Mémoires autographes de l’empereur Djihan-Guir/02

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ANCIEN EMPIRE MOGOL.




MÉMOIRES AUTOGRAPHES


DE


L’EMPEREUR DJIHÂN-GUIR.


(Suite et fin[1].)


En septembre 1610, Djihân-Guir maria la fille de Mirza-Roustèm, qui avait 90,000 l. st. de dot (2,200,000 fr.), à son fils favori Pèrviz, et quand la jeune épouse fut amenée au palais, il lui fit présent d’un collier de soixante perles qui coûtaient chacune 1000 l. st. (27,000 fr.), d’un rubis estimé 25,000 liv. st. (500,000 fr.) ; il lui assigna 30,000 l. st. (600,000 fr.) par an pour ses dépenses, et lui donna cent vierges de Surate pour son service personnel.

Les principes de Djihân-Guir, sur le choix de ses ministres, démontrent assez bien l’attention qu’il donnait aux affaires de son empire ; nous citerons en entier le passage qui s’y rapporte.

« Sur un avis que me donna un jour l’Émir-Ul-Oumèra, qui s’accordait parfaitement avec mes pensées, j’établis pour règle que personne ne serait appelé au maniement des affaires de mon gouvernement, si ses qualités n’avaient été éprouvées par la pierre de touche de l’expérience. Un sot ne mène jamais à bien une affaire importante, et l’engager dans une transaction vétilleuse, c’est lâcher un faucon contre une mouche. La prospérité et la régularité d’un gouvernement dépendent toujours du caractère des ministres qui entourent le souverain. »

L’amour du roi pour la justice l’emportait sur les sentimens les plus vifs de l’amitié et sur toute autre considération.

« Je vais maintenant rapporter un trait qui me causa une vive douleur par le combat qui s’engagea dans mon cœur entre l’amitié et le sentiment de mes devoirs publics. Mirza-Nour, fils de Khan-Azèm, me fut amené sous la prévention d’homicide. Ce jeune homme avait été tendrement chéri de mon père, qui le regardait comme un fils, et le comblait sans cesse de bienfaits. Je le fis sur-le-champ conduire avec ses accusateurs devant le Kadi et le Miri-Adl (ministre de la justice), à qui j’enjoignis de faire exécuter la loi, selon ce qui serait prouvé. Après les formes voulues, on m’apporta, de la part de ces officiers de justice, un rapport déclarant que Mirza-Nour avait été trouvé coupable de meurtre prémédité, et que, selon la loi de Mahomet, le sang se punissait par le sang. Malgré ma tendre affection pour le fils et mon profond respect pour le père, je trouvai qu’il était impossible de contrevenir aux lois de Dieu, et je le remis à regret entre les mains du bourreau.

« Je pleurai sa mort pendant plus d’un mois, je regrettais sa tendre jeunesse, et tant de brillantes qualités ; mais quelque pénible que soit cet effort, il n’y a pas en pareil cas deux partis à prendre. Si le monarque transigeait avec son devoir, toute personne offensée saisirait la première occasion de se venger dans le sang de son adversaire. Punir sur-le-champ l’homme qui viole les lois de son pays, c’est une tâche dont ne doivent jamais se dispenser ceux qui tiennent en main les rênes du pouvoir. »

Malgré tant de sagesse et de raison, Djihân-Guir n’était pas tout-à-fait exempt de superstition. Passionné pour la chasse, armé du fusil de son père, le fameux Durust-Endàz (lançant juste), il tuait souvent jusqu’à vingt gazelles par jour ; une circonstance extraordinaire le porta à faire vœu de renoncer à cet exercice. « Un jour que j’étais engagé dans une partie de chasse au milieu d’un troupeau de gazelles, j’en vis une qui était marquée de si jolies couleurs, que je m’attachai de préférence à la poursuivre. Je fis défense expresse à ma suite de m’accompagner, dans la crainte d’effaroucher l’animal. Je déchargeai mon Durust-Endàz à plusieurs reprises, mais sans succès. Toutes les fois que j’approchais de cette jolie bête, elle bondissait comme pour se moquer de moi. Enfin, après un troisième coup, je m’en trouvais plus près encore, lorsqu’elle fit un saut et disparut. Je tombai en même temps à la renverse, sans que je puisse expliquer la cause de cette chute, et restai deux heures dans une insensibilité complète. Je ne recouvrai mes sens que lorsque mon fils Khosrew, s’étant mis à ma recherche, m’eût appliqué de l’eau de rose aux tempes ; mais j’éprouvai des faiblesses continuelles pendant près d’un mois. Je fis dès ce jour le vœu solennel de ne plus me servir de mon fusil à la chasse, aussitôt que j’aurais atteint l’âge de cinquante ans. »

Voici un autre exemple des craintes superstitieuses de Djihân-Guir. « Je montai, dit-il, à cheval en quittant le lieu où repose mon père, et n’eus pas fait quelques pas, que rencontrant un homme qui ne m’avait jamais vu, je lui demandai son nom. Il me répondit qu’il s’appelait Murad-Khodja (Désir satisfait). Dieu soit loué, m’écriai-je, mes désirs seront remplis ! Un peu plus avant, et non loin du tombeau de l’empereur Baber, nous rencontrâmes un autre homme conduisant devant lui un âne chargé de bois, et portant lui-même un fagot d’épines sur son dos. Je lui adressai la même question qu’au précédent. Mon nom, répliqua-t-il à ma grande satisfaction, est Dewlet-Khodja (la fortune). J’exprimai à mes compagnons de voyage le bonheur que j’éprouverais si le troisième qui s’offrirait à mes yeux se nommait Saadet (félicité). Quelle ne fut pas ma surprise quand, arrivé à droite sur le bord d’un ruisseau, un petit garçon qui faisait paître une vache, me répondit précisément : Saadet. Ma suite poussa un cri d’étonnement et de joie. Non moins reconnaissant que satisfait, j’arrêtai que, conformément à ces pronostics favorables, les affaires de mon gouvernement seraient dès ce jour classées sous trois titres appelés Imânussélazè (les trois signes.) »

Jusqu’ici Djihân-Guir peut se flatter, à cela près de la révolte de son fils, qui eut lieu vers la mort d’Akber, d’avoir enchaîné la fortune. Mais son cœur était condamné à l’atteinte la plus vive par la nouvelle révolte, en 1606, de cet ingrat Khosrew, dont il avait oublié la première faute, et qu’il avait espéré voir revenir à de meilleurs sentimens. Lorsque la fuite du rebelle fut connue de son malheureux père, l’Émir-Ul-Oumèra, envoyé à sa poursuite, demanda les ordres de l’empereur, dans le cas où ce jeune insensé en appellerait au sort des armes. L’empereur lui fit cette réponse mémorable : Dans ce qui est de la puissance souveraine, il n’y a ni enfant ni allié. Il est facile de concevoir combien dut lui coûter une semblable résolution.

Après une longue poursuite, un engagement eut lieu près de Lahour, entre les rebelles et les troupes impériales, qui furent victorieuses malgré la disproportion de leurs forces. Ici encore notre royal auteur prétend avoir eu la certitude de ses succès contre l’attente même de ses ministres. « Je prends Dieu à témoin, dit-il, qu’à Gondwaul, pendant cette crise périlleuse, j’avais les plus vifs pressentimens que Khosrew ne tarderait pas à paraître en ma présence. » Il fut effectivement amené prisonnier le soir même à son père. La vengeance du Grand Mogol fut terrible.

« Assis, dit-il, dans mon pavillon, je fis planter un grand nombre de pieux aigus dans le lit de la Bauvy, et j’ordonnai qu’on empalât vivans sept cents traîtres qui avaient conspiré avec Khoshrew contre mon autorité. Il n’y a pas de supplice plus cruel que celui-ci, puisque les malheureux languissent quelquefois long-temps exposés à l’agonie la plus affreuse avant que la mort vienne y mettre fin. Le spectacle de ces tortures doit détourner de leurs projets, s’il y a quelque chose qui en soit capable, ceux qui méditeraient de pareils actes de perfidie et de trahison envers leurs bienfaiteurs. » Khosrew fut jeté en prison.

À propos de l’habitude qu’il tenait de son père de décharger son fusil le premier de chaque mois, et de faire suivre son exemple à ses soldats, l’empereur loue l’invention merveilleuse de la batterie, et observe « qu’il avait dans son armée cinq cents mille hommes qui en faisaient usage, soit à pied, soit montés sur des chameaux, ce qui, dit-il, joint aux diverses garnisons que je tenais dans les nombreuses villes et forteresses de mon empire, ne me donnait pas moins de trois millions d’hommes de la même arme. »

Il y avait parmi les nobles qui l’entouraient, une foule d’hommes adroits et vigoureux dont il se plaît à relever les actions. Il cite, entre autres, un trait d’une adresse surprenante dans l’art de tirer de l’arc.

Un autre émir de ma cour, distingué par son adresse et son courage, était Bakir Noudjem-Sani, qui n’avait pas d’égal au monde dans l’art de tirer de l’arc. Il suffit, pour prouver jusqu’à quel point allait son adresse, de raconter qu’un soir en ma présence, on mit devant lui une bouteille de verre transparent, derrière laquelle on plaça un flambeau à une certaine distance. On fit une espèce de mouche en cire qu’on colla à la paroi de la bouteille qui était d’un verre très-léger, et l’on mit dessus un grain de riz et un de poivre. Il abattit du premier coup le grain de poivre, du second celui de riz, et du troisième, la petite figure en cire, sans endommager ni même toucher la bouteille qui était, comme je l’ai observé, de verre très-mince. C’est là un trait d’adresse dont il n’y a certainement jamais eu d’exemple nulle part. »

Sa Majesté passe aux jongleurs du Bengale, dont elle rapporte des tours presque incroyables. Le premier consiste à semer des grains d’arbres curieux qui acquièrent à l’instant deux ou trois pieds de haut, et produisent même du fruit[2].

Le neuvième tour consiste à découper un homme en pièces, en séparant la tête du tronc, et à le ressusciter plein de vie.

Le vingt-troisième tour n’est pas moins surprenant. « On tira, dit le roi, en ma présence, une chaîne de cinquante coudées de long, et on lança vers le ciel un des bouts, qui resta suspendu comme si quelque chose l’y accrochait. On fit venir un chien qu’on attacha à l’extrémité inférieure de la chaîne. L’animal enlevé eut à peine touché l’autre extrémité, qu’il disparut dans l’air. On enleva de même un cochon, une panthère, un lion et un tigre, qui disparurent également. Nous ne pûmes jamais découvrir la manière mystérieuse dont on avait fait disparaître dans l’air tous ces animaux, et je puis assurer que c’est une des choses les plus étranges et des plus amusantes qu’on puisse voir. »

C’est une coutume dans l’Inde que toute personne qui approche un roi ou un homme en dignité, dépose un présent à ses pieds. Ceci s’observe même entre le père et le fils. Lorsque Djihân-Guir, qui visitait assez régulièrement ses provinces, fut de retour de sa tournée dans celle de Guzerate, il manda en sa présence son fils chéri, le sultan Pèrviz. Celui-ci, qui était gouverneur de la vaste province d’Allahabad, se hâta de se rendre aux ordres de son père, et lui apporta un présent dont rien ne fera mieux apprécier la valeur que les paroles mêmes du roi. Remarquons seulement que cent laks de roupies équivalent à quatre millions de livres sterling (environ 100,000,000 fr.).

« Le jour suivant, Pèrviz vint me rendre en cérémonie ses hommages. Les détails dans lesquels je vais entrer donneront une idée des objets qui composaient son magnifique présent : quatre-vingts éléphans dressés, de la plus haute valeur ; deux cents chevaux des meilleures races d’Irak, caparaçonnés en or ; mille chameaux de l’espèce des dromadaires, renommés pour leur vitesse ; un grand nombre de bœufs blancs de Guzerate ; quatre cents caisses de brocarts d’or, de velours, de satin et autres étoffes rares ; douze boîtes de joyaux consistant en diamans, rubis, perles, turquoises ; le tout estimé à la somme incroyable de quatre cents laks de roupies (quatre cent millions). De mon côté, je lui passai autour du cou un collier de perles de la valeur de dix laks de roupies, et l’élevai du rang de dix mille chevaux à celui de trente mille. »

Nous ne pouvons résister au plaisir de citer un beau trait de générosité de la part de ce jeune prince.

« Environ un mois après son arrivée à Agra, je vis paraître un jour Pèrviz devant moi. Il se jeta à mes pieds avec toutes les marques d’une profonde douleur. Je lui demandai, avec la sollicitude d’un père, ce qu’il me voulait, quelle était la cause de son chagrin, s’il avait à se plaindre de quelque chose. Il me répliqua qu’il ne pouvait plus supporter la pensée que ses trois frères et lui passassent leur vie à chasser, à s’amuser, à se divertir et à goûter toutes les douceurs des richesses, quand leur aîné traînait depuis quinze ans sa triste existence dans la solitude d’une prison. Il ajouta qu’il était au dessus de l’homme d’être toujours exempt de reproches, mais qu’en toute circonstance la clémence était le plus bel attribut des rois, et il finit par me prier humblement d’accorder à son frère un entier pardon, de briser ses chaînes, et de lui rendre ma faveur royale. Touché de ses supplications, je lui demandai s’il était prêt à répondre de la conduite future du coupable, lui faisant entendre que, dans ce cas seulement, je pourrais lui accorder sa liberté. Pèrviz s’engagea à l’instant même par écrit, et je donnai mon consentement à la mise en liberté de Khosrew. »

La première entrevue du prince et de son père eut lieu publiquement.

Quand il parut à la salle d’audience, à quelques pas du trône, il fondit en larmes, et se prosterna plusieurs fois à terre. Arrivé près de moi, il se jeta à mes pieds, sans essayer de se relever pendant plus d’une heure, quoique je l’eusse invité à plusieurs reprises, à changer de posture. « Oserais-je, s’écriait-il, en sanglottant, lever les yeux sur le visage de mon père ? Comment puis-je demander l’oubli d’une offense semblable à celle dont je me suis rendu coupable ? » Cependant après avoir versé un torrent de larmes, il se leva enfin, et m’exprima en vers touchans sa profonde misère, implora ma clémence pour le passé, et mon indulgence pour l’avenir. Après ces témoignages de repentir, il s’inclina de nouveau, et se tenant les mains croisées sur sa poitrine, il me répéta qu’il ne pourrait jamais expier la honte de sa conduite, quoique nuit et jour, il ne cessât d’exhaler ses regrets. »

Une insurrection des Indous, qui éclata près de Keinoudj, obligea le roi à détacher Abdullah-Khan, avec une force imposante pour les réduire et punir leur désobéissance. Vingt mille rebelles restèrent sur le champ de bataille. Leur forteresse fut prise d’assaut ; plus de dix mille hommes qui s’y trouvaient furent égorgés, et leurs têtes envoyées au roi. Pour prévenir le retour de semblables révoltes, on suspendit aux arbres qui bordaient les grandes routes du voisinage dix mille corps avec la tête en bas, et Djihân-Guir observe que, malgré tant d’exécutions sanguinaires, le nombre des rebelles et des mécontens ne diminuait point. Il ajoute qu’il est à peine une province dans l’empire, où, soit par les ordres de son père, soit par les siens, les musulmans n’aient fait périr cinq ou six cent mille Indous, victimes de ce penchant funeste, qui les portait à la désobéissance et à la révolte.

L’empereur remonta ensuite la Djemna, dans une flottille de bateaux, pour se rendre à Cachemire. Son fils, le sultan Khourrèm, lui demanda la permission de visiter Lahour et vint au bout de dix jours rejoindre le camp de son père, à Hassan Abdul. Après une forte pluie, ils se mirent en marche pour Kalanour ; mais la rivière se trouva si gonflée, que le roi donna l’ordre d’attendre que les eaux fussent baissées. Une foule d’insensés ne tinrent aucun compte de cet ordre prudent, et se précipitèrent avec les éléphans et les chevaux dans le courant. Le jeune fils de Mirza Roustèm, favori du roi, se noya, et le lendemain on compta qu’il avait péri près de dix mille éléphans, chameaux ou chevaux, et cinquante mille hommes.

Après s’être livré pendant un mois au plaisir de la chasse dans les plaines de safran de Cachemire, Djihân-Guir reprit la route de Lahour. Il reçut avis, chemin faisant, que les naturels de Kaboul recommençaient à infester les routes, et commettaient toutes sortes de violences contre leurs voisins. Il donna à Méhâbèt l’ordre de se porter en force sur le théâtre de ces brigandages, et d’en punir les auteurs…

Ici se termine la relation de Djihân-Guir. Il est douteux que ce prince l’ait poussée plus loin. L’intérêt qu’elle présente nous fait vivement regretter qu’il ne l’ait pas continuée.

Djihân-Guir mourut en 1628, dans un nouveau voyage à Cachemire dont il aimait à habiter les fraîches vallées, pendant les mois brûlans de l’été. La discorde, après sa mort, éclata entre ses fils : le trône de Baber fut long-temps disputé, et la guerre civile qui embrasa l’Indoustan vint ajouter à tous les maux de la conquête.

B…

Il est difficile d’imaginer une condition plus misérable que celle des Indous, après la mort de Djihân-Guir. Ce prince, naturellement enclin à la générosité et à la tolérance, avait quelquefois allégé pour eux le joug de la victoire. Il n’en fut plus de même après sa mort ; il n’y eut plus de pitié pour les vaincus. (V. la Revue des Deux-Mondes, t. i, p. 319). Rien du reste ne fera mieux connaître cette époque si funeste pour l’Indoustan, que la requête suivante, adressée par un prince mahratte à l’un des petits-fils de Djihân-Guir, le fameux Aurengzeb. La lettre de cet homme énergique et courageux, qui se dévouait pour le salut d’un pauvre peuple, nous a paru l’un des plus précieux monumens historiques de l’Empire Mogol. Elle renferme d’admirables leçons de tolérance et d’humanité.


Lettre d’un prince mahrate à Alem-guir (Aurengzeb), empereur du Mogol.

« Je m’incline humblement devant le trône de votre majesté, dont la splendeur égale l’éclat du soleil.

» J’ai eu le malheur d’encourir votre royal courroux, et cependant je ne puis m’accuser d’aucun délai à remplir mes devoirs de fidèle vassal. Les sultans, les mirzas, les radjahs de l’Indoustan, les émirs de l’Iran (Perse), de Roum (empire Ottoman), de Cham (Syrie), peuvent dire si j’ai rendu d’utiles services. J’en appellerai même au témoignage des habitans des sept parties de l’Univers, aux enfans de la Terre et de l’Océan. Tous ont connu mes exploits, honorés aussi, j’ose le croire, de votre royale attention. Fort de mes services, des bontés de votre majesté, et poussé par un irrésistible sentiment de sympathie pour mes compagnons de souffrance, je soumets respectueusement quelques observations à votre gracieuse condescendance.

» Afin d’accomplir les desseins cruels que vous avez formés contre moi, des sommes énormes ont été dissipées, votre trésor s’est épuisé, et vous avez résolu, pour en combler le vide, d’imposer des taxes oppressives sur le pauvre et l’indigent qui vivent du travail de leurs mains.

» Votre illustre ancêtre, ce puissant dominateur de la terre, maintenant glorieux habitant du séjour de paix et de bonheur, l’empereur Mohammed Akber, qui a porté pendant la moitié d’un siècle, le sceptre du monde, avait compris dans sa haute sagesse, qu’il importait à la prospérité de son empire, non-seulement de tolérer, mais de réconcilier et de réunir les hommes des croyances les plus opposées. Les sectateurs de Jésus et de Moïse, de David et de Mahomet, le Faquir, l’adorateur de Bramma et de Chiva, vivaient tous en paix à l’ombre protectrice de son trône. Le succès marchait toujours devant lui dans toutes ses entreprises, et les peuples reconnaissans l’avaient nommé le Gardien du genre humain.

» L’empereur Muhammed Djihân-Guir, dont le séjour est maintenant dans le paradis, s’assit pendant vingt-deux ans sur le trône de gloire et de prospérité, dispensant le bonheur et la justice à ses paisibles sujets.

» Telle fut aussi la conduite de Chahiz-Djihân, toujours victorieux de ses ennemis. Après un règne de trente-deux ans, qui offre à l’histoire une ample moisson de glorieux événemens, il meurt, et son ame s’envole dans les régions de l’éternelle miséricorde, juste récompense d’une vie noblement employée et noblement finie.

» Voilà quelles furent les généreuses intentions de vos prédécesseurs ! Ce n’est pas sans un vif sentiment de douleur que nous voyons l’empereur Aurengzeb dédaigner les vertus de ses aïeux qui, au milieu des pompes du palais, s’occupaient du sort de la cabane et des besoins de leurs pauvres sujets, vertus que vos ancêtres se transmettaient jadis avec le sceptre, et que l’on cherche maintenant en vain dans leur héritier. Plus on avait espéré de les y trouver, plus leur absence est à déplorer. Vos illustres prédécesseurs possédaient, ainsi que vous, le pouvoir absolu d’imposer des taxes ; mais quand ils considéraient que le bras de la toute-puissance ne doit s’étendre que pour répandre des bienfaits dans le sein des pauvres, images de la divinité, ils accordaient merci à leurs sujets ; le peuple exempt d’impôts se livrait avec ardeur aux travaux de l’industrie, et la prospérité de l’état croissait avec celle des habitans. Quel triste contraste offre le règne de votre majesté ! Beaucoup de places fortes ont déjà été enlevées à votre domination, et celles qui vous restent ne sont pas loin de se rendre. Voilà les fruits de votre cupidité ! Voilà les conséquences de votre détestable administration. Vos sujets se débattent contre la misère ; vos revenus sont engagés d’avance. Là, où jadis on percevait mille roupies, maintenant on peut à peine en retirer cent. Hélas ! hélas ! que ce soit avarice ou folie, la pauvreté pénètre jusque dans le palais du prince, et alors plus de sciences ; plus de beaux-arts. Les cypaies, privés de leur solde, se mutinent et se révoltent ; les négocians, sans débouchés pour leurs marchandises, n’ont que la banqueroute en perspective, les imans sont vexés et réduits à la mendicité, les brahmines ruinés et bannis ; le laboureur, après les fatigues de la journée, ne sait comment se procurer le repos du soir. Oh malheureux peuple ! que ta situation est devenue déplorable !

» Quelle gloire, quel honneur pour l’illustre famille de Timour, quand les annales de l’Hindoustan annonceront que l’empereur Aurengzeb, avide des aumônes jetées dans la sébille du mendiant, a levé un tribut sur les Syniassies, les ' Byraggies[3], ces enfans de la misère, et que les faveurs impériales ne se répandent plus qu’aux dépens de la bourse du pauvre. L’anachorète lui-même voit troubler sa pieuse solitude, non pour implorer ses prières, mais pour lui arracher les dons qu’il a obtenus de la charité des fidèles.

» Que votre majesté me permette de lui demander si elle accorde quelque confiance aux préceptes du Livre divin. Ce volume sacré nous enseigne à considérer le Très-Haut comme le dieu de la nature et des enfans d’Adam, et non comme le dieu des seuls musulmans. Le païen et le mahométan sont égaux à ses yeux : les différences de race et de naissance s’effacent devant sa grandeur. Tous sont l’ouvrage de ses mains, et sur tous il répand les trésors de sa bonté paternelle, sur celui qui implore sa miséricorde en priant dans la mosquée, comme celui qui, dans la pagode, célèbre ses bienfaits au bruit des cloches et des instrumens. Il est indigne des traditions de nos livres saints de persécuter des dissidens sous le prétexte de les persuader, et c’est insulter à la sagesse du Créateur que de condamner les créatures.

» Jadis l’État était gouverné avec tant de prudence et de fermeté, que les femmes et les enfans, couverts même de leurs plus précieux bijoux, pouvaient voyager en sûreté sans que la main du brigand osât jamais menacer leur faiblesse. Quelle différence ! votre majesté elle-même a pillé toutes les villes et les a changées en déserts. Si c’est l’esprit de votre religion qui vous a dicté ces mesures, elles ont trouvé en vous un rigide exécuteur… Vous avez commencé par accabler d’impôts le Rana, prince des Hindous, et maintenant vous tombez sans pitié sur moi, aussi incapable de défense que la fourmi qu’un laboureur écrase en marchant. Honte à votre folie ! malédiction sur votre cupidité !


(Traduit par le colonel Tod, auteur des Annales et Antiquités du Radjestân.)
  1. Voyez tome ii, page 201
  2. Nous connaissons deux personnes recommandables et méritant toute confiance, qui ont vu exécuter un tour semblable à Madras, dans le parc en face de la maison du gouvernement. On planta un noyau de mango qui devint en peu de temps un arbre, et portait réellement un fruit. Ils voyaient fort bien que c’était un tour de passe-passe, mais ils ne purent jamais découvrir la manière ingénieuse dont on l’exécutait.
  3. Sectes religieuses qui font vœu de pauvreté.