Mémoires (Saint-Simon)/Tome 15/Notes

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NOTES.


I. LE GARDE DES SCEAUX, D'ARGENSON.


Page 225.


Le marquis d’Argenson donne dans ses Mémoires[1] des détails assez étendus sur son père. Il ne sera pas sans intérêt de les comparer avec ce que Saint-Simon dit de ce même personnage. C’est un complément indispensable de ses Mémoires. Voici quelques extraits des notes du marquis d’Argenson sur son père.

« Mon père naquit à Venise : il eut la république pour marraine, et pour parrain le prince de Soubise, qui voyageoit alors en Italie. J’ai une lettre originale de Balzac[2] sur sa naissance : il prophétise une grande illustration au petit Venise. Mon père, ayant achevé ses études à Paris, revint en Touraine. Il vouloit servir ; la tendresse paternelle s’y opposa. L’âge gagnoit ; il étoit un peu tard pour aborder une autre carrière. Mon père trouva des ressources du côté maternel. M. Houlier, son aïeul maternel, vivoit encore ; il étoit lieutenant général au bailliage d’Angoulême : il proposa de lui résigner sa charge ; c’étoit un des beaux ressorts du royaume. Mon père accepta non sans répugnance, mais ne pouvant se faire au désoeuvrement. Mon père eut de tout temps l’amour du travail ; j’en possède des preuves multipliées remarques sur ses lectures, dissertations sur la politique, extraits historiques, études du droit public et particulier, j’en ai des volumes. De quoi cela pouvoit-il servir à un pauvre gentilhomme campagnard, ou même à un juge de province ? Mais cette charge subalterne étoit déjà une magistrature.

« Cependant mon père étoit recherché par ce qu’il y avoit de meilleure compagnie dans la province ; il étoit de toutes les fêtes, convive aimable et plein d’enjouement, avec cela un esprit nerveux, une âme forte, le cœur aussi courageux que l’esprit, de la finesse dans les aperçus, de la justesse dans le discernement ; peut-être ne se connoissoit-il pas lui-même ; il ignoroit la portée de son génie.

« Parfois il éprouvoit bien des tracasseries de la part de ceux de sa compagnie : on trouvoit qu’il passoit vite sur les formes pour en venir plus tôt au fond et, à l’essentiel, c’est-à-dire à la justice. Il accommodoit les procès, épargnoit les épices aux plaideurs ; il faisoit beaucoup de bien ; c’en étoit assez pour causer le récri de ces êtres entichés des droits, c’est-à-dire des profits de leurs charges.

« Mais voici le commencement de la fortune de mon père, élévation qu’il ne dut assurément qu’à lui-même et à ses talents, auxquels il ne manquoit qu’un plus grand théâtre pour être généralement reconnus. En 1691 ou 1692, on envoya dans les provinces une commission des Grands Jours [3] . L’un des commissaires fut M. de Caumartin, qui est devenu mon oncle. Quand la commission vint à Angoulême, elle fut frappée au premier abord du mérite du lieutenant général ; il leur partit bien au-dessus de tout ce qu’ils avoient rencontré dans leur tournée. M. de Caumartin, qui se piquoit de connoissances généalogiques, connoissoit d’avance notre famille et le rang qu’elle avoit tenu en Touraine ; il s’engoua particulièrement pour mon père. M. de Caumartin étoit allié de M. de Pontchartrain, et jouissoit d’un grand crédit près de ce ministre. Il pressa mon père de l’accompagner à Paris. Tous les commissaires se joignirent à lui ; il n’y eut qu’une voix, offres sincères de service. Mon père refusa quelque temps ; il n’aimoit point les chimères. Pourtant, au bout de peu de mois, une affaire majeure l’appela à Paris et l’y fit séjourner.

« M. de Caumartin en profita pour le faire connoître de M. de Pontchartrain, pour lors contrôleur général, et depuis chancelier de France. M. de Pontchartrain reconnut la vérité de ce qui lui avoit été dit, et retint mon père près de lui. Il le chargea d’abord, pour l’éprouver, de quelques commissions fort épineuses, dont il se tira avec succès. Telle fut celle de réformer les amirautés, de revoir les règlements de marine, de recomposer le tribunal des prises ; et dans ces affaires de marine, mon père se rendit si capable en peu de temps, que, M. de Pontchartrain le borgne [4]. Q ayant été reçu en survivance, on lui donna mon père pour instructeur.

« Ensuite il eut la commission de procureur général pour la recherche des francs fiefs et des amortissements. Il y fit des travaux incroyables et fit rentrer au roi plusieurs millions, ne s’attirant que respect et éloge de sa justice et de son intégrité de la part des parties mêmes que l’on recherchoit. Mon père se délit alors de sa charge d’Angoulême. M. de Caumartin lui fit épouser sa sœur, et M. de Pontchartrain approuva ce mariage. Mon père avoit quarante et un ans ; il étoit bien fait, une physionomie plus expressive qu’agréable. Ma mère eût pu faire un meilleur mariage pour la fortune, mais elle refusa tout autre parti dès qu’elle l’eut connu.

« Ce mariage et l’obligeance de quelques amis mirent mon père en état d’acheter une charge de maître des requêtes, sans laquelle, de son temps, on ne pouvoit parvenir à rien ; car il régnoit alors des principes d’ordre qu’on néglige beaucoup trop sous le règne actuel [5]. Son heureuse étoile voulut qu’elles fussent à très bas prix. Mon père recueillit aussi quelques héritages en ligne collatérale. Le vicomte d’Argenson, son oncle, qui fut, pendant plusieurs années [6], gouverneur de la Nouvelle-France (ou Canada), lui donna ou assura, en faveur du mariage, la plus grande partie de sa fortune, entre autres son hôtel, vieille rue du Temple, où mon père alla demeurer en 1696.

« Ainsi mon père put s’établir, prendre femme et charge. Peu de temps après, il fut question pour lui de l’intendance de Metz. On préféra lui confier la police de Paris, M. de La Reynie s’étant retiré. On sait comment il s’est acquitté de cette charge, et quels talents il y a déployés. Dans cette charge, mon père étoit véritablement ministre : il travailloit directement avec le feu roi, et étoit avec ce monarque en correspondance continuelle. Il a été dis fois question de l’appeler au ministère : la brigue de cour, la ligue des ministres s’y sont toujours opposées, toujours sous le prétexte qu’on ne sauroit trouver personne pour le remplacer à la police de Paris en des temps aussi difficiles que ceux de la dernière guerre. On l’a cru l’ami des jésuites beaucoup plus qu’il ne l’étoit en effet. Il les connoissoit mieux que personne, et n’a jamais fait grand’chose pour eux. Or ces gens n’aiment point qu’on ne travaille qu’à demi dans leurs intérêts. Mon père étoit aussi médiocrement bien avec Mme de Maintenon : elle savoit l’apprécier ; mais il étoit peu lié avec cette dame. Il étoit attaché au maître en droiture. Les ministres le craignoient ; les courtisans l’évitoient autant qu’il savoit se passer d’eux. M. de Bâville a été précisément dans la même situation en Languedoc, où ses succès l’ont confiné, mais lui ont valu un pouvoir souverain.

« Mon père possédoit à la fois la sagesse de volonté et le courage d’exécution. Au milieu du travail immense dont il étoit surchargé, mon père a toujours été le plus imponctuel de tous les hommes : il ne savoit jamais quelle heure il étoit, et faisoit de la nuit le jour et du jour la nuit, selon qu’il lui convenoit. Forcé de s’occuper d’une multitude de détails, la plupart très importants, mais de différents genres, il les faisoit quand il pouvoit ou quand il vouloit, à bâtons rompus, et coupoit ou interrompoit sans cesse l’un pour l’autre. Mais son génie, également sûr et actif, suffisoit à tout ; il retrouvoit toujours le bout de ses fils, quoiqu’il les rompît à tous moments, et saisissoit successivement cent objets différents sans les confondre.

« J’ai la conviction [7] que, de tous les hommes qui ont été en place de nos jours, aucun n’a mieux ressemblé au cardinal de Richelieu que mon père. Assurément ce grand ministre n’eût point désavoué le lit de justice des Tuileries (26 août 1718). Il suffit de rappeler les événements qui y donnèrent lieu. Une révolution affreuse étoit imminente ; jamais on n’en fut plus près ; il n’y avoit plus qu’à mettre le feu aux poudres, suivant l’expression du cardinal Albéroni dans sa lettre interceptée. Le régent, trahi par son propre ministère, l’opiniâtreté des parlements, l’inquiétude des protestants de Poitou, les troubles de Bretagne, la conspiration de Cellamare, dans laquelle étoient impliquées nombre de personnes de Paris, et dont les fils étoient ourdis à l’hôtel du Maine ; les querelles entre les princes du sang et les légitimés, entre la noblesse et les ducs et pairs, entre les jansénistes et les molinistes ; toutes ces causes de discorde fomentées et soldées par l’argent de l’Espagne ; n’est-ce rien que d’avoir sauvé le royaume de cet affreux tumulte, et des guerres civiles qu’eût certainement entraînées la résistance d’un prince aussi courageux que l’étoit M. le duc d’Orléans ?

« Depuis la mort de Louis XIV, mon père avoit été en butte à tous ces petits seigneurs qui obsédoient l’esprit du régent. On lui donnoit des dégoûts dans sa charge ; et pourtant on sait que le régent lui avoit des obligations essentielles qu’il n’eût pu oublier sans se rendre coupable de la plus haute ingratitude [8]. Mon père étoit informé de tout ce qui se tramoit ; il en avertissoit M. le duc d’Orléans. Celui-ci ne voulut reconnoître la vérité que lorsque les choses furent parvenues à une évidence extrême. Mon père avoit attendu M. le duc d’Orléans au Palais-Royal jusqu’à deux heures après minuit. Enfin ce prince, de retour d’une partie de plaisir, lui donna audience, et reconnut, à des preuves irrécusables, les dangers de sa position. Il falloit prendre un grand parti : mon père fut fait garde des sceaux et président du conseil des finances. Jamais il n’y eut un coup d’État plus hardi que celui par lequel il sauva son prince et sa patrie. Ce fut, suivant l’expression d’un contemporain, une vraie Catilinade dont mon père fut le Cicéron.

« Personne ne parloit mieux en public que mon père ; moins brillant par une érudition de légiste que par une éloquence forte de choses, de grandes maximes et de pensées élevées.

« Il fallut ensuite réparer les brèches ouvertes par les ennemis de l’État. Nul ne savoit mon père propre à l’administration des finances comme il se l’est montré ; mais la qualité d’homme sage, aimant le bien public, ferme, travailleur et bon économe, est de beaucoup préférable à cette maudite science financière qui a perdu la France. Mon père n’a jamais été la dupe de Law, et je pense même que, s’il n’eût dépendu que de lui, il eût donné la préférence aux projets de MM. Pâris, qui, voulant opposer système à système, avoient un plan d’actions sur les fermes qui devoit nécessairement pâlir devant le funeste clinquant des actions mississippiennes. Law et mon père ne s’accordèrent jamais pleinement ensemble. Pourtant mon père fit la faute de remettre au lendemain lorsqu’il reçut l’ordre d’arrêter Law et de l’enfermer à la Bastille, et c’est ce qui décida sa disgrâce. Mon père en fut peu affecté ; mais il le fut beaucoup plus lorsqu’il vit que cette défaveur entraînoit aussi celle de mon frère [9], malgré la promesse contraire qu’il avoit reçue du régent.

« Mon père conduisoit les choses de son ministère avec un secret admirable. En voici la preuve. J’avois soupé en ville ; je rentrois chez moi à une heure après minuit ; le suisse me dit que M. le garde des sceaux me demandoit. Il s’agissoit d’écrire quinze lettres circulaires, sur sa minute, à autant d’intendants, et de ne me pas coucher que tout ne fût terminé. Mon frère avoit fini sa tâche qui étoit d’autant, et s’étoit couché par ordre de mon père. Je pris du café et ne me mis au lit qu’à quatre heures du matin. Il s’agissoit d’une augmentation de monnaies qui surprit tout le monde ; car on avoit fait courir le bruit d’une diminution. Le lendemain cet édit fut publié, et l’on fit porter nos lettres par des courriers. Ainsi mon père ne s’étoit point fié à la discrétion de ses commis ; il avoit poussé la prévoyance jusqu’à venir s’assurer par lui-même si nous nous étions couchés tous les deux après avoir terminé nos écritures, l’appât d’un bénéfice sûr pouvant être pour tous autres une violente tentation de divulguer ce secret. »


II. JOURNAL INÉDIT DE NICOLAS-JOSEPH FOUCAULT.


Page 273.


On a déjà parlé plus haut (t. XII, p. 502) du journal inédit de Nicolas-Joseph Foucault. Un des passages contient lé récit de l’incendie des vaisseaux françois par les Anglois après la bataille navale de la Hougue [10]. Si, comme l’avoit demandé Seignelay, la côte de Normandie avoit eu son port militaire, la flotte dispersée y auroit trouvé un asile. Mais on a vu que Louvois s’y étoit opposé. Nicolas-Joseph Foucault, qui étoit alors intendant de Caen, fut témoin oculaire de cet événement et en adressa la relation au ministre de la marine [11].

« M. de Tourville arriva à la Hougue avec douze vaisseaux le dernier mai 1692, au matin ; il mouilla le soir à la rade, à la portée du canon de terre, le fond du bassin de la Hougue étant très bon pour l’ancrage. Mais M. de Sepville, neveu de M. le maréchal de Bellefonds, qui montoit le Terrible, pour avoir voulu ranger de trop près l’île de Tatiou, s’échoua sur une pointe de roche qui paroît de basse mer ; et comme nos vaisseaux pouvoient approcher plus près de terre, le sieur de Combes, qui a dressé des plans pour faire un port à la Hougue, fut leur marquer le mouillage, et sur les neuf heures au matin du 1er juin, les douze vaisseaux [12] vinrent chacun prendre leur place, les ennemis demeurant toujours mouillés à deux portées de canon du plus avancé en mer de nos vaisseaux.

« M. de Tourville, accompagné de MM. d’Anfreville et de Villette [13], vint trouver le roi d’Angleterre [14] à la Hougue pour prendre l’ordre de ce qu’ils avoient à faire. Ils proposèrent tous trois d’attendre l’ennemi et de se défendre. M. de Villette ayant dit, dans son avis, que, si le vaisseau qu’il commandoit étoit marchand ou corsaire, il le feroit échouer, mais que, s’agissant des vaisseaux du roi, il croyoit la gloire de Sa Majesté intéressée à les défendre jusques à l’extrémité, le roi d’Angleterre et le maréchal de Bellefonds furent sans balancer de ce sentiment, et il fut résolu que nos vaisseaux demeureroient mouillés et attendroient les ennemis. MM. de Tessé, lieutenant général, Gassion et Sepville, maréchaux de camp, mylord Melford, MM. de Bonrepos et Foucault, furent présents à cette délibération ; et MM. de Tourville, Anfreville et Villette retournèrent chacun à son bord pour donner ordre à tout. M. de Foucault y fut avec eux, et entra dans le vaisseau de M. de Villette pour savoir si lui ou les autres capitaines avoient besoin de quelque chose. On lui demanda de la poudre, la plupart des vaisseaux n’en ayant pas suffisamment, et même celle qu’ils avoient eue à Brest étant trop foible, ne poussant pas le boulet de moitié si loin que celle des ennemis. Au surplus, le vaisseau de M. de Villette étoit en fort bon état, et on assura ledit sieur Foucault qu’aux ancres près, les autres étoient de même.

« On envoya en diligence chercher toute la poudre qui étoit dans les magasins de Valogne et de Carentan ; mais elle ne servit de rien ; car la résolution qui avoit été prise le matin de se défendre à l’ancre, fut changée le soir par M. le maréchal de Bellefonds en celle de faire échouer les vaisseaux [15] ; et [celle-ci] ne fut néanmoins exécutée que le lendemain, 2 juin, à la pointe du jour, avec beaucoup de précipitation, de désordre et d’épouvante, les matelots ne songeant plus qu’à quitter les vaisseaux et à en tirer tout ce qu’ils purent, depuis la nuit du dimanche 1er juin jusques au lendemain sept heures du soir, que les ennemis, qui n’avoient fait que rôder autour de nos vaisseaux sans en approcher à la portée du canon, pendant qu’ils les avoient vus à flot, envoyèrent des chaloupes sonder et reconnoître l’état où ils étoient.

« Voyant qu’il n’avoit été pris aucune précaution pour en défendre l’approche, ils firent avancer avec la marée une chaloupe qui vint mettre le feu au vaisseau de M. de Sepville, qui étoit le plus avancé en mer et entièrement sur le côté. D’autres chaloupes suivirent cette première avec un brûlot, et vinrent brûler les cinq autres vaisseaux qui étoient échoués sous l’île de Tatiou. On tira, à la vérité, plusieurs coups de canon du fort sur ces chaloupes, mais ce fut sans effet, de même que les coups de mousquet que nos soldats tirèrent du rivage, et les ennemis ramenèrent leur brûlot n’ayant pas été obligés de s’en servir. Tout cela se passa à la vue du roi d’Angleterre et de M. le maréchal de Bellefonds, qui étoient au lieu de Saint-Waast, près la Hougue, où ils demeurèrent fort longtemps à considérer ce triste spectacle.

« Le lendemain, à huit heures du matin, les ennemis revinrent avec la marée du côté de la Hougue, où étoient les six autres vaisseaux échoués sous le canon du fort ; ils y envoyèrent plusieurs chaloupes qui les abordèrent et les brûlèrent avec la même facilité qu’ils avoient trouvée la veille pour les six premiers, nonobstant le feu du canon du fort, et celui d’une batterie que M. le chevalier de Gassion avoir fait dresser à barbette [16], qui seule produisit de l’effet, ayant écarté quelques chaloupes dont elle tua plusieurs hommes.

« Lorsque les ennemis eurent mis le feu à ces six vaisseaux, ils eurent l’audace d’avancer dans une espèce de havre où il y avoir vingt bâtiments marchands, deux frégates légères, un yacht et un grand nombre de chaloupes, tous échoués près de terre, et brûlèrent huit vaisseaux marchands, entrèrent dans une gribane et un autre bâtiment, qu’ils eurent la liberté et le loisir d’appareiller et d’emmener avec eux en criant : Vive le roi ! et, sans la mer qui se retiroit, ils auroient brûlé ou enlevé le reste. La première expédition ne leur avoit pas coûté un homme ; il y en a eu peu de tués ou blessés en celle-ci, quoique les ennemis se soient approchés si près du rivage, qui étoit bordé de mousquetaires, que le cheval du bailli de Montebourg, qui étoit près du roi d’Angleterre, eut la jambe cassée d’un coup de mousquet tiré des chaloupes anglaises. Elles s’étoient fait suivre par deux brûlots qui, pour s’être trop avancés, échouèrent sur des pêcheries, et les ennemis y mirent le feu en se retirant.

« Il n’y a pas lieu de s’étonner que cette seconde entreprise ait si bien réussi pour eux ; il étoit trop tard, après les premiers vaisseaux brûlés, de prendre des précautions pour sauver les autres, la mer ayant été basse pendant la nuit qui fut l’intervalle des deux actions, et par conséquent il n’auroit pas été possible de se servir de nos frégates et de nos chaloupes qui étoient échouées.

« Mais voici la grande faute que l’on a faite et qui a causé tout le mal : c’est de n’avoir pas pris, dès le 31 mai au soir, que nos vaisseaux arrivèrent, la résolution de les faire échouer [17]. »

On adopta trop tard, comme le prouve le même Journal, les mesures nécessaires pour fortifier la côte de Normandie. Louvois n’étoit plus là pour s’opposer aux projets de Vauban, et l’on songea à les mettre à exécution en 1694. « Au mois de mai 1694, dit Foucault [18], M. de Vauban est venu à la Hougue, dont il a visité les fortifications. Il a cru qu’il falloit faire plusieurs redoutes le long de la côte et un camp retranché à la tête de Carentan. » Foucault ajoute : « Il a été imposé cinquante mille livres sur les trois généralités de Normandie pour les ouvrages de la Hougue [19]. » Ces fortifications élevées sur les côtes de Normandie n’empêchèrent pas les ennemis de bombarder Granville en 1695. « Le 18 juillet, écrit Foucault[20], à neuf heures du matin, les ennemis ont paru devant Granville au nombre de neuf vaisseaux de guerre et neuf galiotes à bombes, qui ont mouillé un peu hors de la portée du canon. Ils ont bombardé la ville jusqu’à six heures du soir, et ont jeté cinq cents bombes. La première galiote a été obligée de se retirer par notre canon. Il y a eu six maisons endommagées dans la ville, et sept à huit couvertes de chaume dans le faubourg. »


III. LES CHANCELIERS PENDANT LE RÈGNE DE LOUIS XIV.


Page 310.


Dans une note du tome X, page 477, des Mémoires de Saint-Simon, nous avons indiqué les chanceliers et gardes des sceaux de France pendant la première moitié du XVIIe siècle. À l’occasion de la mort du chancelier Le Tellier (30 octobre 1685), Saint-Simon caractérise les chanceliers de la fin du siècle[21]. Nous compléterons ce tableau par quelques extraits des Mémoires du marquis d’Argenson. Voici d’abord la note de Saint-Simon :

« Boucherai, qui fut chancelier [à la mort de Le Tellier], n’en avoit que la figure, mais telle qu’à peindre un chancelier exprès on n’auroit pu mieux réussir[22]. Il avoit été le conseil de M. de Turenne et son ami intime, et cela l’avoit fort avancé ; du reste, pesant et de fort peu d’esprit et de lumières. Cette alternative sembloit fatale aux chanceliers. Séguier, un des grands hommes de la robe en tout genre, l’avoit été entre les deux Aligre[23], père et fils, choisis pour être nuls, et dont la postérité n’a pas été plus espritée. Le Tellier [24] fut délié, adroit, souple, rusé, modeste, toujours entre deux eaux, toujours à son but, plein d’esprit, de force, et en même temps d’agrément, de douceur, de prévoyance ; moins savant que lumineux, pénétrant et connoisseur, [il] avoit fait et fondé la plus haute fortune. Boucherat [25] délassa de tant de talents, et s’il en avoit montré quelqu’un dans le degré de conseiller d’État, ils demeurèrent étouffés dans les replis de sa robe de chancelier. Il ne fut point ministre. »

Saint-Simon parle, dans la suite de cette note, des candidats à la charge de chancelier qui furent opposés à Boucherat, et sur lesquels il l’emporta. Le marquis d’Argenson n’est pas plus favorable que Saint-Simon à Boucherat [26] : « Lorsque je vins au monde (en 1694), il y avoit déjà quelques années que le chancelier Le Tellier, père de M. de Louvois, étoit mort. M. Boucherat étoit revêtu de cette éminente dignité, qui eût été bien au-dessus de sa capacité, si les temps eussent été plus difficiles, mais le pouvoir de Louis XIV étoit si bien établi, les parlements si soumis, le droit de remontrances avoit été si restreint, ou, pour mieux dire, si bien ôté aux cours supérieures, que l’on avoit pu hardiment accorder cette place à un vieux magistrat âgé de soixante et dix ans, et devenu presque le doyen du conseil. Aussi M. Boucherat l’occupa-t-il très pacifiquement jusqu’à l’âge de quatre-vingt-quatre ans qu’il mourut [27], ne laissant que des filles. Il eut pour successeur M. de Pontchartrain [28], qui étoit, depuis 1689, contrôleur général des finances, et, depuis 1690, secrétaire d’État de la marine et du département de Paris.

« M. de Pontchartrain prit la charge de chancelier comme une retraite. Effectivement elle pouvoit être regardée comme telle en ces temps de soumission. Il se trouva bien heureux que le roi voulût lui accorder pour successeur, dans le contrôle des finances, M. de Chamillart, et dans ses départements (de la marine et de Paris), M. de Pontchartrain, son fils. L’un et l’autre n’étoient, assurément point capables de le remplacer dignement ; mais ils le débarrassoient des soins les plus fatigants. Il fallut pourtant bien qu’il continuât à conseiller son fils, qui ne lui donnoit pas toute la satisfaction qu’il en pouvoit espérer [29] ; ce qui l’engagea à une retraite totale. Louis XIV étoit vieux et menaçoit ruine ; M. de Pontchartrain étoit précisément du même âge ; d’ailleurs il vouloit sagement éviter d’être obligé de porter au parlement l’édit qui déclaroit les princes légitimés habiles à succéder à la couronne [30].

« M. Voysin fut chargé de cette opération, qui s’exécuta pourtant avec la soumission que l’on montra pour les ordres de Louis XIV jusqu’au moment de la mort de ce monarque, arrivée, comme chacun sait, le 1er septembre 1715. M. Voysin, chancelier à peu près de la même force que M. Boucherat, mourut fort à propos au mois de février 1717 [31]. Il fut remplacé par M. d’Aguesseau [32].

« Des trois derniers chanceliers du règne de Louis XIV, M. de Pontchartrain étoit sans contredit le plus capable. Il avoit été conseiller au parlement de Paris. M. de Pontchartrain fut ensuite pendant vingt ans premier président au parlement de Bretagne, et y donna des preuves de fermeté, d’habileté et d’adresse, en ménageant ces têtes bretonnes de tout temps si difficiles à conduire. »


  1. Édition de 1825, p. 183 et suiv.
  2. Jean-Louis Guez, seigneur de Balzac, gentilhomme du pays d’Angoumois, était en relation d’amitié avec la famille d’Argenson.
  3. Il s’agit probablement ici de la commission des Grands Jours, qui se rendit à Poitiers en 1688. Voy. la Notice sur les Grands Jours, à la suite des Mémoires de Fléchier (édit. Hachette, p. 315).
  4. Fils du chancelier.
  5. Le marquis d’Argenson écrivait sous le règne de Louis XV.
  6. 1657-1660.
  7. Mémoires du marquis d’Argenson (édit. 1825), p. 176 et suiv.
  8. Voy. Mémoires de Saint-Simon, t. VII, p. 321, t. XV, p. 256, et les Mémoires du marquis d’Argenson (édit. 1825), p. 190, 191.
  9. Le comte d’Argenson, qui fut ministre de la guerre sous le règne de Louis XV.
  10. La Hougue-Saint-Waast (département de la Manche). On écrit quelquefois la Hogue.
  11. Journal manuscrit, Bib. imp., n° 229 des 500 de Colbert, folio 81 et suiv.
  12. Il s’agit toujours ici des vaisseaux qui avaient échappé au désastre de la Hougue.
  13. La Société de l’Histoire de France a publié des Mémoires du marquis de Villette, où l’on trouve un récit de la bataille navale de la Hougue ; p. 113-143.
  14. Jacques II.
  15. Voy. le motif de ce changement de résolution dans les Mémoires du marquis de Villette, p. 134-135.
  16. Espèce de plate-forme sans épaulement, d’où le canon tire à couvert.
  17. Cf. les Mémoires du marquis de Villette, qui exprime la même opinion.
  18. Journal manuscrit, fol. 87 recto.
  19. Journal manuscrit, fol. 87 recto.
  20. Ibid., fol. 90.
  21. Notes sur le Journal de Dangeau. Voy. le Journal du marquis de Dangeau avec les additions de Saint-Simon (édit. Didot, t. Ier, p. 242-243).
  22. Voy., sur Boucherat, les Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 296 et suiv.
  23. La pensée de Saint-Simon est claire : il veut dire que Séguier fut chancelier entre le premier d’Aligre (chancelier de 1624 à 1635), et le second d’Aligre (chancelier de 1674 à 1677). Mais la ponctuation adoptée dans le Journal de Dangeau rend la phrase inintelligible ; on l’a écrite ainsi : « Séguier, un des grands hommes de la robe en tout genre, l’avait été entre les deux ; Aligre, père et fils, choisis pour être nuls, etc. » Il y a là une faute typographique qu’il est important de corriger.
  24. Michel Le Tellier fut chancelier de 1677 à 1685.
  25. Chancelier de 1685 à 1699.
  26. Mémoires du marquis d’Argenson (édit. de 1825), p. 141-142.
  27. Boucherat mourut le 2 septembre 1699.
  28. Voy., sur Pontchartrain, les Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 301-305.
  29. Voy., sur le fils du chancelier, les Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 377 et suiv.
  30. Cet édit fut porté au parlement le 2 août 1714, et le chancelier de Pontchartrain s’était retiré en juillet. Il mourut en 1727, âgé de quatre-vingt-neuf ans. Sa correspondance est conservée à la Biblioth. Imp. ms. f. Mortemart, n. 60-61.
  31. Voy., sur le chancelier Voysin, les Mémoires de Saint-Simon, t. VII, p. 253 et suiv.
  32. Voy., Ibid.. t. XIV, p. 176 et suiv., le caractère du chancelier d’Aguesseau.