Mémoires (Vidocq)/Chapitre 21

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Tenon (Tome IIp. 228-265).


CHAPITRE XXI.


Encore un brigand. — Ma carriole d’osier. — Arrestation des deux forçats. — Découverte épouvantable. — Saint-Germain veut m’embaucher pour un vol. — J’offre de servir la police. — Perplexités horribles. — On veut me prendre au chaud du lit. — Ma cachette. — Aventure comique. — Travestissements sur travestissements. — Chevalier m’a dénoncé. — Annette au dépôt de la Préfecture. — Je me prépare à quitter Paris. — Deux faux monnayeurs. — On me saisit en chemise. — Je suis conduit à Bicêtre.


Me voilà receleur ! J’étais criminel malgré moi ; mais enfin je l’étais, puisque je prêtais les mains au crime : on ne conçoit pas d’enfer pareil à celui dans lequel je vivais. Sans cesse j’étais agité ; remords et crainte, tout venait m’assaillir à la fois ; la nuit, le jour, à chaque instant, j’étais sur le qui vive. Je ne dormais plus, je n’avais plus d’appétit, le soin de mes affaires ne m’occupait plus, tout m’était odieux. Tout ! non, j’avais près de moi Annette et ma mère. Mais ne me faudrait-il pas les abandonner ?… Tantôt, je frémissais à cette réminiscence de mes appréhensions, ma demeure se transformait en un abominable repaire, tantôt elle était envahie par la police, et la perquisition mettait au grand jour les preuves d’un méfait qui allait attirer sur moi la vindicte des lois. Harcelé par la famille Chevalier, qui me dévorait ; tourmenté par Blondy, qui ne se lassait pas de me soutirer de l’argent ; épouvanté de ce qu’il y avait d’horrible et d’incurable dans ma position, honteux d’être tyrannisé par les plus viles créatures que la terre eût portées, irrité de ne pouvoir briser cette chaîne morale qui me liait irrévocablement à l’opprobre du genre humain, je me sentis poussé au désespoir, et pendant huit jours je roulai dans ma tête les plus sinistres projets. Blondy, l’exécrable Blondy, était celui surtout contre qui se tournait toute ma rage. Je l’aurais étranglé de bon cœur, et pourtant je l’accueillais encore, je le ménageais. Emporté, violent comme je l’étais, tant de patience était un miracle, c’était Annette qui me le commandait. Oh ! que je faisais alors des vœux bien sincères pour que, dans une des excursions fréquentes que faisait Blondy, quelque bon gendarme pût lui mettre la main sur le collet ! Je me flattais que c’était là un événement très prochain, mais chaque fois qu’une absence un peu plus longue que de coutume me faisait présumer que j’étais enfin délivré de ce scélérat, il reparaissait, et avec lui revenaient tous mes soucis.

Un jour, je le vis arriver avec Duluc et un ex-employé des droits réunis, nommé Saint-Germain, que j’avais connu à Rouen, où, comme tant d’autres, il ne jouissait que provisoirement de la réputation d’honnête homme. Saint-Germain, pour qui j’étais le négociant Blondel, fut fort étonné de la rencontre ; mais il suffit de deux mots de Blondy pour lui donner la clef de toute mon histoire : j’étais un fieffé coquin ; la confiance prit la place de l’étonnement, et Saint-Germain, qui, à mon aspect, avait d’abord froncé le sourcil, se dérida. Blondy m’apprit qu’ils allaient partir tous trois pour les environs de Senlis, et me pria de lui prêter la carriole d’osier dont je me servais pour courir les foires. Heureux d’être débarrassé de ces garnements à ce prix, je m’empressai de leur donner une lettre pour la personne qui la remisait. On leur livra la voiture avec les harnais ; ils se mirent en route, et je restai dix jours sans recevoir de leurs nouvelles : ce fut Saint-Germain qui m’en apporta. Un matin, il entra chez moi ; il avait l’air effaré et paraissait excédé de fatigue. – Eh bien ! me dit-il, les camarades sont arrêtés. Arrêtés ! m’écriai-je, dans le transport d’une joie que je ne pus contenir ; mais, reprenant aussitôt mon sang-froid, je demandai des détails, en affectant d’être consterné. Saint-Germain me raconta fort brièvement comme quoi Blondy et Duluc avaient été arrêtés, uniquement parce qu’ils voyageaient sans papiers ; je ne crus rien de ce qu’il disait, et je ne doutai pas qu’ils n’eussent fait quelque coup. Ce qui me confirma dans mes soupçons, c’est qu’à la proposition que je fis de leur envoyer de l’argent, Saint-Germain répondit qu’ils n’en avaient que faire. En s’éloignant de Paris, ils possédaient cinquante francs à eux trois ; certes, avec une somme aussi modique, il leur aurait été bien difficile de faire des économies ; comment advenait-il qu’ils ne fussent pas encore au dépourvu ? la première idée qui me vint fut qu’ils avaient commis quelque vol considérable, dont ils ne se souciaient pas de me faire confidence : je découvris bientôt qu’il s’agissait d’un attentat beaucoup plus grave.

Deux jours après le retour de Saint-Germain, il me prit la fantaisie d’aller voir ma carriole, qu’il avait ramenée : je remarquai d’abord qu’on en avait changé la plaque. En visitant l’intérieur, j’aperçus sur la doublure de coutil blanc et bleu des taches rouges fraîchement lavées ; puis, ayant ouvert le coffre pour prendre la clef d’écrou, je le trouvai rempli de sang, comme si l’on y eût déposé un cadavre. Tout était éclairci, la vérité s’annonçait plus épouvantable encore que mes conjectures ; je n’hésitai pas : plus intéressé peut-être que les auteurs du meurtre, à en faire disparaître les traces, la nuit suivante, je conduisis la voiture sur les bords de la Seine ; parvenu au-dessus de Bercy, dans un lieu isolé, je mis le feu à de la paille et à du bois sec dont je l’avais bourrée, et je ne me retirai que lorsqu’elle eut été réduite en cendres.

Saint-Germain, à qui je communiquai le lendemain mes remarques, sans lui dire toutefois que j’eusse brûlé ma carriole, m’avoua enfin que le cadavre d’un roulier assassiné par Blondy, entre Louvres et Dammartin, y avait été caché jusqu’à ce qu’on eût trouvé l’occasion de le jeter dans un puits. Cet homme, l’un des plus audacieux scélérats que j’aie rencontrés, parlait de ce forfait comme s’il se fût entretenu de l’action la plus innocente : c’était le rire sur les lèvres et du ton le plus détaché, qu’il en énumérait jusqu’aux moindres circonstances. Il me faisait horreur, je l’écoutais dans une sorte de stupéfaction ; quand je l’entendis me déclarer qu’il lui fallait l’empreinte des serrures d’un appartement dont je connaissais le locataire, mes terreurs furent à leur comble. Je voulus lui faire quelques observations. – Et que ça me fait à moi ? me répondit-il ; en affaires comme en affaires ; parce que tu le connais ?… raison de plus : tu sais les êtres, tu me conduiras et nous partagerons. Allons ! ajouta-t-il, il n’y a pas à tortiller, il me faut l’empreinte. Je feignis de me rendre à son éloquence. – Des scrupuleux comme ça !… tais-toi donc ! reprit Saint-Germain, tu me fais suer (l’expression dont il se servit était un peu moins congrue). Enfin, à présent c’est dit, nous sommes de moitié. – Grand Dieu ! quelle association ! ce n’était guère la peine de me réjouir de la mésaventure de Blondy : je tombais véritablement de fièvre en chaud mal. Blondy pouvait encore céder à certaines considérations, Saint-Germain jamais, et il était bien plus impérieux dans ses exigences.

Exposé à me voir compromis d’un instant à l’autre, je me déterminai à faire une démarche auprès de M. Henry, chef de la division de sûreté à la préfecture de police : j’allai le voir ; et après lui avoir dévoilé ma situation, je lui déclarai que si l’on voulait tolérer mon séjour à Paris, je donnerais des renseignements précieux sur un grand nombre de forçats évadés, dont je connaissais la retraite et les projets.

M. Henry me reçut avec assez de bienveillance ; mais, après avoir réfléchi un moment à ce que je lui disais, il me répondit qu’il ne pouvait prendre aucun engagement vis-à-vis de moi. – Cela ne doit point vous empêcher de me faire des révélations, continua-t-il, on jugera alors à quel point elles sont méritoires, et peut-être… – Ah ! Monsieur, point de peut-être, ce serait risquer ma vie : vous n’ignorez pas de quoi sont capables les individus que je désire vous signaler, et si je dois être reconduit au bagne après que quelque partie d’une instruction juridique aura constaté que j’ai eu des rapports avec la police, je suis un homme mort.

— En ce cas, n’en parlons plus. – Et il me laissa partir sans même me demander mon nom.

J’avais l’âme navrée de l’insuccès de cette tentative. Saint-Germain ne pouvait manquer de revenir ; il allait me sommer de lui tenir ma parole ; je ne savais plus que faire : devais-je avertir la personne que nous étions convenus de dévaliser ensemble ? Sil eût été possible de me dispenser d’accompagner Saint-Germain, il aurait été moins dangereux de donner un pareil avis ; mais j’avais promis de l’assister, il n’y avait pas d’apparence que je pusse, sous aucun prétexte, me dégager de ma promesse ; je l’attendais comme on attend un arrêt de mort. Une semaine, deux semaines, trois semaines se passèrent dans ces perplexités. Au bout de ce temps je commençai à respirer ; après deux mois je fus tranquille tout à fait ; je croyais que, comme ses deux camarades, il s’était fait arrêter quelque part. Annette, je m’en souviendrai toujours, fit une neuvaine, brûla au moins une douzaine de cierges, à leur intention. – Mon Dieu ! s’écriait-elle quelquefois, faites-moi la grâce qu’ils restent où ils sont ! La tourmente avait été de longue durée ; les instants de calme furent bien courts, ils précédèrent la catastrophe qui devait décider de mon existence.

Le 3 mai 1809, au point du jour, je suis éveillé par quelques coups frappés à la porte de mon magasin ; je descends pour voir de quoi il s’agit, et je me dispose à ouvrir, lorsque j’entends un colloque à voix basse : – C’est un homme vigoureux, disent les interlocuteurs, prenons nos précautions ! Plus de doute sur le motif de cette visite matinale ; je remonte à la hâte dans ma chambre ; Annette est instruite de ce qui se passe ; elle ouvre la fenêtre, et, tandis qu’elle entame la conversation avec les agents, m’esquivant en chemise par une issue qui donne sur le carré, je gagne rapidement les étages supérieurs. Au quatrième, je regarde ; j’écoute : je suis seul. Dans un renfoncement au-dessous du lambris, se trouve un lit caché par un lambeau de damas cramoisi en forme de rideau : pressé par la circonstance, et certain que déjà l’escalier est gardé, je me jette sous les matelas ; mais à peine m’y suis-je blotti, quelqu’un entre ; on parle, je reconnais la voix, c’est celle d’un jeune homme nommé Fossé, dont le père, monteur en cuivre, était couché dans la pièce contiguë ; un dialogue s’établit :


SCÈNE PREMIÈRE

Le père, la mère, le fils.


Le fils. Vous ne savez pas, papa ? on cherche le tailleur ;… on veut l’arrêter ; toute la maison est en l’air… Entendez-vous la sonnette ? .. Tiens, tiens, les voilà qui sonnent chez l’horloger.

La mère. Laisse-les sonner, ne te mêle pas de ça ; les affaires des autres ne nous regardent pas. (À son mari.) Allons, mon homme, habille-toi donc, ils n’auraient qu’à venir.

Le père. (Bâillant ; il est à présumer qu’en même temps il se frottait le front.) Le diable les emporte ! et qu’est-ce qu’ils veulent donc au tailleur ?

Le fils. Je ne sais pas, papa ; mais il sont joliment du monde, et des mouchards, et des gendarmes, qui mènent le commissaire avec eux.

Le père. C’est pt’être rien du tout seulement. La mère. Et qu’est-ce qu’il peut avoir fait ? Un tailleur !

Le père. Qu’est-ce qu’il peut avoir fait ? il peut avoir fait ;… ah ! j’y suis !… puisqu’il vend du drap ; il aura fait des habits avec des marchandises anglaises.

La mère. Il aura, comme on dit, employé des denrées coloniales ; tu me fais rire, toi : est-ce qu’on l’arrêterait pour ça ?

Le père. Je crois bien qu’on l’arrêterait pour ça, et le blocus continental, c’est-il pour des prunes qu’on l’a décrété ?

Le fils. Le blocus continental ! qu’est-ce que ça veut dire papa ? ça va-t-il sur l’eau ?

La mère. Ah ! oui, dis-nous donc ce que ça veut dire, et mets nous ça au plus juste ?

Le père. Ça veut dire que le tailleur va pt’être bien être bloqué.

La mère. Oh ! mon Dieu ! le pauvre homme ! je suis sûre qu’ils vont l’emmener… des criminels comme ça, qui ne sont pas coupables, si ça ne dépendait que de moi… je crois que je les cacherais dans ma chemise.

Le père. Sais-tu qu’il fait du volume, le tailleur ? c’est un fameux corps !

La mère. C’est égal, je le cacherais tout de même. Je voudrais qu’il vienne ici. Tu te souviens de ce déserteur ?…

Le père. Chut ! chut ! les voilà qui montent.


SCÈNE DEUXIÈME

Les précédents, le commissaire, des gendarmes, des mouchards.


Dans ce moment, le commissaire et ses estafiers, après avoir parcouru la maison du haut en bas, arrivent sur le palier du quatrième. Le commissaire. Ah ! la porte est ouverte. Je vous demande pardon du dérangement, mais c’est dans l’intérêt de la société. Vous avez pour voisin un grand scélérat, un homme capable de tuer père et mère.

La femme. Quoi, M. Vidocq ?

Le commissaire. Oui, Vidocq, madame, et je vous enjoints, dans le cas où vous ou votre mari lui auriez donné asile, de me le déclarer sans délai.

La femme. Ah ! monsieur le commissaire, vous pouvez chercher partout, si ça vous fait plaisir… nous, donner asile à quelqu’un !…

Le commissaire. D’abord, cela vous regarde, la loi est excessivement sévère ! c’est un article sur lequel elle ne plaisante pas, et vous vous exposeriez à des peines très graves ; pour un condamné à la peine capitale, il n’y va rien moins que de…

Le mari (vivement). Nous ne craignons rien, monsieur le commissaire.

Le commissaire. Je le crois… je m’en rapporte parfaitement à vous. Cependant pour n’avoir rien à me reprocher, vous me permettrez de faire ici une petite perquisition, c’est une simple formalité d’usage. (S’adressant à sa suite.) Messieurs, les issues sont bien gardées ?


Après une visite assez minutieuse de la pièce du fond, le commissaire revient dans celle où je suis. – Et dans ce lit ? dit-il, en levant le lambeau de damas cramoisi, pendant que du côté des pieds, je sentais remuer un des coins du matelas, que l’on laissa retomber nonchalamment. – Pas plus de Vidocq que sur la main. Allons ! il se sera rendu invisible, reprit le commissaire, il faut y renoncer. On n’imaginerait jamais de quel énorme poids ces paroles me soulagèrent. Enfin toute la bande des alguazils se retira ; la femme du monteur en cuivre les accompagna avec force politesses, et je me trouvais seul avec le père, le fils et une petite fille, qui ne me croyaient pas si près d’eux. Je les entendis me plaindre. Mais bientôt Mme Fossé accourut en montant l’escalier quatre à quatre ; elle était tout essoufflée ; j’eus encore la venette.


SCÈNE TROISIÈME

Le mari, la femme et le fils.


La femme. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Combien qu’il y a de monde d’amassé dans la rue… Allez ! on en dit de belles sur le compte de M. Vidocq, j’espère qu’on en dégoise, et de toutes les couleurs ! Tout de même, il faut qu’il y ait quelque chose de vrai ; il n’y a jamais de feu sans fumée… Je sais bien toujours que c’était un fier faigniant que ton M. Vidocq : pour un maître tailleur, il avait plus souvent les bras que les jambes croisées.

Le mari. Te voilà encore comme les autres à faire des suppositions : vois-tu comme t’es mauvaise langue ;… d’ailleurs, il n’y a qu’un mot qui serve : ça ne nous regarde pas. Je suppose encore que ça nous regarderait ; eh bien ! de quoi qu’ils l’accusent, qu’est-ce qu’ils chantent ? je ne suis pas curieux…

La femme. Qu’est-ce qu’ils chantent ? ça fait trembler seulement rien que d’y penser… Quand on dit d’un homme qu’il a été condamné à être fait mourir pour assassinat ! Je voudrais que t’entendes le petit tailleur de dessus de la place.

Le mari. Bah ! jalousie de métier.

La femme. Et la portière du n° 27, qui dit comme ça qu’elle est bien sûre qu’elle l’a vu sortir tous les soirs avec un gros bâton, si bien déguisé qu’elle ne le reconnaissait pas.

Le mari. La portière dit ça ?

La femme. Et qu’il allait attendre le monde dans les Champs-Élysées.

Le mari. Faut-il que tu sois bête !

La femme. Ah ! faut-il que je sois bête ! le rogomiste est pt’être bête aussi, quand il dit que c’est tous voleurs qui viennent là-dedans et qu’il a vu M. Vidocq avec des visages qui avaient mauvaise mine.

Le mari. Eh bien ! qui avaient mauvaise mine, et après… ?

La femme. Après, après, toujours est-il que le commissaire a dit à l’épicier que c’est rien qui vaille… et pire que ça, puisqu’il a ajouté que c’était un grand coupable, que la justice ne pouvait venir à bout de le rattraper.

Le mari. Et tu le gobes… t’es joliment encore de ton pays ; tu crois le commissaire, toi, tu ne vois pas que c’est un quart qu’il bat ; et puis, tiens, on ne me mettra jamais dans la tête que M. Vidocq soit un malhonnête homme, il m’est avis, au contraire, que c’est un bon enfant, un homme rangé. Au surplus, qu’il soit ce qu’il voudra, ça nous regarde pas, mêlons-nous de notre ouvrage ; voilà l’heure qui s’avance… il faut valser. Allons, preste au travail ! »


La séance est levée : le père, la mère, le fils et une petite fille, toute la famille Fossé part, et je reste sous clef, réfléchissant aux insinuations perfides de la police qui, pour me priver de l’assistance des voisins, s’attachait à me représenter comme un infâme scélérat. J’ai vu souvent depuis employer cette tactique, dont le succès se fonde toujours sur d’atroces calomnies, tactique révoltante, en ce qu’elle est injuste ; tactique maladroite, en ce qu’elle produit un effet tout contraire à celui qu’on en attend, puisque alors les personnes qui eussent prêté main-forte pour l’arrestation d’un voleur, peuvent en être empêchées par la crainte de lutter contre un homme que le sentiment de son crime et la perspective de l’échafaud doivent pousser au désespoir. Il y avait près de deux heures que j’étais enfermé : il ne se faisait aucun bruit dans la maison, ni dans la rue ; les groupes s’étaient dispersés, je commençais à me rassurer, lorsqu’une circonstance bien ridicule vint compliquer ma situation. Un besoin des plus pressants s’annonçait par des coliques d’une telle violence, que, ne voyant dans la chambre aucun vase approprié à la nécessité, je me trouvai dans le plus cruel embarras ; à force de fureter dans les coins et recoins, j’aperçois enfin une marmite en fonte… Il était temps, je la découvre et… à peine ai-je terminé, que j’entends fourrer une clef dans la serrure ; je replace précipitamment le couvercle, et vite je me glisse de nouveau dans ma retraite ; on entre, c’est la femme Fossé avec sa fille ; un instant après viennent le père et le fils.


SCÈNE DERNIÈRE

Le père, la mère, les enfants et moi.


Le père. Eh bien ! ce restant de soupe d’hier n’est pas encore réchauffé ?

La mère. Il n’est pas arrivé qu’il crie déjà : on va le mettre sur le feu, ton restant de soupe ;… avec lui, on dirait que la foire est sur le pont.

Le père. Est-ce que tu crois qu’ils n’ont pas faim, ces enfants ?

La mère. Eh mon Dieu ! on ne peut pas aller plus vite que les violons ;… ils attendront, ils feront comme moi : tu ferais bien mieux de souffler que de bougonner.

Le père (soufflant). Elle est donc gelée ta marmite ? .. ah ! je crois qu’elle chante… entends-tu ?

La mère. Non ; mais je sens…, ce n’est pas possible autrement, il y a quelqu’un…

Le père. C’est les choux d’hier ;… c’est pt’être bien toi ?… François rit, je parie que c’est lui… ?

Le fils. Voilà comme il est, papa, il inculpe tout le monde.

Le père. C’est que, vois-tu, comme on connaît les singes on les adore ; je sais que tu es un cadet sujet à caution. Oh Dieu ! que ça pue ! ah çà ? crois-tu être dans une écurie ? (haussant le ton). Est-ce dans une écurie que tu crois être ? (s’adressant à sa femme). Voyons, si c’est toi, dis-le moi.

La mère. Est-il drôle, à présent ? il veut toujours que ce soit moi ; c’est qu’elle ne se passe pas, cette odeur.

Le père. C’est de plus fort en plus fort.

La petite fille. Maman, ça bout.

La mère. Maudit couvercle ! je me suis brûlée.

Tous ensemble. Ô Dieu ! quelle infection !

La mère. C’est une peste : on n’y tient pas… Fossé, ouvre donc la fenêtre.

Le père. Vous le voyez, madame, c’est encore un des tours de votre fils.

Le fils. Papa, je te jure que non.

Le père. Tais-toi, fichu paresseux… la preuve n’est pas convaincante… ? monsieur ne peut pas aller au cinquième… ? il serait trop fatigué de monter un étage… ; il se foulerait la rate…, tu plains donc bien tes pas… ; sois tranquille, je te corrigerai.

Le fils. Mais papa…

Le père. Ne me raisonne pas…, tu vois ce manche à balai…, il ne tient à rien que je te le casse sur le dos ; avance ici que je te donne ta danse… avance, te dis-je ! je t’apprendrai… Ah ! tu me nies…

Le fils (pleurant). Mais, oui, puisque ce n’est pas moi.

Le père. Tu es capable de tout :… comme dit cet autre, tous menteurs, tous voleurs.

La mère. Pourquoi ne pas dire la vérité ?

Le père. Oh non ! il aimera mieux que je lui fiche une paye… d’aussi bien, il va l’avoir… Ah ! tu veux que je te donne la tournée ? ma femme, ferme la fenêtre, à cause des voisins.

La mère. Gare à toi ! François, ça se gâte…, gare à toi !


Nul doute, l’action va s’engager ; sans hésiter, je soulève matelas, draps, couverture, et écartant brusquement le lambeau de damas, je me montre à la famille stupéfaite de mon apparition. On imaginerait difficilement à quel point ces braves gens furent surpris. Pendant qu’ils s’entre-regardent sans mot dire, j’entreprends de leur raconter le plus brièvement possible comme quoi je m’étais introduit chez eux ; comme quoi je m’étais caché sous les matelas, comme quoi… Il est inutile de dire que l’on rit beaucoup de l’aventure de la marmite, et qu’il ne fut plus question de battre personne. Le mari et la femme s’étonnaient que je n’eusse pas été étouffé dans ma cachette ; ils me plaignirent, et, avec une cordialité dont les exemples ne sont pas rares parmi les gens du peuple, ils m’offrirent des rafraîchissements, qui étaient bien nécessaires après une matinée si laborieuse.

On doit penser que je fus sur les épines, aussi longtemps que cette scène n’eut pas touché au dénouement… Je suais à grosses gouttes ; dans tout autre moment, je m’en fusse amusé ; mais je songeais aux suites de la découverte inévitable qui se préparait, et personne moins que moi n’était en état d’apprécier tout ce qu’il y avait de burlesque dans la situation… Me croyant perdu, j’aurais pu hâter l’instant fatal ; c’eût été couper court à mes perplexités : une réflexion sur la mobilité des circonstances m’inspira de voir venir : je savais par plus d’une expérience qu’elles déconcertent quelquefois les plans les mieux conçus, comme aussi elles triomphent des cas les plus désespérés.

D’après l’accueil que me faisait la famille Fossé, il était probable que je n’aurais pas à me repentir d’avoir attendu l’événement : toutefois je n’étais pas pleinement rassuré ; cette famille n’était pas heureuse ; et ne pouvait-il pas se faire que cette première impression de bienveillance et de compassion, dont ne se défendent pas toujours les hommes les plus pervers, fit place à l’espoir d’obtenir quelque récompense en me livrant à la police ? et puis, en supposant même que mes hôtes fussent ce qu’on appelle francs du cellier, étais-je à l’abri d’une indiscrétion ? Sans être doué d’une grande perspicacité, Fossé devina le secret de mes inquiétudes, qu’il réussit à dissiper par des protestations dont la sincérité ne devait pas se démentir.

Ce fut lui qui se chargea de veiller à ma sûreté ; il commença par pousser des reconnaissances à la suite desquelles il m’informa que les agents de police, persuadés que je n’avais pas quitté le quartier, s’étaient établis en permanence dans la maison et dans les rues adjacentes ; il m’apprit aussi qu’il était question de faire une seconde visite chez tous les locataires. De tous ces rapports, je conclus qu’il était urgent de déguerpir, car il était vraisemblable que cette fois l’on fouillerait à fond les logements.

La famille Fossé, comme la plupart des ouvriers de Paris, était dans l’usage d’aller souper chez un marchand de vin du voisinage, où elle portait ses provisions ; il fut convenu que j’attendrais ce moment pour sortir avec elle. Jusqu’à la nuit, j’avais le temps de prendre mes mesures : je m’occupai d’abord à faire parvenir de mes nouvelles à Annette : ce fut Fossé qui organisa le message. Il eût été de la dernière imprudence qu’il se mît en communication directe avec elle. Voici ce qu’il fit : il se rendit dans la rue de Grammont, où il acheta un pâté, dans lequel il glissa le billet qu’on va lire :

« Je suis en sûreté. Tiens-toi sur tes gardes : ne te fie à personne. Ne te laisse pas prendre à des promesses qu’on n’a ni l’intention ni le pouvoir de tenir. Renferme-toi dans ces quatre mots, je ne sais pas. Fais la bête, c’est le meilleur moyen de me prouver que tu as de l’esprit. Je ne peux pas te donner de rendez-vous, mais quand tu sortiras, prends toujours la rue Saint-Martin et les boulevards. Surtout ne te retourne pas, je réponds de tout. »

Le pâté confié à un commissionnaire de la place Vendôme, et adressé à madame Vidocq, tomba, ainsi que je l’avais prévu, dans les mains des agents, qui en permirent la remise, après avoir pris connaissance de la dépêche ; ainsi je me trouvais avoir atteint deux buts à la fois, celui de les tromper, en leur persuadant que je n’étais plus dans le quartier, et celui de rassurer Annette, en lui faisant savoir que j’étais hors de danger. L’expédient m’avait réussi ; enhardi par ce premier succès, je fus un peu plus calme pour effectuer les préparatifs de ma retraite. Quelque argent que j’avais pris à tout hasard sur ma table de nuit, servit à me procurer un pantalon, des bas, des souliers, une blouse ainsi qu’un bonnet de coton bleu destiné à compléter mon déguisement. Quand l’heure du souper fut venue, je sortis de la chambre avec toute la famille, portant sur ma tête, par surcroît de précautions, une énorme platée de haricots et de mouton, dont l’appétissant fumet expliquait assez quel était le but de notre excursion. Le cœur ne m’en battit pas moins en me trouvant face à face, sur le carré du second, avec un agent que je n’avais pas d’abord aperçu, caché dans une encoignure. – Soufflez votre chandelle, cria-t-il brusquement à Fossé. – Et pourquoi ? répliqua celui-ci, qui n’avait pris de la lumière que pour ne pas éveiller les soupçons. – Allons ! pas tant de raisons, reprit le mouchard, et il souffla lui-même la chandelle. Je l’aurais volontiers embrassé ! Dans l’allée, nous tombâmes sur plusieurs de ses confrères qui, plus polis que lui, se rangèrent pour nous livrer passage. Enfin nous étions dehors. Lorsque nous eûmes détourné l’angle de la place, Fossé prit le plat, et nous nous séparâmes. Afin de ne pas attirer l’attention, je marchai fort lentement jusqu’à la rue des Fontaines : une fois là, je ne m’amusai pas, comme disent les Allemands, à compter les boutons de mon habit. Je pris ma course dans la direction du boulevard du Temple, et fendant l’air, j’étais arrivé à la rue de Bondy qu’il ne m’était pas encore venu à l’idée de me demander où j’allais.

Cependant il ne suffisait pas d’avoir échappé à une première perquisition, les recherches pouvaient devenir des plus actives. Il m’importait de dérouter la police dont les nombreux limiers ne manqueraient pas, suivant l’usage, de tout négliger pour ne s’occuper que de moi. Dans cette conjoncture très critique, je résolus d’utiliser pour mon salut les individus que je regardais comme mes dénonciateurs. C’étaient les Chevalier, que j’avais vus la veille, et qui dans la conversation que j’avais eue avec eux, avaient laissé échapper quelques-uns de ces mots qu’on ne s’explique qu’après coup : convaincu que je n’avais plus aucun ménagement à garder vis-à-vis des misérables, je résolus de me venger d’eux, en même temps que je les forcerais à rendre gorge autant qu’il dépendrait de moi. C’était à une condition tacite que je les avais obligés, ils avaient violé la foi des traités, contrairement à leur intérêt même, ils avaient fait le mal, je me proposais de les punir d’avoir méconnu leur intérêt.

Le chemin n’est pas trop long du boulevard à la rue de l’Échiquier ; je tombai comme une bombe au domicile des Chevalier, dont la surprise en me voyant libre, confirma tous mes soupçons. Chevalier imagina d’abord un prétexte pour sortir ; mais, fermant la porte à double tour, et mettant la clef dans ma poche, je sautai sur un couteau de table, et dis à mon beau-frère que s’il poussait un cri, c’était fait de lui et des siens. Cette menace ne pouvait manquer de produire son effet ; j’étais au milieu d’un monde qui me connaissait, et que devait épouvanter la violence de mon désespoir. Les femmes restèrent plus mortes que vives, et Chevalier, pétrifié, immobile comme la fontaine de grès sur laquelle il s’appuyait, me demanda, d’une voix éteinte, ce que j’exigeais de lui : « Tu vas le savoir, » lui répondis-je. Je débutai par la réclamation d’un habit complet que je lui avais fourni le mois d’auparavant, il me le rendit ; je me fis donner en outre une chemise, des bottes et un chapeau ; tous ces objets avaient été achetés de mes deniers, c’était une restitution qui m’était faite. Chevalier s’exécuta en rechignant ; je crus lire dans ses yeux qu’il méditait quelque projet, peut-être avait-il à sa disposition un moyen de faire savoir aux voisins l’embarras dans lequel le jetait ma présence : la prudence me prescrivit d’assurer ma retraite en cas d’une perquisition nocturne. Une fenêtre donnant sur un jardin était fermée par deux barreaux de fer, j’ordonnai à Chevalier d’en enlever un, et comme, en dépit de mes instructions, il s’y prenait avec une excessive maladresse, je me mis moi-même à l’ouvrage, sans qu’il s’aperçût que le couteau qui lui avait tant inspiré d’effroi était passé de mes mains dans les siennes. L’opération terminée, je ressaisis cette arme. – Maintenant, lui dis-je, ainsi qu’aux femmes, qui étaient terrifiées, vous pouvez aller vous coucher. – Quant à moi, je n’étais guère en train de dormir ; je me jetai sur une chaise, où je passai une nuit fort agitée. Toutes les vicissitudes de ma vie me revinrent successivement à l’esprit ; je ne doutais pas qu’il n’y eût une malédiction sur moi ;… en vain fuyais-je le crime, le crime venait me chercher, et cette fatalité contre laquelle je me raidissais avec toute l’énergie de mon caractère, semblait prendre plaisir à bouleverser mes plans de conduite en me mettant incessamment aux prises avec l’infamie et la plus impérieuse nécessité.

Au point du jour je fis lever Chevalier, et lui demandai s’il était en fonds. Sur sa réponse, qu’il ne possédait que quelques pièces de monnaie, je lui fis l’injonction de se munir de quatre couverts d’argent qu’il devait à ma libéralité, de prendre son permis de séjour et de me suivre. Je n’avais pas précisément besoin de lui, mais il eût été dangereux de le laisser au logis, car il aurait pu donner l’éveil à la police et la diriger sur mes traces avant que j’eusse pu prendre mes dimensions. Chevalier obéit. Je redoutais moins les femmes : comme j’emmenais avec moi un otage précieux, et que d’ailleurs elles ne partageaient pas tout à fait les sentiments de ce dernier, je me contentai, en partant, de les enfermer à double tour, et par les rues les plus désertes de la capitale, même en plein midi, nous gagnâmes les Champs-Élysées. Il était quatre heures du matin ; nous ne rencontrâmes personne. C’était moi qui portais les couverts ; je me serais bien gardé de les laisser à mon compagnon, il fallait que je pusse disparaître sans inconvénient, s’il lui était arrivé de s’insurger ou de faire un esclandre. Heureusement, il fut fort docile ; au surplus, j’avais sur moi le terrible couteau, et chevalier, qui ne raisonnait pas, était persuadé qu’au moindre mouvement qu’il ferait, je le lui plongerais dans le cœur : cette terreur salutaire, qu’il éprouvait d’autant plus vivement qu’il n’était pas irréprochable, me répondait de lui.

Nous nous promenâmes longtemps aux alentours de Chaillot ; Chevalier, qui ne prévoyait pas comment tout cela finirait, marchait machinalement à mes côtés ; il était anéanti et comme frappé d’idiotisme. À huit heures, je le fis monter dans un fiacre et le conduisis au passage du bois de Boulogne, où il engagea en ma présence, et sous son nom, les quatre couverts, sur lesquels on lui prêta cent francs. Je m’emparai de cette somme ; et, satisfait d’avoir si à propos recouvré en masse ce qu’il m’avait extorqué en détail, je remontai avec lui dans la voiture, que je fis arrêter sur la place de la Concorde. Là, je descendis, mais après lui avoir fait cette recommandation : – Souviens-toi d’être plus circonspect que jamais ; si je suis arrêté, quel que soit l’auteur de mon arrestation, prends garde à toi. J’intimai au cocher de le mener grand train, rue de l’Échiquier, n° 23 ; et pour être certain qu’il ne prenait pas une autre direction, je restai un instant à l’examiner ; en suite de quoi je me rendis en cabriolet chez un fripier de la Croix-Rouge, qui me donna des habits d’ouvrier en échange des miens. Sous ce nouveau costume, je m’acheminai vers l’esplanade des Invalides, pour m’informer s’il y aurait possibilité d’acheter un uniforme de cet établissement. Une jambe de bois, que je questionnai sans affectation, m’indiqua, rue Saint-Dominique, un brocanteur chez qui je trouverais l’équipement complet. Ce brocanteur était, à ce qu’il paraît, assez bavard de son naturel. – Je ne suis pas curieux, me dit-il (c’est le préambule ordinaire de toutes les demandes indiscrètes), vous avez tous vos membres, sans doute l’uniforme n’est pas pour vous. – Pardon, lui répondis-je ; et comme il manifestait de l’étonnement, j’ajoutai que je devais jouer la comédie. – Et dans quelle pièce ? – Dans l’Amour filial.

Le marché conclu, j’allai aussitôt à Passy, où chez un logeur qui était dans mes intérêts, je me hâtai d’effectuer la métamorphose. Il ne fallut pas cinq minutes pour faire de moi le plus manchot des invalides ; mon bras rapproché vers le défaut de ma poitrine et tenu adhérent au torse par une sangle et par la ceinture de ma culotte, dans laquelle il était engagé, avait entièrement disparu : quelques chiffons introduits dans la partie supérieur d’une des manches, dont l’extrémité venait se rattacher sur le devant du frac, jouaient le moignon à s’y méprendre, et portaient l’illusion au plus haut degré : une pommade dont je me servis pour teindre en noir mes cheveux et mes favoris, acheva de me rendre méconnaissable. Sous ce travestissement, j’étais tellement sûr de déconcerter le savoir physiognomonique des observateurs de la rue de Jérusalem et autres, que dès le soir même, j’osai me montrer dans le quartier Saint-Martin. J’appris que la police, non seulement occupait toujours mon logement, mais encore qu’on y faisait l’inventaire des marchandises et du mobilier. Au nombre des agents que je vis allant et venant, il fut aisé de me convaincre que les recherches se poursuivaient avec un redoublement d’activité bien extraordinaire pour cette époque où la vigilante administration n’était pas trop zélée toutes les fois qu’il ne s’agissait pas d’arrestations politiques. Effrayé d’un semblable appareil d’investigations, tout autre que moi aurait jugé prudent de s’éloigner de Paris sans délai, au moins pour quelque temps. Il eût été convenable de laisser passer l’orage ; mais je ne pouvais me décider à abandonner Annette au milieu des tribulations que lui causait son attachement pour moi. Dans cette occasion, elle eut beaucoup à souffrir ; enfermée au dépôt de la préfecture, elle y resta vingt-cinq jours au secret, d’où on ne la tirait que pour lui faire la menace de la faire pourrir à Saint-Lazare, si elle s’obstinait à ne pas vouloir indiquer le lieu de ma retraite. Le poignard sur le sein, Annette n’aurait pas parlé. Qu’on juge si j’étais chagrin de la savoir dans une si déplorable situation ; je ne pouvais pas la délivrer : dès qu’il dépendit de moi, je m’empressai de la secourir. Un ami à qui j’avais prêté quelques centaines de francs, me les ayant rendus, je lui fis tenir une partie de cette somme ; et, plein de l’espoir que sa détention finirait bientôt, puisque après tout on n’avait à lui reprocher que d’avoir vécu avec un forçat évadé, je me disposai à quitter Paris, me réservant, si elle n’était pas élargie avant mon départ, de lui faire connaître plus tard sur quel point je me serais dirigé.

Je logeais rue Tiquetonne, chez un mégissier, nommé Bouhin, qui s’engagea, moyennant rétribution, à prendre pour lui un passeport qu’il me céderait. Son signalement et le mien étaient exactement conformes : comme moi, il était blond, avait les yeux bleus, le teint coloré, et, par un singulier hasard, sa lèvre supérieure droite était marquée d’une légère cicatrice ; seulement sa taille était plus petite que la mienne ; mais pour se grandir et atteindre ma hauteur, avant de se présenter sous la toise du commissaire, il devait mettre deux ou trois jeux de cartes dans ses souliers. Bouhin recourut en effet à cet expédient, et bien qu’au besoin je pusse user de l’étrange faculté de me rapetisser à volonté de quatre à cinq pouces, le passeport qu’il me vendit me dispensait de cette réduction. Pourvu de cette pièce, je m’applaudissais d’une ressemblance qui garantissait ma liberté, lorsque Bouhin (j’étais installé dans son domicile depuis huit jours) me confia un secret qui me fit trembler : cet homme fabriquait habituellement de la fausse monnaie et, pour me donner un échantillon de son savoir-faire, il coula devant moi huit pièces de cinq francs, que sa femme passa dans la même journée. On ne devine que trop tout ce qu’il y avait d’alarmant pour moi dans la confidence de Bouhin.

D’abord j’en tirai la conséquence que vraisemblablement, d’un instant à l’autre, son passeport serait une très mauvaise recommandation aux yeux de la gendarmerie ; car, d’après le métier qu’il faisait, Bouhin devait tôt ou tard se trouver sous le coup d’un mandat d’amener, partant, l’argent que je lui avais donné était furieusement aventuré, et il s’en fallait qu’il y eût de l’avantage à être pris pour lui. Ce n’était pas tout : vu cet état de suspicion qui, dans les préventions du juge et du public, est toujours inséparable de la condition de forçat évadé, n’était-il pas présumable que Bouhin, traduit comme faux monnayeur, je serais considéré comme son complice ? La justice a commis tant d’erreurs ! condamné une première fois quoique innocent, qui me garantissait que je ne le serais pas une seconde ? Le crime qui m’avait été à tort imputé, par cela seul qu’il me constituait faussaire, rentrait nominalement dans l’espèce de celui dont Bouhin se rendait coupable. Je me voyais succombant sous une masse de présomptions et d’apparences telles, peut-être, que mon avocat, honteux de prendre ma défense, se croirait réduit à implorer pour moi la pitié de mes juges. J’entendais prononcer mon arrêt de mort. Mes appréhensions redoublèrent, quand je sus que Bouhin avait un associé ; c’était un médecin nommé Terrier, qui venait fréquemment à la maison. Cet homme avait un visage patibulaire ; il me semblait qu’à la seule inspection de sa figure, toutes les polices du monde dussent se mettre à ses trousses ; sans le connaître, je me serais fait l’idée qu’en le suivant il était impossible de ne pas remonter à la source de quelque attentat. En un mot il était une fâcheuse enseigne pour tout endroit dans lequel on le voyait entrer. Persuadé que ses visites porteraient malheur au logis, j’engageai Bouhin à renoncer à une industrie aussi chanceuse que celle qu’il exerçait ; les meilleures raisons ne purent rien sur son esprit ; tout ce que j’obtins à force de supplications, fut que pour éviter de donner lieu à une perquisition, qui certainement me livrerait à la police, il suspendrait et la fabrication, et l’émission des pièces aussi longtemps que je resterais chez lui, ce qui n’empêcha pas que deux jours après je le surprisse à travailler encore au grand œuvre. Cette fois je jugeai à propos de m’adresser à son collaborateur ; je lui représentai sous les couleurs les plus vives les dangers auxquels ils s’exposaient. – Je vois, me répondit le médecin, que vous êtes encore un peureux comme il y en a tant. Quand on nous découvrirait, qu’est-ce qu’il en serait ? il y en a bien d’autres qui ont fait le trébuchet sur la place de Grève ; et puis nous n’en sommes pas là : voilà quinze ans que j’ai pris messieurs de la chambre pour mes changeurs, et personne ne s’est jamais douté de rien : ça ira tant que ça ira : au surplus, mon camarade, ajouta-t-il avec humeur, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de vous mêler de vos affaires.

À la tournure que prenait la discussion je vis qu’il était superflu de la continuer, et que je ferais sagement de me tenir sur mes gardes : je sentis plus que jamais la nécessité de quitter Paris le plus tôt possible. On était au mardi ; j’aurais voulu partir le lendemain : averti qu’Annette serait mise en liberté à la fin de la semaine, je me proposais de différer mon départ jusqu’à sa sortie, lorsque le vendredi, sur les trois heures du matin, j’entendis frapper légèrement à la porte de la rue : la nature du coup, l’heure, la circonstance, tout me fait pressentir que l’on vient m’arrêter : sans rien dire à Bouhin, je sors sur le carré ; je monte : parvenu au haut de l’escalier, je saisis la gouttière, je grimpe sur le toit, et vais me blottir derrière un tuyau de cheminée.

Mes pressentiments ne m’avaient pas trompé : en un instant la maison fut remplie d’agents de police, qui furetèrent partout. Surpris de ne pas me trouver, et avertis sans doute par mes vêtements laissés auprès de mon lit, que je m’étais enfui en chemise, ce qui ne me permettait pas d’aller bien loin, ils induisirent que je ne pouvais pas avoir pris la voie ordinaire. À défaut de cavaliers que l’on pût envoyer à ma poursuite, on manda des couvreurs, qui explorèrent toute la toiture, où je fus trouvé et saisi, sans que la nature du terrain me permît de tenter une résistance qui n’aurait abouti qu’à un saut des plus périlleux. À quelques gourmades près, que je reçus des agents, mon arrestation n’offrit rien de remarquable : conduit à la préfecture, je fus interrogé par M. Henry, qui, se rappelant parfaitement la démarche que j’avais faite quelques mois auparavant, me promit de faire tout ce qui dépendrait de lui pour adoucir ma position ; on ne m’en transféra pas moins à la Force et de là à Bicêtre, où je devais attendre le prochain départ de la chaîne.