Mémoires (Saint-Simon)/Tome 16/17

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CHAPITRE XVII.


Contre-temps au Palais-Royal. — Je rends compte au régent de ma longue conversation avec M. le Duc. — Reproches de ma part ; aveux de la sienne. — Lit de justice différé de trois jours. — Le régent tourne la conversation sur le parlement ; convient de ses fautes, que je lui reproche fortement ; avoue qu’il a été assiégé, et sa faiblesse. — Soupçons sur la tenue du lit de justice. — Contre-temps, qui me fait manquer un rendez-vous aux Tuileries avec M. le Duc. — Ducs de La Force et de Guiche singulièrement dans la régence. — M. le duc d’Orléans me rend sa conversation avec M. le Duc, qui veut l’éducation du roi et un établissement pour M. le comte de Charolois. — Découverte d’assemblées secrètes chez le maréchal de Villeroy. — Je renoue, pour le soir, le rendez-vous des Tuileries. — Dissertation entre M. le Duc et moi sur M. le comte de Charolois, sur l’éducation du roi qu’il veut ôter sur-le-champ au duc du Maine, et l’avoir. — Point d’Espagne sur M. de Charolois. — M. le Duc me charge obstinément de la plus forte déclaration, de sa part, au régent sur l’éducation. — M. le Duc convient avec moi de la réduction des bâtards en leur rang de pairie, au prochain lit de justice. — Nous nous donnons le même rendez-vous pour le lendemain.


J’arrivai au Palais-Royal à onze heures et demie, et comme les contre-temps sont toujours de toutes les grandes affaires, je trouvai M. le duc d’Orléans enfermé avec le maréchal d’Huxelles et les cardinaux de Rohan et de Bissy qui lui lisoient chacun une grande paperasse de sa façon, ou soi-disant, sous le spécieux nom de ramener le cardinal de Noailles à leur volonté. J’attendis, en bonne compagnie, dans le grand cabinet devant le salon où se faisoit cette lecture et où nous étions la veille, et j’étois sur les épines ; mais j’y fus bien davantage lorsque je vis M. le Duc y entrer à midi et demi à la montre. Il ne voulut pas faire avertir M. le duc d’Orléans, néanmoins au bout d’un quart d’heure il y consentit. J’enrageois de le voir parler devant moi : il ne resta qu’un demi-quart d’heure, et dit en sortant que M. le duc d’Orléans lui avoit dit qu’il en avoit encore pour plus d’une heure avec les cardinaux ; sur quoi il avoit pris son parti de s’en aller pour revenir avant le conseil. J’oublie que j’étois convenu de le voir le soir au Tuileries, dans l’allée d’en bas de la grande terrasse, si je le jugeois à propos par ma conversation avec M. le duc d’Orléans, et que je le lui dirois au conseil en tournant autour de lui. Nous ne nous donnâmes presque aucun signe de vie lui et moi au Palais-Royal, et je fus soulagé de le voir partir sans qu’il eût eu loisir d’enfoncer la matière.

Cependant, je jugeai que je retomberois dans le même inconvénient que je venois de craindre, si je ne forçois le cabinet. Je m’y résolus donc après avoir dit que je m’en allois aussi, et que ce n’étoit que pour prendre l’ordre d’une autre heure, parce que la fin de la matinée des dimanches étoit une des miennes, depuis que l’après-dînée, qui l’étoit, étoit remplie par le conseil qui se tenoit auparavant le matin. J’usai donc de la liberté d’interrompre Son Altesse Royale, mais au lieu d’entrer j’aimai mieux l’envoyer supplier, par le premier valet de chambre, de me venir dire un mot pressé. Il parut aussitôt ; je le pris dans la fenêtre, et lui dis que, tandis qu’il s’amusoit entre ces deux cardinaux qui lui faisoient perdre un temps infiniment pressé et précieux pour un accommodement qu’ils ne vouloient point faire, j’avois à lui rendre un compte fort long, et avant qu’il vît M. le Duc qui alloit, revenir d’une grande et très importante conversation que j’avois eue avec lui ce matin même sur un billet que j’en avois reçu. Il me répondit qu’il s’en doutoit bien, parce que M. le Duc lui venoit de dire qu’il m’avoit écrit et vu, que c’étoit pour gagner le temps de me voir qu’il s’en étoit défait sur le compte de l’affaire des cardinaux qui en effet devoit durer encore plus d’une heure, mais qu’il me prioit de rester et qu’il alloit les renvoyer. Il rentra, leur dit qu’il étoit las, que cette affaire s’entendroit mieux en deux fois qu’en une, et en moins d’un demi-quart d’heure ils sortirent avec leur portefeuille sous le bras. J’entrai en leur place, et portes fermées nous demeurâmes à nous promener dans la galerie, M. le duc d’Orléans et moi, jusqu’à trois heures après midi, c’est-à-dire plus de deux bonnes heures.

Quelque longue qu’eût été ma conversation avec M. le Duc, je la rendis tout entière à M. le duc d’Orléans sans en oublier rien, et chemin faisant j’y ajoutai mes réflexions. Il fut surpris de la force de mes raisons pour ne pas tomber sur M. du Maine, et fort effarouché de la ténacité de M. le Duc sur ce point. Il me dit qu’il étoit vrai, qu’il lui avoit demandé les trois projets d’édits différents, et qu’il les lui avoit donnés, sans se soucier duquel ni l’un ni l’autre [1], mais pour voir simplement lequel conviendroit mieux pour assurer seulement l’éloignement du duc du Maine. Alors je sentis qu’il s’y étoit engagé tout de nouveau. Il n’osa me l’avouer, mais il n’échappa pas à mon reproche. « Hé bien ! monsieur, lui dis-je trop brusquement, vous voilà dans le bourbier que je vous ai prédit tant de fois ; voue n’avez pas voulu culbuter les bâtards quand les princesse du sang, le parlement, le public entier n’avoient qu’un cri pour le faire, et que tout le monde s’y attendoit. Que vous dis-je alors, et que ne vous ai-je pas souvent répété depuis, qu’il vous arriveroit tôt ou tard d’y être forcé par les princes du sang dans des temps où cela ne conviendroit plus, et que ce seroit un faire le faut à toutes risques ? Par quel bout sortirez-vous donc d’ici ? Croyez-moi, continuai-je, mal pour mal, celui-ci est si dangereux, et vous avez si souvent et si gratuitement manqué de parole sur ce chapitre, que, si vous pouvez encore échapper, n’oubliez rien pour le faire. M. le Duc vous dit tout à la fois qu’il ne se soucie, pas de l’éducation du roi, mais qu’il la veut dès qu’il la demande, et qu’on ne la peut ôter à M. du Maine que parce qu’il la demandera. Sentez-vous bien, monsieur, toute la force de cette phrase si simple en apparence ? C’est le second homme de l’État qui ne veut faire semblant que de sa haine en apparence, et veut se fortifier de l’éducation sans vous montrer rien qui vous donne de l’ombrage. Après, quand il l’aura, ce sera à vous à compter avec lui, parce que vous ne lui ôterez pas l’éducation comme à M. du Maine, et comprenez ce que c’est pour un régent qu’avoir à compter avec quelqu’un, et encore d’avoir à y compter par son propre fait. Encore un coup, voilà ce que c’est que n’avoir pas renversé les bâtards à la mort du roi. Alors plus de surintendant de l’éducation du roi, et M. le Duc hors de portée par son âge de la demander, trop content d’ailleurs d’une telle déconfiture ; le maréchal de Villeroy, gouverneur en seul, et vous maître d’un tel particulier, si grand qu’il soit et de l’éducation par conséquent ; quelle différence ! »

Le régent gémit, convint et me demanda ce que je pensois qu’il y eût à faire. Je répondis que je venois de le lui dire ; que je ne servois point M. le Duc à plats couverts, qu’en le quittant je lui avois promis de rendre à Son Altesse Royale toute notre conversation et toutes ses raisons dans toute leur force, mais que je m’étois expressément réservé la liberté de faire valoir aussi les miennes dans toute la leur. Je dis ensuite au régent que, pour éviter d’ôter M. du Maine si à contre-temps, je ne voyois de fourchette à la descente que M. de Charolois ; qu’il falloit insister sur son retour, que ce retour étoit très peu, praticable, à la manière de penser de l’hôtel de Condé, par le défaut d’établissements présents, puisque le gouvernement de l’Ile-de-France ne leur convenoit pas, et par la difficulté de doter suffisamment Mlle de Valois ; qu’il n’y avoit qu’à tenir ferme sur ce point ; qu’il ne pouvoit pas n’être pas trouvé essentiel par eux-mêmes, puisqu’il s’agissoit de savoir si on pouvoit compter sur les princes du sang en sacrifiant le duc du Maine, et qu’il étoit évident qu’on ne pouvoit y compter tant que M. de Charolois seroit hors de France, et en état de prendre en Espagne l’établissement de Catalogne dont on parloit.

M. le duc d’Orléans goûta avec avidité cet expédient, si fort né de la matière même que je ne croyois pas qu’il fallût le lui suggérer. Il donnoit à croire que le lit de justice étoit pour le surlendemain, au pis aller dans quatre jours, terme trop étranglé pour qu’ils pussent prendre un parti sur ce retour, ou que, le prenant M. de Charolois pût être arrivé, et l’occasion passée, on avoit du temps devant soi, car l’affaire du parlement étoit si instante que M. le Duc lui-même ne pouvoit pas proposer de différer le lit de justice. Le régent m’assura qu’il tiendroit ferme là-dessus avec M. le Duc ; ajouta qu’il seroit très à propos que je le visse le soir aux Tuileries pour voir quel effet Son Altesse Royale auroit fait sur lui, à qui j’en rendrois compte le lendemain.

Ensuite il me dit qu’il doutoit que le lit de justice pût être pour le surlendemain mardi, parce que le garde des sceaux doutoit lui-même d’être prêt pour tout ce qu’il y auroit à faire. Ce délai me déplut ; je craignis qu’il ne fût un prélude de délai plus long et puis de changement. Je lui demandai à quand donc il prétendoit remettre, que ces coups résolus, puis manqués se savoient toujours et faisoient des effets épouvantables. « A vendredi, me dit-il, car mercredi et jeudi sont fêtes, et on ne le peut plus tôt. — À la bonne heure, répartis-je, pourvu qu’à tout rompre ce soit vendredi. » Et je l’y vis bien déterminé. Je lui rendis compte après plus en détail que par mon billet de la veille de ce que j’avois fait avec Fontanieu, et puis il me parla du parlement avec amertume.

« Vous n’avez, monsieur, lui répondis-je, que ce que vous avez bien voulu avoir. Si dès l’abord, indépendamment même des autres fautes à cet égard, vous aviez jugé notre bonnet, et si vous ne nous aviez pas sacrifiés au parlement pour l’honneur de ses bonnes grâces, et avec nous votre parole, votre honneur et votre autorité, l’arrêt de la régence, vous lui eussiez montré que vous êtes régent, au lieu que vous lui avez appris à le vouloir être, et votre faiblesse le lui a fait espérer. — Cela est vrai, me repartit-il vivement, mais en ce temps-là j’étois environné de gens qui se relayoient les uns les autres pour le parlement contre vous autres et qui ne me laissoient pas respirer. — Oui, lui dis-je, et qui, pour l’intérêt particulier, vous éloignoient de vos vrais serviteurs, de moi, par exemple, pour qui tout cela se faisoit, et qui vous disoient sans cesse que je n’étois que duc et pair ; vous le voyez, et si je n’avois pas raison pour lors, et si maintenant je vous parle en duc et pair quand le bien de l’État et le vôtre me semblent opposés à mon intérêt de dignité ; je vous somme de me dire si jamais je vous ai parlé qu’en serviteur, indépendamment d’être duc et pair. — Oh ! quelquefois, » me dit-il en homme moins persuadé que peiné d’être acculé. Je ne voulus pas le battre à terre. « Monsieur, lui dis-je, allez, vous me rendez plus de justice, mais au moins pour cette fois vous voyez si je songe au bonnet, tandis que vous êtes piqué contre le parlement, et si je ne soutiens pas les bâtards de toutes mes forces. Pesez cette conduite avec mon goût, que je n’ai jamais caché, mais aussi n’oubliez pas jusqu’à quel point vous vous êtes aliéné les ducs et de quelle conséquence et en même temps de quelle facilité il est de les regagner si le pied vous glisse avec M. le Duc sur M. du Maine ; car si vous faites la faute de lui ôter l’éducation, tablez que de lui ôter son rang avec ne vous l’éloignera pas plus que le seul dépouillement de l’éducation, son rempart présent et ses vastes espérances, et que cela nous est si capital que vous vous en raccommoderez avec nous. — Pour cela, me dit-il, il n’y aura pas grand inconvénient ; mais c’est qu’il faut éviter d’ôter l’éducation à cette heure. Il est de mon intérêt de le faire une autre fois, et alors comme alors, mais aujourd’hui il n’est pas de saison et vous avez la plus grande raison du monde. Ce M. le Duc me fait peur, il en veut trop et trop fermement. — Mais comment l’entendez-vous ? lui répartis-je ; ne me dîtes-vous pas hier que M. le Duc vous avoit assuré qu’il ne se soucioit point de l’éducation et qu’il ne l’auroit pas ? — Je l’entends, me répondit-il, qu’il me le dit, mais vous voyez comme il a son dit et son dédit. Il ne s’en soucie pas, mais c’est à condition qu’il l’aura et ce n’est pas mon compte. — Monsieur, lui dis-je d’un ton ferme, ce ne l’est point du tout, mais mettez-le-vous donc si bien dans la tête qu’il ne l’ait pas, car je vous déclare que s’il l’a fait, comme vous êtes, vous vous en défierez, lui s’en apercevra, d’honnêtes gens se fourreront entre vous deux pour vous éloigner l’un de l’autre, et puis ce sera le diable entre vous deux, qui influera sur l’État, sur le présent, sur l’avenir ; vous ne sauriez trop y penser, et par rapport à sa qualité de premier des princes du sang en âge et par rapport à l’opiniâtreté de ses volontés. Avec ces réflexions je vous quitte pour m’en aller dîner. — Voici mon gourmand, me dit-il, de belles réflexions et le dîner au bout ! — Oui, dis-je, en riant aussi, le dîner et non pas tant le souper ; mais, puisqu’il vous plaît de ne point dîner, ruminez bien tout ceci en attendant M. le Duc, qui ne tardera guère, et préparez-vous bien à l’assaut. »

En effet je m’en allai dîner, et non sans cause, car je n’en pouvois plus. Comme il étoit fort tard il fallut, au sortir de table, aller au conseil. Il ne commença qu’à prés de cinq heures ; l’entretien de M. le Duc avec M. le duc d’Orléans en fut cause. Je tournai autour de M. le Duc et lui dis bas que j’irais. C’étoit le mot convenu pour les Tuileries. Rentrant chez moi, je trouvai Fagon ; nous dissertâmes notre lit de justice. Il me jeta des soupçons sur le garde des sceaux dont les propos lui faisoient autant de peine que le délai. Il me conta de plus qu’il avoit passé presque toute la matinée avec lui et d’autres du conseil des finances à des futilités, au lieu de la donner à la préparation de ce qu’il avoit à faire pour le lit de justice. M. de La Force survint qui fortifia ces soupçons. Cependant le jour tomboit et mon rendez-vous pressoit. Je priai Fagon de me mener dans son carrosse à la porte des Tuileries, au bout du pont Royal, et donnai au mien et à mes gens rendez-vous à l’autre bout du pont. J’eus toutes les peines du monde à finir la conversation. Enfin nous nous embarquâmes Fagon et moi.

Comme nous étions encore sous ma porte : « Arrête, arrête ! » C’étoit l’abbé Dubois. Force fut de reculer et de descendre. Je lui dis que nous avions bien affaire pour quelque chose qui regardoit Mme de Lauzun, dont Fagon se vouloit bien mêler. Cela devint ma défaite ordinaire, parce que je me souvenois de m’en être servi chez Fontanieu. Fagon croyoit que j’allois simplement raisonner avec M. le Duc pour fortifier le régent contre le parlement et sur le lit de justice. Mais ce commerce de M. le Duc eût davantage surpris et aiguisé la curiosité de l’abbé Dubois, grand fureteur. Je n’eus donc garde de lui en rien dire. Mal m’en prit en un sens, qui fut que je ne pus jamais me défaire de lui à temps. Enfin pourtant je le renvoyai, et montai devant lui dans le carrosse de Fagon, comme j’avois fait la première fois devant M. de La Force.

Je descendis aux Tuileries, et Fagon les traversa pour ne rien montrer à ses gens. Je courus toute l’allée du rendez-vous marqué. Je regardois les gens sous le nez. Je parcourus trois fois l’allée et même le bout du jardin. Ne trouvant rien, je sortis pour chercher parmi les carrosses si celui de M. le Duc y était. Je trouve mes laquais qui crient et me font faire place. Je les aurois battus de bon cœur. Je leur demandai doucement pourtant ce qu’ils faisoient là, et leur dis de m’aller attendre où je leur avois marqué. Je rentrai honteux dans le jardin, et de tout ce manège je ne gagnai que de la sueur.

Remontons maintenant pour un moment à la première origine de cette affaire, c’est-à-dire à la cause principale qui la mit en mouvement. J’ai dit que ce fut l’intérêt particulier de Law, d’Argenson, de l’abbé Dubois. Mais ce fut celui du duc de La Force, pour être du conseil de régence, qui excita Law qui s’endormoit, et, par lui, M. le Duc et l’abbé Dubois, ami de Law, et enfin Argenson, par M. de La Force d’une part, et par l’abbé Dubois de l’autre. Tant il est vrai que, dans les affaires qui semblent parler et presser d’elles-mêmes, et en général toutes les grandes affaires, si on les recherche bien, il se trouvera que rien n’est plus léger que leur première cause, et toujours un intérêt très incapable, ce semble, de causer de tels effets.

Le régent, avec sa facilité et sa timidité ordinaires, se défioit du conseil de régence sur le parlement, et ne pouvoit s’en passer dans cette lutte avec cette compagnie, où il s’agissoit de casser en forme ses arrêts, comme il étoit parvenu à s’en passer en presque toutes les affaires. M. de La Force, pour se rendre nécessaire, lui avoit grossi les objets de cette timidité à cet égard, et tiré en conséquence fort facilement promesse de lui d’être appelé au conseil de régence lorsqu’il s’y agiroit des matières du parlement, et après lui avoit laissé espérer qu’entré une fois en ce conseil il y demeureroit toujours. Telle étoit la cause de la chaleur du duc de La Force contre le parlement, et de celle que, par lui et par les bricoles que je viens d’expliquer, il avoit tâché, d’inspirer au régent.

Ce prince, souvent trop lent, quelquefois aussi trop peu, voulut que dès le dimanche où nous sommes encore, et dont je n’ai pas voulu interrompre les récits importants pour cet épisode, voulut, dis-je, qu’on parlât au conseil de régence de casser les arrêts du parlement. Il m’en parla le matin après que je lui eus rendu compte de ma visite à l’hôtel de Condé. Je lui représentai l’inconvénient d’annoncer sitôt la cassation de ces arrêts, puisqu’il me disoit que le lit de justice étoit remis au vendredi suivant. Il l’avoit dans la tête, de manière à y souffrir aussi peu de réplique qu’il en étoit capable, s’appuyant là-dessus de l’avis du garde des sceaux. Ce fut aussi l’une des choses qui jointe au délai du lit de justice, me fit plus craindre quelque dessous de cartes, car je ne voyois pas à quoi cette précipitation étoit bonne, sinon à divulguer un parti pris, à en laisser entrevoir le moment, conséquemment à le faire échouer, avec quatre jours devant soi à donner lieu d’y travailler.

Il n’y eut pas moyen de l’empêcher. M. de La Force, qui n’étoit pas moins sur les épaules du régent que sur les miennes, le sut de lui, et me pria de faire en sorte qu’il fût mandé. C’étoit là mon moindre soin, mais il y remédia par les siens, et il arracha du régent l’ordre de venir au conseil de régence, avec quelques paperasses de finances pour couvrir la chose, bien qu’il eût été éconduit d’y rapporter dès l’entrée du garde des sceaux dans les finances. Chacun, avant de prendre séance, se regarda quand on l’y vit arriver ; et le maréchal de Villeroy, grand formaliste, ne fut pas content de ce rapport à son insu, comme chef du conseil des finances. Ce rapport de balle achevé en peu de mots, le duc de La Force resta en place, et le régent proposa de délibérer sur les arrêts du parlement. Le garde des sceaux les lut et les paraphrasa légèrement, puis conclut à les casser. Il n’y eut qu’une voix là-dessus. Ainsi les mémoires de M. de La Force demeurèrent dans sa poche. Ensuite M. le duc d’Orléans dit qu’il falloit dresser l’arrêt pour cette cassation, mais que, cette affaire n’étant pas encore prête, il la croyoit assez importante pour voir cet arrêt de cassation, dans un autre conseil avant de le publier, et qu’on s’assembleroit pour cela dans deux ou trois jours, quand le garde des sceaux l’auroit dressé. Dès le soir même il fut public que les arrêts du parlement seroient cassés. On s’y attendoit tellement qu’on étoit surpris de ce qu’ils ne l’étoient pas encore, et Dieu voulut qu’on ne pénétrât pas plus avant.

Question fut après pour M. de La Force de demeurer dans le conseil de régence, et d’y assister le lendemain lundi. M. le duc d’Orléans ne s’en soucioit guère, et la cassation des arrêts du parlement avoit si légèrement passé qu’il n’étoit point tenu d’en récompenser M. de La Force. Celui-ci le sentit bien et, vint me crier à l’aide avec une importunité étrange. J’avois bien d’autres choses dans la tête. Je ne me souciois du tout point de faire entrer M. de La Force dans la régence. Je sentois bien que, s’il y entroit, on ne manqueroit pas de me l’attribuer. Il s’étoit mis dans une situation à rendre ce service pis que ridicule. Il l’étoit de plus d’augmenter le conseil, déjà absurdement nombreux. M. le duc d’Orléans le voyoit bien ; je ne voulois pourtant pas tromper le duc de La Force.

Dans cet embarras insupportable avec de plus grands, j’allai le lundi matin 22 août à onze heures et demie au Palais-Royal, sous prétexte que je n’avois pas achevé ma besogne ordinaire de la veille. Je commençai par dire au régent qu’il n’avoit pas eu grand’peine à faire passer la cassation des arrêts du parlement, et que les munitions de M. de La Force s’étoient trouvées heureusement inutiles. Le régent sentit ce mot et me dit que, pour qu’il ne parût pas qu’il l’eût fait venir exprès, il lui avoit fait rapporter une bagatelle de finance. « Oui, dis-je, mais si bagatelle que personne n’a compris pourquoi il étoit venu la rapporter, ni pourquoi, après l’avoir rapportée, il étoit demeuré au conseil. Mais qu’en faites-vous aujourd’hui ? — Il a bien envie d’entrer en la régence, me répondit-il en souriant et comme cherchant mon suffrage. — Je le sais bien, répartis-je, mais nous sommes beaucoup. — Vraiment, oui, me dit-il, et beaucoup trop. » Je me tus pour ne faire ni bien ni mal, content d’avoir mis le doigt sur la lettre, pour le pouvoir dire au duc de La Force. Un moment après M. le duc d’Orléans ajouta comme par réflexion : « Mais ce n’est qu’un de plus. — Oui, dis-je, mais le duc de Guiche, vice-président de la guerre, comme l’autre l’est des finances, et colonel des gardes de plus ; comment le laisser en arrière ? — Ma foi, vous avez raison ; dit le régent ; allons, je n’y mettrai pas M. de La Force. »

Je l’avois dit exprès, et puis le remords de conscience me prit d’avoir ainsi exclus un homme qui s’étoit fié à moi. Après quelque débat en moi-même, je dis au régent, comme fruit de mon silence : « Mais si vous le lui aviez promis. — Il en est bien quelque chose, me répondit-il. — Voyez donc, répartis-je ; car pour moi, je me contente de vous représenter et de vous faire souvenir d’un homme qu’oublier en ce cas-là, ce seroit une injure. — Vous me faites plaisir, me dit-il, cela ne se peut pas l’un sans l’autre. » Et après un peu de silence : « Mais au bout du compte, continua-t-il, pour ce qu’on y fait, et au nombre qu’il y a deux de plus ou de moins, n’y font pas grand’chose. — Eh bien ! le voulezvous, lui dis-je ? — Ma foi, j’en ai envie, me dit-il. — Si cela est, répondis-je, n’en faites donc pas à deux fois pour le faire au moins de bonne grâce. Le duc de Guiche est là dedans : voulez-vous que je l’appelle ! — Je le veux bien, » dit-il aussitôt.

J’ouvris la porte, et j’appelai le duc de Guiche assez haut, parce qu’il étoit assis assez loin avec M. Le Blanc. Pendant qu’il venoit, M. le duc d’Orléans s’avança assez près de moi, et puis au duc de Guiche. Je fermai la porte, et me tins à quelque distance d’eux. La chose étoit simple, et devint pourtant une scène dont je fus seul témoin.

M. le duc d’Orléans, je l’entendis, pria le duc de Guiche de vouloir bien être de la régence, lui demanda si cela ne l’incommoderoit point, lui dit que l’assiduité n’étoit que de deux fois la semaine, et encore que ce ne seroit pour lui qu’autant qu’il voudroit ; que cela ne le contraindroit point pour sa maison de Puteaux ; qu’il vît franchement si cela lui convenoit, qu’il ne lui demandoit cela qu’autant que la chose ne l’embarrasseroit pas et ne le détourneroit point du conseil de la guerre. À toutes ces supplications si étrangement placées, le duc de Guiche éperdu, non de la grâce, mais de la manière, se submergeoit en bredouillages et en plongeons jusqu’à terre. Je ne vis jamais tant de compliments d’une part ni de révérences de l’autre. À la fin M. le duc d’Orléans révérencia aussi, et tous deux, à bout de dire, se complimentoient de gestes à fournir une scène au théâtre ; enfin, las de rire à part moi, et impatienté à l’excès, je les séparai par complimenter le duc de Guiche.

En sortant, il me serra la main, et pour le dire tout de suite, il m’attendit jusqu’à ce que je sortisse, et cela ne fut pas court. Il me dit qu’il voyoit bien à qui il avoit l’obligation d’entrer au conseil de régence. Il le dit à sa famille et à ses amis, et il étoit vrai que, sans moi, M. le duc d’Orléans n’y songeoit pas, mais ce que le duc de Guiche ne fit pas si bien, c’est qu’il fit presque des excuses d’avoir accepté. Au moins ses propos furent ainsi traduits dans le monde, et n’y firent pas un bon effet. Il étoit vrai qu’il n’y pensoit point, et qu’il en fut prié comme d’une grâce, mais il n’en falloit pas rendre compte au public.

On goûta peu cette nouvelle multiplication. Le duc de La Force s’étoit décrié ; le duc de Guiche ne passoit pas pour augmenter beaucoup les lumières du conseil. Ceux qui [en] étoient [du conseil] étoient fâchés de devenir presque un bataillon, et ceux qui n’en étoient pas, étoient à chercher l’occasion qui étoit nulle, et en trouvoient encore plus ridicule cette augmentation à propos de rien. J’eus l’endosse de tous les deux. Mais il m’en plut incontinent une autre qui fit disparaître celle-là.

Le duc de Guiche sorti, je demandai à M. le duc d’Orléans à quoi il en étoit avec M. le Duc, et lui dis comme je l’avois manqué aux Tuileries. Il me répondit en s’arrêtant et se tournant vers moi, car nous marchions vers la grande galerie, qu’il n’avoit jamais vu un homme si têtu, et que cet homme lui faisoit peur. « Mais enfin ? lui dis-je. — Mais enfin, me répondit-il, il veut l’éducation du roi, et n’en veut point démordre. — Et son frère ? interrompis-je. — Et son frère, me répondit-il, c’est toujours la même chanson. Mais il s’est coupé à force de dire, et je vois bien qu’ils s’entendent tous comme larrons en foire, car tantôt il dit, comme à vous, que c’est un enfant et un étourdi, qui fait tout à sa tête sans consulter, et dont il ne peut répondre, et quand je l’ai pressé sur l’établissement, et si en ce cas-là il reviendroit et si on y pourroit compter, il lui est échappé qu’il en répondroit alors, et s’en faisoit fort et son affaire. Je lui ai serré le bouton et fait remarquer la différence de ce qu’il me disoit. Cela l’a embarrassé ; mais il n’en a pas tenu moins ferme, et je n’en suis pas plus avancé. — C’est-à-dire, repris-je, que vous ne savez par là que ce dont vous ne pouviez douter, qu’ils sont de concert, et que M. le Duc est maître de son frère ; mais, c’est-à-dire aussi que c’est le fer chaud du pont Neuf, à ce que je vois, et que pour avoir M. le Duc il faut deux choses : lui donner l’éducation du roi, et un établissement à son frère. Comment ferez-vous pour tout cela, monsieur, et par où en sortirez-vous ? L’éducation est encore pis que l’établissement, et si l’établissement, je ne le vois pas. — Tout cela ne m’embarrasse pas, me dit le régent. D’établissement, je n’en sais point faire quand il n’en vaque pas, et la réponse est sans réplique. Je ne crains point l’établissement d’Espagne ; Albéroni y regardera à deux fois à se mettre un prince du sang sur le corps, lequel n’a rien, et qui voudra autorité et biens, et au bout du compte, ils prendront garde aussi qu’un peu vaut mieux ici que plus et beaucoup là-bas, et l’espérance ici avec les difficultés de l’autre côté les retiendra, et nous donnera du temps. Pour l’éducation, je n’en ferai rien, et j’ai un homme bien à moi à cette heure, qui ôtera à M. le Duc cette fantaisie de la tête, car il le gouverne, et je le dois voir tantôt. — Mais, monsieur, lui dis-je, qui est cet homme ? — C’est La Faye, me répondit-il, qui est son secrétaire, qu’il consulte, et croit surtout, et entre nous, je lui graisse la patte. — À la bonne heure, lui dis-je, faites tout comme il vous plaira, pourvu que vous sauviez l’éducation. »

Là-dessus, nous nous mîmes à rebattre cette matière, puis celle du parlement ; et revenant à M. le Duc, je lui fis sentir la différence d’un mariage où il auroit tout à faire, et encore à essuyer les aventures domestiques, d’avec celui du prince de Piémont, oncle du roi. Il le comprit très bien, et conclut par se très bien affermir dans le parti de ne céder point à M. le Duc. Il me dit là-dessus qu’il lui avoit très bien expliqué que la pension de cent cinquante mille livres qu’il venoit de lui accorder, comme chef du conseil, n’avoit jamais été donnée en cette qualité à son bisaïeul dans, la dernière minorité, mais bien comme premier prince du sang, qui étoit la même pension qu’en la même qualité avoit encore M. le duc de Chartres ; que M. le Duc lui avoit encore demandé l’effet rétroactif depuis la régence ; et qu’il l’avoit accordé à condition qu’on le payeroit comme on pourroit de ces arrérages supposés. Il ajouta qu’avec tout cet argent il falloit bien que M. le Duc se contentât et entendît raison ; que je ferois bien de tâcher à renouer le rendez-vous des Tuileries, pour voir l’effet de leur conversation ; et nous convînmes que je lui en rendrois compte le lendemain matin par la porte de derrière, pour ne point donner de soupçon, parce que je n’avois pas accoutumé de le voir ainsi tous les jours. Il faut se souvenir que ceci se passa le lundi matin 22 août.

En, rentrant chez moi, je mandai à M. de La Force de se trouver au conseil de régence de l’après-dînée, dont il étoit désormais. Il vint aussitôt chez moi. Je n’ai point vu d’homme plus aise. Je m’en défis aussitôt que je pus. Cette entrée au conseil produisit une découverte. M. de La Force le voulut aller dire au maréchal de Villeroy, et alla l’après-dînée chez lui avant l’heure du conseil. Il y voulut entrer par le grand cabinet où on alloit le tenir. Le maréchal de Tallard, qui lui en vit prendre le chemin lui demanda où il alloit, et lui dit que, s’étant trouvé tête à tête avec le maréchal de Villeroy, il s’étoit endormi ; sur quoi, il étoit venu ’dans ce cabinet attendre. M. de La Force, qui craignoit les secouades du maréchal, s’y achemina toujours pour s’y faire écrire ; en entrant il trouva Falconnet, médecin de Lyon, qui étoit toujours chez lui, qui lui demanda où il alloit. Il le lui dit, et ce que lui avoit dit aussi le maréchal de Tallard. Le bonhomme, qui n’y entendoit pas finesse, lui répondit : « Ses gens le disent ; qu’il dort, mais, comme j’étois avec lui, M. le duc du Maine est entré, un instant après M. le maréchal de Villars, et aussitôt on a fermé la porte, et il y a déjà du temps. »

Dès que je fus arrivé, ce fut la première chose que me dit le duc de La Force. Un peu après nous vîmes venir le maréchal de Villars, par la porte ordinaire, qui avoit fait le tour ; puis, à distance raisonnable, M. du Maine par la porte de chez le roi ; enfin le maréchal de Villeroy après lui. Cette manière d’entrer me frappa, et me fit presser M. de La Force de le dire à M. le duc d’Orléans dès qu’il arriveroit ; il le fit. Moi, cependant, je fus pris par M. le Duc, qui me dit qu’il m’avoit cherché aux Tuileries. Je le priai de s’y trouver le soir, et que je n’y manquerois pas ; que j’y avois été la veille trop tard, et que je lui dirois pourquoi. Je coupai court ainsi, et me séparai de lui en hâte de peur d’être remarqué, ce qu’on craint toujours quand on sent qu’il y a de quoi. Après le conseil, M. le duc d’Orléans pria fort à propos les princes, qui toutes les semaines alloient chasser chez eux, de ne s’absenter point à cause de l’examen de l’arrêt du conseil en cassation de ceux du parlement, et indiqua un conseil extraordinaire de régence pour le jeudi suivant après dîner, qu’il colora même de l’expédition de quelques affaires du conseil qui finissoit, et qu’il laissa exprès en arrière. On ne peut croire combien ce conseil indiqué au jeudi après dîner servit à couvrir le projet.

Rentré chez moi, je ne songeai qu’à compasser mon heure des Tuileries pour ne pas manquer M. le Duc une seconde fois. Je priai Louville de m’y conduire pour dépayser mes gens qui ne m’avoient jamais vu aller aux promenades publiques. Louville traversa le jardin, et je trouvai M. le Duc au second tour de l’allée du rendez-vous. Je lui fis d’abord mes excuses de la veille, et lui dis ce qui me l’avoit fait manquer. Après je lui demandai à quoi il en étoit avec Son Altesse Royale. Il me dit qu’il avoit peine à se résoudre. Je lui répondis que je ne m’en étonnois pas, que l’article de M. son frère étoit une grande enclouure, et que c’étoit à lui à l’ôter. Il se récria comme il avoit accoutumé de faire là-dessus, me fit le récit, tel qu’il lui plut, de sa sortie de France, et en conclut ce qu’il voulut. Je repris son narré, et lui fis remarquer que ce qu’il me faisoit l’honneur de me dire étoit vrai sans doute, puisqu’il me le donnoit pour tel ; mais qu’il falloit pourtant qu’il m’avouât que c’étoit une de ces vérités qui ne sont pas vraisemblables, qu’un prince de cet âge fît une première sortie, et pour pays étranger si éloigné, sans en rien dire à Mme sa mère ni à lui, et que, faisant cette équipée, il trouvât d’anciens domestiques de la maison pour le suivre sans en avertir, un gentilhomme entre autres, dont il me faisoit l’éloge ; que, de plus, cette sortie étoit arrivée lors du plus opiniâtre déni de justice et de jugement de leur procès avec les bâtards ; que je le suppliois de bien remarquer combien cette circonstance étoit aggravante.

Je vis sourire M. le Duc, autant que l’obscurité me le put permettre, et non seulement il se démêla mal de la réponse, mais je sentis qu’il ne cherchoit pas trop à bien sortir de l’embarras de mon argument. Il sauta à me dire que le tout dépendoit de M. le duc d’Orléans ; qu’un établissement trancheroit tout, et s’échauffant de raisonnement là-dessus, il passa jusqu’à me répondre du retour de son frère, pourvu qu’il fût seulement bien assuré d’un grand gouvernement il me l’avoit déjà dit à l’hôtel de Condé. J’insistai sur sa caution, et quand je l’eus bien prise, je souris à mon tour, et lui prouvai par son dire qu’il sentoit donc bien qu’il étoit maître du retour de son frère, de quelque manière qu’il se fût éloigné de lui. Cette conséquence l’embarrassa davantage ; il allégua des distinctions comme il put, mais toujours buté à un établissement sûr, et donnant pour expédient le dépouillement de M. du Maine.

Là-dessus longs propos, la plupart tenus de part et d’autre dès l’hôtel de Condé. J’insistai principalement sur deux points, le danger des mouvements dans l’état et la considération du comte de Toulouse ; mais rien n’y fit. Je trouvai un homme fermé à ne pas manquer une occasion, peut-être unique, d’aller à son but et à ne se plus fier aux paroles du régent. Il me le répéta vingt fois, convenant que ce qui regardoit le duc du Maine eût été mieux à remettre, mais protestant qu’il ne seroit plus assez sot pour s’y exposer. Il ajouta que de cette affaire M. le duc d’Orléans sauroit à quoi s’en tenir avec lui ; qu’il étoit vrai que Son Altesse Royale n’avoit guère affaire de lui ; mais que, comme que ce fût, de l’éducation dans le vendredi suivant dépendoit son attachement sans réserve ou son éloignement pareil. Je répondis que le régent et le second homme de l’État avoient besoin l’un de l’autre, l’un à la vérité bien plus et l’autre beaucoup moins, mais toujours un besoin réciproque d’union, de satisfaction, qui influoit sur l’État ; que l’intérêt de tous les deux étoit d’ôter au duc du Maine l’éducation du roi par toutes les raisons déjà tant répétées ; conséquemment que je croyois aussi qu’il devoit s’en reposer sur Son Altesse Royale, et ne la pas réduire à l’impossible sur M. de Charolois, au danger de la guerre civile pour le temps mal choisi. « Voyez-vous, monsieur, reprit M. le Duc avec vivacité, tout ceci n’est qu’un cercle. La guerre civile, je vous l’ai déjà dit, elle n’est pas à craindre ; et danger pour danger, elle la seroit moins à cette heure qu’en différant, parce que plus les bâtards iront en avant, plus ils fortifieront leur parti. Il faudra bien finir par ôter l’éducation à M. du Maine de votre aveu et de celui de M. le duc d’Orléans, qui sans cela est le premier perdu ; or, s’il se veut bien perdre en différant toujours, tantôt pour une raison, tantôt pour une autre, comme il fait malgré tant de paroles données depuis la mort du roi, je ne veux pas me perdre, moi ; et la guerre civile, soit pour me conserver contre les bâtards, soit contre eux, en les ayant laissés trop croître, sera cent fois pis qu’à présent : de plus c’est que je n’en crois point. Le comte de Toulouse est trop sage, et son frère trop timide. Cette raison, ne la rebattons donc plus. [Pour] mon frère, que M. le duc d’Orléans s’engage, et qu’il s’en fie à moi. Le lit de justice tenu, il aura le temps d’arranger ce qu’il faut à mon frère, qui reviendra du moment que l’arrangement sera prêt. — Mais, monsieur, lui dis-je, faut-il trahir un secret ? Vous êtes assez honnête homme pour pouvoir vous tout confier ; mais gardez-vous d’en laisser rien voir à M. le duc d’Orléans ; car c’est de lui que je le tiens, et je crois nécessaire de vous en informer pour vous montrer que nous en savons plus que vous ne pensez sur M. votre frère. — Qu’y a-t-il donc ? » me répondit-il avec émotion et avec toute assurance de garder le secret.

Je ne m’en souciois guère ; mais il étoit à propos de le lui beaucoup demander, pour lui faire une impression plus forte. Je lui dis donc que nous ne pouvions pas douter, par des lettres interceptées, et ce que je ne lui dis pas par des lettres d’Albéroni au duc de Parme, que, parmi les remises qui se faisoient d’Espagne en Italie pour le projet qui est sur le tapis, il y en eût dix mille pistoles pour un seul particulier. Je dis particulier, et lui spécifiai bien, comme il étoit vrai, que ce n’étoit ni potentat, ni fournisseur, ni banquier, d’où la conclusion étoit aisée à tirer que cette gratification si forte ne pouvoit regarder un particulier moindre que M. le comte de Charolois.

Là-dessus M. le Duc me témoigna le plaisir que je lui faisois de cette confiance, et me fit le détail de la suite légère de M. son frère, telle qu’il ne se pourroit passer pour quoi que ce fût de tant soit peu important et encore pour des choses pécuniaires du sieur de Billy, cet ancien gentilhomme de leur maison, qu’il m’avoit tant vanté. Il ajouta que Billy étoit entièrement incapable d’entrer en rien ni de savoir quoi que ce fût, sans lui en rendre compte, et puis me protesta non seulement avec serment, mais avec un air de vérité et de sincérité qui me convainquit, qu’il n’en avoit pas la moindre notion, ni même aucune que son frère fût en commerce avec le cardinal Albéroni ni avec personne en Espagne. Cela me soulagea fort à savoir, et je ne le lui dissimulai pas. Il me parla encore de Mlle de Valois, et sur cela je battis la campagne tant que je pus à cause du prince de Piémont. M. le Duc ne m’en pressa pas tant qu’il avoit fait à l’hôtel de Condé, soit qu’il eût réfléchi sur la difficulté d’une dot pour deux, ou que, tout occupé de son affaire, il se passât volontiers à un gouvernement pour M. son frère.

Il me pressa ensuite de voir M. le duc d’Orléans le lendemain matin chez lequel il devoit aller ce même lendemain l’après-dînée, de me mettre en sa place sur le peu de réalité de ses paroles, et sur le danger qu’il y auroit en attendant ; puis me répéta avec feu que, [de] ce qui se passeroit le vendredi prochain, et non un jour plus tard, dépendroit aussi de son dévouement ardent et entier pour M. le duc d’Orléans, ou de ne vouloir pas aller pour son service d’où nous étions au grand rond des Tuileries, au bord presque duquel nous nous entretenions pour pouvoir voir dans l’obscurité autour de nous. Il ne se contenta pas de me répéter la même déclaration ; mais il me pria de la faire de sa part au régent, et d’y ajouter que, s’il n’avoit l’éducation le vendredi suivant, il lui en resteroit un ressentiment dans le cœur, dont il sentoit bien qu’il ne seroit pas maître, et qui lui dureroit toute sa vie.

Je me débattis encore là-dessus tant que je pus ; mais enfin il me força par me dire que, puisqu’il trouvoit fort bon que j’appuyasse mes raisons, il avoit droit aussi d’exiger de moi que je ne cachasse rien à M. le duc d’Orléans de ce qu’il désiroit qui passât à lui par moi de sa part. À bout donc sur ce beau message je crus, à voir une détermination si forte, qu’à tout hasard je devois l’entretenir dans la bonne humeur où je l’avois laissé sur nôtre rang à l’égard des bâtards. Je finis la conversation par là, et il me promit de lui-même, sans que je l’en priasse, de dire le lendemain à M. le duc d’Orléans que, toute réflexion faite, leur réduction à leur rang de pairie parmi les pairs étoit ce qui lui paraissoit le meilleur à suivre des trois projets de déclarations ou d’édits qu’il lui avoit présentés. Je sentis bien qu’en effet je l’en avois persuadé dès l’hôtel de Condé ; mais je ne sentis pas moins qu’il vouloit me plaire et me toucher par un endroit aussi sensible pour émousser mes raisons de ne pas toucher au duc du Maine.

Nous nous séparâmes avec un rendez-vous à la même heure et au même lieu pour le lendemain, afin de nous dire l’un à l’autre ce qui se seroit passé avec M. le duc d’Orléans ; et M. le Duc, en me quittant, me fit excuses de toutes les peines qu’il me donnoit, et les compliments de la plus grande politesse, à quoi je répondis par tous les respects dus. Je lui fis excuse de ne l’accompagner pas dans le jardin ; il prit par une allée, moi par une autre ; et, pour cette fois, je trouvai mes gens où je leur avois dis, et je m’en retournai chez moi.




  1. Cette locution équivaut à sans se soucier de l’un plus que de l’autre.