Mémoires (Saint-Simon)/Tome 18/8

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CHAPITRE VIII.


Le duc de Sully déclare son mariage secret avec Mme de Vaux. — Leur caractère. — Mort de Chamillart ; raccourci de sa fortune et de son caractère. — Mort de Desmarets ; abrégé de son caractère. — Mort d’Argenson ; abrégé de son caractère. — Mort de Maupertuis ; abrégé de son caractère. — Mort de Mézières ; son caractère. — Mort de Serignan ; de l’abbé de Mornay ; son caractère et sa fortune. — Mort de l’abbé de Lyonne ; de Bullion. — Le grand écuyer se sépare pour toujours de sa femme, qu’il renvoie au duc de Noailles, son père. — Breteuil, maître des requêtes, prévôt et maître des cérémonies de l’ordre. — La Houssaye, contrôleur général, en a le râpé. — Breteuil, frère du précédent, tué en duel par Gravelle. — Traité d’Angleterre, à son mot[1], avec l’Espagne. — M. le duc d’Orléans me confie le traité fait du mariage du roi avec l’infante d’Espagne, et de sa fille avec le prince des Asturies. — Conversation curieuse entre lui et moi là-dessus. — J’obtiens l’ambassade d’Espagne pour faire mon second fils grand d’Espagne. — J’obtiens pour ma dernière belle-soeur l’abbaye de Saint-Amant de Rouen. — Audience de congé, caractère et traitement de l’ambassadeur turc. — Prince de Lixin fait grand maître de Lorraine en épousant une fille de M. et de Mme de Craon. — Son caractère et sa fin. — Mariage du marquis de Villars avec une fille du duc de Noailles. — Caractère de cette dame. — Mariage du duc de Boufflers avec une fille du duc de Villeroy.


Le chevalier de Sully, devenu duc et pair par la mort, sans enfants, de son frère aîné, dont la veuve venoit de mourir, étoit depuis bien des années amoureux de la fille de la fameuse Guyon, dont il a été parlé ici en son temps, qu’elle avoit mariée à de Vaux, fils aîné de l’infortuné surintendant Fouquet, dont elle étoit veuve sans enfants depuis plusieurs années. Il y avoit longtemps que la duchesse du Lude, veuve, riche, sans enfants, qui avoit été dame d’honneur de Mme la duchesse de Bourgogne pressoit et faisoit presser le duc de Sully, fils de son frère, de se marier. Son attachement pour Mme de Vaux la désoloit, elle en craignoit la vile alliance qui par l’âge, plus encore par l’excessif embonpoint, ne promettoit pas d’enfants, qu’elle souhaitoit passionnément de voir à son neveu. Elle lui promettoit de lui donner tout son bien par un mariage sortable, et le menaçoit de l’en priver, s’il poussoit à bout un attachement si disproportionné et apparemment stérile ; mais l’affaire en étoit faite dans le plus grand secret, pour ne pas révolter la duchesse du Lude, et couler ainsi le temps en écartant tous les mariages jusqu’à sa mort, que l’âge et une goutte continuelle laissoient voir peu éloignée. Ce manège dura si longtemps, qu’il les ennuya tous trois. Sully, plus attaché que jamais à celle qu’il avoit épousée, ne pouvoit plus user sa vie dans la contrainte de ce secret. L’épouse aimée l’y poussoit dans l’extrême désir du rang et de l’état qui seroit la suite nécessaire et immédiate de la déclaration du mariage. Enfin la duchesse du Lude, excédée de la fermeté de son neveu, à esquiver et à rejeter tous les mariages, aima mieux savoir enfin où elle en étoit là-dessus. Il fallut employer bien des amis, des préparations, des motifs de conscience pour disposer la duchesse du Lude à souffrir un aveu si amer. Toutefois on y parvint, elle prit la chose en pénitence, reçut froidement son neveu, lui permit de déclarer son mariage et ne lui fit point de mal.

On eut plus de peine à la résoudre de voir la nouvelle duchesse de Sully, qui se hâta de prendre son tabouret, et qui prit sans peine tout le maintien d’une grande dame avec assez d’esprit pour ne blesser personne par un si grand changement. Elle en avoit en effet beaucoup, beaucoup de monde, de la lecture et de l’ornement, une beauté romaine, de beaux traits, un beau teint, et la conversation très aimable, avec beaucoup d’amis de tous les genres, et assez choisis en hommes et en femmes. Sa réputation fut toujours sans reproche ; elle n’eut jamais d’autre attachement que celui qui fut couronné par la persévérance, et depuis même que le mariage secret leur avoit tout permis, les bienséances et les dehors furent si exactement observés qu’il ne se put rien apercevoir entre eux. Le commerce de l’un et de l’autre avec leurs amis étoit honnête, et sûr ; le duc de Sully en avoit beaucoup et avoit toujours été fort au goût du monde, mais jamais de celui du roi. Quoique gros, c’étoit le meilleur danseur de son temps, son visage et sa figure étoient agréables, avec beaucoup de grâce et de douceur. Toujours pauvre, toujours rangé, et se soutenant de peu avec honneur, peu d’esprit mais sage, et avoit servi toute sa vie avec beaucoup de valeur, et peu de fortune. Je n’ai jamais su pourquoi le roi l’avoit pris en une sorte d’aversion, si ce n’est qu’il ne fut jamais fort assidu à la cour, et qu’il étoit fort des amis de M. le prince de Conti. À la fin, les respects, les mesures, la patience de la duchesse de Sully, gagnèrent la duchesse du Lude, qui s’accoutuma à elle, et la vit chez elle avec une sorte d’amitié.

Plusieurs personnages et quelques autres moururent cette année. Chamillart commença, à soixante et dix ans. On a vu ailleurs sa fortune et sa chute, et en plusieurs endroits son caractère. Il succéda à Pontchartrain aux finances, lorsque ce dernier devint chancelier par la mort de Boucherat en septembre 1699 ; ministre d’État, septembre 1700, par la mort de Pomponne ; secrétaire d’État au département de la guerre, sans quitter les finances, en janvier 1701 par la mort de Barbezieux, cinq ans après grand trésorier de l’ordre ; remit les finances en juin 1709 à Desmarest ; fut congédié un an après, et sa charge de secrétaire d’État donnée à Voysin. On a vu aussi avec quel courage et quelle tranquillité il soutint sa disgrâce, et il la soutint également jusqu’à sa mort. C’étoit un homme aimable, obligeant, modeste, compatissant, doux dans le commerce et sur, jamais enflé, encore moins gâté par la faveur et l’autorité, d’abord facile et honnête à tous, mais à la vérité impar oneri, peu d’esprit et de lumière, peu de discernement, aisé à prévenir, à s’entêter, à croire tout voir et savoir, du plus parfoit désintéressement, tenant au roi par attachement de cœur en tous les temps, et point du tout à ses places. Depuis son retour à Paris, il y vécut toujours en la meilleure compagnie de la cour et de la ville ; donnoit tous les jours à dîner et à souper sans faste, mais bonne chère ; ne sortoit presque point de chez lui, sinon quelquefois pour venir chez moi, et chez un nombre fort étroit d’amis particuliers ; passoit deux mois à Courcelles où toute la province abondoit, et sans rien montrer, pensoit solidement à son salut. Toutes les fois que je venois à Paris, je mangeois une fois chez lui et le voyois tous les jours, que j’y demeurois, qui étoient toujours rares et courts. J’étois à la Ferté lorsqu’il mourut à Paris, et je le regrettai beaucoup.

Le 4 mai suivant, mourut à Paris Desmarets, à soixantetreize ans, dix-huit jours après Chamillart. On a vu ailleurs ses revers et sa fortune. Bon Dieu, dans quel étonnement seroit-il de celle de son fils [2] ! Je le vis toujours jusqu’à sa mort depuis que nous nous étions raccommodés, comme on l’a vu en son lieu. C’étoit un homme qui avoit plus de sens que d’esprit, et qui montroit plus de sens qu’il n’en avoit en effet ; quelque chose de lourd et de lent, parlant bien et avec agrément, dur, emporté, dominé par une humeur intraitable, et l’antipode de Chamillart en ce que ce dernier avoit une qualité bien rare d’être excellent ami, et point du tout ennemi. Desmarets n’étoit ami que par intérêt, et souvent beaucoup moins que son intérêt le vouloit. On a vu ici son caractère en plusieurs endroits.

Deux jours après, le 6 mai, mourut d’Argenson dans sa singulière retraite, au dehors de la maison des Filles de la Croix, au faubourg Saint-Antoine. C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, de connoissance du monde, de nulle d’affaires d’État, de finances, de magistrature, qui pensoit noblement et honnêtement, et qui auroit été bon en grand s’il y avoit été élevé. Mais son esprit s’étoit rétréci et tellement accoutumé au petit qu’il ne put jamais s’étendre et s’élever. Il avoit passé sa jeunesse dans le chétif exercice de la charge de lieutenant général d’Angoulême qu’avoit eue son père. Il étoit pauvre et de meilleure condition que la plupart des gens de robe, aussi s’en piquoit-il, aussi respectoit et aimoit à obliger les gens de qualité et la noblesse dont il se prétendoit avant que ses pères eussent pris la robe. Devenu maître des requêtes, il épousa une sœur de Caumartin qui s’en fit honneur, et qui, par le chancelier de Pontchartrain, alors contrôleur général, le fit lieutenant de police. C’est où il excella [3], et où il sauva bien des gens de qualité et des enfants de famille. Il étoit obligeant, poli, respectueux, sous une écorce quelquefois brusque et dure, et une figure de Rhadamante, mais dont les yeux pétilloient d’esprit et réparoient tout le reste. Il ne put soutenir sa chute, et ne sortit plus de sa chambre ou du parloir. On a suffisamment parlé de lui ailleurs. Il commença sur les fins à signer de Voyer au lieu de Le Voyer, qui est son nom. Ses enfants, qui ont depuis fait une si grande fortune et qui veulent pousser leurs enfants dans une d’un autre genre, imitent soigneusement la dernière façon de signer de leur père et de faire appeler leurs enfants.

Maupertuis, des bâtards de Melun, mourut à quatre-vingt-sept ans, jusqu’alors dans une santé parfaite. Il étoit lieutenant général, grand’croix de Saint-Louis, gouverneur de Toul, et avoit été longtemps capitaine de la première compagnie des mousquetaires, où il étoit parvenu rapidement de maréchal des logis. C’étoit un homme dont j’ai parlé tout au commencement de ces Mémoires, plein d’honneur, de valeur et de vertu ; de petitesses aussi, d’exactitude et de pédanterie, fort court d’esprit, par conséquent fort au goût du feu roi. Il ne laissa point d’enfants.

Mezières, lieutenant général et gouverneur d’Amiens et de Corbie. C’étoit un petit bossu devant et derrière à faire peur, avec un visage très livide, qui ressembloit fort à une grenouille. De la valeur, assez d’esprit, encore plus d’effronterie, de hardiesse, de confiance, d’impudence, l’avoient poussé. Il s’ajustoit et se regardoit avec complaisance dans les miroirs, étoit galant, attaquoit les femmes, se croyoit digne et prétendoit à toutes les fortunes de la guerre, de la cour, même de la galanterie. Il étoit frère de la mère du marquis, depuis duc de Lévi, et n’étoit pas éloigné de prétendre que cette alliance honoroit ce neveu. Boulainvilliers m’a pourtant dit que ces Béthisy, c’étoit le nom de Mezières, étoient anoblis, mais pas trop anciennement ; lui et sa femme, maîtresse et dangereuse intrigante, dont j’ai parlé lors de son mariage, s’étoient bien nantis au Mississipi. Il laissa des fils et des filles, lesquelles n’ont pas été moins intrigantes ni moins dangereuses que leur mère. Canillac, lieutenant général et capitaine de la seconde compagnie des mousquetaires, eut le gouvernement d’Amiens.

Sérignan, gouverneur de Ham, qui avoit passé la plupart de sa vie aide-major des gardes du corps, et qui fort au goût du roi avoit eu le secret de bien des choses, mourut à quatre-vingt-quatorze ans, depuis longtemps retiré, ayant jusqu’au bout conservé sa tête et santé.

L’abbé de Mornay, passant à Madrid, revenant de Lisbonne, ou il étoit ambassadeur depuis longtemps. Il étoit fils de M. et de Mme de Montchevreuil, l’un et l’autre si favoris de Mme de Maintenon et du roi, desquels j’ai parlé en leur temps. Toutefois cette faveur si grande ne put faire leur fils évêque ; c’étoit pourtant un homme d’esprit et de mérite, sage et capable, et qui n’avoit point fait parler de ses mœurs ; mais sa figure le perdit, et le commerce ordinaire et tout simple des dames de la cour comme des hommes. C’étoit un grand homme blond, fort bien fait, de visage agréable, qui capriça le roi et que rien ne put vaincre. Cette opiniâtreté d’une part, et la considération du père et de la mère de l’autre, lui firent donner l’ambassade de Portugal, où il réussit très bien et s’y fit fort estimer. M. le duc d’Orléans lui avoit donné l’archevêché de Besançon. Peu avant de partir de Lisbonne, il perdit presque les yeux d’une fluxion, et en chemin il les perdit tout à fait. Arrivant à Madrid il se trouva mal, et en peu de jours y mourut, dont ce fut grand dommage. Son archevêché fut donné au frère du prince de Monaco, qui avoit été prêtre de l’Oratoire, puis jésuite, qui en étoit sorti béat fort glorieux et très ignorant, qui n’étoit propre ni au monde ni à l’Église.

L’abbé de Lyonne peu après, fils du célèbre ministre et secrétaire d’État, auquel il ne ressembla en rien. Il avoit les abbayes de Marmoutiers, de Chalis et de Cercamp ; avec le prieuré de Saint-Martin des Champs dans Paris, où il avoit passé sa vie, sans voir presque personne, et où il mourut aussi obscurément qu’il avoit vécu. Il avoit été débauché et accusé de vendre ses collations [4]. J’en ai parlé ailleurs. Il buvoit tous les matins plus de vingt pintes d’eau de la Seine depuis fort longtemps.

Bullion, duquel j’ai parlé ailleurs. Il avoit fait plusieurs folies à Versailles, où on sut qu’il en étoit attaqué depuis longtemps. Il étoit enfermé depuis quelques années dans une de ses maisons en Beauce, où personne ne le voyoit. Son fils aîné obtint, par la duchesse de Ventadour, leur proche parente, son gouvernement du Perche et du Maine. Un de ses cadets étoit dès lors prévôt de Paris sur sa démission.

Le grand écuyer, qui, dédaignant de s’appeler M. le Grand, comme son père l’avoit toujours été, se faisoit nommer le prince Charles et sa femme Mme d’Armagnac, se brouilla avec elle sur quelque jalousie qu’il en prit à Saint-Germain, chez le duc de Noailles son père, à qui, un beau matin, il la renvoya sans autre façon, sans en avoir voulu ouïr parler depuis ni d’aucun Noailles. On prétendit que le duc d’Elboeuf, à qui la soif de l’argent avoit fait faire ce mariage, en voyant la source tarie par le déplacement du duc de Noailles, contribua fort à cet éclat. Il n’y avoit guère qu’un an qu’elle étoit chez son mari, parce qu’elle étoit fort jeune ; personne ne la crut coupable, et sa conduite y a fort bien répondu depuis. Elle voulut se retirer auprès de sa tante, fille de Sainte-Marie, au faubourg Saint-Germain, où elle est demeurée, sans en vouloir sortir, plusieurs années. Toute la maison de Lorraine, jusqu’à Mlle d’Armagnac, sœur du prince Charles et ses autres proches, le blâmèrent publiquement et virent toujours sa femme, excepté le duc d’Elboeuf, ce qui les brouilla avec lui. En sorte qu’il n’a pas vu depuis Mlle d’Armagnac, avec qui il avoit toujours été fort uni. Il faut pourtant dire que, sans esprit du tout, le prince Charles est un très honnête homme, et dont partout ailleurs les procédés ont toujours été fort bons et surtout fort nobles dans sa charge.

Le Camus, premier président de la cour des aides, qui avoit acheté, en 1709, de Pontchartrain fils, la charge de prévôt et maître des cérémonies de l’ordre, eut permission en ce temps-ci de la vendre à Breteuil, maître des requêtes, et de conserver le cordon bleu. La Houssaye, contrôleur général des finances et surintendant des maisons, affaires et finances de M. le duc d’Orléans, en eut le râpé. Breteuil est celui qui fut depuis secrétaire d’État de la guerre à deux reprises.

Il avoit un frère dans le régiment des gardes, avec qui Gravelle, autre officier aux gardes, querelleur et fort en gueule, eut des paroles. Breteuil en seroit demeuré là sans ses camarades et sans sa famille qui le forcèrent à se battre. Ils n’y firent pas grande façon, le combat se fit en plein midi, dans la rue de Richelieu ; en un tournemain Breteuil fut tué, et il n’en fut pas autre chose. M. le duc d’Orléans, pour le dire faiblement, ne haïssait pas les duels. Gravelle étoit capitaine aux gardes ; Breteuil, qui l’étoit aussi, venoit de vendre sa compagnie.

Enfin l’Espagne, non seulement abandonnée par la France, mais pressée à l’excès de signer son accommodement avec l’Angleterre, y consentit, ne pouvant mieux, par lequel les Anglois obtinrent tous les avantages qu’ils s’étoffent proposés pour leur commerce et la ruine de celui de toutes les autres nations, singulièrement de celui de France et au grand détriment de l’Espagne. Les Anglois, en outre, eurent l’asiento [5] à leur mot, un vaisseau de permission ; conservèrent Port-Mahon et toute l’île avec Gibraltar. Véritablement ils restituèrent quelques vaisseaux nouvellement pris à l’Espagne, et la gratifièrent d’autres bagatelles. Moyennant ce traité, l’empereur, à l’ardente prière du roi d’Angleterre, redoubla ses instances à Rome, qui, aidées de l’étrange engagement qu’on vient de voir qu’avoit pris le pape pour son exaltation, mirent enfin les choses au point où Dubois les désiroit pour recevoir incessamment la pourpre.

Ayant mis ainsi le couteau à la gorge de l’Espagne pour l’entière et l’énorme satisfaction des Anglois, ou plutôt pour celle de Dubois, j’avoue que je ne comprends pas comment le traité du double mariage entre la France et l’Espagne put suivre si brusquement. Le secret en fut si entier qu’aucune puissance ni aucun particulier ne s’en douta. Depuis longtemps l’abbé Dubois avoit fermé la bouche à mon égard à son maître sur les affaires étrangères, et plus étroitement encore depuis ce que j’ai raconté ici il n’y a pas longtemps. Cela n’empêchoit pourtant pas qu’il n’en échappât toujours à M. le duc d’Orléans quelque bribe avec moi, mais avec peu de détail et de suite, et de mon côté je demeurois fort réservé. Étant allé les premiers jours de juin pour travailler avec M. le duc d’Orléans, je le trouvai qui se promenoit seul dans son grand appartement. Dès qu’il me vit : « Ho çà ! me dit-il me prenant par la main, je ne puis vous faire un secret de la chose du monde que je désirois et qui m’importoit le plus et qui vous fera la même joie ; mais je vous demande le plus grand secret. » Puis, se mettant à rire : « Si M. de Cambrai savoit que je vous l’ai dit, il ne me le pardonneroit pas. » Tout de suite il m’apprit sa réconciliation faite avec le roi et la reine d’Espagne ; le mariage du roi et de l’infante, dès qu’elle seroit nubile, arrêté, et celui du prince des Asturies conclu avec Mlle de Chartres.

Si ma joie fut grande, mon étonnement la surpassa. M. le duc d’Orléans m’embrassa, et après les premières réflexions des avantages personnels pour lui d’une si grande affaire, et sur l’extrême convenance du mariage du roi, je lui demandai comment il avoit pu faire pour la faire réussir, surtout le mariage de sa fille. Il me dit que tout cela s’étoit fait en un tournemain, que l’abbé Dubois avoit le diable au corps pour les choses qu’il vouloit absolument ; que le roi d’Espagne avoit été transporté que le roi son neveu demandât l’infante ; et que le mariage du prince des Asturies avoit été la condition sine qua non du mariage de l’infante qui avoit fait sauter le bâton au roi d’Espagne. Après nous être bien étendus et bien éjouis [6] là-dessus, je lui dis qu’il falloit que le secret du mariage de sa fille fût entièrement gardé jusqu’au moment de son départ, et celui du mariage du roi jusqu’au moment où les années permettroient son exécution, pour empêcher la jalousie de toute l’Europe de cette réunion si grande et si étroite des deux branches de la maison royale, dont l’union avoit toujours été [sa] terreur, et la désunion l’objet de toute [sa] politique, à laquelle les souverains n’étoffent que trop et trop longtemps parvenus, et dans la confiance de laquelle il les falloit laisser aussi longtemps qu’il seroit possible, l’infante surtout n’ayant que trois ans, car elle est née à Madrid le 30 mars 1718 au matin, ce qui donnoit des années devant soi à laisser calmer les inquiétudes de l’Europe sur le mariage de sa fille avec le prince des Asturies, qui même par rapport à l’âge, se pouvoit un peu différer, le prince étant de 1707 en août, ce qui ne faisoit que quatorze ans, et Mlle de Chartres, car elle avoit pris ce nom depuis la profession de Mme de Chelles, n’en ayant pas douze, étant de décembre 1709. « Vous avez bien raison, me répondit M. le duc d’Orléans, mais il n’y a pas moyen, parce qu’ils veulent en Espagne la déclaration tout à l’heure, et envoyer ici l’infante, dès que la demande sera faite et le contrat de mariage signé. — Quelle folie m’écriai-je, et à quoi ce tocsin peut-il être bon qu’à mettre toute l’Europe en cervelle et en mouvement ? Il leur faut faire entendre cela, et y tenir ferme, rien n’est si important. — Tout cela est vrai, répliqua M. le duc d’Orléans ; je le pense tout comme vous, mais ils sont têtus en Espagne, ils l’ont voulu de la sorte, on l’a accordé. C’est une chose faite, convenue et arrêtée ; l’affaire est si grande pour moi à tous égards que vous ne m’auriez pas conseillé de rompre sur cette fantaisie. » J’en convins en haussant les épaules sur une impatience si à contre-temps.

Après quelques raisonnements là-dessus, je lui demandai ce qu’il prétendoit faire de cette enfant, quand elle seroit ici. Il me dit qu’il la mettroit au Louvre. Je lui répondis qu’à mon sens il falloit en faire toute autre chose ; qu’au Louvre, table, suite, etc., seroient d’une grande dépense, et très inutile ; qu’en croissant la dépense croîtroit, et qu’elle verroit nécessairement des compagnies à éviter le plus longtemps qu’il seroit possible. Pis que tout cela, il faudroit que le roi lui rendit des soins ; qu’il en verroit des enfances ; elle, en croissant, en remarqueroit de lui ; qu’il y auroit entre eux ou trop de familiarité, ou trop de contrainte, qu’ils se rebuteroient l’un de l’autre, s’ennuyeroient, se dégoûteroient, le roi surtout, [ce] qui seroit le souverain malheur ; qu’il seroit de plus impossible que la petite princesse, croissant au milieu du monde et de la cour, ne fût gâtée ; qu’il étoit bien difficile que tout cela ne causât de grands maux ; que pour moi, mon avis seroit, puisque le sort en étoit jeté, et qu’il falloit qu’elle arrivât bientôt, qu’on la mit au Val-de-Grâce, dans le bel appartement de la reine mère qu’il connoissoit et moi aussi, pour y être entré allant y voir Mme de Chelles ; que le dedans et le dehors de ce monastère étoient magnifiques, le monastère royal, fondé par la reine mère, et bâti par elle à plaisir ; que le jardin étoit beau, très grand, en très bon air ; qu’il falloit mettre auprès d’elle la duchesse de Beauvilliers, veuve et sans famille, dont le mari avoit été gouverneur du roi d’Espagne ; que sa vertu, sa piété, son esprit, sa connoissance ; de la cour et du monde, où elle avoit passé sa vie, dans la plus haute considération et réputation, la rendoient l’unique personne à choisir ; que je croyois bien qu’elle s’en défendroit tant qu’elle pourroit, mais qu’elle ne résisteroit pas aux instances du roi d’Espagne, à qui il falloit représenter toutes ces choses, ne mettre personne en dames ni en officiers principaux, et laisser la duchesse de Beauvilliers mettre et ôter les femmes de chambre et celles-ci en petit nombre, être seule maîtresse de l’éducation en tout genre, même de là cuisine. Ni chevaux, ni carrosses, ni gardes, ni quoi que ce soit ; une ou deux fois l’année une visite du roi d’un quart d’heure, autant d’elle au roi, et alors lui envoyer des carrosses et des gardes du roi, et lui faire faire quelques tours dans Paris, ou au Cours, en allant ou revenant, et lorsque peu à peu elle sera en âge de commencer à voir quelques dames, quelles soient du choix de la duchesse de Beauvilliers, ainsi que pour le nombre et le temps ; que de cette manière elle recevra une éducation à souhait, en lieu digne et décent, à couvert des mauvaises compagnies, sans dépense, en un lieu de s’amuser, se promener, et faire des enfances qui ne porteront aucun coup, et le roi et elle hors de portée de se familiariser ou de s’ennuyer l’un de l’autre, de se mépriser par leurs enfances, de se dégoûter ; et ne la sortir du Val-de-Grâce que la veille de la célébration de son mariage, où elle trouveroit toute sa maison faite, et toute, quant aux dames et aux femmes, de l’avis de la duchesse de Beauvilliers.

M. le duc d’Orléans écouta tout fort tranquillement, me dit que j’avois raison, que ce seroit bien le mieux, mais que cette place ne se pouvoit ôter à la duchesse de Ventadour, gouvernante des enfants de France. « Mais elle ne l’est pas des enfants d’Espagne, repris-je vivement. — Non, me dit-il, mais elle l’a été du roi, et l’infante élevée ici pour l’épouser ne sauroit être mise en d’autres mains, et Mme de Ventadour n’est pas femme à s’enfermer au Val-de-Grâce. — C’est donc à dire, répliquai-je, qu’il faut sacrifier l’infante, et tout ce qui en peut arriver, que je vous viens de représenter, avec toute la dépense, à Mme de Ventadour, à sa charge, à ses complexions, qui la gâtera et en fera tout ce que l’enfant et les femmes qui l’obséderont en voudront être ; Mme de Ventadour votre ennemie, elle et tous ses entours et son maréchal de Villeroy qui, de votre aveu à moi et du su de chacun, vous ont fait et vous font encore tout du pis qu’ils ont pu et qu’ils peuvent et sûrement qu’ils pourront. Je contestai encore un peu et fort inutilement, puis je me tus, sentant bien que ce choix venoit de l’abbé Dubois, par rapport aux Rohan et à ce qu’il espéroit du cardinal de Rohan pour accélérer son chapeau, et qui lors étoit tout porté à Rome.

Pendant tous ces raisonnements divers, je ne laissois pas de penser à moi, et à l’occasion si naturelle de faire la fortune de mon second fils. Je lui dis donc que, puisque les choses en étoient nécessairement au point qu’il me les apprenoit, il devenoit donc instant d’envoyer faire la demande solennelle de l’infante, et en signer le contrat de mariage, qu’il y falloit un seigneur de marque et titré, et que je le suppliois de me donner cette ambassade avec sa protection et sa recommandation auprès du roi d’Espagne pour faire grand d’Espagne le marquis de Ruffec ; qu’il avoit fait pair La Feuillade, son plus grand et son plus insolent ennemi, parce qu’il l’avoit plu ainsi à son ami Canillac, au grand scandale de tout le monde, le seul homme contre qui je l’avois jamais vu outré jusqu’à lui vouloir faire donner des coups de bâton, dont il pouvoit se souvenir que je l’avois empêché avec peine, et de plus lui avoit donné beaucoup d’argent sous le frivole prétexte de l’ambassade de Rome où il ne fut jamais question de l’envoyer ; qu’en même temps il avoit aussi fait pair le duc de Brancas ; que je lui avouois que ni du côté du monde ni par rapport à lui je n’avois pas l’humilité de m’estimer de niveau ni du père ni du fils ; que tout à l’heure il venoit de faire duc et pair M. de Nevers, à côté duquel je ne croyois pas être ; que j’omettois les grâces sans nombre qu’il avoit répandues à pleines mains, en particulier la capitainerie de Saint-Germain et de Versailles, qu’avoit eue mon père, au duc de Noailles et à ses enfants ; que revêtu de rien que de petits gouvernements dont j’avois eu la survivance comme tout l’univers en avoit obtenues, je ne voyois pas ce qu’il me pourroit donner ; que je ne lui avois pas demandé de faire mon second fils duc, quoiqu’il ne l’eût pas offensé en cent façons éclatantes comme La Feuillade, quoique MM. de Brancas et de Nevers n’eussent que point ou peu, et comment, servi ; ce qui ne se pouvoit reprocher à l’âge de mon fils : « Mais je vous demande pour lui une chose sans conséquence pour qui que ce soit, qui lui donne le rang et les honneurs de duc, qui est une suite naturelle d’une ambassade pour faire le mariage du roi, et que personne ne peut qu’approuver que vous me la donniez et en vue de cette grandesse. » M. le duc d’Orléans eut peine à me laisser achever, me l’accorda tout de suite et tout ce qu’il falloit de sa part pour obtenir la grandesse pour le marquis de Ruffec, l’assaisonna de beaucoup d’amitié, et m’en demanda un secret sans réserve et de ne rien montrer par aucun préparatif qu’il ne m’avertit d’en faire.

J’entendis bien qu’outre le secret de l’affaire même il vouloit avoir le temps de tourner son Dubois et de lui en faire avaler la pilule. Mes remerciements faits, je lui demandai deux grâces, l’une de ne me point donner d’appointements d’ambassadeur, mais de quoi en gros en faire la dépense sans m’y ruiner, l’autre de ne me charger d’aucune affaire, ne voulant pas le quitter, et d’une affaire à l’autre prendre racine en Espagne, d’autant que je n’y voulois aller que pour avoir la grandesse pour mon second fils et revenir tout court après. C’est que je craignis que Dubois, ne pouvant empêcher l’ambassade, m’y retînt en exil pour se défaire de moi ici, sous prétexte d’affaires en Espagne, et je vis bien par l’événement, que la précaution n’avoit pas été inutile. M. le duc d’Orléans m’accorda l’un et l’autre avec force propos obligeants sur ce qu’il ne désiroit pas que mon absence fût longue. Je crus ainsi avoir fait une grande affaire pour ma maison et me retirai chez moi fort content. Mais, mon Dieu, qu’est-ce des projets et des succès des hommes !

Peu de jours après il m’accorda l’abbaye de Saint-Amand dans Rouen pour la dernière sœur de Mme de Saint-Simon, religieuse du même ordre à Conflans, très bonne religieuse, qui eut bien de la peine à se résoudre à l’accepter, et qui tant qu’elle a eu quelque santé a été une excellente abbesse, fille d’esprit et de sens, parfaitement bien faite et d’un visage fort agréable.

Le 12 juillet l’ambassadeur turc eut son audience de congé. L’après-dînée le prince de Lambesc et le chevalier Sainctot, introducteur des ambassadeurs, l’allèrent prendre chez lui, dans le carrosse du roi, dans lequel il monta, ayant le prince de Lambesc à sa gauche, l’introducteur vis-à-vis de lui, le fils de l’ambassadeur vis-à-vis du prince de Lambesc, et l’interprète à la portière, du côté de l’ambassadeur. L’accompagnement fut comme à la première audience, mais sans troupes qu’un détachement des dragons d’Orléans devant et derrière le carrosse du roi entouré de la livrée de l’introducteur à droite, et de celle du prince de Lambesc à gauche. Le carrosse de l’ambassadeur suivoit, puis la connétablie. La marche gagna le quai de Conti jusqu’au pont Royal, puis le long des galeries du Louvre, passa par le premier guichet et par la rue Saint-Nicaise aux Tuileries. Les mêmes pelotons qui avoient garni les rues de son passage pour sa première audience les garnirent de même pour celle-ci, les régiments des gardes françaises et suisses tenoient le pont Royal, le quai des galeries du Louvre, la rue Saint-Nicaise ; la garde du roi à l’ordinaire sous les armes, les tambours rappelant, les deux compagnies des mousquetaires en bataille dans la place du Carrousel.

L’ambassadeur se reposa dans un appartement bas qu’on lui avoit préparé jusqu’à quatre heures et demie qu’il fut conduit à l’audience comme la première fois. Il y fut reçu de même partout, et la galerie et le trône du roi disposés comme ils l’avoient été et environnés de même des princes du sang, etc. ; et comme la première fois, le roi se leva sans se découvrir et personne ne se couvrit. L’ambassadeur marcha, salua, se plaça comme à sa première audience, fit son compliment, le maréchal de Villeroy la réponse, le roi mot ; après quoi le maréchal de Villeroy prit, sur une table couverte de brocart d’or, la lettre du roi au Grand Seigneur, enveloppée dans une étoffe d’or, et la présenta au roi, qui la donna à l’archevêque de Cambrai, et celui-ci à l’ambassadeur, qui la porta sur sa tête, la baisa et la donna à son fils à porter qui étoit derrière lui, puis l’ambassadeur se retira à reculons, comme la première fois, et retourna dans l’appartement où il étoit descendu, où le prince de Lambesc prit congé de lui ; un peu après l’ambassadeur monta dans le carrosse du roi, l’introducteur à sa gauche, le fils de l’ambassadeur et l’interprète sur le devant ; il retourna chez lui par le même chemin qu’il étoit venu, avec le même cortège, et trouva dans tous les lieux de son passage les mêmes troupes et les mêmes pelotons qu’il y avoit trouvés en venant. Il fut encore un mois à Paris.

Pendant ces quatre mois de séjour il vit avec goût et discernement tout ce que Paris lui put offrir de curieux et les maisons royales d’alentour, où il fut magnifiquement traité et reçu. Il parut entendre les machines, les manufactures, surtout les médailles et l’imprimerie ; il vit aussi avec grand plaisir les plans en relief des places du roi et sa bibliothèque, où il parut savoir et avoir beaucoup de connoissance de l’histoire et des bons livres. Il étoit ami particulier du grand vizir, et se proposoit à son retour d’établir à Constantinople une imprimerie et une bibliothèque, malgré l’aversion des Turcs, et il y réussit. Les dames de la cour et de la ville se familiarisèrent à l’aller voir ; il les régala souvent de café et de confitures, et, moyennant l’interprète, il fournissoit très galamment à la conversation. Il en visita aussi quelques-unes. M. de Lauzun, qui aimoit les choses singulières et tous les étrangers, lui donna chez lui, à Paris, une grande collation avec un biribi [7]. Ce fut là où je le vis à mon aise. Il me parut au plus de moyenne taille, gros et d’environ soixante ans, un beau visage et majestueux, la démarche fière, le regard haut et perçant. Il entra où étoit la compagnie comme le maître du monde ; de la politesse, mais plus encore de grandeur ; il se mit sans façon à la première place, au milieu des dames, qu’il sut fort bien entretenir, sans le moindre embarras et l’air fort à son aise. Il ne savoit ce que c’étoit que le biribi et n’en avoit jamais vu. Ces tableaux l’amusèrent fort ; il se divertit à voir jouer ; on lui fit entendre ce jeu comme on put ; il voulut jouer après, il gagna deux ou trois pleins et en parut ravi. On lui avoit préparé un cabinet avec un tapis pour l’heure de sa prière. Nous la lui vîmes faire très dévotement avec leurs prostrations et toutes leurs façons. Elle fut courte ; il but et mangea très bien, et toute sa suite fut magnifiquement régalée. Tout cela dura bien deux heures. Il s’en alla fort content de la réception et de la compagnie, et la laissa très satisfaite de lui.

Il fut très exact à ne boire ni vin, ni liqueur ; mais retiré dans sa chambre, on dit qu’il ne se faisoit faute de bien avaler du vin en secret ; son fils et sa suite en usaient avec moins de réserve. Sa suite ne commit pas le plus léger désordre, et il se comporta en tout très décemment et en homme d’esprit ; quelques ministres le régalèrent. La procession de la petite Fête-Dieu de Saint-Sulpice passa devant sa porte. Il ne fit aucune difficulté de tendre tout le devant de sa maison, et d’orner ses fenêtres de tapis d’où il vit passer la procession. Pendant toute cette matinée, il tint tout son monde enfermé chez lui et sa grande porte à la clef. Il eut, peu de jours après son audience de congé du roi, celle de M. le duc d’Orléans, qui se passa comme la première. Il ne vit point Madame, ni Mme la duchesse d’Orléans, ni pas un prince ni princesse du sang. Comme il n’avoit vu le roi qu’à ses audiences, il eut grande envie de le voir plus à son plaisir. On lui proposa d’aller voir les pierreries de la couronne chez le maréchal de Villeroy. Il y alla, et sur la fin le roi y vint et y demeura quelque temps, dont l’ambassadeur fut charmé. Il fut reconduit à son embarquement, comme il en avoit été amené. On lui donna des fêtes dans les villes les plus considérables. Lyon s’y surpassa, où il alla droit de Paris. Des vaisseaux du roi le portèrent avec sa suite à Constantinople où il ne sut quelle chère faire et procurer à tous les officiers de son passage et à tous les autres François. La fortune lui rit tant que son ami demeura grand vizir ; il eut part à sa disgrâce ; mais il se raccrocha, et a vécu plusieurs années depuis en place et en considération, toujours ami des François.

Le chevalier de Lorraine, frère du prince de Pons, quitta la croix de Malte, pour épouser Mlle de Beauvau, fille de M. et de Mme de Craon, qui pouvoient tout en Lorraine, moyennant quoi M. de Lorraine le fit grand maître de sa maison, comme l’avoit été le feu prince Camille, son cousin germain, fils de M. le Grand. Il prit le nom de prince de Lixin, et continua de servir en France. C’étoit un homme très poli et fort brave, mais haut et pointilleux à l’excès. Sur une dispute d’un point d’histoire fort indifférent qu’il eut avec M. de Ligneville, frère de Mme de Craon, sa belle-mère, aussi peu endurant que lui, ils se battirent, et le prince de Lixin le tua. Il fut payé en même monnaie pour s’être avisé seul, et dernier cadet de sa maison, de trouver mauvais que le duc de Richelieu sur la naissance duquel il s’espaça, eût épousé une fille de M. de Guise, sœur de la duchesse de Bouillon. M. de Richelieu, après avoir fait tout ce qu’il avoit pu pour le ramener, se lassa enfin de ces procédés, se battit avec lui, et le tua tout au commencement du siège de Philipsbourg par le maréchal de Berwick, qui y fut tué lui-même.

Le maréchal de Villars maria son fils unique à une fille du duc de Noailles, extrêmement jolie, et depuis dame du palais, et après dame d’atours de la reine, femme de beaucoup d’esprit et d’agrément, devenue dévote à ravir, et dans tous les temps intrigante et cheminant à merveille.

Le duc de Boufflers épousa en même temps une fille du duc de Villeroy, dont le maréchal de Villeroy fit magnifiquement la noce.




  1. A son avantage.
  2. Jean-Baptiste-François Desmarets, marquis de Maillebois, né en 1682, lieutenant général en 1731, maréchal de France en 1741, gouverneur d’Alsace en 1748, mort en 1762. Le marquis de Pezay a publié l’Histoire des campagnes du maréchal de Maillebois en Italie, pendant les années 1745-46 (Paris, 1775, 3 vol.)
  3. Fontenelle a retracé avec l’ingénieuse et élégante précision de son style les services que rendit d’Argenson dans la charge de lieutenant de police : « Les citoyens d’une ville bien policée jouissent de l’ordre qui y est établi, sans songer combien il en coûte de peine à ceux qui l’établissent ou le conservent, à peu près comme tous les hommes jouissent de la régularité des mouvements célestes, sans en avoir aucune connaissance ; et même plus l’ordre d’une police ressemble par son uniformité à celui des corps célestes, plus il est insensible ; et par conséquent il est toujours d’autant plus ignoré qu’il est plus parfait. Mais qui voudrait le connaître, l’approfondir, en serait effrayé : entretenir perpétuellement dans une ville telle que Paris une consommation immense, dont une infinité d’accidents peuvent toujours tarir quelques sources ; réprimer la tyrannie des marchands à l’égard du public, et en même temps animer leur commerce ; empêcher les usurpations naturelles des uns sur les autres, souvent difficiles à démêler ; reconnaître dans une foule infinie ceux qui peuvent aisément y cacher une industrie pernicieuse ; en purger la société, ou ne les tolérer qu’autant qu’ils peuvent être utiles par des emplois dont d’autres qu’eux ne se chargeraient pas ou ne s’acquitteraient pas si bien ; tenir les abus nécessaires dans les bornes précises de la nécessité, qu’ils sont toujours prêts à franchir ; les renfermer dans l’obscurité à laquelle ils doivent être condamnés, et ne les en tirer pas même par des châtiments trop éclatants ; ignorer ce qu’il vaut mieux ignorer que punir, et ne punir que rarement et utilement ; pénétrer par des souterrains dans l’intérieur des familles et leur garder les secrets qu’elles n’ont pas confiés, tant qu’il n’est pas nécessaire d’en faire usage ; être présent partout sans être vu ; enfin mouvoir ou arrêter à son gré une multitude immense et tumultueuse, et être l’âme toujours agissante et presque inconnue de ce grand corps ; voilà quelles sont en général les fonctions du magistrat de police. Il ne semble pas qu’un homme seul y puisse suffire ni par la quantité des choses dont il faut être instruit, ni par celle des vues qu’il faut suivre, ni par l’application qu’il faut apporter, ni par la variété des conduites qu’il faut tenir et des caractères qu’il faut prendre. »
  4. Droit de conférer un bénéfice.
  5. Il a déjà été question de ce traité.
  6. Il y a dans le manuscrit éjouis et non réjouis.
  7. Jeu de hasard où l’avantage du banquier est de six sur soixante-dix.