Mémoires (Saint-Simon)/Tome 16/8

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CHAPITRE VIII.


Scélératesses semées contre M. le duc d’Orléans. — Manèges et forte déclaration de Cellamare. — Manège des Anglois pour brouiller toujours la France et l’Espagne, et l’une et l’autre avec le roi de Sicile. — Cellamare se sert de la Russie. — Projet du czar. — Son ministre en parle au régent et lui fait inutilement des représentations contre la quadruple alliance. — Cellamare s’applique tout entier à troubler intérieurement la France. — Le traité s’achemine à conclusion. — Manèges à l’égard du roi de Sicile. — Le régent parle clair au ministre de Sicile sur l’invasion prochaine de cette île par l’Espagne, et peu confidemment sur le traité. — Convention entre la France et l’Angleterre de signer le traité sans changement, à laquelle le maréchal d’Huxelles refuse sa signature. — Cellamare présente et répand un peu un excellent mémoire contre le traité, et se flatte vainement. — Le ministre de Sicile de plus en plus alarmé. — Folie et présomption d’Albéroni. — Efforts de l’Espagne à détourner les Hollandois de la quadruple alliance. — Albéroni tombe rudement sur Monteléon. — Succès des intrigues de Cadogan et de l’argent de l’Angleterre en Hollande. — Châteauneuf non suspect aux Anglois, qui gardent là-dessus peu de mesures. — Courte inquiétude sur le nord. — Le czar songe à se rapprocher du roi Georges. — Intérêt de ce dernier d’être bien avec le czar et d’éviter toute guerre. — Ses protestations sur l’Espagne. — Les Anglois veulent la paix avec l’Espagne, et la faire entre l’Espagne et l’empereur, mais à leur mot et au sien. — Monteléon y sert le comte Stanhope outre mesure. — Le régent, par l’abbé Dubois, aveuglément soumis en tout et partout à l’Angleterre, et le ministère d’Angleterre à l’empereur. — Embarras de Cellamare et de Provane. — Bruits, jugements et raisonnements, vagues instances et menées inutiles. — Menées sourdes du maréchal de Tessé avec les Espagnols et les Russes. — Le régent les lui reproche. — Le régent menace Huxelles de lui ôter les affaires étrangères, et le maréchal signe la convention avec les Anglois, à qui Châteauneuf est subordonné en tout en Hollande. — Efforts de Beretti à la Haye. — Embarras de Cellamare à Paris.


Pendant que le pape aussi bien que toute l’Europe, donnoit sa principale attention aux desseins de l’Espagne prêts à éclore, et aux succès qu’auroient les entreprises de cette couronne, Bentivoglio, nonce de Sa Sainteté à Paris, occupé des affaires de la constitution, condamnoit le silence de Sa Sainteté, et ne cessoit de lui représenter, etc.

La conservation si précieuse de la personne sacrée du roi étoit aussi ce qui servoit de prétexte aux discours que les malintentionnés répandoient sans beaucoup de ménagements pour alarmer le public et pour l’animer contre M. le duc d’Orléans. Les faux bruits qu’ils suscitoient étoient fomentés par Cellamare, ambassadeur d’Espagne à Paris. Son but apparent étoit d’empêcher la conclusion de la quadruple alliance ; et, pour y réussir, il se croyoit tout permis. Il crut qu’il n’avoit pas un moment à perdre quand il vit arriver à Paris le comte Stanhope, secrétaire d’État et ministre confident du roi d’Angleterre. Comme il devoit ensuite passer à Madrid, Cellamare se donna de nouveaux mouvements, non seulement auprès des ministres étrangers, mais encore dans l’intérieur du royaume, pour traverser l’union et la consommation des projets du régent et du roi d’Angleterre. Cellamare, immédiatement après l’arrivée du comte de Stanhope, déclara que, si le régent entroit dans les propositions de cette couronne au sujet de la quadruple alliance ou dans quelque autre engagement contraire aux dispositions du roi d’Espagne, les liaisons que prendroit Son Altesse Royale produiroient une rupture ouverte entre Sa Majesté Catholique et elle, des maux infinis à la couronne de France, aussi bien qu’à celle d’Espagne, et certainement un préjudice égal aux intérêts particuliers et personnels de l’un et de l’autre de ces princes. Provane, ministre de Savoie, excité par Cellamare, fit ses représentations, avec tant de force que tous deux se flattèrent que le régent s’étoit borné à donner à Stanhope de bonnes paroles, et que Son Altesse Royale sans rien conclure gagneroit du temps, remettant à décider jusqu’à ce qu’elle eût reçu les réponses de Vienne, et vu quel seroit le succès de l’arrivée de la flotte d’Espagne aux côtes d’Italie, et du débarquement des troupes espagnoles. Il ne tenoit qu’à Cellamare de se détromper de ces idées. Stanhope qu’il vit ne lui dissimula pas ses sentiments ; il parut défenseur très âcre du projet de la quadruple alliance, regardée pour lors comme le moyen infaillible de maintenir la paix de l’Europe.

Cellamare déploya son éloquence pour combattre ce plan et pour en faire voir l’injustice ; il ne réussit qu’à s’assurer que Stanhope, ainsi que les autres ministres Anglois, s’étudioit à semer la jalousie entre les cours de France et d’Espagne, et que, dans la vue de les priver l’une et l’autre des secours du roi de Sicile, ses artifices tendoient à rendre ce prince également suspect à Paris et à Madrid. Il en avertit Provane, qui d’ailleurs parut alarmé par les discours positifs que tenoit le ministre d’Angleterre, car il assuroit sans le moindre doute que le roi d’Espagne accepteroit sans hésiter le projet qu’il alloit incessamment lui porter. Stanhope prétendoit le savoir certainement de l’envoyé du roi son maître à Madrid. Il ajoutât avec la même certitude que Sa Majesté Catholique abandonneroit les intérêts du roi de Sicile, et que pour le dépouiller de son nouveau royaume elle uniroit ses armes à celles des alliés, si le roi d’Angleterre se relâchoit sur l’article de la Sardaigne. Cellamare fit encore agir l’envoyé de Moscovie. Le czar, impatient de faire figure en Allemagne, et de se mêler des affaires de l’empire, prétendoit réussir en son dessein en se liant au roi de Suède, et prenant pour prétexte de soutenir les droits du duc de Mecklembourg. Il étendoit encore ses vues plus loin : son intention étoit de se venger du roi d’Angleterre, en faisant valoir les droits du roi Jacques. Il vouloit porter ce prince à la guerre en Écosse, le soutenir par une armée de soixante mille hommes, pendant que le czar maintiendroit pour l’appuyer une flotte de quarante navires de ligne dans la mer Baltique et plusieurs galères.

Ce projet étant concerté avec le roi de Suède qui n’étoit pas moins irrité contre le roi Georges, et qui ne désiroit pas moins se venger de sa perfidie que le czar, Cellamare avoit, par ordre de son maître, fait passer un émissaire secret à Stockholm, et cependant l’union étoit intime entre le ministre d’Espagne et celui de Moscovie résidant tous deux à Paris. Ce dernier parla donc au régent dans les termes que lui prescrivit Cellamare, et pour appuyer les représentations qu’il fit à Son Altesse Royale contre la quadruple alliance, il l’assura que tout étoit disposé à former incessamment une alliance entre les princes du nord, qui seroit également utile à la France et au maintien de la paix, puisqu’elle empêcheroit également et l’empereur et le roi d’Angleterre de troubler l’une et l’autre ; qu’il seroit, par conséquent, plus utile au roi et plus avantageux de favoriser ces liaisons et d’y entrer, que de persister à soutenir le projet proposé par le roi d’Angleterre. Ces représentations inutiles furent éludées par une réponse douce et honnête du régent, dont l’envoyé de Moscovie ne fut pas content. Il pria Cellamare d’en informer le roi d’Espagne, et de lui demander des ordres positifs aussi bien que des pouvoirs, pour traiter ensemble quand les réponses du czar arriveroient, et pour former une ligue capable de tenir tête à celle des François et des Anglois, puisqu’on ne pouvoit plus douter que le projet pernicieux de la France et de l’Angleterre n’eût incessamment son exécution. Les Hollandois commençoient même à se montrer plus faciles, et les ministres de la régence, voyant la conduite de l’ambassadeur de France à la Haye, sembloient se laisser entraîner au torrent.

Cellamare commençoit donc à réduire et à fonder ses espérances uniquement sur les dispositions qu’il croyoit voir en France en faveur du roi d’Espagne. Il ramassoit les discours qu’on tenoit dans le public, et, soit pour plaire à Sa Majesté Catholique, soit pour faire sa cour à Albéroni, il assuroit que les François parloient avec autant de joie que d’étonnement de la flotte que l’Espagne avoit mise en mer, que les voeux, publics étoient pour le succès heureux de cette entreprise, et que, si la cour pensoit différemment, les intérêts particuliers de ceux qui gouvernoient n’empêchoient pas la nation de faire voir ses sentiments. Dans ces favorables dispositions, Cellamare continuoit, disoit-il, de cultiver la vigne sans toutefois porter la main à cueillir les fruits qui n’étoient pas encore mûrs. On vendoit déjà publiquement les premiers raisins destinés à adoucir la bouche de ceux qui devoient tirer le vin, on se disposoit ensuite à porter chaque jour au marché les autres qui demeuroient sur la paille. C’étoit sous ces expressions figurées que Cellamare cachoit ses manèges secrets, mais, il ne dissimuloit pas l’espérance qu’il avoit conçue d’une division prochaine entre la cour et le parlement, dont il se persuadoit que les suites éclatantes produiroient de grands changements. Il comptoit que le parlement étoit appuyé par le duc du Maine, le comte de Toulouse et les maréchaux de Villeroy et de Villars, et qu’enfin, dans la disposition où les esprits étoient, le régent craindroit au moins autant que les Anglois d’en venir à une rupture ouverte avec l’Espagne, événement que les ministres de Sa Majesté Catholique croyoient que le roi d’Angleterre éviteroit avec la dernière attention, persuadés même que le voyage du comte de Stanhope à Madrid étoit une preuve du désir que la cour d’Angleterre avoit de trouver quelque expédient pour n’en pas venir à une rupture qui certainement déplairoit fort à la nation Anglaise.

Cette crainte faisoit peu d’impression sur l’esprit du régent et du roi Georges. Stanhope régla les articles du traité ; les difficultés qui suspendoient son exécution s’aplanirent. La principale étoit celle qui regardoit les garnisons qui seroient mises dans les places de Toscane. Le ministre d’Angleterre le dressa de manière qu’il ne douta plus qu’elle ne dût passer au moyen des ménagements qu’il se flattoit d’y avoir apportés. L’ambassadeur de l’empereur en parut content, et comme, la satisfaction de ce prince étoit le point de vue du roi d’Angleterre, Stanhope crut tout achevé si le traité plaisoit à la cour de Vienne. Il s’embarrassoit beaucoup moins de celle d’Espagne, et si Albéroni prétendoit exécuter les menaces qu’il avoit faites de se porter aux dernières violences à l’égard des Anglois, négociants en Espagne, l’expédient dont le ministre d’Angleterre prétendoit user pour réprimer ces violences étoit d’en informer sur-le-champ l’amiral Bing. Il falloit aussi rompre toute intelligence entre le roi d’Espagne et le roi de Sicile, car il étoit assez incertain quelles liaisons ces princes pouvoient avoir prises ensemble.

Le roi de Sicile aimant toujours à négocier, avoit eu à Madrid des ministres avec caractère public, et plusieurs agents secrets. Provane étoit encore à Paris sans caractère, mais très attentif à toutes les démarches de Stanhope, et très exact à faire savoir à son maître ce qu’il pouvoit en découvrir. Il croyoit encore que l’intérêt de ce prince et celui du roi d’Espagne étoit le même, et par cette raison, il cultivoit avec soin l’ambassadeur d’Espagne. Ce dernier étoit persuadé de son côté que le roi son maître devoit ménager le roi de Sicile, et sur ce fondement, il n’oublioit rien pour fortifier Provane dans les sentiments qu’il témoignoit, et pour le mettre en garde contre les artifices qu’il disoit que la France et l’Angleterre employoient pour semer les soupçons, et faire naître la mauvaise intelligence entre la cour de Madrid et celle de Turin. Il fit donc voir à Provane la réponse nette et décisive qu’Albéroni avoit rendue au colonel Stanhope au sujet du projet du traité. Cette preuve toutefois ne fut pas assez forte pour déraciner les défiances d’un ministre du duc de Savoie, et Provane, persuadé qu’il convenoit aussi au roi d’Espagne d’être parfaitement uni avec le roi de Sicile, douta néanmoins si Sa Majesté Catholique s’intéresseroit pour lui vivement et sincèrement. Stanhope ne manqua pas d’ajouter par ses discours de nouvelles inquiétudes à celles que Provane lui fit paroître. Il lui dit que ce prince devoit craindre les promesses trompeuses d’Albéroni ; que le roi d’Espagne auroit déjà souscrit au projet de paix si la cession eût été ajoutée en sa faveur aux conditions proposées à Sa Majesté Catholique. Stanhope ajouta qu’Albéroni en avoit fait la confidence au colonel Stanhope, son cousin, envoyé d’Angleterre à Madrid, offrant même d’accepter encore, nonobstant le débarquement que la flotte d’Espagne avoit peut-être fait alors en Italie ; qu’il avoit dit de plus que cette flotte se joindroit à l’escadre Anglaise pour faire ensemble la conquête de la Sicile. Provane étonné combattit le discours de Stanhope, en disant que Cellamare lui avoit communiqué les lettres d’Albéroni, directement contraires aux relations du colonel Stanhope. Le comte de Stanhope répondit qu’Albéroni tenoit deux langages ; qu’il tromperoit les Anglois si la flotte réussissoit ; que, si l’entreprise manquoit, le roi de Sicile seroit sacrifié ; que d’ailleurs un prince si prudent, si éclairé, devoit connoître qu’il ne pouvoit espérer aucun avantage solide en Italie de l’union qu’il formeroit avec l’Espagne, parce que l’année suivante l’empereur se vengeroit des liaisons prises à son préjudice ; que l’unique voie d’obtenir des avantages dont la durée seroit sûre étoit d’entrer dans l’alliance proposée.

Le régent parla plus clairement encore à Provane, et voyant qu’il flottoit encore entre les derniers discours du comte de Stanhope et les assurances contraires d’Albéroni, lui offrit de parier que la flotte d’Espagne faisoit voile vers la Sicile, et qu’elle débarqueroit sur les côtes de cette île. Ce prince ajouta qu’on soupçonnoit le roi de Sicile d’être en cette occasion de concert avec le roi d’Espagne, et même disposé de remettre entre les mains des Espagnols quelques places de Sicile pour la sûreté du traité. Provane, surpris, voulut effacer un tel soupçon comme injurieux à son maître. Il assura que ce prince seconderoit de toutes ses forces l’opposition que le régent apporteroit aux desseins du roi d’Espagne si Son Altesse Royale vouloit en concerter les moyens ; mais elle répondit qu’elle régleroit ses démarches suivant les événements que produiroit l’entreprise de la flotte d’Espagne, la paix de l’empereur avec les Turcs, et la ligue du nord ; que, jusqu’au dénouement de ces grandes affaires, il ne convenoit pas aux intérêts du roi de prendre aucun parti décisif ; que, sur ce fondement, elle venoit de déclarer au comte de Stanhope qu’elle ne signeroit la quadruple alliance qu’après que l’empereur se seroit désisté de la difficulté qu’il formoit sur le projet de la paix, et qu’après que les Hollandois se seroient engagés dans l’alliance comme garants des promesses du roi d’Angleterre ; elle ajouta qu’elle prévoyoit qu’ils auroient peine à s’en charger, et que, d’un autre côté, elle trouveroit les Anglois opposés à rompre les premiers avec l’Espagne, et retenus par la crainte d’exposer leur commerce. Tout étoit cependant réglé entre les cours de France et d’Angleterre, on s’obligeoit de part et d’autre à signer une convention portant que le roi et le roi d’Angleterre ne souffriroient aucun changement au projet du traité de paix. Il devoit être inséré de mot à mot dans la convention, aussi bien que la promesse de le signer dès que le ministre de l’empereur à Londres auroit pouvoir de le signer pareillement au nom de son maître.

Ce fut à cette occasion que le maréchal d’Huxelles, président du conseil établi pour les affaires étrangères, refusa sa signature. Le comte de Cheverny, conseiller du même conseil, qui subsistoit encore, se montra plus facile. L’ambassadeur d’Espagne, persuadé des dispositions du premier, comptoit toujours que les sollicitations de Stanhope seroient infructueuses, et que la cour de France étoit encore éloignée de souscrire à la quadruple alliance. Il voyoit cependant, disoit-il, un nuage épais et noir, qu’il falloit dissiper ; mais se confiant en son éloquence, il se flatta d’éclaircir les ténèbres par un mémoire qu’il fit pour combattre les oppositions d’Angleterre, et la négociation qu’il s’agissoit alors de conclure. On disoit à Paris qu’elle l’avoit été peu de jours auparavant dans un souper que le régent avoit donné à Stanhope au château de Saint-Cloud. Cellamare ne le pouvoit croire, persuadé que Son Altesse Royale attendoit le retour d’un courrier dépêché à Vienne, et que jusqu’à son arrivée les instances de Stanhope n’ébranleroient pas la volonté du régent. Ainsi le moment lui parut propre à communiquer à Son Altesse Royale, ensuite aux maréchaux d’Huxelles et de Villeroy, le mémoire qu’il avoit fait contre les propositions du ministre d’Angleterre. Outre la force des raisons contenues dans ce mémoire, Cellamare espéroit beaucoup des ministres de Moscovie et de Sicile. Le premier s’opposoit ouvertement à la quadruple alliance jusqu’au point d’avoir présenté un mémoire au régent pour la combattre. Le second n’avoit rien oublié pour détourner Son Altesse Royale de s’unir si étroitement avec les Anglois. Il avoit peint le génie et les maximes de la nation avec les couleurs qui convenoient le mieux pour détourner tout François de prendre confiance en elle ; mais la ferveur de Provane se ralentissoit, il ne savoit plus quel langage il devoit tenir, et depuis quelques jours, il paraissoit tout hors de lui, et consterné d’avoir appris de Stairs que la flotte d’Espagne faisoit voile vers la Sicile.

Cellamare n’avoit pu opposer aux assurances certaines de Stairs que des raisonnements vagues et des présomptions, que les forces d’Espagne n’agiroient que de concert avec le roi de Sicile, avouant au reste qu’il ignoroit absolument les ordres dont les commandants de la flotte et des troupes étoient chargés. Il étoit vrai qu’Albéroni ne l’en avoit pas instruit ; mais il lui avoit communiqué, sous un grand secret et par des voies détournées, les propositions dures que le roi d’Espagne avoit faites au roi de Sicile, et Cellamare avoit pénétré que, nonobstant le secret qui lui étoit recommandé, le régent avoit eu connoissance de ces propositions. Ce ne pou voit être par la cour de Turin, car alors le roi de Sicile se flattoit encore de réussir dans sa négociation à Madrid ; il croyoit avoir fait toutes les offres que le roi d’Espagne pouvoit attendre et désirer de sa part, et si le roi d’Espagne avoit gardé si longtemps le silence, le roi de Sicile ne sembloit l’attribuer qu’au désir qu’il avoit de voir, avant conclure, quel seroit le succès de ses premières expéditions. Il étoit persuadé, et même plusieurs ministres d’Espagne croyoient pareillement que, sans une union intime avec lui, l’Espagne ne réussiroit pas dans ses projets ; que, si l’intelligence étoit bien établie, et les entreprises faites de concert, le Milanois seroit bientôt enlevé aux Impériaux, qui déjà même songeoient à retirer leurs troupes à Pizzighittone et à Mantoue. Mais Albéroni prévenu de ses propres talents, enivré de ce qu’il croyoit avoir fait pour l’Espagne, comptoit de pouvoir se passer de l’alliance et des secours de tous les potentats de l’Europe ; sûr du succès de ses projets, il n’étoit plus occupé que de savoir ce qu’on disoit de lui dans les pays étrangers. Il espéroit que sa curiosité seroit payée par les louanges qu’on donneroit de toutes parts à ses lumières, à sa vigilance, à son activité, et par la comparaison flatteuse que chacun selon lui devoit faire de la misère précédente où les rois d’Espagne s’étoient vus depuis longtemps réduits, avec l’état de splendeur, de force et de puissance où ses soins avoient enfin fait remonter le roi Philippe. C’étoit aux talents d’un tel ministre, infiniment supérieur dans sa pensée à tous ceux qui l’avoient précédé en de pareils postes, que Sa Majesté Catholique devoit, disoit-il, le bonheur d’être désormais regardée avec respect et non traitée comme un petit compagnon.

Il vouloit que ces hautes idées fussent principalement données en Hollande, parce que l’accession de la république à la quadruple alliance étoit toujours douteuse. Ainsi, Cellamare, Monteléon et Beretti, comme étant les ministres du roi d’Espagne qui se trouvoient le plus à portée d’agir utilement auprès des États généraux, soit par écrit, soit par leurs discours, reçurent des ordres nouveaux et pressants d’employer tout leur savoir-faire pour exciter toute l’attention de la république sur les suites funestes qu’elle devoit craindre pour son gouvernement, si elle se laissoit entraîner aux sollicitations qu’on ne cessoit de lui faire d’entrer dans la quadruple alliance. Ces ministres devoient en parler sans ménagement comme d’un projet injuste, abominable, criminel, dont l’unique but étoit de soutenir les intérêts particuliers et personnels du roi Georges et ceux du régent ; projet si détestable, disoit Albéroni, que l’univers étoit étonné que la Hollande l’eût seulement écouté ; que bientôt elle s’en repentiroit et confesseroit humblement qu’en l’écoutant seulement elle se mettoit la corde au cou. Ces invectives, et tant d’épithètes que la passion dictoit à Albéroni, seroient cependant tombées, même de son aveu, si les Anglois eussent offert la restitution de Gibraltar ; mais, pour l’obtenir, il falloit, suivant la pensée d’Albéroni, un ambassadeur à Londres plus fidèle à son maître que Monteléon ne l’étoit au roi d’Espagne. Le cardinal l’accusoit de faire en Angleterre le métier de marchand bien plus que celui de ministre. Il lui reprochoit de dire que l’air de Londres lui étoit mauvais, que sa santé y dépérissoit, prétexte qu’il cherchoit pour aller jouir quelque part en repos de ses gains illicites, aussi condamnable dans sa sphère que l’étoit dans la sienne Cadogan, insigne voleur, fripon achevé, qui avoit enlevé de Flandre plus de deux cents mille pistoles, indépendamment des autres vols ignorés, enfin vrai ministre d’iniquité.

Pendant qu’Albéroni déclamoit à Madrid, Cadogan agissoit en Hollande, et pour engager cette république à souscrire à la quadruple alliance, il n’épargnoit ni présents ni promesses. Les parents de sa femme, puissants à Amsterdam, travailloient à rendre utiles les moyens qu’il mettoit en usage pour assurer le succès de ses négociations. Les personnes privées, les magistrats mêmes, touchés de l’appât d’un gain que peut-être ils ne croyoient pas contraire aux intérêts de leur patrie, se permettoient sans scrupule d’agir et de conseiller au préjudice de l’Espagne. Beretti, malgré sa vivacité, cédoit à la nécessité du temps ; il conseilloit à son maître de dissimuler, de suspendre tout ressentiment, et de remarquer seulement ceux qui, dans ces temps difficiles, feroient paroître de bonnes intentions. Il mettoit dans ce nombre Vander Dussen, chef de la députation de la province de Zélande, qui tout nouvellement l’avoit assuré que cette province désiroit toutes sortes d’avantages au roi d’Espagne, et que l’expérience feroit voir comment elle se comporteroit. Beretti s’appuyoit encore sur l’éloignement et sur la crainte que la province de Hollande et la ville d’Amsterdam en particulier avoient témoignée jusqu’alors, d’engager la république à soutenir une partie des frais de la guerre que le traité proposé pourroit entraîner, d’autant plus que ces dépenses retomberoient principalement sur la ville et sur la province, qui, dans les répartitions, supportent toujours le poids le plus pesant des charges de l’État.

En effet, il s’étoit tenu quelque temps auparavant une conférence entre les deux ministres d’Angleterre en Hollande, Paneras, bourgmestre régent, et Buys, pensionnaire de la ville d’Amsterdam. Ce dernier avoit représenté aux Anglois qu’une des clauses du projet de l’alliance portoit : « Que, si malheureusement toutes les conditions n’étoient pas acceptées, les alliés prendroient les mesures convenables pour en procurer l’accomplissement et le rétablissement du repos de l’Italie. » Qu’une telle clause causoit une juste inquiétude aux Provinces-Unies en leur donnant lieu de craindre qu’elles ne fussent liées et forcées d’entrer dans toutes les mesures que l’Angleterre proposeroit dans la suite. Pancras et Buys protestèrent qu’un pareil scrupule venoit moins d’eux que des autres députés, mais qu’il étoit absolument nécessaire de le lever. Les ministres Anglois condescendirent à la proposition des deux magistrats, et pour dissiper l’alarme des Provinces-Unies, ils assurèrent qu’elles ne seroient engagées, en cas de refus, qu’à réunir leurs soins, leurs instances, leurs démarches, avec les alliés, et concerter avec eux les mesures qui seroient jugées les plus convenables ; qu’elles auroient, par conséquent, une entière liberté d’agréer ou de rejeter les mesures qu’on leur proposeroit, aussi bien que de proposer celles qu’ils croiroient plus conformes, soit à l’intérêt de leur État, soit à l’accomplissement du principal objet du traité. Unetelle déclaration, faite verbalement aux députés des affaires secrètes, parut suffisante pour calmer les soupçons d’esprits faibles et difficultueux, et pour engager la province de Hollande à souscrire au traité. Ce pas fait, les Anglois se promettoient que les États généraux se trouveroient trop engagés pour reculer. Ils étoient contents de la franchise et de la bonne volonté de Pancras et de Buys ; ils ne le furent pas moins de celle de Duywenworde, appelé depuis à la consultation de la même affaire. Tous convinrent unanimement qu’il ne suffisoit pas que l’Angleterre seule fît la déclaration proposée ; qu’il étoit nécessaire que la France la fît en même temps par son ambassadeur. Ils crurent que Châteauneuf ne répugneroit pas à la faire telle qu’ils la désiroient, parce qu’il avoit déjà dit aux députés d’Amsterdam l’équivalent de ce qu’on lui demandoit. Mais, s’agissant de faire une déclaration au nom du roi, ils comprirent que le ministre de Sa Majesté avoit besoin d’un ordre particulier et précis, pour s’en expliquer avec les députés aux affaires secrètes, et pour obtenir cet ordre du régent, ils avertirent les ministres du roi d’Angleterre à Londres qu’il étoit nécessaire d’engager l’abbé Dubois d’en écrire fortement à Son Altesse Royale. Les intentions et la conduite de Châteauneuf leur étoient fort suspectes ; ils observoient jusqu’à ses moindres démarches. S’il dépêchoit un courrier en France, ils l’accusoient de travailler secrètement à séduire la cour par de fausses représentations. Il parut en Hollande un écrit contre l’alliance ; le nommé d’Épine, agent du duc de Savoie auprès des États généraux, passa pour en être l’auteur ; les ministres anglois répandirent qu’il avoit été composé de concert avec l’ambassadeur de France, et que son neveu jésuite avoit eu part à l’ouvrage. Ils se plaignirent ouvertement des discours que Châteauneuf avoit tenus au greffier Fagel, prétendant que ce ministre avoit dit que les changements étoient si fréquents en Angleterre que le régent ne pouvoit compter sur les secours de cette couronne, et qu’il seroit contre la, prudence d’entrer en des engagements qui certainement conduiroient là France à la guerre, si les États généraux ne se liaient avec elle. Châteauneuf leur avoit dit à eux-mêmes que le roi comptoit que la république entreroit ouvertement et franchement dans la dépense et les risques, et comme le régent devoit donner son bon argent, il s’attendoit aussi que l’État en devoit faire de même quant à sa proposition ; que jamais Son Altesse Royale ne se seroit embarquée en cette affaire si elle n’avoit été positivement assurée qu’il en seroit ainsi. Sur de tels discours les Anglois se crurent en droit de dire que Châteauneuf avoit prévariqué, car enfin c’étoit un crime, à leur avis, de presser les États généraux de consentir à ce qui devoit être réservé pour faire la matière des articles secrets, avant que la république eût pris sa résolution sur l’alliance ; c’étoit agir contre les mesures prises, c’étoit gâter les affaires en Hollande, où le moyen infaillible de les perdre étoit de les précipiter ; un négociateur habile et sincère devoit savoir qu’on ne pouvoit amener l’État que par degrés à consentir au projet du traité ; il devoit agir sur ce principe, et par conséquent Châteauneuf n’étoit pas excusable, puisqu’il savoit, que les députés d’Amsterdam entendoient que leurs signatures les engageoient à prendre part à toutes les mesures qu’on jugeroit nécessaires pour l’exécution du traité, toutefois autant que leurs divisions et le mauvais état de leurs finances le pourroient permettre. Nonobstant cette clause qu’on pouvoit effectivement regarder comme un moyen, que le roi d’Angleterre laissoit aux Hollandois de s’exempter de toute contribution aux frais de la guerre que le traité pouvoit exciter, les ministres de ce prince ne pouvoient pardonner à Châteauneuf d’avoir laissé entendre au régent que les États généraux, entrant dans le traité, ne seroient tenus qu’à la simple interposition, de leurs bons offices. C’étoit à leur avis un crime à l’ambassadeur de France d’avoir donné lieu par sa conduite et par ses discours aux soupçons injurieux formés contre la pureté des intentions du régent ; ils assurèrent le roi leur maître que la déclaration demandée par quelques députés étoit un acte qui n’engageoit ni la France ni l’Angleterre, qu’il n’en avoit pas même été fait mention sur le registre des états ; que le Pensionnaire avoit seulement spécifié dans ses notes particulières, au bas du registre, en quels termes les députés désiroient que la déclaration fût conçue. Les termes étoient les suivants : « Que si, contre toute attente, les rois d’Espagne et de Sicile refusoient d’accepter les conditions stipulées pour eux dans ledit traité et qu’il fût nécessaire de prendre des mesures ultérieures, les États généraux seroient dans une entière liberté de délibérer par rapport auxdites mesures, comme ils étoient avant que d’avoir signé le traité. »

Ainsi, disoient Cadogan et Widword, c’étoit une malice noire et un dessein formé d’embrouiller le traité que le retardement que Châteauneuf apportoit à s’expliquer comme eux aux députés des affaires secrètes ; qu’un tel retardement pouvoit faire naître des jalousies incroyables ; et, sur ce fondement, ils pressèrent le roi leur maître de solliciter vivement cette déclaration de la part de la France, comme un moyen nécessaire pour fixer enfin l’incertitude de quelques provinces qui hésitoient encore de signer le projet de l’alliance, quoique la plus grande partie des députés des principales villes de Hollande fussent autorisés à consentir au traité. Le pensionnaire Heinsius et les autres ministres de Hollande qu’on avoit toujours regardés comme amis et partisans de l’Angleterre, employoient tous leurs soins à vaincre le répugnance de quelques magistrats d’Amsterdam, trop persuadés que, le principal bien de la république consistant à demeurer en repos, il ne lui convenoit pas de s’engager dans les nouveaux embarras que le projet dont il s’agissoit pouvoit produire. Quelques autres magistrats des autres grandes villes de la province de Hollande étoient aussi de la même opinion. Il falloit ramener ces esprits difficiles, et leur inspirer avant l’assemblée des États de la province l’unanimité de sentiments pour concourir tous à l’acceptation du traité.

Chaque jour la chose devenoit plus pressante : car alors le czar inquiétoit toutes les puissances du nord par les mouvements qu’il faisoit faire à sa flotte. Le roi d’Angleterre et les Hollandois étoient également alarmés des apparences qu’ils croyoient voir à une paix prochaine, suivie de liaisons secrètes entre le roi de Suède et le Moscovite. Quelques voyages du baron de Gœrtz, ministre confident du roi de Suède, autorisoient les soupçons qu’on avoit d’une alliance entre ces deux princes, et de la jonction de leurs flottes. L’ambassadeur d’Espagne en Hollande se flattoit plus que personne d’une diversion du côté du nord, et s’attribuoit tout le mérite de ce qu’elle produiroit de favorable aux intérêts de son maître, se donnant aussi la gloire de l’incertitude et même de la répugnance que la province de Hollande témoignoit à l’acceptation du traité, chaque fois que les États de la province se séparoient sans avoir de résolution sur ce sujet. Mais l’inquiétude que les négociations secrètes entre le roi de Suède et le czar avoient causée cessa bientôt. Le czar ne vouloit pas abandonner le roi de Prusse, et le roi de Suède refusoit alors de traiter avec les amis du czar. La conjoncture n’étoit pas favorable pour retirer ce que le roi de Prusse avoit acquis en Poméranie. Le roi de Suède, attendant un moment heureux, ne put s’accorder avec les Moscovites. Ainsi le czar, changeant de pensée, fit quelques démarches pour se réconcilier avec le roi d’Angleterre. Rien n’étoit plus à souhaiter pour le roi Georges. Il n’y avoit qu’à perdre pour lui et pour les Anglois dans une guerre contre la Moscovie ; les conséquences en pouvoient être fatales à ses États d’Allemagne, et quant aux Anglois, elle ruinoit sans profit un commerce avantageux à la nation. Il étoit d’ailleurs de l’intérêt de ce prince de conserver la paix en Europe, et la guerre pouvoit donner lieu à des révolutions dans la Grande-Bretagne. Persuadé de cette vérité, il témoignoit un désir ardent d’éviter toute rupture avec l’Espagne. Il vantoit les bons offices qu’il avoit rendus à cette couronne pour établir la paix générale en Europe. Il se plaignoit des mauvais traitements qu’il recevoit de la cour d’Espagne, en échange de ses attentions et de ses empressements pour elle. Mais il s’en plaignoit tendrement, et Stanhope eut ordre de mesurer les discours qu’il tiendroit à Madrid, et de faire ses représentations de manière que le roi d’Espagne, persuadé des bonnes raisons et de l’amitié du roi d’Angleterre, voulût bien, se porter à changer de conduite à son égard. Nancré étoit suspect aux ministres d’Angleterre. Stanhope eut ordre de le prier d’être témoin des représentations qu’il feroit, et de l’accompagner à l’audience d’Albéroni. Monteléon, ami de Stanhope, soupçonné même d’être intéressé à plaire au roi d’Angleterre et à ses ministres, n’avoit rien oublié pour préparer au négociateur un accueil favorable à la cour de Madrid, persuadé d’ailleurs qu’il se ressentiroit à Londres de la manière dont ce comte, ministre confident du roi d’Angleterre, seroit reçu en Espagne. Il assura donc, sur sa propre connoissance, que le comte de Stanhope avoit toujours été particulièrement porté pour les intérêts de l’Espagne, qu’il les regardoit comme inséparables de ceux de l’Angleterre, et sur la foi de Craggs, l’autre secrétaire d’État d’Angleterre, il répondit hardiment que le motif du voyage de Stanhope à Madrid étoit de porter à Sa Majesté Catholique non seulement des assurances, mais des preuves de l’amitié que le roi d’Angleterre avoit pour elle, et de l’attention très particulière de ce prince aux intérêts de l’Espagne. Ainsi, dans cette vue, Stanhope tenteroit tous les moyens possibles pour établir la tranquillité publique par une paix stable entre l’empereur et le roi d’Espagne ; autrement un ministre de cette sphère demeureroit tranquillement auprès de son maître et ne s’exposeroit pas aux risques d’une longue absence, simplement pour être porteur de propositions peu convenables à l’honneur et à la satisfaction d’un grand roi tel que le roi d’Espagne, et par ces considérations Monteléon conclut que ce voyage ne pouvoit causer aucun préjudice à l’Espagne. Toutefois, exagérant l’affection singulière du roi Georges aussi bien que son zèle et la droiture de ses intentions pour la paix, il avoit dit très clairement, et comme une preuve incontestable des sentiments de ce prince, qu’il se déclareroit ennemi de celui qui refuseroit d’accepter la proposition qu’il avoit faite.

Le public avoit lieu de juger que le refus ne viendroit pas de la part de l’empereur, et Monteléon, bien instruit de l’état des affaires de l’Europe, auroit eu peine à penser différemment. Mais comme il lui convenoit que le roi son maître fût persuadé de la sincérité du roi d’Angleterre et de ses ministres, il assura que la menace de ce prince regardoit uniquement la cour de Vienne, fondé sur ce que Craggs avoit dit que cette cour étoit inflexible sur les conditions du projet, qu’elle refusoit opiniâtrement les sûretés demandées pour les successions de Parme et de Toscane, qu’elle rejetoit avec une hauteur égale les changements proposés, enfin les autres conditions jugées si nécessaires, que sans elles les médiateurs ne pouvoient se charger de faire exécuter les traités ; mais que, si elle se rendoit trop difficile, flattée par l’espérance d’une paix prochaine avec les Turcs, ses prétentions étant connues, le plan seroit facile à changer ; qu’alors le roi d’Espagne connoîtroit l’injustice de ceux qui lui dépeignoient le ministère d’Angleterre comme partial pour l’empereur. Il y a des moments où les princes les plus liés d’intérêt pensent différemment, mais l’union entre eux est intime. Cette diversité de sentiments n’est qu’un nuage qui obscurcit la lumière du soleil pendant quelques instants sans l’éteindre. Le conseil de Vienne avoit fait plusieurs changements au projet envoyé de Londres. Les ministres Anglois avoient désapprouvé cette contradiction de la part des Allemands, mais les ratures faites ensuite par les ministres d’Angleterre ne pouvoient altérer l’union entre les deux cours ; et celle de Londres, travaillant uniquement pour la grandeur et les avantages de la maison d’Autriche, étoit bien assurée que l’empereur seroit docile à ses décisions : elle n’étoit pas moins sûre de la docilité de la France. L’abbé Dubois avoit déclaré qu’elle feroit tout ce que voudroit le roi d’Angleterre, que le régent lui commandoit de signer tout ce que Sa Majesté Britannique jugeroit à propos de lui prescrire. Ainsi les ministres d’Angleterre, maîtres de la conclusion, ne la différoient que pour essayer d’amener l’empereur à se désister des conditions qu’il avoit ajoutées au projet, ou pour se faire honneur des tentatives, même inutiles, qu’ils feroient encore à Vienne ; mais qui que ce soit ne croyoit que cette cour consentît à la condition que la France demandoit, comme condition capitale, de mettre dans les places des duchés de Toscane et de Parme des garnisons suisses entretenues et payées aux dépens de la France et de l’Angleterre. Monteléon disoit lui-même que, si l’empereur y consentoit, le roi d’Espagne ne pouvoit se dispenser d’accepter le projet. Ces raisonnements incertains ne faisoient rien au fond de l’affaire. L’union étoit intime entre le roi d’Angleterre et le régent, et Stanhope avec Stairs trouvoient à Paris les mêmes dispositions, les mêmes sentiments, les mêmes facilités dont l’abbé Dubois à Londres ne cessoit de renouveler les assurances. Le régent et le maréchal d’Huxelles évitoient encore d’avouer aux ministres étrangers l’état véritable de la négociation. Cellamare importunoit par ses représentations et par ses questions pressantes : on lui répondoit sèchement que le traité de la quadruple alliance n’étoit pas encore signé, mais qu’il falloit prendre les mesures nécessaires pour assurer le repos de l’Europe. C’en étoit assez pour instruire un homme d’esprit du fait qu’il vouloit pénétrer. Il conclut donc sans peine qu’on travailloit vivement à finir le traité ; faute de ressources, il attendoit du secours du bénéfice du temps ou des inégalités de la Hollande, enfin des succès que l’armée d’Espagne auroit peut-être en Italie. Albéroni lui laissoit ignorer l’objet de cette expédition ; mais les nouvelles publiques de la route que tenoit la flotte commençoient à dissiper les doutes, et on jugeoit, avec apparence de certitude, que le dessein du roi d’Espagne regardoit la Sicile. On croyoit le roi de Sicile de concert avec Sa Majesté Catholique, parce qu’il ne paraissoit pas vraisemblable qu’elle entreprît une guerre éloignée sans alliés, qu’il falloit soutenir par mer, et qu’elle voulût attaquer en même temps la maison d’Autriche et celle de Savoie. On supposoit donc, des traités secrets entre le roi d’Espagne et le roi de Sicile, parce que la prudence et la raison d’État le vouloit ainsi. Le récent dit à Provane qu’il savoit sûrement que le roi de Sicile avoit retiré ses troupes du château de Palerme, de Trapani, de Syracuse, pour y laisser entrer apparemment les troupes espagnoles. Provane, de son côté, mettoit toute son application à pénétrer les intentions et le dessein du régent, et remarquant seulement des contradictions fréquentes dans les discours et dans les démarches de ce prince, il en inféroit que la vue principale, même l’unique vue de Son Altesse Royale, étoit d’assurer la paix à la France pour s’assurer à lui-même la couronne. Fondé sur ce principe, Provane avertit son maître que le roi d’Angleterre pour se maintenir tranquillement sur le trône, et M. le duc d’Orléans pour y monter, procureroient de tout leur pouvoir les avantages du roi d’Espagne ; qu’ils sacrifieroient à leurs desseins les intérêts, du roi de Sicile, s’ils pouvoient à ce prix engager Sa Majesté Catholique à l’alliance proposée. Comme la conclusion en demeuroit encore secrète, les ministres intéressés à la traverser continuoient d’agir auprès du régent pour en représenter les inconvénients à ce prince. L’envoyé du czar réitéra ses instances, et lui dit qu’en vain son maître s’étoit proposé de mettre l’équilibre dans l’Europe, si Son Altesse Royale renversoit par les conditions dont elle convenoit les dispositions que le czar avoit faites pour empêcher que la paix générale ne fût troublée par l’ambition des princes dont la puissance n’étoit déjà que trop augmentée. Le régent répondit qu’il n’avoit pas signé la quadruple alliance ; que la ligue qu’il avoit faite avec l’Angleterre ne l’empêchoit en aucune manière de s’unir avec le czar, et de concourir aux bonnes intentions de ce prince. Son Altesse Royale ajouta qu’elle souhaiteroit de le voir dès ce moment réuni parfaitement avec les rois de Suède et de Prusse, la triple alliance entre eux signée, et ces princes déjà prêts à entrer en action : discours qui ne coûtoient rien à tenir, mais si peu conformes aux dispositions où se trouvoit alors le régent, qu’il reprocha au maréchal de Tessé d’avoir formé les entrevues secrètes entre le prince de Cellamare et le ministre moscovite ; et ces reproches, dont le comte de Provane fut bientôt instruit, parvinrent bientôt à la connoissance du roi de Sicile. Toutefois l’attention que Provane apportoit à découvrir ce [qui] se passoit dans une conjoncture si critique et si délicate pour son maître, ses liaisons avec les ministres étrangers résidant lors à Paris, ses soins, ses peines, ses intrigues, ses amis, tous les moyens enfin qu’il employoit pour pénétrer la vérité et la situation des affaires, étoient moyens inutiles pour lui apprendre certainement et l’objet véritable de l’armement d’Espagne et l’état du traité d’alliance entre la France et l’Angleterre. Il ignoroit encore l’un et l’autre le 15 juillet. Il inclinoit à croire avec tout Paris que l’alliance étoit signée. Mais le régent l’assuroit si positivement du contraire qu’il se réduisoit à penser que Son Altesse Royale avoit simplement signé une convention particulière avec Stanhope pour assurer la garantie de la France, en faveur des États que le roi Georges possédoit en Allemagne, clause omise dans le traité fait avec ce prince deux ans auparavant. L’expédition de deux courriers extraordinaires dépêchés en même temps, l’un à Londres par Stanhope, l’autre à Vienne par Koenigseck, confirmoit le mouvement qui paraissoit dans les affaires, mais dont la qualité ne se démêloit pas encore ; Cellamare crut que le régent attendroit, pour signer l’alliance, le retour du courrier dépêché à Vienne. On disoit qu’elle l’avoit été après un souper que le régent avoit donné à Stanhope à Saint-Cloud, mais on en doutoit, et les politiques assuroient que le régent mesureroit un peu plus ses pas, surtout après l’éclat que le maréchal d’Huxelles avoit fait en refusant de signer. Le bruit que fit ce refus cessa bientôt et ne produisit nul effet. Les deux ministres Anglois eurentla satisfaction de voir le régent, excité par leurs plaintes, prendre feu et ordonner au maréchal d’Huxelles de signer ou de se démettre de son emploi, et le maréchal signer. Ils obtinrent aussi des ordres précis à Châteauneuf de se conformer à ce que les ministres d’Angleterre feroient à la Haye, et jugeroient à propos qu’il fît lui-même auprès des États généraux. Ainsi les ministres d’Espagne se flattoient inutilement de quelque résolution favorable et de quelque secours du côté de la Hollande. Ils interprétoient à leur avantage les délais que cette république apportoit à s’expliquer. Le soin qu’elle avoit de gagner du temps étoit, selon eux, une marque évidente du désir qu’elle avoit de se retirer du labyrinthe dangereux où on tâchoit de l’engager. Cellamare excitoit Beretti à continuer de représenter aux États généraux qu’il étoit de leur prudence autant que leur intérêt d’observer une neutralité parfaite, et d’éviter non seulement les dépenses, mais de plus le danger où on vouloit les entraîner uniquement pour favoriser et pour soutenir les vues et les intérêts de deux princes, dont l’un vouloit monter sur le trône, l’autre se maintenir sur celui où la fortune l’avoit élevé. Les Hollandois différoient à se résoudre ; mais la crainte seule les retenant, on jugeoit assez que le côté où elle seroit la plus forte seroit celui où la balance pencheroit. Les instructions manquoient aux ambassadeurs d’Espagne dans les cours étrangères. Albéroni, persuadé que le moyen le plus sûr de garder son secret étoit de ne le communiquer à personne, les laissoit dans une ignorance totale des desseins, même des résolutions du roi leur maître. Cellamare, mécontent des Anglois, surtout de Stairs, étoit réduit à le rechercher, à l’inviter à des repas chez lui, à demander à ce même Stairs à dîner dans sa maison de campagne, espérant par un tel commerce pouvoir au moins découvrir quelque circonstance de ce qu’il se passoit, plus certaine que les nouvelles qu’on en répandoit dans le public. Le mois de juillet s’avançoit, et tout ce que Cellamare savoit encore de la flotte d’Espagne étoit qu’on avoit appris par des lettres de Marseille qu’elle étoit arrivée à Cagliari le 23 juin ; que l’opinion commune étoit qu’elle feroit le débarquement des troupes espagnoles en Sicile.