Mémoires (Saint-Simon)/Tome 11/4

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CHAPITRE IV.


Helvétius en Espagne pour la reine à l’extrémité. — Orry et son fils. — La reine d’Espagne, pour ses derniers sacrements, congédie son confesseur jésuite et prend un dominicain. — Sa mort. — Retraite du roi d’Espagne chez le duc de Medina-Celi. — Deuil de la reine d’Espagne. — Conférences de Rastadt barbouillées. — Contade à la cour. — [Conférences] renouées. — Malhabileté de Villars. — La paix signée à Rastadt. — Contade en apporte la nouvelle. — Mort, caractère, maison, famille du duc de Foix. — Mort de Mme de Miossens ; son caractère. — Bâtards d’Albret expliqués. — Maréchal d’Albret ; sa fortune. — Mort et dépouille de Montpéroux. — Mort du Charmel. — Dureté du roi. — Mort et caractère de la maréchale de La Ferté et de sa sœur la comtesse d’Olonne. — Le roi donne au prince Charles douze mille livres de rentes en fonds ; voit en particulier l’électeur de Bavière ; donne les grandes entrées au maréchal de Villars, et à son fils la survivance de son gouvernement de Provence. — Villars, du Luc et Saint-Contest, ambassadeurs plénipotentiaires à Bade. — Époque de la première prétention des conseillers d’État de ne céder qu’aux gens titrés. — Six mille livres de pension à Saint-Contest. — Villars, chevalier de le Toison d’or, fait donner trois mille livres de pension au comte de Choiseul, son beau-frère. — Abbé de Gamaches auditeur de rote ; son caractère. — Maréchal de Chamilly fait donner à son neveu son commandement de la Rochelle, etc.


La reine d’Espagne, depuis longtemps violemment attaquée d’écrouelles autour du visage et de la gorge, se trouvoit à l’extrémité. Ne tirant aucun secours des médecins, elle voulut avoir Helvétius, et pria le roi par un courrier exprès de le lui envoyer. Helvétius, fort incommodé, et sachant d’ailleurs l’état de la princesse, n’y vouloit point aller, mais le roi le lui commanda absolument. Il partit aussitôt dans une chaise de poste, suivi d’une autre en cas que la sienne vînt à rompre, et dans cette autre étoit le fils d’Orry. Il eût fallu être bon prophète alors pour dire que nous le verrions contrôleur général ici, très absolu, très longtemps, et ministre d’État, dont la France se seroit aussi utilement passée que l’Espagne de son père, qui eut en ce même temps un bel appartement dans le palais, et dont la faveur et l’administration mécontentoit de plus en plus les Espagnols.

Helvétius arriva à Madrid le 11 février. Dès qu’il eut vu la reine, il dit qu’il n’y avoit qu’un miracle qui pût la sauver. Elle avoit un confesseur jésuite. Elle fit comme Mme la Dauphine sa sœur : lorsqu’il fut question des derniers sacrements et de penser tout de bon à la mort, elle le remercia et prit un dominicain. Le roi d’Espagne ne cessa que le 9 de coucher dans le lit de la reine. Elle mourut le mercredi 14 avec beaucoup de courage, de connoissance et de piété.

Le roi sortit aussitôt après du palais, et alla se mettre à l’autre bout de la ville de Madrid, dans une des plus belles maisons, où logeoit le duc de Medina-Celi, assez près du Buen-Retiro, où les princes d’Espagne furent conduits bientôt après. Ce choix au lieu du Retiro parut bizarre ; il n’est pas encore temps d’en parler.

La désolation fut générale en Espagne, où cette reine étoit universellement adorée. Point de famille dans tous les états où elle ne fût pleurée, et personne en Espagne qui s’en soit consolé depuis. J’aurai lieu d’en parler à l’occasion de mon ambassade. Le roi d’Espagne en fut extrêmement touché, mais un peu à la royale. On l’obligea à chasser et à aller tirer pour prendre l’air. Il se trouva en une de ces promenades lors du transport du corps de la reine à l’Escurial, et à portée du convoi. Il le regarda, le suivit des yeux, et continua sa chasse. Ces princes sont-ils faits comme les autres humains

Le roi regretta fort la reine d’Espagne. Il en prit le deuil en violet pour six semaines. M. le duc de Berry drapa. Mme de Saint-Simon ne vouloit point draper. Elle disoit avec raison que, n’étant point séparée comme les duchesses de Ventadour et de Brancas l’étoient de leurs maris, les équipages étoient à moi qui ne drapois point. Cela fut contesté quelques jours, mais M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry le prirent à l’honneur, et en prièrent Mme de Saint-Simon si instamment, qu’il fallut céder à la complaisance, tellement que nous fûmes mi-partis dans notre maison, avec des carrosses et une livrée moitié noir et moitié ordinaire.

Les conférences continuoient à Rastadt. Villars s’y embarbouilla si mal à propos qu’il fallut le désavouer, c’est-à-dire lui ordonner de courir après ce qu’il avoit lâché, et, comme que ce fût, de raccommoder la sottise qu’il avoit faite. Le chancelier, que j’en vis en grand dépit, me le conta sur-le-champ, et trouvoit Villars un bien malhabile homme dans toutes ses conférences, et longtemps depuis que je fus en commerce intime avec Torcy, il ne m’en parla pas mieux, non seulement sur Rastadt, mais sur toutes les négociations dont Villars s’est mêlé, et c’est ce qui est bien visible par les Pièces ici jointes. Ce retour de Villars à ce qu’il avoit lâché, et que je n’explique point non plus que cette négociation de paix avec l’empereur et l’empire, parce qu’elle se trouve dans les Pièces [1], ce retour, dis-je, surprit fort le prince Eugène qui avoit compté sur ce que Villars avoit lâché. Cela forma entre eux une contestation toujours polie, mais au fond si forte que le prince Eugène fit semblant de rompre, pour forcer la main au maréchal, qui à la fin ne put éviter de convenir d’envoyer au roi, et de se séparer en attendant ses ordres. Il se retira à Strasbourg le même jour que le prince Eugène à Stuttgard, et que Contade fut dépêché au roi. Torcy, chez qui il descendit, le mena au roi chez Mme de Maintenon, où Contade demeura plus d’une heure. C’étoit le samedi 10 février. Contade repartit le jeudi suivant, 15. À son retour les deux généraux se rassemblèrent à Rastadt, et y continuèrent leurs conférences. Elles finirent le mardi matin 6 mars, par la signature de la paix. Les deux généraux convinrent de se rassembler à Bade en Suisse, promptement après l’échange des ratifications, pour y ajuster plusieurs détails, et quelques intérêts de prince de l’empire, qui n’avoient pas paru assez importants pour arrêter la paix. Contade en apporta la nouvelle.

Le duc de Foix mourut à Paris à soixante-treize ans, sans enfants, sans charge, sans gouvernement. Il étoit chevalier de l’ordre et le dernier de sa maison. Avec lui son duché-pairie fut éteint. C’étoit un fort petit homme, de fort petite mine, qui, avec de la noblesse dans ses manières, de l’honneur dans sa conduite, de la valeur dans le peu qu’il avoit servi, et un esprit médiocre, n’avoit jamais été de rien, ni figuré nulle part ; mais il s’étoit fait aimer partout par l’agrément et la douceur de sa société. Il ne s’étoit jamais soucié que de s’amuser et de se divertir. Il avoit trouvé la duchesse de Foix de même humeur, et on disoit d’eux avec raison qu’ils n’avoient jamais eu que dix-huit ans, et étoient demeurés à cet âge, mais toujours dans la meilleure compagnie, et peu à la cour où il étoit peu considéré ; il finit la plus heureuse maison du monde, mais en qui le bonheur ne se fixa pas.

Elle étoit de Bresse, du nom de Greilly, et par corruption Grailly. Le hasard d’une alliance redoublée de la maison des comtes de Foix lui porta, contre toute apparence, le comté de Foix et tous les États de cette puissante maison. Un autre hasard aussi peu apparent la rendit héritière du royaume de Navarre. Un troisième hasard aussi bizarre lui enleva le tout presque aussitôt pour le faire passer dans la maison d’Albret, et de là bientôt après dans la maison de Bourbon par la mère d’Henri IV. Celle d’Anne, duchesse héritière de Bretagne et deux fois reine de France, étoit Greilly-Foix ; et le fameux Gaston de Foix, duc de Nemours, qui gagna la bataille de Ravenne où il fût tué, et sa sœur germaine, seconde femme du roi d’Aragon Ferdinand le Catholique, étoient aussi Greilly-Foix, et enfants d’une sœur de notre roi Louis XII. Si c’en étoit le lieu j’en pourrois rapporter d’autres grandeurs. M. de Foix avoit aussi les siennes dans sa branche, quoiqu’il ne vînt pas de celles-là. Cependant, avec toute la faveur constante de la marquise de Senecey et de la comtesse de Fleix sa fille, mère du duc de Foix, il ne fut pas mention de rang de prince pour une maison si distinguée, dans un temps où la reine mère étoit régente, où elle pouvoit tout, où elle se piquoit de reconnoissance, d’amitié et de toute sorte de considération pour Mme de Senecey qui avoit été chassée pour elle étant sa dame d’honneur, qu’elle rappela et remit dans sa charge dès qu’elle fut la maîtresse, et en donna la survivance à sa fille ; dans un temps où les Bouillon y parvinrent à force de félonies et d’épouvanter le cardinal Mazarin ; dans un temps où les menées et la faveur de la duchesse de Chevreuse et de Mmes de Montbazon et de Guéméné en eurent quelques prémices et s’en frayèrent le chemin pour les Rohan ; qu’auroient fait ces gentilshommes princisés s’ils avoient eu comme les Greilly des États étendus, et des royaumes dans leur maison, et surtout les Bouillon, des alliances pareilles ?

Mme de Senecey n’avoit d’enfants que la comtesse de Fleix, veuve comme elle, et celle-ci que deux garçons. Ces dames cependant n’eurent qu’un tabouret de grâce avec la pointe de celui des Rohan. Le bruit qu’en fit la noblesse, plus sage et plus instruite de ses intérêts dans la minorité de Louis XIV qu’elle ne se l’est montrée en celle de Louis XV, les fit ôter [2]. Les troubles passés, ils furent rendus, c’est-à-dire à la seule princesse de Guéméné pour les Rohan, qui seule l’avoit attrape, je dis attrapé comme on l’a vu (t. II, p. 153, 154), et aux deux dames d’honneur mère et fille, lesquelles enfin furent comprises dans cette étrange fournée de ducs et pairs de la fin de 1663 [3].

Randan fut érigé en leur faveur à toutes deux, et en celle du fils aîné de la comtesse de Fleix ; et le cadet, qui est celui dont il s’agit ici, fût appelé dans les lettres. L’aîné parut à peine dans le monde et mourut très promptement, sans enfants de la fille unique du duc de Chaulnes frère aîné de l’ambassadeur, et de la fille aînée du premier maréchal de Villeroy, qui se remaria si étrangement à ce M. d’Hauterive dont on a parlé, et qui fut toujours connue depuis sous le nom de Mme d’Hauterive de Chaulnes. M. de Foix, de la mort duquel on vient de parler, devint ainsi duc et pair de fort bonne heure ; il ne prétendit jamais à princerie, mais il étoit bon à entendre et à voir sur ces rangs étrangers, quoique d’ailleurs simple et modeste. Il fut généralement et beaucoup regretté, et mérita de l’être.

Mme de Miossens mourut en même temps à soixante-dix-huit ans, dans un beau logement complet des basses cours de Luxembourg que le roi lui avoit donné, et que Mme de Caylus eut après elle. Mme de Miossens étoit aussi bonne femme que sa sœur cadette, Mme d’Heudicourt, étoit méchante. Elle avoit fort peu de bien et paraissoit très rarement à la cour. C’étoit une femme très maigre, d’une taille qui effrayoit par sa hauteur extraordinaire, avec des yeux vifs, un visage allumé, de longues dents blanches qui paraissoient fort ; elle ressembloit à une sorcière. Elle vivoit très retirée et dans la piété. Elle n’avoit point eu d’enfants de son mari, tué en duel en 1672 par Saint-Léger-Corbon ; et ce mari étoit frère cadet du maréchal d’Albret, dont le frère aîné fut premier mari de la duchesse de Richelieu, dame d’honneur de la reine, puis par confiance de la dauphine de Bavière à son mariage. L’occasion est trop naturelle d’expliquer une fois pour toutes ces bâtards d’Albret pour la manquer, d’autant que la fortune si étrangement prodigieuse dont Mme de Maintenon trouva la source chez le maréchal d’Albret, et celles que les connoissances qu’elle fit dans cette maison ont faites, doivent exciter la curiosité sur le maréchal d’Albret.

Gilles d’Albret étoit cinquième fils de Charles II sire d’Albret, comte de Dreux, vicomte de Tartas, fils aîné du connétable d’Albret Charles Ier tué à la bataille d’Azincourt, 25 octobre 1415, gagnée par les Anglois, si funeste à la France. Les frères de Gilles d’Albret étoient : Jean d’Albret vicomte de Tartas, grand-père de Jean sire d’Albret, qui devint roi de Navarre, comte de Foix, etc., par son mariage avec Catherine de Greilly, dite de Foix, héritière de tous ces États, et dont la petite-fille Jeanne d’Albret fut héritière, et les porta dans la maison de Bourbon en épousant Antoine de Bourbon duc de Vendôme, dont elle eut notre roi Henri IV. Les autres frères de Gilles furent le cardinal d’Albret, le seigneur d’Orval dont la branche finit à son fils qui n’eut que des filles, et le seigneur de Sainte-Bazeille qui ne laissa point d’enfants, et eut la tête coupée à Poitiers, 7 avril 1473, pour avoir trahi Pierre de Bourbon sire de Beaujeu, et l’avoir livré au comte d’Armagnac. Mais, si de bons auteurs mettent notre Gilles pour le dernier fils de Charles II d’Albret avec le titre de seigneur de Castelmoron, d’autres aussi bons lui contestent cette naissance, et le font bâtard de Jean d’Albret grand-père de celui-ci qui par son mariage fut roi de Navarre, comte de Foix, etc.

Quoi qu’il en soit, ce Gilles d’Albret, bâtard ou légitime, ne fut point marié ; et de Jeannette Le Sellier eut un bâtard nommé Étienne, qui est la souche des Miossens, dont il s’agit ici. Cet Étienne fut sénéchal de Foix, premier chambellan de Jean d’Albret, roi de Navarre et comte de Foix, par son mariage avec Catherine susdite, et obtint quelques terres de ce prince. Il fut aussi le premier des ambassadeurs de cette reine Catherine pour son traité de confédération avec Louis XII en 1512 ; et il eut de ce prince, en 1527, des lettres de légitimation, où il est traité de cousin, et son père nommé fils puîné de Charles II d’Albret. Étienne porta le nom de seigneur de Miossens depuis son mariage avec Françoise, fille et héritière de Pierre, baron de Miossens, qu’il épousa en 1510, dont il eut un fils unique, qui fut Jean dit d’Albret, baron de Miossens et de Coaraze. Il fut lieutenant général d’Henri d’Albret, roi de Navarre comte de Foix, etc., en ses pays et États ; il épousa Suzanne, dite de Bourbon, fille du seigneur de Busset, bâtard de Liège, laquelle fut gouvernante de notre roi Henri IV. Ils eurent un fils et une fille qui épousa un Cochefilet. Le fils fut Henri dit d’Albret, baron de Miossens, etc., qui fut, en 1595, chevalier du Saint-Esprit, gouverneur et sénéchal de Navarre et Béarn. Il épousa Antoinette de Pons, sœur d’autre Antoinette de Pons, qui fut la célèbre marquise de Guiercheville, dame d’honneur de la reine Maria de Médicis, femme de M de Liancourt et mère du duc de Liancourt. De ce mariage une fille qui épousa, en 1609, Jean de Grossolles, baron de Flamarens, et deux fils, dont le cadet fut d’église et peu connu.

L’aîné, Henri dit d’Albret, baron de Miossens et, par sa mère, comte de Marennes, épousa Anne de Pardaillan sœur du père de Montespan, mari de la trop célèbre Mme de Montespan.

De ce mariage trois fils, en qui finit cette bâtardise, et six filles dont l’aîné épousa, en 1637, Renée Gruel, seigneur de La Frette, comte de Jonsac en Saintonge [4], frère du père de MM. de La Frette, si connus par leur célèbre duel ; deux autres mariées et trois abbesses.

Les trois fils furent Fr. Alexandre dit d’Albret, comte de Marennes, mort, en 1648, premier mari d’Anne Poussart, depuis remariée au duc de Richelieu, et dame d’honneur de la reine, etc. Il mourut de bonne heure, ne figura point, et laissa un fils qui porta hardiment le nom de marquis d’Albret et les armes pleines sans nulle brisure, moins encore de marques de bâtardise, comme avoient fait ses pères depuis l’extinction de la maison d’Albret. Mme de Richelieu, sa mère, le maria fort jeune à la fille unique du maréchal d’Albret, son beau-frère et oncle paternel de son fils. Elle étoit franche héritière, c’est-à-dire riche, laide et maussade. Le marquis d’Albret, jeune, galant, bien fait, étourdi, et qui se croyoit du sang des rois de Navarre, n’en fit pas grand cas, et se fit tuer malheureusement pour une galanterie, à la première fleur de son âge. Sa veuve demeura sans enfants avec sa belle-mère, qui la fit faire dame du palais de la reine, aux premières que le roi lui donna. Le comte de Marsan, jeune, avide et gueux, qui avoit accoutumé de vivre d’industrie, et qui avoit ruiné la maréchale d’Aumont, fit si bien sa cour à la marquise d’Albret, qui n’avoit pas accoutumé d’être courtisée, qu’elle l’épousa en lui donnant tout son bien par le contrat de mariage, sans que la duchesse de Richelieu en sût rien que lorsqu’il fallut s’épouser. Elle en fut la dupe. M. de Marsan la laissa dans un coin de sa maison, avec le dernier mépris et dans la dernière indigence, tandis qu’il se réjouissoit de son bien. Elle mourut dans ce malheur sans enfants.

Le maréchal d’Albret fut le second des trois frères ; il porta le nom de Miossens. C’étoit un homme d’esprit, de main, de tête et plus encore d’intrigue et d’industrie, qui se dévoua au cardinal Mazarin, mais qui sut s’en faire compter, et monter rapidement à la tête des gens d’armes de la garde, que le comte de Coligny commandoit, mais qui paraissoit peu. Lorsque le cardinal eut tout arrangé pour arrêter M. le Prince, M. le prince de Conti et M. de Longueville dans l’appartement de la reine-mère, l’après-midi du 18 janvier 1650, au Palais-Royal à Paris, il confia leur conduite du Palais-Royal à Vincennes à Miossens, et à un détachement qu’il choisit des gens d’armes de la garde. Le carrosse où étoient les illustres prisonniers rompit hors de Paris. Il fallut le raccommoder, et ce fut là où M. le Prince s’écria : « Ah ! Miossens, si tu voulois ! » en offrant monts et merveilles. Mais Miossens en savoit trop pour prendre le change. Il avoit fait son marché, et à force d’exagérer la délicatesse et le danger de cette conduite, il avoit tiré parole d’un bâton de maréchal de France. Moins d’une année après, il succéda à Coligny. Le cardinal crut l’amuser en lui donnant la compagnie des gens d’armes, et se délivrer de la sommation fréquente qu’il lui faisoit de sa parole. Miossens prit toujours la charge, mais, au bout de fort peu de temps, il se remit aux trousses du cardinal, et avec la force qu’il tiroit de plus de cette compagnie dont il étoit alors capitaine, il lui fit si grande peur qu’il en arracha le bâton, à la promotion qu’on fit le 15 février 1653. Ainsi il ne l’attendit pas longtemps. Il avoit lors trente-neuf ans, et avoit très peu servi, jamais nulle part en chef, et depuis ne vit plus de guerre ; mais il sut se donner et se continuer toute sa vie une grande considération, et obtenir le gouvernement de Guyenne.

Il avoit épousé en 1645 la fille cadette de Guénégaud, trésorier de l’épargne, sœur du secrétaire d’État, dont il fut veuf d’assez bonne heure, et n’en eut qu’une fille dont on vient d’expliquer la vie. L’hôtel d’Albret fut toujours à Paris le rendez-vous de la meilleure et de la plus illustre compagnie, et devint le berceau de la fortune de Mme de Maintenon, et par elle des amis qu’elle y avoit faits. Mme d’Heudicourt s’en sentit des premières. Sa sœur aînée, Mme de Miossens, n’en ramassa que peu de miettes. Son mari fut le troisième frère et le dernier, dont on a déjà vu la fin. Le maréchal d’Albret alla mourir à Bordeaux le 3 septembre 1676 à soixante-huit ans et fut fort regretté. Mme de Miossens et Mme d’Heudicourt étoient Pons, ainsi que la grande-mère du maréchal d’Albret, qui avec raison se faisoit grand honneur de cette alliance. Mlles de Pons, par là ses parentes, ne bougeoient de chez lui. Elles n’avoient pas de chausses ; il les aidoit, et trouvoit la cadette fort à son gré par sa beauté et par son esprit, et la maria pour rien à Heudicourt qu’il en embâta pour l’honneur de l’alliance, et il décrassa ce Sublet par la charge de grand louvetier, que Saint-Hérem lui vendit lorsqu’il eut le gouvernement et la capitainerie de Fontainebleau. L’agrément que le maréchal d’Albret en obtint à Heudicourt fut en faveur de ce mariage.

Montpéroux, lieutenant-général et mestre de camp général de la cavalerie, mourut assez jeune. Il dormoit partout depuis longtemps, et debout et en mangeant. C’étoit un brave homme, assez officier, sans aucun esprit. Il ne laissa point d’enfants. La Vallière, commissaire général, monta à sa charge, et vendit la sienne au comte de Châtillon, gendre de Voysin.

On a vu en son temps l’exil du Charmel et ses causes, dont son opiniâtreté à ne vouloir point voir le roi, et le dépit du roi contre les gens retirés qui ne le voyoient point, fut, comme je l’ai raconté alors, la cause foncière de sa disgrâce. Cette pique du roi à son égard ne se passa point, et dégénéra en une dureté étrange, pour en parler sobrement. Le Charmel, attaqué de la pierre, fit demander la permission de venir se faire tailler à Paris. La permission fut impitoyablement refusée. Le mal pressoit ; il fallut faire l’opération au Charmel. Elle fut si rude et peut-être si mal faite, qu’il en mourut trois jours après, dans les plus grands sentiments de piété et de pénitence. Il est bien rare de la pousser aussi loin et de la soutenir aussi longtemps avec la même ferveur et la même exactitude qu’il fit la sienne, parmi une infinité de bonnes œuvres et toutes celles qu’il put pratiquer. Il n’avoit presque point d’étude, et il n’avoit d’esprit que ce que lui en avoit donné l’usage du grand monde. La piété avoit suppléé à tout. Je n’en dirai pas davantage, en ayant assez parlé ailleurs. Il avoit soixante-huit ans, et il avoit passé autant d’années dans la retraite qu’il en avoit vécu dans le grand monde. Il avoit toujours été persuadé que cela lui arriveroit, et il me l’avoit dit plusieurs fois. M. de Beauvau-Craon, mari de la dame d’honneur de Mme la duchesse de Lorraine, à qui M. de Lorraine a fait et procuré une si incroyable fortune, est fils de la sœur du Charmel.

La maréchale de La Ferté mourut à Paris en ce même temps, à plus de quatre-vingts ans. Elle étoit mère du feu duc de La Ferté et du P. de La Ferté jésuite, et sœur de la comtesse d’Olonne qui étoit son aînée et fort riche sans enfants, et elle fort pauvre. Mme d’Olonne étoit veuve d’un cadet de la maison de La Trémoille qui tint toute sa vie chez lui tripot de jeu et de débauche. Les deux sœurs étoient d’Angennes, d’une branche cadette éteinte en elles. Leur beauté et le débordement de leur vie fit grand bruit. Aucune femme, même des plus décriées pour la galanterie, n’osoit les voir ni paroître nulle part avec elles. On en étoit là alors. La mode a bien changé depuis. Quand elles furent vieilles et que personne n’en voulut plus, elles tâchèrent de devenir dévotes. Elles logeoient ensemble, et un mercredi des Cendres elles s’en allèrent au sermon. Ce sermon, qui fut sur le jeûne et sur la nécessité de faire pénitence, les effraya. « Ma sœur, se dirent-elles au retour, mais c’est tout de bon, il n’y a point de raillerie, il faut faire pénitence, ou nous sommes perdues. Mais, ma sœur, que ferons-nous ? » Après y avoir bien pensé : « Ma sœur, dit Mme d’Olonne, voici ce qu’il faut faire, faisons jeûner nos gens. » Elle étoit fort avare ; et avec tout son esprit, car elle en avoit beaucoup, elle crut avoir très bien rencontré. À la fin pourtant elle se mit tout de bon dans la piété et la pénitence, et mourut trois mois après sa sœur la maréchale de La Ferté. Quelque impétueux que fut le maréchal son mari, il fut sa dupe toute sa vie ou le voulut bien paroître. On n’oubliera jamais que ce fut d’elle que se fit la planche de légitimer un bâtard sans nommer la mère, comme je l’ai raconté ailleurs, pour, sur cet exemple, légitimer ceux du roi sans nommer Mme de Montespan.

Le roi donna douze mille livres de rente en fonds d’un droit de péage en Normandie au prince Charles, fils et survivancier de M. le Grand ; et il vit une demi-heure seul dans son cabinet l’électeur de Bavière, qui y étoit monté par les derrières. Il demeuroit en une maison de Saint-Cloud, où il étoit venu de Compiègne.

Le maréchal de Villars arrivant de Rastadt le salua le 15 mars dans son cabinet à Versailles, au retour de courre le cerf à Marly. Le roi l’embrassa, le loua fort, lui donna pour son fils la survivance de son gouvernement de Provence, et à lui les entrées des premiers gentilshommes de la chambre, dont il prit possession le soir même au coucher. Ces grâces si singulièrement grandes surprirent fort la cour, et, envie à part, ne l’édifièrent pas.

En même temps le roi le nomma son premier ambassadeur plénipotentiaire pour aller à Bade, le comte du Luc pour le second, qui se trouvoit tout porté, étant ambassadeur en Suisse ; et pour troisième La Houssaye, conseiller d’État et intendant d’Alsace, qui se trouvoit aussi tout porté à Strasbourg. La surprise fut extrême du refus de La Houssaye qui ne pouvoit, disoit-il, céder au comte du Luc, qui n’étoit pas conseiller d’État ; et le scandale plus grand encore de ce que le roi ne fit qu’en rire et s’en moquer tout haut, et nomma Saint-Contest, maître des requêtes, intendant à Metz, qui en eut six mille livres de pension. Outre que le comte du Luc étoit par sa naissance un seigneur, et qu’il étoit actuellement ambassadeur, on n’avoit jamais ouï parler encore qu’en magistrat eût osé prétendre aucune compétence avec un homme de qualité, ou passant pour tel. C’est donc ici l’époque où cela fut imaginé pour la première fois, et passé toute de suite. On cria ; les gens de robe eux-mêmes en furent honteux, mais il n’en fut autre chose. Ainsi la robe ose tout, usurpe tout et domine tout. Les premiers magistrats prétendent ne plus céder qu’aux ducs et aux officiers de la couronne. C’est encore une grande modestie dont il leur faut être très obligé.

Peu de jours après, le maréchal de Villars qui vouloit tout atteindre, et qui, sans avoir jamais servi l’Espagne, en avoit obtenu la Toison, reçut le collier de cet ordre à Versailles, dans l’appartement de M. le duc de Berry, des mains de ce prince, en présence de tous ceux qui avoient cet ordre en France, et qui s’y trouvèrent en collier. Le maréchal fit presque en même temps donner mille écus de pension au comte de Choiseul son beau-frère.

L’abbé de Gamaches fut nommé auditeur de rote [5] en la place du cardinal de Polignac. C’étoit un garçon d’esprit, de savoir, encore plus d’ambition, et qui compta bien se faire cardinal. Mais pour le devenir quand on est François, il faut d’autres degrés que celui de la rote, et force ressorts dont cet abbé se flattoit bien aussi de ne pas manquer. Il y fit bien tout ce qu’il put, mais il mourut en la peine, après avoir frisé la corde plus d’une fois d’être rappelé et disgracié.

Le maréchal de Chamilly qui, à soixante-dix-huit ans, étoit sans enfants, et à qui le commandement de la Rochelle et des pays voisins ne pouvoit plus être bon à rien, obtint du roi de le faire passer au comte de Chamilly, ancien lieutenant général et fils de son frère, qui avoit été ambassadeur en Danemark.


  1. Tous les passages où Saint-Simon parle des Pièces annexées à ses Mémoires ont été supprimés dans les précédentes éditions.
  2. Voy., sur les discordes relatives à ces tabourets, t. II. p. 153, 154, note.
  3. Voy., à la fin du Ier volume, p. 449, la note relative à cette fournée de ducs et pairs.
  4. Jonsac est en Saintonge, tandis que Lonsac, que portent les précédentes éditions, est en Angoumois.
  5. Voy., sur le tribunal de la rote, t. II, p. 383, note.