Mémoires (Saint-Simon)/Tome 17/5

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CHAPITRE V.


Évêques et cardinaux en débat sur les carreaux à la chapelle du roi, pour le sacre de Massillon, évêque de Clermont, qui s’y fit devant le roi, qui lui donna trente mille livres de gratification, en attendant une abbaye. — Le parlement refuse d’enregistrer la banque royale. — Le régent s’en passe, le méprise, la publie et l’établit. — Menille à la Bastille. — Cellamare écrit très inutilement aux ministres étrangers résidant à Paris. — Conseil secret au Palais-Royal, qui se réduit après à M. le Duc et à moi, à qui le régent confie que le duc et la duchesse du Maine sont des plus avant dans la conspiration, et qui délibère avec nous ce qu’il doit faire. — Nous concluons tous trois à les faire arrêter ; conduire M. du Maine à Dourlens, et Mme du Maine au château de Dijon, bien gardés et resserrés. — M. le Duc dispute un peu sur Dijon et se rend. — M. et Mme du Maine et leurs affidés ont tout le temps de mettre leurs papiers à couvert et en profitent. — Perfidie de l’abbé Dubois. — Conseil secret entre M. le duc d’Orléans, M. le Duc, l’abbé Dubois, Le Blanc et moi, où tout est résolu pour le lendemain. — Le duc du Maine arrêté à Sceaux par La Billarderie, lieutenant des gardes du corps, et conduit dans la citadelle de Dourlens. — Mme la duchesse du Maine arrêtée par le duc d’Ancenis, capitaine des gardes du corps, et conduite au château de Dijon. — Enfants du duc du Maine exilés. — Cardinal de Polignac exilé à Anchin. — Un gentilhomme ordinaire du roi est mis auprès de lui. — Davisard et autres gens attachés ou domestiques du duc et de la duchesse du Maine, mis à la Bastille. — Excellente et nette conduite du comte de Toulouse. — Le duc de Saint-Aignan se retire habilement d’Espagne, où on vouloit le retenir. — Mort du comte de Solre, sans nulle prétention toute sa vie. — Son fils et sa belle-fille s’en figurent de toutes nouvelles et inutiles. — Mort de Nointel, conseiller d’État, et du vieux Heudicourt. — Belle-Ile ; sa famille ; son île. — Caractère de Belle-Ile. — Caractère du chevalier de Belle-Ile. — Union des deux frères Belle-Ile ; leur conduite domestique ; leur liaison avec moi. — L’aîné commence à pointer et fait avec le roi l’échange de Belle-Ile. — Raison de s’être étendu sur les deux frères Belle-Ile.


Deux incidents arrivés le vendredi 16 décembre méritent d’être rapportés, et n’interrompront pas longtemps l’affaire de la conspiration. Le premier fut ecclésiastique : le P. Massillon, de l’Oratoire, excellent prédicateur, avoit reçu ses bulles pour l’évêché de Clermont, auquel le roi l’avoit nommé. Il avoit fort plu à la cour par des sermons à la portée de l’âge et de l’état du roi, qu’il avoit précédemment prêchés à la chapelle. Le roi eut curiosité de voir son sacre. Il fut dit que, pour sa commodité, il se feroit dans la chapelle. Les évêques, toujours très attentifs à usurper, tirèrent sur le temps et déclarèrent que pas un n’assisteroit à ce sacre s’il s’y trouvoit des cardinaux. Il n’y avoit point d’exemple de sacre dans la chapelle du roi, très peu ailleurs, où le roi ou la reine eussent été ; et lorsque cela étoit arrivé, c’étoit dans des tribunes. La difficulté des évêques étoit qu’ils n’osaient prétendre des carreaux dans la chapelle, et que, n’en ayant point, ils n’en vouloient pas voir aux cardinaux. Mais la difficulté étoit ridicule. Les évêques se trouvent continuellement à la messe du roi et à celle de la reine, et à toutes les cérémonies et offices qui se font à la chapelle en présence de Leurs Majestés. Ils n’y ont jamais eu ni prétendu de carreau, et y en ont toujours vu aux cardinaux, sans parler des ducs et des duchesses. Quelle différence donc d’un sacre dans la chapelle, ou de la simple messe du roi, ou d’une autre cérémonie ? C’est qu’ils sentoient leurs forces, la faiblesse du régent, la situation actuelle des cardinaux, et qu’ils cherchoient à se fabriquer un titre de leur ridicule difficulté.

Le cardinal de Noailles étoit éreinté par l’appel qu’il venoit de publier, et le grand aumônier lui disputoit de faire porter sa croix devant lui dans la chapelle ; il ne pouvoit donc songer à y aller. Polignac étoit encore moins en état d’y paroître et de disputer, comme on le verra incontinent ; Rohan et Bissy en étoient à faire leur cour aux évêques pour les attirer à faire tous les pas de fureur qui leur convenoient dans la circonstance toute fraîche de la déclaration de l’appel du cardinal de Noailles et de plusieurs évêques et corps, etc., en même temps. Bissy, dans la foule qu’il travailloit à exciter, et qui n’espéroit de succès à Rome que par celui qu’il opéreroit ici par les évêques de France, se trouva, heureusement pour leur prétention, le seul des cardinaux qui pût se trouver à ce sacre.

Il le leur sacrifia d’autant plus volontiers, que cette complaisance de ne s’y point trouver n’altéroit point la possession des cardinaux, et ne donnoit aucun titre aux évêques, qui, contents de ne point voir de carreaux dans la chapelle, parce que le roi, pour voir mieux, y devoit être dans sa tribune, qui contient aisément toute sa suite, ne purent trouver mauvais qu’il y eût là des carreaux, qui ne se pouvoient voir d’en bas, et par conséquent que le cardinal y eût le sien auprès du roi, comme le grand chambellan, le premier gentilhomme de la chambre, le gouverneur du roi et son capitaine des gardes, tous ducs, etc. ; pour le cardinal de Gesvres, c’étoit avec de l’esprit, du savoir et une rage d’être cardinal, qui avoit occupé toute sa vie un hypocondriaque de sa santé, qui, dès qu’il fut parvenu à la pourpre, se renferma presque aussitôt et ne se trouva plus à rien. Mais je préviens sa promotion, qui n’arriva que dans l’année suivante. Ainsi, le P. Massillon fut sacré dans la chapelle par M. de Fréjus, précepteur du roi, assisté des évêques de Nantes, premier aumônier de M. le duc d’Orléans, et de Vannes. Le roi étoit dans sa tribune, accompagné de sa suite, parmi laquelle étoit le cardinal de Rohan, douze ou quinze évêques en bas, et point de cardinaux ; la cérémonie s’en fit le 21 décembre. Le nouvel évêque eut dix mille écus de gratification en attendant une abbaye.

L’autre incident fut d’une autre espèce. Quelque abattu que fût le parlement du dernier lit de justice, il étoit encore plus irrité et commençoit à reprendre ses esprits. Le fracas de l’arrêt de l’ambassadeur d’Espagne, le mouvement des emprisonnements qui suivirent de si près, lui donnèrent du courage pour résister à l’enregistrement de la banque royale, d’autant plus qu’elle étoit fort mal reçue du public. Le premier président alla donc rendre compte au régent de la difficulté que sa compagnie apportoit à cet enregistrement. M. le duc d’Orléans méprisa l’un et l’autre, et, à peu de jours de là, fit publier la banque royale, l’établit très bien, et montra au parlement qu’il savoit se passer de son enregistrement.

Le samedi 17, le garde des sceaux alla à la Bastille ; il y dîna même et y demeura longtemps. Le soir, Menille y fut conduit. Il étoit ami particulier de l’abbé Brigault, et avoit été longtemps gentilhomme servant du feu roi. Son esprit ni sa société n’étoit pas au-dessus de sa charge. On haussoit les épaules de pareils conjurés. Cellamare, avant partir, avoit écrit aux ambassadeurs et autres ministres étrangers, pour les intéresser dans sa détention. Ses lettres leur furent rendues ; pas un d’eux ne s’en émut ni ne fit le moindre pas en conséquence, pas même ce boute-feu de Bentivoglio, trop occupé des mines à charger sous les pieds du cardinal de Noailles et de tous ceux qui venoient d’appeler en même temps.

Le dimanche 25 décembre, jour de Noël, M. le duc d’Orléans me manda de me trouver l’après-dînée chez lui, sur les quatre heures. M. le Duc, le duc d’Antin, le garde des sceaux, Torcy et l’abbé Dubois s’y trouvèrent. On y discuta plusieurs choses sur Cellamare et son voyage, sur les mesures pour éviter les plaintes des ministres étrangers, qui n’en avoient aucune envie ; sur la manière de demander au roi d’Espagne une justice qu’on n’en espéroit point ; enfin sur la manière de passer à côté de l’enregistrement du parlement, et d’établir sûrement sans cela la banque royale. Tout cela s’agita avec une tranquillité et une liberté d’esprit de la part du régent, qui ne me laissa pas soupçonner qu’il se pût agir d’autre chose. Ce petit conseil dura assez longtemps. Quand il fut fini, chacun s’en alla. Comme je m’ébranlois pour sortir comme les autres, M. le duc d’Orléans m’appela ; cependant les autres sortirent, et je me trouvai seul avec M le duc d’Orléans et M. le Duc. Nous nous rassîmes. C’étoit dans le petit cabinet d’hiver, au bout de la petite galerie. Après un moment de silence, il me dit de regarder s’il n’étoit demeuré personne dans cette petite galerie, et si la porte du bout, par où on y entroit de l’appartement où il couchoit, étoit fermée. J’y allai voir ; elle l’étoit, et personne dans la galerie.

Cela constaté, M. le duc d’Orléans nous dit que nous ne serions pas surpris d’apprendre que M. et Mme du Maine se trouvoient tout de leur long dans l’affaire de l’ambassadeur d’Espagne, qu’il en avoit les preuves par écrit, qu’il ne s’agissoit pas de moins dans leur projet que de ce que j’en ai expliqué plus haut. Il ajouta qu’il avoit bien défendu au garde des sceaux, à l’abbé Dubois et à Le Blanc, qui seuls le savoient, de faire le plus léger semblant de cette connoissance, nous recommanda à tous deux le même secret et la même précaution, et ajouta qu’il avoit voulu, avant de se déterminer à rien, consulter avec M. le Duc et moi seuls le parti qu’il avoit à prendre. Je pensai bien en moi-même que, puisque ces trois autres hommes savoient la chose, il n’étoit pas sans en avoir raisonné avec eux, et peut-être déjà pris son parti avec l’abbé Dubois ; qu’il vouloit flatter M. le Duc de la confiance et le mettre de moitié de tout ce qu’il feroit là-dessus ; à mon égard, débattre réellement avec moi ce qu’il y avoit à faire pour ne s’en pas tenir à ces trois autres seuls, et parce qu’il avoit toujours accoutumé, comme on l’a toujours vu ici, de me faire part des choses secrètes les plus importantes qui demandoient des partis instants à prendre et qui l’embarrassoient le plus. M. le Duc sur-le-champ alla droit au fait, et dit qu’il falloit les arrêter tous deux et les mettre en lieu dont on ne pût rien craindre. J’appuyai cet avis et les périlleux inconvénients de ne le pas exécuter incessamment, tant pour étourdir et mettre en confusion tout le complot en lui ôtant ses chefs, tels que ces deux-là et Cellamare déjà arrêté et parti, et se parer des coups précipités et de désespoir qu’il y avoit lieu de craindre de gens si appuyés qui se voyoient découverts, et qui, en quelque état que fussent leurs mesures, sentoient qu’on en arrêteroit et qu’on [en] découvriroit tous les jours, et que conséquemment ils n’avoient pas un instant à perdre pour exécuter tout ce qui pouvoit être en leur possibilité, et tenter même l’impossible qui réussit quelquefois et qu’il faut toujours hasarder dans des cas désespérés, tels que celui dans lequel ils se rencontroient.

M. le duc d’Orléans trouva que ce seroit en effet tout le meilleur parti, mais il insista sur la qualité de Mme du Maine, moins je pense en effet, que pour faire parler le fils de son frère. Ce doute réussit fort bien par la haine qu’il portoit personnellement à sa tante et à son mari, et qu’il faut avouer que tous deux avoient largement méritée, et par la nature aussi de l’affaire qui alloit à bouleverser l’État, et les renonciations qui délivroient sa branche à son tour de l’aînesse de celle d’Espagne. M. le Duc répondit à l’objection proposée que ce seroit à lui à la faire, mais, que loin de trouver qu’elle dût arrêter, c’étoit une raison de plus pour se hâter d’exécuter ; que ce ne seroit pas la première ni peut-être la vingtième fois qu’on eût arrêté des princes du sang ; que plus ils étoient grands et naturellement attachés à l’État par leur naissance, plus ils étoient coupables quand ils s’en prévaloient pour le troubler, et qu’il n’y avoit à son sens rien de plus pressé que d’étourdir leurs complices par un coup de cet éclat, et les priver subitement de toutes les machines que la rage et l’esprit du mari et de la femme savoient remuer. Je louai fort la droiture, l’attachement et le grand sens de l’avis de M. le Duc ; je l’étendis ; j’insistai sur le courage et la fermeté que le régent devoit montrer dans une occasion si critique, et où on en vouloit à lui si personnellement, et sur la nécessité d’effrayer par là toute cette pernicieuse cabale, de leur ôter leur grand appui et de nom et d’intrigue et de moyens, et les rendre par ce grand coup pour ainsi dire orphelins, sans chefs et sans point de réunion ni de subordination, avant qu’ils eussent le temps d’aviser aux remèdes, si ce mal leur arrivoit comme ils le devoient désormais craindre continuellement. M. le duc d’Orléans regarda M. le Duc qui reprit la parole et insista de nouveau sur son avis et le mien. Le régent alors se rendit et n’y eut pas de peine.

Après quelques propos sur cette résolution, on agita où on les gîteroit. La Bastille et Vincennes ne parurent pas convenables, il falloit éviter tentation si prochaine aux partisans qu’ils avoient dans Paris, aux humeurs du parlement, aux manéges qu’y feroit le premier président. On discuta des places, car les arrêter, et les séparer l’un de l’autre, fut résolu tout à la fois ; il s’agit d’abord du gîte du duc du Maine. Entre les lieux agités, M. le duc d’Orléans parla de Dourlens. Je saisis ce nom, j’alléguai que Charost et son fils en étoient gouverneurs, qu’ils l’étoient de Calais, place peu éloignée de l’autre et avoient l’unique lieutenance générale de Picardie, que c’étoient des hommes d’une race fidèle, et personnellement d’une probité, d’une vertu, d’un attachement à l’État dont je ne craignois pas de répondre, et Charost de tout temps mon ami particulier. Sur ce propos, il fut convenu d’envoyer le duc du Maine à Dourlens, et de l’y tenir serré, et bien étroitement gardé.

Ensuite on passa au gîte de Mme du Maine. Je représentai que celui-là étoit bien plus délicat à choisir par la qualité, le sexe et l’humeur de celle dont il s’agissoit, propre à tout entreprendre pour se sauver et pour faire rage sans crainte, et par son courage et sa fougue naturelle, et par ne rien craindre pour elle-même par son sexe et sa naissance, au lieu que son mari, si dangereux en dessous, si méprisable à découvert, tomberoit dans le dernier abattement et ne branleroit pas dans sa prison où il trembleroit de tout son corps dans la frayeur continuelle de l’échafaud. Divers lieux discutés, M. le duc d’Orléans se mit à sourire, à regarder M. le Duc et à lui dire qu’il falloit bien qu’il l’aidât, qu’il se prêtât de son côté, que c’étoit l’affaire de l’État et guère moins la sienne que celle de lui régent, et tout de suite lui proposa le château de Dijon. M. le Duc trouva la proposition étrange, convint qu’il falloit mettre Mme du Maine en lieu extrêmement sûr, mais que de le faire geôlier de sa tante, cela ne se pouvoit accepter. Toutefois il le dit aussi en souriant, et, par sa contenance, donna lieu au régent d’insister. M. le Duc se défendit, je ne disois mot, et je regardois de tous mes yeux. À la fin M. le Duc me demanda s’il n’avoit pas raison. Je me mis à sourire aussi et je répondis que je ne pouvois nier qu’il n’eût raison ni moins encore que M. le duc d’Orléans ne l’eût et plus grande et meilleure. J’avois fort pensé et pesé pendant la petite dispute, et je trouvai un grand avantage pour M. le duc d’Orléans de rendre M. le Duc son compersonnier [1] dans le fait de la prison de Mme du Maine, et par conséquent du duc du Maine aussi, et elle en lieu plus sûr et plus sans espérance de fuite et de ressource qu’aucun, dans le milieu du gouvernement de M. le Duc, et dans une place de son entière dépendance ; je ne dissimulerai pas, non plus, un peu de nature, et de trouver la rocambole plaisante après tous les élans du procès, tant de la succession de M. le Prince que pour la qualité de prince du sang et pour l’habilité de succéder à la couronne, de voir cette femme qui avoit tant osé assurer qu’elle renverseroit l’État et mettroit le feu partout pour conserver ces avantages si étrangement acquis, de la voir, dis-je, rager entre quatre murailles de la dition de M. le Duc [2]. Il hésita longtemps à tout ce que M. le duc d’Orléans et moi pûmes lui dire, à quoi la bienséance eut plus de part après tout ce qui s’étoit passé entre eux, que la vraie répugnance. Aussi se laissa-t-il vaincre à la fin, et consentit à l’étroite prison de sa chère tante dans la prison de Dijon ; tout cela résolu, et pour l’exécuter en bref, nous nous séparâmes.

Le lundi et mardi suivants, 26 et 27 décembre, se passèrent à prendre les mesures et donner les ordres nécessaires, avec tout le secret qu’il se put ; mais M. et Mme du Maine, qui voyoient l’ambassadeur d’Espagne conduit à Blois, ses paquets pris, ses papiers visités et bien des gens arrêtés, n’étoient pas sans appréhension de l’être, et avoient eu tout le loisir de donner à leurs papiers tout l’ordre qu’ils jugèrent à propos. Avec cette précaution leur crainte diminua, quoi qu’il pût arriver. L’abbé en savoit autant sur leur compte lorsqu’il reçut les papiers de Blois qu’il montra en avoir appris depuis par l’examen de ces mêmes papiers, et s’il avoit été droit en besogne il n’eût pas différé de les montrer au régent ni d’arrêter M. et Mme du Maine au même instant que l’ambassadeur d’Espagne au plus tard, et par cette diligence il eût prévenu la leur et eût saisi leurs papiers importants ; mais ce n’étoit pas son intérêt particulier de servir si bien l’État ni son maître, et le scélérat ne songea jamais qu’à soi.

Le mercredi 28 décembre, je fus mandé au Palais-Royal, pour l’après-dînée, par M. le duc d’Orléans, avec M. le Duc, l’abbé Dubois et Le Blanc, dans le petit cabinet d’hiver. C’étoit pour prendre les dernières mesures et résumer toutes celles qui avoient été prises. Pendant que nous conférions, le duc du Maine vint de Sceaux voir Mme la duchesse d’Orléans au Palais-Royal, et, au bout d’une heure de conversation avec elle, s’en retourna à Sceaux. Mme du Maine étoit demeurée depuis quelques jours à Paris, dans une maison assez médiocre de la rue Saint-Honoré, qu’ils avoient louée. C’étoit le centre de Paris. Elle étoit là aux aguets et le bureau d’adresse des siens, à quoi le peureux époux n’avoit osé se confier. La conférence chez M. le duc d’Orléans fut assez longue. Tout y fut compassé et définitivement réglé pour l’exécution du lendemain. Tous les cas possibles prévus et les ordres convenus jusque sur les bagatelles, il arriva pourtant que les ordres donnés au régiment des gardes et aux deux compagnies des mousquetaires, qui pourtant ne branlèrent pas de leurs quartiers ni de leurs hôtels, ne laissèrent pas de transpirer sur le soir, et de faire juger à ce qui en fut instruit qu’il se méditoit quelque chose de considérable. En sortant du cabinet, je convins avec Le Blanc qu’aussitôt que le coup seroit fait, il enverroit simplement un laquais savoir de mes nouvelles.

Le lendemain, sur les dix heures du matin, ayant fait filer des gardes du corps tout à l’entour de Sceaux sans bruit et sans paroître, La Billarderie, lieutenant des gardes du corps, y alla et arrêta le duc du Maine, comme il sortoit d’entendre la messe dans sa chapelle, et fort respectueusement le pria de ne pas rentrer chez lui, et de monter tout de suite dans un carrosse qui l’avoit amené. M. du Maine, qui avoit mis bon ordre qu’on ne trouvât rien chez lui ni chez pas un de ses gens, et qui étoit seul à Sceaux avec ses domestiques, ne fit pas la moindre résistance. Il répondit qu’il s’attendoit depuis quelques jours à ce compliment, et monta sur-le-champ dans le carrosse. La Billarderie s’y mit à côté de lui, et sur le devant un exempt des gardes du corps et Favancourt, brigadier dans la première compagnie des mousquetaires, destiné à le garder dans sa prison.

Comme ils ne parurent devant le duc du Maine que dans le moment qu’ils montèrent en carrosse, le duc du Maine parut surpris et ému de voir Favancourt. Il ne l’auroit pas été de l’exempt des gardes ; mais la vue de l’autre l’abattit. Il demanda à La Billarderie ce que cela vouloit dire, qui alors ne put lui dissimuler que Favancourt avoit ordre de l’accompagner et de rester avec lui dans le lieu où ils alloient. Favancourt prit ce moment pour faire son compliment comme il put, auquel le duc du Maine ne répondit presque rien, mais d’une manière civile et craintive. Ces propos les conduisirent au bout de l’avenue de Sceaux, où les gardes du corps parurent. L’aspect en fit changer de couleur au duc du Maine.

Le silence fut peu interrompu dans le carrosse. Par-ci, par-là M. du Maine disoit qu’il étoit très innocent des soupçons qu’on avoit contre lui, qu’il étoit très attaché au roi, qu’il ne l’étoit pas moins à M. le duc d’Orléans, qui ne pourroit s’empêcher de le reconnoître, et qu’il étoit bien malheureux que Son Altesse Royale donnât créance à ses ennemis, mais sans jamais nommer personne : tout cela par hoquets et parmi force soupirs, de temps en temps des signes de croix et de marmottages bas comme de prières, et des plongeons de sa part à chaque église ou à chaque croix par où ils passoient. Il mangea avec eux dans le carrosse assez peu, tout seul le soir, force précautions à la couchée. Il ne sut que le lendemain qu’il alloit à Dourlens. Il ne témoigna rien là-dessus. J’ai su toutes ces circonstances et celles de sa prison après qu’il en fut sorti, par ce même Favancourt que je connoissois fort, parce que c’étoit lui qui m’avoit appris l’exercice, et qui étoit sous-brigadier de la brigade de Crenay, dans la première compagnie des mousquetaires, dans le temps que j’y étois dans cette même brigade, et qui m’avoit toujours courtisé depuis. M. du Maine eut deux valets avec lui et fut presque toujours gardé à vue.

Au même instant qu’il fut arrêté, Ancenis, qui venoit d’avoir la survivance de la charge de capitaine des gardes du corps du duc de Charost, son père, alla arrêter la duchesse du Maine dans sa maison, rue Saint-Honoré. Un lieutenant et un exempt des gardes du corps à pied, et une troupe de gardes du corps parurent en même temps et se saisirent de la maison et des portes. Le compliment du duc d’Ancenis fut aigrement reçu. Mme du Maine voulut prendre des cassettes. Ancenis s’y opposa. Elle réclama au moins ses pierreries : altercation fort haute d’une part, fort modeste de l’autre ; mais il fallut céder. Elle s’emporta contre la violence faite à une personne de son rang, sans rien dire de trop désobligeant à M. d’Ancenis et sans nommer personne. Elle différa de partir tant qu’elle put, malgré les instances d’Ancenis, qui à la fin lui présenta la main, et lui dit poliment, mais fermement, qu’il falloit partir. Elle trouva à sa porte deux carrosses de remise, tous deux à six chevaux, dont la vue la scandalisa fort. Il fallut pourtant y monter. Ancenis se mit à côté d’elle, le lieutenant et l’exempt des gardes sur le devant, deux femmes de chambre, qu’elle choisit, avec ses hardes, qu’on visita, dans l’autre carrosse. On prit le rempart ; on évita les grandes rues : qui que ce soit n’y branla, dont elle ne put s’empêcher de marquer sa surprise et son dépit, ne jeta pas une larme, et déclama en général par hoquets contre la violence qui lui étoit faite. Elle se plaignit souvent de la rudesse et de l’indignité de la voiture, et demanda de fois à autre où on la menoit. On se contenta de lui dire qu’elle coucheroit à Essonne, sans lui rien dire de plus. Ses trois gardiens gardèrent un profond silence. On prit à la couchée toutes les précautions nécessaires. Lorsqu’elle partit le lendemain, le duc d’Ancenis prit congé d’elle, et la laissa au lieutenant et à l’exempt des gardes du corps avec des gardes du corps pour la conduire. Elle lui demanda où on la menoit : il répondit simplement : « à Fontainebleau, » et vint rendre compte au régent. L’inquiétude de Mme du Maine augmenta à mesure qu’elle s’éloignoit de Paris ; mais, quand elle [se] vit en Bourgogne, et qu’elle sut enfin qu’on la menoit à Dijon, elle déclama beaucoup.

Ce fut bien pis quand il fallut entrer dans le château, et qu’elle s’y vit prisonnière sous la clef de M. le Duc. La fureur la suffoqua. Elle dit rage de son neveu, et de l’horreur du choix de ce lieu. Néanmoins, après ces premiers transports, elle revint à elle, et à comprendre qu’elle n’étoit ni en lieu ni en situation de faire tant de l’enragée. Sa rage extrême se renferma en elle-même, elle n’affecta plus que de l’indifférence pour tout et une dédaigneuse sécurité. Le lieutenant de roi du château, absolument à M. le Duc, la tint fort serrée, et la veilla et ses deux femmes de chambre de fort près. Le prince de Dombes et le comte d’Eu furent en même temps exilés à Eu, où ils eurent un gentilhomme ordinaire toujours auprès d’eux, et Mlle du Maine envoyée à Maubuisson.

Son bon ami, le cardinal de Polignac, qu’on crut être de tout avec elle, eut ordre le même matin de partir sur-le-champ pour son abbaye d’Anchin, accompagné d’un des gentilshommes ordinaires du roi, qui demeura auprès de lui tant qu’il fut en Flandre ; le cardinal partit sur la fin de la matinée même. Dans le même moment, Davisard, avocat général du parlement de Toulouse, qui s’étoit signalé par ses factums pour le duc du Maine contre les princes du sang ; deux fameux avocats de Paris, dont l’un se nommoit Bargetton, qui y avoient fort travaillé avec lui ; une Mlle de Montauban, attachée à Mme du Maine en manière de fille d’honneur, et une principale femme de chambre, favorite, confidente, et sur le pied de bel esprit, avec quelques autres domestiques de M. et de Mme du Maine, furent aussi menés à la Bastille. Il fut résolu d’envoyer Mlle du Maine à l’abbaye de Maubuisson, et ses deux frères à Eu, avec un gentilhomme ordinaire du roi auprès d’eux.

Le Blanc me tint parole. J’étois chez moi à huis clos, inquiet de l’exécution, et n’osant pas ouvrir la bouche, me promenant dans mon cabinet et regardant à tous moments ma pendule, lorsqu’un laquais vint de sa part savoir simplement de mes nouvelles. Je fus fort soulagé, quoique dans l’ignorance comment tout se seroit passé. Mon carrosse étoit tout attelé. Je ne fis que monter dedans pour aller chez M. le duc d’Orléans. Je le trouvai seul aussi, qui se promenoit dans sa galerie. Il étoit près de onze heures, Le Blanc et l’abbé Dubois sortoient d’avec lui. Je le trouvai fort empêché de son entrevue avec Mme la duchesse d’Orléans, et moi bien à mon aise de n’être plus à portée avec elle qu’il pût me charger du paquet. Je l’encourageai de mon mieux, et, au bout d’une demi-heure, je m’en allai sur l’annonce du comte de Toulouse.

Je sus après de M. le duc d’Orléans qu’il lui avoit parlé à merveille, protesté qu’il ne savoit pas un mot de cette affaire, et que Son Altesse Royale ne le trouveroit jamais mêlé en rien contre son service ni contre la tranquillité de l’État, qu’il ne pouvoit n’être pas sensible au malheur de M. et de Mme du Maine ; qu’il ne pouvoit se persuader, non plus, que Son Altesse Royale ne les crût fort coupables, puisqu’elle en étoit venue à cette extrémité avec eux ; que, pour lui, il n’osoit demander d’éclaircissement ; qu’il craignoit bien quelque imprudence de M. du Maine, mais qu’il ne se résoudroit jamais à croire son frère coupable qu’il n’en eût bien vu les preuves ; qu’en attendant il se tiendroit dans un silence exact, et ne feroit aucune démarche que de l’agrément de Son Altesse Royale. Le régent fut content au dernier point de ce discours d’un homme sur la vérité et la probité duquel on pouvoit compter avec certitude. Il lui dit tout ce qu’il crut de plus honnête en général, et en particulier pour lui, sans entrer en rien sur l’affaire, lui fit beaucoup d’amitiés, et se séparèrent très bien ensemble. La conduite du comte de Toulouse répondit exactement à son discours. Madame étoit à Paris, ainsi M. le duc d’Orléans lui parla lui-même. Pour Mme la duchesse d’Orléans on peut juger, à l’état où elle fut à la chute de son frère au dernier lit de justice, de celui où cette nouvelle la mit.

Le duc de Saint-Aignan étoit, comme on le peut juger, très désagréablement à Madrid, par la situation où les deux cours étoient ensemble, et par la haine qu’Albéroni s’étoit fait un principe d’entretenir en Espagne contre M. le duc d’Orléans, de décrier toutes ses actions, son gouvernement, sa conduite personnelle, ses actions les plus innocentes, et d’empoisonner jusqu’à ses démarches les plus favorables à l’Espagne, et qui tendoient le plus à se la rapprocher. Ce premier ministre ne gardoit plus même depuis longtemps aucunes mesures avec le duc de Saint-Aignan, jusqu’au scandale de toute la cour de Madrid, même des moins bien disposés pour la France. Son ambassadeur ne se maintenoit que par la sagesse de sa conduite, et fut ravi des ordres qui le rappeloient. Il demanda donc son audience de congé, et le prit, en attendant, de tous ses amis et de toute la cour. Albéroni, qui attendoit à tous moments des nouvelles de Cellamare décisives sur la conspiration, vouloit demeurer maître de la personne de l’ambassadeur de France, pour, en cas d’accident, mettre à couvert celle de l’ambassadeur d’Espagne de ce qui lui pouvoit arriver. Il différa donc cette audience de congé sous différents prétextes. À la fin Saint-Aignan, pressé par ses ordres réitérés, et d’autant plus positifs qu’on commençoit à se douter qu’il pourroit arriver dans peu un éclat sur Cellamare, parla ferme au cardinal, et déclara que, si on ne vouloit pas lui accorder son audience de congé, il sauroit s’en passer. Là-dessus, le cardinal en colère lui répondit en le menaçant qu’il sauroit bien l’en empêcher. Saint-Aignan fut sage et se contint ; mais voyant à quel homme il étoit exposé, et jugeant avec raison du mystère à le retenir à Madrid, il prit si bien et si secrètement ses mesures, qu’il partit la nuit même, et gagna pays avec son plus nécessaire équipage, et qu’il arriva au pied des Pyrénées avant qu’on eût pu le joindre et l’arrêter, comme il se doutoit bien qu’Albéroni, qui étoit un homme sans mesure, ne manqueroit pas d’envoyer après lui pour l’arrêter.

Saint-Aignan, déjà si heureusement avancé, ne jugea pas à propos de s’y exposer plus longtemps, et dans l’embarras des voitures parmi ces montagnes. Lui et la duchesse sa femme, suivis d’une femme de chambre et de trois valets, avec un guide bien assuré, se mirent tous sur des mules pour gagner Saint-Jean-Pied-de-Port sans s’arrêter en chemin que des moments nécessaires pour repaître. Il ordonna à son équipage d’aller à Pampelune à leur aise, et mit dans son carrosse un valet de chambre et une femme de chambre intelligents, avec ordre de se faire passer pour l’ambassadeur et l’ambassadrice, au cas qu’on les vînt arrêter, et de crier bien haut. La chose ne manqua pas d’arriver. Les gens qu’Albéroni avoit détachés après eux rejoignirent l’équipage fort tôt après. Les prétendus ambassadeur et ambassadrice jouèrent très bien leur personnage, et ceux qui les arrêtèrent ne doutèrent pas d’avoir fait leur capture, dont ils dépêchèrent l’avis à Madrid, et la gardèrent bien dans Pampelune où ils l’avoient fait rebrousser.

Cette tromperie sauva M. et Mme de Saint-Aignan et leur donna moyen d’arriver à Saint-Jean-Pied-de-Port. Dès qu’ils y furent ils envoyèrent chercher du secours et des voitures à Bayonne, où ils se rendirent en sûreté et s’y reposèrent de leurs fatigues. Le duc de Saint-Aignan en donna avis à M. le duc d’Orléans par un courrier, et envoya dire son arrivée à Bayonne au gouverneur de Pampelune et le prier de lui renvoyer ses équipages : on y fut bien honteux d’avoir été dupés. Les équipages furent renvoyés à Bayonne. Mais Albéroni, lorsqu’il le sut, entra dans un emportement furieux et fit rudement châtier la méprise.

Le comte de Solre, lieutenant général et gouverneur de Péronne, mourut à soixante-dix-sept ans. C’étoit un fort petit homme de corps et d’esprit. La valeur, la probité, la fidélité, la naissance et le service de toute sa vie y suppléoient. Il étoit de la maison de Croï et sa femme de celle de Bournonville, la maréchale de Noailles et elle filles des deux frères. Elle étoit souvent à la cour, debout parmi les dames de qualité, aux soupers du roi et aux toilettes de Mme la Dauphine sans aucune prétention ni son mari non plus, qui fut reçu chevalier de l’ordre, le cinquante-neuvième dans la promotion du dernier décembre 1688, et y marcha sans difficulté depuis dans toutes les fêtes de l’ordre parmi les gentilshommes. Longtemps après le mari et la femme se brouillèrent, et pour ne point donner de scène en se séparant, la comtesse de Solre prit l’occasion du mariage de sa fille avec le prince de Robecque, qui s’étoit attaché à l’Espagne, où il avoit obtenu la grandesse et la Toison. Elle lui mena sa fille, qu’elle aimoit fort, qui en arrivant fut dame du palais de la reine, et toutes deux ont passé le reste de leur vie en Espagne, où je les ai beaucoup vues. Le fils aîné du comte de Solre, qui étoit maréchal de camp, quitta le service après la mort de son père, se fit appeler le prince de Croï, ne quitta plus la Flandre, où il avoit beaucoup de terres, y épousa Mlle de Mylandon, riche héritière, et firent les princes chez eux. Cette dame, devenue veuve, vint avec son fils à Paris pour le mettre dans le service, et tâcha d’éblouir le cardinal Fleury de ses prétentions. Elle n’y réussit que pour obtenir plus tôt l’agrément d’un régiment pour son fils, et ses prétentions l’ont exclue de la cour ; elle est restée à Paris, toujours princesse, mais uniquement pour ses valets, et son fils pareillement.

Nointel, conseiller d’État, mourut aussi. Il étoit fils de Bechameil, surintendant de feu Monsieur, beau-père de Louville et beau-frère du feu duc de Brissac, père de celui-ci, et de Desmarets, qui avoit été contrôleur général et ministre. Ce conseiller d’État étoit un bon homme et un fort homme d’honneur.

Le vieux Heudicourt, qui avoit été grand louvetier et mari de cette Mme d’Heudicourt dont il a été parlé quelquefois ici, que j’appelois le mauvais ange de Mme de Maintenon, mourut chez lui à sa campagne. C’étoit un vieux débauché, gros et vilain joueur, dont personne ne fit jamais le moindre cas. Son fils, dont il a été parlé aussi, ne valut pas mieux, mais bien plus dangereux par son esprit, ses saillies et sa méchanceté.

Il a été quelquefois mention ici, en diverses occasions, de Belle-Ile. Il est temps de commencer à faire connoître un homme qui, de naissance plébéienne, et de plus disgraciée de tous points, est parvenu à tout par des fortunes si étranges, qu’il se peut dire à la lettre que sa vie est un roman. Ces Fouquet sont Bretons, et les père et grand-père du fameux surintendant étoient conseillers au parlement de Bretagne. On sait qu’il y a des charges de conseillers qu’on appelle bretonnes, dont les titulaires ont été longtemps et doivent être toujours gentilshommes de noms et d’armes. Souvent il y a eu parmi eux des gens de qualité distinguée de la province. Il y a aussi des charges qu’on appelle angevines, toujours possédées comme le sont les mêmes charges de conseillers dans tous les parlements. Cela fait en Bretagne une grande différence entre les charges et leurs titulaires, quoiqu’il n’y en ait aucune entre eux pour le rang, le service et les fonctions. Je n’ai pas recherché si les charges de ces conseillers Fouquet étoient bretonnes ou angevines. La fortune, la chute et les malheurs du surintendant Fouquet sont trop connus pour s’y arrêter ici ; mais il faut expliquer comment il eut Belle-Ile et comment Belle-Ile est venue à son petit-fils, duquel il s’agit ici.

Cette île qui a six lieues de long sur deux de large, séparée par six lieues de mer des côtes de Vannes, appartenoit à l’abbaye de Sainte-Croix de Quimper. Charles IX la lui ôta et s’en empara, comme il est arrivé souvent à nos rois de faire de ces démembrements en des lieux dangereux et suspects comme l’est cette île par rapport à l’Angleterre, et dans des temps de troubles, de guerres civiles et de religion, comme du temps de Charles IX. Le comte de Retz, en grande faveur auprès du roi et de Catherine de Médicis, sa mère, et depuis maréchal de France, et enfin duc et pair, obtint d’eux Belle-Ile, partie en don, partie en payant, et la fit ériger en marquisat. La position de cette île a souvent donné envie aux rois successeurs de l’acquérir, et il y a eu en divers temps des échanges projetés et même fort avancés, qui n’ont point eu d’exécution. Fouquet, devenu surintendant des finances, en fit l’acquisition de la maison de Retz. À sa disgrâce, Belle-Ile fut adjugée à sa femme pour ses reprises.

Le père du surintendant, de conseiller de Bretagne s’étoit fait maître des requêtes et devint conseiller d’État. Sa femme, mère du surintendant, étoit Maupeou, dont le père étoit intendant des finances. La vertu, le courage, la singulière piété de cette dame, mère des pauvres, et dont le nom vit encore, fut inébranlable à la fortune et aux malheurs de son fils, dont la première dura huit ans et les autres dix-huit. Il mourut dans sa prison de Pignerol en mars 1680, à soixante-cinq ans, et sa vertueuse mère, et qui avoit aussi beaucoup d’esprit, le survécut un an et en avoit quatre-vingt-onze. Il avoit épousé une héritière de Bretagne, qui s’appeloit Fourché, dont il n’eut qu’une fille, mariée en 1657 au comte de Charost, mort duc et pair, etc., dont elle eut le duc de Charost, gouverneur du roi d’aujourd’hui, à la disgrâce du maréchal de Villeroy.

Le surintendant se remaria à la fille unique de Castille, président aux requêtes du palais, et c’est elle à qui Belle-Ile fut adjugée pour ses reprises. Elle eut d’elle Nicolas Fouquet, qui servit quelque temps sous le nom de comte de Vaux, qui étoit considéré pour son mérite, mais qui, par le malheur de son père, n’ayant pu avancer, quitta de bonne heure, et est mort en 1705 sans enfants de la fille de la fameuse Mme Guyon, laquelle fille est morte longtemps depuis duchesse de Sully, sans enfants. Ce fut un mariage d’amour, longtemps secret, déclaré enfin après que, de cadet et pauvre, le chevalier de Sully eut recueilli la dignité et les biens de son frère. Le second fils du surintendant, célèbre père de l’Oratoire et fort riche, légua tout son bien au neveu dont il s’agit ici. Le troisième fut un homme de beaucoup d’esprit et de savoir, que les malheurs de sa famille exclurent de toute sorte d’emploi, qui n’avoit rien et qui a été obscur et sauvage au dernier point de toute sa vie. L’amour, et plus tôt satisfoit que de raison, lui valut une grande alliance. Le marquis de Lévi, grand-père du duc de Lévi, n’eut d’autre parti à prendre que de lui laisser épouser sa fille, de la chasser de chez lui et de ne vouloir jamais entendre parler d’eux. Ils furent donc réduits à suivre le pot et les exils de l’évêque d’Agde, frère du surintendant, et de vivre après de celui de sa mère, retirée aux dehors du Val-de-Grâce, qui a élevé ses deux fils Belle-Ile, dont il s’agit ici, et le chevalier son frère.

J’ai parlé en son temps de l’application de Belle-Ile au service, à plaire, à capter, à se rendre utile aux généraux ; comment il eut un régiment de dragons ; combien il se distingua dans Lille ; comment il devint mestre de camp général des dragons. J’ai parlé aussi de deux mariages, le premier sans enfants, l’autre à une Béthune, fille du fils de la sueur de la reine de Pologne (Arquien), et de la sueur du maréchal-duc d’Harcourt. Ainsi Belle-Ile se trouva cousin germain des ducs de Charost et de Lévi, et neveu du maréchal-duc d’Harcourt, cousin issu de germain des électeurs de Cologne et de Bavière, fils de la fille de la reine de Pologne (Arquien), et au même degré du roi Jacques d’Angleterre, et du duc de Bouillon ; très proche encore du roi de Pologne, père de la reine par les Jablonowski, du duc Ossolinski, du prince de Talmont et de beaucoup des plus grands seigneurs de Pologne, et il sut tirer un grand parti de ces singulières et si proches alliances. La sœur de son père avoit épousé un Crussol-Monsalez, dont il y a des enfants.

La mort du vieux marquis de Lévi et le temps qui amène tout, avoit réconcilié son fils le marquis de Charlus avec sa sœur et son mari Belle-Ile. C’étoit une femme qui n’avoit jamais eu d’autre inclination que celle qui fit son mariage et qui vécut avec son mari comme un ange, toute sa vie dans la pauvreté et dans la disgrâce. Revenue après bien des années à Paris, et raccommodée avec sa famille, elle chercha à en profiter. Elle avoit de l’esprit et de la piété. Les malheurs dans lesquels elle avoit vécu l’avoient accoutumé à la dépendance, aux besoins, à ne point sortir de l’état où son mariage l’avoit mise. Son caractère étoit la douceur et l’insinuation. Aimée et fort considérée dans la famille de son mari, et seulement soufferte dans la sienne, elle fit si bien qu’elle s’en fit enfin aimer. Elle comprit l’utilité qu’elle pouvoit espérer pour ses enfants de la situation de Mme de Lévi à la cour, qui étoit fille du duc de Chevreuse, et qui, en épousant son neveu fils de son frère, avoit été faite dame du palais. À la considération où étoient M. et Mme de Chevreuse et M. et Mme de Beauvilliers qui n’étoient qu’un, succéda la considération personnelle de Mme de Lévi par l’amitié que Mme de Maintenon et le roi prirent pour elle et les fréquentes parties particulières dont elle fut toujours avec eux jusqu’à la mort du roi, et la fortune voulut encore qu’elle fût après l’amie intime du cardinal Fleury, avec Mme de Dangeau son amie et sa compagne dans sa place de dame du palais et dans les continuelles privances de Mme de Maintenon et du roi. Mme de Lévi, avec infiniment d’esprit et beaucoup de piété solide, avoit le défaut de l’entêtement ; et le sien étoit toujours poussé sans bornes. Avec cela une vivacité de salpêtre. Prise d’affection et pour l’avouer franchement de compassion pour sa tante de Belle-Ile, cette femme adroite qui lui faisoit sa cour, introduisit ses enfants en son amitié. Bientôt elle les aima aussi pour eux-mêmes, se prit de leur mérite et de leurs talents, et l’entêtement n’eut tôt après plus de bornes et n’en a jamais eu depuis jusqu’à sa mort. Aussi cultivèrent-ils bien soigneusement une affection si capitale et du mari et surtout de la femme. Leur bonheur voulut qu’ils n’affolèrent pas moins le duc de Charost et son fils. Mais le pouvoir de ceux-là ne fut pas tel que celui de Mme de Lévi.

Il faut maintenant venir au caractère des deux frères. L’aîné, grand, bien fait, poli, respectueux, entrant, insinuant et aussi honnête homme que le peut permettre l’ambition quand elle est effrénée, et telle étoit la sienne, avoit précisément la sorte d’esprit dont il avoit besoin pour la servir. Il n’en vouloit point montrer, il ne lui en paraissoit que pour plaire, jamais pour embarrasser, encore moins pour effrayer ; un fonds naturel de douceur et de complaisance, une juste mesure entre l’aisance dans toutes ses manières et la retenue, un art infini, mais toujours caché dans ses propos et ses démarches, une insinuation délicate et rarement aperçue ; une attention et une précaution continuelle dans tous ses pas et dans ses discours, jusqu’au langage des femmes et au badinage léger, lui ouvrirent une infinité de portes. Il ne négligea ni les cochères, ni les carrées, ni les rondes. Il vouloit plaire au maître et aux valets, à la bourgeoise et au prêtre de paroisse ou de séminaire quand le hasard lui en faisoit rencontrer, à plus forte raison au général et à son écuyer, aux ministres et aux derniers commis. Une accortise qui couloit de source, un langage toujours tout prêt et des langages de toutes les sortes, mais tous parés d’une naturelle simplicité, affable aux officiers, essentiellement officieux, mais avec choix et relativement à soi, et beaucoup de valeur sans aucune ostentation : tel fut Belle-Ile tant qu’il demeura in minoribus ; sans se démentir en rien de ce caractère, il se développa davantage à mesure que la fortune l’éleva. C’est où nous n’en sommes pas encore ; ce qu’il pratiqua dans tous les temps de sa vie fut une application infatigable à discerner ceux dont il pouvoit avoir besoin, à ne rien oublier pour les gagner, et après les infatuer de lui avec les plus simples et les plus doux contours, à en tirer tous les avantages qu’il put, et à ne jamais faire un pas, une visite, même une partie ou un voyage de plaisir que par choix réfléchi, pour l’avancement de ses vues et de sa fortune, et chemin faisant, appliqué sans cesse à s’instruire de tout sans qu’il y parût le moins du monde.

Le chevalier de Belle-Ile avoit bien des conformités avec son frère, et encore plus de dissemblances. Sa figure n’étoit pas si bien, et l’air ouvert et naturellement simple et libre dans l’aîné, manquoit au cadet. Il avoit toutefois l’entrant et l’insinuant de son frère, mais qui ne s’annonçoit pas à son maintien comme l’aîné. Il falloit qu’il commençât à parler pour le sentir, encore lorsqu’il s’agissoit ou d’affaires ou de gens à qui il importoit de ne pas déplaire, car pour le gros, il étoit naturellement cynique, peu complaisant, contredisant, mordant ; mais avec ceux qu’il croyoit devoir ménager, et il savoit en ménager beaucoup, il étoit aussi maniable et aussi complaisant et mesuré que son frère, sans toutefois que cela parût couler de source, ni aussi naturel qu’à l’aîné ; beaucoup plus d’esprit et d’étendue que lui, peut-être aussi l’esprit et les vues plus indigestes et nulle douceur dans les mœurs que forcée, et on l’apercevoit ; plus de justesse néanmoins et de discernement que son frère et incomparablement plus difficile à tromper, peut-être aussi moins parfaitement honnête homme, mais beaucoup plus capable et intelligent en toutes sortes d’affaires, et rancunier implacable, ce que le frère n’avoit pas. Le chevalier avoit aussi le jargon des femmes, mais point de liant, quoique plus de tour et d’adresse à découvrir ce qu’il vouloit savoir et toute l’application possible à s’instruire et de toutes et des différentes parties de la guerre ; il vouloit que rien ne lui échappât, et comme son frère, ni pas ni discours qui n’eût sa vue particulière, et toutes vues tournées à une ambition plus vaste, et, s’il étoit possible, plus effrénée que celle de son frère, et tous deux d’une suite que rien ne dérangeoit et d’un courage d’esprit invincible. Celui-ci avoit plus de ruse et de profondeur que l’autre, et moins capable que lui encore de se rebuter et de démordre. Il avoit un froid de glace, mais qui en dedans cachoit une disposition toute contraire, et un air compassé et de sagesse arrangée qui n’attiroit pas. Avec autant de valeur que son frère et possédant comme lui tous les détails militaires et de subsistances et de dépôts, il le surpassoit peut-être en celui de toute espèce d’arrangements ; personne n’a eu comme eux l’art imperceptible d’amener de loin et de près les hommes et les choses à leurs fins, et de savoir profiter de tout. Le cadet, avec un flegme plus obstiné que son frère, étoit bien plus propre que lui à gouverner et à régler les dépenses et l’économie domestique, à dresser des mémoires d’affaires d’intérêt, à conduire dans les tribunaux celles qu’il y falloit porter, et à leur donner le tour et la subtilité dont elles pouvoient avoir besoin ; enfin la présence d’esprit et la souplesse à l’attaque et à la défense judiciaire, avec le style éloquent, coulant et net. Tous deux enfin sans cesse occupés et parmi cette application continuelle, vivement et continuellement les yeux ouverts à se faire des protecteurs, des amis et des créatures avec choix, et très mesurés dans leurs paroles et ne se lâchant jamais dans les entretiens qu’avec une grande mesure et un grand choix.

L’union de ces deux frères ne fit des deux qu’un cœur et une âme, sans la plus légère lacune, et dans la plus parfaite indivisibilité et tout commun entre eux, biens, secrets, conseils, sans partage ni réserve, même volonté en tout, même autorité domestique sans partage, toute leur vie. Le cadet, moins à portée que l’aîné, ne songea qu’à sa fortune, et s’occupa principalement du domestique et des affaires de la maison, et l’aîné du dehors ; mais tout se référa toujours de l’un à l’autre, et tout fut conduit comme par un seul. On ne sauroit ajouter au respect, à l’amitié, aux soins, à l’attachement qu’ils eurent toujours pour leur père, et à la confiance qu’ils eurent pour leur mère, qui trouvèrent enfin leur bonheur par eux. L’aîné, fort sobre ; la cadet aimoit à souper et à boire le petit coup, mais sans excès et sans préjudice aux occupations sérieuses auxquelles il avoit toujours l’esprit bandé.

Mme de Lévi, et par sa plus intime famille et personnellement notre amie intime, les initia peu à peu avec Mme de Saint-Simon et avec moi. Le duc de Charost y contribua aussi ; ils nous cultivèrent fort. J’y trouvai beaucoup de ce qu’on ne trouvoit plus, et ils devinrent enfin nos amis. Ils me furent souvent utiles à m’apprendre bien des choses, et j’eus souvent le plaisir de leur rendre des services. Nous étions sur ce pied-là dans le temps duquel j’écris, et l’amitié entre nous s’est toujours depuis conservée la même. Belle-Ile avoit fait en Flandre connoissance avec Le Blanc, qui se tourna en la plus intime amitié et confiance. Le Blanc l’introduisit auprès de l’abbé Dubois chez lequel il fut bientôt en privance et en apparence de confiance. Il fut bien aussi avec le garde des sceaux et peu à peu avec beaucoup d’autres. M. le Duc le prit en grande amitié, tellement que Belle-Ile profita de cette situation pour réveiller les anciens projets de l’échange de Belle-Ile. Avant de rien proposer là-dessus, il s’étoit assuré de Law par l’abbé Dubois et Le Blanc, et du garde des sceaux par les mêmes. Il pouvoit compter sur M. le Duc et sur le comte de Toulouse, qui fut toujours de ses amis déclarés. Il se saisit de Fagon qui avoit une autorité dans les finances, qui alla toujours en croissant, et qui toute sa vie lui fut totalement dévoué ; il s’assura encore de plusieurs autres. Il pointoit dès lors assez pour attirer les yeux, et il se trouva gens du plus haut parage qui trouvèrent qu’il croissoit trop vite, qui voulurent l’arrêter de bonne heure, et que ses hommages ne purent émousser. Je ne sais par où la vieille cour l’avoient pris en grippe de si bonne heure, et si loin de pouvoir même espérer d’offusquer. Les maréchaux de Villeroy, Villars et Huxelles furent les principaux à le traverser, quoique la maréchale de Villars émoussât quelquefois son mari sur cet éloignement sans cause. Néanmoins l’échange parut utile au roi, et Belle-Ile fit si bien, qu’il se le rendit prodigieusement avantageux. Il eut le comté de Gisors, Vernon et tous les domaines du roi qui en dépendent, en sorte qu’il eut pour le moins autant de terres que M. de Bouillon en avoit par les comtés d’Évreux et de Beaumont, mais avec un revenu beaucoup moindre, parce que les forêts d’Évreux, etc., avoient été données à M. de Bouillon, et que Belle-Ile n’eut pas celles de ce qui lui fut cédé ; ce fut pour quelque sorte de compensation qu’on lui donna beaucoup de domaines en Languedoc et de grand revenu.

Cet échange ne se conclut pas tout d’une voix des commissaires chargés de le régler. Les difficultés que quelques-uns firent, arrêtèrent ; le monde cria qu’on lui donnoit de vrais États pour une île comme déserte et inutile au roi qui y avoit un gouverneur, un état-major et une garnison. Il ne fallut pas peu de temps, de patience et d’adresse pour vaincre ces difficultés. Une autre s’éleva encore par les mouvements que se donnèrent un grand nombre de gens distingués de la noblesse et de la robe qui relevoient du roi, et qui se trouvèrent très offensés d’avoir à relever désormais de Belle-Ile qui exerceroit sur eux tous les droits du roi, et avec une rigueur en usage entre particuliers en tout genre utile, de chasse et honorifique, qui sont peu perceptibles avec le roi. Ces nouveaux cris arrêtèrent encore ; on trouvoit Belle-Ile bien léger pour être seigneur d’un domaine aussi étendu, aussi brillant, aussi noble, et pour l’exercer en plein sur tant et de tels vassaux. Le détroit fut encore long et difficile à passer. Mais l’adresse des Belle-Ile en vint encore à bout sans le plus léger retranchement ni modification.

La chose passée vint au conseil de régence. Les maréchaux, soutenus du duc de Noailles et de Canillac, s’élevèrent ; le prince de Conti les appuya. Quoique les contradicteurs fissent le moindre nombre, leur poids arrêta M. le duc d’Orléans : il dit qu’il falloit remettre la décision à une autre fois. Belle-Ile, en homme avisé, ne voulut pas presser l’affaire, pour laisser refroidir les esprits ; mais six semaines après, en entrant au conseil de régence, et auparavant averti par Belle-Ile, M. le Duc me donna le mot, et je le donnai tout bas au comte de Toulouse pendant le conseil. On n’y dit pas un mot de l’affaire. Comme il se levoit, M. le Duc dit à M. le duc d’Orléans, déjà debout, s’il ne vouloit pas finir l’échange de Belle-Ile ; et, me regardant, ajouta : « Les commissaires en sont d’avis, presque tout le monde en a été d’avis ici. » Je répondis que ce n’étoit pas la peine de se rasseoir, puisque la chose avoit passé ici déjà à la pluralité. Le comte de Toulouse ajouta : « Mais cela est vrai. » M. le Duc reprit, en regardant en riant M. le duc d’Orléans : « Monsieur, vous voulez aller à l’Opéra et moi aussi. Il est plus de cinq heures ; prononcez donc, et allons-nous-en. » Tout cela se fit debout, à la surprise de tout le monde, sans que les contradicteurs dans l’autre conseil eussent le temps de reprendre leurs esprits, ou osassent se prendre de bec avec M. le Duc et le comte de Toulouse, et croyant peut-être que cela se faisoit de concert avec M. le duc d’Orléans, qui n’en savoit pas un mot, et qui dans sa surprise se laissa entraîner : « Oui, dit-il, il me semble que cela a passé ; » regarda le conseil tout autour, qui ne souffla pas, puis ordonna à La Vrillière d’écrire sur le registre du conseil que cela passoit, et de faire expédier l’échange et s’en alla. M. le Duc et moi en rîmes en sortant du conseil ; j’en avois déjà ri avec le comte de Toulouse. Un jugement si leste ne plut à personne du conseil, moins encore aux contradicteurs, qui grommelèrent, et dirent que c’étoit une moquerie.

Belle-Ile fut aussi bien servi dans la promptitude de l’expédition. Il s’étoit fait des amis au parlement qui ne laissa pas de se rendre difficile à l’enregistrement pur et simple ; mais il le fit sans trop de délais. La chambre des comptes fut plus épineuse et plus longue ; mais Belle-Ile à la fin en vint à bout : toutefois, il étoit bien loin d’être au bout de ses peines, malgré cette consommation.

C’est s’être bien étendu sur deux particuliers alors si peu considérables ; mais ils le devinrent tellement dans leur suite par leurs malheurs et les genres de périls qu’ils coururent, par la manière dont ils en sortirent, par les effets prodigieux de la plus singulière fortune, et qui devint enfin la plus haute en tous genres, dont ils ont été les seuls artisans, que j’ai cru devoir bien faire connoître, et de bonne heure, deux hommes si rares qui, devenus des personnages en France, même en Europe, ont été les plus extraordinaires de leur siècle, de quelque côté qu’on puisse les envisager.




  1. Vieux mot employé plusieurs fois par Saint-Simon dans le sens d’associé.
  2. Dans un lieu soumis à l’autorité de M. le Duc.