Mémoires (Saint-Simon)/Tome 6/Notes/4

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III. extrait des papiers du duc de noailles.[1]


Pages 302 et suiv.


J’ai déjà fait remarquer[2] que les papiers du duc de Noailles conservés à la bibliothèque impériale du Louvre fournissent de curieux renseignements pour contrôler les Mémoires de Saint-- Simon. J’ajouterai ici quelques extraits relatifs aux affaires d’Espagne, dont parle Saint-Simon.


§ I. EXTRAIT D’UNE LETTRE DE LA PRINCESSE DES URSINS À TORCY.[3]


(4 mars 1708)

Sans contester l’anecdote racontée par Saint-Simon (p. 301, 302 de ce volume) et par laquelle il explique les dispositions peu favorables de la princesse des Ursins pour le duc d’Orléans, on peut remarquer qu’avant l’arrivée de ce prince en Espagne, Mme des Ursins se plaignoit au ministre françois du rappel de Berwick et lui exprimoit ses inquiétudes. Elle lui écrivoit dès le 4 mars 1708 :

« Nous sommes ici dans l’espérance d’y voir bientôt arriver M. le duc d’Orléans. Si on veut en croire le public, nous perdons M. le maréchal de Berwick, puisqu’on prétend qu’il retourne en France et même qu’il ira commander en Dauphiné. Le roi et la reine ne sauroient s’imaginer, monsieur, qu’on leur ôte un général qu’ils avoient demandé, qui leur est très nécessaire, que les Espagnols aiment et qui a pris une parfaite connoissance de tout ce qui regarde la guerre de ce pays-ci, sans que le roi veuille bien les instruire du motif qui l’oblige à faire un pareil changement, se fiant à la bonté du roi leur grand-père, qui ne voudroit pas sans doute que les sujets du roi son petit-fils crussent qu’il en fait peu de cas.

« On n’ajoutera donc pas de foi, monsieur, à une pareille nouvelle ; mais si, par malheur, elle se trouvoit vraie, cela produiroit certainement un très mauvais effet. C’est vous dire mes sentiments bien naïvement ; mais je suis persuadée que je me fie à un ami qui n’en fera pas moins bon usage, et qui connoît que ce n’est que mon zèle pour les deux rois qui me fait sentir tout ce que je crains qui pourroit les rendre moins contents l’un de l’autre qu’ils ne doivent l’être. »

§ II. ARRIVÉE DES GALONS EN ESPAGNE.

Saint-Simon parle (p. 408 de ce volume) de l’arrivée des galions sous la conduite de Ducasse. On voit par les lettres d’Amelot, ambassadeur de France en Espagne, combien on y étoit préoccupé du sort des galions et de la nouvelle répandue que les Anglois s’en étoient emparés. L’ambassadeur écrivoit à Louis XIV le 10 septembre 1708 [4] : « Les avis du malheur qu’on prétend qui est arrivé aux galions donnent ici beaucoup d’inquiétude. La juste crainte qu’on a eue que ces avis ne se vérifient est fortifiée par tout ce qu’écrit M. Ducasse du mauvais état des galions. Ce qui rassure un peu est ce que dit le chevalier de Layet, qui a été envoyé ici par M. Ducasse, en arrivant au Port-du-Passage. Il prétend qu’avant de partir de la Havane, on a eu des lettres du général des galions du 15 et du 20 juin, et que, suivant les nouvelles de Londres et de Hollande, l’affaire doit s’être passée le 9 du même mois (nouv. st.) ; ce qui détruiroit absolument la possibilité de cet événement par les dates. La perte des galions dans les conjonctures présentes seroit une chose si terrible qu’on retardera tant qu’on pourra d’y ajouter foi sans une pleine confirmation. »

Le 17 septembre, le même ambassadeur paraissoit plus rassuré dans la lettre qu’il adressoit à Louis XIV [5] : « L’inquiétude, Sire, qu’on avoit, il y a huit jours, pour les galions, a été diminuée par des avis de Carthagène des Indes [6], du 28 juin, qui marquent qu’on y attend les galions, sans parler de combat ni de rien d’approchant. Il est venu aussi des lettres écrites de la rade de Saint-Domingue, du 7 et du 8 juillet, par des officiers embarqués sur la flottille qui s’étoit arrêtée en cet endroit. Ces lettres disent qu’il n’y avoit aucune nouveauté en ces mers-là, et que jusqu’alors le voyage de la flottille avoit été très heureux. J’ai deux lettres de ces deux dates, et dans ce sens, l’une d’un Espagnol et l’autre d’un François. Cela donne lieu de croire que, si l’aventure des galions étoit arrivée le 9 juin, comme les nouvelles de Hollande et d’Angleterre le publient, on en auroit su quelque chose un mois après à Saint-Domingue et à Puerto Rico, où la flottille avoit mouillé dans les premiers jours de juillet pour faire de l’eau. »

Enfin le roi d’Espagne, Philippe V, écrivit une lettre autographe au duc d’Orléans qui l’avoit félicité de l’arrivée des galions [7] : « Je vous remercie du compliment que vous me faites sur l’arrivée de la flotte de la Nouvelle-Espagne ; c’est un secours qui nous est venu fort à propos, et dont vous connoîtrez toute l’importance. J’ai écrit au roi mon grand-père pour savoir son sentiment sur les projets que vous m’avez communiqués pour la campagne prochaine, et je lui ai mandé que, s’il y avoit quelque apparence à pouvoir chasser entièrement l’archiduc de la Catalogne, je ne balancerois pas à croire qu’il faudroit faire tous nos efforts pour cela et laisser nos plus grandes forces de ce côté-là ; mais que, cela étant comme impossible par toutes les difficultés qui s’y rencontrent, il me paraissoit que le meilleur parti qu’on pourroit prendre, étoit d’y laisser un nombre de troupes suffisant pour empêcher les ennemis d’y pouvoir rien entreprendre, et d’agir vigoureusement contre le Portugal avec le reste de nos forces. Vous savez que le projet que vous avez formé pour ce côté-là a toujours été fort de mon goût, et je vous assure qu’il me tient encore fort à cœur. Je suis fort inquiet sur les affaires de Flandre, dont je ne sais point encore le dénouement. Dieu veuille qu’il soit bon pour nous, car il est d’une grande conséquence. »

Quant aux richesses rapportées par les galions et que Saint-Simon évalue à soixante millions (argent et denrées), d’après les bruits répandus, elles furent loin d’être aussi considérables. Amelot écrivoit à Louis XIV le 24 septembre 1708 [8] : « On continue, au Port-du-Passage, à décharger les effets de la flotte et à régler toutes les affaires qui en dépendent par les soins et sous la direction de don Pedro Navarette. On a voulu dire que cette flotte étoit riche de dix-sept, de vingt et jusqu’à trente millions d’écus ; niais ce sont des exagérations qu’on fait toujours à l’arrivée des flottes et des galions, et les gens instruits de l’état du commerce de la Nouvelle-Espagne savent bien que cela n’est pas possible. Il est certain, Sire, que cela ne passe pas dix à onze millions d’écus, y compris ce qui est venu pour le compte du roi d’Espagne ou pour le commerce des Indes et les tribunaux qui en dépendent. »


FIN DES NOTES DU SIXIÈME VOLUME
  1. Voyez les articles de M. Cousin dans le Journal des Savants (1854, 1855 et 186)
  2. Bibl. impér. du Louvre, ms., F. 325.
  3. Bibl. impér. du Loure, ms. F. 325, t. XXV, p. 18 et suiv. ; copie du temps
  4. Ibid., fol. 136 et suiv. ; copie du temps.
  5. Bibl. imp. du Louvre, ibid., fol. 141 et suiv.
  6. Indes occidentales ou Amérique.
  7. Lettre du 19 septembre 1708, papiers du duc de Noailles, ibid., fol. 142 ; copie du temps.
  8. Bibliothèque impér. du Louvre, ibid., fol. 145.