Mémoires (Saint-Simon)/Tome 16/10

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CHAPITRE X.


Soupçons mal fondés d’intelligence du roi de Sicile avec le roi d’Espagne. — Frayeurs du pape, qui le font éclater contre l’Espagne et contre Albéroni, pour se réconcilier l’empereur avec un masque d’hypocrisie. — Ambition d’Aubenton vers la pourpre romaine. — Albéroni, de plus en plus irrité contre Aldovrandi, est déclaré par le pape avoir encouru les censures. — Rage, réponse, menaces d’Albéroni au pape. — Les deux Albane, neveux du pape, opposés de parti. — Le cadet avoit douze mille livres de pension du feu roi. — Vanteries d’Albéroni et menaces. — Secret de l’expédition poussé au dernier point. — Vanité folle d’Albéroni. — Il espère et travaille de plus en plus à brouiller la France. — Le régent serre la mesure et se moque de Cellamare et de ses croupiers, qui sont enfin détrompés. — Conduite du roi de Sicile avec l’ambassadeur d’Espagne, à la nouvelle de la prise de Palerme. — Cellamare fait le crédule avec Stanhope, pour éviter de quitter Paris et d’y abandonner ses menées criminelles. — Ses précautions. — Conduite du comte de Stanhope avec Provane. — Situation du roi de Sicile. — Abandon plus qu’aveugle de la France à l’Angleterre. — Rage des Anglois contre Châteauneuf. — Pratiques, situation et conduite du roi de Sicile sur la garantie. — Blâme fort public de la politique du régent. — Il est informé des secrètes machinations de Cellamare. — Triste état du duc de Savoie. — Infatuation de Monteléon sur l’Angleterre. — Albéroni fait secrètement des propositions à l’empereur, qui les découvre à l’Angleterre et les refuse. — Le roi de Sicile et Albéroni crus de concert, et crus de rien partout.


L’armée d’Espagne, débarquée en Sicile sous le commandement du marquis de Lede, avoit pris Palerme le 2 juillet. Maffeï, vice roi de l’île, s’étoit retiré à Messine, et personne ne doutoit que cette ville, attaquée par les Espagnols, ne se rendît aussi facilement que Palerme. On doutoit encore si le roi de Sicile, averti depuis longtemps par l’abbé, del Maro son ambassadeur à Madrid, des dispositions, de l’Espagne, n’étoit pas secrètement de concert avec Sa Majesté Catholique, et si ce ne seroit pas en conséquence de cette intelligence secrète que les troupes du Piémont avoient été augmentées depuis peu jusqu’au nombre de quatorze mille hommes. De tels doutes augmentoient plutôt que de calmer les agitations du pape. Les armes du roi d’Espagne offensé paraissoient de nouveau comme aux portes de Rome, puisqu’il ne savoit pas encore quel progrès elles pourroient faire. Le duc de Savoie, s’il étoit son allié, pouvoit faciliter le succès ; il ne pouvoit les empêcher s’il étoit ennemi. L’empereur vouloit croire qu’il y avoit intelligence et liaison étroite entre le pape et le roi d’Espagne, et que les Espagnols n’avoient rien entrepris que de concert avec Sa Sainteté. La vengeance des Allemands, plus prochaine, plus facile et plus dure que toute autre, lui paraissoit aussi la plus à craindre ; elle crut par ces raisons que son intérêt principal et celui du saint-siège étoit de tout employer pour en prévenir les effets. Il falloit pour calmer le ressentiment vrai où feint que l’empereur témoignoit, que le pape fit voir évidemment qu’il n’avoit pas la moindre part à l’entreprise du roi d’Espagne ; que jamais le projet ne lui en avoit été communiqué, et que même Sa Sainteté avoit été abusée par les mensonges d’Albéroni ; qu’elle étoit irritée au point de rompre ouvertement avec le roi d’Espagne. Elle lui écrivit donc un bref fulminant, et pour justifier ses plaintes et sa conduite, en même temps que ce bref fut imprimé ; elle rendit publique une lettre que ce prince lui avoit écrite le 29 novembre de l’année précédente. Il promettoit expressément par cette lettre d’observer exactement la neutralité d’Italie sans inquiéter les États que l’empereur y possédoit, et sans y porter la guerre, pendant que les Turcs continueroient de faire la guerre en Hongrie. Sur une parole si précise, le pape avoit exhorté et pressé l’empereur de poursuivre les avantages que Dieu lui donnoit sur les infidèles ; Sa Sainteté s’étoit positivement engagée à ce prince qu’il ne seroit troublé par aucune diversion ; que, s’il se livroit entièrement à la guerre du Seigneur, nulle autre n’interromproit le cours de ses victoires. Elle justifioit la cour de Vienne des infractions à la neutralité que les ministres d’Espagne lui imputoient. Ces prétendus chefs de plaintes étoient, disoit-elle, antérieurs à la promesse solennelle que Sa Majesté Catholique avoit faite, et le seul incident à reprocher aux Allemands étoit l’enlèvement de Molinez arrêté et conduit au château de Milan, retournant à Madrid de Rome où il avoit rempli pendant plusieurs années la place d’auditeur et de doyen de la rote. Mais l’aventure d’un particulier, sujette à discussion, ne dégageoit pas le roi d’Espagne de la parole qu’il avoit donnée et dont le pape étoit le dépositaire. Sa Sainteté, persuadée qu’il étoit de son honneur comme de son devoir d’en procurer l’effet, vouloit que dans le temps qu’elle traitoit le plus durement le roi d’Espagne, ce prince lui sût gré des ménagements qu’elle avoit eus pour lui. Elle alléguoit donc, comme preuves de considération portée peut-être trop loin, l’inaction où elle étoit demeurée tout l’hiver ; le parti qu’elle avoit pris, au lieu d’instances vives et pressantes, au lieu d’user de menaces et de passer aux effets, de se borner à des insinuations tendres et pathétiques, mais inutiles, dont les réponses avoient été injures et nouvelles offenses ; qu’elle étoit donc forcée de publier ce bref terrible, comme la dernière ressource et le dernier moyen qu’elle pouvoit avoir encore pour vaincre l’opiniâtreté du roi d’Espagne ; arrêter dans son commencement une guerre si fatale à la chrétienté, empêcher enfin le mauvais usage des grâces que le saint-siège avoit accordées à cette couronne, dont le produit devoit être employé, contre les infidèles, et par un abus intolérable servoit à faire une diversion utile et avantageuse, au rétablissement de leurs affaires. On croyoit encore à Rome que les mêmes intérêts unissoient les cours de France et d’Espagne, et le pape craignoit que le régent ne prît vivement le parti du roi catholique. Mais depuis, la régence les maximes étoient changées. Sa Sainteté pouvoit agir librement à l’égard de l’Espagne ; la France ne songeoit pas à détourner ni même à retarder les coups qui menaçoient Madrid. Toutefois le pape prit la précaution superflue d’avertir son nonce à Paris, et de ses résolutions et de ses motifs. Le seul étoit l’obligation et le désir de faire son devoir ; car il importe bien plus, disoit Sa Sainteté, de ne pas tomber entre les mains du Dieu vivant que de tomber entre les mains des hommes. Cette nécessité, détachée de tout intérêt et de toute vue humaine, l’avoit fait agir. Nulle réflexion sur la cour de Vienne n’avoit part à sa conduite. Elle n’en étoit pas mieux traitée que celle d’Espagne. Elle recevoit également des injures de l’une et de l’autre. Mais dans le cas présent la justice et la raison de se plaindre étoient du côté de l’empereur, qui, se croyoit trompé par la confiance qu’il avoit prise en la parole du roi d’Espagne, garantie par Sa Sainteté. Aldovrandi avoit ordre de s’expliquer ainsi à Madrid, au sujet des résolutions de son maître ; mais tout accès lui étant fermé, il fallut se contenter d’une longue conférence qu’il eut avant son départ avec le P. Daubenton, confesseur du roi d’Espagne. On sut que ce jésuite lui avoit conseillé de marcher lentement, de régler chacune de ses journées à quatre lieues, et de s’arrêter à la frontière de France. Le reste demeura secret. Aubenton avoit de grandes vues. Son élévation dépendoit de la cour de Rome ; la rupture avec celle d’Espagne renversoit ses projets. Il voulut faire le pacificateur. Un tel rôle déplut à Albéroni, personnellement offensé, et autant irrité contre Aldovrandi que contre le pape. Il se plaignit du nonce comme ayant manqué de confiance pour lui ; et c’étoit à cette défiance que ce ministre, disoit Albéroni, devoit attribuer son malheur qu’il auroit évité par une meilleure conduite, s’il n’avoit pas perdu la tramontane.

Le pape offensoit Albéroni en faisant déclarer qu’il avoit encouru les censures. Le cardinal voulut croire son honneur attaqué par une telle déclaration. Il auroit désiré persuader le public que ce point étoit ce qu’il avoit de plus cher au monde ; et, comme le croyant lui-même, il dit hautement qu’il ne lui étoit plus permis de se taire ; qu’il avoit gardé le silence tant que le pape, ajoutant foi aux calomnies des ministres impériaux, avoit seulement essayé de le faire mourir de faim ; que la même retenue devenoit impossible à conserver, s’agissant d’accusations énormes portées contre lui, effet ordinaire de la haine et de l’artifice infâme et grossier des Allemands ; que le motif des censures si formidables de la cour de Rome étoit apparemment le profit de quatre baïoques qu’il avoit retiré de l’évêché de Tarragone ; qu’il ne connoissoit pas d’autre prétexte pour appuyer un jugement si rigoureux ; qu’il étoit triste pour lui que le pape le réduisît à la fâcheuse nécessité d’oublier qu’il étoit sa créature ; mais peut-être que cette extrémité ne seroit pas moins désagréable pour Sa Sainteté ; que Leurs Majestés Catholiques soutiendroient leur engagement, et que de sa part il feroit tout ce que les lois divines et humaines lui suggéreroient ; que, s’il secondoit seulement le génie de certaines gens, on verroit bientôt de si belles scènes, que le pape regretteroit d’y avoir donné lieu. Le cardinal Albane, neveu du pape, étoit dévoué à l’empereur. Don Alexandre Albane, frère cadet du cardinal, qui n’étoit pas encore honoré de la pourpre, avoit pris une route contraire à celle que suivoit son aîné ; et, soit par antipathie, soit par une politique assez ordinaire dans les familles papales, il avoit reçu du feu roi une pension secrète de douze mille livres. Il continuoit par les mêmes motifs de se dire attaché à la France et à l’Espagne. Albéroni lui fit part de ses, plaintes. Il affectoit de ne pouvoir croire que le pape voulut ajouter foi à la calomnie dont les Allemands prétendoient le noircir dans l’esprit de Sa Sainteté ; mais il protestoit en même temps que, si elle étoit assez foible pour se porter à quelque résolution contraire à la dignité comme à la réputation d’un cardinal, il avoit reçu de Dieu assez de force comme assez de courage pour se défendre ; qu’on verroit de belles scènes, et qu’elle seroit fâchée d’y avoir donné lieu. Il fit prier don Alexandre de ne rien cacher au pape, même de lui dire que, si les choses continuoient comme elles avoient commencé, le marquis de Lede seroit aux portes de Rome avant le mois d’octobre. Albéroni louoit la reine d’Espagne d’avoir dit que le saint-père abusoit de la bonté, de la piété et de la religion du roi catholique. Ce ministre annonçoit une division prochaine, qui ne seroit pas honorable pour le pape, parce qu’enfin Sa Majesté Catholique, se voyant forcée d’exposer par un manifeste ce qu’elle avoit souffert ; rouvriroit des plaies refermées, qu’il seroit plus à propos pour Sa Sainteté de laisser oublier ; que le public disoit déjà que le pape ne refusoit les bulles de Séville, que parce que le comte de Gallas avoit menacé Sa Sainteté de se retirer si elle les accordoit, et annoncé qu’en ce cas le nonce seroit chassé de Vienne ; mais Albéroni prétendoit que l’Espagne pouvoit aussi menacer à plus juste titre. Il se plaisoit à parler de la flotte qu’il avoit équipée et, mise en mer, des forces de cette couronne, et de sa puissance qu’il se vantoit d’avoir relevée. L’Europe devoit avoir de plus grands efforts et de plus grands succès l’année suivante, et dès lors, il prenoit les mesures nécessaires pour y réussir. Des machines en l’air devoient produire des scènes curieuses, et tel, qui se croyoit alors obligé à des respects humains, joueroit un autre jeu, s’il pénétroit dans l’avenir. C’étoit ainsi qu’Albéroni s’applaudissoit de ses projets et des ordres qu’il avoit donnés pour leur exécution, s’expliquant mystérieusement, même à ceux qui devoient concourir au succès de ces grands desseins.

Le marquis de Lede, général de l’armée, ignoroit en s’embarquant, quelle en étoit la destination. Il devoit, quand il seroit à la hauteur de l’île de Sardaigne, ouvrir un paquet écrit de la main d’Albéroni, signé du roi d’Espagne. Il y trouveroit seulement le lieu du rendez-vous de la flotte indiqué aux îles de Lipari. En y arrivant, il ouvriroit une seconde enveloppe, qui renfermoit les ordres de Sa Majesté Catholique. C’étoit ainsi que le cardinal prétendoit conserver le secret, l’âne des grandes entreprises, et pour y parvenir il se plaignoit de se voir obligé de faire en même temps les fonctions de ministre, de secrétaire et d’écrivain, d’être réduit à ne sortir de son appartement que pour aller en ceux de Sa Majesté Catholique et des princes, consolé cependant dans cette vie pénible, par la satisfaction que le roi d’Espagne goûtoit du changement subit qu’il voyoit dans sa monarchie. En cet état florissant, le cardinal ne pouvoit croire que l’amiral Bing, commandant la flotte Anglaise, eût l’ordre ni la hardiesse d’en venir à des actes d’hostilité. Il croyoit voir, la crainte et l’agitation du gouvernement d’Angleterre clairement marquées par l’arrivée du comte de Stanhope à Paris, en intention de passer à Madrid. Il supposoit que ce ministre ne se seroit pas engagé à faire le voyage d’Espagne, si le roi d’Angleterre pensoit à rompre avec le roi catholique. Toutefois Cellamare eut ordre de persuader, s’il pouvoit, au régent de suspendre tout engagement jusqu’à ce que Son Altesse Royale eût vu l’effet que produiroit à Madrid l’éloquence du comte de Stanhope. De part et d’autre, on vouloit gagner du temps. Le ministre d’Espagne embrassoit beaucoup d’affaires ; il étoit fertile en projets, se flattoit aisément de les voir tous réussir. Aucun cependant ne s’accomplissoit. Cellamare, par ordre du roi son maître, cultivoit le ministre du czar à Paris. Jamais, disoit-il, Sa Majesté Catholique n’accepteroit le traité qu’on lui proposoit ; elle le regardoit comme injuste, offensant son honneur. Elle étoit prête, au contraire, à travailler avec le czar. Elle s’obligeoit à mettre en mer trente vaisseaux de guerre, en même temps qu’elle agiroit par terre avec une armée de trente ou quarante mille hommes. Une telle parole étoit plus aisée à donner qu’à exécuter ; mais Albéroni n’étoit point avare de promesses qui ne lui coûtoient rien. Il falloit aussi [ajouter] que, s’il ne pouvoit y satisfaire, les mouvements qu’il comptoit de susciter en France le dédommageoient assez de ce qu’il perdoit en manquant de parole aux alliés de son maître. Il espéroit alors beaucoup des liaisons que Cellamare avoit formées. Il falloit les conduire avec prudence, ménager les intérêts, la considération, le crédit, le rang, la fortune de ceux qui entroient dans ces intrigues, leur laisser le loisir de les conduire sagement, et de profiter des conjonctures. Le temps étoit donc nécessaire, et pour les alliances à contracter et pour les trames secrètes dont Albéroni espéroit encore plus que des alliances et des secours des étrangers.

Le régent, méprisant les discours du public et les raisonnements sur l’intérêt particulier qui portoit Son Altesse Royale à rechercher avec tant d’empressement l’alliance du roi d’Angleterre, pressoit la négociation, et quoiqu’elle fût près de sa conclusion, le temps étoit nécessaire aussi pour lui donner sa perfection. Ainsi ce prince dissimuloit si bien l’état où elle étoit, que les ministres les plus intéressés à le savoir l’ignoroient. Celui d’Espagne faisoit des représentations et des déclarations très inutiles ; il ameutoit quelques ministres étrangers et faisoit valoir à Madrid, comme fruits de ses soins, quelques déclamations vaines des ministres du czar et du duc de Holstein contre la quadruple alliance. Il ne leur coûtoit rien de les faire ; elles ne faisoient aussi nulle impression. Le régent laissoit cependant à Cellamare le plaisir de croire que ses manèges et ses représentations réussissoient ; il l’assuroit, de temps en temps, que les bruits répandus sur la conclusion de l’alliance étoient faux, et suivant le penchant qui conduit à croire ce qui flatte et ce qu’on souhaite, Cellamare vouloit se persuader que ces assurances qu’il trouvoit fondées en raison étoient vraies, parce qu’elles lui paraissoient vraisemblables. Le parlement faisoit alors de fréquentes remontrances, souvent sans sujet, quelquefois avec raison. L’extérieur suffisoit pour donner des espérances à l’ambassadeur d’Espagne, et comme le bruit se répandit bientôt que le procureur général appelleroit comme d’abus de tout ce que le pape pourroit faire au préjudice des libertés de l’Église gallicane et contre les évêques opposés à la bulle Unigenitus, ce ministre espéra de voir aussi, à cette occasion, des mouvements dans le royaume : car il comprenoit qu’un tel dénouement devenoit enfin nécessaire pour arrêter cette fatale négociation qu’il ne pouvoit rompre, et que le roi d’Espagne son maître ne pouvoit approuver. Les avis que Cellamare recevoit sans cesse, et de différents endroits, l’emportoient enfin sur les assurances que le régent lui avoit données. Il commençoit à croire, malgré ce que Son Altesse Royale lui avoit dit au contraire, que la proposition de la quadruple alliance avoit été portée au conseil de régence, qu’elle y avoit été approuvée à la pluralité des voix, nonobstant l’opposition [de] quelques ministres bien intentionnés. Il n’osoit cependant rien affirmer encore, parce que le régent continuoit de nier également aux autres ministres étrangers qu’il y eût rien de conclu. Provane, ministre de Sicile, sur les assurances du régent, doutoit comme Cellamare ; mais bientôt tous deux furent éclaircis, l’un de manière à ne conserver ni doute ni espérance ; l’autre, voulant se flatter et se réserver un prétexte de prolonger son séjour en France, trouva dans les discours qui lui furent tenus les moyens qu’il cherchoit de parvenir à son but.

Un courrier, dépêché par l’ambassadeur de France à Turin, apporta la nouvelle du débarquement des troupes d’Espagne, descendues le 3 juillet près de Palerme. Elles s’étoient emparées de la ville sans résistance. Dans un événement que le roi de Sicile n’avoit pas prévu, il fit arrêter le marquis de Villamayor, ambassadeur d’Espagne, et, s’adressant au régent et au roi d’Angleterre, il demanda l’effet de la garantie du traité d’Utrecht, promise par la France et par l’Angleterre. Villamayor donna parole de demeurer dans les États du roi de Sicile, jusqu’à ce que les ministres piémontois qui étoient alors à Madrid sortissent d’Espagne. Après cet engagement, il ne fut plus gardé. Provane jugea sans peine que c’étoit demande et sollicitation inutile, que celle de la garantie de la France et de l’Angleterre. Cellamare, au contraire, vouloit faire croire qu’il ajoutoit foi aux promesses que lui fit le comte de Stanhope, avant que de passer de Paris à Madrid. Elles n’auroient pas abusé un ministre moins clairvoyant que lui ; mais il y a des conjonctures où on ne veut pas voir, et Cellamare, ménageant à Paris des affaires secrètes où sa présence étoit nécessaire, voulut prendre pour de assurances réelles et solides les vains discours de Stanhope, croire ou faire semblant de croire, comme lui disoit cet Anglois, qu’il y avoit dans le nouveau projet de traité des changements tels, qu’ils étoient beaucoup plus conformes à ce que le roi d’Espagne désiroit, qu’aux espérances de la cour de Vienne. Stanhope n’expliqua ni la qualité des engagements, ni celle des propositions avantageuses dont il se disoit chargé. Il ajouta seulement qu’il avoit dépêché un courrier à Vienne, et qu’il espéroit, lorsqu’il seroit à Madrid, surmonter les grandes difficultés que les médiateurs avoient trouvées jusqu’alors de la part de cette cour. Cellamare, recevant pour bon et valable tout ce qu’il plut à Stanhope de lui dire, avertit cependant le roi son maître qu’il y avoit une alliance intime et particulière entre le régent et le roi d’Angleterre, et, se défiant des sujets de querelle qu’on lui susciteroit en France, il pria instamment Beretti, de qui la prudence lui étoit très suspecte, de ne lui adresser aucun paquet de Hollande capable d’exciter des soupçons, ou de lui attirer la moindre affaire, voulant en éviter avec une attention extrême, non seulement les causes, mais même les prétextes. Il auroit été difficile alors de désabuser le public de l’opinion généralement répandue d’une alliance secrète entre le roi d’Espagne et le roi de Sicile. L’entreprise des Espagnols étoit regardée comme un jeu joué entre ces deux princes, et quoique l’un agît réellement en ennemi, pour dépouiller l’autre d’un royaume, dont il étoit en possession, il sembloit qu’il ne fût pas permis de douter de l’intelligence qui étoit entre eux, pour donner une apparence de guerre, capable de cacher leurs conventions secrètes. Stanhope, bien instruit de la vérité, dit à Provane que, si le roi approuvoit le projet de paix, sitôt qu’il en feroit remettre la déclaration entre les mains de Stairs, Provane en échange recevroit des mains [de] ce ministre un ordre du roi d’Angleterre à l’amiral Bing de faire ce que le roi de Sicile lui commanderoit pour s’opposer aux Espagnols. Ces offres, loin de plaire à Provane, zélé pour les intérêts de son maître, le firent gémir sur l’étrange situation où se trouvoit ce prince, forcé d’accepter un projet qu’il ne pouvoit goûter, ou de perdre la Sicile dont la perte devenoit encore plus malheureuse que n’en avoit été l’acquisition. Le régent ajouta aux discours de Stanhope, qu’il déclareroit incessamment au roi d’Espagne que, s’il ne retiroit ses troupes de la Sicile, la France ne pouvoit refuser l’effet de sa garantie. Stanhope partit pour Madrid, portant à ceux qui étoient chargés des affaires de France en cette cour-là les ordres que lui-même avoit dictés. Ce n’étoit pas seulement en Espagne que le ministère d’Angleterre les prescrivoit, comme il n’a que trop continué, et même depuis que l’intérêt particulier a changé. En tout endroit de l’Europe où la France tenoit un ministre, s’il vouloit plaire et conserver son poste, il falloit qu’il fût non seulement subordonné, mais obéissant aux Anglois, et de cette obéissance qu’ils appellent passive. Châteauneuf, ambassadeur en Hollande, leur étoit insupportable parce que, ce joug lui étant nouveau, il sembloit quelquefois vouloir y résister. Les Anglois ne cessoient donc de représenter que, tant que cet homme demeureroit à la Haye, il embarrasseroit la négociation. Ils l’accusèrent d’intelligence avec le secrétaire de Savoie, avec le baron de Norwick du collège des nobles, partisan d’Espagne, et avec beaucoup d’autres amis de cette couronne. Ils prétendoient que tout ce qu’ils communiquoient de plus important et de plus secret, étoit aussitôt révélé par l’ambassadeur de France.

On pressoit vivement la conclusion de la triple alliance entre cette couronne, l’empereur et l’Angleterre. Stairs, ardent à exécuter les ordres qu’il recevoit de Londres, étoit parvenu à régler les conditions du traité au commencement du mois de juillet. S’il y restoit encore quelques difficultés de la part de l’empereur, elles devoient être aplanies par Penterrieder, son envoyé à Londres, muni des pouvoirs nécessaires pour signer au plus tôt un traité que ce prince regardoit comme avantageux pour lui et pour sa maison. L’avis de ses ministres étoit conforme au sien, et, selon eux, cette alliance étoit l’unique moyen d’assurer à leur maître la conservation des États qu’il possédoit en Italie ; ils jugeoient en même temps qu’il étoit de l’intérêt de l’empereur de s’opposer au succès des pratiques du duc de Savoie, qui n’avoit rien oublié pour engager le roi d’Espagne dans ses intérêts, et ne désespéroit pas encore d’y réussir, nonobstant la descente des Espagnols en Sicile. En effet, jusqu’alors le ministre d’Espagne à Vienne s’étoit intéressé en faveur de ce prince, et ne cessoit d’appuyer la proposition d’une alliance entré l’empereur, le roi d’Espagne et le roi de Sicile ; mais alors Sa Majesté Catholique se désistoit de cette proposition, et demandoit qu’en l’abandonnant l’empereur consentît à laisser à l’Espagne l’île de Sardaigne, offrant en échange de consentir réciproquement que Sa Majesté Impériale reprît la partie du Milanois qu’elle avoit cédée au duc de Savoie, et que le Montferrat y fût encore ajouté. Un Suisse, nommé Saint-Saphorin, homme plus intrigant qu’il n’appartient à la franchise de sa nation, employé autrefois par le roi Guillaume et toujours opposé aux intérêts de la France, étoit encore employé par le roi Georges, et même avoit gagné trop de confiance de la part du régent. Cet homme, devenu négociateur, soutenoit qu’il étoit de l’intérêt de toutes les puissances de l’Europe d’abaisser celle du duc de Savoie. Ce prince, étonné de la descente imprévue des Espagnols en Sicile, suivie de la prise de Palerme, écrivit aussitôt au régent pour lui demander, en exécution du traité d’Utrecht, les secours de troupes que la France étoit obligée de fournir pour la garantie du repos de l’Italie ; le courrier, dépêché à Paris au comte de Provane, remit aussi au comte de Stanhope, qui s’y trouvoit encore alors, une lettre pour le roi d’Angleterre, contenant les mêmes instances. Cellamare ne manqua pas, de s’y opposer ; mais le régent lui répondit que par le traité d’Utrecht le roi étoit également garant et du repos de l’Italie et de la réversion de la Sicile à la couronne d’Espagne ; que Sa Majesté, manquant à l’un de ses engagements, ne pourroit se croire obligée à l’autre, stipulé par le même traité. Son Altesse Royale offrit donc des secours à Provane ; mais on jugeoit par la manière dont ce prince les offroit qu’il n’avoit nulle intention d’exécuter ce qu’il promettoit ; on sut même qu’il avoit fait quelques railleries de l’état où, se trouvoit le duc de Savoie, et il revint dans le public qu’il avoit dit que le renard étoit tombé dans le piège, que le trompeur avoit été trompé, enfin plusieurs discours dont ceux qui les avoient entendus n’avoient pas gardé le secret. La discrétion n’étoit pas plus grande alors sur les affaires d’État, dont les particuliers n’ont pas, droit de raisonner, encore moins de censurer les résolutions du gouvernement ; on condamnoit librement et sans la moindre contrainte tant de traités différents, tant d’engagements opposés les uns aux autres, tant de liaisons avec les ennemis anciens et naturels de la France, prises secrètement et sans la connoissance du conseil de régence. On ne blâmoit pas moins les dépenses immenses faites mal à propos pour s’assurer de la foi légère et de la constance plus que douteuse de ces puissances, et les raisonneurs concluoient qu’il étoit difficile de comprendre comment et par quelle maxime on se séparoit de l’Espagne dont l’alliance, loin d’être à charge à la France, seroit toujours très utile à ses amis, et qu’on l’abandonnoit dans la fausse vue d’acquérir chèrement des amis très infidèles. Cellamare étoit préparé à faire cette réponse au régent, s’il lui eût parlé, comme il s’y attendoit, des bruits répandus alors d’un parti considérable que le roi d’Espagne avoit en France ; mais ce n’étoit pas par un aveu de l’ambassadeur d’Espagne que Son Altesse Royale comptoit de découvrir toutes les circonstances des trames secrètes, dont elle savoit déjà la plus grande partie. Le duc de Savoie, s’adressant de tous côtés pour être secouru, ne trouva pas en Angleterre plus de compassion de son état qu’il en avoit trouvé en France. La Pérouse, son envoyé à Londres, exposoit le triste état de son maître. Il demandoit inutilement en conséquence du traité d’Utrecht, des secours contre l’invasion que les Espagnols faisoient de la Sicile. Loin de toucher et de persuader par ses représentations, l’opinion commune à Londres, comme à Paris, étoit que le roi d’Espagne et le roi de Sicile agissoient de concert ; et sur ce fondement les ministres d’Angleterre répondirent à La Pérouse que l’escadre Anglaise secourroit son maître au moment qu’il auroit signé le traité d’alliance que le roi d’Angleterre lui avoit proposé. Monteléon persistoit cependant à croire que le roi d’Espagne n’avoit rien à craindre de la part de l’Angleterre, et soit persuasion, soit désir de flatter Albéroni et de lui plaire, il l’assura que le comte de Stanhope, nouvellement parti pour Madrid, joignoit à son penchant pour l’Espagne une estime singulière pour ce cardinal, en sorte que, possédant la confiance intime du roi d’Angleterre, son voyage à Madrid ne pouvoit produire que de bons effets. Albéroni ne donnoit à qui que ce soit sa confiance entière, et l’auroit encore moins donnée à Monteléon qu’à tout autre ministre. Il se défioit généralement de tous ceux que le roi d’Espagne employoit dans les cours étrangères. Alors il avoit envoyé secrètement à Vienne un ecclésiastique, qu’il avoit chargé de proposer à l’empereur un accommodement particulier avec le roi d’Espagne, sans intervention de médiateur. Les conditions étoient que la Sardaigne seroit laissée au roi d’Espagne ; qu’en même temps l’empereur lui donneroit l’investiture des duchés de Toscane et de Parme ; que le roi d’Espagne réciproquement mettroit l’empereur en possession de la Sicile ; et que, de plus, il l’aideroit à recouvrer la partie de l’État de Milan, qu’il avoit cédée au duc de Savoie. Enfin on procureroit de concert la propriété du Montferrat au duc de Lorraine.