Mémoires (Saint-Simon)/Tome 1/9

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CHAPITRE IX.


Novion premier président. — Harlay premier président. — Harlay, auteur de la légitimation des doubles adultérins, sans nommer la mère ; source de sa faveur. — Causes de sa partialité pour M. de Luxembourg. — Situation des deux partis. — Ducs de Chevreuse et de Bouillon en prétentions et à part. — Talon, président à mortier. — Labriffe, procureur général. — Mesures de déférence de moi à M. de Luxembourg. — Sommaire de la question formant le procès. — Opposants à M. de Luxembourg. — Conduite inique en faveur de M. de Luxembourg. — Mes lettres d’État. — Cavoye. — Mes ménagements pour M. de Luxembourg mal reçus.


Lors du mariage de M. de Luxembourg, et qui l’entreprit pour se faire un chausse-pied à une érection nouvelle, M. le Prince avoit obtenu des lettres patentes de renvoi au parlement. M. Talon, lors avocat général d’une grande réputation, y parla avec grande éloquence et une grande capacité, et, après avoir traité la question à fond, avec toutes les raisons de part et d’autre, avoit conclu en plein contre M. de Luxembourg. Ce fut aussi où il arrêta son affaire, eut son érection nouvelle et attendit sa belle. Il crut l’avoir trouvée quelques années après : Novion, premier président, étoit Potier comme le duc de Gesvres ; l’intérêt de son cousin, qu’on a vu dans la généalogie ci-dessus, l’avoit mis dans celui de M. de Luxembourg ; ils crurent pouvoir profiter de l’état, prêt à être jugé, où le procès en étoit demeuré, et résolurent de l’étrangler à l’improviste, et peut-être en seroient-ils venus à bout sans le plus grand hasard du monde. À une audience ouvrante de sept heures du matin, destinée à rendre une sommaire justice au peuple, aux artisans et aux petites affaires qui n’ont qu’un mot, l’intendant de mon père et celui de M. La Rochefoucauld, qui se trouvèrent sans penser à rien moins qu’à ce procès de préséance, en entendirent appeler la cause et tout aussitôt un avocat parler pour M. de Luxembourg. Ils s’écrièrent, s’opposèrent, représentèrent l’excès d’une telle surprise et en arrêtèrent si bien le coup que, manqué par là, et les mesures rompues par ce singulier contre-temps, M. de Luxembourg demeura court et laissa de nouveau dormir son affaire jusqu’au temps dont il s’agit ici.

Ce M. de Novion fut surpris en quantité d’iniquités criantes, et souvent à prononcer à l’audience, à l’étonnement des deux côtés. Chacun croyoit que l’autre avoit fait l’arrêt et ne le pouvoit comprendre, tant qu’à la fin ils se parlèrent au sortir de l’audience et découvrirent que ces arrêts étoient du seul premier président. Il en fit tant que le roi résolut enfin de le chasser. Novion tint ferme, en homme qui a toute honte bue et qui se prend à la forme, qui rendoit son expulsion difficile ; mais on le menaça enfin de tout ce qu’il méritoit ; on lui montra une charge de président à mortier pour son petit-fils, car son fils étoit mort de bonne heure, et il prit enfin son parti de se retirer. Harlay, procureur général, lui succéda, et Labriffe, simple maître des requêtes, mais d’une brillante réputation, passa à l’importante charge de procureur général.

Harlay étoit fils d’un autre procureur général du parlement et d’une Bellièvre, duquel le grand-père fut ce fameux Achille d’Harlay, premier président du parlement après ce célèbre Christophe de Thou son beau-père, lequel étoit père de ce fameux historien. Issu de ces grands magistrats, Harlay en eut toute la gravité qu’il outra en cynique ; en affecta le désintéressement et la modestie, qu’il déshonora l’une par sa conduite, l’autre par un orgueil raffiné, mais extrême, et qui, malgré lui, sautoit aux yeux. Il se piqua surtout de probité et de justice, dont le masque tomba bientôt. Entre Pierre et Jacques il conservoit la plus exacte droiture ; mais, dès qu’il apercevoit un intérêt ou une faveur à ménager, tout aussitôt il étoit vendu. La suite de ces Mémoires en pourra fournir des exemples ; en attendant, ce procès-ci le manifesta à découvert.

Il étoit savant en droit public, il possédoit fort le fond des diverses jurisprudences, il égaloit les plus versés aux belles-lettres, il connoissoit bien l’histoire, et savoit surtout gouverner sa compagnie avec une autorité qui ne souffroit point de réplique, et que nul autre premier président n’atteignit jamais avant lui. Une austérité pharisaïque le rendoit redoutable par la licence qu’il donnoit à ses répréhensions publiques, et aux parties, et aux avocats, et aux magistrats, en sorte qu’il n’y avoit personne qui ne tremblât d’avoir affaire à lui. D’ailleurs, soutenu en tout par la cour, dont il étoit l’esclave, et le très-humble serviteur de ce qui y étoit en vraie faveur, fin courtisan, singulièrement rusé politique, tous ces talents, il les tournoit uniquement à son ambition de dominer et de parvenir, et de se faire une réputation de grand homme. D’ailleurs sans honneur effectif, sans mœurs dans le secret, sans probité qu’extérieure, sans humanité même, en un mot, un hypocrite parfoit, sans foi, sans loi, sans Dieu et sans âme, cruel mari, père barbare, frère tyran, ami uniquement de soi-même, méchant par nature, se plaisant à insulter, à outrager, à accabler, et n’en ayant de sa vie perdu une occasion. On feroit un volume de ses traits, et tous d’autant plus perçants qu’il avoit infiniment d’esprit, l’esprit naturellement porté à cela et toujours maître de soi pour ne rien hasarder dont il pût avoir à se repentir.

Pour l’extérieur, un petit homme vigoureux et maigre, un visage en losange, un nez grand et aquilin, des yeux beaux, parlants, perçants, qui ne regardoient qu’à la dérobée, mais qui, fixés sur un client ou sur un magistrat, étoient pour le faire rentrer en terre ; un habit peu ample, un rabat presque d’ecclésiastique et des manchettes plates comme eux, une perruque fort brune et fort mêlée de blanc, touffue, mais courte, avec une grande calotte par-dessus. Il se tenoit et marchoit un peu courbé, avec un faux air plus humble que modeste, et rasoit toujours les murailles pour se faire faire place avec plus de bruit, et n’avançoit qu’à force de révérences respectueuses et comme honteuses à droite et à gauche, à Versailles.

Il y tenoit au roi et à Mme de Maintenon par l’endroit sensible, et c’étoit lui qui, consulté sur la légitimation inouïe d’enfants sans nommer la mère, avoit donné la planche du chevalier de Longueville, qui fut mise en avant, sur le succès duquel ceux du roi passèrent. Il eut dès lors parole de l’office de chancelier de France, et toute la confiance du roi, de ses enfants et de leur toute-puissante gouvernante, qu’il sut bien se conserver et s’en ménager de continuelles privances.

Il étoit parent et ami du maréchal de Villeroy, qui s’étoit attaché à M. de Luxembourg, et ami intime du maréchal de Noailles. La jalousie des deux frères de Duras, capitaines des gardes, avoit uni les deux autres capitaines des gardes ensemble, tellement que Noailles, pour cette raison, et Villeroy, par son intérêt d’être lié à M. de Luxembourg, disposoient, en sa faveur, du premier président. M. de Chevreuse avoit toujours eu dans la tête l’ancien rang de Chevreuse, et c’étoit peut-être pour cela que M. de La Rochefoucauld s’étoit roidi, à leur commune promotion dans l’ordre en 1688, à ne vouloir lui céder, comme duc de Luynes, qu’après sa réception au parlement en cette qualité, pour avoir un titre public qui n’avoit cédé qu’à l’ancienneté de Luynes, et ne s’étoit pas voulu contenter de la simple cession du duc de Luynes, parce que cet acte particulier de famille pouvoit aisément ne se pas représenter dans la suite. Cette idée, que M. de Chevreuse avoit lors et qu’il a toujours sourdement conservée, jointe au mariage de sa fille aînée avec le fils aîné de M. de Luxembourg, l’égara de son intérêt de duc de Luynes commun avec le nôtre, et l’unit à celui de M. de Luxembourg, et, avec lui, M. de Beauvilliers, qui tous deux n’étoient qu’un même cœur et un même esprit. Dirait-on, de personnages d’une vertu si pure et toujours si soutenue, que l’humanité, qui se fourre partout, avoit mis, entre eux et M. de La Rochefoucauld, une petite séparation qui ne contribua pas à leur faire trouver bonne la cause qu’il soutenoit ? Ce dernier, au plus haut point de faveur, mais destitué de confiance et naturellement jaloux de tout, ne pouvoit souffrir que l’une et l’autre, de la part du roi, fussent réunies dans les deux beaux-frères. Leur vie, leur caractère, leurs occupations, leurs liaisons et les siennes, tout étoit entièrement ou opposé, ou pour le moins très-différent.

Entre ces deux sortes de faveurs, le premier président ne balança pas à trouver celle des beaux-frères préférable. Il y joignit celles de Noailles et de Villeroy, qui étoient grandes aussi, et tout l’éclat dont brilloit M. de Luxembourg. De tous ceux qu’il attaquoit, aucun n’étoit en faveur que le seul duc de La Rochefoucauld ; les mieux avec le roi, ce n’étoit que distinction à quelques-uns, et considération pour la plupart ; ainsi, le choix du premier président ne fut pas difficile.

Talon, devenu président à mortier, flatté de voir M. de Luxembourg réclamer les parents de sa mère, oublia qu’il avoit été avocat général ; il ne craignit point le blâme d’être contraire à soi-même, et après avoir parlé autrefois avec tant de force dans la même affaire contre M. de Luxembourg, comme avocat général, on le vit devenir le sien, et travailler à ses factums. Il fouilla les bibliothèques, rassembla les matériaux, présida tout ce qui se fit, écrivit pour M. de Luxembourg, à visage découvert, et rien ne s’y fit que par lui. Le célèbre Racine, si connu par ses pièces de théâtre, et par la commission où il étoit employé lors pour écrire l’histoire du roi, prêta sa belle plume pour polir les factums de M. de Luxembourg, et en réparer la sécheresse de la matière par un style agréable et orné, pour les faire lire avec plaisir et avec partialité aux femmes et aux courtisans. Il avoit été attaché à M. de Seignelay, étoit ami intime de Cavoye, et tous deux l’avoient été de M. de Luxembourg, et Cavoye l’étoit encore. En un mot, les dames, les jeunes gens, tout le bel air de la cour et de la ville étoit pour lui, et personne parmi nous à pouvoir contre-balancer ce grand air du monde, ni même y faire aucun partage. Que si on ajoute le soin de longue main pris, de captiver les principaux du parlement, et toute la grand-chambre par parents, amis, maîtresses, confesseurs, valets, promesses, services, il se trouvera qu’avec un premier président tel que Harlay à la tête de ce parti, nous avions affaire à incomparablement plus forts que nous. Un inconvénient encore, qui n’étoit pas médiocre, fut la lutte d’une communauté de gens en même intérêt contre un seul qui conduisoit le sien avec indépendance et qui n’avoit besoin d’aucun concert. Le nôtre subsista pourtant fort au-dessus de ce qui se pouvoit attendre d’une si grande diversité d’esprits et d’humeurs, dans une parité de dignité et d’intérêt. M. de Bouillon, avec la chimère de l’ancien rang d’ancienneté d’Albret et de Château-Thierry, imita le duc de Chevreuse, et dès le premier commencement de l’affaire. Mais celui-ci se contenta de n’y prendre aucune part. Telle étoit notre situation, lorsque M. de Luxembourg l’entama. Le premier pas fut de faire donner des conclusions au procureur général. Labriffe, maître des requêtes, si brillant, se trouvoit accablé du poids de cette grande charge, et n’y fut pas longtemps sans perdre la réputation qui l’y avoit placé. Accoutumé à être l’aigle du conseil, Harlay en prit jalousie, et prit à tâche de le contrecarrer; l’autre, plein de ce qui l’avoit si rapidement porté, voulut lutter d’égal, et ne tarda pas à s’en repentir. Il tomba dans mille panneaux que l’autre lui tendoit tous les jours, et dont il le relevoit avec un air de supériorité qui désarçonna l’autre. Il sentit son foible à l’égard du premier président en tout genre ; il se lassa des camouflets que l’autre ne lui épargnoit point, et peu à peu il devint soumis et rampant. C’étoit sa situation lorsqu’il fut question de ses conclusions. Tout abattu qu’il étoit, il ne manquoit point d’esprit ; mais la crainte et la défiance avoient pris le dessus. Il sentit où penchoit le premier président, et il n’osa le choquer, de sorte que M. de Luxembourg eut ses conclusions comme et quand il les voulut. Nos productions n’étoient pas faites, rien n’étoit donc en état, et Labriffe avoit promis aux ducs de La Trémoille et de La Rochefoucauld de les attendre, comme il étoit de règle et de droit, lorsque M. de Luxembourg, qui les regardoit comme un premier coup de partie, se vanta de les avoir favorables et en effet les fit voir. C’étoit un autre pas de clerc puisqu’elles devoient être remises au greffe cachetées, et que personne ne devoit savoir quoi que ce soit de ce qu’elles contenoient. M. de Chaulnes voulut au moins s’en venger. Dès que notre premier factum fut imprimé, il le porta à Labriffe et lui dit que c’étoit sans intérêt, puisque tout le monde savoit ses conclusions données, et en faveur de M. de Luxembourg ; mais que notre procès ne pouvant être que curieux en soi et célèbre au parlement, il avoit voulu lui apporter notre premier mémoire tout mouillé encore de l’impression, dans la lecture duquel il croyoit qu’il ne seroit pas fâché de se délasser en ses heures perdues, et dans lequel il apprendroit des faits, et beaucoup de choses très-importantes pour l’intelligence et la décision de l’affaire, très-nettement exposés, et dont aucun n’avoit encore paru. La gravité et la réputation de M. de Chaulnes ajouta beaucoup au poids de cette raillerie, qui embarrassa extrêmement le procureur général ; il voulut se jeter dans les excuses ; mais M. de Chaulnes, qui sourioit de le voir balbutiant, l’assura que ce n’étoit pas à lui qu’il les falloit faire, mais à MM. de La Trémoille et de La Rochefoucauld qui, à ce qu’il s’étoit laissé dire, n’étoient pas tout à fait tant ses serviteurs que lui.

J’ai mis le procureur général et ses conclusions ainsi données en écolier, à la suite de ce que j’ai cru devoir faire connoître du premier président, de M.Talon, et de tout ce qui se rallioit pour M. de Luxembourg, afin de montrer une fois pour toutes à qui nous eûmes affaire, et l’inégalité de la partie en même temps. Avant d’aller plus loin, il faut dire comment j’y entrai et comment je m’en démêlai.

On peut juger qu’à mon âge, et fils d’un père de la cour du feu roi, et d’une mère qui n’avoit connu que les devoirs domestiques, et sans aucuns proches, je n’étois en aucun commerce avec pas un de ceux que M. de Luxembourg attaquoit. Eux qui se vouloient réunir le plus en nombre qu’ils pourroient,comptant peu sur de certains ducs, et désertés par MM. de Chevreuse et de Bouillon, n’en voulurent négliger aucun, parce que chacun a ses amis et sa bourse, pour les frais qui se faisoient en commun. M. de La Trémoille m’aborda donc chez le roi et me dit que lui et plusieurs autres qu’il me nomma étoient attaqués par M. de Luxembourg en préséance, par la reprise d’un ancien procès, où mon père avoit été partie avec eux, qu’ils espéroient que je ne les abandonnerois pas dans cette affaire, quoique M. de Luxembourg fût mon général ; qu’ils l’avoient chargé de m’en parler, et ajouta du sien les compliments convenables. C’étoit dans tous les premiers commencements de cette reprise, et assez peu depuis mon retour de l’armée. J’ignorois donc parfaitement l’affaire, mais mon parti fut bientôt pris. Je remerciai M. de La Trémoille, tant pour lui que pour ces messieurs, de ce qu’ils avoient pensé à moi, et je lui dis que je ne craindrois jamais de m’égarer en si bonne compagnie, en suivant l’exemple de mon père, et que je le priois d’être persuadé et de les assurer que rien ne me sépareroit d’eux. M. de La Trémoille me parut fort content, et dans la journée M. de La Rochefoucauld me chercha et plusieurs des autres, et m’en firent mille compliments.

 Enrôlé de la sorte, je crus devoir toutes sortes de ménagements à un homme

tel qu’étoit lors M. de Luxembourg, sous qui j’avois fait la campagne, qui m’avoit bien traité, quoique sans être connu de lui que par ce que j’étois, et sous qui je pouvois servir souvent. J’allai donc le lendemain chez lui, où il n’étoit pas, et je le fus trouver chez le duc de Montmorency ; le marquis d’Harcourt et Albergotti étoient avec eux. Je fis là mon compliment à M. de Luxembourg, et lui demandai la permission de ne me pas séparer de ceux des ducs sur lesquels il demandoit la préséance ; que, de toute autre affaire, je l’en laisserois absolument le maître ; que sur celle-là même si je n’avois voulu faire aucun pas sans savoir s’il le trouveroit bon, et j’ajoutai tout ce que l’âge et l’état exigeoient d’un jeune homme. Cela fut reçu avec toute la politesse et la galanterie imaginables ; la compagnie y applaudit, et M. de Luxembourg m’assura que je ne pouvois moins faire que suivre l’exemple de mon père, et qu’il ne m’en marqueroit pas moins, etc., en toutes occasions. Ce devoir rempli, je ne songeai plus qu’à bien soutenir l’affaire commune conjointement avec les autres, sans rien faire qui pût raisonnablement déplaire à M. de Luxembourg. Maintenant voici le sommaire du procès, car d’entrer dans le détail des lois, des exemples, des défenses de part et d’autre, ce seroit la matière de volumes entiers, et il s’en trouve plusieurs faits de part et d’autre qui en instruiront suffisamment et à fond les curieux. M. de Luxembourg prétendoit que l’effet des érections femelles alloit à l’infini ; que Mme de Tingry, quoique dans le monde demeurant sous ses vœux, et son frère ayant cédé sa dignité et ses biens à sa sœur du second lit, par son contrat de mariage, lui diacre et par conséquent hors d’état de se pouvoir marier, cette fille du second lit qu’il avoit épousée passoit aux droits des enfants du premier lit qui se trouvoient épuisés, et de plein droit le faisoit duc et pair de la date de la première érection ; que la clause en tant que besoin seroit, apposée aux lettres nouvelles qu’il avoit obtenues aussitôt après son mariage, annuloit toute la force que cette nouvelle érection pouvoit donner contre lui, et que ce qui achevoit de l’anéantir étoit ce qu’il avoit plu au roi de déclarer par ses lettres patentes en 1676, qu’il n’a point entendu ériger de nouveau Piney en duché-pairie en 1661, mais bien le renouveler en faveur de M. de Luxembourg, d’où il concluoit qu’il étoit par là manifeste que son ancienneté remontoit à la première érection de 1581.

Les opposants prétendoient au contraire qu’aucune érection femelle n’étoit

infinie ; que son effet étoit borné à la première fille qui le recueilloit, et que si elles avoient quelquefois passé à une seconde fille, ç’avoit été tout, jamais audelà, et encore par grâce et à la faveur de nouvelles lettres en continuation de pairie, avec rang du jour de ces nouvelles lettres ; qu’ainsi l’ancienne érection de Piney étoit éteinte dans le sang du premier mari de la duchesse héritière. Ce qui étoit si vrai qu’elle avoit perdu son rang et ses honneurs de duchesse en se remariant, bien loin qu’elle les eût communiqués à son second mari, tant la dignité demeuroit fixée et immuable dans son fils du premier lit ; que, pour la démission qu’il en avoit faite ainsi que de ses biens à sa sœur du second lit par son contrat de mariage, cette démission avoit deux vices qui la rendoient absurde et nulle, et un troisième qui la faisoit impossible : le premier, son état d’interdit devant et après, qui, n’ayant été levé que pour le moment nécessaire de cette démission, n’étoit qu’une dérision de la justice qui ne pouvoit avoir d’effet ni être reçue sérieusement ; 2° que les grandes sommes données à cet interdit par le futur époux de sa sœur du second lit, motivées dans son contrat de mariage, comme cause de cette démission, l’annuloient par cela même, puisqu’on ne peut devenir duc et pair que par deux voies, érection en sa faveur, ou succession, et que l’acquéreur en est formellement exclu ; 3° que la volonté de l’interdit, quand bien même il ne l’eût jamais été, et qu’il n’eût rien reçu pour sa démission, étoit entièrement insuffisante pour faire un duc et pair en se démettant, puisqu’une démission ne pouvoit opérer cet effet que par deux choses réunies, un sujet naturellement héritier de la dignité à qui la démission ne fait qu’en avancer la succession, et la permission du roi de la faire, qui toutes deux manquoient totalement en celle-ci. Que la clause en tant que besoin serait, glissée dans les nouvelles lettres d’érection de 1661, accordées à M. de Luxembourg, ne lui donnoit aucun droit ; ce qui étoit évident, puisqu’il avoit obtenu ces nouvelles lettres et pris le dernier rang en conséquence, sans quoi il n’eût point été duc et pair, et que de plus cette clause, n’ayant point été communiquée, n’avoit pu être contredite, ni faire aucun effet entre les parties. Enfin, sur les lettres de 1676, par lesquelles le roi déclaroit n’avoir point fait d’érection nouvelle en 1661, mais renouvelé l’érection de Piney en faveur de M. de Luxembourg, deux réponses : la première que c’étoit pour la première fois qu’on en entendoit parler (et en effet M. de La Rochefoucauld en ayant témoigné au roi sa surprise, il lui répondit qu’il ne se souvenoit pas d’avoir jamais donné ces lettres, à quoi M. de La Rochefoucauld, en colère, répliqua que c’étoient là des tours de passe-passe de M. de Louvois, qui en ce temps-là étoit fort ami de M. de Luxembourg) ; que ces lettres, qui n’étoient point enregistrées, étoient surannées, et partant de nul effet ; que d’ailleurs n’ayant jamais été connues jusqu’alors, elles ne pouvoient passer pour contradictoires et pour juger, sans entendre les parties, un procès pendant entre elles, et un procès de telle qualité et entre de telles parties sous la cheminée, et demeurer incognito vingt ans ainsi dans la poche de M. de Luxembourg. Deuxièmement enfin, qu’à toute rigueur l’expression de renouveler n’emportoit point le rang d’ancienne érection, puisqu’en effet un ancien duché-pairie, autrefois érigé pour une maison, et depuis érigé pour une autre, n’étoit à l’égard de cette terre qu’un véritable renouvellement. Telles furent les raisons fondamentales de part et d’autre sur lesquelles on comprend que les avocats trouvèrent de quoi exercer leur éloquence d’une part, leurs subtilités de l’autre ; mais ce qui vient d’être exposé suffit pour expliquer toute la matière en gros sur laquelle roula tout ce procès.

Disons un mot des opposants, desquels il faut ôter MM. de Chevreuse et de Bouillon, par les raisons qui en ont été rapportées. M. d’Elbœuf ne fit que nombre et ne se mêla jamais de rien, sinon de demeurer uni aux autres. M. de Ventadour parut quelquefois aux assemblées, fit à peu près ce qu’on désira de lui, mais au payement près, il ne menoit pas une vie à le mettre en œuvre. M. de Vendôme se présenta et fit bien, mais à sa manière et ne pouvant se contraindre à rien. M. de Lesdiguières étoit un enfant, et sa mère une espèce de fée, sur qui son cousin de Villeroy avoit tout crédit ; ainsi ce fut beaucoup pour elle que de laisser le nom de son fils, dont elle étoit tutrice, parmi ceux des opposants. M. de Brissac obscur, ruiné et d’une vie étrange, ne sortoit plus de son château de Brissac, et ne fit que laisser son nom parmi les autres. M. de Sully peu assidûment, mais fermement. MM. de Chaumes, de Richelieu, de La Rochefoucauld et de La Trémoille, étoient ceux sur qui tout portoit, auquel le bonhomme M. de La Force se joignit dignement tant qu’il put, et M. de Rohan aussi ; mais M. de Richelieu et lui étoient gens à boutade qui ne donnèrent pas peu d’affaires aux autres. M. de Monaco y étoit ardent, sauf ses parties et sa bourse, encore payoit-il bien en rognonnant ; mais c’étoit des farces pour tirer le contingent du duc de Rohan.

Les intendants de MM. de La Trémoille et de La Rochefoucauld, nommés Magneux et Aubry, gens d’honneur, capables, laborieux, et infiniment touchés de cette affaire, en étoient les principaux directeurs, et Riparfonds, avocat célèbre consultant, étoit le chef de nos avocats et de notre conseil, chez qui se tenoient toutes nos assemblées toujours une après-dînée de chaque semaine et quelquefois plus souvent, où M. de La Rochefoucauld ne manquoit jamais quoiqu’il ne couchât presque jamais à Paris, et qui y rendit par son exemple les autres très-assidus et fort ponctuels à l’heure ; les plus ardents et les plus continuellement à tout étoient MM. de La Trémoille, de Chaulnes, La Rochefoucauld et La Force, M. de Monaco autant qu’il étoit en lui, et plus qu’aucuns MM. de Richelieu et de Rohan, mais comme il a été dit, pleins de boutades et de fantaisies.

Je me rendis assidu aux assemblées, je m’instruisis et de l’affaire en soi, et de ce qui se passoit par rapport à elle ; ce que je hasardai de dire dans les assemblées n’y déplut point. Riparfonds et les deux intendants conducteurs me prirent en amitié ; je plus aux ducs. M. de La Rochefoucauld, tout farouche qu’il étoit, et par son nom et le mien peu disposé pour moi, s’apprivoisa tout à fait avec moi ; l’intimité de M. de Chaulnes avec mon père se renouvela avec moi, ainsi que l’amitié qu’il avoit eue avec le bonhomme La Force ; je fis une amitié intime avec M. de La Trémoille, et je n’oserois dire que j’acquis une sorte d’autorité sur M. de Richelieu, qui avoit été aussi fort ami de mon père, et sur le duc de Rohan, qui fut plus d’une fois salutaire et à la cause que nous soutenions et à eux-mêmes. Chacun opinoit là en son rang ; on ne s’interrompoit point, on n’y perdoit pas un instant en compliments ni en nouvelles, et personne ne s’imppatientait de la longueur des séances, qui étoient souvent fort prolongées, pas même M. de La Rochefoucauld qui retournoit toujours au coucher du roi, à Versailles, et chacun se piqua d’exactitude et d’assiduité.

Le procès commencé tout de bon, nous fîmes nos sollicitations ensemble, couplés deux dans un carrosse, et nous ne fûmes pas longtemps sans nous apercevoir de la mauvaise volonté du premier président qui, dans une affaire qui, par sa nature et le droit, ne pouvoit être jugée que par l’assemblée de toutes les chambres, et les pairs, non parties, ajournés, se hâta de nommer de petits commissaires pour être examinée chez lui et s’en rendre plus aisément le maître ; ce qui étoit contre toutes les règles dans une affaire de cette qualité. Catinat, frère du maréchal, Bochard de Saron, Maunourry et Portail rapporteur, furent les quatre petits commissaires. Harlay fit bientôt pis : Bochard s’étant récusé comme parent de la duchesse de Brissac-Verthamont, Joly de Fleury lui fut substitué. Or Joly étoit beau-frère du président Talon, qui s’étoit récusé comme parent de M. de Luxembourg et s’étoit, comme on l’a dit, mis ouvertement à la tête de son conseil ; et, outre que ces deux hommes étoient si proches, ils étoient de plus amis intimes. Les choses ainsi bien arrangées par le premier président, il voulut étrangler le jugement et passa sur toutes sortes de formes pour exécuter promptement ce dessein.

Tandis qu’on lui laissoit faire ce qu’on ne pouvoit empêcher, nous fûmes avertis d’un nouveau factum de M. de Luxembourg, dont on avoit tiré très secrètement peu d’exemplaires ; qu’il en avoit fait aussitôt après rompre les planches, et qu’il se distribuoit sous le manteau aux petits commissaires et à peu de conseillers sur lesquels il comptoit le plus. Ce factum contre toutes règles ne nous fut point signifié et par ce défaut ne pouvoit servir de pièce au procès ; mais l’intérêt de nous le cacher étoit capital de peur d’une réponse, et le conseil de M. de Luxembourg comptoit persuader ses juges par ces nouvelles raisons, quoique non produites. Maunourry, l’un des petits commissaires, eut horreur d’une supercherie qui n’alloit à rien moins qu’à nous faire perdre notre procès. Il prêta ce factum si secret à Magneux, intendant du duc de La Trémoille, qui le fit copier en une nuit, et qui le lendemain, qui étoit un mardi, fit assembler chez Riparfonds extraordinairement. Là, ce factum fut lu. On y trouva quantité de faits faux, plusieurs tronqués et un éblouissant tissu de sophismes. La science de Talon et l’élégance et les grâces de Racine y étoient toutes déployées. On jugea qu’il étoit capital d’y répondre ; et, comme nous devions être jugés le vendredi suivant, il fut arrêté de nous assembler le lendemain mercredi matin chez Riparfonds, et de partir de là tous ensemble pour aller demander au premier président délai jusqu’au lundi, lui représenter l’importance dont il nous étoit de répondre à la découverte que nous avions faite, et que, du mercredi où nous étions au lundi suivant, ce n’étoit pas trop pour répondre, imprimer, et distribuer notre mémoire ; et pour faciliter cette justice, il fut résolu de donner notre parole de ne rien faire qui pût retarder le jugement au delà du lundi.

Le lendemain matin donc, nous nous trouvâmes chez Riparfonds, rue de la Harpe : MM. de Guéméné ou Montbazon, La Trémoille, Chaulnes, Richelieu, La Rochefoucauld, La Force, Monaco, Rohan et moi, d’où nous allâmes tous et avec tous nos carrosses chez le premier président à l’heure de l’audience, qu’il donnoit toujours chez lui en revenant du palais. Nous entrâmes dans sa cour, le portier dit qu’il y étoit et ouvrit la porte. Ce fracas de carrosses fit apparemment regarder des fenêtres ce que c’étoit, et comme nous nous attendions les uns les autres à être tous entrés pour descendre de nos carrosses et monter ensemble le degré, arriva un valet de chambre du premier président, aussi composé que son maître, qui nous vint dire qu’il n’étoit pas chez lui et à qui nous ne pûmes jamais faire dire où il étoit ni à quelle heure de la journée il seroit visible. Nous n’eûmes d’autre parti à prendre que de retourner chez notre avocat et délibérer là de ce qui étoit à faire. Chacun y exhala sa bile sur le parti pris de nous étrangler, et sur l’espèce d’injure, d’une part, et de déni de justice, de l’autre, de nous avoir renvoyés, comme le premier président, constamment chez lui, venoit de faire.

Dans cette situation on résolut de rompre ouvertement avec un homme qui ne gardoit aucune mesure, et de ne rougir de rien pour traîner en longueur, tant qu’il nous seroit possible, un procès où la partie étoit manifestement faite et sûre de nous le faire perdre, et faite, par ce que nous voyions, tout ouvertement. Pour l’exécuter il fut proposé de former une demande au conseil, par M. de Richelieu qui avoit toutes ses causes commises au grand conseil, pour y faire renvoyer celle-ci ; ce qui formeroit un procès de règlement de juges, au moyen duquel nous aurions le temps de respirer et de trouver d’autres chicanes. Je dis chicanes, car ce procès ne pouvoit, de nature et de droit, sortir du parlement, ni être valablement jugé ailleurs. On applaudit à l’expédient ; mais, dès qu’on se mit à en examiner la mécanique, il se trouva que le temps étoit trop court, jusqu’au surlendemain que nous devions être jugés, pour qu’aucune requête de M. de Richelieu, tendante à cet expédient, pût être introduite.

L’embarras devint grand, et notre affaire se regardoit comme déplorée, lorsqu’un des gens d’affaires, élevant la voix, demanda si personne de nous n’avoit de lettres d’État (1), chacun se regarda et pas un d’eux n’en avoit. Celui qui en avoit fait la demande dit que c’étoit pourtant le seul moyen de sauver l’affaire ; il en expliqua la mécanique, et nous fit

1.Les lettres d’État étoient accordées aux ambassadeurs, aux officiers de guerre et à tous ceux qui étoient obligés de s’absenter pour un service public. Elles suspendoient pour six mois toutes les poursuites dirigées contre eux. Ce délai expiré, elles pouvoient être renouvelées. voir que quand elles seroient cassées au premier conseil de dépêches, comme on devoit bien s’y attendre, la requête de M. de Richelieu se trouveroit cependant introduite, et l’instance liée au conseil en règlement de juges. Sur cette explication je souris, et je dis que s’il ne tenoit qu’à cela, l’affaire étoit sauvée, que j’avois des lettres d’État et que je les donnerois, à condition que je pourrois compter qu’elles ne seroient cassées qu’au seul regard de M. de Luxembourg. Là-dessus acclamations de ducs, d’avocats, de gens d’affaires, compliments, embrassades, louanges, remerciements comme des gens morts qu’on ressuscite, et MM. de La Trémoille et de La Rochefoucauld se firent fort devant tous que mes lettres d’État ne seroient cassées qu’au seul regard de M. de Luxembourg. Aucune dette criarde n’avoit fait quoi que ce soit à la mort de mon père. Pussort, fameux conseiller d’État, d’Orieu et quelques autres magistrats très-riches, nos créanciers, avoient, voulu mettre le feu à mes affaires, qui m’avoient fait prendre des lettres d’État pour me donner le temps de les arranger. J’avois été fort irrité contre leurs procédés, mais je fus si aise de me trouver par cela même celui qui sauvoit notre préséance, que je pense que je les leur pardonnai.

La chose pressoit ; je dis que ma mère avoit ces lettres d’État et que je m’en allois les chercher. J’éveillai ma mère à qui je dis assez brusquement le fait. Elle, tout endormie, ne laissa pas de vouloir me faire des remontrances sur ma situation et celle de M. de Luxembourg. Je l’interrompis et lui dis que c’étoit chose d’honneur, indispensable, promise, attendue sur-le-champ, et, sans attendre de réplique, pris la clef du cabinet, et puis les lettres d’État, et cours encore. Ces messieurs de l’assemblée eurent tant de peur que ma mère n’y voulût pas consentir, que je ne fus pas parti qu’ils envoyèrent après moi MM. de La Trémoille et de Richelieu pour m’aider à exorciser ma mère. Je tenois déjà mes lettres d’État, comme on nous les annonça. Je les allai trouver avec les excuses de ma mère qui n’étoit pas encore visible. Un contre-temps qui nous arrêta un moment donna courage à ma mère de se raviser. Comme nous étions sur le degré, elle me manda que, réflexion faite, elle ne pouvoit consentir que je donnasse mes lettres d’État contre un homme tel qu’étoit lors M. de Luxembourg. J’envoyai promener le messager, et je me hâtai de monter en carrosse avec les deux ducs qui ne se trouvèrent pas moins soulagés que moi de me voir mes lettres d’État à la main.

Ce contre-temps, le dirai-je à cause de sa singularité ? M. de Richelieu avoit pris un lavement le matin, et sans le rendre vint de la place Royale chez Riparfonds, de là chez le premier président avec nous, et avec nous revint chez Riparfonds, y demeura avec nous à toutes les discussions, enfin vint chez moi. Il est vrai qu’en y arrivant il demanda ma garde-robe, et y monta en grande hâte ; il y laissa une opération telle que le bassin ne la put contenir, et ce fut ce temps-là qui donna à ma mère celui de faire ses réflexions, et de m’envoyer redemander mes lettres d’État. S’exposer à toutes ces courses et garder un lavement un si long temps, il faut avoir vu cette confiance et ce succès pour le croire.

En retournant chez Riparfonds, nous trouvâmes le duc de Rohan en chemin, que ces messieurs, de plus en plus inquiets, envoyoient à notre secours. Je lui montrai mon papier à la main, et il rebroussa après nous. Je ne puis dire avec quelle satisfaction je rentrai à l’assemblée, ni avec combien de louanges et de caresses j’y fus reçu. La pique étoit grande, et n’avoit pas moins gagné tout notre conseil que nous-mêmes. Ce fut donc à qui de tous, ducs et conseil, me recevroit avec plus d’applaudissements et de joie, et à mon âge j’en fus fort flatté. Il fut conclu que le lendemain jeudi, veille du jour que nous devions être jugés, mon intendant et mon procureur iraient à dix heures du soir signifier mes lettres d’État au procureur de M. de Luxembourg et au suisse de son hôtel, et que le même jour je m’en irais au village de Longnes, à huit lieues de Paris, où étoit ma compagnie, pour colorer au moins ces lettres d’État de quelque prétexte. Le soir je m’avisai que j’avois oublié un grand bal que Monsieur donnoit à Monseigneur au Palais-Royal, le lendemain au soir jeudi, qui se devoit ouvrir par un branle, où je devois mener la fille de la duchesse de La Ferté qui ne me le pardonneroit point si j’y manquois, et qui étoit une égueulée sans aucun ménagement. J’allai conter cet embarras au duc de La Trémoille, qui se chargea de faire trouver bon aux autres que je ne m’attirasse pas cette colère, de manière que j’étois au bal tandis qu’on signifioit mes lettres d’État.

Le vendredi matin je fus à l’assemblée où tous m’approuvèrent, excepté M. de La Rochefoucauld, qui gronda et que j’apaisai par mon départ, et qui se chargea de le dire au roi et sa cause.

En partant je crus devoir tout faire pour me conserver dans les mesures où je m’étois mis avec M. de Luxembourg. J’écrivis donc dans cet esprit une lettre ostensible à Cavoye, où je mis tout ce qui convenoit à la différence d’âge et d’emplois, sur la peine que j’avois de la nécessité où je m’étois trouvé sur cette signification de lettres d’État. Cavoye étoit le seul des amis les plus particuliers de M. de Luxembourg, qui eût été fort de la connoissance de mon père. Sans esprit, mais avec une belle figure, un grand usage du monde, et mis à la cour par une maîtresse intrigante de mère qui y avoit dans son médiocre état beaucoup d’amis, il s’en étoit fait de considérables, mis très bien auprès du roi et sur un pied de considération à se faire compter fort au-dessus de son état de gentilhomme très-simple, et de grand maréchal des logis de la maison du roi. Il est aisé de comprendre avec combien de dépit M. de Luxembourg vit tous ses projets déconcertés par ces lettres d’État. Il courut au roi en faire, ses plaintes, et n’épargna aucun de nous dans celles qu’il fit au public. Les lettres d’État furent cassées au premier conseil des dépêches, comme nous nous y étions bien attendus ; mais, comme cesmessieurs me l’avoient promis, elles ne le furent qu’à l’égard de cette seule affaire. M. de Luxembourg en triompha, et compta qu’avec ce vernis de plus, son procès alloit finir tout court à son avantage. Il employa tout le lendemain de ce succès à le remettre sur le bureau au même point d’où il avoit été suspendu ; il remua tous ses amis et vit tous ses juges. En effet, aussi bien secondé qu’il l’étoit parmi eux, on fut en état de le juger le lendemain, lorsque, rentrant chez lui bien tard et bien las de tant de courses, il y trouva ,la signification de M. de Richelieu entre les mains de son suisse, que son intendant à peine osa lui dire avoir aussi été faite à son procureur.

Ce coup porté, les opposants m’envoyèrent mon congé à Longnes où mon exil n’avoit duré que six jours. Je trouvai tout en feu : M. de Luxembourg avoit perdu toute mesure, et les ducs qu’il attaquoit n’en gardoient plus avec lui. La cour et la ville se partialisèrent, et d’amis en amis personne ne demeura neutre ni prenant médiocrement parti. J’eus à essuyer force questions sur mes lettres d’État. J’avois pour moi raison, justice, nécessité et un parti ferme et bien organisé, et des ducs mieux avec le roi que n’y étoit M. de Luxembourg. J’avois de plus eu soin de mettre pour moi les procédés. Je les répandis, et comme je sus que M. de Luxembourg et les siens s’étoient licenciés sur moi comme sur la partie la plus foible, et de qui le coup qui les déconcertoit étoit parti, je ne me contraignis avec aucun d’eux.

Cavoye tout en arrivant me dit qu’il avoit montré mon billet à M. de Luxembourg, qu’il vouloit bien pardonner à ma jeunesse une chicane inouïe entre des gens comme nous, et qui en effet étoit un procédé fort étrange. Une réponse si fière à mes honnêtetés si attentives me piqua. Je répondis à Cavoye que je m’étonnois fort d’une réponse si peu méritée, et que je n’avois pas encore appris qu’entre gens comme nous, il ne fût pas permis d’employer une juste défense contre une attaque dont les moyens l’étoient si peu ; que, content pour moi-même d’avoir donné à tout ce qu’étoit M. de Luxembourg tout ce que mon âge lui devoit, je ne songerois plus qu’à donner aussi à ma préséance et à mon union à mes confrères tout ce que je leur devois, sans m’arrêter plus à des ménagements si mal reçus. J’ajoutai qu’il le pouvoit dire à M. de Luxembourg, et je quittai Cavoye sans lui laisser le loisir de la repartie.

Le roi soupoit alors, et je fis en sorte de m’approcher de sa chaise et de conter cette courte conversation et ce qui y avoit donné lieu à Livry, parce qu’il étoit tout auprès du roi ; ce que je ne fis que pour en être entendu d’un bout à l’autre, comme je le fus en effet ; et de là je la répandis dans le monde. Les ducs opposants, et principalement MM. de La Trémoille, de Chaulnes et de La Rochefoucauld, me remercièrent de m’être expliqué de la sorte, et je dois à tous, et à ces trois encore plus, cette justice, qu’ils me soutinrent en tout et partout et firent leur affaire de la mienne avec une hauteur et un feu qui fit taire beaucoup de gens, et qui par M. de La Rochefoucauld surtout me servit fort bien auprès du roi. Au bout de quelques jours je m’aperçus que M. de Luxembourg, lorsque je le rencontrois, ne me rendoit pas même le salut. Je le fis remarquer, et je cessai aussi de le saluer, en quoi, à son âge et en ses places, il perdit plus que moi, et fournit par là aux salles et aux galeries de Versailles un spectacle assez ridicule.