Mémoires (Saint-Simon)/Tome 14/3

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CHAPITRE III.


Louville envoyé secrètement en Espagne. — Sa commission, très importante et très secrète. — Incapacité surprenante du duc de Noailles. — Jalousie extrême du maréchal d’Huxelles. — Craintes et manèges intérieurs d’Albéroni en Espagne. — Insolence de l’inquisition sur les deux frères Macañas. — Cardinal Acquaviva chargé, au lieu de Molinez, des affaires d’Espagne à Rome. — La peur qu’Albéroni et Aubenton ont l’un de l’autre les unit. — Giudice ôté d’auprès du prince des Asturies et du conseil. — Popoli fait gouverneur du prince des Asturies ; sa figure et son caractère. — Mécontentement réciproque entre l’Espagne et l’Angleterre. — Fourberie d’Albéroni pour en profiter. — Les Anglois, en peine du chagrin du roi d’Espagne sur leur traité avec l’empereur, le lui communiquent, et en même temps les propositions que leur fait la France, et leur réponse. — Malignité contre le régent pour le brouiller avec le roi d’Espagne. — Adresse de Stanhope pour se défaire de Monteléon en Angleterre, et gagner Albéroni, qui passe tout aux Anglois. — Albéroni, gagné par la souplesse de Stanhope, donne carte blanche aux Anglois pour signer avec eux une alliance défensive. — Embarras et craintes diverses de Bubb, secrétaire et seul ministre d’Angleterre à Madrid. — Prétention des Anglois insupportable pour le commerce, qu’Albéroni ne leur conteste seulement pas. — Bassesses et empressement pour les Anglois. — Crainte d’Albéroni des Parmesans, qu’il empêche de venir en Espagne. — Louville à Madrid ; en est renvoyé sans pouvoir être admis. — Il en coûte Gibraltar à l’Espagne. — Impostures d’Albéroni sur Louville. — Le régent et Albéroni demeurent toujours piqués l’un contre l’autre du voyage de Louville.


La négociation entre la France et l’Angleterre prenoit quelquefois une face plus riante. Toutes deux désiroient y attirer l’Espagne par des vues différentes. Le régent en sut profiter pour ménager à l’Espagne la restitution actuelle de Gibraltar, qui étoit la chose du monde qui l’intéressoit davantage. Gibraltar ne laissoit pas d’être à charge au roi d’Angleterre bien comme il étoit avec les Barbaresques, et fort supérieur en marine à l’Espagne. Avec le Port-Mahon, Gibraltar lui étoit inférieur en usage et en importance à la dépense et à la consommation qu’il lui en coûtoit. Il consentit donc à le rendre à l’Espagne moyennant des riens qui ne valent pas s’en souvenir ; mais comme il ne vouloit pas s’exposer aux cris du parti qui lui étoit contraire, il exigea un grand secret et une forme. Pour le secret, il voulut que rien de cela passât par Albéroni, ni par aucun ministre espagnol ni anglois, mais directement du régent au roi d’Espagne par un homme de confiance du choix du régent, et de condition à être admis à parler au roi d’Espagne tête-à-tête. La forme fut que cet homme de confiance du régent seroit chargé de sa créance, d’une lettre touchant l’affaire du traité, c’est-à-dire d’un papier de ces riens demandés par le roi d’Angleterre prêt à être signé, et d’un ordre positif du roi d’Angleterre, écrit et signé de sa main, au gouverneur de Gibraltar de remettre cette place au roi d’Espagne à l’instant que l’ordre lui seroit rendu, et de se retirer avec sa garnison, etc., à Tanger. Pour l’exécution, un général espagnol devoit marcher subitement à Gibraltar sous prétexte des courses de sa garnison ; et sous celui d’envoyer sommer le gouverneur, lui porter l’ordre du roi d’Angleterre, et en conséquence être reçu et mis en possession de la place. La couleur étoit foible, mais c’étoit l’affaire du roi d’Angleterre.

Le duc de Noailles étoit alors dans la grande faveur et vouloit tout faire. Il ne faut pas être glorieux. Je ne sus rien de tout cela que du second bond et par Louville avant que le régent m’en eût rien dit, qui ne m’en parla qu’après. Noailles avec qui seul le choix se fit, dont le maréchal d’Huxelles fut outré, crut faire merveilles de proposer Louville, comme ayant eu longtemps autrefois toute la confiance du roi d’Espagne, et le connoissant mieux qu’aucun autre qu’on y pût envoyer. Sans être habile, je me serois défié du roi d’Angleterre proposant une pareille mécanique. Il ne pouvoit ignorer avec quel soin et quelle jalousie la reine et Albéroni tenoient le roi d’Espagne enfermé, inaccessible à qui que ce pût être, et que le moyen certain d’échouer étoit d’entreprendre de lui parler à leur insu, ou malgré eux et sans eux. Quant au choix, de tout ce qu’il y avoit en France, Louville étoit à mon avis le dernier sur qui il dût tomber. Plus il avoit été bien avec le roi d’Espagne et avant dans sa confiance ; plus son arrivée feroit-elle peur à la reine et à Albéroni, et plus mettroient-ils tout en usage pour ne pas laisser rapprocher un homme dont ils craindroient tout pour leur crédit et leur autorité. Je le dis à Louville qui n’en disconvint pas, mais qui se contenta de me répondre que dans sa surprise il n’avoit osé refuser, et que, de plus, s’il réussissoit à percer, l’acquisition de Gibraltar étoit si importante qu’il y auroit bien du malheur si elle ne lui valoit de rapporter ce qui lui étoit dû de ses pensions d’Espagne, qui étoit pour lui un gros objet. Être choisi et parti ne fut presque que la même chose. Il eut pourtant loisir de me le venir dire, et raisonner avec moi, et de me venir trouver le lendemain encore, et de me conter que M. le duc d’Orléans lui ayant parlé avec bonté et avec confiance sur ce dont il le faisoit porteur, en présence du seul duc de Noailles, les avoit promptement renvoyés chez le duc de Noailles qui lui devoit faire et donner ses expéditions.

Le duc de Noailles l’emmena donc dans sa bibliothèque, l’y promena, lui parla de ses livres, puis de son administration des finances, chercha des louanges tant qu’il put. Louville, qui devoit partir le surlendemain, et qui n’étoit averti que de la veille, mouroit d’impatience. À la fin il l’interrompit pour le ramener à son fait. Ce ne fut pas sans peine, ni sans essuyer encore d’autres disparates entièrement étrangères à leur sujet. Enfin il fallut prendre la plume. Noailles se mit à vouloir faire la lettre de M. le duc d’Orléans au roi d’Espagne. Au bout de quelques mots, pauses langues et un peu de conversation, puis une ligne ou deux, et pause encore, puis ratures et renvois. Elle ne fut pas à moitié qu’il voulut la refondre ; c’étoit son terme favori. Il la fondit et refondit si bien qu’elle demeura fondue, et qu’il n’en resta rien. Louville pétilloit. À la fin il lui proposa de la lui laisser faire. Il l’écrivit tout de suite. Noailles y mit des points et des virgules, et ne trouva rien d’omis ni à changer. Après il voulut travailler à l’instruction ; même cérémonie. Louville la fit tout de suite sur son bureau. Tout cela dura plus de quatre heures. C’en étoit trois plus qu’il ne falloit. Cette aventure ne m’apprit rien de nouveau. Celle de Fontainebleau, lorsque Bolingbroke y vint pour la paix particulière de la reine Anne, et qui a été racontée en son temps, m’avoit bien prouvé la parfaite incapacité du duc de Noailles d’écrire sur la moindre affaire, avec tout son esprit et son jargon, et les plumes d’autrui dont avec tant d’art il sait se faire honneur, et les donner pour siennes.

Quand la lettre fut signée du régent le lendemain matin, en présence de Louville, en prenant congé de lui, il lui ordonna de voir le maréchal d’Huxelles, de lui porter l’instruction à signer, qui ne disoit pas un mot de l’affaire, mais seulement de la conduite pour voir et parler au roi d’Espagne, etc. Louville eut beau représenter l’inutilité d’une visite où sûrement il seroit mal reçu, Noailles qui vouloit tout faire, mais qui en même temps craignoit tout le monde, insista croyant par là ménager le maréchal d’Huxelles ; il fallut donc y aller, et ce fut en sortant de chez lui que Louville revint chez moi. Il fut reçu comme un chien dans un jeu de quilles ; ce fut son expression. Le maréchal, fronçant le sourcil, lui dit qu’il n’avoit qu’à lui souhaiter bon voyage ; qu’il n’avoit rien [à] lui dire ; qu’il ne pouvoit parler de ce qu’il ne savoit point ; qu’il n’avoit rien à mander dans ce pays-là ; lui tourna le dos et le laissa. Il fut enragé de se voir passer la plume par le bec, s’en prit à Louville qu’il crut avoir brassé toute cette intrigue, et ne le lui a jamais pardonné. Je soupçonne que le duc de Noailles ne fut pas fâché d’en laisser tomber la haine sur Louville, et que le timide et jaloux maréchal aima mieux s’en prendre à l’un qu’à l’autre. Le projet étoit que Louville, prenant la route détournée du pays de Foix et de l’Aragon, arrivât dans Madrid sans que personne eût pu avoir le moindre vent de son voyage. Je ne sais si le maréchal d’Huxelles se tint bien obligé au secret, qui malgré toutes les précautions de Louville fut très mal gardé.

Les soupçons du roi d’Espagne contre Albéroni se fortifioient. La reine se contentoit de l’exhorter à souffrir avec patience, lui se plaignoit de sa mollesse, de sa complaisance pour le roi, de ne pas surmonter les défiances continuelles d’un esprit foible et irrésolu, capable de se livrer à qui s’en voudroit emparer pour en faire un mauvais usage. Il trouvoit la reine indolente, haïssant la peine et les affaires, ne cherchant que son repos. Il l’exhortoit à ne pas souffrir qu’on les exclût l’un et l’autre du gouvernement des affaires, et à craindre, parmi cette confusion de nations et de langues qui inondoient la cour d’Espagne, la cabale suivie et dissimulée des Espagnols qui vouloient tout rappeler à leur ancien gouvernement. Il l’avertissoit que, si elle cessoit d’avoir l’autorité dans les affaires, elle ne devoit plus compter sur aucun crédit ni considération dans le monde, ni sur aucun respect de ses sujets. Les désordres étoient au dernier point en Espagne, les peuples accablés d’impôts, les seigneurs dans la crainte et le mépris, la noblesse à la mendicité ; ni troupes, ni finances, ni marine, ni commerce, et personne qui pût remédier à tant de maux, et la maison d’Autriche attentive avoit encore force partisans. Albéroni vantoit ses projets, et se vantoit de tout raccommoder s’il étoit soutenu à les exécuter. En se louant il décrioit le cardinal del Giudice, et avoit persuadé à la reine qu’il étoit très dangereux à laisser auprès du prince des Asturies.

On se souviendra de l’affaire de Macañas, qui a été racontée en son temps. Son frère, qui étoit dominicain, fut mis en prison par l’inquisition, qui refusa au roi d’Espagne de lui en remettre le procès ; et en même temps ce tribunal déclara par un décret Macañas hérétique, et le cita à comparaître dans quatre-vingt-dix jours. C’étoit un nouvel attentat, après celui du refus du procès de son frère. Macañas depuis le décret que Giudice fit contre lui dans Marly, et qui le retint si longtemps à Bayonne sans pouvoir rentrer en Espagne, étoit en pays étrangers connu pour être ministre du roi d’Espagne. Ce prince et la reine s’en voulurent prendre à Giudice comme grand inquisiteur et mobile de procédés si insolents, et le chasser. Albéroni leur fit peur de la conjoncture, et de le faire passer pour un martyr ; c’est qu’il craignit que Rome ne s’en prit à lui-même, et que, quelque haine qu’il eût contre Giudice, il avoit encore plus d’affection à son chapeau qu’il craignit d’éloigner, mais il lui donna un autre dégoût. Il fit décharger Molinez du soin des affaires d’Espagne à Rome, comme trop vieux et incapable de les conduire, et les fit donner au cardinal Acquaviva. Giudice haïssait fort toute cette maison, et le cardinal Acquaviva en particulier qu’il regardoit comme l’ami d’Albéroni, et le promoteur de son chapeau.

Aubenton, quoique appuyé directement du pape, et personnellement honoré de toute sa confiance et d’un commerce particulier de lettres avec lui, se sentit trop foible contre Albéroni qui n’étoit qu’un avec la reine, laquelle n’aimoit point les jésuites, et n’en avoit jamais voulu d’aucun pour confesseur. Albéroni, de sa part, craignoit doublement Aubenton, qui avoit la confiance du roi d’Espagne, jusqu’à lui renvoyer quelquefois des affaires à lui seul, et il ne le redoutoit pas moins pour son chapeau à Rome. Cette frayeur réciproque relia ensemble deux ambitieux qui ne connurent jamais que l’autorité et la fortune. Le cardinal del Giudice fut la victime de leur ralliement. La première nouvelle qu’il en eut fut par un billet de Grimaldo qui, sous le nom de secrétaire d’État, l’étoit moins que secrétaire d’Albéroni, dont il avoit ordre d’exécuter et d’expédier tous les ordres. Par ce billet, le cardinal eut ordre de se retirer d’auprès du prince des Asturies, auquel sa place de grand inquisiteur ne lui laissoit pas le loisir de donner tous les soins nécessaires. Moins surpris que touché, il répondit avec soumission. Il demanda en même temps la permission d’écrire au pape pour se démettre aussi de sa charge de grand inquisiteur, qu’il obtint aussitôt. Après quoi il offrit de se retirer dans la ville qu’il plairoit au roi de lui prescrire, où il y auroit tribunal d’inquisition, jusqu’à ce que la réponse du pape lui permit de sortir d’Espagne. Au milieu d’une disgrâce si marquée, il n’étoit pas si détaché qu’il ne continuât d’assister au conseil, où il n’a voit plus depuis longtemps que le vain nom de premier ministre. Cela ne dura que quelques jours ; il reçut un nouveau billet de Grimaldo qui, par ordre du roi, lui ordonnoit de s’abstenir de se trouver au conseil. En même temps le duc de Popoli fut nommé gouverneur du prince des Asturies.

Popoli étoit un seigneur napolitain, frère du feu cardinal Cantelmi, archevêque de Naples. J’ai parlé de lui lorsqu’il passa à Versailles, et que le roi lui promit l’ordre du Saint-Esprit qu’il lui envoya depuis, et lorsqu’il fut fait par le roi d’Espagne, à très bon marché, capitaine général et général de l’armée de Catalogne, qu’il laissa au maréchal de Berwick qui fit le siège de Barcelone. Il se déshonora partout sur le courage, sur l’avarice, sur l’honneur, sur tous chapitres, ce qui ne l’empêcha pas d’être grand d’Espagne, chevalier de la Toison, grand maître de l’artillerie, capitaine des gardes du corps de la compagnie italienne, enfin gouverneur du prince, quoiqu’il eût empoisonné sa femme, héritière de la branche aînée de leur maison, dont par là il avoit eu tous les biens, belle, aimable, jeune, qui étoit fort bien avec la reine dont elle étoit dame du palais, et qui ne donnoit point de prise sur sa conduite. Personne ne doutoit de ce crime, et lorsque j’ai été en Espagne, j’en ai ouï parler à la reine comme d’une chose certaine, dont elle avoit horreur. Je crois pourtant qu’il ne le commit que depuis qu’il fut mis auprès du prince des Asturies, ou fort peu avant, et que lors la chose n’étoit pas si avérée. D’ailleurs Popoli avoit grand air et grande mine, la taille et le visage mâle et agréable des héros, beaucoup d’esprit, d’art, de manège ; suprêmement faux et dangereux, avec tant le langage, les grâces, les façons, les manières du maréchal de Villeroy, à un point qui surprenoit toujours. Quoique Italien, il n’aimoit point Albéroni ; il fraya toujours avec la cabale espagnole, dont il ne se cachoit pas.

L’alliance défensive traitée entre l’Espagne et l’Angleterre s’étoit refroidie par la signature de celle de cette dernière couronne avec l’empereur. L’Espagne crioit contre la mauvaise foi des Anglois, et ne doutoit pas que le traité qu’ils venoient de conclure ne fût contraire à ses intérêts, et aux plus essentiels articles de la paix d’Utrecht. Les Anglois se plaignoient avec hauteur des vexations que leurs marchands souffroient sans cesse de l’Espagne ; ce qui désoloit tout commerce. Ces plaintes mutuelles retomboient sur Albéroni, depuis longtemps chargé seul de cette négociation ; mais lui se crut assez habile pour profiter de cette situation, prit un air de franchise et de disgrâce avec le secrétaire que l’Angleterre tenoit pour tout ministre à Madrid. Il lui dit que les mauvais serviteurs du roi d’Espagne l’avoient tellement décrié dans son esprit foible, défiant, incertain, irrésolu, comme gagné par les Anglois, qu’il n’osoit plus ouvrir la bouche de rien qui les regardât, et gémissoit devant ce secrétaire sur le préjudice que ces pernicieux discours causoient aux intérêts du roi d’Espagne. Le but de cette feinte étoit de se rendre cher aux Anglois, en les persuadant qu’il s’exposoit pour eux à déplaire au roi d’Espagne ; gagner du temps et attendre les événements ; observer la conduite de la Hollande ; profiter du désir de cette république d’établir son commerce avec l’Espagne ; enfin traiter avec elle seule, ou avec l’Angleterre seule, ou avec toutes les deux, suivant qu’il trouveroit jour et convenance. Il fut une nuit trouver Riperda chez lui, par ordre de la reine, pour le presser d’entrer en traité. Sur quoi cet ambassadeur de Hollande pressoit ses maîtres de ne pas manquer une occasion si favorable, [et] les assura qu’ils obtiendroient toutes conditions les plus favorables qui les pourroient conduire à chasser d’Espagne les François sans retour.

Bubb, secrétaire d’Angleterre à Madrid, étoit de son côté fort en peine des fâcheuses impressions que le traité de l’empereur avec le roi de la Grande-Bretagne avoit fait sur l’esprit du roi d’Espagne, lorsqu’il reçut ordre de rendre compte au roi d’Espagne, par Albéroni, de tous les points de ce traité, de lui en communiquer même la copie, et pour comble de bonne foi de leur part, de lui communiquer aussi les offres que la France leur faisoit pour un traité de ligue défensive avec eux, même le projet de la France, et la réponse que le roi d’Angleterre y avoit faite. Stanhope, qui vouloit se réserver le premier mérite d’une telle confiance, adressa à Bubb, par le même courrier, une lettre de sa main pour Albéroni pleine de toutes les expressions qui pouvoient le flatter davantage, et de toutes celles qu’il crut les plus propres à flatter le roi d’Espagne. Sa malignité contre la France n’y oublia pas qu’elle y sollicitoit avec empressement la confirmation du traité d’Utrecht, le seul qui pût faire peine personnellement au roi d’Espagne ; et relevoit l’attention obligeante du roi son maître à éluder la demande de M. le duc d’Orléans, et l’industrie à tourner la réponse d’une manière qui fût agréable au roi d’Espagne. Stanhope qui, comme on l’a vu, vouloit se défaire de Monteléon, qu’il trouvoit trop éclairé et trop habile, profita de l’occasion contre un homme qu’il savoit n’être ni créature d’Albéroni, ni fort lié avec lui, et qui avoit toujours fort publiquement témoigné qu’il étoit persuadé que l’intérêt de l’Espagne étoit d’être toujours unie avec la France. Ainsi Stanhope l’attaqua sans ménagement par la même lettre, et y exagéra son étonnement de voir un ambassadeur d’Espagne solliciter, de concert avec la France, la confirmation du traité d’Utrecht, pendant que le roi d’Angleterre évitoit d’en parler, uniquement par l’attention qu’il avoit aux intérêts personnels du roi d’Espagne. Quelque satisfaction qu’Albéroni eût de cette dépêche, il fut encore plus sensible à l’ordre que Bubb reçut en même temps d’accuser le cardinal del Giudice d’avoir favorisé les intérêts du Prétendant, et de demander formellement au roi d’Espagne d’éloigner ce cardinal et ses adhérents, et de choisir des ministres habiles et intègres.

Malgré tant de satisfaction, Albéroni joua la comédie : il contrefit l’homme éreinté sur les Anglois par ses ennemis auprès du roi d’Espagne, auquel il n’osoit plus en parler, et quand il crut avoir assez joué, il promit, comme par effort pour le bien, de se hasarder encore une fois là-dessus auprès de son maître, et de donner promptement sa réponse. Il la fit bientôt en effet il dit à Bubb que l’engagement pris entre l’empereur et le roi d’Angleterre de se garantir mutuellement, non seulement les États dont ils se trouvoient en possession actuelle, mais encore ceux qu’ils pourroient acquérir dans la suite, avoit fait faire de sérieuses réflexions au roi d’Espagne, qui trouvoit cet article directement contre ses intérêts. Bubb ne put bien excuser cet endroit du traité, mais il avoit affaire à un homme qui vouloit être persuadé en faveur des Anglois. Il demanda donc à Bubb si ce traité portoit exclusion de toute autre alliance. Bubb répondit que non, et cita pour preuve le traité actuellement sur le tapis entre la France et l’Angleterre. Il se trouvoit en même temps embarrassé de n’avoir point d’instruction ni de pouvoir pour traiter avec l’Espagne. Albéroni le tira de peine en lui disant que Stanhope lui offroit par sa lettre de traiter, et qu’il l’avoit offert verbalement à Monteléon. C’étoit le matin qu’ils conféroient ; le soir du même jour Giudice eut ordre de se retirer absolument d’auprès du prince des Asturies ; et le premier ministre, satisfoit du dernier coup porté à ce cardinal par les Anglois, avertit Bubb que le roi d’Espagne étoit disposé à signer une alliance défensive avec le roi de la Grande-Bretagne. Quelque désir qu’en eût ce secrétaire, il se trouvoit arrêté faute d’instruction et de pouvoir ; mais Albéroni, plus pressé que lui encore, répondit sur sa question de la nature du traité pour en écrire : telle alliance défensive qu’il plaira au roi d’Angleterre. Enfin il lui dit qu’il écriroit lui-même à Stanhope, et promit à Bubb qu’eux deux seuls en Espagne auroient la connoissance de cette négociation, et que Monteléon n’en seroit point instruit. Il ajouta que ce seroit au roi d’Angleterre à choisir ceux de ses ministres qu’il voudroit admettre dans la confidence de ce secret. Albéroni compta bien intéresser par là ce secrétaire. Tout ministre employé dans une cour met sa gloire à y faire des traités, et son dégoût à se voir enlever une négociation qu’il a entamée. Celui-ci écrivit tout de son mieux pour qu’on lui envoyât instruction et pouvoirs, et n’oublia rien de ce qu’il put représenter de flatteur pour le roi d’Angleterre, tant sur les avantages du commerce que sur la médiation qui lui pouvoit résulter un jour entre l’empereur et l’Espagne sur les affaires d’Italie, et se faire considérer par ces deux puissances. Il pressa l’envoi de ce qu’il demandoit au nom du ministre seul confident de Leurs Majestés Catholiques, et envoya la lettre d’Albéroni avec cette dépêche par le même courrier extraordinaire qui lui avoit apporté celles dont on vient de parler.

Dans cette situation agréable, Bubb ne laissoit pas d’être mal à son aise. Il se défioit des Espagnols et des François, beaucoup plus encore des Hollandois. Ceux-ci se faisoient un mérite de leur refus d’entrer dans le traité de l’empereur et de l’Angleterre, et publioient qu’ils n’y entreroient jamais, et rien ne flattoit plus le roi d’Espagne, qui regardoit ce traité comme un obstacle à ses vues de recouvrer un jour ce qu’il avoit perdu en Italie. Bubb sentoit aussi tout le poids de l’affaire du commerce dont il étoit chargé ; que le traité entre l’empereur et l’Angleterre rendoit plus difficile. Il étoit fatigué des plaintes continuelles des marchands anglois et de la lenteur et de l’indécision de la cour de Madrid. Il n’attendoit aucun succès de la proposition qu’Albéroni lui avoit faite de faire examiner et décider les plaintes des marchands par des commissaires nommés de part et d’autre, et il se laissoit entendre qu’il falloit profiter pour finir ces affaires de la conjoncture présente de traiter une alliance avec l’Espagne, ou renoncer à tout commerce ; fixer un temps à l’Espagne de faire justice aux Anglois, et après l’expiration de ce terme déclarer tout commerce interdit. Les négociants veulent toujours que leur intérêt particulier soit la règle de l’État, et ne connoissent de bien public que leur gain particulier.

Bubb craignoit là-dessus la compagnie de la mer du Sud établie à Londres, et [qu’elle] n’eût le crédit de lui attirer des ordres qui troublassent sa négociation. Elle prétendoit que la mesure d’Angleterre, qui lui étoit plus avantageuse que celle d’Espagne, servît de règle à la cargaison de leurs vaisseaux, et l’ordre commun entre toutes les nations est que la mesure de la charge d’un vaisseau soit toujours celle du lieu où il aborde. Cette prétention étoit insupportable ; Bubb la jugeoit telle, et l’artifice en sautoit aux yeux ; ainsi il souhaitoit avec impatience que tous les points sur le traité de l'asiento, qui étoient encore en disputé, fussent incessamment réglés et signés. Sa crainte fut vaine. Albéroni avoit encore plus d’envie d’avancer que lui-même. Il ne fit pas la plus légère attention à cette clause, et il assura Bubb que le roi d’Espagne avoit donné ses ordres pour la signature du traité, qui seroient incessamment exécutés, et qui le furent en effet. Albéroni étoit trop content de la disposition des Anglois et du plaisir qu’ils lui avoient fait de s’intéresser à le défaire du cardinal del Giudice, pour leur donner aucun prétexte de changer. Il écrivit donc à Stanhope, dans les termes les plus farts, pour lui témoigner la reconnoissance que le roi d’Espagne conserveroit toujours de la confiance avec laquelle le roi d’Angleterre lui avoit fait communiquer les propositions et les négociations de la France, et la tendre amitié que Sa Majesté Catholique auroit toujours personnellement pour Sa Majesté Britannique. Il blâma Monteléon, condamna l’alliance qu’il avoit proposée, comme n’étant qu’une simple ratification du traité d’Utrecht, faite de concert avec la France, à qui cet ambassadeur d’Espagne étoit tout dévoué, crime irrémissible dans l’esprit de Stanhope, à qui il laissa la décision de tout.

Le fourbe se vantoit à ses amis qu’il ne vouloit qu’amuser les Anglois, et se donner le temps de voir la résolution que prendroient les Hollandois sur les instances qui leur étoient faites d’entrer dans le traité signé entre l’empereur et l’Angleterre. Il prétendoit savoir qu’ils en étoient si mécontents qu’ils espéroient que le parlement d’Angleterre feroit quelque jour un crime au roi Georges d’y avoir préféré ses intérêts personnels d’usurpation sur la Suède aux intérêts de la nation anglaise. Comme il ne s’occupoit du dehors que pour sa fortune, il l’étoit encore plus du dedans. Il craignoit tout des Parmesans, pour qui la reine avoit de l’affection, et que quelqu’un d’eux n’enlevât sa faveur auprès d’une princesse légère et facile à se laisser conduire. Il empêcha, par le duc de Parme, qu’elle fît venir en Espagne le mari de sa nourrice et leur fils capucin, et s’assura par ce souverain qu’il n’en viendroit aucun autre qui pût lui faire ombrage auprès d’elle. Les vapeurs du roi donnoient de la crainte aux médecins. Ils en avoient aussi sur la santé du prince des Asturies ; ainsi la reine régnoit en plein et en assurance, et Albéroni se sentoit plus puissant que jamais.

Ce fut dans ce point que Louville arriva à Madrid, et vint descendre et loger chez le duc de Saint-Aignan, qui fut dans une grande surprise, et qui n’en avoit pas eu le moindre avis. Un courrier fortuit, qui rencontra Louville à quelque distance de Madrid, le dit à Albéroni. On peut juger, aux soupçons et à la jalousie dont il étoit tourmenté, quelle fut pour lui cette alarme. Il n’ignoroit pas quel étoit Louville, le crédit qu’il avoit eu auprès du roi d’Espagne, la violence que Mme des Ursins et la feue reine lui avoient faite pour le lui arracher ; aussi la frayeur qu’il conçut de cette arrivée inattendue fut-elle si pressante qu’il ne garda nulle mesure pour s’en délivrer. Il dépêcha sur-le-champ un ordre par un courrier à la rencontre de Louville, pour lui défendre d’approcher plus près de Madrid. Le courrier le manqua ; mais un quart d’heure après qu’il eut mis pied à terre, il reçut un billet de Grimaldo, portant un ordre du roi d’Espagne de partir à l’heure même. Louville répondit qu’il étoit chargé d’une lettre de créance du roi, et d’une autre de M. le duc d’Orléans pour le roi d’Espagne, et d’une commission pour Sa Majesté Catholique, qui ne lui permettoit pas de partir sans l’avoir exécutée. M. de Saint-Aignan manda la même chose à Grimaldo. Sur cette réponse, un courrier fut dépêché à l’heure même au prince de Cellamare, avec ordre de demander le rappel de Louville, et de déclarer que le roi d’Espagne avoit sa personne si désagréable qu’il ne vouloit ni le voir, ni laisser traiter avec lui aucun de ses ministres. La fatigue du voyage, suivie d’une telle réception, causa dans la nuit une attaque de néphrétique à Louville, qui en avoit quelquefois, de sorte qu’il se fit préparer un bain, dans lequel il se mit sur la fin de la matinée.

Albéroni vint lui-même le voir chez le duc de Saint-Aignan, pour lui persuader de s’en aller sur-le-champ. L’état où on lui dit qu’il étoit ne put l’arrêter ; il le vit malgré lui dans son bain. Rien de plus civil que les paroles, ni de plus sec, de plus négatif, de plus absolu que leur sens. Albéroni plaignit son mal et la peine de son voyage, auroit souhaité de l’avoir su pour le lui avoir épargné, et désiré pouvoir surmonter la répugnance du roi d’Espagne à le voir, du moins à lui permettre de se reposer quelques jours à Madrid ; qu’il n’avoit pu rien gagner sur son esprit, ni s’empêcher d’obéir au très exprès commandement qu’il en avoit reçu de venir lui-même lui porter ses ordres de partir sur-le-champ, et de les voir exécuter. Louville lui parut dans un état qui portoit avec soi l’impossibilité de partir. Il en admit donc l’excuse, mais en l’avertissant qu’elle ne pouvoit durer qu’autant que le mal, et que l’accès passé elle ne pourroit plus être admise. Louville insista sur ses lettres de créance qui lui donnoient caractère public pour exécuter une commission importante de la part du roi, neveu du roi d’Espagne, telle que Sa Majesté Catholique ne pouvoit refuser de l’entendre directement de sa bouche, et qu’il auroit lieu de regretter de n’avoir pas écoutée. La dispute fut vive et longue malgré l’état de Louville, qui ne put rien gagner. Il ne laissa pas de demeurer cinq au six jours chez le duc de Saint-Aignan, et de le faire agir comme ambassadeur pour lui obtenir audience, quoique M. de Saint-Aignan, ami de Louville, ne laissât pas de se sentir du secret qu’il lui fit toujours, selon ses ordres, de l’objet de sa mission.

Louville n’osoit aller chez personne, de peur de se commettre ; personne aussi n’osa le venir chercher. Il se hasarda pourtant, par curiosité, d’aller voir passer le roi d’Espagne dans une rue, et pour tenter si, en le voyant, il ne seroit pas tenté de l’entendre, en cas, comme il étoit très possible, qu’on lui eût caché son arrivée. Mais Albéroni avoit prévu à tout. Louville vit en effet passer le roi, mais il lui fut impossible de faire que le roi l’aperçût. Grimaldo vint enfin signifier à Louville un ordre absolu de partir, et avertir le duc de Saint-Aignan que le roi d’Espagne étoit si en colère de l’opiniâtreté de ce délai, qu’il ne pouvoit lui répondre de ce qui arriveroit si le séjour de Louville étoit poussé plus loin, et qu’on ne se trouvât obligé à manquer aux égards qui étoient dus à tout ministre représentant, et plus qu’à tous à un ambassadeur de France. Tous deux virent bien que l’audience à espérer étoit une chose entièrement impossible ; que, par conséquent un plus long séjour de Louville n’étoit bon qu’à se commettre à une violence qui, par son éclat, brouilleroit les deux couronnes : ainsi au bout de sept au huit jours Louville partit, et s’en revint comme il étoit allé. Albéroni commença à respirer de la frayeur extrême qu’il avoit eue. Il s’en consola par un essai de sa puissance qui le mit à couvert de plus craindre que personne approchât du roi d’Espagne sans son attache, ni qu’aucune affaire se pût traiter sans lui. Il en coûta Gibraltar à l’Espagne, qu’elle n’a pu recouvrer depuis. Telle est l’utilité des premiers ministres.

Celui-ci répandit en Espagne et en France que le roi d’Espagne avoit pris une aversion mortelle contre Louville, depuis qu’il l’avoit chassé d’Espagne pour ses insolences et ses entreprises ; qu’il ne le vouloit jamais voir, et se tenoit offensé qu’il eût osé passer les Pyrénées ; qu’il n’avoit ni commission ni proposition à faire ; qu’il avoit trompé le régent en lui faisant accroire que, s’il pouvoit trouver un prétexte de reparaître devant le roi d’Espagne, ce prince en seroit ravi par son ancienne affection pour lui, et que, connoissant ce prince autant qu’il le connoissoit, il rentreroit bientôt dans son premier crédit, et feroit faire à l’Espagne tout ce que la France voudroit ; qu’en un mot il n’étoit venu que pour essayer à tirer quelque chose de ce qui lui étoit dû des pensions qu’il s’étoit fait donner en quittant le roi d’Espagne, mais qu’il n’avoit pas pris le chemin d’en être sitôt payé. Il falloit être aussi effronté que l’étoit Albéroni pour répandre ces impostures. On n’avoit pas oublié en Espagne comment Mme des Ursins avoit fait renvoyer Louville ; combien le roi d’Espagne y avoit résisté ; qu’elle n’avoit pu venir à bout que par la France, et par ses intrigues avec Mme de Maintenon contre le cardinal et l’abbé d’Estrées et lui ; et que le roi, affligé au dernier point, cédant aux ordres donnés de France à Louville, lui avoit en partant doublé et assigné ses pensions qui lui avoient été longtemps payées, et donné de plus une somme d’argent et le gouvernement de Courtray, qu’il n’a perdu que par les malheurs de la guerre qui suivirent la perte de la bataille de Ramillies. À l’égard de la commission, la nier étoit une impudence extrême, d’un homme aussi connu que Louville, qui vient descendre chez l’ambassadeur de France, qui dit avoir des lettres de créance du roi et du régent, et une commission importante dont il ne peut traiter que directement et seul avec le roi d’Espagne, et pour l’audience duquel l’ambassadeur de France s’emploie au nom du roi. Rien de si aisé que de couvrir Louville de confusion, s’il avoit allégué faux, en lui faisant montrer ses lettres de créance ; s’il n’en eût point eu, il seroit demeuré court, et alors n’ayant point de caractère, Albéroni auroit été libre du châtiment. Que si, avec des lettres de créance, il n’eût eu qu’un compliment à faire pour s’introduire et solliciter son payement, Albéroni l’auroit déshonoré bien aisément de n’avoir point de commission, après avoir tant assuré qu’il étoit chargé d’une fort importante. Mais la toute-puissance dit et fait impunément tout ce qu’il lui plaît.

Louville de retour, il fallut renvoyer au roi d’Angleterre tout ce que Louville avoit porté en Espagne pour Gibraltar ; et cette affaire demeura comme non avenue, sinon qu’elle piqua fort Albéroni contre le régent d’avoir voulu faire passer une commission secrète au roi d’Espagne à son insu, et par un homme capable de le supplanter, et le régent contre Albéroni qui avoit fait avorter le projet avec tant d’éclat, et lui avoit osé faire sentir quelle étoit sa puissance, qui tous deux ne l’oublièrent jamais, mais le régent par la nécessité des affaires, et sans altération de sa débonnaireté. Albéroni, qui n’étoit pas de ce tempérament, et qui, autrefois petit domestique du duc de Vendôme, n’avoit pas été content du duc de Noailles pendant qu’il étoit en Espagne, prit contre lui une dose de haine de plus, parce qu’il sut que renvoi de Louville avoit été concerté entre le régent et lui seul, et reçut comme une nouvelle injure une lettre d’amitié que le duc de Noailles lui rivoit envoyée par Louville[1].




  1. Voy. les Mémoires de Louville, publiés sous le titre de Mémoires secrets sur l’établissement de la maison de Bourbon en Espagne (Paris, 1818, 2 vol. in-8).