’alors avait été ennemi du Coadjuteur, de Mme de Chevreuse, du duc de Beaufort et de Mme de Montbazon, voyant les négociations également avancées de tous côtés, empêcha Mme la princesse Palatine de faire ratifier à Monsieur le Prince le traité des Frondeurs, et retarda de le signer lui-même. Il jugeait que, si on traitait avec eux, les Princes ne pourraient sortir de prison sans une révolution entière, et qu’au contraire le Cardinal, qui avait les clefs du Havre, les pouvait mettre en liberté en un moment, et se servir peut-être d’une voie si juste et si honnête pour éviter les périls dont il était menacé.

Aussitôt que le Cardinal fut averti par Mme la princesse Palatine que le duc de la Rochefoucauld était à Paris, il souhaita avec empressement de le voir la nuit, en secret. Il se hasardait même, contre sa coutume, pour faire entrer le duc de la Rochefoucauld dans son appartement sans être vu ; il descendait seul et sans lumière dans la cour du Palais-Royal, et s’exposait ainsi à ce qu’on aurait pu entreprendre contre lui. Dans la première conversation, il justifia d’abord, avec beaucoup de soin et d’artifice, ce qu’il avait été contraint de faire contre Monsieur le Prince, et s’étendit sur les raisons qu’il avait eues de le faire arrêter ; il n’oublia rien pour persuader au duc de la Rochefoucauld qu’il souhaitait sincèrement de se réconcilier avec la maison de Condé, qu’il voulait entrer désormais dans tous leurs sentiments et dans toutes leurs liaisons, et que leur haine commune et irréconciliable pour le coadjuteur de Paris devait être le nœud de leur union. Il lui dit encore qu’il ne voulait de sûreté, dans son raccommodement avec Monsieur le Prince, que la parole de Mme de Longueville et celle du duc de la Rochefoucauld ; mais qu’il demandait du temps avant que de conclure un traité qui pouvait avoir de si grandes suites. Il voulut même éblouir le duc de la Rochefoucauld de toutes les espérances qui pouvaient le plus flatter son ambition : il lui offrit la disposition entière du mariage de ses trois nièces, pour lui prouver, ce disait-il, par une marque si singulière de confiance et d’estime, quelle préférence il lui voulait donner sur tous ses autres amis. Des offres si grandes et si étendues donnèrent plus de défiance au duc de la Rochefoucauld qu’elles ne lui donnèrent d’espérances. Néanmoins, comme tous les intérêts du Cardinal le devaient obliger à traiter de bonne foi, le duc de la Rochefoucauld eut quelque temps sujet de croire que sa négociation ne serait pas inutile, et que le Cardinal, environné de tant d’ennemis et exposé à tant de périls, prendrait enfin le seul bon parti qui lui restait à prendre. Il crut aussi qu’il était inutile de justifier la conduite passée de Monsieur le Prince. Il loua seulement le Cardinal d’avoir soutenu avec tant de gloire et de fermeté le poids des affaires dans des termes si difficiles ; il lui fit paraître qu’il recevait avec beaucoup de respect et de reconnaissance les marques particulières qu’il lui donnait de son estime et de son amitié, sans lui laisser croire toutefois qu’il pût se laisser toucher à tant de vaines espérances ; mais il le pria, en même temps, de se souvenir de ce qu’il lui avait dit à Bourg, en sortant de Bourdeaux, après que la paix fut signée, et que, comme il lui avait dit alors que son engagement vers Monsieur le Prince et M. le prince de Conti durerait autant que leur prison, il lui répétait les mêmes choses dans le Palais-Royal, étant encore plus entre ses mains qu’en Guyenne, et lui déclarait que la liberté des Princes était le seul intérêt qu’il eût alors à ménager. Il lui fit voir que les retardements étaient également contraires aux intérêts de la cour et à ceux des Princes, et que cette entrevue, qui ne pouvait être longtemps secrète, donnerait de nouvelles défiances aux Frondeurs. Il représenta ensuite à ce ministre tout ce qu’il crut capable d’augmenter ses soupçons et ses craintes, sans lui rien dire néanmoins de ce qui se formait tous les jours pour le chasser. Enfin il lui dit qu’il voulait une réponse positive, parce que la durée de la négociation pouvait faire perdre aux amis de Messieurs les Princes des occasions favorables de les tirer de prison ; qu’ils étaient encore en état de tenir cette grâce de lui et de se joindre à ses intérêts contre leurs ennemis communs ; mais qu’on était sur le point aussi de se joindre à tout ce qui lui était opposé, s’il refusait de mettre les Princes en liberté ; que tout ce qu’on pouvait faire était de lui donner vingt-quatre heures pour résoudre s’il lui était plus avantageux de s’unir à Monsieur le Prince pour perdre les Frondeurs, ou de voir Monsieur le Prince uni aux Frondeurs pour le perdre lui-même. Ce disCours ébranla le Cardinal ; il ne put néanmoins se déterminer sur l’heure : il remit au lendemain à rendre une réponse décisive ; mais son irrésolution naturelle et le peu de connaissance de son état présent lui firent perdre inutilement le temps de conclure, et obligèrent le duc de la Rochefoucauld de traiter deux jours après avec M. le duc d’Orléans et avec les Frondeurs, et de signer ce qu’ils avaient désiré.

L’habileté que le cardinal Mazarin avait fait paraître en tant d’occasions ne parut pas au duc de la Rochefoucauld dans tout le temps que dura cette négociation : il le trouva presque toujours étonné, irrésolu, affectant de fausses vanités, et se servant de petites finesses. Tout défiant qu’était ce ministre, et quelque besoin qu’il eût de ne pas se méprendre àjuger de l’état présent de ses affaires, il ne pénétra jamais ce qui se préparait contre lui : il ne connut point les divers intérêts, ni les sentiments de tant de gens qu’il croyait attachés à sa fortune, et qui traitaient néanmoins tous les jours de son éloignement et de la liberté des Princes.

Les choses étaient venues à un point que rien n’était capable de les empêcher d’éclater. M. le duc d’Orléans, qui suivait alors, comme j’ai dit, les avis et les sentiments de Mme de Chevreuse, de M. de Châteauneuf et du Coadjuteur, déclara ouvertement qu’il voulait la liberté des Princes. Cette déclaration de M. le duc d’Orléans donna une nouvelle vigueur au Parlement et au peuple et mit le Cardinal dans une entière consternation. Les bourgeois prirent les armes ; on fit la garde aux portes, et en moins de six heures il ne fut plus au pouvoir du Roi et de la Reine de sortir de Paris. La noblesse, voulant avoir part à la liberté des Princes, s’assembla, en ce même temps, pour la demander : on ne se contentait pas de faire sortir les Princes de prison, on voulait encore la vie du Cardinal. M. de Châteauneuf voyait ainsi augmenter ses espérances ; le maréchal de Villeroy, et presque toute la maison du Roi les appuyaient sous main de tout leur pouvoir. Une partie des ministres et plusieurs des plus particuliers amis et des créatures du Cardinal, faisaient aussi la même chose. Enfin la cour, dans aucune rencontre, n’a jamais mieux paru ce qu’elle est.

Mme de Chevreuse et M. de Châteauneuf gardaient encore alors exactement les apparences, et rien ne les avait rendus suspects au Cardinal, tant sa fortune présente et la secrète désertion de ses propres amis lui avaient ôté la connaissance de ce qui se passait contre lui : de sorte qu’ignorant la proposition du mariage de M. le prince de Conti, et considérant seulement Mme de Chevreuse comme la personne qui avait plus contribué à la prison des Princes en disposant M. le duc d’Orléans à y consentir, il eut d’autant moins de défiance des conseils qu’elle lui donna, que son abattement et ses craintes ne lui permettaient pas d’en suivre d’autres que ceux qui allaient à pourvoir à sa sûreté. Il se représentait sans cesse qu’étant au milieu de Paris, il devait tout appréhender de la fureur d’un peuple qui avait osé prendre les armes pour empécher la sortie du Roi. Mme de Chevreuse se servit avec beaucoup d’adresse de la disposition où il était, et désirant en effet son éloignement pour établir M. de Châteauneuf et pour achever le mariage de sa fille, elle se ménagea si bien, qu’elle eut beaucoup de part à la résolution qu’il prit enfin de se retirer. Il sortit le soir de Paris à cheval, sans trouver d’obstacle, et, suivi de quelques-uns des siens, il s’en alla à Saint-Germain. Cette retraite n’adoucit point les esprits des Parisiens ni du Parlement. On craignait même qu’il ne fût allé au Havre, pour enlever les Princes, et que la Reine n’eût dessein en même temps d’emmener le Roi hors de Paris. Cette pensée fit prendre de nouvelles précautions. On redoubla toutes les gardes des portes et des rues proche du Palais-Royal, et il y eut encore toutes les nuits non-seulement des partis de cavalerie pour s’opposer à la sortie du Roi, mais un soir que la Reine avait effectivement dessein de l’emmener, un des principaux officiers de la maison en donna avis à M. le duc d’Orléans, qui envoya des Ouches, à l’heure même, supplier la Reine de ne persister pas davantage dans un dessein si périlleux et que tout le monde était résolu d’empêcher ; mais, quelques protestations que la Reine pût faire, on n’y voulut ajouter aucune foi. Il fallut que des Duches visitât le Palais-Royal pour voir si les choses paraissaient disposées à une sortie, et qu’il entrât même dans la chambre du Roi, afin de pouvoir rapporter qu’il l’avait vu couché dans son lit.

Les affaires étant en ces termes, le Parlement, de son côté, donnait tous les jours des arrêts, et faisait de nouvelles instances à la Reine pour la liberté des Princes ; mais les réponses qu’elle faisait étaient toujours ambiguës et aigrissaient les esprits au lieu de les apaiser. Elle avait cru éblouir le monde en envoyant le maréchal de Gramont au Havre amuser Messieurs les Princes d’une fausse négociation, et lui-même l’avait été des belles apparences de ce voyage ; mais, comme il ne devait rien produire pour leur liberté, on connut bientôt que tout ce que la Reine avait fait jusqu’alors n’était que pour gagner du temps. Enfin, se voyant pressée de toutes parts, et ne sachant pas encore certainement si le Cardinal prendrait le parti de délivrer les Princes ou de les emmener avec lui, elle résolut de promettre solennellement au Parlement la liberté des Princes sans plus différer ; et le duc de la Rochefoucauld fut choisi pour aller porter au Havre, au sieur de Bar, qui les gardait, cet ordre si positif et qui détruisait tous ceux qu’il aurait pu avoir au contraire. M. de la Vrillière, secrétaire d’État, et Comminges, capitaine des gardes de la Reine, eurent charge de l’accompagner pour rendre la chose plus solennelle et laisser moins de lieu de douter de la sincérité de la Reine. Mais tant de belles apparences n’éblouirent pas le duc de la Rochefoucauld : il dit, en partant, à M. le duc d’Orléans, que la sûreté de tant d’écrits et de tant de paroles si solennellement données dépendait du soin qu’on apporterait à garder le Palais-Royal, et que la Reine se croirait dégagée de tout, du moment qu’elle serait hors de Paris. En effet, on a su depuis qu’elle envoya en diligence donner avis de ce voyage au Cardinal, qui était près d’arriver au Havre, et lui dire que, sans avoir égard à ses promesses et à l’écrit signé du Roi, d’elle et des secrétaires d’État, dont le duc de la Rochefoucauld et M. de la Vrillière étaient chargés, il pouvait disposer à son gré de la destinée des Princes, pendant qu’elle chercherait toutes sortes de voies pour tirer le Roi hors de Paris. Cet avis ne fit pas changer de dessein au Cardinal : il résolut, au contraire, de voir lui-même Monsieur le Prince, et de lui parler en présence de M. le prince de Conti, du duc de Longueville et du maréchal de Gramont. Il commença d’abord à justifier sa conduite sur les choses générales ; il lui dit ensuite, sans paraître embarrassé et avec assez de fierté, les divers sujets qu’il avait eus de se plaindre de lui, et les raisons qui l’avaient porté à le faire arrêter. Il lui demanda néanmoins son amitié ; mais il l’assura en même temps qu’il était libre de la lui accorder ou de la lui refuser, et que le parti qu’il prendrait n’empêcherait pas qu’il ne pût sortir du Havre, à l’heure même, pour aller où il lui plairait. Apparemment Monsieur le Prince fut facile à promettre ce qu’on désirait de lui. Ils dînèrent ensemble avec toutes les démonstrations d’une grande réconciliation ; et incontinent après le Cardinal prit congé de lui et le vit monter en carrosse avec M. le prince de Conti, le duc de Longueville et le maréchal de Gramontt. Ils vinrent coucher à trois lieues du Havre, dans une maison nommée Grosmesnil, sur le chemin de Rouen, où le duc de la Rochefoucauld, M. de la Vrillière, Comminges et le président Viole arrivèrent presque en même temps et furent témoins des premiers moments de leur joie. Ils recouvrèrent ainsi leur liberté treize mois après l’avoir perdue. Monsieur le Prince supporta cette disgrâce avec beaucoup de résolution et de constance, et ne perdit aucune occasion de faire cesser son malheur. Il fut abandonné de plusieurs de ses amis ; mais on peut dire avec vérité que nul autre n’en a jamais trouvé de plus fermes et de plus fidèles que ceux qui lui restèrent. Jamais personne de sa qualité n’a été accusé de moindres crimes, ni arrêté avec moins de sujet ; mais sa naissance, son mérite et son innocence même, qui devaient avec justice empêcher sa prison, étaient de grands sujets de la faire durer, si la crainte et l’irrésolution du Cardinal et tout ce qui s’éleva en même temps contre lui, ne lui eussent fait prendre de fausses mesures dans le commencement et dans la fin de cette affaire.



◄  II III IV   ►