Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre 5

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LIVRE CINQUIÈME.




Je ne demeurai que quatre heures à Piombino ; j’en sortis aussitôt que j’eus dîné, et je pris la route de Florence. Je trouvai à trois ou quatre lieues de Volterre un signor Annibal (je ne me ressouviens pas du nom de sa maison) : il étoit gentilhomme de la chambre du grand duc, et il venoit de sa part, sur l’avis que le gouverneur de Porto-Ferrajo lui avoit donné de me faire complimenter, et me prier d’agréer de faire une légère quarantaine avant que d’entrer plus avant dans le pays.

Il étoit un peu brouillé avec les Gênois et il appréhendoit que, sous le prétexte de communication avec les gens qui venoient de la côte d’Espagne, suspecte de contagion, ils n’interdissent le commerce de la Toscane. Le signor Annibal me mena dans une maison qui est sous Volterre, qui s’appelle l’Hospitalita, et qui est bâtie sur le champ de bataille où Catilina fut tué. Elle étoit autrefois au grand Laurent de Médicis, et elle est tombée par alliance dans la maison de Corsini. J’y demeurai neuf jours, et j’y fus toujours servi magnifiquement par les officiers du grand duc. L’abbé Charier, qui, sur le premier avis de mon arrivée, étoit allé à Porto-Ferrajo étoit venu de Florence en poste m’y trouver et le bailli de Gondy m’y vint prendre avec les carrosses du grand duc, pour me mener coucher à Camogliane, belle et superbe maison qui est au marquis Nicolini, son parent proche. J’en partis le lendemain au matin d’assez bonne heure, pour aller coucher à Lambrosiano, qui est un lieu de chasse où le grand duc étoit depuis quelques jours. Il me fit l’honneur de venir au devant de moi à une lieue de là jusqu’à Empoli, qui est une assez jolie ville ; et le premier mot qu’il me dit, après le premier compliment, fut que je n’avois pas trouvé en Espagne les Espagnols de Charles-Quint. Comme il m’eut mené dans mon appartement à Lambrosiano, et que je me vis dans ma propre chambre dans un fauteuil au dessus de lui, je lui demandai si je jouois bien la comédie. Il ne m’entendoit pas d’abord ; mais comme il eut connu que je lui voulois marquer par là que je ne me méconnoissois pas moi-même, et que je ne prenois pas la main sur lui sans y faire au moins la réflexion que je devois, il me dit : « Vous êtes le premier cardinal qui m’ait parlé ainsi ; vous êtes aussi le premier pour qui je fasse ce que je fais sans peine. » Je demeurai trois jours avec lui à Lambrosiano et le second, il entra dans ma chambre tout ému, en me disant : « Je vous apporte une lettre du duc d’Arcos, vice-roi de Naples, qui vous fera voir l’état où est le royaume de Naples. « Cette lettre portoit que M. de Guise y étoit descendu ; qu’il y avoit eu un grand combat auprès de la tour des Grecs ; qu’il espéroit que les Français ne feroient point de progrès ; qu’au moins les gens de guerre le lui faisoient espérer ainsi. « Car comme disoit le vice-roi, jo non soi soldato je suis obligé de m’en rapporter à eux. » La confession, : comme vous voyez, est assez plaisante pour un vice-roi. Le grand duc me fit beaucoup d’offres, quoique le cardinal Mazarin l’eût fait menacer, de la part du Roi même, de rupture, s’il me donnoit passage par ses États. Rien ne pouvoit être plus ridicule ; et le grand duc lui répondit par son résident, qui me l’a confirmé depuis, qu’il le prioit de lui donner une invention de faire agréer au Pape et au sacré collége le refus qu’il m’en pourroit faire. Je ne pris de toutes les offres du grand duc que quatre mille écus, que je me crus nécessaires, parce que l’abbé Charier m’avoit dit qu’il n’y avoit encore aucune lettre de change pour moi à Rome. J’en fis ma promesse ; et je les dois encore au grand duc, qui a trouvé bon que je le misse le dernier dans le catalogue de mes créanciers, comme celui qui est assurément le moins pressé de son remboursement.

J’allai de l’Ambrosiane à Florence, où je demeura deux jours avec le cardinal Jean-Charles de Médicis et M. le prince Léopold son frère, qui a aussi depuis été cardinal. Ils me donnèrent une litière du grand duc, qui me porta jusqu’à Sienne, où je trouvai M. le prince Mathias, qui en étoit gouverneur. Il ne se peut rien ajouter aux honnêtetés que je reçus de cette maison, qui a véritablement hérité du titre de magnifique que quelques-uns d’eux ont porté, et que tous ont mérité. Je continuai mon chemin dans leurs litières, et avec leurs officiers ; et comme les pluies furent excessives en Italie, je faillis à me noyer auprès de Ponte-Cantine dans un torrent, dans lequel un coup de tonnerre qui effraya mes mules fit tomber la nuit ma litière. Le péril y fut certainement fort grand.

Comme je fus à une demi-journée de Rome, l’abbé Rousseau, qui, après m’avoir tenu à Nantes la corde avec laquelle je me sauvai, s’étoit sauvé lui-même fort résolument et fort heureusement du château, et qui étoit venu m’attendre à Rome, l’abbé Rousseau, dis-je, vint au devant de moi pour me dire que la faction de France s’étoit fort déclarée à Rome contre moi, et qu’elle menaçoit même de m’empêcher d’y entrer. Je continuai mon chemin, je n’y trouvai aucun obstacle, et j’arrivai, par la porte Angélique[1] à Saint-Pierre, où je fis ma prière, et d’où j’allai descendre chez l’abbé Charier. J’y trouvai monsignor Febey, maître des cérémonies, qui m’y attendoit, et qui avoit ordre du Pape de me diriger dans ces commencemens. Monsignor Franzoni, trésorier de la chambre, et qui est présentement cardinal, y arriva ensuite avec une bourse dans laquelle il y avoit quatre mille écus en or, que Sa Sainteté m’envoyoit avec mille et mille honnêtetés. J’allai dès le soir en chaise, inconnu, chez la signora Olimpia et chez madame la princesse de Rossanne et je revins coucher, sans être accompagné que de deux gentilshommes, chez l’abbé Charier.

Le lendemain, comme j’étois au lit, l’abbé de La Rocheposai, que je ne connoissois point du tout, entra dans ma chambre ; et après qu’il m’eut fait son premier compliment sur quelque alliance qui est entre nous, il me dit qu’il se croyoit obligé de m’avertir que le cardinal d’Est protecteur de France, avoit des ordres terribles du Roi ; qu’il se tenoit à l’heure même une congrégation des cardinaux français chez lui, qui alloient décider du détail de la résolution que l’on y prendroit contre moi ; mais que la résolution y étoit déjà prise en gros, conformément aux ordres de Sa Majesté, de ne me point souffrir à Rome, et de m’en faire sortir à quelque prix que ce fût. Je répondis à M. l’abbé de La Rocheposai que j’avois eu de si violens scrupules de ces manières d’armemens que j’avois autrefois faits à Paris que j’étois résolu de mourir plutôt mille fois que de songer à aucune défense ; que d’un autre côté je ne croyois pas qu’il fût du respect à un cardinal d’être venu si près du Pape pour sortir de Rome sans lui baiser les pieds ; et qu’ainsi tout ce que je pouvois faire, dans l’extrémité où je me trouvois, étoit de m’abandonner à la providence de Dieu, et d’aller dans un quart d’heure tout seul à la messe, s’il lui plaisoit, avec lui, dans une petite église qui étoit à la vue du logis. L’abbé de La Rocheposai s’aperçut que je me moquois de lui, et il sortit de mon logis assez mal satisfait de sa négociation, de laquelle, à mon avis, il avoit été chargé par le pauvre cardinal Antoine, bon homme, mais foible au delà de l’imagination. Je ne laissai pas de faire donner avis au Pape des menaces et il envoya aussitôt au comte Vidman, noble vénitien, colonel de sa garde, l’abbé Charier, pour lui dire qu’il lui répondroit de ma personne, en cas que s’il voyoit la moindre apparence de mouvement dans la faction de France, il ne disposât pas comme il lui plairoit de ses Suisses, de ses Corses, de ses lanciers et de ses chevau-légers. J’eus l’honnêteté de faire donner avis de cet ordre à M. le cardinal d’Est, quoique indirectement, par monsignor Scotti ; et M. le cardinal d’Est eut aussi la bonté de me laisser en repos.

Le Pape me donna une audience de quatre heures dès le lendemain, où il me donna toutes les marques d’une bonne volonté qui étoit bien au dessus de l’ordinaire et d’un génie qui étoit bien au dessus du commun. Il s’abaissa jusqu’au point de me faire des excuses de ce qu’il n’avoit pas agi avec plus de vigueur pour ma liberté. Il en versa des larmes, même avec abondance, en me disant : « Dio lo pardoni à ceux qui ont manqué de me donner le premier avis de votre prison ! Ce forfante de Valancey me surprit, et il me vint dire que vous étiez convaincu d’avoir attenté sur la personne du Roi. Je ne vis aucun courrier, ni de vos proches, ni de vos amis. L’ambassadeur eut tout le loisir de débiter ce qu’il lui plut et d’amortir le premier feu du sacré collége, dont la moitié crut que vous étiez abandonné de tout le royaume, en ne voyant ici personne de votre part. » L’abbé Charier, qui, faute d’argent, étoit demeuré dix ou douze jours à Paris depuis ma détention, m’avoit instruit de tout ce détail à l’Hospitalita ; et il y avoit même ajouté qu’il y seroit peut-être demeuré encore longtemps si l’abbé Amelot ne lui avoit apporté deux mille écus. Ce délai me coûta cher : car il est vrai que si le Pape eût été prévenu par un courrier de mes amis, il n’eût pas donné audience à l’ambassadeur, où il ne la lui auroit donnée qu’après qu’il auroit pris lui-même ses résolutions. Cette faute fut capitale, et d’autant plus qu’elle étoit de celles que l’on peut aisément s’empêcher de commettre. Mon intendant avoit quatorze mille livres de mon argent quand je fus arrêté ; mes amis n’en manquoient pas même à mon égard, comme il parut par les assistances qu’ils me donnèrent dans les suites. Ce n’est pas l’unique occasion dans laquelle j’ai remarqué que l’aversion que la plupart des hommes ont à se dessaisir fait qu’ils ne le font jamais assez tôt, même dans les rencontres où ils sont les plus résolus de le faire. Je ne me suis jamais ouvert à qui que ce soit de ce détail, parce qu’il touche particulièrement quelques-uns de mes amis. Je suis uniquement à vous, et je vous dois la vérité tout entière.

Le Pape tint consistoire le jour qui suivit l’audience dont je viens de vous rendre compte tout exprès pour me donner le chapeau. « Et comme, me dit-il, vostro protettore di quattro baiocchi (il n’appeloit jamais autrement le cardinal d’Est) est tout propre à faire quelque impertinence en cette occasion, il le faut amuser, et lui faire croire que vous ne viëndrez point au consistoire. » Cela me fut aisé, parce que j’étois, dans la vérité, très-mal de mon épaule, et si mal que Nicolo, le plus fameux chirurgien de Rome, disoit que si l’on n’y travailloit en diligence je courois fortune de tomber dans des accidens encore plus fâcheux. Je me mis au lit, sous ce prétexte, au retour de chez le Pape. Il fit courir je ne sais quel bruit touchant ce consistoire, qui aida à tromper les Français. Ils y allèrent tous bonnement, et ils furent fort étonnés quand ils m’y virent entrer avec le maître des cérémonies, et en état de recevoir le chapeau. Messieurs les cardinaux d’Est et des Ursins sortirent, et le cardinal Bichi demeura. L’on ne peut s’imaginer l’effet que ces sortes de pièces font en faveur de ceux qui les jouent bien, dans un pays où il est moins permis de passer pour dupe qu’en lieu du monde.

La disposition où le Pape étoit pour moi, laquelle alloit jusqu’au point de penser m’adopter pour son neveu, et l’indisposition cruelle qu’il avoit contre M. le cardinal Mazarin, eussent apparemment donné dans peu d’autres scènes, s’il ne fût tombé malade trois jours après, de la maladie de laquelle il mourut au bout de cinq semaines ; de sorte que tout ce que je pus faire, avant le conclave, fut de me faire traiter de ma blessure. Nicolo me démit l’épaule pour la seconde fois, pour la remettre. Il me fit des douleurs inconcevables, et il ne réussit pas dans son opération.

[1655] La mort du Pape arriva[2] ; et comme j’avois presque toujours été au lit, je n’avois eu que fort peu de temps pour me préparer au conclave, qui devoit être toutefois, selon toutes les apparences, d’un très-grand embarras pour moi. M. le cardinal d’Est disoit publiquement qu’il avoit ordre du Roi, non-seulement de ne point communiquer avec moi, mais même de ne me point saluer. Le duc de Terra-Nova, ambassadeur d’Espagne, m’avoit fait toutes les offres imaginables de la part du roi son maître, aussi bien que le cardinal de Harrach au nom de l’Empereur. Le vieux cardinal de Médicis, doyen du sacré collége et protecteur d’Espagne, prit d’abord une inclination naturelle pour moi. Mais vous jugez assez, par ce que vous avez vu de Saint-Sébastien et de Vivaros, que je n’avois pas dessein d’entrer dans la faction d’Autriche. Je n’ignorois pas qu’un cardinal étranger, persécuté par son Roi, ne pouvoit faire qu’une figure très-médiocre dans un lieu où les égards que le général et les particuliers ont pour les couronnes ont encore plus de force qu’ailleurs par les intérêts plus pressans et plus présens que tout le monde trouve à ne leur pas déplaire. Il m’étoit toutefois, non pas seulement d’importance, mais de nécessité pour les suites, de ne pas demeurer sans mesures dans un pays où la prévoyance n’a pas moins de réputation que d’utilité : je me trouvai, pour vous dire le vrai, fort embarrassé dans cette conjoncture. Voici comme je m’en démêlai. Le pape Innocent, qui étoit un grand homme, avoit eu une application particulière au choix qu’il avoit fait des sujets pour les promotions des cardinaux ; et il est constant qu’il ne s’y étoit que fort peu trompé. La signora Olimpia le força, en quelque façon, par l’ascendant qu’elle avoit sur son esprit, à honorer de cette dignité Maldachin son neveu, qui n’étoit encore qu’un enfant mais on peut dire qu’à la réserve de celui-là, tous les autres furent ou bons, ou soutenus par des considérations qui les justifièrent. Il est même vrai qu’en la plupart le mérite et la naissance concoururent à les rendre illustres. Ceux de ce nombre qui ne se trouvèrent pas attachés aux couronnes par la faction se trouvèrent tout-à-fait libres à la mort du Pape, parce que le cardinal Pamphile son neveu ayant remis, son chapeau pour épouser madame la princesse de Rossane, et le cardinal Astali, que Sa Sainteté avoit adopté, ayant été dégradé depuis du népotisme, même avec honte, il n’y avoit plus personne qui pût se mettre à la tête de cette faction dans le conclave. Ceux qui se rencontrèrent en cet état, que l’on peut appeler de liberté, étoient les cardinaux Chigi, Lomelin, Ottoboni, Imperiali, Aquaviva, Pio, Borromée, Albizzi, Gualtieri, Azolin, Omedei, Cibo, Odescalchi, Vidman, Aldobrandin. Dix de ceux-là, qui furent Lomelin, Ottoboni, Imperiali, Borromée, Aquaviva, Pio, Gualtieri, Albizzi, Omedei, Azolin, se mirent dans l’esprit de se servir de leur liberté pour affranchir le sacré collége de cette coutume qui assujettit à la reconnoissance des voix qui ne devroient reconnoître que les mouvemens du Saint-Esprit. Ils résolurent de ne s’attacher qu’à leur devoir, et de faire une profession publique, en entrant dans le conclave, de toutes sortes d’indépendances et de factions et de couronnes. Comme celle d’Espagne étoit en ce temps-là la plus forte à Rome, et par le nombre des cardinaux et par la jonction des sujets, qui étoient assujettis à la maison de Médicis, ce fut celle aussi qui éclata le plus contre cette indépendance de l’escadron volant : c’est le nom que l’on donna à ces dix cardinaux que je viens de vous nommer.

Je pris ce moment de l’éclat que le cardinal Jean-Charles de Médicis fit au nom de l’Espagne contre cette union, pour entrer moi-même dans leur corps : à quoi je mis toutefois le préalable qui étoit nécessaire à l’égard de la France ; et je priai monsignor Scotti, qui y avoit été nonce extraordinaire, et qui étoit agréable à la cour, d’aller chez tous les cardinaux de la faction, leur dire que je les suppliois de me dire ce que j’avois à faire pour le service du Roi ; que je ne demandois pas le secret, et qu’il suffisoit que l’on me dît jour à jour les pas que j’aurois à faire pour remplir mon devoir.

M. le cardinal Grimaldi fit une réponse fort civile et même fort obligeante à monsignor Scotti ; mais messieurs les cardinaux d’Est, Bichi et Ursin me traitèrent de haut en bas, même avec mépris. Je déclarai dès le lendemain publiquement que puisqu’on ne me vouloit donner aucun moyen de servir la France, je croyois que je ne pouvois rien faire de mieux que de me mettre au moins dans la faction la plus indépendante de celle d’Espagne. J’y fus reçu avec toutes les honnêtetés imaginables, et l’événement fit voir que j’avois eu raison.

Je n’en eus pas tant dans la conduite que j’eus au même moment avec M. de Lyonne. Il s’étoit raccommodé avec M. le cardinal Mazarin, qui l’envoya à Rome pour agir contre moi, et qui, pour l’y tenir avec plus de dignité, lui donna la qualité d’ambassadeur extraordinaire vers les princes d’Italie. Comme il étoit assez ami de Montrésor, il le vit devant qu’il partît. Il le pria de m’écrire qu’il n’oublieroit rien pour adoucir les choses, et que je le connoîtrois par les effets. Il parloit sincèrement : son intention pour moi étoit assez bonne. Je n’y répondis pas comme je devois ; et cette faute n’est pas une des moindres de celles que j’ai commises pendant ma vie. Je vous en dirai le détail, et les raisons de ma conduite, qui n’étoit pas bonne, après que je vous aurai rendu compte du conclave.

Le premier pas que fit l’escadron volant, dans l’intervalle des neuf jours qui sont employés aux obsèques du Pape, fut de s’unir avec le cardinal Barberin, qui avoit dans l’esprit de porter au pontificat le cardinal Sachetti, homme d’une représentation pareille à celle, du feu président de Bailleul, de qui Ménage disoit qu’il n’étoit bon qu’à peindre. Le cardinal Sachetti n’avoit effectivement qu’un fort médiocre talent ; mais comme il étoit créature du pape Urbain, et qu’il avoit toujours été fidèlement attaché à sa maison, Barberin l’avoit en tête, et avec d’autant plus de fermeté que son exaltation paroissoit et étoit en effet difficile au dernier point. M. le cardinal Barberin, dont la vie est angélique, a un travers dans l’humeur qui le rend, comme ils disent en Italie, inamoralo dé l’impossible. Il ne s’en falloit guère que l’exaltation de Sachetti ne fût de ce genre. L’amitié étroite entre lui et Mazarin, qui avoit été sinon domestique, au moins commensal de son frère, n’étoit pas une bonne recommandation pour lui envers l’Espagne : mais ce qui l’éloignoit encore plus de la chaire de saint Pierre étoit la déclaration publique que la maison de Médicis, qui étoit d’ailleurs à la tête de la faction d’Espagne, avoit faite contre lui dès le précédent conclave.

Ceux de l’escadron qui avoient en vue de faire pape le cardinal Chigi crurent que l’unique moyen pour engager M. le cardinal Barberin à le servir seroit de l’y obliger par reconnoissance, et de faire sincèrement et de bonne foi tous leurs efforts pour porter au pontificat Sachetti, voyant qu’ils seroient pourtant inutiles par l’événement, ou du moins qu’ils ne seraient utiles qu’à les lier si étroitement et si intimement avec le cardinal Barberin, qu’il ne pourroit s’empêcher lui-même de concourir dans la suite à ce qu’ils désiroient. Voilà l’unique secret de ce conclave, sur lequel tous ceux à qui il a plu d’écrire ont dit mille’ét mille impertinences ; et je soutiens que le raisonnement de l’escadron étoit fort juste. Le voici : « Nous sommes persuadés que Chigi est le sujet du plus grand mérite qui soit dans le collége, et nous ne le sommes pas moins qu’on ne le peut faire pape qu’en faisant tous nos efforts pour réussir à Sachetti. Le pis du pis est que nous réussissions à Sachetti, qui n’est pas trop bon, mais qui est toujours un des moins mauvais. Selon toutes les apparences du monde, nous n’y réussirons pas : auquel cas nous ferons tomber Barberin à Chigi par reconnoissance et par l’intérêt de nous y conserver. Nous y ferons venir l’Espagne et Médicis, par l’appréhension que nous n’emportions à la fin le plus de voix pour Sachetti ; et la France, par l’impossibilité où elle se trouvera de l’empêcher. » Ce raisonnement beau et profond, auquel il faut avouer que M. le cardinal Azolin eut plus de part que personne, fut approuvé tout d’une voix dans la Transpontine, où l’escadron volant s’assembla dès les premiers jours des obsèques du Pape, et après même que l’on y eut examiné mûrement les difficultés de ce dessein, qui eussent paru insurmontables à des esprits médiocres. Les grands noms sont toujours de grandes raisons aux petits génies. France, Espagne, Empire, Toscane, étoient des mots tout propres à épouvanter les gens. Il n’y avoit aucune apparence que le cardinal Mazarin pût agréer Chigi, qui avoit été nonce à Munster dans le temps de la négociation de la paix, et qui s’étoit déclaré ouvertement dans plus d’une occasion contre Servien, qui étoit plénipotentiaire de France. Il n’y avoit pas de vraisemblance que l’Espagne lui dût être favorable. Le cardinal Trivulce, le plus capable sujet de sa faction et peut-être du sacré collége déclamoit publiquement contre lui comme contre un bigot ; et il appréhendoit dans le fond extrêmement son exaltation, par la crainte qu’il avoit de sa sévérité, peu propre à souffrir la licence de ses débauches, qui, à la vérité ; étoient scandaleuses. Il n’étoit pas croyable que le cardinal Jean-Charles de Médicis pût être bien intentionné pour lui, et par la même raison, et par celle de sa naissance ; car il étoit Siennois et connu pour aimer passionnément sa patrie, qui est pareillement connue pour n’aimer pas passionnément la domination de Florence.

Toutes ces considérations furent pesées et examinées. On pesa l’apparent, le douteux et le possible ; et l’on se fixa à la résolution que je viens de vous marquer, avec une sagesse qui étoit d’autant plus profonde qu’elle paroissoit hardie. Il faut avouer qu’il n’y a peut-être jamais eu de concert où l’harmonie ait été si juste qu’en celui-ci ; et il sembloit que tous ceux qui y entroient ne fussent nés que pour agir les uns avec les autres. L’activité d’Imperiali y étoit tempérée par le flegme de Lomelin ; la profondeur d’Ottoboni se servoit utilement de la hauteur d’Aquaviva ; la candeur d’Omodei et la froideur de Gualtieri y couvroient, quand il étoit nécessaire, l’impétuosité de Pio et la duplicité d’Albizi, Azolin, qui est un des plus beaux et des plus faciles esprits du monde, veilloit avec une application d’esprit continuelle aux mouvemens de ces différens ressorts ; et l’inclination que messieurs les cardinaux de Médicis et Barberin, chefs des deux factions les plus opposées, prirent pour moi d’abord, suppléa, dans.les rencontres en ma personne, au défaut des qualités qui m’étoient nécessaires pour y tenir mon coin. Tous les acteurs firent bien, le théâtre fut toujours rempli ; les scènes n’y furent pas beaucoup diversifiées mais la pièce fut belle, d’autant plus qu’elle fut simple. Quoi qu’en aient écrit les compilateurs des conclaves, il n’y eut de mystère que celui que je vous ai expliqué ci-devant. Il est vrai que les épisodes en furent curieux : je m’explique.

Le conclave fut, si je ne me trompe, de quatre-vingts jours. Nous donnions tous les matins et toutes les après-dînées, trente-deux et trente-trois voix à Sachetti ; et ces voix étoient celles de la faction de France ; des créatures du pape Urbain, oncle de M. le cardinal Barberin et de l’escadron volant. Celles des Espagnols, des Allemands et des Médicis se répandoient sur différens sujets dans tous les scrutins ; et ils affectoient d’en user ainsi, pour donner à leur conduite un air plus ecclésiastique et plus épuré d’intrigues et de cabales que le nôtre n’avoit. Ils ne réussirent pas dans leur projet, parce que les mœurs très-déréglées de M. le cardinal Jean-Charles de Médicis et de M. le cardinal Trivulce qui étoient proprement les ames de leurs factions, donnoient bien plus de lustre à la piété exemplaire de M. le cardinal Barberin, qu’ils ne lui en pouvoient ôter par leurs artifices. Le cardinal Cesi pensionnaire d’Espagne et l’homme le plus singe en tout sens que j’aie jamais connu.me disoit un jour à ce propos fort plaisamment ? : « Vous nous battrez à la fin car nous nous décréditons, en ce, que nous nous voulons faire passer pour gens de bien. » Le faux trompe quelquefois, mais il ne trompe pas long-temps quand il est relevé par d’habiles gens. Leur faction perdit en peu de jours, le concetto (qu’ils appellent en ce pays-là) de vouloir le bien. Nous gagnâmes de bonne heure cette réputation, parce que, dans la vérité, Sachetti, qui étoit aimé à cause de sa douceur, passoit pour homme de bonnes et droites intentions ; et parce que le ménagement que la maison de Médicis étoit obligée d’avoir pour le cardinal Rasponi, quoiqu’elle ne l’eût pas voulu en effet pour pape, nous donna lieu de faire croire dans le monde qu’elle vouloit installer dans la chaire de Saint-Pierre la Volpe (c’est ainsi que l’on appeloit le cardinal Rasponi, parce qu’il passoit pour un fourbe). Ces dispositions, jointes à plusieurs autres qui seroient trop longues à déduire, firent que la faction d’Espagne s’aperçut qu’elle perdoit du terrain ; et quoique cette perte n’allât pas jusqu’au point de lui faire croire que nous pensions à faire le Pape sans sa participation, elle ne laissa pas d’appréhender que son parti ayant beaucoup de vieillards, et le nôtre beaucoup de jeunes, le temps ne pût être facilement pour nous. Nous surprîmes une lettre de l’ambassadeur d’Espagne au cardinal Sforce, qui faisoit voir cette crainte en termes exprès ; et nous comprîmes même par l’air de cette lettre, plus que par ses paroles, que cet ambassadeur n’étoit pas trop content de la manière d’agir de Médicis. Je suis trompé si ce ne fut monsignor Febrei qui surprit cette lettre. Cette semence fut cultivée avec beaucoup de soin dès qu’elle eut paru ; et l’escadron, qui par le canal de Borromée, milanois, et d’Aquaviva, napolitain, gardoit toujours beaucoup de mesures d’honnêtetés avec l’ambassadeur d’Espagne, n’oublia pas de lui faire pénétrer qu’il étoit du service du Roi son maître, et de son intérêt particulier de lui ambassadeur, de ne se pas si fort abandonner aux Florentins, qu’il assujetît et à leurs maximes et à leurs caprices la conduite d’une couronne pour laquelle tout le monde avoit du respect.

Cette poudre s’échauffa peu à peu, et elle prit feu dans son temps. Je vous ai déjà dit que la faction de France donnoit toute sa force à Sachetti avec nous. La différence est qu’elle y donnoit à l’aveugle, croyant qu’elle y pourroit réussir, et que nous y donnions avec une lumière presque certaine que nous ne pourrions pas l’emporter : ce qui faisoit qu’elle n’y prenoit point de mesures hypothétiques, si l’on peut parler ainsi ; c’est-à-dire qu’elle ne songeoit pas à se résoudre quel parti elle prendroit, en cas qu’elle ne pût réussir à Sachetti. Comme le nôtre étoit pris selon cette disposition que nous tenions presque pour constante, nous nous appliquions par avance à affoiblir celle de France, pour le temps dans lequel nous jugions qu’elle nous seroit opposée. Je donnai par hasard l’ouverture à Jean-Charles de débaucher le cardinal Ursin, qu’il eut à bon marché ; et ainsi dans le moment que la faction d’Espagne ne songeoit qu’à se défendre de Sachetti, et que celle de France ne pensoit qu’à le porter, nous travaillions pour une fin sur laquelle ni l’une ni l’autre ne faisoit aucune réflexion, à diviser celle-là et à affoiblir celle-ci. L’avantage de se trouver en cet état est grand, mais il est rare. Il falloit pour cela une rencontre pareille à celle dans laquelle nous étions, et qui ne se verra peut-être pas en dix mille ans. Nous voulions Chigi, et nous ne le pouvions avoir qu’en faisant tout ce qui étoit en notre pouvoir pour l’exaltation de Sachetti, et nous étions moralement assurés que ce que nous ferions pour Sachetti ne pourroit réussir : de sorte que la bonne conduite nous portoit à ce à quoi nous étions obligés par la bonne foi. Cette utilité n’étoit pas la seule : notre manœuvre couvroit notre marche, et nos ennemis tiroient à faux, parce qu’ils visoient à faux, et toujours où nous n’étions pas. Vous verrez le succès de cette conduite après que je vous aurai expliqué celle de Chigi, et la raison pour laquelle nous avions jeté les yeux sur lui.

Il étoit créature du pape Innocent, et le troisième de la promotion de laquelle j’avois été le premier. Il avoit été inquisiteur à Malte et nonce à Munster, et il avoit acquis en tous lieux la réputation d’une intégrité sans tache. Ses mœurs avoient été sans reproches dès son enfance. Il savoit assez d’humanités pour faire paroître au moins une teinture suffisante des autres sciences. Sa sévérité paroissoit douce, ses maximes paroissoient droites ; il se communiquoit peu, mais ce peu qu’il se communiquoit étoit mesuré et sage, (savio col silentio), mieux qu’homme que j’aie jamais connu. Tous les dehors d’une piété véritable et solide relevoient merveilleusement toutes ces qualités, ou plutôt toutes ces apparences. Ce qui leur donnoit un corps au moins fantastique étoit ce qui s’étoit passé à Munster entre Servien et lui. Celui-là, qui étoit connu et reconnu pour le démon exterminateur de la paix ; s’y étoit cruellement brouillé avec le Contarin, ambassadeur de Venise, homme sage et homme de bien. Chigi se signala pour le Contarin, sachant qu’il faisoit fort bien sa cour à Innocent. L’opposition de Servien, qui étoit dans l’exécration des peuples, lui concilia l’amour public, et lui donna de l’éclat. La morgue qu’il garda avec le cardinal Mazarin, lorsqu’il se trouva, ou à Aix-la-Chapelle, ou à Bruxelles en revenant de Munster, plut à Sa Sainteté. Elle le rappela à Rome, et le fit secrétaire d’État et cardinal. On ne le connoissoit que par les endroits que je viens de vous marquer. Comme Innocent étoit d’un génie fort perçant, il découvrit bientôt que le fond de celui de Chigi n’étoit ni si bon ni si profond qu’il se l’étoit imaginé ; mais cette pénétration du Pape ne nuisit pas à la fortune de Chigi : au contraire elle y servit, parce qu’Innocent, qui se voyoit mourant, ne voulut point condamner son propre choix ; et que Chigi, qui par la même raison ne craignoit le Pape que médiocrement, se fit un honneur de se faire passer dans le monde pour une homme d’une vertu inébranlable et d’une rigidité inflexible. Il ne faisoit point sa cour à la signora Olimpia, qui étoit abhorrée dans Rome ; il blâmoit assez ouvertement tout ce que le public n’approuvoit pas de cette cour-là ; et tout le monde, qui est et qui sera éternellement dupe en ce qui flatte son aversion, admiroit sa fermeté et sa vertu sur un sujet sur lequel on ne devoit tout au plus louer que son bon sens, qui lui faisoit voir qu’il semoit de la graine pour le pontificat futur dans un champ où il n’avoit plus rien à cueillir pour le présent.

Le cardinal Azolin, qui avoit été secrétaire des brefs dans le même temps que l’autre avoit été secrétaire d’État, avoit remarqué dans ses mémoires de certaines finoteries qui n’avoient pas de rapport à la candeur dont il faisoit profession. Il me le dit avant que nous entrassions dans le conclave ; mais il ajouta, en me le disant, que sur le tout il n’en voyait point de meilleur : et que de plus sa réputation étoit si bien établie, même dans l’esprit de nos amis de l’escadron, que ce qu’il leur en pourroit dire ne passeroit auprès d’eux que comme un reste de quelques petits démêlés qu’ils avoient eus ensemble par la compétence de leurs charges. Je fis d’autant moins de réflexion sur ce qu’Azolin m’en disoit, que j’étois moi-même tout-à-fait préoccupé en faveur de Chigi. Il avoit ménagé avec soin l’abbé Charier dans le temps de ma prison ; il lui avoit fait croire qu’il faisoit des efforts incroyables pour moi auprès du Pape ; il pestoit contre lui avec l’abbé Charier, et avec plus d’emportement même que lui, de ce qu’il ne poussoit pas avec assez de vigueur le cardinal Mazarin sur mon sujet. L’abbé Charier avoit chez lui toutes les entrées, comme s’il avoit été son domestique ; et il étoit persuadé qu’il étoit mieux intentionné et plus échauffé pour moi que moi-même. Je n’eus pas sujet d’en douter dans tout le cours du conclave. J’étois assis immédiatement au dessus de lui au scrutin, et tant qu’il duroit j’avois lieu de l’entretenir. Ce fut, je crois, par cette raison qu’il affecta de ne vouloir écouter que moi sur ce qui regardoit son pontificat. Il répondit à quelqu’un de ceux de l’escadron qui s’ouvroient à lui de leurs desseins, d’une manière si désintéressée qu’il les édifia. Il ne se trouvoit ni aux fenêtres où l’on va prendre l’air, ni dans les corridors où l’on se promène ensemble. Il étoit toujours enfermé dans sa cellule, où il ne recevoit même aucune visite. Il recevoit de moi quelques avis que je lui donnois au scrutin ; mais il les recevoit toujours ou d’une manière si éloignée du désir de la tiare, qu’il attiroit mon admiration ; ou tout au plus avec des circonstances si remplies de l’esprit ecclésiastique, que la malignité la plus noire n’eût pu s’imaginer d’autre désir que celui dont parle saint Paul, quand il dit que qui episcopatum desiderat, bonum opus desiderat. Tous les discours qu’il me faisoit n’étoient pleins que de zèle pour l’Église, et de regret de ce que Rome n’étudioit pas assez l’Écriture, les conciles et la tradition. Il ne se pouvoit lasser de m’entendre parler des maximes de la Sorbonne. Comme l’on ne se peut jamais si bien contraindre qu’il n’échappe toujours quelque chose du naturel, il ne se put si bien couvrir que je ne m’aperçusse qu’il étoit homme de minuties : ce qui est toujours signe non-seulement d’un petit génie, mais encore d’une ame basse. Il me parloit un jour des études de sa jeunesse, et il me disoit qu’il avoit été deux ans à écrire d’une même plume. Cela n’est qu’une bagatelle ; mais comme j’ai remarqué souvent que les plus petites choses sont quelquefois de meilleures marques que les plus grandes, cela ne me plut pas. Je le dis à l’abbé Charier, qui étoit un de mes conclavistes. Je me souviens qu’il m’en gronda, en me disant que j’étois un maudit, qui ne savoit pas estimer la simplicité chrétienne.

Pour abréger, Chigi fit si bien, par sa dissimulation profonde, que nonobstant sa petitesse, qu’il ne pouvoit cacher à l’égard de beaucoup de petites choses, sa physionomie qui étoit basse, et sa mine qui tenoit beaucoup du médecin, quoiqu’il fût de bonne naissance ; il fit si bien, dis-je, que nous crûmes que nous renouvellerions en sa personne, si nous le pouvions porter au pontificat, la gloire et la vertu de saint Grégoire et de saint Léon. Nous nous trompâmes dans cette espérance ; nous réussîmes à l’égard de son exaltation, parce que les Espagnols appréhendoient, par les raisons que je vous ai marquées ci-devant, que l’opiniâtreté des jeunes ne l’emportât sur celle des vieux ; et que Barberin désespéra à la fin de pouvoir réussir pour Sachetti, vu l’engagement et la déclaration publique des Espagnols et des Médicis. Nous nous résolûmes de prendre, quand il en seroit temps, ce défaut, pour insinuer aux deux partis l’avantage que ce leur seroit à l’un et à l’autre de penser à Chigi. Nous fîmes état que Borromée feroit voir aux Espagnols qu’ils ne pouvoient mieux faire, vu l’aversion que la France avoit pour lui ; et que je ferois voir à M. le cardinal Barberin que, n’ayant personne dans ses créatures qu’il lui fût possible de porter au pontificat, il acquéroit un mérite infini envers toute l’Église, de le faire tomber sans aucune apparence d’intérêt au meilleur sujet. Nous crûmes que nous trouverions des secours pour notre dessein dans les dispositions des particuliers des factions, et voici sur quoi nous nous fondions. Le cardinal Montalte, qui étoit de celle d’Espagne, homme d’un petit talent, mais bon, de grande dépense, et qui avoit un air de grand seigneur, avoit une grande frayeur que le cardinal Fiorenzola, jacobin, et esprit vigoureux, ne fût proposé par M. le cardinal Grimaldi qui étoit son ami intime, et dont les travers avoient assez de rapport à celui de Fiorenzola. Nous résolûmes de nous servir utilement de cette appréhension de Montalte, pour lui donner presque insensiblement de l’inclination pour Chigi. Le vieux cardinal de Médicis, qui étoit l’esprit du monde le plus doux, étoit la moitié du jour fatigué, et de la longueur du conclave, et de l’impétuosité du cardinal Jean-Charles son neveu, qui ne l’épargnoit pas quelquefois lui-même. J’étois très-bien avec lui et au point même de donner de la jalousie à M. le cardinal Jean-Charles ; et ce qui m’avoit procuré particulièrement son amitié étoit sa candeur naturelle, qui avoit fait qu’il avoit pris plaisir à ma manière d’agir avec lui. Je faisois profession publique de l’honorer, et je lui rendois même avec soin mes devoirs. Mais je n’avois pas laissé de m’expliquer clairement avec lui sur mes engagemens avec M. le cardinal Barberin et avec l’escadron. Ma sincérité lui avoit plu ; et il se trouva, par l’événement, qu’elle me fut plus utile que n’auroit été l’artifice. Je ménageai avec application son esprit, et je jugeai que je me trouverois bientôt en état de le disposer peu à peu, et à se radoucir pour M. le cardinal Barberin, qui étoit brouillé avec toute sa maison, et à ne pas regarder M. le cardinal Chigi comme un homme aussi dangereux qu’on le lui avoit voulu faire croire. On ne s’endormoit pas, comme vous voyez, à l’égard de l’Espagne et de la Toscane, quoique l’on y parût à elle-même sans action, parce qu’il n’étoit pas encore temps de se découvrir. On n’eut pas moins d’attention envers la France, dont l’opposition à Chigi étoit encore plus publique et plus déclarée que celle des autres. M. de Lyonne, neveu de Servien, en parloit à qui le vouloit entendre comme d’un pédant, et il ne présumoit pas qu’on le pût seulement mettre sur les rangs. M. le cardinal Grimaldi, qui, dans le temps de leur prélature avoit eu je ne sais quel malentendu avec lui, disoit publiquement qu’il n’avoit qu’un mérite d’imagination. Il ne se pouvoit que M. le cardinal d’Est n’appréhendât, comme frère du duc de Modène, l’exaltation d’un sujet désintéressé et ferme, qui sont les deux qualités que les princes d’Italie craignent uniquement dans un pape. Vous avez vu ci-devant qu’il y avoit eu même du personnel entre lui et M. le cardinal Mazarin en Allemagne ; et nous jugeâmes, par toutes ces considérations, qu’il étoit à propos d’adoucir les choses autant que nous le pourrions de ce côté-là, qui, quoique foible, nous pourroit peut-être faire obstacle. Je dis quoique foible, parce que dans la vérité la faction de France ne faisoit pas une figure assez considérable dans ce conclave, pour que nous ne puissions prétendre, et que nous ne prétendissions en effet, de pouvoir faire un pape malgré elle. Ce n’est pas qu’elle manquât de sujets, et même capables. Est, qui étoit protecteur, suppléoit par sa qualité, par sa dépense et par son courage, à ce que l’obscurité de son esprit et l’ambiguïté de ses expressions diminuoient de sa considération. Grimaldi joignoit, à la réputation de vigueur qu’il a toujours eue, un air de supériorité aux manières serviles des autres cardinaux de la faction ; et il élevoit par là au dessus d’eux sa réputation ; Bichi, habile et rompu dans les affaires, y devoit tenir naturellement un grand poste. M. le cardinal Antoine brilloit par sa libéralité, et M. le cardinal Ursin par son nom. Voilà bien des circonstances qui devoient faire qu’une faction ne fût pas méprisable. Il s’en falloit fort peu que celle de France ne le fût avec toutes ces circonstances, parce qu’elles se trouvèrent compliquées avec d’autres qui les empoisonnèrent. Grimaldi, qui haïssoit Mazarin autant qu’il en étoit haï, n’agissoit presque en rien et d’autant moins qu’il croyoit, et avec raison, que de Lyonne, qui avoit au dehors le secret de la cour, ne le lui confioit pas. Est, qui trembloit avec tout son courage, parce que le marquis de Caracène entra justement en ce temps-là dans le Modenois avec toute l’armée du Milanois, faisoit qu’il n’osoit s’étendre de toute sa force contre l’Espagne. Je vous ai déjà dit que les Médicis n’étoient point brouillés avec Ursin ; Antoine n’étoit ni intelligent ni actif ; et de plus l’on n’ignoroit pas que dans le fond du cœur le cardinal Barberin, qui étoit très-mal à la cour de France, ne l’emportât. Lyonne n’y pouvoit pas prendre une entière confiance, parce qu’il ne se pouvoit pas assurer que le cardinal Barberin, qui vouloit aujourd’hui Sachetti qui étoit agréable à la France, n’en voulût pas demain un autre qui lui fût désagréable ; et cette même considération diminuoit encore de beaucoup la confiance que de Lyonne eût pu prendre au cardinal d’Est, parce qu’on savoit qu’il gardoit toujours beaucoup d’égards avec le cardinal Barberin, et par l’amitié qui avoit été longtemps entre eux, et par la raison de la duchesse de Modène, qui étoit sa nièce. Bichi n’étoit pas selon le cœur de Mazarin, qui le croyoit trop fin et très-mal disposé pour lui, comme il étoit vrai. Voilà, comme vous voyez, un détail qui vous peut empêcherde vous étonner de ce que la faction d’une couronne puissante et heureuse n’étoit pas considérée autant qu’elle devoit l’être dans une conjoncture pareille. Vous en serez encore moins surprise, quand il vous plaira de faire réflexion sur le premier mobile qui donnoit le mouvement à des ressorts aussi mal assortis, ou plutôt aussi dérangés, qu’étoient ceux que je viens de vous montrer. Lyonne n’étoit connu à Rome que comme un petit secrétaire de M. le cardinal Mazarin. On l’y avoit vu, dans le temps du ministère de M. le cardinal de Richelieu, particulier d’un assez bas étage, et de plus brelandier et concubinaire public. Il eut depuis quelque espèce d’emploi en Italie, touchant les affaires de Parme ; mais cet emploi n’avoit pas été assez grand pour le devoir porter d’un saut à celui de Rome, ni son expérience assez consommée pour lui confier la direction d’un conclave, qui est incontestablement de toutes les affaires la plus aiguë. Les fautes de ce genre sont assez communes dans les États qui sont dans la prospérité, parce que l’incapacité de ceux qu’ils emploient s’y trouve souvent suppléée par le respect que l’on a pour leur maître. Jamais royaume ne s’est plus confié en ce respect que la France, dans le temps du ministère du cardinal Mazarin. Ce n’est pas jeu sûr : il l’éprouva dans l’occasion dont il s’agit. M. de Lyonne n’y eut ni assez de dignité ni assez de capacité, pour tenir l’équilibre entre tous ces ressorts qui se démanchoient. Nous le reconnûmes en peu de jours, et pous nous en servîmes utilement pour notre fin.

Je vous ai déjà dit, ce me semble, qu’ayant été averti que de Lyonne avoit mécontenté M. le cardinal Ursin sur un reste de pension qui n’étoit que de mille écus, j’en informai M. le cardinal de Médicis assez à temps pour lui donner lieu de le gagner à une condition si petite, que, pour l’honneur de la pourpre, je crois que je ferois bien mieux de ne la point dire. Vous verrez dans la suite que nous nous servîmes encore avec plus de fruit de l’indisposition que M. le cardinal Bichi avoit pour lui, pour diviser et pour déconcerter encore la faction de France plus qu’elle ne l’étoit. Mais comme ce n’étoit pas celle que nous appréhendions le plus, quoique ce fût celle qui nous fût le plus opposée, nous n’avancions notre travail du côté qui la regardoit que subordonnément au progrès que nous faisions des deux autres, d’où nous craignions, et avec raison, de trouver plus de difficulté. Vous avez déjà vu les raisons pour lesquelles nous ne pouvions pas ignorer que l’Espagne et les Médicis donneroient malaisément à Chigi ; et vous avez aussi vu la manœuvre que nous faisions pour lever peu à peu, et même imperceptiblement, leurs indispositions. Je dis imperceptiblement, et ce fut là notre plus grand embarras ; car si Barberin se fût seulement le moins du monde aperçu que nous eussions eu la moindre vue pour Chigi, il nous auroit échappé infailliblement, parce qu’avec toute la vertu imaginable il a tout le caprice possible, et qu’il ne se fût jamais empêché de s’imaginer que nous le trompions sur le sujet de Sachetti. Ce fut proprement en cet endroit où j’admirai la bonne foi, la prévoyance, la pénétration et l’activité de l’escadron, et particulièrement d’Azolin, qui fut celui qui se donna le plus de mouvement. Il ne s’y fit pas un pas à l’égard de Barberin et de Sachetti, qui ne pût être avoué par la morale la plus sévère. Comme l’on voyoit clairement que tout ce que l’on faisoit pour lui seroit inutile par l’événement, l’on n’oublia aucunes démarches de celles que l’on jugea être utiles à lever les indispositions que l’on prévoyoit se devoir trouver de la part de la France, de l’Espagne et de Florence, et même de Barberin, à l’exaltation de Chigi, lorsqu’elle seroit en état d’être proposée. Comme l’on ne pouvoit douter que pour peu que Barberin s’aperçût de notre dessein, il n’entrât en défiance de nous-mêmes, nous couvrîmes avec une application si grande et si heureuse notre marche, qu’il ne la connut lui-même que par nous, et quand nous crûmes qu’il étoit nécessaire qu’il la connût. Ce qu’il y avoit de plus embarrassant pour nous étoit que, comme nous avions encore plus de besoin de lui que des autres, parce qu’enfin nous en tirions notre principale force, il falloit que, par préalable même à tout le reste, nous travaillassions à lever les obstacles que nous prévoyions même très-grands à notre dessein, dans la faction du pape Urbain. Nous savions que l’unique et journalière application des vieux cardinaux qui en étoient, et qui voyoient comme nous l’impossibilité de réussir à l’exaltation de Sachetti, c’étoit de faire comprendre à Barberin qu’il lui seroit d’une extrême honte que l’on prît un pape qui ne fût pas de ses créatures. Tout conspiroit à lui donner cette vue ; chacun prétendoit de se l’appliquer en son particulier. Ginetti ne doutoit pas que l’attachement qu’il avoit de tout temps à sa maison ne lui en dût donner la préférence ; Cecchini étoit persuadé qu’elle étoit due à son mérite ; Rapaccioli, qui n’avoit pourtant que quarante-un ans ou un peu plus (je ne m’en souviens pas précisément), s’imaginoit que sa piété, sa capacité et son peu de santé l’y pourroient porter, même avec facilité. Fiorenzola se laissoit chatouiller par les imaginations de Grimaldi, dont le naturel est de croire aisément tout ce qu’il désire. Ceux qui n’ont pas vu les conclaves ne se peuvent figurer les illusions des hommes en ce qui regarde la papauté, et l’on a raison de l’appeler rabia papale. Cette illusion toutefois étoit toute propre à nous faire manquer notre coup, parce que la clameur de toute la faction du pape Urbain étoit toute propre à faire appréhender à Barberin de perdre en un moment toutes ses créatures, s’il choisissoit un pape hors d’elle. Cet inconvénient, comme vous voyez, étoit fort grand ; mais nous trouvâmes le remède dans le même lieu d’où nous appréhendions le mal : car la jalousie qui étoit entre eux les obligea par avance à faire tant de pas les uns contre les autres, qu’ils fâchèrent Barberin, parce qu’ils n’eurent pas la même circonspection que nous à cacher leurs sentimens sur l’impossibilité de l’exaltation de Sachetti. Il crut qu’ils vouloient croire cette impossibilité pour relever leurs propres intérêts. Il les considéra au commencement comme des ingrats et des ambitieux ; et cette indisposition fit que, quand il vint lui-même à connoître qu’il ne pouvoit réussir à Sachetti, il se résolut plus facilement à sortir de sa faction, et se persuader qu’il hasarderoit moins la perte de ses créatures, en leur faisant voir qu’il étoit emporté dans un autre parti par ses alliés, que de l’aigrir tout entière par la préférence de l’une à l’autre : car il faut remarquer qu’elles cédoient toutes à Sachetti, à cause de son âge, et de ses manières, qui dans la vérité étoient aimables. Ce n’est pas qu’à mon opinion il n’eût été de lui comme de Galba, digne de l’empire s’il n’eût point été empereur ; mais enfin l’on n’en étoit point là. Les autres créatures de Barberin s’étoient réglées sur ce point ; mais comme ils ne croyoient pas son exaltation possible, cette déférence ne faisoit qu’augmenter la jalousie enragée qu’ils avoient par avance les uns contre les autres.

Le vieux Spada, rompu et corrompu dans les affaires, se déclara contre Rapaccioli, jusqu’à faire un libelle contre lui, par lequel il l’accusoit d’avoir cru que le diable pouvoit être reçu à la pénitence. Montalte dit publiquement qu’il avoit de quoi s’opposer en forme à l’exaltation de Fiorenzola. Celui-ci, dont je vous ai déjà parlé, fit une description assez plaisante de la beauté du carnaval, que la signora Basti, belle et galante, nièce de Cecchini, donneroit au public si son oncle étoit pape. Toutes ces aigreurs, toutes ces niaiseries, peu dignes à la vérité d’un conclave, déplurent au dernier point à Barberin, esprit pieux et sérieux, et ne nuisirent pas à notre dessein dans la suite, que vous allez voir.

Il me semble que je vous ai déjà dit que ce conclave dura environ quatre-vingts jours. Il y en eut plus des deux tiers employés comme je vous l’ai dit ci-devant, parce que M. le cardinal Barberin ne se pouvoit ôter de l’esprit que nous emporterions enfin Sachetti par notre opiniâtreté. Nous pouvions moins que personne le désabuser, par la raison que vous avez déjà vue et je ne sais si la chose n’eût pas été encore bien plus loin, si Sachetti, qui se lassoit de se voir ballotter réglément quatre fois par jour sans aucune apparence de réussir, ne lui eût lui-même ouvert les yeux. Ce ne fut pas toutefois sans beaucoup de peine. Il y réussit enfin ; et après que nous eûmes observé toutes les brèves et les longues, pour ne lui laisser aucun lieu de soupçonner que nous eussions part à cette démarche de Sachetti, dans laquelle, pour le vrai, nous n’en avions aucune, nous discutâmes avec lui la possibilité des sujets de sa faction. Nous nous aperçûmes d’abord qu’il s’y trouvoit lui-même fort embarrassé, et même avec beaucoup de raison. Nous n’en fûmes pas fâchés, parce que cet embarras nous donna lieu de tomber sur les sujets des autres factions et nous porta insensiblement jusqu’à Chigi. M. le cardinal Barberin, qui a dès son enfance aimé jusqu’à la passion la piété, et qui estimoit beaucoup celle qu’il croyoit en Chigi, se rendit avec assez de facilité ; et il n’y eut, à dire le vrai, qu’un scrupule, qui fut que Chigi, qui étoit fort ami des jésuites, pourroit peut-être donner atteinte à la doctrine de saint Augustin, pour laquelle Barberin avoit plus de respect que de connoissance. Je fus chargé de m’en éclaircir avec lui, et je m’acquittai de ma commission d’une manière qui ne blessa ni mon devoir, ni la prétendue tendresse de conscience de Chigi. Comme, dans les grandes conversations que j’avois eues avec lui dans les scrutins, il m’avoit pénétré (ce qui lui étoit fort aisé, parce que je ne me couvrois pas auprès de lui), il avoit connu que je n’approuvois point qu’on s’entêtât pour les personnes, et qu’il suffisoit d’éclaircir la vérité. Il me témoigna entrer lui-même dans ces sentimens, et j’eus sujet de croire qu’il étoit tout propre par ses maximes à rendre la paix à l’Église. Il s’en expliqua lui-même assez publiquement et raisonnablement ; car Albizzi, pensionnaire des jésuites, s’étant emporté, même avec brutalité, contre l’extrémité, se disoit-il, de l’esprit de saint Augustin, Chigi prit la parole avec vigueur, et il parla comme le respect que l’on doit au docteur de la grâce le requiert. Cette rencontre assura absolument Barberin, et beaucoup plus encore que tout ce que je lui en avois dit. Dès qu’il eut pris son parti, nous commençâmes à mettre en œuvre les matériaux que nous n’avions fait jusque là que disposer. Nous agîmes chacun de notre côté suivant que nous l’avions projeté. Nous nous expliquâmes de ce que nous avions le plus souvent caché avec soin, ou que nous n’avions tout au plus qu’insinué. Borromée et Aquaviva se développèrent plus pleinement envers l’ambassadeur d’Espagne. Azolin brilla dans les diverses factions avec plus de liberté. Je m’étendis de toute ma force envers le cardinal doyen ; il prit confiance en moi sur le désir qu’il avoit d’adoucir le grand duc par les Barberins. Le cardinal Barberin l’y eut tout entière sur la joie qu’il en auroit. Azolin ou Lomelin (je ne me souviens pas précisément lequel ce fut) découvrit que Bichi, qui étoit allié à Chigi, étoit très-bien intentionné pour lui dans le fond. Il entra dans ce commerce habilement et adroitement, et si bien que Bichi, qui ne crut pas que le Mazarin eût assez de confiance en lui pour concourir sur sa parole à l’exaltation de Chigi, employa pour le persuader Sachetti, qui, lassé, comme il me semble que je vous l’ai dit ci-dessus, de se voir ballotté inutilement tous les soirs et tous les matins, lui dépêcha un courrier pour l’avertir que Chigi seroit pape en dépit de la France, si elle faisoit tant que de lui donner l’exclusion, comme l’on disoit car, dès qu’on le vit sur les rangs, tous les subalternes, selon le style de la nation, publièrent que le Roi ne le souffriroit jamais. Mazarin ne fut pas de leur sentiment, et il renvoya par le même courrier ordre à de Lyonne de ne le point exclure. Il eut raison ; car je suis persuadé que si l’exclusion fût arrivée, Chigi eût été pape trois jours plus tôt qu’il ne le fut.

Les couronnes ne doivent jamais hasarder facilement ces exclusions : il y a des conclaves où elles peuvent réussir ; il y en a d’autres où le succès en seroit impossible. Celui-là étoit du nombre. Le sacré collége étoit fort, et de plus il sentoit sa force.

Les choses étant dans l’état que je viens de poser, messieurs les cardinaux de Médicis et Barberin me chargèrent, sur les neuf heures du soir, d’en aller porter la nouvelle à M. le cardinal Chigi. Je le trouvai au lit ; je lui baisai la main. Il m’entendit, et il me dit en m’embrassant : Ecco l’effetto de la buona vicinanza. Je vous ai déjà dit que j’étois au scrutin auprès de lui. Tout le collége y accourut ensuite. Il m’envoya querir sur les onze heures, après que tout le monde fut sorti de sa cellule ; et je ne vous puis exprimer les bontés avec lesquelles il me traita. Nous l’allâmes tous prendre le lendemain au matin dans sa cellule ; et nous l’accompagnâmes à la chapelle du scrutin, où il eut, ce me semble, toutes les voix, à la réserve d’une ou tout au plus de deux. Le soupçon tomba sur le vieux Spada, Grimaldi et Rosetti, lesquels, à la vérité furent les seuls qui improuvèrent, au moins publiquement, son exaltation. Grimaldi me dit à moi-même que j’avois fait un choix dont je me repentirois en mon particulier ; et il se trouva par l’événement qu’il dit vrai. J’attribuai son discours à son travers ; l’aversion de Spada à l’envie qui lui étoit naturelle ; et celle de Rosetti à l’appréhension qu’il avoit de la sévérité de Chigi. Je crois encore que je ne me trompois pas dans, ce jugement, quoique j’avoue qu’ils ne se trompoient pas eux-mêmes pour le fond. Ce qui est constant est que jamais élection de pape n’a été plus universellement applaudie. Il ne se défaillit pas à lui-même dans les premiers momens, qui, par une imperfection assez bizarre de la nature humaine, surprennent davantage les gens qui les attendent avec le plus d’impatience. La suite a fait voir qu’il n’étoit pas assez homme de bien pour n’en avoir pas eu beaucoup dans ce rencontre. Il fut si éloigné d’en donner aucunes marques, que nous eûmes sujet de croire qu’il en avoit de la douleur. Il pleura amèrement au même moment que l’on relisoit le scrutin qui le faisoit pape ; et comme il vit que je le remarquois ; il m’embrassa d’un bras, et prit de l’autre Lomelin qui étoit au dessous de lui et il nous dit à l’un et à l’autre : « Pardonnez cette foiblesse à un homme qui a toujours aimé ses proches avec tendresse, et qui s’en voit séparé pour jamais. » Nous descendîmes après les cérémonies accoutumées Saint-Pierre ; il affecta de ne s’asseoir que sur le coin de l’autel, quoique les maîtres des cérémonies lui dissent que la coutume étoit que les papes se missent justement au milieu. Il y reçut l’adoration du sacré collége avec beaucoup plus de modestie que de grandeur, avec beaucoup plus d’abattement que de joie ; et lorsque je m’approchai à mon tour pour lui baiser les pieds, il me dit en m’embrassant, si haut que les ambassadeurs d’Espagne et de Venise, et le connétable Colonne l’entendirent : Signor cardinal de Retz, ecce opus manuum tuarum. Vous pouvez juger de l’effet que fit cette parole. Les ambassadeurs la dirent à ceux qui étoient auprès d’eux ; elle se répandit en moins de rien dans toute l’église. Morangis, frère de Barillon, me la redit une heure après, en me rencontrant comme je sortois ; et je retournai chez moi accompagné de plus de six-vingts carrosses, qui étoient pleins de gens très-persuadés que j’allois gouverner le pontificat. Je me souviens que Chatillon me dit à l’oreille : « Je suis résolu de compter les carrosses pour en rendre ce soir un compte exact à M. de Lyonne. Il ne faut pas épargner cette joie au cocu. »

Je vous ai promis quelques épisodes : je m’en vais vous tenir ma parole. Vous avez déjà vu que la faction de France avoit eu ordre du Roi non-seulement de ne pas communiquer avec moi, mais même de ne me pas saluer. M. le cardinal d’Est évita avec soin de ne me pas rencontrer. Quand il ne le put, il tourna la tête de l’autre côté, où il fit semblant de ramasser son mouchoir, ou il parla à quelqu’un. Enfin comme il a toujours affecté de paroître ecclésiastique, il affecta aussi, à mon opinion, de témoigner en cette occasion qu’une conduite qui blessoit même l’apparence de la charité chrétienne lui faisoit de la peine. Antoine me saluoit toujours fort honnêtement quand personne ne le voyoit ; mais comme il étoit fort bas à la cour et fort timide, il se redressoit en public. Ursin, qui étoit l’ame du monde la plus vile, me morguoit également partout. Bichi me saluoit toujours civilement ; et Grimaldi n’observoit l’ordre du Roi qu’en ce qu’il ne me visitoit pas : car il me parloit même dans la rencontre, et toujours fort honnêtement. Ce détail vous paroît sans doute une minutie ; mais ce qui fait que je ne l’omets pas, c’est qu’il me paroît être une véritable et bien naturelle image de la lâche politique des courtisans. Chacun d’eux la monte et la baisse à son cran, et leur inclination la règle sans comparaison davantage que leurs véritables intérêts.

Ils se conduisirent tous dans le conclave différemment sur mon sujet. J’observai qu’ils en turent tous également à la cour. J’ai appliqué depuis cet exemple à mille autres. Je vivois avec autant d’honnêteté à leur égard que s’ils eussent bien vécu avec moi. J’avois toujours la main an bonnet devant eux de cinquante pas, et je poussai ma civilité jusqu’à l’humilité. Je disois à qui le vouloit entendre que je leur rendois ces respects non pas seulement comme à mes confrères, mais encore comme à des serviteurs de mon Roi. Je parlois en Français, en chrétien, et en ecclésiastique. Ursin m’ayant un jour morgué si publiquement que tout le monde s’en scandalisa, je renouvelai mes honnêtetés pour lui à un point que tout le monde s’en édifia. Ce qui arriva le lendemain releva cette modestie, ou plutôt cette affectation de modestie. Le cardinal Jean-Charles de Médicis, qui étoit naturellement impétueux, s’éveilla contre moi sur ce que j’étois, ce disoit-il, trop uni avec l’escadron. Je lui répondis avec toute la considération que je devois à sa personne et à sa maison. Il ne laissa pas de s’échauffer, et de me dire que je me devois souvenir des obligations que ma maison avoit à la sienne : sur quoi je lui dis que je ne les oublierois jamais, et que M. le cardinal doyen et M. le grand duc en étoient très-persuadés. « Je ne le suis pas, moi, reprit-il tout d’un coup. Vous souvenez-vous bien que sans la reine Catheririe vous seriez un gentilhomme comme un autre à Florence ? — Pardonnez-moi, monsieur, lui répondis-je en présence de douze ou quinze cardinaux, et pour vous faire voir que je sais bien ce que je serois à Florence si j’y étois selon ma naissance, j’y serois autant au dessus de vous que mes prédécesseurs y étoient au-dessus des vôtres il y a quatre cents ans. » Je me tournai ensuite vers ceux qui étoient présens, et je leur dis : « Vous voyez, messieurs, que le sang français s’émeut aisément contre la faction d’Espagne. » Le grand duc et le cardinal doyen eurent l’honnêteté de ne se point aigrir de cette parole ; et le marquis Riccardi, ambassadeur du premier, me dit au sortir du conclave qu’elle lui avoit même plu, et qu’il avoit blâmé le cardinal Jean-Charles.

Il y eut une autre scène quelques jours après, qui me fut assez heureuse. Le duc de Terranova, ambassadeur d’Espagne présenta un mémorial au sacré collége à propos de je ne sais quoi, dont je ne me souviens point ; et il donna dans ce mémorial la qualité de fils aîné de l’Église au Roi son maître. Comme le secrétaire du collége le lisoit, je remarquai cette expression, qui ne fut point, à mon sens, observée par les cardinaux de la faction ; il est au moins certain qu’elle ne fut pas relevée. Je leur en laissai tout le temps, afin de ne faire paroître ni précipitation ni affectation. Comme je vis qu’ils demeuroient tous dans un profond silence, je me levai, je sortis de ma place ; et, en m’avançant du côté de M. le cardinal doyen, je m’opposai en forme à l’article du mémorial, dans lequel le roi Catholique étoit appelé fils aîné de l’Église. Je mandai acte de mon opposition et on me l’accorda en bonne forme, signé de quatre maîtres des cérémonies. M. le cardinal Mazarin eut la bonté de dire au Roi et à la Reine mère, en plein cercle, que cette pièce avoit été concertée avec l’ambassadeur d’Espagne, pour m’en faire honneur en France. Il n’est jamais honnête à un ministre d’être imposteur ; mais il n’est pas même politique de porter l’imposture au delà de toutes les apparences.

Je ne puis finir cette matière des conclaves sans vous en faire une peinture qui vous les fasse connoître, et qui efface l’idée que vous avez sans doute prise sur le bruit commun, et peut-être sur la lecture de ces relations fabuleuses qui en ont été faites. Ce que je viens même de vous exposer de celui d’Alexandre vii ne vous en aura pas détrompée, parce que vous y avez vu des murmures, des plaintes, des aigreurs ; et c’est ce qu’il est, à mon opinion, nécessaire de vous expliquer. Il est certain qu’il y eut dans ce conclave plus de ces murmures, de ces plaintes et de ces aigreurs qu’en aucun autre que j’aie jamais vu. Il ne l’est pas moins qu’à la réserve de ce qui se passa entre M. le cardinal Jean-Charles et moi, dont je vous ai rendu compte, d’une parole encore sans comparaison plus légère qu’il s’attira d’Imperiale, à force de le presser, et du libelle de Spada contre Rapaccioli, il n’y eut pas dans ces murmures, dans ces plaintes et dans ces aigreurs extérieures, je ne dis pas la moindre étincelle de haine, mais même d’indisposition. On y vécut toujours ensemble avec le même respect et la même civilité que l’on observe dans les cabinets des rois ; avec la même politesse qu’on avoit dans la cour de Henri iii, avec la même familiarité que l’on voit dans les colléges ; avec la même modestie qui se remarque dans les noviciats ; et avec la même charité au moins en apparence qui pourroit être entre des frères parfaitement unis. Je n’exagère rien, et j’en dis encore moins que je n’en ai vu dans les autres conclaves dans lesquels je me suis trouvé. Je ne me puis mieux exprimer sur ce sujet qu’en vous disant que même dans celui d’Alexandre vii, que l’impétuosité de M. le cardinal Jean-Charles de Médicis éveilla ou plutôt dérégla un peu, la réponse que je lui fis ne fut excusée que parce qu’il n’y étoit point aimé ; que celle d’Imperiale y fut condamnée ; et que le libelle de Spada y fut détesté et désavoué dès le lendemain au matin par lui-même, à cause de la honte qu’on lui en fit. Je puis dire avec vérité que je n’ai jamais vu, dans aucun des conclaves auxquels j’ai assisté, ni un seul cardinal ni un seul conclaviste s’emporter ; j’en ai vu même fort peu qui s’y soient échauffés. Il étoit rare d’y entendre une voix élevée, ou d’y remarquer un visage changé. J’ai souvent essayé d’y trouver de la différence dans l’air de ceux qui venoient d’être exclues et je puis dire avec vérité qu’à la réserve d’une seule fois, je n’y en ai jamais trouvé. L’on y est même si éloigné du soupçon de ces vengeances dont l’erreur commune charge l’Italie, qu’il est assez ordinaire que l’excluant y boive à son dîner du vin que l’exclus du matin lui vient d’envoyer. Enfin j’ose dire qu’il n’y a rien de plus sage ni de plus grand que l’extérieur ordinaire d’un conclave. Je sais bien que la forme qui s’y pratique depuis la bulle de Grégoire contribue beaucoup à le régler : mais il faut avouer qu’il n’y a que les Italiens au monde capables d’observer cette règle avec autant de bienséance qu’ils le font. Je reviens à la suite de ma narration.

Vous croyez aisément que je ne manquai pas dans le cours du conclave de prendre les sentimens de M. le cardinal Chigi et de mes amis de l’escadron, sur la conduite que j’avois à tenir après que j’en serois sorti. Je prévoyois qu’elle seroit assez difficile, et du côté de Rome, et du côté de France ; et je connus, dès les premières conversations, que je ne me trompois pas dans ma prévoyance. Je commencerai par les embarras que je trouvai à Rome, que j’expliquerai de suite, pour ne point interrompre le fil du récit ; et je ne reviendrai à ce que je fis du côté de France qu’après que je vous aurai exposé la conduite que je pris en Italie. Mes amis, qui n’étoient nullement parties en ce pays-là, et qui selon le génie de notre nation, qui traite toutes les autres par rapport à elle, s’imaginoient qu’un cardinal persécuté pouvoit et devoit même vivre presque en homme privé à Rome, m’écrivoient par toutes leurs lettres qu’il étoit de la bienséance que je demeurasse toujours dans la maison de la Mission, où je m’étois effectivement logé sept ou huit jours après que je fus arrivé. Ils ajoutoient qu’il étoit nécessaire que je ne fisse aucune dépense, et parce que tous mes revenus étant saisis en France avec une rigueur extraordinaire, je n’en pourrois pas même soutenir une médiocre, et parce que cette modestie feroit un effet admirable dans le clergé de Paris, duquel j’aurois un grand besoin dans les suites. Je parlai sur ce ton à M. le cardinal Chigi, qui passoit pour le plus grand ecclésiastique qui fût au delà des monts ; et je fus bien surpris quand il me dit : « Non, non, monsieur ; quand vous serez rétabli dans votre siége, vivez comme il vous plaira, parce que vous serez dans un pays où l’on saura ce que vous pouvez et ce que vous ne pouvez pas. Vous êtes à Rome, où vos ennemis disent tous les jours que vous êtes décrédité en France : il est de la nécessité de faire voir qu’ils ne disent pas vrai. Vous n’êtes pas ermite, vous êtes cardinal, et cardinal d’une volée que nous appelons dans ce pays dei cardinaloni. Nous y estimons peut-être plus qu’ailleurs la modestie ; mais il faut à un homme de votre âge de votre naissance et de votre sorte, qu’elle soit tempérée ; il faut de plus qu’elle soit si volontaire qu’il n’y ait pas seulement le moindre soupçon qu’elle soit forcée. Il y a beaucoup de gens à Rome qui aiment à assassiner ceux qui sont à terre : n’y tombez pas, mon cher monsieur ; et faites réflexion, je vous supplie, quel personnage vous jouerez dans les rues avec les six estafiers dont vous parlez, quand vous trouverez un petit bourgeois de Paris qui ne s’arrêtera pas devant vous, et qui vous bravera pour faire sa cour au cardinal d’Est ! Vous ne deviez pas venir à Rome, si vous n’étiez pas en résolution et en pouvoir de soutenir votre dignité. Vous ne mettez point l’humilité chrétienne à la perdre ; et je n’ai rien à vous dire, si ce n’est que le pauvre cardinal Chigi qui vous parle, qui n’a que cinq mille écus de rente, et qui est sur le pied des plus gueux des cardinaux moines, ne peut aller aux fonctions sans quatre carrosses de livrée roulant ensemble, quoiqu’il soit assuré qu’il ne trouvera personne dans les rues qui manque en sa personne au respect que l’on doit à la pourpre. »

Voilà une petite partie de ce que le cardinal Chigi me disoit tous les jours, et de ce que mes autres amis, qui n’étoient pas ou du moins qui ne faisoient pas les ecclésiastiques si zélés que lui, m’exagéroient encore beaucoup davantage. M. le cardinal Barberin éclatoit encore plus que tous les autres contre ce projet de retranchement. Il m’offroit sa bourse : mais comme je ne la voulois pas prendre, et que même j’eusse été fort aise de n’être point à charge à mes proches et à mes amis de France, je me trouvois fort en peine ; et d’autant plus que je les voyois très-disposés à croire que la grande dépense ne m’étoit nullement nécessaire à Rome. Je n’ai guère eu dans ma vie de rencontre plus fâcheuse que celle-là ; et je vous puis dire avec vérité que je ne sais qu’une occasion où j’aie eu plus de besoin de faire un effort terrible sur moi, pour m’empêcher de faire ce que j’aurois souhaité. Si je me fusse cru, je me serois réduit à deux estafiers. La nécessité l’emporta, je connus visiblement que je tomberois dans le mépris, si je ne me soutenois avec éclat : je cherchai un palais pour me loger ; je rassemblai toute ma maison, qui étoit fort grande ; je fis des livrées modestes, mais nombreuses, de quatre-vingts personnes ; je tins une grande table. Les abbés de Courtenay et de Sévigné se rendirent auprès de moi. Campi, qui avoit commandé le régiment italien de M. le cardinal Mazarin, et qui s’étoit depuis attaché à moi, me joignit ; tous mes domestiques y accoururent. Ma dépense fut grande dans le conclave ; elle fut très-grande quand j’en fus sorti : mais elle fut nécessaire, et l’événement fit connoître que le conseil de mes amis d’Italie étoit mieux fondé que celui de mes amis de France : car M. le cardinal d’Est ayant défendu, dès le lendemain de la création du Pape, à tous les Français, de la part du Roi, de s’arrêter devant moi dans les rues, et même aux supérieurs des églises françaises de me recevoir, je fusse tombé dans le ridicule, si je n’eusse été en état de faire respecter ma dignité. Et vous allez connoître clairement cette vérité, par la réponse que le Pape me fit lorsque je le suppliai de me prescrire de quelle manière il lui plaisoit que je me conduisisse à l’égard de ces ordres de M. le cardinal d’Est. Je vous le dirai après que je vous aurai rendu compte des premières démarches qu’il fit après sa création.

Il fit apporter dès le lendemain même son cercueil sous son lit ; il donna le jour suivant un habit particulier aux caudataires des cardinaux ; il défendit au troisième aux cardinaux de porter le deuil au moins en leurs personnes, même de leurs pères. Je me le tins pour dit et je dis même à Azolin, qui en convint, que nous étions pris pour dupes, et que le Pape ne seroit jamais qu’un fort pauvre homme. Le cavalier Bernin[3], qui a du bon sens ; remarqua, deux ou trois jours après, que le Pape n’avoit observé, dans une statue qu’il lui faisoit voir, qu’une petite frange qui étoit au bas de la robe de celui qu’elle représentoit. Ces observations paroissent légères : elles sont certaines. Les grands hommes peuvent avoir de grands foibles : ils ne sont pas même exempts de tous les petits ; mais il y en a dont ils ne sont pas susceptibles ; et je n’ai jamais vu, par exemple, qu’ils aient entamé un grand emploi par des bagatelles. Azolin, qui fit les mêmes remarques que moi, me conseilla de ne pas perdre un moment à engager Rome à ma protection, par la prise du pallium de l’archevêché de Paris. Je le demandai dans le premier consistoire, avant que l’on eût seulement fait réflexion que je pensasse à le demander. Le Pape me le donna naturellement, et sans y faire lui-même de réflexion. La chose étoit dans l’ordre, et il ne la pouvoit refuser selon les règles ; mais vous verrez par les suites que ce n’étoient pas les règles qui le régloient. Ce pas me fit croire qu’il n’auroit pas au moins de peine à faire que l’on me traitât de cardinal à Rome. Je me plaignois à lui des ordres que M. le cardinal d’Est avoit donnés à tous les Français : je lui représentai qu’il ne se contentoit pas de faire le souverain dans Rome, en me dégradant des honneurs temporels, mais qu’il y faisoit encore le souverain pontife, en m’interdisant les églises françaises. L’étoffe étoit large : je ne m’en fis pas faute. Le Pape, à qui M. de Lyonne s’étoit plaint, avec un éclat qui passa jusqu’à l’insolence, de la concession du pallium, me parut fort embarrassé. Il parla beaucoup contre le cardinal d’Est ; il déplora la misérable coutume (ce fut son mot) qui avoit assujetti plutôt qu’attaché les cardinaux aux couronnes, jusqu’au point d’avoir formé entre eux-mêmes un schisme scandaleux. Il s’étendit avec emphase sur la thèse ; mais j’eus mauvaise opinion de mon affaire quand je vis qu’il demeuroit si long-temps sur le général sans descendre au particulier ; et je m’aperçus aussitôt que ma plainte n’étoit pas vaine, parce qu’il s’expliqua enfin, après beaucoup de circonlocutions, en ces termes : « La politique de mes prédécesseurs ne m’a pas laissé un champ aussi libre que mes bonnes intentions le mériteroient. Je conviens qu’il est honteux au collége et même au saint-siége, de souffrir la licence que le cardinal d’Est ou plutôt le cardinal Mazarin se donne en ce rencontre. Mais les Espagnols eurent une prise presque pareille sous Innocent à l’égard du cardinal Barberin et même sous Paul v, le maréchal d’Estrées n’agit guère mieux envers le cardinal Borghèse. Ces exemples, dans un temps ordinaire, n’autoriseroient pas le mal, et je les saurois bien redresser ; mais vous devez faire réflexion, charo mio signor cardinale, que la chrétienté est toute en feu ; qu’il n’y a que le pape Alexandre qui le puisse éteindre ; qu’il est obligé par cette raison, en beaucoup de rencontres, de fermer les yeux, pour ne se pas mettre en état de se trouver inutile à un bien aussi public et aussi nécessaire que celui de la paix générale. Que direz-vous, quand vous saurez ce que de Lyonne m’a déclaré insolemment, depuis trois jours, sur ce que je vous ai donné le pallium, que la France ne me donneroit aucune part au traité dont l’on parle, et qui n’est pas si éloigné que l’on le croit ? Ce que je vous dis n’est pas que je veuille vous abandonner, mais seulement pour vous faire voir qu’il faut que je me conduise avec beaucoup de circonspection, et qu’il est bon que vous m’aidiez de votre côté, et que nous donnions tous deux al tempo. »

Si j’eusse voulu faire ma cour à Sa Sainteté je n’avois qu’à me retirer après ce discours, qui, comme vous voyez, n’étoit qu’un préparatoire à ne point recevoir la réponse que je demandois. Mais comme elle m’étoit absolument nécessaire et même pressée, parce que je me pouvois rencontrer à tous les instans dans l’embarras dont il s’agissoit, je ne crus pas que je dusse en demeurer là avec le Pape ; et je pris la liberté de lui repartir avec un profond respect, en lui représentant que peut-être au sortir du Vatican je trouverois dans la rue le cardinal d’Est, qui, n’étant que cardinal-diacre, devoit s’arrêter devant moi ; que je rencontrerois infailliblement des Français, dont Rome étoit toute pleine ; que je le suppliois de me donner ses ordres, avec lesquels je ne pourrois plus faillir, et sans lesquels je ne savois ce que j’avois à faire ; que si je souffrois que l’on ne me rendît pas ce que le cérémonial veut que l’on rende aux cardinaux, j’appréhendois que le sacré collége n’approuvât pas ma conduite ; que si je me mettois en devoir de me le faire rendre, je craignois de manquer au respect que je devois à Sa Sainteté, à laquelle seule il touchoit de régler tout ce qui nous regardoit et les uns et les autres ; que je la suppliois très-humblement de me prescrire précisément ce que je devois faire et que je l’assurois que je n’aurois pas la moindre peine à exécuter tout ce qu’il lui plairoit de m’ordonner, parce que je croyois qu’il y auroit autant de gloire pour moi à me soumettre à ses ordres, qu’il y auroit de honte à reconnoître ceux de M. le cardinal d’Est.

Ce fut à cet instant où je reconnus pour la première fois le génie du pape Alexandre, qui mettoit partout la finesse. C’est un grand défaut, et d’autant plus grand quand il se rencontre dans les hommes de grandes dignités, qu’ils ne s’en corrigent jamais ; parce que le respect que l’on a pour eux, et qui étouffe les plaintes, fait qu’ils demeurent presque toujours persuadés qu’ils fascinent tout le monde, même dans les occasions où ils ne trompent personne. Le Pape, qui dans la vue de se disculper, ou plutôt de se débarrasser de ma conduite soit à l’égard de la France, soit à celui du sacré collége, eût souhaité que je lui eusse contesté ce qu’il me proposoit, reprit promptement et même vivement la parole de me soumettre, que vous venez de voir, et il me dit : « Le cardinal d’Est, au nom du Roi. » Le ton avec lequel il prononça ce mot, joint à ce que le marquis Riccardi, ambassadeur de Florence, m’avoit dit la veille d’un tour assez pareil qu’il avoit donné trois ou quatre jours auparavant une conversation qu’il avoit eue avec lui : ce ton, dis-je, me fit juger que le Pape s'attendoit que je prendrois le change : que je verbaliserois sur la distinction des ordres du Roi et de ceux de M. le cardinal d’Est, et qu’ainsi il auroit lieu de dire à M. de Lyonne qu’il m’avoit exhorté à l’obéissance ; et à mes confrères, qu’il ne m’avoit recommandé que de demeurer dans les termes du respect que je devois au Roi. Je ne lui donnai lieu ni de l’un ni de l’autre car je lui répondis sans balancer que c’étoit justement ce qui me mettoit en peine, et sur quoi je le suppliois de décider parce que d’un côté le nom du Roi paroissoit, pour lequel je devois avoir toutes sortes de soumissions ; et que de l’autre je voyois celui de Sa Sainteté si blessé, que je ne croyois pas devoir, en mon particulier, donner les mains à une atteinte de cette nature, que je n’en eusse au moins un ordre exprès. Le Pape battit beaucoup de pays pour me tirer, ou plutôt pour se tirer lui-même de la décision que je lui demandois. Je demeurai fixe et ferme. Il courut, il s’égaya : ce qui est toujours facile aux supérieurs. Il me répéta plusieurs fois que le Roi étoit un grand monarque ; il me dit d’autres fois que Dieu étoit encore plus puissant que lui. Tantôt il exagéroit les obligations que les ecclésiastiques avoient à conserver les libertés et les immunités de l’Église ; tantôt il s’étendoit sur la nécessité de ménager dans la conjoncture présente l’esprit des rois. Il me recommanda la patience chrétienne ; il me recommanda la vigueur épiscopale. Il blâma le cérémonial, auquel l’on étoit trop attaché à la cour de Rome ; il en loua l’observation comme étant nécessaire pour le maintien de sa dignité. Le sens littéral de tout son discours étoit que, quoi que je pusse faire, je ne pourrois rien faire qu’il ne pût dire m’avoir défendu. Je le pressai de s’expliquer, autant que l’on peut presser un homme qui est assis dans la chaire de saint Pierre : je n’en pus rien tirer. Je rendis compte de mon audience à M. le cardinal Barberin et à mes amis de l’escadron ; et je vous rendrai celui de la conduite qu’ils me firent prendre après que je vous aurai entretenue, et d’une conversation que M. de Lyonne avoit eue avec le Pape quelques jours auparavant, et de ce qui se passoit entre M. de Lyonne et moi dans le même temps.

De Lyonne, qui n’étoit rétabli à la cour que depuis peu, fut touché au vif de ce que le Pape m’avoit donné le pallium, parce qu’il appréhendoit que M. le cardinal Mazarin ne se prît à lui d’une action qu’il craignoit que l’on n’imputât à sa négligence. Il n’en avoit pas été averti : ce qui pouvoit être un grand crime auprès d’un homme qui lui avoit dit en partant qu’il n’y en avoit pas un à Rome qui ne lui servît volontiers d’espion. L’appréhension qu’il eut de la réprimande l’obligea à en faire une terrible au Pape ; car la manière dont il lui parla ne se peut pas appeler une plainte. Il lui déclara en face que, nonobstant mes bulles, ma prise de possession et mon pallium, le Roi ne me tenoit ni ne me tiendroit jamais pour archevêque de Paris. Voilà une des plus douces phrases de l’oraison ; les figures en furent remplies de menaces d’arrêt du parlement, de décret de Sorbonne, de résolution du clergé de France. L’on jeta quelques mots un peu enveloppés de schisme, et l’on s’expliqua clairement et nettement de l’exclusion entière et absolue que l’on donneroit au Pape du congrès pour la paix générale, que l’on supposoit se devoir traiter au premier jour. Ce dernier chef effraya le pape Alexandre à un tel point, qu’il fit un million d’excuses à de Lyonne, et si basses et même si ridicules qu’elles seront incroyables à la postérité. Il lui dit, les larmes aux yeux, que je l’avois surpris ; qu’il feroit au premier jour une congrégation de cardinaux agréables au Roi, pour examiner ce qui se pourroit faire pour sa satisfaction ; que lui, M. de Lyonne, n’avoit qu’à travailler incessamment et en diligence au mémoire de tout ce qui s’étoit passé dans la guerre civile ; qu’il en feroit très-bonne et très-brève justice à Sa Majesté. Enfin il contenta si bien et si pleinement M. de Lyonne, qu’il écrivit à M. le cardinal Mazarin par un courrier exprès en ces propres termes : « J’espère que je donnerai dans peu de jours une nouvelle encore meilleure que celle-ci à Votre Eminence, qui sera que le cardinal de Retz sera au château Saint-Ange. Le Pape ne compte pour rien les amnisties accordées au parti de Paris, et il m’a dit que le cardinal de Retz ne s’en peut servir, parce qu’il n’y a que le Pape qui puisse absoudre les cardinaux, comme il n’y a que lui qui les puisse condamner. Je ne lui ai pas laissé passer à tout hasard ces alternatives, et je lui ai répondu que le parlement de Paris prétendoit qu’il les peut condamner, et qu’il auroit déjà fait le procès au cardinal de Retz, si Votre Eminence ne s’y étoit opposée avec vigueur, par le pur motif du respect qu’il a pour le Saint-Siége, et pour Sa Sainteté en particulier. Le Pape m’a témoigné qu’il vous en étoit, monseigneur, très-obligé, a et m’a chargé de vous assurer qu’il feroit plus de justice au Roi que le parlement de Paris ne lui en auroit pu faire. » Voilà un des articles de la lettre de Lyonne.

Je vous supplie d’observer que la conversation que j’eus avec le Pape, dont je viens de vous raconter le détail, ne fut précédée que de deux ou trois jours de celle que M. de Lyonne eut avec lui, et qui fut la matière de la lettre que vous venez de voir. Quand même elle ne fût pas venue à ma connoissance je n’eusse pas laissé de m’apercevoir de l’indisposition du Pape, dont j’avois non-seulement des indices, mais des lumières certaines. Monsignor Febei premier maître des cérémonies, homme sage et homme de bien, et qui, de concert avec moi, avoit servi le Pape très-dignement pour son exaltation, m’avertit qu’il le trouvoit beaucoup changé à mon égard, et, à un point, ajouta-t-il, que j’en suis scandalisé al maggior segno. Le Pape avoit même dit à l’abbé Charier qu’il ne comprenoit pas le plaisir qu’il prenoit à faire courir dans Rome le bruit que je gouvernois le pontificat. Le père Hilarion, bernardin, et abbé de Sainte-Croix de Jérusalem, qui étoit un des plus honnêtes hommes du monde, et avec lequel j’avois fait une étroite amitié, me conseilla, sur ce discours du Pape à l’abbé Charier, de faire un tour à la campagne sous prétexte d’y aller prendre l’air ; mais en effet pour lui faire voir que j’étois bien éloigné de m’empresser à la cour : Je suivis son avis, et j’allai un mois ou cinq semaines à Grotta-Ferrata, qui est à quatre lieues de Rome. C’étoit autrefois le Tusculum de Cicéron, et c’est présentement une abbaye de l’ordre de saint Basile. Elle est à M. le cardinal Barberin. Le lieu est extrêmement agréable, et il ne me paroît pas même flatté en ce que son ancien seigneur en dit dans ses épîtres. Je m’y divertissois par la vue de ce qui y paroît encore de ce grand homme ; les colonnes de marbre blanc qu’il fit apporter de Grèce pour son vestibule y soutiennent l’église des religieux, qui sont italiens, mais qui font l’office en grec, et qui ont un chant particulier, mais très-beau. Ce fut dans ce séjour où j’eus connoissance de la lettre de M. de Lionne de laquelle je viens de vous parler. Croissy m’en apporta une copie tirée sur l’original. Il est nécessaire que je vous explique, et qui étoit ce Croissy, et le fond de l’intrigue qui me donna lieu de voir cette lettre.

Croissy étoit un conseiller du parlement de Paris qui s’étoit beaucoup intrigué, comme vous avez vu, dans les affaires du temps. Il avoit été à Munster avec d’Avaux ; il avoit été envoyé par lui vers Ragotski, prince de Transylvanie. Il s’étoit brouillé pour ses intéeêts avec M. Servien ; et cette considération, jointe à son esprit qui étoit, naturellement inquiet, le porta à se signaler contre le Mazarin aussitôt que les mouvemens de sa compagnie lui en eurent donné lieu. L’habitude que M. de Saint-Romain, son ami particulier, avoit auprès de M. le prince de Conti, et celle de M. Courtin[4], qui a l’honneur d’être connu de vous auprès de madame de Longueville, l’attachèrent, dans le temps du siége de Paris, à leurs intérêts. Il se jeta dans ceux de M. le prince aussitôt qu’il se fut brouillé à la cour : il le servit utilement dans le cours de sa prison. Il fut du secret de la négociation, et du traité que la Fronde fit avec lui ; il ne quitta pas son engagement quand nous nous rebrouillâmes avec M. le prince après sa liberté ; mais il garda toujours toutes les mesures d’honnêteté avec nous. Il fut arrêté, peu de jours après ma détention, à Paris, où il étoit retourné contre l’ordre du Roi, et où il se tenoit caché. Il fut mené au bois de Vincennes, où j’étois prisonnier ; et il fut logé dans une chambre au dessus de la mienne. Nous trouvâmes moyen d’avoir commerce ensemble. Il descendoit ses lettres, la nuit, par un filet qu’il laissoit couler vis-à-vis d’une de mes fenêtres. Comme j’étudiois toujours jusqu’à deux heures après minuit, et que mes gardes s’endormaient, je recevois les siennes, et j’attachois les miennes au même filet. Je ne lui fus pas inutile, par les avis que je lui donnai dans le cours de son procès, auquel on travailloit avec ardeur : M. le chancelier le vint interroger deux fois à Vincennes. Il étoit accusé d’intelligence avec M. le prince, même depuis sa condamnation, et depuis sa retraite parmi les Espagnols. C’étoit lui qui avoit proposé le premier, dans le parlement, de mettre à prix la tête de M. le cardinal Mazarin : ce qui n’étoit pas une pièce bien favorable à sa justification. Il sortit toutefois de prison sans être condamné, quoiqu’il fût coupable, par l’assistance de M. le président de Bellièvre, qui étoit un de ses juges, et qui me dit, le jour qu’il me vint prendre à Vincennes, qu’il lui avoit fait un certain signe duquel je ne me ressouviens pas, qui l’avoit redressé et sauvé dans la réponse qu’il faisoit à un des interrogatoires de M. le chancelier. Enfin il sortit d’affaire sans être jugé et de prison sur la parole qu’il donna de se défaire de sa charge, et de quitter ou Paris ou le royaume : je ne sais plus proprement lequel ce fut. Il vint à Rome, il m’y trouva ; il se logea, si je ne me trompe, avec Châtillon, de qui il étoit ami. Ils venoient ensemble presque tous les soirs chez moi, n’y osant venir de jour, parce que les Français avoient défense de me voir. Ils avoient l’un et l’autre habitude particulière avec le petit Fouquet, qui est présentement évêque d’Agde, qui étoit aussi à Rome en ce temps-là, et qui trouvoit mauvais que M. de Lyonne prît la liberté de coucher avec sa femme, avec laquelle le petit Fouquet étoit fort bien ; et qui de plus, ayant en vue l’emploi de Rome pour lui-même, étoit bien aise de faire jouer au mari un mauvais personnage, qui lui donnât lieu de lui porter des bottes du côté de la cour. Il crut que le meilleur moyen d’y réussir seroit de brouiller et d’embarrasser la principale ou plutôt l’unique négociation qu’il y avoit, qui étoit celle de mon affaire ; et il s’adressa pour cela à Croissy, en le priant de m’avertir qu’il me feroit savoir ponctuellement tous les pas qui s’y feroient ; que j’aurois les copies des dépêches du cocu (il n’appeloit jamais autrement Lyonne), devant qu’elles sortissent de Rome ; que j’aurois celles du Mazarin un quart-d’heure après que le cocu les auroit reçues ; et que lui Fouquet étoit maître de tout ce qu’il me proposoit, parce qu’il l’étoit absolument de madame de Lyonne, de laquelle son mari ne se cachoit aucunement ; et laquelle, de plus, étoit enragée contre son mari, parce qu’il étoit passionnément amoureux dans ce temps-là d’une petite femme de chambre qu’elle avoit, qui étoit fort jolie, et qui s’appeloit Agathe. Cet avantage si grand, comme vous voyez, que j’avois sur de Lyonne, fut la principale cause pour laquelle je ne fis pas assez de cas des avances qu’il m’avoit faites par M. de Montrésor. Il ne m’en devoit pas empêcher, et j’eus tort. Deux choses contribuèrent à me faire faire cette faute. La première fut le plaisir que nous avions tous les soirs, Croissy, Châtillon et moi, à tourner le cocu en ridicule ; et j’observai, quoique trop tard, en ce rencontre, ce que j’ai encore remarqué en d’autres, qu’il faut s’appliquer avec soin dans les grandes affaires, encore plus que dans les autres à se défendre du goût que l’on trouve à la plaisanterie. Elle y amuse, elle y chatouille elle y flatte ; ce goût, en plus d’une occasion, a coûté cher à M. le prince. L’autre incident qui m’aigrit d’abord contre de Lyonne fut qu’au sortir du conclave il envoya par ordre exprès de la cour, à ce qu’il m’a dit depuis à Saint-Germain, un expéditionnaire appelé La Borne qui étoit celui du cardinal Mazarin, au palais de Notre-Dame de Lorette, dans lequel je logeois, avec une signification en forme, par laquelle il étoit ordonné à tous mes domestiques sujets du Roi de me quitter, sous peine de crime de lèse-majesté, comme rebelle à Sa Majesté et traître à ma patrie. Ces termes me fâchèrent. Le nom du Roi sauva l’expéditionnaire de l’insulte ; mais le chevalier de Bois-David, qui étoit à moi, jeune et folâtre, lui fit, comme il sortoit, quelque commémoration de cornes, très applicable au sujet. Ainsi l’on s’engage souvent plus par un mot que par une chose ; et cette réflexion m’a obligé de me dire à moi-même, plus d’une fois que l’on ne peut assez peser les moindres mots dans les plus grandes affaires.

Je reviens à la lettre que Croissy m’apporta à Grotta-Ferrata. J’en fus surpris ; mais de cette sorte de surprise qui n’émeut point. J’ai toute ma vie senti que ce qui est incroyable a fait toujours cet effet en moi. Ce n’est pas que je ne sache que ce qui est incroyable est souvent vrai ; mais comme il ne le doit pas être dans l’ordre de la prévoyance, je n’ai jamais pu en être touché, parce que j’en ai toujours considéré les événemens comme des coups de foudre qui ne sont pas ordinaires, mais qui peuvent toujours arriver. Nous fîmes toutefois de grandes réflexion, Croissy, l’abbé Charier et moi, sur cette lettre. J’envoyai celui-ci à Rome en communiquer le contenu avec M. le cardinal Azolin qui ne fit pas grand cas des paroles du Pape, sur lesquelles M. de Lyonne faisoit tant de fondement, et qui dit à l’abbé Charier, très-habilement et très-sensément, qu’il étoit persuadé que de Lyonne, qui avoit intérêt de couvrir ou plutôt de déguiser et de réparer à la cour de France la prise du pallium, grossissoit les paroles et les promesses de Sa Sainteté, qui d’ailleurs, ajouta Azolin, est le premier homme du monde à trouver des expressions qui montrent tout et qui ne donnent rien. Il me conseilla de retourner à Rome, et de faire bonne mine ; de continuer à témoigner au Pape une parfaite confiance en sa justice et en sa bonne volonté, et d’aller, mon chemin comme si je ne savois rien de ce qu’il avoit dit à de Lyonne. Je le crus j’en usai ainsi.

Je déclarai, en y arrivant, selon ce que mes amis m’avoient conseillé devant que j’en sortisse, que j’avois tant de respect pour le nom du Roi, que je souffrirois toutes choses sans exception de ceux qui auroient le moins du monde son caractère ; que non pas seulement M. de Lyonne, mais que même M. Gueffier, qui étoit simple agent de France, vivroient avec moi comme il leur plairoit ; que je leur ferois toujours dans les rencontres toutes les civilités qui seroient en mon pouvoir ; que, pour ce qui étoit de messieurs les cardinaux mes confrères, j’observerois la même règle, parce que j’étois persuadé qu’il ne pourroit y avoir aucune raison au monde capable de dispenser les ecclésiastiques de tous les devoirs même extérieurs de l’union et de la charité qui doit être entre eux ; que cette règle, qui est de l’Évangile, et par conséquent bien supérieure à celle des cérémoniaux, m’apprenoit que je ne devois point prendre garde avec eux, s’ils étoient mes aînés ou mes cadets ; que je m’arrêterois également devant eux, sans faire réflexion s’ils me rendroient la pareille ou s’ils ne me la rendroient pas ; s’ils me salueroient, ou s’ils ne me salueroient point ; que, pour ce qui étoit des particuliers qui n’avoient point de caractère particulier du Roi, et qui ne rendroient pas en ma personne le respect qu’ils devoient à la pourpre, je ne pourrois pas avoir la même conduite, parce qu’elle tourneroit au déchet de sa dignité, par les conséquences que les gens du monde ne manquent jamais de tirer à leur avantage contre les prérogatives de l’Église ; que comme toutefois je me sentois, et par mon inclination et par mes maximes, très-éloigné de tout ce qui pourroit avoir le moindre air de violence, j’ordonnerois à mes gens de n’en faire aucune au premier de ceux qui manqueroient à ce qu’ils me doivent, et que je me contenterois qu’ils coupassent les jarrets aux chevaux de leurs carrosses. Vous croyez aisément que personne ne s’exposa à recevoir un affront de cette nature. La plupart des Français s’arrêtèrent devant moi ; ceux qui crurent devoir obéir aux ordres de M. le cardinal d’Est évitèrent avec soin de me rencontrer dans les rues. Le Pape, à qui M. le cardinal Bichi grossit beaucoup la déclaration publique que j’avois faite sur la conduite que je tiendrois, m’en parla sur un ton de réprimande en me disant que je ne devois pas menacer ceux qui obéiroient aux ordres du Roi. Comme je connoissois déjà ses manières toutes artificieuses, je crus que je ne devois répondre que d’une façon qui l’obligeât lui-même à s’expliquer : ce qui est une règle infaillible pour agir avec les gens de ce caractère : Je lui répondis que je lui étois sensiblement obligé de la bonté qu’il avoit de me donner ses ordres ; que je souffrirois dorénavant tout du moindre Français ; et qu’il me suffisoit, pour me justifier dans le sacré collége, que je pusse dire que c’étoit par commandement de Sa Sainteté. Le Pape reprit ce mot avec chaleur, et il me répondit : « Ce n’est pas ce que je veux dire. Je ne prétends point que l’on ne rendre pas ce qu’on doit à la pourpre ; vous allez d’une extrémité à l’autre. Gardez-vous bien d’aller faire ce discours dans Rome. » Je ne repris pas avec moins de promptitude ces paroles du Pape ; je le suppliai de me pardonner si je n’avois pas bien pris son sens. Je présumai qu’il approuvoit le gros de la conduite que j’avois prise, et qu’il ne m’en avoit recommandé que le juste tempérament. Il ne crut pas qu’il me dût dédire, parce qu’il avoit un peu son compte, en ce qu’il m’avoit parlé amphibologiquement ; j’avois le mien en ce que je n’étois pas obligé de changer mon procédé. Ainsi finit mon audience, au sortir de laquelle je fis les éloges de Sa Sainteté à Monsignor il mæstro di camera, qui m’accompagnoit. Il le dit le soir au Pape, qui lui répondit avec une mine refrognée : Questi maledetti Francesi sono più furbi di noi altri ? Ce maître de chambre, qui étoit monsignor Bandinelli et qui fut depuis cardinal, le dit deux jours après au père Hilarion, abbé de Sainte-Croix de Jérusalem, de qui je le sus. Je continuai à vivre sur ce pied jusqu’à un voyage que je fis aux eaux de Saint-Cassien, qui sont en Toscane, pour essayer de me remettre d’une nouvelle incommodité qui m’étoit survenue à l’épaule par ma faute.

Je vous ai déjà dit que le plus fameux chirurgien de Rome n’avoit pu réussir à la remettre, quoiqu’il me l’eût démise de nouveau pour cet effet. Je me laissai enjôler par un paysan des terres du prince Borghèse, sur la parole d’un gentilhomme de Florence mon allié, de la maison de Mazzinghi, qui m’assura qu’il avoit vu des guérisons prodigieuses de la façon de ce charlatan. Il me démit l’épaule pour la troisième fois avec des douleurs incroyables ; mais il ne la rétablit point. La foiblesse qui me resta de cette opération m’obligea de recourir aux eaux de Saint-Cassien, qui ne me furent que d’un médiocre soulagement. Je revins passer le reste de l’été à Caprarole, qui est une fort belle maison à quarante milles de Rome, et qui est à M. de Parme. J’y attendis la Rinfrescata, après laquelle je retournai à Rome, où je trouvai le Pape aussi changé sur toutes choses sans exception, qu’il me l’avoit déjà paru pour moi. Il ne tenoit plus rien de sa prétendue piété que son sérieux, quand il étoit à l’église ; je dis son sérieux et non pas sa modestie, car il paroissoit beaucoup d’orgueil dans sa gravité. Il ne continua pas seulement l’abus du népotisme, en faisant venir ses parens à Rome ; il le consacra en le faisant approuver par les cardinaux, auxquels il en demanda leur avis en particulier, pour ne point être obligé de suivre celui qui pourroit être contraire à sa volonté. Il étoit vain jusqu’au ridicule, et au point de se piquer de sa noblesse, comme un petit noble de la campagne à qui les élus la contesteroient. Il étoit envieux de tout le monde sans exception. Le cardinal Cesi disoit qu’il le feroit mourir de colère à force de lui dire du bien de saint Léon. Il est constant que monsignor Magalotti se brouilla presque avec lui, parce qu’il lui parut qu’il croyoit mieux savoir la Crusca. Il ne disoit pas un mot de vérité ; et le marquis Riccardi, ambassadeur de Florence, écrivit au grand duc ces propres paroles à la fin d’une dépêche qu’il me montra : In fine, serenissimo signore, habbiamo un papa chi non dice mai una parola di verita. Il étoit continuellement appliqué à des bagatelles ; il osa proposer un prix public pour celui qui trouveroit un mot latin pour exprimer chaise roulante, et il passa une fois sept ou huit jours à chercher si mosco venoit de musca, ou si musca venoit de mosco. M. le cardinal Imperiale m’ayant dit le détail de ce qui s’étoit passé en deux ou trois assemblées d’académie qui s’étoient tenues sur ce digne sujet, je crus qu’il exagéroit pour se divertir, et je perdis cette pensée dès le lendemain : car le Pape nous ayant envoyé querir, M. le cardinal Rapaccioli et moi, et nous ayant commandé de monter avec lui dans son carrosse, il nous tint trois heures entières que la promenade dura, sur les minuties les plus fades que la critique la plus basse d’un petit collége eût pu produire ; et Rapaccioli, qui étoit un fort bel esprit, me dit quand nous fûmes sortis de sa chambre, où nous le conduisîmes, qu’aussitôt qu’il seroit retourné chez lui, il distilleroit le discours du Pape, pour voir ce qu’il pourroit trouver de bon sens d’une conversation de trois heures dans laquelle il avoit toujours parlé tout seul. Il eut une affectation, quelques jours après, qui parut être d’une grande puérilité. Il mena tous les cardinaux aux sept églises ; et comme le chemin étoit trop long pour le pouvoir faire avec un aussi grand cortége dans le cours d’une matinée, il leur donna à dîner dans le réfectoire de Saint-Paul, et il les fit servir à portion à part, comme l’on sert les pélerins dans le temps du jubilé. Véritablement toute la vaisselle d’argent qui fut employée avec profusion à ce service fut faite exprès, et d’une forme qui avoit rapport aux ustensiles ordinaires des pélerins. Je me souviens, entre autres, que les vases dans lesquels l’on nous servit le vin étoient tout-à-fait semblables aux calebasses de Saint-Jacques. Mais rien ne fit mieux paroître, à mon sens, son peu de solidité, que le faux honneur qu’il se voulut donner de la conversion de la reine de Suède[5]. Il y avoit plus de dix-huit mois qu’elle avoit abjuré son hérésie, quand elle prit la pensée de venir à Rome. Aussitôt. que le pape Alexandre l’eut appris, il en donna part au sacré collége en plein consistoire, par un discours très-étudié. Il n’oublia rien pour nous faire entendre qu’il avoit été l’unique instrument dont Dieu s’étoit servi pour cette conversion. Il n’y eut personne qui ne fût très-bien informé du contraire ; et jugez, s’il vous plaît, de l’effet qu’une vanité aussi mal entendue y put produire ! Il ne vous sera pas difficile de concevoir que cette manière de Sa Sainteté ne me devoit pas donner une grande idée de ce que je pouvois espérer de sa protection ; et je reconnus de plus, en peu de jours, que sa foiblesse pour les grandes choses augmentoit à mesure de son attachement aux petites.

On fait tous les ans un anniversaire pour l’ame de Henri-le-Grand dans l’église de Saint-Jean-de-Latran, où les ambassadeurs de France et les cardinaux de la faction ne manquent jamais d’assister. Le cardinal d’Est prit en gré de déclarer qu’il ne m’y souffriroit pas. Je le sus ; je demandai audience au Pape pour l’en avertir : il me la refusa, sous prétexte qu’il ne se portoit pas bien. Je lui fis demander ses ordres sur cela par monsignor Febei, qui n’en put rien tirer que des réponses équivoques. Comme je prévoyois que s’il arrivoit là quelque fracas entre M. le cardinal d’Est et moi, où il y eût le moins du monde de sang répandu, le Pape ne manqueroit pas de m’accabler, je n’oubliai rien de tout ce que je pus faire honnêtement pour m’attirer un commandement de ne me point trouver à la cérémonie. Comme je n’y pus pas réussir, et que je ne voulus pas d’ailleurs me dégrader moi-même du titre de cardinal français en m’excluant des fonctions qui étoient particulières à la nation, je me résolus de m’abandonner. J’allai à Saint-Jean-de-Latran fort accompagné. J’y pris ma place, j’assistai au service : je saluai fort civilement, en entrant et en sortant, messieurs les cardinaux de la faction. Ils se contentèrent de ne me point rendre le salut, et je revins chez moi très-satisfait d’en être quitte à si bon marché. J’eus une pareille aventure à Saint-Louis, où le sacré collége se trouva le jour de la fête du patron de cette église. Comme j’avois su que La Bussière qui est présentement maître de chambre des ambassadeurs à Rome, et qui étoit en ce temps-là écuyer de M. de Lyonne, avoit dit publiquement que l’on ne m’y souffriroit pas, je fis toutes mes diligences pour obliger le Pape à prévenir ce qui pourroit arriver. Je lui en parlai à lui-même avec force : il ne se voulut jamais expliquer. Ce n’est pas que d’abord que je lui en parlai il ne me dît qu’il ne voyoit pas ce qui me pouvoit obliger de me trouver à des cérémonies dont je me pouvois fort honnêtement excuser, sur les défenses que le Roi avoit faites de m’y recevoir. Mais comme je lui répondis que si je reconnoissois ces ordres pour des ordres du Roi, je ne voyois pas moi-même comme je me pourrois défendre d’obéir à ceux par lesquels Sa Majesté commandoit tous les jours de ne me point reconnoître comme archevêque de Paris, il tourna tout court. Il me dit que c’étoit à moi de me consulter ; il me déclara qu’il ne défendroit jamais à un cardinal d’assister aux fonctions du sacré collége ; et je sortis de mon audience comme j’y étois entré. J’allai à l’église de Saint-Louis, en état d’y disputer le pavé. La Bussière arracha de la main du curé l’aspergés, comme il me vouloit présenter l’eau bénite, qu’un de mes gentilshommes m’apporta. M. le cardinal Antoine ne me fit pas le compliment que l’on fait en cette occasion à tous les autres cardinaux. Je ne laissai pas de prendre ma place, d’y demeurer tout le temps de la cérémonie, et de me maintenir par là à Rome dans le poste et dans le train de cardinal français. La dépense qui étoit nécessaire à cet effet n’étoit pas la moindre des difficultés que j’y trouvais. Je n’étois plus à la tête d’une grande faction, que j’ai toujours comparée à une grande nuée dans laquelle chacun se figure ce qu’il lui plaît. La plupart des hommes me considéroient, dans les mouvemens de Paris, comme un sujet tout propre à profiter de toutes les révolutions ; mes racines étoient bonnes, chacun en espéroit du fruit, et cet état m’attiroit des offres immenses, et telles que si je n’eusse eu encore plus d’aversion à emprunter que je n’avois d’inclination à dépenser, j’aurois compté dans la suite mes dettes par plus de millions d’or que je ne les ai comptées par millions de livres. Je n’étois pas à Rome dans la même posture : j’y étois réfugié et persécuté par mon Roi ; j’y étois maltraité par le Pape. Les revenus de mon archevêché et de mes bénéfices étoient saisis ; on avoit fait des défenses expresses à tous les banquiers français de me servir. On avoit poussé l’aigreur jusqu’au point de demander des paroles de ne me point assister à ceux que l’on croyoit, ou que l’on avoit sujet de croire, le pouvoir ou le vouloir faire. L’on avoit même affecté, pour me décréditer, de déclarer à tous mes créanciers que le Roi ne permettroit jamais qu’ils touchassent un double de tout ce qui étoit de mes revenus sous sa main. L’on avoit de plus affecté de dissiper ces revenus avec une telle profusion et profanation, que deux bâtards de l’abbé Fouquet étoient publiquement nourris et entretenus chez la portière de l’archevêché, sur un fond pris de cette recette. On n’avoit oublié aucune des précautions qui pouvoient empêcher mes fermiers de me secourir ; et l’on avoit pris toutes celles qui devoient obliger mes créanciers à m’inquiéter par des procédures qui leur eussent été inutiles dans le temps, mais dont les frais eussent retombé sur moi dans la suite.

L’application qu’eut l’abbé Fouquet sur ce dernier article ne lui réussit qu’à l’égard d’un boucher, aucun de mes autres créanciers n’ayant voulu branler. Celle du cardinal Mazarin eut plus d’effet sur les autres chefs. Les receveurs de l’archevêché ne m’assistèrent que très-foiblement ; quelques uns même de mes amis prirent le prétexte des défenses du Roi pour s’excuser de me secourir. M. et madame de Liancourt envoyèrent à M. de Châlons deux mille écus quoiqu’ils en eussent offert vingt mille à mon père, de qui ils étoient les plus particuliers et les plus intimes amis ; et leur excuse fut la parole qu’ils avoient donnée à la Reine. L’abbé Amelot, qui se mit dans la tête d’être évêque par la faveur de M. le cardinal Mazarin, répondit, à ceux qui lui voulurent persuader de m’assister, que j’avois témoigné tant de distinction à M. de Caumartin dans la visite qu’ils m’avoient rendue l’un et l’autre à Nantes qu’il ne croyoit pas qu’il se dût brouiller pour moi avec lui au moment qu’il lui donnoit des marques d’une estime particulière. M. de Luynes, avec lequel j’avois fait une amitié assez étroite depuis le siége de Paris, crut qu’il y satisferoit en me faisant tenir six mille livres. Enfin messieurs de Châlons, Caumartin, Bagnols et de La Houssaye, qui eurent la bonté de prendre en ce temps-là le soin de ma subsistance, s’y trouvèrent assez embarrassés : et l’on peut dire qu’ils ne rencontrèrent de véritable secours qu’en M. de Manevillette, qui leur donna pour moi vingt-quatre mille livres ; M. Pirion de Mastrac, qui leur en fit toucher dix-huit mille ; madame Dasserac, qui en fournit autant ; M. d’Hacqueville qui du peu qu’il avoit pour lui-même en donna cinq mille. Madame de Lesdiguières en prêta cinquante mille ; M. de Brissac en envoya trente-six mille. Ils trouvèrent le reste dans leurs propres fonds. Messieurs de Châlons et de La Houssaye en trouvèrent quarante mille ; M. de Caumartin cinquante-cinq mille. M. de Retz, mon frère, suppléa même avec bonté au reste ; et il l’eût fait encore de meilleure grâce, si sa femme eût eu autant d’honnêteté et autant de bon naturel que lui. Vous me direz peut-être qu’il est étonnant qu’un homme qui paroissoit autant abîmé que moi dans la disgrâce ait pu trouver d’aussi grandes sommes ; et je vous répondrai qu’il l’est sans comparaison davantage que l’on ne m’en ait pas offert de plus considérables, après les engagemens qu’un nombre infini de gens avoient avec moi.

J’insère, par reconnoissance, dans cet ouvrage, les noms de ceux qui m’ont assisté. J’y épargne par honnêteté la plupart de ceux qui m’ont manqué, et j’y aurois même supprimé avec joie les autres que j’y nomme, si l’ordre que vous m’avez donné de laisser des Mémoires qui pussent être de quelque instruction à messieurs vos enfants ne m’avoit obligé à ne pas ensevelir tout-à-fait dans le silence un détail qui leur pût être de quelque utilité. Ils sont d’une naissance qui peut les élever assez naturellement aux plus grandes places : et rien n’est plus nécessaire à mon sens, à ceux qui s’y peuvent trouver, que d’être informés, dès leur enfance, qu’il n’y a que la continuation du bonheur qui fixe la plupart des amitiés. J’avois le naturel assez bon pour ne le pas croire, quoique tous les livres me l’eussent déclaré. Il n’est pas concevable combien j’ai fait de fautes par le principe contraire ; et j’ai été vingt fois sur le point, dans ma disgrâce, de manquer du plus nécessaire, parce que je n’avois jamais appréhendé dans mon bonheur de manquer du superflu. C’est par la même considération de messieurs vos enfans que j’entrerai dans une minutie qui ne seroit pas, sans cette raison, digne de votre attention. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’est que l’embarras domestique dans les disgrâces. Il n’y a personne qui ne croie faire honneur à un malheureux quand il le sert. Il y a très-peu d’honnêtes gens à cette épreuve, parce que cette disposition ou plutôt cette indisposition se coule si imperceptiblement dans les esprits de ceux qu’elle domine, qu’ils ne la sentent pas eux-mêmes ; et elle est de la nature de l’ingratitude. J’ai fait souvent réflexion sur l’un et sur l’autre de ces défauts, et j’ai trouvé qu’ils ont cela de commun que la plupart de ceux qui les ont ne soupçonnent pas seulement qu’ils les aient. Ceux qui sont atteints du second ne s’en aperçoivent que parce que la même foiblesse qui les y porte les porte aussi, comme par un préalable, à diminuer dans leur propre imagination le poids des obligations qu’ils ont à leurs bienfaiteurs. Ceux qui sont sujets au premier ne s’en doutent pas davantage, parce que la complaisance qu’ils trouvent à s’être attachés avec fidélité à une fortune qui n’est pas bonne fait qu’ils ne connoissent pas le chagrin qu’ils en ont eu plus de dix fois par jour.

Madame de Pommereux m’écrivit un jour, à propos d’un malentendu qui étoit arrivé entre messieurs de Caumartin et de La Houssaye, que les amis des malheureux étoient un peu difficiles ; elle devoit ajouter : et les domestiques. La familiarité, de laquelle un grand seigneur qui est honnête homme se défend moins qu’un autre, diminue insensiblement du respect, dont l’on ne se dispense jamais dans l’exercice journalier de la grandeur. Cette familiarité produit, au commencement, la liberté de parler ; celle-là est bientôt suivie de la liberté de se plaindre. La véritable sève de ces plaintes est l’imagination que l’on a que l’on seroit bien mieux ailleurs qu’auprès du disgracié. On ne s’avoue pas à soi-même cette imagination, parce que l’on connoît qu’elle ne conviendroit pas à l’engagement d’honneur que l’on a pris, ou au fond de l’affection que l’on ne laisse pas assez souvent de conserver dans ces indispositions. Ces raisons font que l’on se déguise, même de bonne foi, ce que l’on sent dans le plus intérieur de son cœur ; et que le chagrin que l’on a de la mauvaise fortune à laquelle on a part prend à tous les momens d’autres objets. La préférence de l’un à l’autre, souvent nécessaire et même inévitable en mille et mille occasions, leur paroît toujours une injustice. Tout ce que le maître fait pour eux de plus difficile n’est que devoir ; tout ce qu’il ne fait pas même de plus impossible est ingratitude on dureté. Ce qui est encore pis que tout ce que je viens de vous dire, c’est que le remède qu’un véritable bon cœur veut apporter à ces inconvéniens aigrit le mal au lieu de le guérir, parce qu’il le flatte. Je m’explique. Comme j’avois toujours vécu avec mes domestiques comme avec mes frères je ne m’étois pas seulement imaginé que je pusse trouver parmi eux que de la complaisance et de la douceur. Je commençai à m’apercevoir dans la galère que la familiarité a beaucoup d’inconvéniens ; mais je crus que je pourrois remédier à cela par le bon traitement ; et le premier pas que je fis en arrivant à Florence fut de partager avec ceux qui m’avoient suivi dans mon voyage, et avec tous les autres qui m’avoient joint dans le chemin, l’argent que le grand duc m’avoit prêté. Je leur donnai à chacun six-vingt pistoles, proprement pour s’habiller et je fus très-étonné en arrivant à Rome de les trouver, au moins pour la plupart, sur le pied gauche, et dans des prétentions sur plusieurs chefs sans comparaison plus grandes qu’on ne les a dans la maison des premiers ministres. Ils trouvèrent mauvais que l’on ne tapissât pas de belles tapisseries les chambres qu’on leur avoit marquées dans mon palais. Cette circonstance n’est qu’un échantillon de cent et cent de cette nature ; et c’est tout vous dire que les choses en vinrent au point, et par leurs murmures, et par la division qui suit toujours de fort près les murmures, que je fus obligé, pour ma propre satisfaction, de faire un mémoire exact, dans le grand loisir que j’eus aux eaux de Saint-Cassien, de ce que j’avois donné à mes gentilshommes depuis que j’étois arrivé à Rome, et je trouvai que si j’avois été logé dans le Louvre à l’appartement de M. le cardinal Mazarin, il ne m’en auroit pas à beaucoup près tant coûté. Boisguérin seul, qui fut à la vérité fort malade à Saint-Cassien, et que j’y laissai avec ma litière et mon médecin, me coûta, en moins de quinze mois qu’il fut auprès de moi, cinq mille huit cents livres d’argent déboursé et mis entre ses mains. Il n’en eût peut-être pas tant tiré, s’il eût été domestique de M. le cardinal Mazarin. Sa santé l’obligea de changer d’air et de revenir en France, où il ne me parut pas depuis qu’il se ressouvînt beaucoup de la manière dont je l’avois traité. Je suis obligé de tirer, de ce nombre de murmurateurs domestiques, Malclerc qui a l’honneur d’être connu de vous, qui toucha de moi beaucoup moins que les autres, parce qu’il ne se trouva pas par hasard dans le temps des distributions. Il étoit continuellement en voyage, comme vous verrez dans la suite de cette narration ; et je suis obligé de vous dire pour la vérité que je ne lui vis jamais, dans aucune occasion, de mouvement de chagrin ni d’intérêt. L’abbé de Lameth, mon maître de chambre, qui n’a jamais voulu toucher un sou de moi dans tout le cours de ma disgrâce, étoit moins capable du dernier qu’homme que je connoisse ; son humeur naturellement difficultueuse faisoit qu’il étoit assez susceptible du premier, parce qu’il étoit échauffé par Joly, qui, avec un bon cœur et des intentions très-droites, a une sorte de travers dans l’esprit tout-à fait contraire à la balance qu’il est nécessaire de tenir bien droite dans l’économie ou plutôt dans la conduite d’une grande maison. Ce n’étoit pas sans peine que je me ménageois entre ces deux derniers et l’abbé Charier entre lesquels la jalousie étoit assez naturelle. Celui-ci penchoit absolument vers l’abbé Bouvier, mon agent et mon expéditionnaire à la cour de Rome, auquel toutes mes lettres de change étoient adressées. Joly prit parti pour l’abbé Rousseau, qui, comme frère de mon intendant, prétendoit qu’il devoit faire la fonction d’intendant, de laquelle dans la vérité, il n’étoit nullement capable. Je vous fais encore des excuses de vous entretenir de ces bagatelles, sur lesquelles d’ailleurs vous ne doutez pas que je n’épargnasse avec joie les petits défauts de ceux de qui je viens de parler, quand il vous plaira de faire réflexion qu’ils ne m’ont pas empêché de faire pour tous mes domestiques, sans exception, ce qui a été en mon pouvoir depuis que je suis de retour en France. Je ne touche, comme je vous ai dit, cette matière, que parce que messieurs vos enfans ne la trouveront peut-être en lieu du monde si bien spécifiée ; et je ne l’ai jamais rencontrée, au moins particularisée, dans aucun livre. Vous me demandez peut-être quel fruit je prétends qu’ils en tirent ? Le voici. Qu’ils fassent réflexion une fois la semaine qu’il est de la prudence de ne pas s’abandonner toujours à toute sa bonté ; et qu’un grand seigneur, qui n’en peut jamais trop avoir dans le fond de son ame, la doit par sa bonne conduite cacher avec soin dans son cœur, pour en conserver la dignité, particulièrement dans les disgrâces. Il n’est pas croyable ce que ma facilité naturelle, si contraire à cette maxime, m’a coûté de chagrin et de peine. Je crois que vous voyez suffisamment, par ces échantillons, la difficulté du personnage que je soutenois. Vous l’allez encore mieux concevoir par le compte que je vous supplie de me permettre que je vous rende de la conduite que je fus obligé de prendre en même temps du côté de la France.

Aussitôt que je fus sorti du château de Nantes, M. le cardinal Mazarin fit donner un arrêt du conseil du Roi, par lequel il étoit défendu à mes grands vicaires de décerner aucuns mandemens sans en avoir communiqué au conseil de Sa Majesté. Quoique cet arrêt tendît à ruiner la liberté qui est essentielle au gouvernement de l’Église, l’on pouvoit prétendre que ceux qui le rendoient affectoient de sauver quelques apparences d’ordre et de discipline, en ce qu’au moins ils reconnoissoient ma juridiction. Ils rompirent bientôt toutes mes mesures, en déclarant mon siége vacant, par un arrêt donné à Peronne : ce qui arriva un mois ou deux avant que le Saint-Siège le déclarât rempli, en me donnant le pallium de l’archevêché de Paris en plein consistoire. On manda en même temps à la cour messieurs Chevalier et L’Avocat, chanoines de Notre-Dame, mes grands vicaires ; et l’on se servit du prétexte de leur absence pour forcer le chapitre à prendre l’administration de mon diocèse. Ce procédé si peu canonique ne scandalisa pas moins l’Église de Rome que celle de la France. Les sentimens de l’une et de l’autre se trouvèrent conformes de tout point. Je les observai, et même je les fortifiai avec application[6] ; et après que je leur eus laissé tout le temps que je crus nécessaire vu le flegme du pays où j’étois ; pour purger ma conduite de tout air de précipitation, j’en formai une lettre que j’écrivis au chapitre de Notre-Dame de Paris et que j’insérerai ici, parce qu’elle vous fera connoître d’une vue ce qui se passa depuis ma liberté à cet égard.


« Messieurs,

« Comme une des plus grandes joies que je ressentis aussitôt après que Dieu m’eut rendu la liberté fut de recevoir les témoignages si avantageux d’affection et d’estime que vous me rendîtes, et en particulier par la réponse obligeante que vous fîtes d’abord à la lettre que je vous avois écrite, et en public par les publiques actions de grâces que vous offrîtes à Dieu pour ma délivrance, je vous puis aussi assurer que, parmi tant de traverses et de périls que j’ai courus depuis, je n’ai point eu d’affliction plus sensible que celle d’apprendre les tristes nouvelles de la manière dont on a traité votre compagnie pour la détacher de mes intérêts, qui ne sont autres que ceux de l’Église, et pour vous faire abandonner, par des résolutions forcées et involontaires, celui dont vous aviez soutenu le droit et l’autorité avec tant de vigueur et tant de constance. La fin qu’il a plu à Dieu de donner à mes voyages et à mes travaux en me conduisant dans la capitale du royaume de Jésus-Christ, et l’asyle le plus ancien et le plus sacré de ses ministres persécutés par les grands du monde, n’a pu me faire oublier ce qu’on a fait dans Paris pour vous assujettir. Et l’accueil si favorable que m’avoit daigné faire le chef de tous les évêques et le père de tous les fidèles, avant que Dieu le retirât de ce monde ces marques si publiques et si glorieuses de bonté et d’affection dont il lui avoit plu d’honorer mon exil et mon innocence, et la protection apostolique qu’il m’avoit fait l’honneur de me promettre avec tant de tendresse et de générosité, n’ont pu entièrement adoucir l’amertume que m’a causée depuis six mois l’état déplorable auquel votre compagnie a été réduite : car, comme les marques extraordinaires de votre fidèle amitié envers moi ont attiré sur vous leur aversion, et qu’on ne vous a persécutés que parce que vous vous étiez toujours opposés à la persécution que j’en souffrois, j’ai été blessé dans le cœur de toutes les plaies que votre corps a reçues ; et la même générosité qui m’obligera à conserver jusqu’à la fin de ma vie des sentimens tout particuliers de reconnoissance et de gratitude pour vos bons offices m’oblige maintenant encore davantage à ressentir des mouvemens non communs de compassion et de tendresse pour vos afflictions et pour vos souffrances.

« J’ai appris, messieurs, avec douleur, que ceux qui depuis ma liberté m’ont fait un crime de votre zèle pour moi ne m’ont reproché, par un écrit public et diffamant, d’avoir fait faire dans la ville capitale des actions scandaleuses et injurieuses à Sa Majesté, que parce que vous aviez témoigné à Dieu, par l’un des cantiques de l’Église, la joie que vous aviez de ma délivrance, après la lui avoir demandée par tant de prières. J’ai su que cette action de votre piété, qui a réjoui tous ceux qui étoient affligés du violement de la liberté ecclésiastique, par la détention d’un cardinal et d’un archevêque, a tellement irrité mes ennemis qu’ils en ont pris occasion de vous traiter de séditieux et de perturbateurs du repos public ; qu’ils se sont servis de ce prétexte pour faire mander en cour mes deux grands vicaires et autres personnes de votre corps, sous ombre de leur faire rendre compte de leurs actions ; mais dans la vérité pour les exposer au mépris, pour les outrager par les insultes et les moqueries, et les abattre, s’ils pouvoient, par les menaces. Mais ce qui m’a le plus touché a été d’apprendre que cette première persécution, qu’on a faite à mes grands vicaires et quelques autres de vos confrères, n’a servi que de degré pour se porter ensuite à une plus grande qu’on a faite à tout votre corps. On ne les a écartés que pour l’affoiblir ; et prendre le temps de leur exil pour vous signifier un arrêt du 22 d’août dernier, par lequel des séculiers, usurpant l’autorité de l’Église, déclarent mon siége vacant, et vous ordonnent, ensuite de cette vacance prétendue, de nommer dans huit jours des grands vicaires pour gouverner mon diocèse en la place de ceux que j’avois nommés, avec menaces qu’il y seroit pourvu autrement si vous refusiez de le faire. Je ne doute point que vous n’ayez tous regardé la seule proposition d’une entreprise si outrageuse à la dignité épiscopale, comme une insulte signalée qu’on faisoit à l’Église de Paris, en lui témoignant par cette ordonnance qu’on la jugeoit capable de consentir à un asservissement honteux de l’épouse de Jésus-Christ, à la violence et à l’usurpation de l’autorité ecclésiastique par une puissance séculière (qui est toujours vénérable en se tenant dans ses légitimes bornes, et à une dégradation si scandaleuse de votre archevêque.

« Mais aussi, parce qu’on savoit combien de vous-mêmes vous étiez éloignés de vous porter à rien de semblable, j’ai su qu’outre cette absence de vos confrères on s’étoit servi de toutes sortes de voies pour gagner les uns, pour intimider les autres, et pour affoiblir ceux même qui seroient les plus désintéressés en leur particulier, par l’appréhension de perdre vos droits et vos privilèges. Et afin que tout fût conforme à ce même esprit, j’apprends, par la lecture de l’acte de signification de cet arrêt qui m’a été envoyé, que deux huissiers à la chaîne étant entrés dans votre assemblée, déclarèrent qu’ils vous signifioient cet arrêt par exprès commandement, à ce que vous n’en prétendissiez cause d’ignorance, et que vous eussiez à obéir et parce que l’on sait que les premières impressions de la crainte et de la frayeur sont toujours les plus puissantes, ne voulant point vous laisser de temps pour vous reconnoître, de délibérer à l’heure même sur cet arrêt, vous déclarant qu’ils ne sortiroient point du lieu jusqu’à ce que vous l’eussiez fait.

« Cependant il y a sujet de louer Dieu de ce que ce procédé si extraordinaire a rendu encore plus visible à tout le monde l’outrage que mes ennemis ont voulu faire à l’Église en ma personne. Quelque violence que l’on ait employée pour vous empêcher d’agir selon les véritables mouvemens de votre cœur, et quelque frayeur qu’on ait répandue dans les esprits, on n’a pu vous faire consentir à cette sacrilège dégradation d’un archevêque par un tribunal laïque ; et le refus que vous en avez fait, malgré toutes les instances de mes ennemis, leur sera dans la postérité une conviction plus que suffisante de s’être emportés contre l’Église à des attentats si insupportables, que ceux même qu’ils ont opprimés et réduits à n’avoir plus de liberté n’en ont pu concevoir que de l’horreur. Ainsi, au lieu de déclarer mon siége vacant, selon les termes de cet arrêt, vous avez reconnu que mes grands vicaires étoient les véritables et légitimes administrateurs de la juridiction spirituelle de mon diocèse, et qu’il n’y avoit qu’une violence étrangère qui les empêchoit de l’exercer. Vous avez résolu de faire des remontrances au Roi pour leur retour, aussi bien que pour le mien ; et vous avez témoigné par là combien les plaies que l’on vouloit faire à mon caractère vous étoient sensibles. Voilà votre véritable disposition. Tout ce qui s’est fait de plus ne doit être imputé qu’aux injustes violateurs des droits inviolables de l’Église.

« J’ai su, messieurs, qu’il y en a eu plusieurs d’entre vous qui sont demeurés fermes et immobiles dans cet orage, et qui ont conservé en partie l’honneur de votre corps par une courageuse résistance à toutes les entreprises de mes ennemis. Mais j’ai su encore que ceux qui n’ont pas été si fermes et qui n’ont osé s’opposer ouvertement à l’injure qu’on vouloit faire à leur archevêque, ne se sont laissés aller à cet affoiblissement que parce qu’on ne vouloit pas leur permettre de suivre la loi de l’Église, mais les contraindre de se rendre à une nécessité qu’on prétendoit n’avoir point de loi. Ils ont agi, non comme des personnes libres, mais comme des personnes réduites dans les dernières extrémités. Ils ont souffert dans ce rencontre le combat que décrit saint Paul de la chair contre l’esprit ; et ils peuvent dire sur ce sujet : « Nous n’avons pas fait le bien que nous voulions ; mais nous avons fait le mal que nous ne voulions pas. »

« Tout le monde sait que, lorsqu’on vous a fait prendre l’administration spirituelle de mon diocèse, mes grands vicaires n’étoient que depuis peu de jours absens, et qu’il y avoit sujet de croire qu’ils seroient bientôt de retour. Or, qui jamais ouït dire qu’un diocèse doive passer pour désert et abandonné, et qu’on doive obliger un chapitre usurper l’autorité de son évêque quatre jours après qu’on aura mandé ses grands vicaires à la cour ? Le passage même des Décrétales qu’on m’a écrit avoir été l’unique fondement de cet avis, ne détruit-il pas clairement ce qu’on veut qu’il établisse ? Si un évêque, dit ce décret du pape Boniface viii est pris par des païens ou des schismatiques, ce n’est pas le métropolitain, mais le chapitre, qui doit administrer le diocèse dans le spirituel et le temporel, comme si le siége étoit vacant par mort, jusqu’à ce que l’évêque sorte des mains de ces païens ou de ces schismatiques, et soit remis en liberté ; ou que le Pape, à qui il appartient de pourvoir aux nécessités de l’Église, et que le chapitre doit consulter au plus tôt sur cette affaire, en ait ordonné autrement.

« Voilà ce qu’est ce décret, c’est-à-dire la condamnation formelle de tout ce qu’on a voulu entreprendre contre l’autorité que Dieu m’a donnée : car s’il y avoit lieu de se servir de ce décret pour m’ôter l’exercice de ma charge, c’auroit été lorsque j’étois en prison, puisqu’il ne parle que de ce qu’on doit faire quand un évêque est prisonnier : ce qu’on a été si éloigné de prétendre, que, durant tout le temps de ma prison jusqu’au jour de ma délivrance, mes grands vicaires ont toujours paisiblement gouverné mon diocèse en mon nom et sous mon autorité. Et en effet comment mes ennemis auroient-ils pu se servir de ce même décret, sans vouloir prendre à l’égard de moi la place peu honorable des païens ou des schismatiques, qui, n’ayant point ou de crainte pour Dieu ou de respect pour l’Église, ne font point de conscience de persécuter les ministres de Dieu et les prélats de l’Église et de les réduire à la servitude et à la misère d’une prison ? Que si l’on ne s’en est pas pu servir lorsque j’étois dans la captivité, parce que je n’étois pas retenu par des païens ou des schismatiques, qui est la seule espèce de ce même décret, comment auroit-on pu s’en servir lorsque Dieu avoit rompu mes liens, puisque le Pape y ordonne expressément que cette administration du chapitre ne doit durer que jusqu’à ce que l’évêque soit en liberté ? De sorte que si vous aviez pris auparavant l’administration de mon diocèse lorsque j’étois retenu captif (ce que vous n’avez jamais voulu faire), vous auriez dû nécessairement la quitter selon la disposition expresse de ce même décret, aussitôt que Dieu m’a rendu la liberté. Que si l’on prétend que l’absence d’un archevêque qui est libre, et les empêchemens qu’une puissance séculière peut apporter aux fonctions de ses grands vicaires, donnent au chapitre le même droit de prendre en main l’administration de son diocèse que si l’évêque étoit captif parmi les schismatiques et les infidèles, on prétend confondre des choses qui sont entièrement différentes : un évêque captif avec un évêque libre ; un évêque qui ne peut agir ni par soi-même ni par autrui, avec un évêque qui le peut et qui le doit ; un chapitre, un clergé, un peuple qui ne peut recevoir aucun ordre ni aucune lettre de son évêque, avec un chapitre et un diocèse qui en peuvent recevoir, et qui les doivent même recevoir avec respect, selon tous les canons de l’Église, lorsqu’il est reconnu pour évêque par toute l’Église.

« Quand un évêque est prisonnier entre les mains des infidèles, c’est une violence étrangère qui suspend les fonctions épiscopales, qui le met dans une impuissance absolue de gouverner son diocèse, et sur laquelle l’Église n’a aucun pouvoir ; mais ici l’évêque étant libre comme je le suis, grâces à Dieu, il peut envoyer ses ordres, et établir des personnes qui le gouvernent en son absence ; et les empêchemens que la passion et l’animosité y voudroient apporter ne doivent être considérés que comme des entreprises et des attentats contre l’autorité épiscopale, auxquels des ecclésiastiques ne peuvent déférer sans trahir l’honneur et l’intérêt de l’Église. Et comme lorsque la personne d’un évêque est captive parmi les infidèles, il n’y a rien que son Église ne doive faire pour le racheter, jusqu’à vendre les vases sacrés, si elle ne peut trouver autrement de quoi payer sa rançon : ainsi, lorsqu’on veut retenir, non sa personne, parce qu’on ne le peut pas, mais son autorité captive, son Église doit employer tout ce qu’elle a de pouvoir, non contre lui, mais pour lui ; non pour usurper son autorité, mais pour la défendre contre ceux qui la veulent anéantir.

« Car vous savez, messieurs, que c’est dans ces rencontres de persécutions et de troubles que le clergé doit se tenir plus que jamais inséparablement uni avec son évêque ; et que, comme les mains se portent naturellement à la conservation de la tête lorsqu’elle est menacée de quelques dangers, les premiers ecclésiastiques d’un diocèse, qui sont les mains des prélats par lesquelles ils agissent, et par lesquelles ils conduisent les peuples, ne doivent jamais s’employer avec plus de vigueur et plus de zèle à maintenir l’autorité de leurs chefs et de leurs pasteurs, que lorsqu’elle est plus violemment attaquée, et que la puissance séculière se veut attribuer le droit d’interdire les fonctions ecclésiastiques à ses grands vicaires, et de faire passer en d’autres mains, selon qu’il lui plaît, l’administration de son diocèse.

« Mais si l’on peut dire qu’un évêque laisse son siége vacant et abandonné, et qu’ainsi d’autres en peuvent prendre la conduite malgré lui, parce qu’on le persécute et qu’on veut empêcher qu’il ne le gouverne par lui-même ou par ses officiers, tant de grands prélats, que diverses persécutions ont obligés autrefois de s’enfuir et de se cacher, soit pour la foi ou pour des prétendus intérêts d’État et des querelles touchant la liberté de l’Église, et qui ne laissoient pas cependant de gouverner leurs diocèses par leurs lettres et par leurs ordres, qu’ils envoyoient à leurs clergés et à leurs peuples ; tant de prélats, dis-je, auroient dû demeurer tout ce temps-là sans autorité, comme des déserteurs de leurs siéges ; et leurs prêtres auroient en droit de s’attribuer leur puissance, et de leur ôter, par un détestable schisme l’usage de leurs caractères.

« Le grand saint Cyprien, évêque de Carthage (pour n’apporter que ce seul exemple de l’antiquité), ayant vu la persécution qui s’allumoit contre lui, et que les païens avoient demandé qu’on l’exposât dans l’amphithéâtre aux lions, se crut obligé de se retirer, pour ne pas exciter par sa présence la fureur des infidèles contre son peuple : ce qui donna sujet à quelques prêtres de son Église, qui ne l’aimoient pas, de se servir de son absence pour usurper son autorité, et s’attribuer la puissance que Dieu lui avoit donnée sur les fidèles de Carthage. Mais il fit bien voir que son siége n’étoit point désert, quoiqu’il fût absent et caché, et que la persécution l’empêchât de faire publiquement les fonctions d’un évêque. Jamais il ne gouverna son Église avec plus de fermeté et de vigueur : il établit des vicaires pour la conduire en son nom et sous son autorité ; il excommunia ces prêtres qui lui vouloient ravir sa puissance, avec tous ceux qui les suivroient ; il fit par ses lettres tout ce qu’il auroit fait étant présent. Le compte qu’il en rend lui-même, écrivant au clergé de Rome, montre bien clairement que jamais il n’avoit moins abandonné son Église ; que la proscription qu’on avoit faite de sa personne et de ses biens l’avoit contraint de s’en éloigner. Du lieu de sa retraite il envoyoit des mandemens pour la conduite qu’on devoit tenir envers ceux qui étoient tombés dans la persécution. Il ordonnoit des lecteurs, des sous-diacres et des prêtres, qu’il envoyoit à son clergé. Il consoloit les uns, exhortoit les autres, et travailloit surtout à empêcher que son absence ne donnât lieu à ses ennemis de faire un schisme dans son Église, et de séparer de lui une partie du troupeau qui étoit commis à sa conduite.

« Que si ce saint évêque de Carthage n’avoit rien perdu du droit de gouverner son Église même, combien plus un archevêque de Paris conserve-t-il le droit de gouverner toujours la sienne lorsqu’il n’est point caché ni invisible, mais qu’il est exposé à la plus grande lumière du monde ; qu’il s’est retiré auprès du chef de tous les évêques et du père commun de tous les rois catholiques ; qu’il y est reconnu par Sa Sainteté pour légitime prélat de son siége, et qu’il exerce publiquement dans la maîtresse de tous les églises les fonctions sacrées de sa dignité de cardinal ?

« Et il ne sert de rien de dire que le sujet de la proscription de saint Cyprien étant la guerre que les païens faisoient à la foi, on ne doit pas étendre cet exemple à la proscription d’un archevêque qui n’est persécuté que pour des prétendus intérêts d’État : car pour quelque sujet que l’on proscrive un prélat, tant qu’il demeure revêtu de la dignité épiscopale, et que l’Église n’a rendu aucun jugement contre lui, comme nulle proscription et nulle interdiction qui viennent de la part de puissances séculières ne peuvent empêcher qu’il ne soit évêque, et qu’il ne remplisse son siége, elle ne peut aussi empêcher qu’il n’ait le droit et le pouvoir d’en exercer les fonctions, tel qu’il l’a reçu de Jésus-Christ et non des rois, et qu’ainsi tout son clergé ne soit obligé en conscience de déférer à ses ordres dans l’administration spirituelle de son diocèse.

« C’est donc en vain qu’on veut couvrir la violence d’un procédé inouï et sans exemple par le sujet dont on le prétexte, c’est-à-dire par des accusations chimériques et imaginaires de crimes d’État, qui n’ont commencé à m’être publiquement imputées, pour me faire perdre l’exercice de ma charge, dont je jouissois par mes grands vicaires étant en prison, que depuis le jour qu’il a plu à Dieu de me rendre la liberté. Que si j’ai été évêque étant prisonnier, ne le suis-je plus étant à Rome ? Suis-je le premier prélat qui soit tombé dans la disgrâce de la cour, et qui ait été contraint de sortir hors du royaume ? Que si tous ceux à qui cet accident est arrivé n’ont pas laissé de gouverner leurs diocèses par leurs grands vicaires, selon la discipline inviolable de l’Église, quel est ce nouvel abus de la puissance séculière qui foule aux pieds toutes les lois ecclésiastiques ? Quel est cette nouvelle servitude et ce nouveau joug qu’on veut imposer à l’Église de Jésus-Christ, en faisant dépendre l’exercice divin de la puissance épiscopale de tous les caprices et de toutes les jalousies des favoris ?

« Feu M. le cardinal de Richelieu, n’étant encore qu’évêque de Luçon fut relégué à Avignon après la mort du maréchal d’Ancre ; et cependant, quoiqu’il fût hors du royaume, jamais on ne s’avisa de porter son chapitre à prendre le gouvernement de son évêché, comme si son siége eût été désert ; et ses grands vicaires continuèrent toujours de le gouverner en son nom et sous son autorité. Et n’avons-nous pas vu encore que feu M. l’archevêque de Bordeaux ayant été obligé de sortir de France et de se retirer au même comtat d’Avignon, il ne cessa point pour cela de conduire son évêché, non-seulement par son grand vicaire, mais aussi par ses ordres et ses réglemens, qu’il envoyoit du lieu de sa retraite, et dont j’en ai vu moi-même de publics et d’imprimés ?

« Pour être à Rome, qu’on peut appeler la patrie commune de tous les évêques, perd-on le droit que l’on conserve dans Avignon ? Et pourquoi l’Église ne jouira-t-elle pas, sous le règne du plus chrétien et du plus pieux prince du monde, de l’un des plus sacrés et des plus inviolables de ses droits dont elle a joui paisiblement sous le règne du feu roi son père ? Mais ce qui m’a causé une sensible douleur a été d’avoir appris qu’il se soit trouvé deux prélats assez indifférens pour l’honneur de leur caractère, et assez dévoués à toutes les passions de mes ennemis, pour entreprendre de conférer les ordres sacrés dans mon église, ou plutôt de les profaner par un attentat étrange ; n’y ayant rien de plus établi dans toute la discipline ecclésiastique que le droit qu’a chaque évêque de communiquer la puissance sacerdotale de Jésus-Christ à ceux qui lui sont soumis, sans qu’aucun évêque particulier le puisse faire contre son gré, que par une entreprise qui le rend digne d’être privé des fonctions de l’épiscopat, dont il viole l’unité sainte, selon l’ordonnance de tous les anciens conciles, que celui de Trente a renouvelée.

« Que si les conciles, lors même que le siége est vacant par la mort d’un évêque, défendent au chapitre de faire conférer les ordres sans une grande nécessité, telle que seroit une vacance qui dureroit plus d’un an ; et si ce que le concile de Trente a établi sur ce sujet n’est qu’un renouvellement de ce que nous voyons avoir été établi par les conciles de France, qui défendent à tous évêques d’ordonner des clercs, et de consacrer des autels dans une église à qui la mort a ravi son propre pasteur, n’est-il pas visible que ce qui n’auroit pas été légitime quand mon siége auroit été vacant par ma mort le peut être encore moins par la violence qu’on a exercée contre moi vivant et en liberté ; et que la précipitation avec laquelle on s’est porté à cette entreprise la rend tout-à-fait inexcusable, et digne de toutes les peines les plus sévères des saints canons ?

« Mais il est temps, messieurs, que l’Église de Paris sorte de l’oppression sous laquelle elle gémit, et qu’elle rentre dans l’ordre dont une violence étrangère l’a tirée. Je ne doute point que ceux qui ont eu même le moins de fermeté pour s’opposer à l’impétuosité de ce torrent ne bénissent Dieu lorsqu’ils verront cesser tous les prétextes qui ont donné lieu à ce scandaleux interrègne de la puissance épiscopale. On ne peut plus dire que l’on ignore le lieu où je suis ; on ne peut plus me considérer comme enfermé dans un conclave. Je ne puis plus trouver moi-même de prétextes ni de couleur à cette longue patience si contraire à toutes les anciennes pratiques de l’Église, et qui me donneroient un scrupule étrange, si Dieu, qui pénètre les cœurs, ne voyoit dans le mien que la cause de mon silence n’a été que ce profond respect que j’ai toujours conservé et que je conserverai éternellement pour tout ce qui porte le nom du Roi, et l’espérance que les grandes et saintes inclinations qui brillent dans l’ame de Sa Majesté le porteroient à connoître l’injure que l’on a faite sous son nom à l’Église. Je ne puis croire, messieurs, que le Saint-Esprit, qui vient de témoigner, par l’élection de ce grand et digne successeur de saint Pierre, une protection toute particulière à l’Église universelle, n’ait déjà inspiré dans le cœur de notre grand monarque des sentimens très-favorables pour le rétablissement de celle de Paris. Je ne fais point de doute que ce zèle ardent que j’ai fait paroître dans toutes les occasions pour son service n’ait effacé de son ame royale ces fausses impressions qui ne peuvent obscurcir l’innocence ; et je suis persuadé que dans un temps où l’Église répand avec abondance les trésors de ses grâces, la piété du successeur de saint Louis ne voudroit pas permettre qu’elles passassent par des canaux qui ne fussent pas ordinaires et naturels. J’ai toutes sortes de sujets de croire que mes grands vicaires sont présentement dans Paris ; que la bonté du Roi les y a rappelés pour exercer leurs fonctions sous mon autorité ; et que Sa Majesté aura enfin rendu la justice que vous lui demandez continuellement par tous vos actes, puisque vous protestez toujours, même dans leurs titres, que vous ne les faites qu’à cause de leur absence. Je leur adresse donc, messieurs, la bulle de notre saint père le Pape pour la faire publier selon les formes ; et au cas qu’ils ne soient pas à Paris (ce que j’aurois pourtant peine à croire), je l’envoie à messieurs les archiprêtres de la Madeleine et de Saint-Severin, pour en user selon mes ordres, et selon la pratique ordinaire du diocèse. Par le même mandement, je leur donne l’administration de mon diocèse en l’absence de mes grands vicaires, et je suis persuadé que ces résolutions vous donneront beaucoup de joie, puisqu’elles commencent à vous faire voir quelques lumières de ce que vous avez tant souhaité, et qu’elles vous tirent de ces difficultés où vous avoit mis l’appréhension de voir le gouvernement de son archevêché désert et abandonné. J’aurois au sortir du conclave donné ces ordres, si je n’eusse mieux aimé que vous les eussiez reçus en même temps que je reçois des mains de Sa Sainteté la plénitude de la puissance archiépiscopale, par le pallium qui en est la marque et la consommation. Je prie Dieu de me donner les grâces nécessaires pour l’employer selon mes obligations à son service et à sa gloire ; et je vous demande vos prières, qui implorent sur moi les bénédictions du ciel. Je les espère de votre charité, et je suis, messieurs, votre très-affectionné serviteur et confrère, le cardinal de Retz, archevêque de Paris.

« De Rome, ce 22 mai 1655. »


Cette lettre eut tout l’effet que je pouvois désirer. Le chapitre, qui étoit très-bien disposé pour moi, quitta avec joie l’administration. Il ne tint pas à la cour de l’en empêcher ; mais elle ne trouva pour elle dans ce corps que trois ou quatre sujets, qui n’étoient pas l’ornement de leur compagnie.

M. d’Abingny, du nom de Stuart, s’y signala autant par sa fermeté que le bonhomme Vantadour s’y fit remarquer par sa foiblesse. Enfin mes grands vicaires reprirent avec courage le gouvernement de mon diocèse et M. le cardinal Mazarin fut obligé de leur faire donner une lettre de cachet pour les tirer de Paris, et les faire venir à la cour pour une seconde fois. Je vous rendrai compte de la suite de cette violence, après que je vous aurai entretenue d’un détail qui sera curieux, en ce qu’il fera proprement le caractère du malheur le plus sensible, à mon opinion, qui soit attaché à la disgrâce.

Une lettre que je reçus de Paris, quelque temps après que je fus entré dans le conclave, m’obligea à y dépêcher en poste Malclerc. Cette lettre, qui étoit de M. de Caumartin, portoit que M. de Noirmoutier traitoit avec la cour par le canal de madame de Chevreuse et de Laigues ; que celle-là avoit assuré le cardinal que celui-ci ne me donneroit que des apparences, et qu’il ne feroit rien contre ses intérêts ; que le cardinal lui avoit déclaré à elle-même que Laigues n’entreroit jamais en exercice de la charge de capitaine des gardes de Monsieur, qui lui avoit été donnée à la prison de messieurs les princes, jusqu’à ce que le Roi fût maître de Mézières et de Charleville ; que Noirmoutier avoit dépêché Longrue, lieutenant de roi de la dernière à la cour, pour l’assurer, non pas seulement en son nom, mais même en celui du vicomte de Lameth, tout au moins d’une inaction entière cependant que l’on traiteroit du principal ; que cet avis venoit de madame de Lesdiguières, qui apparemment le tenoit du maréchal de Villeroy, et que je devois compter là-dessus. Cette affaire, comme vous voyez, méritoit de la réflexion ; et celle que je fis, jointe au besoin que j’avois de pourvoir à ma subsistance, m’obligea, comme je viens de vous le dire, à envoyer en France Malclerc avec ordre de faire concevoir à mes amis la nécessité qui me forçoit à des dépenses qu’ils ne croyoient pas trop nécessaires ; et de faire ses efforts pour obliger messieurs de Noirmoutier et de Lameth à ne se point accommoder avec la cour, jusqu’à ce que le Pape fût fait. J’avois déjà de grandes espérances de l’exaltation de Chigi ; et j’avois si bonne opinion, et de son zèle pour les intérêts de l’Église, et de sa reconnoissance pour moi, que je ne comptois presque plus sur ces places que comme sur des moyens que j’aurois, en consentant à l’accommodement de leur gouverneur, de faire connoître que je mettois l’unique espérance de mon rétablissement en la protection de Sa Sainteté. Malclerc trouva, en arrivant à Paris, que l’avis qu’on m’avoit donné n’étoit que trop bien fondé ; il ne tint pas même à M. de Caumartin de l’empêcher d’aller à Charleville, parce qu’il croyoit que son voyage ne serviroit qu’à faire faire la cour à M. de Noirmoutier. M. de Châlons, que Malclerc vit en passant, essaya aussi de le retenir par la même raison : il voulut absolument suivre son ordre. Il fut reconnu, en passant à Montmirel, par des gens de madame de Noirmoutier : ce qui l’obligea de la voir. Il eut l’adresse de lui faire croire qu’il se rendoit aux raisons qu’elle lui alléguoit en foule, pour l’empêcher d’aller trouver son mari ; et il se démêla par cette ruse innocente de ce mauvais pas, qui, vu l’humeur de la dame, étoit capable de le mener à la Bastille. Il vit messieurs de Noirmoutier et de Lameth à une lieue de Mézières, chez un gentilhomme nommé M. d’Haudrey. Le premier ne lui parla que des obligations qu’il avoit à madame de Chevreuse, de la parfaite union qui étoit entre lui et Laigues, et des sujets qu’il avoit de se plaindre de moi : ce qui est le style ordinaire de tous les ingrats. Le second lui témoigna toutes sortes de bonnes volontés pour moi ; mais il lui laissa voir en même temps une grande difficulté à se pouvoir séparer des intérêts ou plutôt de la conduite du premier, vu la situation des deux places, dont il est vrai que l’une n’est pas considérable sans l’autre. Enfin Malclerc, qui se réduisit à leur demander pour toutes grâces, en mon nom, de différer seulement leurs accommodemens jusqu’à la création du nouveau pape, ne tira de Noirmoutier que des railleries de ce qu’il s’étoit lui-même laissé surprendre aux fausses lueurs avec lesquelles j’affectois, disoit-il, d’amuser tout le monde touchant l’exaltation de Chigi ; et il revint à Paris où il apprit de M. de Châlons la création du pape Alexandre.

Mes amis, auxquels je l’avois mandée par Malclerc, en conçurent toutes les espérances que vous pouvez vous imaginer. Vous n’avez pas de peine à croire la douleur qu’eut M. de Noirmoutier de sa précipitation : il avoit conclu son accommodement avec le cardinal un peu après que Malclerc lui eut parlé, et il étoit venu à Paris pour le consommer. Il désira de voir Malclerc aussitôt qu’il eut appris que Chigi étoit effectivement pape. Il découvrit qu’il étoit encore à Paris, quoique mes amis, qui se défioient beaucoup de son secret et de sa bonne foi, lui eussent dit qu’il en étoit parti ; et il fit tant, qu’il le vit dans le faubourg Saint-Antoine. Il n’oublia rien pour excuser ou plutôt pour colorer la précipitation de son accommodement ; il ne cacha point la cruelle douleur qu’il avoit de n’avoir pas accordé le petit délai que l’on lui avoit demandé. Sa honte parut et sur son discours et sur son visage. Je ne fus plus cet homme malhonnête et tyran, qui vouloit sacrifier tous mes amis à mon ambition et à mon caprice. On ne parla, dans la conversation, que de la tendresse qu’on avoit pour moi, que des expédiens que l’on cherchoit avec madame de Chevreuse et avec Laigues pour me raccommoder solidement avec la cour, et que des facilités que l’on espéroit d’y trouver. La conclusion fut une instance très-grande de prendre dix mille écus, par lesquels on espéroit, dans le pressant besoin que j’avois d’argent, d’adoucir à mon égard, et de couvrir à celui du monde, le cruel tort que l’on m’avoit fait. Malclerc refusa les dix mille écus, quoique mes amis le pressassent beaucoup de les recevoir. Ils m’en écrivirent, mais avec force, et ils ne me persuadèrent pas ; et je me remercie encore de mon sentiment. Il n’y a rien de plus beau que de faire des grâces à ceux qui nous manquent ; il n’y a rien, à mon sens, de plus foible que d’en recevoir. Le christianisme, qui nous commande le premier, n’auroit pas manqué de nous enjoindre le second, s’il étoit bon. Quoique mes amis eussent été de l’avis de ne pas refuser les offres de M. de Noirmoutier, parce qu’il les avoit faites de lui-même, ils ne crurent pas qu’il fût de la bienséance d’en solliciter de nouvelles envers les autres, au moment que la bonne conduite les obligeoit à affecter même de faire des triomphes de l’exaltation de Chigi. Ils suppléèrent, de leur propre fonds, à ce qui étoit de plus pressant et de plus nécessaire ; et Malclerc vint me trouver à Rome, où je vous assure qu’il ne fut pas désavoué du refus qu’il avoit fait de recevoir l’argent de M. de Noirmoutier.

Ce que vous venez de voir de la conduite de celui-ci est l’image véritable de celle que tous ceux qui manquent à leurs amis dans leurs disgrâces ne manquent jamais de suivre. Leur première application est de jeter dans le monde des bruits sourds du mécontentement qu’ils feignent d’avoir de ceux qu’ils veulent abandonner ; et la seconde est de diminuer, autant qu’ils peuvent, le poids des obligations qu’ils leur ont. Rien ne leur peut être plus utile pour cet effet, que de donner des apparences de reconnoissance envers d’autres dont l’amitié ne leur puisse être d’aucun embarras. Ils trompent ainsi l’attention que la moitié des hommes ont pour les ingratitudes qui ne les touchent pas personnellement, et ils éludent la véritable reconnoissance par la fausse. Il est vrai qu’il y a toujours des gens plus éclairés, auxquels il est difficile de donner le change ; et je me souviens à ce propos que Montrésor, à qui j’avois fait donner une abbaye de douze mille livres de rente lorsque messieurs les princes furent arrêtés, ayant dit un jour chez le comte de Béthune qu’il en avoit l’obligation à M. de Joyeuse, le prince de Guémené lui répondit : « Je ne croyois pas que M. de Joyeuse eût donné les bénéfices en cette année-là. » M. de Noirmoutier fit, pour justifier son ingratitude, ce que M. de Montrésor n’avoit fait que pour flatter l’entêtement qu’il avoit pour madame de Guise. J’excusai celui-ci par le principe de son action ; je fus vraiment touché de celle de l’autre. L’unique remède contre ces sortes de déplaisirs qui sont plus sensibles dans leurs disgrâces que les disgrâces mêmes, c’est de ne jamais faire le bien que pour le bien même. Ce moyen est le plus assuré : un mauvais naturel est incapable de le prendre parce que c’est la plus pure vertu qui nous l’enseigne. Un bon cœur n’y a guère moins de peine, parce qu’il joint aisément, aux motifs des grâces qu’il fait à la satisfaction de sa conscience, les considérations de son amitié. Je reviens à ce qui concerne ce qui se passa en ce temps-là à l’égard de l’administration de mon diocèse.

Aussitôt que la cour eut appris que le chapitre l’avoit quittée, elle manda mes deux grands vicaires, aussi bien que M. Loisel, curé de Saint-Jean, chanoine de l’église de Paris, et M. Briet, chanoine, qui s’étoient signalés pour mes intérêts.

  1. J’arrivai par la porte Angélique Le cardinal de Retz entra dans Rome le 28 novembre 1654.
  2. La mort du Pape arriva : Innocent x mourut le 7 janvier 1655.
  3. Le cavalier Bernin : Giovani-Lorenzo Bernini. Il étoit statuaire, architecte et peintre. En 1665, Louis xiv le fit venir pour présider à la restauration du Louvre. Comme ses plans auroient exigé qu’on détruisît ce qui existoit, on préféra ceux de Perrault, à qui l’on doit la fameuse colonnade. Bernin jouissoit à Rome de la plus haute réputation et ses compatriotes l’appeloient le Michel-Ange moderne. Il mourut en 1680, âgé de quatre-vingt-deux ans.
  4. M. Courtin : Antoine. Il fut employé dans plusieurs missions diplomatiques et s’étant retiré des affaires, il composa un grand nombre d’ouvrages aujourd’hui oubliés. Sa traduction du Traité du droit de la guerre et de la paix par Grotius, est inférieure à celle que publia depuis Barbeyrac. Courtin mourut en 1685.
  5. Christine. (A. E.)
  6. Je les fortifiai avec application : L’auteur a soin de ne point parler de ses relations avec les jansénistes de Paris. Dans le même temps ces derniers composèrent pour lui une lettre qu’il adressa aux évêques de France, et dont nous avons donné un extrait dans la Notice sur Port-Royal. Sa lettre au chapitre de Notre-Dame de Paris sortoit des mêmes mains.